Condillac: sa vie, sa philosophie, son influence
Un des ouvrages les plus originaux de Condillac, celui dans lequel il a résumé une fois de plus toute sa doctrine, est son Traité des animaux. Il le composa peu de temps après le Traité des sensations, et comme complément à ce livre. C'est une polémique dirigée contre Descartes et sa théorie du «méchanisme», qui réduit les bêtes au rôle de simples automates, et contre l'hypothèse assez analogue de Buffon, qui croit que les bêtes n'ont pas des sensations semblables aux nôtres, parce que, selon lui, «ce sont des êtres purement matériels». Ce dernier distingue entre les sensations corporelles et les sensations spirituelles, accordant les unes et les autres à l'homme, et bornant la bête aux premières. Condillac tient pour l'unité des sensations, et surtout il ne peut comprendre ce qu'on appelle des «sensations corporelles». Et, résumant le problème tel qu'il était posé de son temps, il écrit: «Il y a trois sentiments sur les bêtes. On croit communément qu'elles sentent et qu'elles pensent; les Scholastiques prétendent qu'elles sentent et qu'elles ne pensent pas; et les Cartésiens les prennent pour des automates insensibles. On dirait que M. de B., considérant qu'il ne pourrait se déclarer pour l'une de ces opinions sans choquer ceux qui défendent les deux autres, a imaginé de prendre un peu de chacune, de dire avec tout le monde que les bêtes sentent, avec les Scholastiques quelles ne pensent pas et, avec les Cartésiens, que leurs actions s'opèrent par des lois purement mécaniques [28].»
Ce qu'il y a de plus singulier, c'est le grand reproche fait par Condillac à Buffon, à savoir que l'auteur des Études sur la nature manque de la qualité essentielle à un philosophe et à un naturaliste, qui est l'observation. Et alors il se donne le facile plaisir de le mettre en contradiction avec lui-même. «La matière inanimée, dit Buffon, n'a ni sensation, ni conscience d'existence, et lui attribuer quelques-unes de ces facultés, ce serait lui donner celle de penser, d'agir et de sentir à peu près dans le même ordre et de la même façon que nous pensons, agissons, sentons.» Or, il accorde ailleurs aux bêtes sentiment, sensation et conscience d'existence. Donc elles doivent penser, agir et sentir, comme nous. Il écrit encore que «la sensation par laquelle nous voyons les objets simples et droits n'est qu'un jugement de notre âme, occasionné par le toucher; et que si nous étions privés du toucher, les yeux nous tromperaient, non seulement sur la position, mais encore sur le nombre des objets.» Par conséquent, supposer que les bêtes n'ont point d'âme, qu'elles ne comprennent point, qu'elles ne jugent point, c'est supposer qu'elles voient en elles-mêmes tous les objets, qu'elles les voient doubles et renversés. Or, «les idées n'étant que des sensations», comme le déclare encore Buffon, il est clair que tout animal qui fait ces opérations a des idées, ou, «pour parler plus clairement (et ici Condillac revient à son système), il a des idées, parce qu'il a des sensations qui lui représentent les objets extérieurs et les rapports qu'ils ont à lui».
Par le même raisonnement, on dit que l'animal a de la mémoire, qu'il a contracté l'habitude de juger à l'odorat, à la vue, et que cela implique qu'il établit une comparaison avec des jugements antérieurs, qu'il est capable d'expérience; ce qui n'est pas le fait des automates.
Ce qui touchait particulièrement Condillac, c'était qu'on prétendait qu'il avait pris dans Buffon l'idée première de son Traité des sensations.
Dans la seconde partie du livre, Condillac expose son «système des facultés des animaux», les comparant à chaque moment à celles de l'homme. Il s'efforce d'expliquer la génération des facultés chez les bêtes, le système de leurs connaissances, l'uniformité de leurs opérations, l'impuissance où elles sont de se faire une langue proprement dite, leurs intérêts, leurs passions... Et il ajoute: «Le système que je donne n'est point arbitraire: ce n'est pas dans mon imagination que je le puise, c'est dans l'observation.» Et aussitôt, il commence à décrire la «Génération des habitudes».
