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Confidences et Révélations: Comment on devient sorcier

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The Project Gutenberg eBook of Confidences et Révélations: Comment on devient sorcier

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Title: Confidences et Révélations: Comment on devient sorcier

Author: Jean-Eugène Robert-Houdin

Release date: September 24, 2012 [eBook #40855]
Most recently updated: October 23, 2024

Language: French

Credits: Produced by Chuck Greif and the Online Distributed
Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was
produced from images available at the Bibliothèque nationale
de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK CONFIDENCES ET RÉVÉLATIONS: COMMENT ON DEVIENT SORCIER ***

Notes de transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. (Voir la list.) L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée.

CONFIDENCES
ET
RÉVÉLATIONS

 

 

BLOIS—IMPRIMERIE LECESNE, RUE DES PAPEGAULTS.

 

 

MÉMOIRES ET RÉVÉLATIONS

ROBERT-HOUDIN
ROBERT-HOUDIN

 

 

ROBERT-HOUDIN

CONFIDENCES
ET
RÉVÉLATIONS


COMMENT ON DEVIENT SORCIER

MACÉDOINE CALLIGRAPHIQUE dans laquelle se trouvent six mots différents
MACÉDOINE CALLIGRAPHIQUE
dans laquelle se trouvent six mots différents

BLOIS
LECESNE, IMPRIMEUR-ÉDITEUR
RUE DES PAPEGAULTS
——
MDCCCLXVIII.

TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION

DANS LA DEMEURE DE L’AUTEUR.

Je possède et j’habite, à Saint-Gervais, près Blois, une demeure dans laquelle j’ai organisé des agencements, je dirais presque des trucs, qui, sans être aussi prestigieux que ceux de mes séances, ne m’en ont pas moins donné dans le pays, à certaine époque, la dangereuse réputation d’un homme possédant des pouvoirs surnaturels.

Ces organisations mystérieuses ne sont, à vrai dire, que d’utiles applications de la science aux usages domestiques.

J’ai pensé qu’il serait peut-être agréable au public de connaître ces petits secrets dont on a beaucoup parlé, et j’ai cru ne pouvoir mieux faire pour leur publicité que de les placer en tête d’un ouvrage plein de révélations et de confidences.

Si le lecteur veut bien me suivre, je vais le conduire jusqu’à Saint-Gervais, l’introduire dans mon habitation, lui servir de cicerone, et pour lui éviter tout déplacement et toute fatigue, je ferai en sorte, en ma qualité d’ex-sorcier, que son voyage et sa visite s’exécutent sans changer de place.

LE PRIEURÉ.

A deux kilomètres de Blois, sur la rive gauche de la Loire, est un petit village dont le nom rappelle aux gourmets de savoureux souvenirs. C’est là que se fabrique la fameuse crème de Saint-Gervais.

Ce n’est pas assurément le culte de cette blanche friandise qui m’a porté à choisir cet endroit pour y fixer ma résidence. C’est à l’Amour sacré de la patrie seulement que je dois d’avoir pour vis-à-vis cette bonne ville de Blois qui m’a donné le jour.

Une promenade, droite comme un I majuscule, relie Saint-Gervais à ma ville natale. Sur l’extrémité de cet I tombe à angle droit un chemin communal longeant notre village et conduisant au Prieuré.

Le Prieuré, c’est mon modeste domaine, que mon ami Dantan jeune a nommé, par extension, l’abbaye de l’Attrape.

 

Lorsqu’on arrive au Prieuré, on a devant soi:

1º Une grille pour l’entrée des voitures;

2º Une porte sur la gauche, pour le passage des visiteurs;

3º Une boîte, sur la droite, avec ouverture à bascule, pour l’introduction des lettres et des journaux.

La maison d’habitation est située à 400 mètres de cet endroit; une allée large et sinueuse y conduit à travers un petit parc ombragé d’arbres séculaires.

Cette courte description topographique fera comprendre au lecteur la nécessité des procédés électriques que j’ai organisés à mes portes pour remplir automatiquement les fonctions d’un concierge:

La porte des visiteurs est peinte en blanc. Sur cette porte immaculée apparaît, à hauteur d’homme, une plaque en cuivre et dorée, portant le nom de Robert-Houdin; cette indication est de la plus grande utilité; nul voisin n’étant là pour renseigner le visiteur.

Au-dessous de cette plaque est un petit marteau également doré dont la forme indique suffisamment les fonctions; mais, pour qu’il n’y ait aucun doute à cet égard, une petite tête fantastique entre deux mains de même nature sortant de la porte, comme d’un pilori, semblent indiquer le mot: Frappez, qui est placé au-dessous d’elles.

Le visiteur soulève le marteau selon sa fantaisie, mais, si faible que soit le coup, là-bas, à 400 mètres de distance, un carillon énergique se fait entendre dans toutes les parties de la maison, sans blesser, pour cela, l’oreille la plus délicate.

Si le carillon cessait avec la percussion, comme dans les sonneries ordinaires, rien ne viendrait contrôler l’ouverture de la porte, et le visiteur risquerait de monter la garde devant le Prieuré.

Il n’en est pas ainsi: La cloche sonne incessamment et ne cesse son appel que lorsque la serrure a fonctionné régulièrement.

Pour ouvrir cette serrure, il suffit de pousser un bouton placé dans le vestibule. C’est presque le cordon du concierge.

Par la cessation de la sonnerie, le domestique est donc averti du succès de son service.

Mais cela ne suffit pas: il faut aussi que le visiteur sache qu’il peut entrer.

Voici ce qui se passe à cet effet: en même temps que fonctionne la serrure, le nom de Robert-Houdin disparaît subitement et se trouve remplacé par une plaque en émail, sur laquelle est peinte en gros caractères le mot: Entrez!

A cette intelligible invitation, le visiteur tourne un bouton d’ivoire, et il entre en poussant la porte, qu’il n’a même pas la peine de refermer, un ressort se chargeant de ce soin.

La porte une fois fermée, on ne peut plus sortir sans certaines formalités. Tout est rentré dans l’ordre primitif, et le nom propre a remplacé le mot d’invitation.

 

Cette fermeture présente, en outre, une sûreté pour les maîtres du logis: Si par erreur, par enfantillage ou par maladresse, un domestique tire le cordon, la porte ne s’ouvre pas; il faut pour cela que le marteau ait été soulevé et que l’avertissement de la cloche se soit fait entendre.

Le visiteur, en entrant, ne s’est pas douté qu’il a envoyé des avertissements à ses futurs hôtes. La porte, en s’ouvrant et en se fermant, a exécuté aux différents angles de son ouverture et de sa fermeture, une sonnerie d’un rythme particulier.

Cette musique bizarre et de courte durée peut indiquer, par l’observation, si l’on reçoit une ou plusieurs personnes, si c’est un habitué de la maison ou un visiteur nouveau, si c’est enfin quelque intrus qui, ne connaissant pas la porte de service, s’est fourvoyé par cette ouverture.

 

Ici j’ai besoin de donner des explications, car ces effets qui semblent sortir des lois ordinaires de la mécanique, pourraient peut-être trouver quelques incrédules parmi mes lecteurs, si je ne prouvais ce que j’avance:

Mes procédés de reconnaissance à distance sont de la plus grande simplicité et reposent uniquement sur certaines observations d’acoustique qui ne m’ont jamais fait défaut.

Nous venons de dire que la porte en s’ouvrant envoyait, à deux angles différents de son ouverture, deux sonneries bien différentes, lesquelles sonneries se répétaient aux mêmes angles par la fermeture. Ces quatre petits carillons, bien que produits par des mouvements différents, arrivent au Prieuré espacés par des silences de durée égale.

Avec une aussi simple disposition on peut, ainsi qu’on va le voir, recevoir, à l’insu des visiteurs, des avertissements bien différents:

Un seul visiteur se présente-t-il; il sonne, on ouvre, il entre en poussant la porte qui se referme aussitôt. C’est ce que j’appelle l’ouverture normale: les quatre coups se sont suivis à distances égales: drin.... drin.... drin.... drin.... On a jugé au Prieuré qu’il n’est entré qu’une seule personne.

 

Supposons maintenant qu’il nous vienne plusieurs visiteurs: La porte s’est ouverte d’après les formalités ci-dessus indiquées. Le premier visiteur entre en poussant la porte, et selon les règles prescrites par la politesse la plus élémentaire, il la tient ouverte jusqu’à ce que chacun soit passé; puis la porte se referme lorsqu’elle est abandonnée. Or l’intervalle entre les deux premiers et les deux derniers coups a été proportionnel à la quantité des personnes qui sont entrées; le carillon s’est fait entendre ainsi:

drin.... drin........ drin.... drin,

et pour une oreille exercée l’appréciation du nombre est des plus faciles.

 

L’habitué de la maison, lui, se reconnaît aisément: il frappe et sachant ce qui doit se produire devant lui, il ne s’arrête pas, comme l’on dit, aux bagatelles de la porte; on ne lui a pas plus tôt ouvert que les quatre coups équi-distants se font entendre et annoncent son introduction.

 

Il n’en est pas de même pour un visiteur nouveau: celui-ci frappe, et lorsque paraît le mot entrez, sa surprise l’arrête; ce n’est qu’au bout de quelque temps qu’il se décide à pousser la porte. Dans cette action, il observe tout; sa démarche est lente et les quatre coups sont comme sa démarche drin.... drin.... drin.... drin.... On se prépare au Prieuré pour recevoir ce nouveau visiteur.

 

Le mendiant voyageur qui se présente à cette porte parce qu’il ne connaît pas la porte de service, soulève timidement le marteau, et au lieu de voir, selon l’usage, quelqu’un venir pour lui ouvrir, il est témoin d’un procédé d’ouverture auquel il est loin de s’attendre; il craint une indiscrétion; il hésite à entrer, et s’il le fait, ce n’est qu’après quelques instants d’attente et d’incertitude. On doit croire qu’il n’ouvre pas brusquement la porte. En entendant le carillon, ...d....r....i....n.... d...r...i...n... d...r...i...n... d...r...i...n... il semble aux gens de la maison qu’ils voient entrer ce pauvre diable. On va à sa rencontre avec certitude. On ne s’est jamais trompé.

 

Supposons maintenant qu’on vienne en voiture pour me visiter: les grilles d’entrée sont ordinairement fermées, mais les cochers du pays savent tous par expérience ou par ouï dire comment on les ouvre. L’automédon descend de son siége; il se fait d’abord ouvrir la petite porte; il entre. Ah! par exemple, en voilà un dont le carillon est distinctif. Drin. drin. drin. drin. On comprend au Prieuré que le cocher qui entre avec une telle précipitation veut faire preuve vis-à-vis de ses maîtres ou de ses bourgeois de son zèle et de son intelligence.

Notre homme trouve appendue à l’intérieur la clef de la grille qu’une inscription lui désigne; il n’a plus qu’à ouvrir la porte à deux battants. Ce double mouvement s’entend et se voit, même dans la maison. A cet effet est placé dans le vestibule un tableau sur lequel sont peints ces mots: LES PORTES DES GRILLES SONT....

A la suite de cette inscription incomplète viennent se présenter successivement les mots OUVERTES ou FERMÉES, selon que les grilles sont dans l’un ou l’autre de ces deux états; et cette transposition alternative vient prouver matériellement la justesse de cet axiôme: Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée.

Avec un tel tableau, je puis, chaque soir, vérifier à distance la fermeture des portes de la maison.

 

Passons maintenant au service de la boîte aux lettres. Rien n’est plus simple encore: J’ai dit plus haut que la boîte aux lettres était fermée par une petite porte à bascule. Cette porte est disposée de telle sorte que lorsqu’elle s’ouvre, elle met en mouvement au Prieuré une sonnerie électrique. Or le facteur a reçu l’ordre de mettre d’abord d’un seul coup dans la boîte tous les journaux et d’y joindre les circulaires pour ne pas produire de fausses émotions; après quoi, il introduit les lettres, l’une après l’autre. On est donc averti à la maison de la remise de chacun de ces objets, de sorte que si l’on n’est pas matinal, on peut, de son lit, compter les diverses parties de son courrier.

Pour éviter d’envoyer porter les lettres à la poste du village, on fait la correspondance le soir; puis, en tournant un index nommé commutateur, on transpose les avertissements, c’est-à-dire que le lendemain matin le facteur, en mettant son message dans la boîte, au lieu d’envoyer le carillon à la maison, entend près de lui une sonnerie qui l’avertit d’y venir prendre les lettres; il se sonne ainsi lui-même.

 

Ces organisations si agréablement utiles présentent cependant un inconvénient que je vais signaler, ce qui m’amènera à raconter incidemment au lecteur une petite anecdote assez plaisante sur ce sujet:

Les habitants de Saint-Gervais ont une qualité que je me plais à leur reconnaître: ils sont très-discrets. Il n’est jamais venu à l’idée d’aucun d’entre eux de toucher au marteau de ma porte d’entrée autrement que par nécessité.

Mais certains promeneurs de la ville y mettent moins de réserve et se permettent quelquefois de s’escrimer sur les accessoires électriques, pour en voir les effets.

Bien que très rares, ces indiscrétions ne laissent pas que d’être désagréables.

Tel est l’inconvénient dont je viens de parler et voici l’anecdote à laquelle elle a donné lieu.

Un jour, Jean, le jardinier de la maison, travaillait près de la porte d’entrée; il entend quelque bruit de ce côté et voit bientôt un flâneur de notre cité blésoise qui, après avoir fait manœuvrer le marteau, s’amusait à ouvrir et à fermer la porte, sans s’inquiéter du trouble qu’il portait dans la maison.

Sur une remontrance que lui fait l’homme de service, l’importun se contente de dire pour sa justification:

—Ah! oui, je sais; ça sonne là bas. Pardon! je voulais voir comment ça fonctionnait.

—S’il en est ainsi, monsieur, c’est bien différent, reprend le jardinier d’un ton de bonhomie affectée, je comprends votre désir de vous instruire et je vous demande pardon, à mon tour, de vous avoir dérangé dans vos observations.

Sur ce, sans paraître remarquer l’embarras de son interlocuteur, Jean retourne à son ouvrage en continuant de jouer l’indifférence la plus complète. Mais Jean est un malin dans la double acception du mot, il ne se trouve pas suffisamment satisfait, et s’il refoule au fond de son cœur son reste de mécontentement, c’est pour avoir une plus grande liberté d’esprit dans un projet de représailles qu’il vient de concevoir et qu’il se propose de mettre, le jour même, à exécution.

 

Vers minuit, il se rend à la demeure du personnage; il se pend à sa sonnette et carillonne de toute la force de ses poignets.

Une fenêtre s’entrouvre au premier étage; puis, par son entrebâillement, paraît une tête coiffée de nuit et empourprée par la colère.

Jean s’est muni d’une lanterne; il en dirige les rayons vers sa victime.

—Bonsoir, monsieur, lui dit-il d’un ton ironiquement poli, comment vous portez-vous?

—Que diable avez-vous à sonner ainsi, à pareille heure? répond une voix courroucée.

—Oh! pardon, monsieur, reprend Jean en paraphrasant certaine réponse de son interlocuteur; oui, je sais, ça sonne là-haut; mais je voulais voir si votre sonnette fonctionnait aussi bien que le marteau du Prieuré. Bonsoir, monsieur?

Il était temps que Jean s’éloignât; le monsieur était allé chercher, pour la lui jeter sur la tête.... une vengeance de nuit.

 

Pour conjurer cette petite misère, je plaçai sur ma porte un avis engageant chacun à ne pas toucher au marteau sans nécessité. Avis inutile! Il y avait toujours une nécessité pour frapper, c’était celle de satisfaire une ou plusieurs curiosités.