Au premier instant de son existence, un animal ne peut former le dessein de se mouvoir. Il ne sait seulement pas s'il a un corps; il ne le voit pas; il ne l'a pas encore touché. Cependant les objets font des impressions sur lui; il éprouve des sentiments agréables ou désagréables: de là naissent ses premiers mouvements. Il les compare ensuite et les observe; et son âme apprend à rapporter à son corps les impressions qu'elle reçoit. Les mêmes besoins déterminent les mêmes opérations; les habitudes de se mouvoir et de juger sont contractées. C'est ainsi que les besoins produisent d'un côté une suite d'idées et de l'autre une suite de mouvements correspondants. Les animaux doivent donc à l'expérience les habitudes qu'on leur croit être naturelles. Tout occupés qu'ils sont des plaisirs qu'ils recherchent et des peines qu'ils veulent éviter, l'intérêt seul les conduit; ils ne se proposent pas d'acquérir des connaissances. Leurs idées forment une chaîne dont la liaison suffit à la direction de leurs actes. «Tout y dépend d'un même principe, le besoin; tout s'y exécute par le même moyen, la liaison des idées. Mais les bêtes ont infiniment moins d'inventions que nous, soit parce qu'elles sont plus bornées dans leurs besoins, soit parce qu'elles n'ont pas les mêmes moyens pour multiplier leurs idées et pour en faire des combinaisons de toute espèce, en un mot parce que leur intelligence est plus restreinte et incapable de tout perfectionnement, de tout progrès.»
De plus, les bêtes n'ont point de langage, ce grand ressort qui contribue aux progrès de l'esprit humain. Leur instinct n'est sûr que parce qu'il est borné: il ne remarque dans les objets qu'un petit nombre de propriétés; il n'embrasse que des connaissances pratiques; par conséquent, il ne fait point d'abstraction. Leur grande infériorité sur l'homme, c'est que, n'ayant point de «raison», les animaux ne peuvent acquérir un grand nombre de connaissances.
Et Condillac tient à en donner deux exemples, qu'on ne s'attend pas à voir venir; car ils ressortent difficilement de l'observation et de l'usage des sens. Au reste, ces dissertations sur la manière dont l'homme acquiert la connaissance de Dieu et la connaissance de la morale, avaient déjà été publiées anonymement par l'auteur dans le recueil de l'Académie de Berlin.
La chose est assez intéressante pour que l'on y apporte un instant d'attention, puisque le grand reproche qu'on fait à Condillac est justement que son système métaphysique supprime toute démonstration de l'existence de Dieu et de la morale.
Le philosophe, bien entendu, commence par une attaque contre Descartes. «A quoi servent des principes métaphysiques qui portent sur des hypothèses toutes gratuites? Croyez-vous raisonner d'après une notion fort exacte, lorsque vous parlez de l'idée d'un être infiniment parfait comme d'une idée qui renferme une infinité de réalités? N'y reconnaissez-vous pas l'ouvrage de votre imagination, et ne voyez-vous pas que vous supposez ce que vous avez dessein de prouver?»
Quel est donc le raisonnement de Condillac? La notion la plus parfaite, selon lui, que nous puissions avoir de la divinité n'est pas infinie. Elle ne renferme, comme toute idée complexe, qu'un certain nombre d'idées partielles. Pour se former cette notion et pour démontrer en même temps l'existence de Dieu, il est un moyen bien simple: c'est de chercher par quels progrès et par quelle suite de réflexions l'esprit peut acquérir cette sorte de connaissance. Le voici: un concours de causes m'a donné la vie; par un concours pareil, les moments m'en sont précieux ou à charge; par un autre, elle me sera enlevée; je ne saurais douter non plus de ma dépendance que de mon existence. Les causes qui agissent sur moi seraient-elles les seules dont je dépends? Non!... Le principe qui arrange toutes choses est le même que celui qui donne l'existence. Voilà la création. Elle n'est à notre égard que l'action d'un premier principe, par laquelle les êtres de non existants deviennent existants. Nous ne saurions nous en faire une idée plus parfaite; mais ce n'est pas une raison pour la nier, comme les athées l'ont prétendu....»
Une cause première, indépendante, unique, immense, éternelle, toute-puissante, immuable, intelligente, libre et dont la Providence s'étend à tout: voilà la notion la plus parfaite que nous puissions, dans cette vie, nous former de Dieu.