Ne pouvant échapper à ces persistantes indiscrétions, je pris le parti de ne plus m’en taquiner et de les regarder au contraire comme un succès que m’attiraient mes procédés électriques.

Je n’eus qu’à me féliciter, plus tard, de ma conciliante détermination: car, soit que la curiosité locale se fût émoussée, soit toute autre cause, les importunités cessèrent d’elles-mêmes et maintenant il est fort rare que le marteau soit soulevé dans un autre but que celui de pénétrer dans ma demeure.

Mon concierge électrique ne me laisse donc plus rien à désirer. Son service est des plus exacts; sa fidélité est à toute épreuve; sa discrétion est sans égale; quant à ses appointements, je doute qu’il soit possible de moins donner pour un employé aussi parfait.

 

Voici maintenant certains détails sur un procédé à l’aide duquel je parviens à assurer à mon cheval l’exactitude de ses repas et l’intégrité de ses rations.

Il est bon de dire que ce cheval est une jument, bonne et douce fille quasi majeure, qui répondrait au nom de Fanchette, si la parole ne lui faisait défaut.

Fanchette est affectueuse et même caressante; nous la regardons presque comme une amie de la maison, et c’est à ce titre que nous lui prodiguons toutes les douceurs qu’il lui est donné de goûter dans sa condition chevaline.

Ce petit préambule fera comprendre ma sollicitude à l’endroit des repas de notre chère bête.

Fanchette a une personne affectée à son service de bouche; c’est un garçon fort honnête qui, en raison même de sa probité, ne se formalise aucunement de mes procédés... électriques.

Mais avant ce serviteur, j’en avais un autre. C’était un homme actif, intelligent, et qui s’était passionné pour l’art cultivé, jadis, par son patron. Il ne connaissait qu’un seul tour, mais il l’exécutait avec une rare habileté. Ce tour consistait à changer mon avoine en pièces de cinq francs.

Fanchette goûtait peu ce genre de spectacle, et, faute de pouvoir se plaindre, elle se contentait de protester par des défaillances accusatrices.

Cet escamotage étant bien constaté, je donnai le compte à mon artiste, et me décidai à distribuer moi-même à Fanchette son picotin réconfortant.

Je dis moi-même; c’est beaucoup avancer, car, je dois le confesser, si ma bête eût dû compter sur mon exactitude pour faire ses repas à heure fixe, elle eût pu éprouver quelques déceptions à ce sujet.

Mais n’ai-je pas dans l’électricité et la mécanique des auxiliaires intelligents, et sur le service desquels je puis compter?

L’écurie est distante d’une quarantaine de mètres de la maison. Malgré cet éloignement, c’est de mon cabinet de travail que se fait la distribution. Une pendule est chargée de ce soin, à l’aide d’une communication électrique. Ces fonctions ont lieu trois fois par jour et à heure fixe. L’instrument distributeur est de la plus grande simplicité: c’est une boîte carrée en forme d’entonnoir, versant le picotin dans des proportions réglées à l’avance.

—Mais! me dira-t-on, ne peut-on pas enlever au cheval son avoine aussitôt qu’elle vient de tomber?

Cette circonstance est prévue; le cheval n’a rien à craindre de ce côté, car la détente électrique qui fait verser l’avoine ne peut avoir son effet qu’autant que la porte de l’écurie est fermée à clef.

—Mais le voleur ne peut-il pas s’enfermer avec le cheval?

—Cela n’est pas possible, attendu que la serrure ne se ferme que du dehors.

—Alors on attendra que l’avoine soit tombée pour venir à soustraire.

—Oui, mais alors on est averti de ce manége par un carillon disposé de manière à se faire entendre au logis, si on ouvre la porte avant que l’avoine soit entièrement mangée par le cheval.

 

La pendule dont je viens de parler est chargée, en outre, de transmettre l’heure à deux grands cadrans placés, l’un au fronton de la maison, l’autre au logement du jardinier.

—Pourquoi ce luxe de deux grands cadrans, me direz-vous, lorsqu’un seul peut suffire pour l’extérieur?

Je vous dois, lecteur, à ce sujet une explication justificative. Lorsque je plaçai mon premier cadran électrique dans le fronton du Prieuré, c’était dans le double but d’indiquer l’heure à toute la vallée et de donner aux gens de la maison une heure unique et régulatrice.

Mais une fois mon œuvre terminée, je m’aperçus que mon cadran était plus utile aux passants qu’à moi-même. J’étais obligé de sortir pour voir l’heure.

Je me creusai vainement la tête pendant quelque temps, pour parer à cet inconvénient. Je ne voyais d’autre solution à ce problème que de bâtir une maison en face de la mienne pour regarder mon cadran. Toutefois une idée beaucoup plus simple vint enfin me sortir d’embarras: le pignon du logement du jardinier était en vue de toutes nos fenêtres, j’y plaçai un second cadran et je le fis marcher par le même fil électrique que le premier.

Cette heure se communique par le même procédé à plusieurs cadrans placés dans différentes pièces de l’habitation.

Mais à tous ces cadrans il fallait une sonnerie unique, une sonnerie pouvant être entendue des habitants du Prieuré, ainsi que de tout le village.

Sur le faîte de la maison est une sorte de campanile abritant une cloche d’un certain volume dont on se sert pour l’appel aux heures des repas.

Je plaçai au-dessous de cette cloche un rouage suffisamment énergique pour soulever le marteau en temps voulu. Mais comme il eût fallu remonter chaque jour le poids de cette machine, je me servis d’une force perdue, ou pour mieux dire, non utilisée, pour remplir automatiquement cette fonction. A cet effet, j’établis entre la porte battante de la cuisine située au rez-de-chaussée, et le remontoir de la sonnerie placé au grenier, une communication disposée de telle sorte qu’en allant et venant pour leur service, et sans qu’ils s’en doutent, les domestiques remontent incessamment le poids de ce rouage.

C’est presque un mouvement perpétuel dont on n’a jamais à s’occuper.

Un courant électrique distribué par mon régulateur soulève la détente de la sonnerie et fait compter le nombre de coups indiqués par les cadrans.

 

Cette distribution d’heure me permet d’user, dans certains cas, d’une petite ruse qui m’est fort utile et que je vais vous confier, lecteur, à la condition de n’en pas parler, car ma ruse une fois connue manquerait son effet. Lorsque, pour une cause ou pour une autre, je veux avancer ou retarder l’heure de mes repas, je presse secrètement sur certaine touche électrique placée dans mon cabinet, et j’avance ou je retarde à mon gré les cadrans et la sonnerie de la maison. La cuisinière a trouvé que le temps passe souvent bien vite, et moi j’ai gagné en plus ou en moins un quart d’heure que je n’eusse pas obtenu sans cela.

 

C’est encore ce même régulateur qui, chaque matin, à l’aide de transmissions électriques, réveille trois personnes à des heures différentes, à commencer par le jardinier.

Cette disposition n’a rien de bien merveilleux et je n’en parlerais pas si je n’avais à signaler un procédé assez simple pour forcer mon monde à se lever lorsqu’il est réveillé. Voici le procédé: Le réveil sonne d’abord assez bruyamment pour que le dormeur le plus apathique soit réveillé, et il continue de sonner jusqu’à ce qu’on aille déranger une petite touche placée à l’extrémité de la chambre. Il faut, pour cela, se lever; alors le tour est fait.

 

Ce pauvre jardinier, je le tourmente bien avec mon électricité.

Croirait-on qu’il ne peut pas chauffer ma serre au-delà de dix degrés de chaleur ou laisser baisser la température au-dessous de trois degrés de froid, sans que j’en sois averti.

Le lendemain matin, je lui dis: Jean, vous avez trop chauffé hier soir; vous grillez mes géraniums; ou bien: Jean, vous risquez de geler mes orangers; le thermomètre est descendu, cette nuit, à trois degrés au-dessous de zéro.

Jean se gratte l’oreille, ne répond pas; mais je suis sûr qu’il me regarde un peu comme sorcier.

Cette disposition thermo-électrique est également placée dans mon bûcher, pour m’avertir du moindre commencement d’incendie.

 

Le Prieuré n’est point une succursale de la Banque de France; toutefois, si modestes que soient mes objets précieux, je tiens à les conserver, et, dans ce but, j’ai cru devoir prendre mes précautions contre les voleurs: les portes et fenêtres de ma demeure ont toutes une disposition électrique qui les relie avec le carillon et sont organisées de telle sorte que lorsque l’une d’elles fonctionne, la cloche résonne tout le temps de son ouverture.

Le lecteur voit déjà l’inconvénient que présenterait ce système si le carillon résonnait chaque fois qu’on se mettrait à la fenêtre ou qu’on voudrait sortir de chez soi. Il n’en est point ainsi: la communication se trouve interrompue toute la journée et n’est rétablie qu’à minuit (l’heure du crime) et c’est encore la pendule au picotin qui se charge de ce soin.

Lorsque nous nous absentons de la maison, la communication électrique est permanente et, le cas d’ouverture échéant, la grosse sonnerie de l’horloge dont la détente est soulevée par l’électricité sonne sans cesse et produit à s’y méprendre la sonnerie du tocsin. Le jardinier et les voisins même étant avertis de ce fait, le voleur serait facilement pris au trébuchet.

 

Nous nous plaisons souvent à tirer au pistolet. Nous avons pour cela un emplacement fort bien organisé. Mais au lieu de la renommée traditionnelle, le tireur qui fait mouche voit soudain apparaître au-dessus de sa tête une couronne de feuillage. La balle et l’électricité luttent de vitesse dans ce double trajet; ainsi bien qu’on soit à vingt mètres du but, le couronnement est instantané.

 

Permettez-moi, lecteur, de vous parler encore d’une invention à laquelle l’électricité est tout à fait étrangère, mais que je crois devoir, toutefois, vous intéresser: Dans mon parc se trouve un chemin creux que l’on se voit, quelquefois, dans la nécessité de traverser. Il n’y a, pour cela, ni pont ni passerelle. Mais sur le bord de ce ravin l’on voit un petit banc; le promeneur y prend place, et il n’est pas plus tôt assis qu’il se voit subitement transporté à l’autre rive.

Le voyageur met pied à terre et le petit banc retourne de lui-même chercher un autre passager.

Cette locomotion est à double effet: il y a une même voie aérienne pour le retour.

Je termine ici mes descriptions; en les continuant je craindrais de tomber dans ce ridicule du propriétaire campagnard qui, dès qu’il tient un visiteur, ne lui fait pas plus grâce d’un bourgeon de ses arbres que d’un œuf de son poulailler.

D’ailleurs ne dois-je pas réserver quelques petits détails imprévus pour le visiteur qui viendrait lever le marteau mystérieux au-dessous duquel, on s’en souvient, est gravé le nom de

ROBERT-HOUDIN.

PRÉFACE

Saint-Gervais, près Blois, septembre 1858.

Huit heures sonnent à ma pendule.... J’ai près de moi ma femme, mes enfants; je viens de passer une de ces bonnes journées que peuvent seuls procurer le calme, le travail et l’étude; sans regret du passé, sans crainte pour l’avenir, je suis, je ne crains pas de le dire, aussi heureux qu’on peut l’être.

 

Et cependant, à chaque vibration de cette heure mystérieuse, mon pouls s’élance, mes tempes battent avec force, je respire à peine, j’ai besoin d’air, de mouvement. Si l’on m’interroge, je ne réponds pas, tant mon âme est absorbée dans une vague et délicieuse rêverie!

Vous l’avouerai-je, lecteur? Et pourquoi pas? Cet effet électrique, sinon magique, n’a rien qui ne puisse être facilement compris de vous.

 

Si dans ce moment mon émotion est aussi vive, c’est que dans le cours de ma carrière d’artiste, huit heures étaient le moment où j’allais paraître en scène. Alors, l’œil avidement appliqué au trou du rideau, je voyais avec un plaisir extrême la foule qui se pressait à l’envi pour me voir. Ainsi qu’à présent, le cœur me battait, car j’étais heureux et fier d’un tel succès.

 

Souvent aussi, à ce sentiment venait se mêler une inquiétude, un doute même. Mon Dieu! me disais-je avec terreur, suis-je assez sûr de moi pour justifier un tel empressement, une telle vogue?

Mais bientôt, rassuré par le passé, je voyais avec plus de calme arriver l’instant suprême d’agiter la sonnette. J’entrais alors en scène; j’étais près de la rampe devant mes juges; je me trompe, devant des spectateurs amis dont j’allais essayer de gagner les suffrages.

 

Concevez-vous, maintenant, lecteur, tout ce que cette heure rappelle en moi de souvenirs, et comprenez-vous qu’elle soit restée dans mon esprit toujours solennelle et toujours émouvante?

 

Ces émotions, ces souvenirs, ne me sont point pénibles: je les évoque, au contraire, et je m’y complais. Quelquefois même il arrive que, pour les prolonger, je me transporte mentalement sur mon théâtre. Là, comme jadis, j’agite la sonnette, le rideau se lève, je revois mes spectateurs, et, sous le charme de cette douce illusion, je me plais à leur raconter les épisodes les plus intéressants de ma vie d’artiste. Je dis comment une vocation se révèle, comment s’engage la lutte contre les difficultés de toutes sortes, comment enfin....

 

Mais pourquoi de cette fiction ne ferais-je pas une réalité?.... Ne pourrais-je pas, chaque soir, alors que huit heures sonnent, guidé par de fidèles souvenirs, continuer sous une autre forme le cours de mes représentations d’autrefois?.... Mon public serait le lecteur, et ma scène un volume.....

 

Cette idée me séduit, je l’accueille avec joie, et me laisse aussitôt bercer par ces riantes illusions. Déjà je me vois en présence de spectateurs dont la bienveillance m’encourage.... Il me semble que l’on attend.... que l’on écoute.

 

Sans plus hésiter, je commence.....

 

 

MÉMOIRES

ET
RÉVÉLATIONS

CHAPITRE PREMIER.

Un horloger raccommodeur de soufflets.—Intérieur d’artiste.—Les leçons du colonel Bernard.—L’ambition paternelle.—Premiers travaux mécaniques.—Ah! si j’avais un rat!—L’industrie d’un prisonnier.—L’abbé Larivière.—Une parole d’honneur.—Adieu mes chers outils!

Pour me conformer à la tradition qui veut qu’au début de ses confessions, tout homme écrivant.... comment dirai-je? ses Mémoires, non, ses souvenirs, fasse connaître ses titres de noblesse, je commence par déclarer au lecteur, avec un certain orgueil, que je suis né à Blois, patrie du roi Louis XII, surnommé le Père du Peuple, et de Denis Papin, l’illustre inventeur des machines à vapeur.

Voilà pour ma ville natale. Quant à ma famille, il devrait sembler naturel, en raison de l’art auquel j’ai consacré mon existence, de me voir greffer sur mon arbre généalogique le nom de Robert-le-Diable ou celui de quelque sorcier du moyen-âge; mais, esclave de la vérité, je me contenterai de dire que mon père était horloger.

Sans s’élever à la hauteur des Berthoud et des Bréguet, il passait néanmoins pour fort habile dans sa profession. Au reste, je fais preuve de modestie en bornant à un seul art les talents de mon père, car la nature l’avait fait apte aux spécialités les plus diverses, et son activité d’esprit le portait à tout entreprendre avec une égale ardeur.

Excellent graveur, bijoutier plein de goût, il savait même au besoin sculpter un bras ou une jambe de statuette estropiée, remettre de l’émail à un vase du Japon endommagé, ou bien encore réparer les serinettes, fort en vogue à cette époque.

L’habileté dont il donnait tant de preuves avait fini par lui valoir une clientèle beaucoup trop nombreuse, car, ces travaux, il les faisait pour la plupart gratuitement et mû par le seul plaisir d’obliger.