Et allant plus loin, Condillac tranche en quelques lignes le redoutable problème de la toute-puissance de Dieu et de la liberté humaine, en établissant que «notre liberté renferme trois choses: 1o quelque connaissance de ce que nous devons ou ne devons pas faire; 2o la détermination de la volonté, mais une détermination qui soit à nous et qui ne soit pas l'effet d'une cause plus puissante; 3o le pouvoir de faire ce que nous voulons».
Il y a bien dans ces démonstrations quelque analogie avec la philosophie de saint Thomas; mais il faut avouer que nous sommes loin de la méthode d'observation et d'expérience qui semblait être celle du Traité des sensations; et c'est par un long détour qu'il est possible d'établir que l'idée de Dieu vient des sens.
Il en est de même de l'origine de la connaissance des principes de la morale. Les deux ou trois pages que Condillac consacre a cette question primordiale, qui a suscité de si longs débats, se rattachent en même temps à la différence qu'il établit entre l'homme et la bête. «L'expérience, dit-il, ne permet pas aux hommes d'ignorer combien ils se nuiraient si chacun voulait s'occuper de son bonheur aux dépens de celui des autres, pensant que toute action est suffisamment bonne dès qu'elle procure un bien physique à celui qui agit. Plus ils réfléchissent, plus ils sentent combien il est nécessaire de se donner des secours mutuels. Ils s'engagent donc réciproquement; ils conviennent de ce qui sera permis ou défendu, et leurs conventions sont autant de lois auxquelles les actions doivent être subordonnées; c'est là que commence la moralité. Dieu nous ayant formés pour la société, les lois que la raison nous prescrit sont donc des lois que Dieu nous impose lui-même. Il y a aussi une loi naturelle, qui a son fondement dans la volonté de Dieu et que nous découvrons par le seul usage de nos facultés. S'il est des hommes qui veulent la méconnaître, ils sont en guerre avec toute la nature, et cet état violent prouve la vérité de la loi qu'ils rejettent.»
On croirait lire du Jean-Jacques Rousseau, tant la bonté de l'homme, son amour pour ses semblables, son obéissance aux lois de la nature forment des axiomes dont l'énonciation dispense de toute preuve!
La façon dont Condillac prouve l'immortalité de l'âme est plus simple encore:
«Ces principes étant établis, nous sommes capables de mérite et de démérite envers Dieu même: il est de sa justice de nous punir ou de nous récompenser. Mais ce n'est pas dans ce monde que les biens et les maux sont proportionnés au mérite et au démérite. Il y a donc une autre vie, où le juste sera récompensé, où le méchant sera puni; et notre âme est immortelle...»
Pourquoi l'âme des bêtes ne l'est-elle pas? C'est parce qu'il n'y a point d'obligations pour des êtres qui sont absolument dans l'impuissance de connaître les lois. Rien ne leur étant ordonné, rien ne leur étant défendu, les animaux sont incapables de mérite et de démérite; ils n'ont aucun droit à la justice divine. Leur âme est donc mortelle.
Et, pour terminer, comme il avait commencé, par une attaque contre les rationalistes, le philosophe ajoute qu'il ne voit pas que, pour justifier la Providence, il soit nécessaire de supposer avec Malebranche que les bêtes sont de purs automates. Sa conclusion n'est pas moins à retenir: «Ces principes, dit-il, sont les fondements de la morale et de la religion naturelle; ils préparent aux vérités, dont la révélation peut seule nous instruire, et ils font voir que la vraie philosophie ne saurait être contraire à la foi.»
Philosophe doublé d'un linguiste, Condillac cherchait à expliquer l'origine des idées par les mots. Il prétendait que l'entendement et la volonté ne sont que deux termes abstraits, partageant en deux classes les opérations de l'esprit. Nous avons des sensations que nous comparons, dont nous portons des jugements et d'où naissent nos désirs. Et comme les langues ont été formées d'après nos besoins, il suffit de les consulter pour reconnaître que les premiers mots sont venus d'une application aux seules facultés du corps. Sentire, sentir, n'a d'abord été dit que du corps; et ce qui le prouve, c'est que, quand on a voulu l'appliquer à l'âme, on a dit sentire animo, sentir par l'esprit. Sententia exprimait une sensation avant de s'appliquer à la pensée; et sensa mentis se rapportait à l'esprit, tandis que, dans Quintilien, sensus corporis voulait dire la sensation proprement dite, ce qu'on a exprimé ensuite par le seul mot sensatio.