Sa réputation lui attira même une petite mystification dont, au reste, il se tira en homme d’esprit.

Un jour, un domestique en livrée entre dans la boutique, et présentant à mon père un objet soigneusement enveloppé:

—Mme de B...., dit-il, vous fait ses compliments et vous prie de lui réparer cela.

—C’est bien, répondit mon père, absorbé en ce moment par la réparation d’une tabatière à musique, je m’en occuperai.

Son travail terminé, il déchire l’enveloppe, mais quelle n’est pas sa surprise?... il trouve un soufflet.

—«Un soufflet à réparer! à moi! à un horloger! à un bijoutier!» s’écria mon père indigné, et ne sachant s’il devait voir dans ce fait une mystification ou simplement un manque de tact:

Un soufflet! répétait-il, me prend-on pour un Auvergnat?

Sa première pensée fut de rempaqueter ce nouvel et singulier article de bijouterie pour le renvoyer à son propriétaire; mais la réflexion lui inspira une vengeance plus digne et plus originale à la fois.

Il examine ce soufflet aristocratique qui valait bien deux francs, le répare consciencieusement, puis le fait porter à Mme de B.... avec cette facture inusitée dans l’art de l’horlogerie:

P. ROBERT
Horloger, bijoutier, raccommodeur de soufflets, étameur de
casserolles, fondeur de cuillers d’étain, fait le commerce
des peaux de lapin et tout ce qui concerne son état.

———
DOIT MADAME De B...
            F. C.
    Pour la réparation d’un soufflet.... 6 »
 
Nota. M. Robert espère que Mme de B... appréciera le soufflet qu’il lui renvoie.

L’aventure fut connue et l’on en rit beaucoup; du reste, Mme de B... n’avait pas tardé à reconnaître son étourderie; elle vint elle-même payer la facture et fit sa paix avec mon père de la façon la plus aimable.

Ce fut dans cet intérieur, pour ainsi dire d’artiste, au milieu des outils et des instruments auxquels je devais prendre un goût si vif, que je naquis et que je fus élevé.

J’ai bonne mémoire; pourtant, si loin que remontent mes souvenirs, ils ne vont pas jusqu’au jour de ma naissance: j’ai su depuis que ce jour était le 6 décembre 1805.

Je serais tenté de croire que je vins au monde une lime, un compas ou un marteau à la main, car dès ma plus tendre enfance, ces instruments furent mes hochets, mes joujoux; j’appris à m’en servir comme les enfants apprennent à marcher et à parler. Inutile de dire que bien souvent mon excellente mère eut à essuyer les larmes du jeune mécanicien, quand le marteau, mal dirigé, s’égarait sur ses doigts. Pour mon père, il riait de ces petits accidents, et disait en plaisantant que l’état m’entrerait ainsi dans le corps, et qu’après avoir été un enfant prodige, je finirais par devenir un mécanicien hors ligne.

Je n’ai pas la prétention d’avoir réalisé cet horoscope paternel; mais il est certain que de tout temps je me suis senti un penchant, une vocation prononcée, une passion irrésistible pour la mécanique.

Que de fois n’ai-je pas vu, dans mes rêves d’enfant, une fée bienfaisante me conduire par la main et m’ouvrir la porte d’un Eldorado mystérieux où se trouvaient entassés des outils de toute sorte. Le ravissement dans lequel me plongeaient ces songes était le même que celui qu’éprouve un autre enfant, lorsque son imagination lui retrace des pays fantastiques où les maisons sont en chocolat, les pierres en sucre candi et les hommes en pain d’épice.

Il faut avoir été possédé de cette fièvre des outils pour la concevoir. Le mécanicien, l’artiste les adore véritablement; il se ruinerait même pour en acquérir. Les outils, du reste, sont pour lui ce qu’est un manuscrit pour le savant, une médaille pour l’antiquaire, un jeu de cartes pour le joueur; en un mot, ce sont des instruments qui favorisent une passion dominante.

A huit ans, j’avais déjà fait mes preuves, grâce à la complaisance d’un excellent voisin et aussi à une dangereuse maladie, dont la longue convalescence me donna le loisir d’exercer ma dextérité naturelle.

Ce voisin, nommé M. Bernard, était un colonel en retraite. Longtemps prisonnier, il avait appris, dans sa captivité, mille petits travaux qu’il consentit à m’enseigner pour me distraire. Je profitai si bien de ses leçons, qu’en assez peu de temps j’arrivai à égaler mon maître.

Il me semble encore voir et entendre ce vieux soldat, lorsque, passant sa main sur son épaisse moustache grise pour la rabaisser sur ses lèvres (geste qui lui était très familier), il s’écriait, dans son énergique satisfaction: «Il fait tout ce qu’il veut, ce petit b..... là.» Ce compliment du colonel flattait au plus haut point mon amour-propre enfantin, et je redoublais d’efforts pour le mériter.

Avec ma maladie finirent mes travaux; on me mit en pension, et dès lors les occasions me manquèrent pour me livrer à mes attrayantes distractions; mais aux jours de congé, c’était avec un véritable bonheur que je venais me retremper, si j’ose le dire, à l’atelier paternel.

Que de fois aussi j’ai fâché ce bon père par de nombreux méfaits! Je n’étais pas toujours assez exercé ou assez habile, et souvent je brisais les outils dont je me servais. C’était une lime, un foret, un équarissoir. J’avais beau me cacher, on ne manquait pas, cela va sans dire, de mettre sur mon compte ces accidents mystérieux; et, pour me punir, on m’interdisait l’entrée de l’atelier. Mais toute défense était inutile, toute précaution superflue; c’était toujours à recommencer. Aussi reconnut-on la nécessité de couper le mal dans sa racine, et l’on résolut de m’éloigner.

Si mon père aimait son état, il savait par expérience que dans une petite ville, l’art de l’horlogerie mène rarement à la fortune; malgré toute son habileté, et quelques ressources qu’il eût trouvées en dehors de sa profession par son esprit industrieux, il n’y avait gagné qu’une bien modeste aisance.

Dans son ambition paternelle, il rêvait pour moi un destin plus brillant; il prit donc une détermination dont je lui ai conservé la plus vive reconnaissance: ce fut de me donner une éducation libérale. Il m’envoya au collége d’Orléans.

J’avais onze ans à cette époque.

Chante qui voudra les plaisirs de la vie de collége; quant à moi, j’avoue franchement que bien que je n’eusse aucune répulsion pour l’étude, l’existence claustrale de l’établissement ne m’offrit jamais de plus grand plaisir que celui que j’éprouvai lorsque je le quittai pour n’y plus revenir. Quoi qu’il en soit, une fois entré, suivant l’exemple de mes camarades, je pris mon mal en patience et je devins en peu de temps un collégien parfait.

En dehors de l’étude, mon temps était bien employé: poussé par mon irrésistible penchant, je passais la plus grande partie de mes récréations à m’occuper de mécanique. J’exécutais par exemple des piéges, des trébuchets et des souricières, dont les heureuses dispositions et les perfides amorces me livraient un grand nombre de prisonniers.

J’avais construit pour eux une charmante petite demeure à claire-voie, dans laquelle se trouvaient réunis des jeux gymnastiques en miniature. Mes pensionnaires, en prenant leurs ébats, faisaient mouvoir et basculer des machines destinées à procurer les plus agréables surprises.

Un de mes ouvrages excitait surtout l’admiration de mes camarades: c’était un petit manége faisant monter de l’eau à l’aide d’un corps de pompe confectionné presque entièrement avec des tuyaux de plume. Une souris, harnachée comme le sont ordinairement les chevaux, devait, par la force musculaire de ses jarrets, mettre en action ce machinisme lilliputien. Malheureusement, mon docile animal, quelque bonne volonté qu’il y mît, ne pouvait vaincre à lui seul la résistance que lui opposait le jeu des engrenages, et, à mon grand regret, j’étais forcé de lui prêter assistance.

Ah! si j’avais un rat! me disais-je dans mon désappointement, comme tout cela marcherait! Un rat! mais comment me le procurer? Là était la difficulté, et elle me paraissait insurmontable: pourtant elle ne l’était pas, comme on va le voir.

Un jour, surpris par un surveillant dans une escapade d’écolier, aggravée d’escalade et d’effraction, je fus condamné à douze heures de prison.

Douze heures de prison pour le vol d’une friandise! et quelle friandise! du raisiné qu’à nos repas nous ne mangions que du bout des lèvres. Je n’avais pu résister, hélas! à l’attrait du fruit défendu.

Cette punition, que je subissais pour la première fois, m’affecta vivement; mais bientôt au milieu des tristes réflexions que m’inspirait ma solitude, une idée vint dissiper mes pensées mélancoliques en m’apportant un heureux espoir.

Je savais que chaque soir, à la tombée de la nuit, des rats descendaient des combles d’une église voisine pour ramasser les miettes de pain laissées par les prisonniers. C’était une excellente occasion de me procurer un de ces animaux que je désirais si vivement pour mon manége; je ne la laissai pas s’échapper et me mis immédiatement à chercher les moyens de construire une ratière.

Je n’avais pour tout mobilier qu’une cruche contenant l’eau qui devait remplacer pour moi l’abondance du collége; ce vase était donc le seul objet autour duquel je pusse grouper mes combinaisons. Voici la disposition à laquelle je m’arrêtai:

Je commençai par mettre mon cruchon à sec, puis, après avoir placé un morceau de pain dans le fond, je le couchai de manière que l’orifice fût au niveau du sol. Mon but, on le comprendra, était d’allécher mon gibier par cet appât et de l’attirer dans le piége. Un carreau, que je descellai, devait en fermer subitement l’ouverture, mais comme dans l’obscurité où j’allais me trouver il me serait impossible de connaître le moment de couper retraite au prisonnier, je mis près du morceau de pain un peu de papier sur lequel le rat en passant devait produire un frôlement qu’il me serait possible d’apprécier dans le silence de ma prison.

La nuit venue, je me blottis près de mon cruchon, le bras étendu vers lui, et, la main placée sous le carreau, j’attendis avec une anxiété fiévreuse l’arrivée de mes convives.

Il fallait que le plaisir que je me promettais de ma capture fût bien vif pour que je ne cédasse pas à la frayeur qui me saisit lorsque j’entendis les premiers soubresauts de mes enragés visiteurs. Je l’avoue: les évolutions qu’ils exécutèrent autour de mes jambes m’inspiraient une cruelle inquiétude; j’ignorais jusqu’où pouvait aller la voracité de ces intrépides rongeurs. Toutefois, je tins bon, je ne fis pas le moindre mouvement dans la crainte de compromettre le succès de ma chasse, et je me tins prêt, en cas d’attaque, à opposer aux assaillants une énergique résistance.

Plus d’une heure s’était écoulée dans une vaine attente, heure pleine d’émotion et d’inquiétudes, et je commençais à désespérer de mon piége, lorsque je crus entendre le petit bruit qui devait me servir de signal. Je pousse alors vivement le carreau sur l’ouverture du cruchon et le redresse aussitôt.

Aux cris aigus que j’entends pousser à l’intérieur, j’acquiers l’assurance d’un succès complet et, dans ma satisfaction, j’entonne une fanfare, autant pour célébrer ma victoire que pour effrayer les compagnons de mon prisonnier et les congédier au plus vite.

Le concierge, en venant me délivrer, m’aida à me rendre maître de mon rat en l’attachant avec une ficelle par l’une des pattes de derrière.

Chargé de mon précieux butin, je me rends au dortoir, où maître et élèves dorment depuis longtemps. Je vais me reposer à mon tour, mais un embarras vient se présenter: comment loger mon prisonnier?

A force de chercher, une idée surgit tout à coup dans mon esprit, idée bizarre et bien digne du cerveau d’un écolier: ce fut de l’enfoncer la tête la première dans un de mes souliers, en ayant soin d’attacher au pied de mon lit la ficelle qui le retenait, puis de fourrer le soulier dans un de mes bas et de placer le tout dans une des jambes de mon pantalon. Cela fait, je crus pouvoir me coucher sans la moindre inquiétude.

Le lendemain, à cinq heures précises, le surveillant, selon son habitude, fit sa tournée dans le dortoir en stimulant les dormeurs pour les faire lever.

—Habillez-vous tout de suite, me dit-il de ce ton aimable qui caractérise cet emploi.

Je me mis en devoir d’obéir; mais ici cruelle disgrâce: mon rat que j’avais si bien empaqueté, que j’avais si soigneusement emprisonné, ne trouvant pas sans doute son logement assez aéré, avait jugé à propos de percer mon soulier, mon bas et mon pantalon et prenait l’air par cette fenêtre improvisée..... Heureusement, il n’avait pu couper la ficelle qui le retenait. Peu m’importait le reste.

Mais le surveillant ne vit pas la chose du même œil que moi. La capture d’un rat, le dégât fait à ma toilette, furent jugés par lui comme autant de nouveaux griefs qui se joignirent à celui de la veille dans un rapport volumineux qu’il adressa au proviseur. Je dus me rendre chez celui-ci, revêtu des pièces qui portaient les traces de mon dernier délit. Par une coïncidence fâcheuse, le soulier, le bas et le pantalon étaient troués sur la même jambe.

L’abbé Larivière (ainsi s’appelait notre proviseur) dirigeait le collége avec une sollicitude toute paternelle. Toujours juste et porté par sa nature à l’indulgence, il avait su se faire adorer, et encourir sa disgrâce était pour les élèves le plus sévère des châtiments.

—Eh bien! Robert, me dit-il, en me regardant doucement pardessus les lunettes qui lui pinçaient le bout du nez, nous avons donc commis de grandes fautes? Voyons, dites-moi toute la vérité.

Je possédais alors une qualité que je me flatte de n’avoir pas perdue depuis; c’était une extrême franchise. Je fis au proviseur le récit exact et fidèle de mes méfaits, sans en omettre un seul détail; ma sincérité me porta bonheur. L’abbé Larivière, après s’être contenu quelques instants, finit par rire aux éclats des burlesques péripéties de mes aventures; toutefois, après m’avoir fait comprendre tout ce qu’il y avait de repréhensible dans l’action que j’avais commise, en m’emparant d’un bien qui ne m’appartenait pas, le bon abbé termina ainsi sa petite allocution.

—Je ne vous sermonnerai pas plus longtemps, Robert, je crois à votre repentir; douze heures de prison doivent suffire pour votre punition; je vous rends votre liberté. Je ferai plus: quoique vous soyez bien jeune encore, je veux vous traiter en homme, mais en homme d’honneur, entendez-vous? Vous allez me donner votre parole que non-seulement vous ne retomberez plus dans une faute semblable, mais encore, comme votre passion pour la mécanique vous fait trop souvent négliger vos devoirs, que vous renoncerez à vos outils et vous livrerez exclusivement à l’étude.

—Ah! oui, Monsieur, je vous la donne, m’écriai-je, ému jusqu’aux larmes d’une indulgence aussi inattendue, et je puis vous assurer que vous ne vous repentirez pas d’avoir eu foi en mon serment.

J’avais à cœur de tenir cet engagement, mais je ne me dissimulais pas les difficultés qui s’opposeraient à ma bonne résolution; il y avait tant d’occasions de faillir dans cette voie de sagesse où je voulais consciencieusement m’engager! D’ailleurs, comment résister aux railleries, aux quolibets, aux sarcasmes des mauvais élèves, qui, pour cacher leurs folies, entraînent les caractères faibles à devenir leurs complices? Aussi mes serments eussent-ils couru de grands dangers, si je n’avais eu le courage de mes opinions: je rompis brusquement avec quelques étourdis dont les études classiques se ressentaient du travers de leur esprit.