L'animal n'a que des sensations; l'homme seul a des idées. Ce qui sépare la sensation de l'idée, ce n'est pas seulement une transformation, un changement de nature. Passer de la sensation à l'idée c'est passer du physique au métaphysique, du corps à l'esprit, de la matière à l'âme. Le sentiment, dit Buffon, ne peut à quelque degré que ce soit produire le raisonnement.
C'est parce qu'il a créé des idées que l'homme a des signes, qu'il a des langues. L'animal n'a pas d'idées, et n'ayant pas d'idées, et n'ayant pas de signés, il n'a pas de langue.
Au fond, le but de Condillac en écrivant son Traité des animaux est de prouver que son système s'applique aussi bien aux bêtes qu'à l'homme, s'appuyant sur le mot de son adveraire lui-même que «s'il n'existait point d'animaux, la nature de l'homme serait encore plus incompréhensible». Mais cette «nature» des êtres, il avoue n'avoir sur elle aucune connaissance parfaite, complète, intuitive; il ne la juge que par les opérations, les facultés, leurs rapports, remontant des effets à la cause, trouvant le principe par la conséquence [29].
C'est toujours le système de Locke. Condillac ajoute qu'il n'est «passionné pour la philosophie de cet Anglais» que parce qu'on doit l'appliquer «de manière que les matérialistes ne puissent en abuser». Et c'est justement ce qu'ils n'ont pas hésité à faire!
Ce nouvel ouvrage donna l'occasion à la Correspondance de Grimm d'attaquer un auteur qui décidément avait cessé de lui plaire. On lit à la date de novembre 1755: «Il y a un an environ que M. l'abbé de Condillac donna son Traité des sensations. Le public ne le jugea pas tout à fait aussi favorablement que je me souviens d'avoir fait; il eut peu de succès. Notre philosophe est naturellement froid, sévère, disant peu de choses en beaucoup de paroles, en substituant partout une triste exactitude de raisonnement au feu d'une imagination philosophique. Il a l'air de répéter à contre-cœur ce que d'autres ont révélé à l'humanité avec génie. On disait dans le temps du Traité des sensations que M. l'abbé de Condillac avait noyé la statue de M. de Buffon dans un tonneau d'eau froide. Cette critique et le peu de succès de l'ouvrage ont aigri notre auteur et blessé son orgueil; il vient de faire un livre tout entier contre M. de Buffon, qu'il a intitulé: Traité des animaux. L'illustre auteur de l'Histoire naturelle y est traité durement, impoliment, sans égards et sans ménagements. Quand il serait vrai que M. de Buffon se soit peu gêné sur le Traité des sensations et qu'il en ait dit beaucoup de mal, la conduite de M. l'abbé de Condillac n'en serait pas moins inexcusable. C'est une plaisante manière de se venger d'un homme dont on a à se plaindre que de faire un ouvrage contre lui et de le remplir de choses dures et malhonnêtes. Cette façon prouve seulement peu d'éducation et beaucoup d'orgueil... M. de Buffon mettra plus de vues dans un discours que notre abbé n'en mettra de sa vie dans tous ses ouvrages; car, n'en déplaise à M. l'abbé de Condillac, quand on veut être lu, il faut savoir écrire [30]...»
Nous n'avons donné cette appréciation que comme un exemple de la passion que quelques contemporains apportaient dans leurs jugements.