Cependant, quelque chose de plus difficile encore restait à accomplir pour compléter ma conversion, et si douloureux que fût le sacrifice, j’eus la force de me l’imposer. Refoulant au fond de mon cœur ma passion pour la mécanique, je brûlai mes vaisseaux, c’est-à-dire que je mis de côté mon manége, mes cages et leur contenu; j’oubliai jusqu’à mes outils, et, dégagé de toute distraction extérieure, je me livrai entièrement à l’étude du grec et du latin.

Les éloges de l’excellent abbé Larivière, qui se vantait d’avoir su reconnaître en moi l’étoffe d’un bon élève, me récompensèrent de ce suprême effort, et je puis dire que je devins dès lors un des écoliers les plus studieux et les plus assidus. Ce n’est pas que je ne regrettasse parfois mes outils et mes chères mécaniques; mais, me rappelant ma promesse au proviseur, je tins toujours ferme contre la tentation. Tout ce que je me permettais, c’était de jeter furtivement sur le papier quelques idées qui me passaient par l’esprit, ne sachant pas si un jour je pourrais les mettre à exécution.

Enfin le moment arriva où je dus quitter le collége, mes études étaient terminées.

 

J’avais dix-huit ans.

CHAPITRE II.

Un badaud de province.—Le docteur Carlosbach, escamoteur et professeur de mystification.—Le sac au sable, le coup de l’étrier.—Je suis clerc de notaire, les minutes me paraissent bien longues.—Un petit automate.—Protestation respectueuse.—Je monte en grade dans la basoche.—Une machine de la force... d’un portier.—Les canaris acrobates.—Remontrances de Me Roger.—Mon père se décide à me laisser suivre ma vocation.

Dans le récit que je viens de faire, on n’a trouvé que des événements simples et peu dignes peut-être d’un homme qui, souvent, a passé pour un sorcier; mais patience, lecteur, encore quelques pages d’introduction à ma vie d’artiste, et bientôt ce que vous cherchez dans ce livre va se dérouler à vos yeux; vous saurez comment se fait un magicien et vous apprendrez que l’arbre où se cueille cette baguette magique qui enfantait mes prétendus prodiges, n’est autre qu’un travail opiniâtre, persévérant et longtemps arrosé de mes sueurs; bientôt aussi, en vous rendant témoin de mes travaux et de mes veilles, vous pourrez apprécier ce que coûte une réputation dans mon art mystérieux.

Au sortir du collége, je savourai d’abord toutes les joies d’une liberté dont j’avais été privé depuis tant d’années. Pouvoir aller à droite ou à gauche, parler ou se taire au gré de ses désirs, se lever tôt ou tard selon ses inspirations, n’est-ce pas pour un écolier le paradis sur terre?

J’usais largement de ces ineffables plaisirs; ainsi, le matin, quoique j’eusse conservé l’habitude de m’éveiller à cinq heures, dès que la pendule m’indiquait ce moment, autrefois si terrible, je me mettais à rire aux éclats, en accompagnant cet accès de gaité maligne d’un monologue animé, sorte de défi jeté à d’invisibles surveillants; puis, satisfait de cette petite vengeance rétroactive, je me rendormais jusqu’à l’heure du déjeuner. Après le repas, je sortais sans autre but que celui de faire ce que j’appelais une bonne flânerie.

Je fréquentais de préférence les promenades publiques, car j’avais plus de chances que partout ailleurs d’y trouver quelques distractions pour occuper mes loisirs; aussi ne se passait-il aucun événement dont je ne fusse le témoin. J’étais en un mot le badaud personnifié, la gazette vivante de ma ville natale.

La plupart de ces événements présentaient en eux-mêmes un bien faible intérêt; pourtant un jour j’assistai à une petite scène qui laissa dans mon esprit de profonds souvenirs.

Une après dînée, comme j’étais à me promener sur le mail qui borde la Loire, plongé dans les réflexions que me suggéraient la chute des feuilles et leurs tourbillons soulevés par une bise d’automne, je fus tiré de cette douce rêverie par le son éclatant d’une trompette très habilement embouchée.

Je laisse à penser si je fus le dernier à me rendre à l’appel de cette éclatante mélodie.

Quelques promeneurs, affriandés comme moi par le talent de l’artiste mélomane, vinrent également former cercle autour de lui.

C’était un grand gaillard, à l’œil vif, au teint basané, aux cheveux longs et crépus, portant le poing sur la hanche et la tête élevée. Son costume, quoique d’une composition assez burlesque, était néanmoins propre et annonçait un homme pouvant avoir, comme diraient les gens de sa profession, du foin dans ses bottes. Il portait une redingote marron, surmontée d’un petit collet de même couleur et garnie de larges brandebourgs en argent; autour de son cou, négligemment posée, s’enroulait une cravate de soie noire. Les deux extrémités en étaient réunies par une bague ornée d’un diamant qui eût pu enrichir un millionnaire, si cette pierre n’eût eu le malheur de s’appeler strass. Son pantalon noir était largement étoffé; il n’avait point de gilet, mais en revanche, un linge très blanc, sur lequel s’étalait une énorme chaîne en chrysocale, avec une collection de breloques dont le son métallique se faisait entendre à chaque mouvement du musicien.

J’eus tout le temps de faire ces observations, car mon homme ne trouvant pas sans doute son assistance assez nombreuse pour mériter l’honneur d’une séance, fit durer son prélude musical au moins un quart-d’heure; enfin le cercle s’étant insensiblement agrandi, la trompette cessa de se faire entendre.

L’artiste posa son instrument à terre, fit gravement le tour de l’assemblée, en exhortant chacun à reculer un peu; puis, s’arrêtant, il passa la main dans ses longs cheveux et sembla se recueillir dans une aspiration toute de poésie.

Peu habitué au charlatanisme de cette mise en scène de la place publique, je regardais cet homme avec une confiante admiration et me préparais à ne pas perdre un mot de ce que j’allais entendre.

—Messieurs, s’écria-t-il d’une voix assurée et sonore:

—Ecoutez-moi:

—Je ne suis point ce que je parais être. Je dirai plus, je suis ce que je parais n’être pas. Oui, Messieurs, oui, avouez-le, vous me prenez pour un de ces pauvres diables venant implorer quelque gros sous de votre générosité. Eh bien! détrompez-vous; si vous me voyez aujourd’hui sur cette place, sachez que je n’y suis descendu que pour le soulagement de l’humanité souffrante, en général, pour votre bien en particulier, comme aussi pour votre agrément.

Ici, l’orateur, qu’à son accent on pouvait aisément reconnaître pour un des riverains de la Garonne, passa une seconde fois la main dans sa chevelure, releva la tête, humecta ses lèvres, et prenant un air de dignité majestueuse, il continua:

—Je vous apprendrai tout à l’heure qui je suis, et vous pourrez m’apprécier à ma juste valeur; en attendant, permettez-moi de vous présenter, pour vous distraire, un faible échantillon de mon savoir-faire.

L’artiste, après avoir régularisé le cercle de ses auditeurs, dressa devant lui une table à X, sur laquelle il déposa trois gobelets de ferblanc, si bien polis, qu’on les eût pris pour de l’argent; puis il se ceignit d’une gibecière en velours d’Utrecht rouge, dans laquelle il plongea ses mains pendant quelques instants, sans doute pour préparer les prestiges qu’il allait présenter; et la séance commença.

Dans une longue série de tours, les muscades, d’abord invisibles, parurent au bout des doigts de l’escamoteur, passèrent successivement d’un gobelet sous un autre, à travers la table, même jusque dans la poche d’un spectateur, pour sortir ensuite, à la grande joie du public, du nez d’un jeune badaud. Celui-ci prit le fait au sérieux, et il se tua à se moucher pour s’assurer qu’il ne lui restait plus de ces petites boules dans le cerveau.

L’adresse avec laquelle ces tours furent faits, la bonhomie apparente de l’opérateur dans l’exécution de ces ingénieux artifices, me produisirent la plus complète illusion.

C’était la première fois que j’assistais à un semblable spectacle: j’en fus émerveillé, stupéfait, ébahi. Cet homme pouvant produire à son gré de telles merveilles, me semblait un être surhumain; ce fut donc avec un vif regret que je lui vis mettre de côté ses gobelets et plier sa gibecière. L’assemblée paraissait également charmée; l’artiste s’en aperçut et mit à profit ces excellentes dispositions en faisant signe qu’il avait encore quelque chose à dire. Posant alors ses deux mains sur la table, comme sur l’appui d’une tribune:

—Messieurs et Dames, dit-il avec une feinte modestie et dans le but de ménager certains effets oratoires, Messieurs et Dames, j’ai été assez heureux pour vous voir prêter à mes tours d’adresse une bienveillante attention, je vous en remercie—l’escamoteur s’inclina jusqu’à terre;—et comme je tiens à vous prouver que vous n’avez point affaire à un ingrat, je veux essayer de vous rendre toute la satisfaction que vous m’avez fait éprouver.

—Daignez m’écouter un instant:

 

—Je vous ai promis de vous dire qui j’étais, je vais vous satisfaire—changement subit de physionomie, sentiment de haute estime de soi-même:—vous voyez en moi le célèbre docteur Carlosbach; la consonnance de mon nom vous indique assez que je suis Anglo-Francisco-Germanique, pays où l’on vient au monde avec une couronne de laurier sur la tête.

—Faire mon éloge ne serait qu’être l’interprète de la renommée aux cent bouches d’or et d’azur; je me contenterai de vous dire que j’ai un immense talent et que mon incommensurable réputation ne peut être égalée que par ma modestie. Couronné par les plus illustres sociétés savantes du monde entier, je m’incline devant leur jugement, qui proclame la supériorité de mes connaissances dans le grand art de guérir le genre humain.

Cet exorde, aussi bizarre qu’emphatique, fut débité avec une imperturbable assurance; cependant, je crus remarquer sur la figure du célèbre docteur quelques légères crispations des lèvres qui trahissaient comme une envie de rire contenue. Je ne m’y arrêtai pas, et, séduit par la faconde de l’orateur, je ne cessai de lui prêter une oreille attentive.

—Mais, Messieurs, ajouta-t-il, c’est assez vous entretenir de ma personne; il est temps que je vous parle de mes œuvres.

—Apprenez donc que je suis l’inventeur du baume Vermi-fugo-panacéti, dont l’efficacité souveraine est incontestable.

—Oui, Messieurs, oui, le ver, cet ennemi de l’espèce humaine; le ver, ce destructeur de tout ce qui porte existence; le ver, ce rongeur acharné des morts et des vivants, est enfin vaincu par ma science; une goutte, un atôme de cette précieuse liqueur suffit pour chasser à tout jamais cet affreux parasite.

—Avez-vous des vers longs, des vers plats, des vers ronds? peu m’importe la forme, je vous en délivrerai.

—Avez-vous encore le ver macaque, qui se place entre cuir et chair, le ver coquin, qui s’engendre dans la tête de l’homme, le tenia, vulgairement appelé le ver solitaire, venez à moi, sans crainte, je vous les extirperai sans douleur.

—Et, Messieurs telle est la vertu de mon baume merveilleux, que non-seulement il délivre l’homme de cette affreuse calamité pendant sa vie, mais que son corps n’a plus rien à craindre après sa mort; prendre mon baume, c’est s’embaumer par anticipation; l’homme alors devient immortel. Ah! Messieurs, si vous connaissiez toutes les vertus de ma sublime découverte, mais, vous vous précipiteriez sur moi pour me l’arracher, en me jetant des poignées d’or; ce ne serait plus une distribution, ce serait un pillage, aussi je m’arrête.....»

L’orateur s’arrêta en effet un instant et essuya son front d’une main, tandis que de l’autre il indiquait à la foule qu’il n’avait pas fini. Déjà un grand nombre d’auditeurs cherchaient à s’approcher du savant docteur; Carlosbach sembla ne pas s’en apercevoir et reprenant la pose dramatique qu’il avait un instant quittée, il continua ainsi:

—Mais, me direz-vous, quel peut être le prix d’un tel trésor? Serons-nous jamais assez riches pour l’acquérir? Et! Messieurs, c’est ici le moment de vous faire connaître toute l’étendue de mon désintéressement.

Ce baume, pour la découverte duquel j’ai séché ma vie; ce baume, que des souverains ont acheté au prix de leur couronne, ce baume enfin que l’on ne saurait payer..... Je vous le donne.

A ces mots inattendus, la foule, frémissante d’émotion, reste un instant interdite, puis, comme s’ils eussent été sous l’impression du fluide électrique, tous les bras se lèvent suppliants et implorent la générosité du docteur.

Mais, ô surprise! ô déception! Carlosbach, ce docteur célèbre, Carlosbach, ce bienfaiteur de l’humanité, quitte soudainement son rôle de charlatan et se prend d’un rire homérique.

Ainsi que dans un changement à vue, la scène est transformée, tous les bras levés retombent en même temps; on se regarde, on s’interroge, on murmure, puis l’on s’apaise, et bientôt la contagion du rire gagnant de proche en proche, la foule éclate en chœur.

L’escamoteur s’arrête le premier et réclame le silence.

—Messieurs, dit-il alors d’un ton de parfaite convenance, ne m’en veuillez point de la petite scène que je viens de jouer; j’ai voulu par cette comédie vous prémunir contre les charlatans qui chaque jour vous trompent, ainsi que je viens de le faire moi-même. Je ne suis point docteur, mais tout simplement escamoteur, professeur de mystifications et auteur d’un recueil dans lequel vous trouverez, outre le discours que je viens de vous débiter, la description d’un grand nombre de tours d’escamotage.

—Voulez-vous connaître l’art de vous amuser en société? Pour dix sous, vous pouvez vous satisfaire.

L’escamoteur sort d’une boîte un énorme paquet de livres, fait le tour de l’assistance, et grâce à l’intérêt que son talent a su inspirer, il ne tarde pas à débiter toute sa marchandise.

La séance était terminée: je rentrai à la maison la tête pleine de tout un monde de sensations inconnues.

 

Comme on le pense bien, je m’étais procuré un des précieux volumes; je me hâtai d’en prendre connaissance, mais le faux docteur y continuait son système de mystification et, malgré toute ma bonne volonté, je ne pus parvenir à comprendre aucun des tours dont il semblait donner l’explication. J’eus, du reste, pour me consoler, le plaisant discours que je viens de rapporter ici.

Je m’étais promis de mettre le livre de côté et de n’y plus songer, mais les merveilles qui y étaient annoncées venaient à chaque instant se retracer à mon esprit. O Carlorsbach, disais-je dans ma modeste ambition, si j’avais ton talent, comme je me trouverais heureux! Et, plein de cette idée, je me décidai à aller prendre des leçons du savant professeur. Malheureusement cette détermination fut trop tardivement prise; lorsque je me présentai, j’appris que l’escamoteur mettant à profit les ressources de sa profession, avait, dès la veille, quitté son auberge, oubliant de payer les dépenses princières qu’il y avait faites.

L’aubergiste me donna des détails sur cette fugue, dernière mystification du professeur. Carslorsbach était arrivé chez lui avec deux malles d’inégale grandeur et lourdement chargées; sur la plus grande étaient écrits ces mots: Instruments de Physique, sur l’autre Vestiaire. Or, l’escamoteur, qui, disait-il, avait reçu de nombreuses invitations des châteaux voisins pour y donner des séances, était parti la veille, afin de satisfaire à l’un de ces engagements. On ne l’avait vu emporter avec lui qu’une de ses malles, celle aux instruments, et l’on avait supposé que l’autre restait dans la chambre et servait tout naturellement à garantir ses frais d’auberge, qu’il devait payer à son retour.

Le lendemain, l’aubergiste ne voyant pas revenir son voyageur, pensa qu’il était prudent de mettre ses effets en lieu de sûreté. Il entre donc dans la chambre de l’escamoteur; mais les deux malles avaient disparu et à leur place était un énorme sac rempli de sable sur lequel on voyait en gros caractères:

SAC AUX MYSTIFICATIONS.
Le coup de l’étrier.

Voici ce que conjecturait le malheureux aubergiste: La grande malle, lors de son arrivée, devait être remplie par le sable; l’escamoteur, en quittant l’auberge, avait remplacé celui-ci par la boîte au vestiaire, et muni de ces deux malles, n’en faisant plus qu’une, il était parti pour ne plus revenir.

Je continuai pendant quelque temps encore à jouir de la vie contemplative que je m’étais créée; mais à force de flâneries et de promenades, la satiété ne tarda pas à venir et je me trouvai tout surpris, un jour, de me sentir fatigué de cette existence désœuvrée.

Mon père, en homme qui connaît le cœur humain, attendait ce moment pour me parler raison; il me prit à part, un matin, et, sans autre préambule, me dit avec bonté:

—Voyons, mon ami, te voilà sorti du collége avec une instruction solide: je t’ai laissé jouir largement d’une liberté après laquelle tu semblais aspirer. Mais tu dois comprendre que cela ne suffit pas pour vivre; il faut maintenant quitter l’habit d’écolier et entrer résolument dans le monde, où tu appliqueras tes connaissances à l’état que tu auras embrassé. Cet état, il est temps de le choisir; tu as sans doute un goût, une vocation, c’est à toi de me la faire connaître; parle donc et tu me trouveras disposé à te seconder dans la carrière que tu auras choisie.

Bien que mon père eût souvent manifesté la crainte de me voir suivre sa profession, je pensai, d’après ces paroles, qu’il avait changé d’avis, et je m’écriai avec transport; «Sans doute, j’ai une vocation, et celle-là tu ne peux la méconnaître, car elle date de loin; tu le sais, je n’ai jamais eu d’autre désir que celui d’être....»

Mon père devina ma pensée et ne me laissa pas achever:

—Je vois, reprit-il, que tu ne m’as pas compris, je vais m’expliquer plus clairement. Sache donc que mon désir est de te voir choisir une profession plus lucrative que la mienne. Réfléchis qu’il serait peu raisonnable d’enterrer dans ma boutique dix années d’études, pour lesquelles j’ai fait de si grands sacrifices: songe d’ailleurs au peu de fortune que m’a procuré mon état, puisque trente années d’un travail assidu ne m’ont donné pour mes vieux jours qu’une bien modeste aisance. Crois-moi, change de résolution et renonce à ta manie de faire de la limaille.

Mon père ne faisait en cela que suivre les idées de la plupart des parents qui ne voient que les désagréments attachés à leur profession. A ce préjugé se joignait, il faut le dire aussi, la louable ambition du chef de famille qui désire élever son fils au-dessus de lui.

Me prononcer pour un autre état que celui de mécanicien, était pour moi chose impossible; car ne connaissant les autres professions que de nom, j’étais incapable de les apprécier, et conséquemment d’en choisir une; je restai muet.

En vain, mon père, pour solliciter une réponse, essaya de fixer mon choix en faisant valoir les avantages que je trouverais à être pharmacien, avoué ou notaire, etc. Je ne pus que lui répéter que je m’en rapportais sur ce point à sa sagesse et à son expérience. Cette abnégation de mes volontés, cette soumission sans réserve parut le toucher; je m’en aperçus, et voulant tenter un dernier effort sur sa détermination, je lui dis avec effusion:

—Avant de prendre un parti dont dépend mon avenir, permets-moi, cher père, de te faire une observation. Es-tu bien sûr que ce soit ton état qui manque de ressources, et non la ville où tu l’as exercé? Je t’en supplie, laisse-moi faire, et lorsque, par tes conseils, je serai parvenu à avoir du talent, j’irai à Paris, centre des affaires et de l’industrie, et j’y ferai ma fortune; j’en ai, non pas le pressentiment, mais la conviction.

Craignant sans doute de faiblir, mon père voulut couper court à cet entretien en évitant de répondre à mon objection.

—Puisque tu t’en rapportes à moi, me dit-il, je te conseille de suivre le notariat; avec ton intelligence, du travail et de la conduite, je ne doute pas que tu n’y fasses promptement ton chemin.

Deux jours après, j’étais installé dans une des meilleures études de Blois, et grâce à ma belle écriture, on me donna l’emploi d’expéditionnaire, lequel consiste, on le sait, à écrire du matin au soir des expéditions et des grosses sans trop savoir ce que l’on fait.

Je laisse à penser si ce travail d’automate pouvait longtemps convenir à la nature de mon esprit: des plumes, de l’encre, rien n’était moins propre à l’exécution des idées inventives qui ne cessaient de me poursuivre. Heureusement, à cette époque, les plumes d’acier n’étaient pas encore inventées; j’avais donc pour me distraire la ressource de tailler mes plumes, et, je l’avoue, j’en usais largement.

Ce seul détail suffira pour donner une idée du spleen qui pesait sur moi comme un manteau de plomb; j’en serais tombé malade infailliblement, si je n’eusse trouvé le moyen de me procurer, en dehors de l’étude, une occupation plus attrayante et surtout plus conforme à mes goûts.

Parmi les curiosités mécaniques que l’on confiait à mon père pour être réparées, j’avais pu voir une tabatière sur le dessus de laquelle était une petite scène automatique qui m’avait vivement intéressé. Le dessus de la boîte représentait un paysage. En pressant une détente, un lièvre paraissait sur le premier plan, et se dirigeait vers une touffe d’herbe, qu’il se mettait en devoir de brouter; peu après on voyait déboucher d’un bois un chasseur, cheminant en compagnie de son chien.

Le Nemrod en miniature s’arrêtait à la vue du gibier, épaulait son fusil et mettait en joue; un petit bruit simulant l’explosion de l’arme se faisait entendre, et tout aussitôt le lièvre blessé, il faut le croire, s’enfuyait, poursuivi par le chien, et disparaissait dans un fourré.

Cette jolie mécanique excitait au plus haut point mon envie, mais je ne pouvais que la convoiter, car son propriétaire, outre l’importance qu’il y attachait, n’avait aucune raison pour consentir à s’en défaire, et d’ailleurs mes ressources pécuniaires ne pouvaient prétendre à une telle acquisition.

Puisque je ne pouvais posséder cette pièce, je voulus au moins en conserver le souvenir, et j’en fis un dessin exact à l’insu de mon père. Ce plan terminé, ma tête se monta à la vue de son ingénieuse disposition, et j’en vins à me demander s’il ne me serait pas possible de le mettre à exécution.

Ma réponse fut affirmative.

Pendant six mois, j’eus la persévérance de me lever avec le jour, et, descendant furtivement à l’atelier de mon père, qui, lui, n’était pas matinal, je travaillais jusqu’à l’heure à laquelle il avait l’habitude d’y venir. Ce moment arrivé, je remettais les outils dans l’ordre où je les avais trouvés, je serrais soigneusement mon ouvrage et je me rendais à l’étude.

La joie que j’éprouvai en voyant fonctionner ma mécanique ne peut être égalée que par le plaisir que je ressentis en la présentant à mon père, comme protestation indirecte et respectueuse contre la détermination qu’il avait prise à l’égard de ma profession. J’eus de la peine à le convaincre que je n’avais point été aidé dans ce travail; quand enfin il n’en douta plus, il ne put s’empêcher de m’en faire compliment.

—C’est bien fâcheux, me dit-il d’un air pensif, qu’on ne puisse tirer parti de semblables dispositions; mais, mon ami, ajouta-t-il, comme pour chasser une idée qui l’importunait, crois-moi, méfie-toi de ton adresse; elle pourrait nuire à ton avancement.

Depuis plus d’un an je remplissais les fonctions de clerc amateur, c’est-à-dire de clerc sans rétribution, quand l’offre me fut faite par un notaire de campagne d’entrer chez lui en qualité de second clerc, avec de modiques appointements.

J’acceptai avec empressement cet avancement inattendu; mais une fois installé dans mes nouvelles fonctions, je ne fus pas longtemps à m’apercevoir que mon officier ministériel m’avait donné de l’eau bénite de cour dans l’énonciation de mon emploi. La place que je remplissais chez lui était tout simplement celle de petit clerc, c’est-à-dire que je faisais les courses de l’étude, le premier et unique clerc suffisant à lui seul pour le reste de la besogne.

Il est vrai que je gagnais quelque argent; c’était le premier que mon travail me procurait: cette considération rendit la pilule moins amère à mon amour-propre. D’ailleurs monsieur Roger (ainsi se nommait mon nouveau patron) était bien le meilleur des hommes; son abord, plein de bienveillance et de bonté, m’avait séduit dès le premier jour, et je puis ajouter que je n’eus qu’à me louer de ses procédés envers moi, tout le temps que je passai dans son étude.

Cet homme, la probité même, avait la confiance du duc d’Avaray, dont il régissait le château, et, plein de zèle pour les affaires de son noble client, il s’en occupait beaucoup plus que de celles de son étude. A Avaray, du reste, les affaires de notariat étaient peu nombreuses, et nous venions facilement à bout de la besogne qu’elles nous procuraient; pour mon compte j’avais bien des loisirs que je ne savais comment occuper; mon patron me vint en aide, en mettant sa bibliothèque à ma disposition. J’eus la bonne fortune d’y trouver le Traité de botanique de Linné, et j’acquis les premières notions de cette science.

L’étude de la botanique exigeait du temps, et je n’avais à lui consacrer que les moments qui précédaient l’ouverture du cabinet; or, sans savoir pourquoi, j’étais devenu un dormeur infatigable. Impossible de me réveiller avant huit heures. Je résolus de triompher de cette somnolence opiniâtre et j’inventai un réveil-matin dont l’originalité me semble mériter une mention toute particulière.

La chambre que j’occupais dépendait du château d’Avaray, et était située au-dessus d’une voûte fermée par une lourde grille. Ayant remarqué que, chaque matin, au petit jour, le portier Thomas venait ouvrir cette grille, qui donnait passage dans les jardins, l’idée me vint de profiter de cette circonstance pour me faire un réveil-matin.

Voici quelles étaient mes dispositions mécaniques: chaque soir, en me couchant, j’attachais à l’une de mes jambes l’extrémité d’une corde dont l’autre bout, passant par ma fenêtre entr’ouverte, allait se fixer à la partie supérieure de la porte grillée.

On comprendra facilement le jeu de cet appareil: le portier, en poussant la grille, m’entraînait sans s’en douter au beau milieu de la chambre. Ainsi violemment tiré de mon sommeil, je cherchais à m’accrocher à mes couvertures; mais, plus je résistais, plus l’impitoyable Thomas poussait de son côté, et je finissais par me réveiller en l’entendant, chaque fois, maugréer contre les gonds de la porte, auxquels il promettait de l’huile pour le lendemain. Je me dégageais alors la jambe, et, mon Linné à la main, j’allais demander à la nature ses admirables secrets, dont l’étude m’a fait passer de si doux instants.

 

Autant pour plaire à mon père que pour remplir scrupuleusement les devoirs de mon emploi, je m’étais promis de ne plus m’occuper de la mécanique, dont je redoutais l’irrésistible attrait, et je m’étais religieusement tenu parole. Il y avait donc tout lieu de croire qu’adoptant le notariat, je prendrais enfin mes grades dans la basoche et deviendrais un jour moi-même maître Robert, notaire dans telle ou telle localité. Mais la Providence, dans ses décrets, m’avait tracé une toute autre route, et mes inébranlables résolutions vinrent échouer devant une tentation trop forte pour mon courage.

Dans l’étude, il y avait, chose assez bizarre, une magnifique volière remplie d’une multitude de canaris dont le chant et le plumage avaient pour destination de tromper l’impatience du client, quand par hasard il était forcé d’attendre.

Cette volière étant considérée comme meuble de l’étude, j’étais, en ma qualité de petit clerc, chargé de la tenir en bon état de propreté et de veiller à l’alimentation de ses habitants.

Ce fut, sans contredit, parmi les travaux qui me furent confiés, celui dont je m’acquittai avec le plus de zèle; j’apportai même tant de soins au bien-être et à l’amusement de mes pensionnaires, qu’ils absorbèrent bientôt presque tout mon temps.

Je commençai par organiser dans cette immense cage des mécaniques que j’avais inventées au collége dans de semblables circonstances; insensiblement, j’en en ajoutai de nouvelles, et je finis par faire de la volière un objet d’art et de curiosité, auquel nos visiteurs trouvaient un véritable attrait.

Ici, c’était un bâton près duquel le sucre et l’échaudé étalaient leurs séductions; l’imprudent canari qui se laissait prendre à cette traîtreuse amorce avait à peine posé la patte sur le bâton fatal, qu’une petite cage circulaire l’enveloppait vivement et le retenait prisonnier jusqu’à ce que, conduit par le hasard ou par sa fantaisie, un autre oiseau, en se perchant sur un bâton voisin, fît partir une détente qui délivrait le captif. Là, c’étaient des bains et des douches forcés; plus loin, une petite mangeoire était disposée de telle sorte que plus l’oiseau semblait s’en approcher, plus il s’en éloignait en réalité. Enfin, il fallait que chaque pensionnaire gagnât sa nourriture en la faisant venir à lui à l’aide de petits chariots qu’il tirait avec le bec.

 

Le plaisir que je trouvais à exécuter ces petits travaux me fit bientôt oublier que j’étais à l’étude pour toute autre chose que pour les menus plaisirs des canaris. Le premier clerc m’en fit l’observation en y ajoutant de justes remontrances; mais j’avais toujours quelque prétexte pour me déranger, découvrant sans cesse des additions à faire au gymnase de mes volatiles.

Enfin, les choses en vinrent au point que l’autorité supérieure, c’est-à-dire le patron en personne, dut intervenir.

—Robert, me dit-il d’un ton sérieux qu’il prenait rarement avec ses clercs, lorsque vous êtes entré chez moi, c’était, vous le savez, pour vous occuper exclusivement des travaux de mon étude, et non pour satisfaire vos goûts et vos fantaisies; des avertissements vous ont été donnés pour vous rappeler à vos devoirs, et vous n’en avez tenu aucun compte; je viens donc vous dire aujourd’hui qu’il faut prendre une détermination bien arrêtée de cesser vos travaux de mécanique, ou je me verrai dans la nécessité de vous renvoyer à votre père.

Ce bon monsieur Roger s’arrêta, comme pour reprendre haleine, après les reproches qu’il venait de me faire, j’en suis certain, bien à contre-cœur. Après un instant de silence, reprenant avec moi son ton paternel, il ajouta:

—Et tenez, mon ami, voulez-vous que je vous donne un conseil? Je vous ai étudié, et j’ai la conviction que vous ne ferez jamais qu’un clerc très médiocre, et par suite un notaire plus médiocre encore, tandis que vous pouvez devenir un bon mécanicien. Il serait donc très sage d’abandonner une carrière dans laquelle il y a pour vous si peu d’espoir de réussite, et de suivre celle pour laquelle vous montrez de si heureuses dispositions.

Le ton d’intérêt avec lequel M. Roger venait de me parler m’engagea à lui ouvrir mon cœur; je lui fis part de la détermination qu’avait prise mon père de m’éloigner de son état, et je lui dépeignis tout le chagrin que j’en avais ressenti.

—Votre père a cru bien faire, me répondit-il, en vous donnant une profession plus lucrative que la sienne; il pensait sans doute n’avoir à vaincre en vous qu’une simple fantaisie de jeunesse; moi je suis persuadé que c’est une vocation irrésistible, contre laquelle il ne faut pas essayer de lutter plus longtemps. Laissez-moi faire, je verrai vos parents dès demain, et je ne doute pas que je ne les amène à partager mon avis et à changer leurs projets relativement à votre avenir.