Mais au fond, la querelle était beaucoup plus grave. Si en trois années, du Traité des sensations au Traité des animaux, Diderot avait absolument changé d'attitude vis-à-vis de Condillac, c'est que les dissertations sur l'existence de Dieu et sur la loi morale étaient une réponse directe à sa fameuse Lettre sur les aveugles. On sait que cet écrit valut à l'auteur la lettre de cachet du 19 juillet 1749, qui l'enferma pour trois ou quatre mois au donjon de Vincennes. On l'accusait, dit le marquis d'Argenson, dont le frère était alors ministre, «d'avoir écrit et imprimé pour le déisme et contre les mœurs». Plus franc ou plus fanatique que ses amis, Diderot avait voulu faire un vrai manifeste et il avait engagé tous les encyclopédistes avec lui et tous ceux que l'on appelait les philosophes. Avec un grand appareil scientifique, qui était de mode, il aboutissait non pas au déisme, mais à l'athéisme pur, développant l'argument banal: «Si vous voulez que je croie en Dieu, il faut que vous me le fassiez toucher.» Ni d'Alembert, ni Maupertuis, ni l'abbé Galiani ne prétendaient aller si loin. Voltaire, toujours prudent, écrivit à Diderot à cette occasion une lettre entortillée, dans laquelle il finissait par défendre l'existence de Dieu. Leur lutte contre les croyances religieuses fut une perpétuelle hypocrisie. Ils auraient voulu entraîner avec eux Condillac: et tandis que Diderot l'injuriait, Voltaire l'accablait de louanges.
En dépit de critiques envieux, tous ses ouvrages avaient procuré à Condillac une véritable notoriété; leurs conclusions étaient discutées dans les cercles philosophiques où tous les beaux esprits voulaient alors pénétrer; le grand-maître de la pensée du siècle devait naturellement s'y intéresser, d'autant qu'ayant été le véritable initiateur de ce mouvement réformiste, il tenait à en rester le chef. Ses Lettres philosophiques, qui dataient déjà de vingt ans, n'avaient-elles pas ouvert la voie à tous ces travaux, aussi bien que son séjour en Angleterre, ses traductions de Newton et de Berkeley avaient mis à la mode des principes dont tout le monde se recommandait à l'envi.
Mais Voltaire n'était pas en France. Retiré près de Genève, dans cette jolie propriété créée par lui, appelée par lui les Délices, il tenait table ouverte, recevait tous les voyageurs de marque: Palissot, Le Kain, Mme d'Épinay et du Bocage, le philosophe anglais Gibbon, le jésuite italien Bettinelli, son voisin de Genève, le conseiller François Tronchin. Tout ce monde défilait au hasard sous la présidence de Mme Denis.
Condillac avait envoyé à Voltaire ses ouvrages au moment de leur publication. Celui-ci les avait lus, réservant son jugement. Au bout de quatre ans, il veut marquer sa place dans ce mouvement philosophique, qui semble réussir; il le fait avec son habileté, sa bonne grâce ordinaire, ses flatteries, mêlées de quelques malices; et il écrit à l'abbé de Condillac, qu'il n'a probablement jamais vu, car il y a longtemps qu'il n'a séjourné à Paris. La lettre, bien que figurant dans les diverses éditions de la Correspondance de Voltaire, mérite d'être citée, du moins dans ses parties principales:
Aux Délices, près Genève,
Avril 1755.
A M. l'Abbé de Condillac, à Paris.
Vous serez étonné, Monsieur, que je vous fasse si tard des remerciements que je vous dois depuis si longtemps; plus je les ai différés, plus ils vous sont dus... Je trouve que vous avez raison dans tout ce que j'entends, et je suis sûr que vous auriez raison encore dans les choses que j'entends le moins... Il me semble que personne ne pense, ni avec tant de profondeur, ni avec tant de justesse que vous.
J'ose vous communiquer une idée que je crois utile au genre humain. Je connais de vous trois ouvrages: l'Essai sur l'origine des connaissances humaines, le Traité des sensations et celui des Animaux. Peut-être quand vous fîtes le premier, ne songiez-vous pas à faire le second, et quand vous travaillâtes au second, vous ne songiez pas au troisième. J'imagine que depuis ce temps-là, il vous est venu quelquefois à la pensée de rassembler en un corps les idées qui règnent dans ces trois volumes et de faire un ouvrage méthodique et suivi, qui contiendrait tout ce qu'il est permis aux hommes de savoir en métaphysique... Il me semble qu'un tel ouvrage manque à notre nation; vous la rendriez vraiment philosophe...