Depuis que j’avais quitté la maison paternelle, mon père avait vendu son établissement et vivait retiré dans une petite propriété près de Blois. Mon patron alla le trouver, comme il me l’avait promis. Une longue conversation s’en suivit, et, après de nombreuses objections de part et d’autre, l’éloquence du notaire vainquit les scrupules de mon père, qui se rendit enfin:

—Allons, dit-il, puisqu’il le veut absolument, qu’il prenne mon état. Et comme je ne puis plus le lui enseigner moi-même, mon neveu, qui est mon élève, fera pour mon fils ce que j’ai fait pour lui-même.

Cette nouvelle me combla de joie; il me sembla que j’allais entrer dans une nouvelle vie et je trouvai bien longs les quinze jours qu’en raison de divers arrangements, il me fallut encore passer à Avaray.

Enfin je partis pour Blois, et dès le lendemain de mon arrivée je me trouvais installé devant un étau, la lime à la main et recevant de mon parent ma première leçon de mécanique.

CHAPITRE III.

Le cousin Robert.—L’événement le plus important de ma vie.—Comment on devient sorcier.—Mon premier escamotage.—Fiasco complet.—Perfectibilité de la vue et du toucher.—Curieux exercice de prestidigitation.—Monsieur Noriet.—Une action plus ingénieuse que délicate.—Je suis empoisonné.—Un trait de folie.

Ayant de parler de mes études dans l’horlogerie, je ferai connaître à mes lecteurs mon nouveau patron.

Et tout d’abord, pour me mettre à l’aise et parce que pour moi cela résume tout, je dirai que le cousin Robert, comme je le nommais, a été dès mon entrée chez lui et est toujours demeuré depuis un de mes meilleurs et plus chers amis. C’est qu’il serait difficile en effet d’imaginer un caractère plus heureux, un cœur plus affectueux et plus dévoué.

Comme ouvrier, mon cousin avait des qualités non moins précieuses: à une rare intelligence il joignait une adresse qui, je le déclare sans fausse modestie, semble être un privilége de notre famille; il avait, du reste, la réputation du plus habile horloger de Blois, et cette ville, comme on le sait, excella longtemps dans l’exécution des machines à mesurer le temps.

Mon père ne pouvait donc mieux faire que de me confier à un homme qui possédait toutes mes sympathies et chez qui je trouvais réunies à la fois la bienveillance d’un ami et la science d’un maître.

Mon cousin commença par me faire faire de la limaille, comme disait mon père, mais je n’eus pas besoin d’apprentissage pour arriver à me servir des outils, car depuis longtemps j’en avais acquis l’habitude, et les débuts du métier, ordinairement si ennuyeux, n’eurent rien de pénible pour moi. Je pus, dès les premiers jours, être employé à de petits travaux dont je m’acquittai avec assez d’habilité pour mériter les éloges de mon maître.

Je ne voudrais pas laisser croire cependant que je fus toujours un élève parfait; j’avais conservé dans mon nouvel état cette disposition d’esprit qui est innée en moi, et qui m’attira de la part du cousin plus d’une réprimande: je ne pouvais me résoudre à enchaîner mon imagination à l’exécution des idées d’autrui; je voulais à toute force inventer ou perfectionner.

Toute ma vie j’ai été dominé par cette passion, ou si l’on veut par cette manie. Jamais je n’ai pu arrêter ma pensée sur une œuvre quelconque sans chercher les moyens d’y apporter un perfectionnement ou d’en faire jaillir une idée nouvelle. Mais cette disposition d’esprit, qui plus tard me fut si favorable, était à cette époque très préjudiciable à mes progrès. Avant de suivre mes propres inspirations et de m’abandonner à mes fantaisies, je devais m’initier aux secrets de mon art, apprendre à surmonter les difficultés signalées par les maîtres et chasser, enfin, des idées qui n’étaient propres qu’à me détourner des vrais principes de l’horlogerie.

Tel était le sens des observations paternelles que m’adressait de temps à autre mon cousin et j’étais bien forcé d’en reconnaître la justesse. Alors je me remettais à l’ouvrage avec plus de zèle, tout en gémissant en secret sur cet assujettissement qui m’était imposé.

Pour favoriser mes progrès et seconder mes efforts, mon patron m’engagea à étudier quelques ouvrages traitant de la mécanique en général et de l’horlogerie eu particulier. Cela rentrait trop bien dans mes goûts pour que je ne suivisse pas son conseil; et je me livrais sans réserve à ces attrayantes études, lorsqu’un fait, bien simple en apparence, vint tout-à-coup décider du sort de ma vie en me dévoilant une vocation dont les mystérieuses ressources devaient ouvrir plus tard un vaste champ à mes idées inventives et fantastiques.

Un soir, j’entre dans la boutique d’un bouquiniste nommé Soudry, pour acheter le Traité d’horlogerie de Berthoud, que je savais être en sa possession.

Le marchand, engagé en ce moment dans une affaire d’une toute autre importance que celle qui m’amenait, sort de ses rayons deux volumes, me les remet et me congédie sans plus de façon.

Revenu chez moi, je me dispose à lire avec la plus grande attention mon Traité d’horlogerie, mais que l’on juge de ma surprise, lorsque sur le dos de l’un de ces volumes je lis ces mots: Amusements des sciences.

Étonné de trouver un titre semblable sur un ouvrage sérieux, j’ouvre impatiemment ce livre, je parcours la table des chapitres, et ma surprise redouble en lisant ces mots étranges:

Démonstration des tours de cartes..... Deviner la pensée de quelqu’un..... Couper la tête d’un pigeon et le faire ressusciter, etc...

Soudry s’était trompé: dans sa préoccupation, au lieu d’un Berthoud il m’avait remis deux volumes de l’Encyclopédie. Fasciné toutefois par l’annonce de semblables merveilles, je dévore les pages du mystérieux in-quarto, et, plus j’avance dans ma lecture, plus je vois se dérouler devant moi les secrets d’un art pour lequel j’avais, à mon insu, plus que de la vocation.

Je crains d’être taxé d’exagération ou tout au moins de n’être pas compris d’un grand nombre de lecteurs, lorsque je dirai que cette découverte, trésor inespéré, me causa l’une des plus grandes joies que j’aie jamais éprouvées. C’est qu’en ce moment de secrets pressentiments m’avertissaient que le succès, la gloire peut-être, se trouvaient un jour pour moi dans l’apparente réalisation du merveilleux et de l’impossible, et ces pressentiments ne m’ont heureusement pas trompé.

La ressemblance de deux in-quarto et la préoccupation d’un bouquiniste, telles furent les causes vulgaires de l’événement le plus important de ma vie.

 

Plus tard, dira-t-on, des circonstances différentes eussent pu éveiller en moi cette vocation; c’est probable; mais plus tard il n’eût plus été temps. Un ouvrier, un industriel, un négociant établi quittera-t-il une position faite, si médiocre qu’elle soit, pour céder à une passion qui serait infailliblement taxée de folie! non certes. C’était donc seulement à cette époque que mon irrésistible penchant vers le mystérieux pouvait être raisonnablement suivi.

Combien de fois depuis n’ai-je pas béni cette erreur providentielle sans laquelle je serais resté sans doute un modeste horloger de province! Ma vie, il est vrai, se serait ainsi écoulée calme, douce, et tranquille; bien des peines, des émotions, des angoisses m’eussent été épargnées; mais aussi de quelles vives sensations, de quelles joies profondes mon âme n’eût-elle pas été privée?

 

J’étais passionnément courbé sur mon précieux in-quarto, dévorant jusqu’aux moindres détails de ces tours de main merveilleux; ma tête brûlait et je restais parfois plongé dans des réflexions qui tenaient de l’extase. Cependant les heures s’écoulaient, et tandis que mon imagination se berçait dans des rêves fantastiques, je ne m’apercevais pas que ma chandelle était arrivée à sa dernière période; sa lueur pâlissait sensiblement et j’entendis bientôt crépiter la mèche; puis, réduite à un imperceptible lumignon, elle s’affaissa brusquement et rendit le dernier soupir.

Comprendra-t-on tout mon désappointement? Cette chandelle était la dernière que j’eusse en ma possession; force me fut donc de quitter les sublimes régions de la magie faute de pouvoir les éclairer. A cet instant de dépit, que n’aurais-je pas donné pour la lumière la plus vulgaire, fût-ce même pour un lampion!

Ce n’était pas que je fusse dans une obscurité complète; une blafarde clarté me venait d’un réverbère voisin, mais quelques efforts que je fisse pour profiter de ses pâles rayons, je ne pouvais parvenir à déchiffrer un seul mot, et, bon gré mal gré, je dus me résigner à me coucher.

J’essayai vainement de dormir; la surexcitation fiévreuse que m’avait donnée cette lecture ne me permit ni sommeil ni repos; je repassais dans mon esprit les endroits qui m’avaient le plus frappé, et l’intérêt qu’ils m’inspiraient exaltait de plus en plus mon imagination.

Incapable de rester au lit, je retournais de temps en temps me mettre à la fenêtre, et, jetant sur le reverbère des regards de convoitise, j’en étais arrivé à former le projet d’aller lire à sa clarté, au beau milieu de la rue, lorsque soudain une autre idée traverse mon esprit. Dans mon impatience de la réaliser, je ne me donne même pas le temps de m’habiller, et, bornant mon vêtement au strict nécessaire, si l’on peut appeler ainsi des pantoufles et un caleçon, je prends mon chapeau d’une main, une paire de pincettes de l’autre, et je descends l’escalier à tâtons.

Une fois dans la rue, je me dirige rapidement vers le réverbère; car je dois avouer au lecteur que poussé, sans doute, par le désir de mettre promptement à exécution certaines notions que je venais d’acquérir sur la prestidigitation, j’avais conçu la pensée d’escamoter à mon profit le quinquet affecté par la municipalité à la sûreté de la ville. Le rôle destiné aux pincettes et au chapeau dans cette audacieuse opération consistait, pour les premières, à briser la petite porte de tôle derrière laquelle s’enroulait la corde qui servait à monter et à descendre le réverbère, et pour le second, à jouer l’office de lanterne sourde, en étouffant les jets lumineux qui eussent pu trahir mon larcin.

Tout se passa au gré de mes désirs, et déjà je me retirais triomphant, quand un misérable incident vint me faire perdre le fruit de mon coup de main. Au moment même où j’allais disparaître avec mon butin, un mitron, oui, un vulgaire mitron, me fit échouer en apparaissant subitement au seuil de sa boutique. Je me blottis aussitôt dans l’encoignure d’une porte, et là, redoublant de soins pour absorber dans mon chapeau les rayons du quinquet, j’attendis, dans l’immobilité la plus complète, qu’il plût au malencontreux boulanger de rentrer chez lui. Mais que l’on juge de ma douleur et de mon effroi, quand je le vis s’adosser à la porte et fumer tranquillement sa pipe!

La position devenait intolérable; le froid et aussi la crainte d’être découvert faisaient claquer mes dents, et, pour comble de désespoir, je sentis bientôt la coiffe de mon chapeau s’enflammer. Il n’y avait pas à hésiter: je serrai convulsivement ma soi-disant lanterne sourde entre mes mains et parvins ainsi à étouffer l’incendie; mais à quel prix, grand Dieu! Mon pauvre chapeau, celui dont je me parais le dimanche, était roussi, rempli d’huile et complètement déformé. Et tandis que je subissais toutes ces tortures, mon bourreau continuait à fumer avec un air de calme et de béatitude qui me causait des accès de rage.

Je ne pouvais pourtant demeurer là jusqu’au jour, mais comment sortir de cette situation critique? Demander le secret au boulanger, c’était faire appel à son indiscrétion et me couvrir de ridicule; rentrer directement chez moi, c’était me trahir, car j’étais obligé de passer devant lui, et un réverbère peu éloigné jetait assez de clarté pour me faire reconnaître. Restait un troisième parti: c’était d’enfiler rapidement une rue qui se trouvait à ma gauche et de regagner la maison par un chemin détourné. Ce fut celui-là auquel je m’arrêtai au risque d’être rencontré dans mon excursion en costume de baigneur.

Sans plus tarder, je mets sous mon bras et chapeau et quinquet, car je me vois forcé de les emporter avec moi pour enlever toute trace de mon délit, je pars comme un trait.

Dans mon trouble, je m’imagine que le boulanger me poursuit, je crois même entendre ses pas derrière moi, et voulant à toute force le dépister, je redouble de vitesse; je prends tantôt à droite, tantôt à gauche, et traverse un si grand nombre de rues, que ce n’est qu’au bout d’un quart-d’heure d’une marche effrenée que je me retrouve dans ma chambre, haletant, n’en pouvant plus, mais heureux d’en être quitte encore à si bon marché.

Il faut avouer que pour un homme destiné à jouer plus tard un certain rôle dans les fastes de l’escamotage, je n’avais pas eu la main heureuse pour mon coup d’essai, ou pour m’exprimer en termes de théâtres, je dirai que je venais de faire un fiasco complet.

Cependant, je ne fus aucunement découragé; loin de là, dès le lendemain, j’oubliais mes infortunes de la veille en me retrouvant avec mon précieux traité de magie blanche, et je me remettais avec ardeur à la lecture de ses intéressants secrets.

Huit jours après je les possédais tous.

De la théorie je résolus de passer à la pratique; mais, ainsi que cela m’était arrivé avec le livre de Carlosbach, je me trouvai subitement arrêté devant un obstacle. L’auteur était, il est vrai, plus consciencieux que le mystificateur Bordelais; il donnait de ses tours une explication très facile à comprendre; seulement il avait eu le tort de supposer à tous ses lecteurs une certaine adresse pour les exécuter. Or, cette adresse me manquait complètement, et, si désireux que je fusse de l’acquérir, je ne trouvais rien dans l’ouvrage qui m’en indiquât les moyens. J’étais dans la position d’un homme qui tenterait de copier un tableau sans avoir les moindres notions du dessin et de la peinture.

Faute d’un professeur pour me guider, je dus créer les principes de la science que je voulais étudier.

D’abord, comme base fondamentale de la prestidigitation, j’avais facilement reconnu que les organes qui jouent le principal rôle dans l’exercice de cet art sont la vue et le toucher. Je compris que, pour approcher le plus possible de la perfection, il fallait que le prestidigitateur développât en lui une perception plus rapide, plus délicate et plus sûre de ces deux organes, par cette raison que dans ses séances il doit embrasser d’un seul regard tout ce qui se passe autour de lui, et exécuter ses prestiges avec une dextérité infaillible.

J’avais été souvent frappé de la facilité avec laquelle les pianistes peuvent lire et exécuter, même à première vue, un morceau de chant avec son accompagnement. Il était évident, pour moi, que par l’exercice on pouvait arriver à se créer une faculté de perception appréciative et une habileté du toucher qui permettent à l’artiste de lire simultanément plusieurs choses différentes, en même temps que ses mains s’occupent d’un travail très compliqué. Or, c’est une semblable faculté que je désirais acquérir pour l’appliquer à la prestidigitation; seulement, comme la musique ne pouvait me fournir les éléments qui m’étaient nécessaires, j’eus recours à l’art du jongleur, dans lequel j’espérais trouver des résultats, sinon semblables, du moins analogues.

On sait que l’exercice des boules développe étonnamment le toucher. Mais n’est-il pas évident qu’il développe également le sens de la vue?

En effet, lorsqu’un jongleur lance en l’air quatre boules qui se croisent dans différentes directions, ne faut-il pas que ce sens soit bien perfectionné chez lui, pour que ses yeux puissent, d’un seul regard, suivre avec une merveilleuse précision chacun des dociles projectiles dans les courbes variées que leur ont imprimées les mains?

Il y avait précisément à Blois, à cette époque, un pédicure nommé Maous, qui possédait le double talent de jongler assez adroitement et d’extirper les cors avec une habileté digne de la légèreté de ses mains. Maous, malgré ce cumul, n’était pas riche; je le savais, et cette particularité me fit espérer obtenir de lui des leçons à un prix en rapport avec mes modestes ressources.

En effet, moyennant dix francs, il s’engagea à m’initier à l’art du jongleur.

Je me livrai avec une telle ardeur aux exercices qu’il m’indiqua, et mes progrès furent si rapides, qu’en moins d’un mois je n’avais plus rien à apprendre; j’en savais autant que mon maître, si ce n’est pourtant l’art d’extirper les cors, dont je lui laissai le monopole. J’étais parvenu à jongler avec quatre boules.

Cela ne satisfit pas encore mon ambition; je voulus, s’il était possible, surpasser la faculté de lire par appréciation que j’avais tant admirée chez les pianistes. Je plaçai un livre devant moi, et tandis que mes quatre boules voltigeaient en l’air, je m’habituai à y lire sans hésitation.

Je ne serais point étonné que ceci parût extraordinaire à bien des lecteurs; mais, ce qui les surprendra peut-être plus encore, c’est que je viens à l’instant même de me donner la satisfaction de répéter cette curieuse expérience; pourtant trente ans se sont écoulés depuis le fait que je viens de raconter, et pendant ce temps j’ai bien rarement touché à mes boules; car jamais je ne m’en suis servi dans mes séances.

Je dois avouer toutefois que sur ce point mon adresse a baissé d’un degré; ce n’est plus qu’avec trois boules que j’ai pu lire avec facilité.

On ne saurait croire combien, alors, cet exercice communiqua à mes doigts de délicatesse et de sûreté d’exécution, en même temps que cette lecture par appréciation donnait à mon regard une promptitude de perception qui tenait du merveilleux. Je parlerai plus tard du service que me rendit cette dernière faculté pour l’expérience de la seconde vue.

Après avoir ainsi rendu mes mains souples et dociles, je n’hésitai plus à m’exercer directement à la prestidigitation. Je m’occupai spécialement de la manipulation des cartes et de l’empalmage.

Cette opération d’escamotage exige un long travail; car il faut, tout en ayant la main droite ouverte et renversée, arriver à y retenir invisiblement des boules, des bouchons de liége, des morceaux de sucre, des pièces de monnaie, etc., sans que les doigts soient fermés ou perdent rien de leur liberté.

En raison du peu de temps dont je pouvais disposer, les difficultés inhérentes à ces nouveaux exercices eussent été insurmontables si je n’eusse trouvé le moyen de satisfaire les exigences de ma passion sans négliger mon état. Voici comment je m’y pris.

Selon la mode de l’époque, j’avais de chaque côté de ma redingote, dite à la propriétaire, des poches assez vastes pour pouvoir y manipuler avec facilité. Cette disposition me présentait cet avantage qu’aussitôt qu’une de mes mains n’était plus occupée au dehors, elle se glissait dans l’une de mes poches et se mettait à l’œuvre avec des cartes, des pièces de monnaie ou l’un des objets que j’ai cités.

Il est aisé de comprendre combien cette organisation me faisait gagner de temps. Ainsi, par exemple, dès que j’étais en course, mes deux mains pouvaient travailler chacune de son côté; au dîner, il m’arrivait très souvent de manger ma soupe d’une main, tandis que je faisais sauter la coupe de l’autre. Bref, si court que fût le répit que me laissait le travail de ma profession, j’en profitais immédiatement pour mes occupations favorites.

Comme on était loin de se douter que mon paletot fût en quelque sorte une salle d’étude, cette manie de tenir constamment mes mains renfermées passa pour une originalité de mauvais goût; mais, après quelques plaisanteries sur ce sujet, on ne m’en parla plus.

Quelle que fût ma passion pour l’escamotage, j’eus toutefois assez d’empire sur moi-même pour m’appliquer à ne pas mécontenter mon patron, qui ne s’aperçut jamais d’aucune distraction dans mon travail et n’eut que des éloges à me donner sous le double rapport de l’exactitude et de l’application.

Je vis enfin arriver le terme de mon noviciat, et, un beau jour, le cousin me déclara ouvrier et m’assura que j’étais apte à recevoir désormais un salaire. Ce fut avec le plus vif plaisir que je reçus cette déclaration, dans laquelle je trouvais, outre ma liberté, l’avantage de pouvoir relever ma situation financière.

Je ne fus pas longtemps, du reste, sans profiter des bénéfices de ma nouvelle position. Une place m’ayant été offerte chez un horloger de Tours, je partis le lendemain du jour où je devins libre.

Mon nouveau patron était ce M. Noriet qui, plus tard, acquit une certaine célébrité comme sculpteur. Son imagination, qui déjà pressentait ses œuvres futures, lui faisait dédaigner le travail routinier des rhabilleurs de montres, et il laissait volontiers à ses ouvriers le soin de faire ce qu’il appelait par dérision le décrotage de l’horlogerie. C’était pour remplir cette fonction qu’il m’avait fait venir chez lui.

Je devais gagner, en sus de la nourriture et du logement, trente-cinq francs par mois; c’était peu, à la vérité, mais la somme était énorme pour moi qui, depuis ma sortie de chez le notaire d’Avaray, n’avais vécu que des ressources d’un revenu plus que modeste.

Quand je dis que je gagnais trente-cinq francs, c’est pour établir une somme ronde; en réalité, je ne les touchais pas dans leur intégralité. Mme Noriet, en sa qualité d’excellente ménagère, possédait au plus haut point l’intelligence des escomptes et des retenues. Aussi avait-elle trouvé le moyen de modifier mon traitement par un procédé aussi ingénieux qu’indélicat: c’était de me payer en écus de six livres. Or, comme à cette époque les pièces de six francs ne valaient que cinq francs quatre-vingts centimes; il en résultait chaque mois pour la patronne un bénéfice de vingt-quatre sous, que de mon côté je portais au compte de mes profits et pertes.

Chez M. Noriet, mon temps était certainement bien rempli par ma besogne, et pourtant je trouvais encore le moyen d’exécuter mes exercices dans les poches de ma redingote; tous les jours, je constatais avec joie les progrès sensibles que je devais à mon travail persévérant. J’étais parvenu à faire disparaître avec la plus grande facilité tout objet que je tenais entre mes mains; quant aux principes des tours de cartes, ils n’étaient plus pour moi qu’un jeu d’enfant et me servaient à produire de charmantes illusions.

J’étais fier, je l’avoue, de mes petits talents de société et je ne négligeais aucune occasion de les faire valoir. Le dimanche, par exemple, après l’invariable partie de loto qui se jouait dans la famille toute patriarcale de M. Noriet, je donnais, à la grande satisfaction de l’assistance, une petite séance de prestidigitation qui venait égayer les fronts soucieux des victimes du plus monotone de tous les jeux. On trouvait que j’étais un agréable farceur, et ce compliment me ravissait d’aise.

Ma conduite régulière, mon assiduité au travail, et peut-être aussi un certain enjouement dont j’étais doué à cette époque, m’avaient concilié l’amitié du patron et de la patronne, si bien que j’étais devenu un membre indispensable de leur société et que je participais à toutes leurs parties de plaisir. Il nous arrivait assez souvent d’aller à la campagne.

Dans une de ces excursions, c’était le 25 juillet 1828 (et je n’oublierai jamais cette date mémorable, car peu s’en fallut qu’elle ne marquât la fin de mon existence), nous étions allés faire une promenade dans le but d’assister à la fête d’un village voisin. Avant de partir, nous avions annoncé notre retour pour cinq heures, en recommandant à la bonne de tenir le dîner prêt pour ce moment; mais entraînés par le plaisir, nous ne pûmes être exacts, et nous n’arrivâmes au logis que vers huit heures.

Après avoir subi la mauvaise humeur de la cuisinière, dont le dîner s’était refroidi, nous nous mettons à table et mangeons comme des gens dont l’appétit a été aiguisé par une longue promenade, le grand air et huit ou dix heures d’abstinence.

Quoi qu’en eût dit Jeannette (c’était le nom de notre cordon bleu) tout ce qu’elle nous servit fut trouvé excellent, à l’exception pourtant d’un certain ragoût que tout le monde déclara détestable et auquel on toucha à peine. Seul je dévorai ma part du mets, sans m’inquiéter, le moins du monde, de sa qualité. Malgré les railleries que m’attira mon avidité, j’en demandais même une seconde fois et j’aurais sans doute absorbé tout le plat, si la maîtresse de la maison ne s’y était opposée dans l’intérêt de ma santé.

Cette précaution me sauva la vie. En effet, le repas était à peine fini et la partie de loto commencée, que déjà j’éprouvais un malaise indéfinissable. Je ne tardai pas à me retirer dans ma chambre, où des douleurs atroces me saisirent et me forcèrent à requérir les soins d’un médecin. Le docteur, après s’être minutieusement renseigné, acquit bientôt la certitude qu’une forte dose de vert-de-gris s’était formée dans la casserole où le ragoût avait été préparé et déclara que j’étais empoisonné.

Les suites de cet empoisonnement furent terribles pour moi; pendant quelque temps l’on désespéra de mes jours, mais enfin grâce aux soins intelligents dont je fus entouré, mes souffrances, bien qu’elles n’eussent pas encore dit leur dernier mot, semblèrent se calmer et me laissèrent un peu de repos.

Ce qu’il y eut d’étrange dans cette seconde période de ma maladie, c’est que ce fut seulement à partir du moment où le docteur déclara que j’étais hors de danger, que je fus saisi d’une idée fixe de mort prochaine, à laquelle vint se joindre un désir immodéré de finir mes jours près de ma famille.

Cette idée, sorte de monomanie, me poursuivait sans cesse, et je n’eus bientôt plus d’autre pensée que de partir. Je ne pouvais espérer obtenir du docteur l’autorisation de me mettre en voyage, lorsque ses recommandations tendaient à ce que je prisse les plus grands ménagements; je résolus de m’en passer.

Un matin, à six heures, profitant d’un moment où l’on m’avait laissé seul, je m’habille à la hâte, je descends l’escalier et je gagne une voiture publique faisant le service de Tours à Blois.

Je m’installe aussitôt dans la rotonde, où par parenthèse je me trouve seul, et, deux minutes après, l’équipage, léger de voyageurs et de bagages, part au galop.

On ne sera point surpris lorsque je dirai que la route ne fut pour moi qu’un horrible martyre. J’étais consumé par une fièvre brûlante, et ma tête semblait se briser à chaque cahot de la voiture. Dans mon délire, je voulais fuir mes souffrances, et mes souffrances voyageaient incessamment avec moi et s’augmentaient encore. N’y pouvant plus tenir, je passe le bras par la fenêtre, j’ouvre la porte du compartiment, et, au risque de me tuer, je saute à terre où je tombe privé de connaissance...

Je ne saurais dire ce que je devins après mon évanouissement; je me rappelle seulement de longues journées remplies par une existence vague et pénible dont je ne pus apprécier la durée; j’étais en proie au délire; je faisais des rêves affreux; j’avais des cauchemars épouvantables. Un d’eux surtout se renouvelait sans cesse. Il me semblait que mon crâne s’ouvrait comme une tabatière, qu’un médecin, les bras nus, les manches retroussées, et muni d’une énorme fourchette en fer, retirait de mon cerveau des marrons rôtis, qui aussitôt éclataient comme des bombes et projetaient devant mes yeux des milliers d’étincelles.

Cette fantasmagorie finit par s’évanouir, et la maladie vaincue ne me laissa plus que quelques souffrances beaucoup plus supportables.

Mais ma raison avait été si fortement ébranlée qu’elle ne m’éclairait plus. Une existence d’automate, une indifférence complète, voilà à quoi j’étais réduit. Si j’entrevoyais quelques objets, ils étaient comme perdus dans un épais nuage, et je ne pouvais suivre un raisonnement. Il est vrai aussi de dire que tout ce qui frappait mes sens était d’une bizarrerie à mettre mon intelligence en défaut. Je me sentais comme emporté et ballotté dans une voiture, et pourtant j’étais bien sûr que j’occupais un bon lit, dans une petite chambre d’une propreté exquise. C’était à croire que j’étais encore sous l’empire de quelque hallucination!

Enfin je sentis une lueur d’intelligence s’éveiller en moi, et la première impression un peu vive que j’éprouvai fut produite par les soins empressés d’un homme que j’aperçus au chevet de mon lit. Ses traits m’étaient inconnus. Il s’approcha de moi et m’engagea affectueusement à prendre une potion. J’obéis: après quoi il me recommanda de garder le silence et de conserver le calme le plus parfait.

Hélas! l’état de faiblesse où je me trouvais rendait cette recommandation facile à suivre. Je cherchai cependant à deviner qui était cet homme, et j’interrogeai mes souvenirs.

Ce fut en vain! je ne voyais plus rien à partir du moment où, dans le transport de la douleur, je m’étais précipité par la portière de la diligence.

CHAPITRE IV.

Je reviens à la vie.—Un étrange médecin.—Torrini et Antonio: Un escamoteur et un mélomane.—Les confidences d’un meurtrier.—Une maison roulante.—La foire d’Angers.—Une salle de spectacle portative.—J’assiste pour la première fois a une séance de prestidigitation.—Le coup de Piquet de l’aveugle.—Une redoutable concurrence.—Le signor Castelli mange un homme vivant.

Je suis très peu fataliste, et si je le suis, ce n’est qu’avec de grandes réserves; toutefois, je ne puis m’empêcher de faire remarquer ici qu’il y a dans la vie humaine bien des faits qui tendraient à donner raison aux partisans de la fatalité.

Supposons, cher lecteur, que, au moment où je sortais de Blois pour me rendre à Tours, le destin, dans un élan de bonté pour moi, m’eût ouvert son livre à l’une des plus belles pages de ma vie d’artiste. J’aurais été certainement ravi d’un si bel avenir, mais dans mon for intérieur n’aurais-je pas eu lieu de douter de sa réalisation?

En effet, je partais comme simple ouvrier avec l’intention bien arrêtée de faire ce qu’on appelle un tour de France. Ce voyage, dont je ne pouvais préciser la durée, devait me conduire fort loin, car j’allais, sans doute, m’arrêter un an ou deux dans chacune des villes que je visiterais, et la France est grande! Puis quand je serais suffisamment habile, je comptais revenir au pays natal pour m’établir en qualité d’horloger.

Mais le destin en a décidé autrement; il faut, pour ne pas mentir à ses propres décrets, qu’il m’arrête en chemin, me fasse revenir sur mes pas, et m’instruise dans l’art auquel je suis prédestiné. Que m’envoie-t-il pour cela? Un empoisonnement qui me rend fou de douleur et me jette inanimé sur la voie publique.

Ce serait pourtant à croire que ma carrière est terminée et que le destin se trouve en défaut. Pas du tout! ainsi qu’on le verra par la suite de ce récit, rien n’était plus logique dans l’ordre de ma destinée que cet événement, et plus tard, lecteur, vous ne pourrez vous empêcher de convenir avec moi que c’est à mon empoisonnement que je dois d’avoir été prestidigitateur.

Mais j’en étais à rappeler mes souvenirs après ma bienheureuse catastrophe; je reprends mon récit au point où je l’ai laissé.

Que m’était-il arrivé depuis mon évanouissement; où étais-je; et à quel titre cet homme si bon, si affectueux, me prodiguait-il tous ses soins? Je brûlais d’avoir la solution de ces problèmes, et je n’eusse pas manqué de la demander à mon hôte sans la recommandation expresse qu’il venait de me faire. Comme la pensée ne m’était pas interdite, je me lançai dans le champ des suppositions, en les établissant sur l’examen de ce qui m’entourait.