Je crois que la campagne est plus propre pour le recueillement d'esprit que le tumulte de Paris. Je n'ose vous offrir la mienne; je crains que l'éloignement ne vous fasse peur; mais après tout, il n'y a que 80 lieues en passant par Dijon. Je me chargerais d'arranger votre voyage: vous seriez le maître chez moi, comme chez vous; je serais votre vieux disciple, vous en auriez un plus jeune dans Mme Denis, et nous verrions tous les trois ensemble ce que c'est que l'âme. S'il y a quelqu'un capable d'inventer des lunettes pour découvrir cet être imperceptible, c'est assurément vous...
Voilà bien des paroles pour un philosophe et pour un malade...
En un mot, si vous pouviez venir travailler dans ma retraite à un ouvrage qui vous immortaliserait, si j'avais l'avantage de vous posséder, j'ajouterais à votre livre un chapitre du bonheur... Je vous suis déjà attaché par la plus haute estime...»
L'offre était singulièrement tentante. Condillac ne l'accepta pas: Voltaire l'aurait entraîné plus loin qu'il n'aurait voulu; et il tenait à ne se compromettre ni avec les Encyclopédistes ni avec Voltaire. Peut-être comprit-il la fine critique du maître écrivain qui trouvait évidemment que, dans ses premiers livres, l'abbé de Condillac répète souvent la même chose sous des formes diverses et que sa doctrine demandait à être condensée? Peut-être aussi aurait-il été quelque peu embarrassé de prouver l'immortalité de l'âme à Mme Denis? Mais, au fond, il allait bientôt faire ce que demandait Voltaire. Son préceptorat de Parme lui donnera l'occasion de rédiger un Cours d'études, qui est bien «un ouvrage méthodique et suivi sur tout ce qu'il est permis aux hommes de connaître».
Entre temps, il vivait à Paris au milieu de cette société polie qui flattait les écrivains et qui à ce moment même accueillait favorablement Jean-Jacques Rousseau, auquel on pardonnait ses inconséquences. Condillac semble être demeuré son ami assez intime, très disposé à lui venir en aide. Rousseau avait quitté l'Ermitage et Mme d Épinay; il allait se retirer à Montmorency sous l'égide des Luxembourg. C'était en 1756 ou 1757: Condillac lui fait part d'une proposition assez singulière, mais qui pouvait donner quelque profit. Il s'excuse d'abord de ce qu'il ne peut aller le voir «dans le bois de Montmorency» et il lui envoie des observations de M. de Buffon sur ceux de ses ouvrages où il est question d'histoire naturelle; puis il poursuit:
«Je connais une personne qui est dans le cas de faire des discours publics. Voudriez-vous, dans l'occasion, vous charger de cette besogne. On vous communiquera le sujet, le lieu des discours, et même à peu près ce qu'on aura à dire. Il est bon de vous prévenir que cette personne n'est pas dans le cas de faire de longs discours: il ne s'agira que d'une vingtaine de lignes. Celui dont il s'agit est un homme d'esprit qui n'est pas dans l'habitude d'écrire. C'est un grand admirateur de tout ce que vous avez donné au public: il est, d'ailleurs, de nos amis depuis bien des années. J'ai pensé que vous pourriez quelque peu vous amuser à haranguer les bois.»
Cette «personne» était vraisemblablement le duc de Nivernois, ami des philosophes, des économistes, philanthrope lui-même, qu'avaient dû séduire les utopies sociales de Rousseau. Mais le projet n'eut pas de suites, et les ressources vinrent d'ailleurs. Condillac ajoutait:
«On a dit à Mme de Chenonceaux qu'on avait fait une brochure de votre article Économie. En avez-vous connaissance et savez-vous où elle se trouve? C'est une question qu'elle m'a chargé de vous faire. Adieu, Monsieur, je vous embrasse; ayez de l'amitié pour moi, et comptez qu'il est dans la ville d'assez honnêtes gens pour aimer beaucoup et vos talents et votre personne [31].»
Mme de Chenonceaux était cette Rochechouart qui avait épousé le fils du fermier général Dupin, dont Rousseau avait été un instant précepteur. C'est dans ce milieu un peu compromettant qu'on vint chercher l'auteur du Traité des sensations pour l'envoyer dans une petite cour italienne. 108