La chambre dans laquelle je me trouvais pouvait avoir trois mètres de long sur deux de large; les parois, brillantes de propreté, étaient en bois de chêne poli. De chaque côté, dans le sens de la largeur, était pratiquée, à hauteur d’appui, une petite fenêtre garnie de rideaux de mousseline blanche; quatre chaises en noyer, des tablettes servant de table et mon excellent lit, dont je ne pouvais voir la forme, composaient le mobilier de cette chambre roulante qui, au luxe près, ressemblait fort à une large cabine de bateau à vapeur.

Il devait y avoir deux autres compartiments; car, à ma gauche, je voyais de temps en temps disparaître mon docteur derrière deux larges rideaux de damas rouge ornés de crépines d’or, et je l’entendais marcher dans une pièce dont je ne pouvais voir l’intérieur, tandis que, à ma droite, j’entendais à travers une mince cloison une voix qui adressait des encouragements à des chevaux. Cette circonstance me fit conclure que j’étais réellement dans une voiture, et que cette voix était celle de notre conducteur.

Je connaissais déjà le nom de ce dernier, pour l’avoir entendu appeler plusieurs fois par celui que je supposais être son maître. Il se nommait Antonio; c’était du reste un mélomane parfait, et il chantait à ravir des morceaux italiens qu’il interrompait parfois pour faire la grosse voix, avec un accent très prononcé, et stimuler par un juron énergique la lenteur de son attelage. Je n’avais point encore eu l’occasion de voir ce garçon.

Quant au maître, c’était un homme de quarante-cinq à cinquante ans, dont la taille, au-dessus de la moyenne, était bien prise; dont la figure triste ou sérieuse, respirait toutefois un air de bonté qui prévenait en sa faveur. Une longue chevelure noire, naturellement bouclée, tombait sur ses épaules, et il avait pour vêtement une blouse avec un pantalon en toile écrue, pour cravate un foulard de soie jaune.

Mais aucune de ces particularités ne pouvait m’aider à deviner qui il était, et mon étonnement redoublait, en le voyant se tenir constamment à mes côtés, me combler de soins et de prévenances, et me couver des yeux, comme eût fait la plus tendre des mères.

Un jour s’était écoulé depuis la recommandation qui m’avait été faite de garder le silence. J’avais repris un peu de forces, et il me semblait que j’étais assez bien pour pouvoir parler; j’allais donc prendre la parole, lorsque mon hôte, devinant mon intention, me prévint:

—Je conçois, me dit-il, que vous soyez impatient de savoir où vous êtes et avec qui vous vous trouvez; je ne vous cacherai pas que, de mon côté, je suis tout aussi curieux de connaître les circonstances qui ont amené notre rencontre. Cependant, dans l’intérêt de votre santé, dont j’ai pris la responsabilité, je vous demande de laisser passer encore la nuit; demain, j’ai tout lieu d’espérer que nous pourrons, sans aucun risque, causer aussi longuement qu’il vous plaira.

N’ayant aucune raison sérieuse à opposer à cette prière, et d’ailleurs, habitué depuis quelque temps à suivre aveuglément tout ce que me prescrivait mon étrange docteur, je me résignai.

La certitude d’avoir bientôt le mot de l’énigme contribua, je crois, à me procurer un sommeil paisible dont je sentis l’heureuse influence à mon réveil. Aussi, quand le docteur vint pour étudier mon pouls, fut-il étonné lui-même des progrès qui s’étaient opérés en quelques heures, et, sans attendre mes questions:

—Oui, me dit-il, comme répondant au muet interrogatoire que lui adressaient mes yeux, je vais satisfaire votre juste curiosité; je vous dois une explication, et je ne vous la ferai pas attendre plus longtemps.

—Je me nomme Torrini, et j’exerce la profession d’escamoteur. Vous êtes chez moi, c’est-à-dire dans la voiture qui me sert ordinairement d’habitation. Vous serez étonné, je n’en doute pas, d’apprendre que la chambre à coucher que vous occupez en ce moment, peut, en s’allongeant, se transformer en salle de spectacle; pourtant, c’est l’exacte vérité. Dans la petite pièce que vous voyez derrière ces rideaux rouges, est la scène où sont rangés mes instruments.

A ce mot d’escamoteur, je ne pus réprimer un mouvement de satisfaction dont mon sorcier ne devina pas la cause, car il ignorait qu’il eût près de lui un des plus fervents adeptes de son art.

—Quant à vous, poursuivit-il, je ne vous demanderai pas qui vous êtes; votre nom, votre profession, ainsi que les causes de votre maladie, me sont connus. J’ai puisé ces renseignements sur votre livret et sur quelques notes trouvées sur vous, et que j’ai cru devoir consulter dans votre intérêt.

—Je dois maintenant vous faire connaître ce qui s’est passé depuis le moment où vous avez perdu connaissance.

—Après avoir donné quelques représentations à Orléans, je me rendais de cette ville à Angers, où bientôt va s’ouvrir la foire, lorsque, à quelque distance d’Amboise, je vous ai rencontré étendu, la face contre terre et entièrement privé de sentiment. Par bonheur pour vous, je me trouvais alors près de mes chevaux, faisant ma tournée du matin, ainsi que cela m’arrive, chaque jour, quand je suis en voyage, et c’est à cette circonstance que vous devez de n’avoir pas été écrasé.

—Avec l’aide d’Antonio, je vous déposai sur ce lit, où ma pharmacie portative et mes connaissances en médecine vous rappelèrent à la vie. Pauvre enfant! Le transport d’une fièvre ardente vous donnait des accès de folie furieuse; vous me menaciez sans cesse, et j’eus toutes les peines du monde à vous contenir.

—En passant à Tours, j’aurais bien désiré m’arrêter pour consulter un docteur, car votre position était grave, et il y a longtemps que je ne pratique plus la médecine que pour mon usage particulier. Mais j’étais à heures comptées; il fallait que j’arrivasse promptement à Angers où je désire être un des premiers, afin de choisir un emplacement pour mes représentations; puis, je ne sais pourquoi, j’avais un pressentiment que je vous sauverais, et ce pressentiment ne m’a point trompé.

Ne sachant comment remercier ce bon Torrini, je lui tendis la main qu’il serra dans les siennes; mais l’avouerai-je? je fus arrêté dans l’effusion de cet élan par une pensée que je me reprochai vivement plus tard:

—A quel motif, me disais-je, dois-je attribuer une affection aussi instantanée? Ce sentiment, quelque sincère qu’il soit, doit avoir nécessairement une cause; et, dans mon ingratitude, je cherchais si mon bienfaiteur ne cachait pas quelque motif d’intérêt sous son apparente générosité.

Torrini, comme s’il eût deviné ce qui se passait en moi, reprit avec un accent plein de bonté:—Vous attendez une explication plus complète, n’est-ce pas? Eh bien! quoi qu’il puisse m’en coûter, je vous la donnerai;.... la voici;

—Vous êtes étonné qu’un saltimbanque, un banquiste, un homme appartenant à une classe qui ne pèche pas d’habitude par excès de délicatesse et de sensibilité, ait compati si vivement à vos douleurs?

—Votre surprise cessera, mon enfant, lorsque vous saurez que cette compassion prend sa source dans une douce illusion de l’amour paternel.

Ici, Torrini s’arrêta un instant, parut se recueillir et continua d’une voix émue.—J’avais un fils, un fils chéri; c’était mon idole, ma vie, tout mon bonheur; une fatalité terrible m’a enlevé mon enfant! il est mort, et, chose horrible à dire, il est mort assassiné, et vous voyez son assassin devant vous.

A un aveu si inattendu, je ne pus réprimer un mouvement d’horreur; une sueur froide inonda mon visage.

—Oui, oui, son assassin, répéta Torrini dont la voix s’animait par degrés; et cependant, la loi n’a pu m’atteindre, on m’a laissé la vie... J’ai eu beau m’accuser devant mes juges; ils m’ont traité de fou, et mon crime a passé pour un fait d’homicide par imprudence... Que m’importent, après tout, leur appréciation et leur jugement? que ce soit par incurie ou par imprudence, comme ils le disent, mon pauvre Giovanni n’en est pas moins perdu pour moi, et toute ma vie, j’aurai sa mort à me reprocher.

La voix de Torrini se perdit au milieu des sanglots; il resta quelque temps les yeux couverts de ses mains, puis, faisant un effort sur lui-même, il continua avec plus de calme:

—Pour vous épargner des émotions dangereuses dans votre position, j’abrégerai le récit d’infortunes dont cet événement ne fut qu’un prélude. Ce que je vais vous dire suffira pour vous faire comprendre la cause bien naturelle de ma sympathie pour vous.

Lorsque je vous vis, je fus frappé d’une conformité d’âge et de taille entre vous et mon malheureux enfant; je crus même retrouver dans quelques-uns de vos traits une certaine ressemblance avec les siens, et m’abandonnant à cette illusion, je décidai que je vous garderais auprès de moi, que je vous donnerais des soins, comme si vous étiez mon propre fils.

—Vous pouvez vous faire maintenant une idée des angoisses que me causa, pendant huit jours, votre maladie, et de la douleur qui s’empara de moi, quand j’en vins à désespérer de vos jours.

—Mais enfin, la Providence, nous prenant tous deux en pitié, vous a sauvé. Vous êtes maintenant en pleine convalescence, et, sous peu de jours, je l’espère, vous serez complétement rétabli...

—Voilà, mon enfant, le secret de mon affection et de mon dévouement pour vous.

Profondément ému des malheurs de ce père, touché jusqu’aux larmes de la tendre sollicitude dont il m’avait entouré, je ne sus lui exprimer ma reconnaissance que par des phrases entrecoupées; je suffoquais d’émotion.

Torrini, sentant lui-même la nécessité d’abréger cette scène attendrissante, sortit en me promettant un prompt retour.

Je ne fus pas plus tôt seul, que mille réflexions vinrent assaillir mon esprit. Cet événement, tragique et mystérieux, dont le souvenir semblait égarer la raison de Torrini; ce crime, dont il s’accusait avec tant d’insistance; ce jugement, dont il contestait la justice, m’intriguaient au plus haut point, et me donnaient un vif désir d’avoir des détails plus complets sur ce drame intime.

Puis je me demandais comment cet homme, doué d’une agréable physionomie, qui ne manquait ni de jugement ni d’esprit, et qui joignait à une instruction solide une conversation facile et des manières distinguées, se trouvait ainsi descendu aux derniers degrés de sa profession.

Comme j’étais absorbé dans ces pensées, la voiture s’arrêta: nous étions arrivés à Angers. Torrini nous quitta un instant pour aller demander à la Mairie l’autorisation de donner des représentations, et, dès qu’il l’eut obtenue, il se mit en devoir de s’installer sur le terrain qui lui était assigné.

Ainsi que je l’ai dit, la chambre que j’habitais dans la voiture, devait être transformée en salle de spectacle; on me transporta donc dans une auberge voisine, et à ma demande, on me plaça dans un excellent fauteuil, près d’une fenêtre ouverte. Le temps était beau; le soleil apportait dans ma chambre une tiède chaleur qui me ranimait; je me sentais revivre, et, perdant insensiblement cette égoïste indifférence que donne une souffrance continue, je retrouvai dans mon imagination rafraîchie toute mon activité d’autrefois.

De ma place, je voyais Antonio et son maître, habit bas, manches retroussées, travailler à la construction du théâtre forain. En quelques heures la transformation de notre demeure fut terminée: la maison roulante était devenue une charmante salle de spectacle. Il est vrai de dire que tout y était préparé, disposé et machiné, comme pour un changement à vue.

La distribution et l’organisation de cette singulière voiture sont restées si profondément gravées dans ma mémoire qu’il m’est facile encore d’en faire aujourd’hui une exacte description.

J’ai déjà donné, plus haut, quelques détails sur l’intérieur de l’habitation de Torrini; je vais les compléter.

Le lit, sur lequel j’avais reçu des soins, pendant ma maladie, se ployait par une ingénieuse combinaison, et rentrait, par une trappe dans le parquet où il occupait un très petit espace.

Avait-on besoin de linge ou de vêtement? on ouvrait une trappe voisine de la précédente, et, à l’aide d’un anneau, on dressait devant soi un meuble à tiroir, qui semblait apparaître comme par enchantement. Un moyen analogue procurait une petite cheminée, qui, par une disposition toute particulière, chassait la fumée en dessous du foyer.

Enfin le garde-manger, la batterie de cuisine et quelques autres accessoires de ménage, mystérieusement casés, se trouvaient facilement sous la main pour le service, et reprenaient ensuite leurs places respectives.

Ce bizarre mobilier occupait, sous la voiture, tout l’emplacement compris entre les quatre roues, de sorte que la chambre, bien que suffisamment meublée, était cependant dégagée de tout embarras.

Mais si quelque chose me surprit, ce fut surtout lorsque je vis le véhicule, qui mesurait à peine cinq ou six mètres, prendre tout à coup une extension de deux fois cette longueur. Voici par quel ingénieux procédé on avait obtenu ce résultat: la caisse de la voiture était double, et on l’avait allongée en la tirant, ainsi que cela se pratique pour les tuyaux d’une lorgnette. Ce prolongement, soutenu par des tréteaux, présentait la même solidité que le reste de l’édifice.

La cloison qui séparait la chambre du cabriolet avait été enlevée, de manière que ces deux compartiments ne formaient plus qu’une seule pièce. On devait recevoir le public de ce côté, et un escalier, muni d’une rampe, conduisait à l’entrée, devant laquelle une élégante marquise simulait un vestibule, où était le bureau pour les billets.

Enfin, pour que rien ne manquât à l’aspect monumental de cette étrange salle de spectacle, on avait revêtu l’extérieur d’un décor simulant des pierres de taille et des ornements d’architecture.

La vue de cette machine, enflammant mon imagination, m’inspira un de ces rêves comme peut en concevoir une tête de vingt ans; véritable château en Espagne qui fut longtemps le but de mon ambition mais que la Providence ne me permit pas de réaliser.

Je me voyais en perspective possesseur d’une voiture semblable, mais un peu plus petite, en raison du genre d’exhibition que je me proposais d’y faire.

Ici, je me trouve forcé d’ouvrir une parenthèse pour donner une explication que je crois nécessaire. J’ai tant parlé de prestidigitation, que l’on pourrait penser, d’après ce qui précède, que j’avais complétement abandonné mes idées sur la mécanique. Loin de là, j’étais plus que jamais passionné pour cette science; seulement, depuis que l’amour du merveilleux s’était emparé de mon esprit, j’en avais modifié les applications. Ne rêvant plus que prestiges, je les cherchais aussi dans mon art favori, sous formes d’automates, que je me proposais de mettre tôt ou tard à exécution.

Je me voyais donc possesseur d’une voiture munie d’une scène, où je faisais, en imagination, fonctionner les machines que j’avais inventées et exécutées moi-même.

Je m’y réservais, pour mon domicile privé, une petite pièce, dont je pouvais faire à ma volonté, ainsi que Torrini, une salle à manger, un salon ou une chambre à coucher. Là, j’avais en outre un établi, des outils de mécanicien, un atelier complet, enfin, puis je voyageais de ville en ville, à bien petites journées, il est vrai, mais je charmais l’ennui de la route par le travail. Quel plaisir, aussi, je me promettais de marcher à pied, quand l’envie m’en prendrait, et de m’arrêter pour visiter les lieux intéressants! Je ne voulais rien moins que parcourir la France, l’Europe, le monde peut-être, en récoltant partout honneur, plaisir et profit.

Au milieu de ces riantes pensées, je ne tardai pas à voir renaître mes forces et ma santé, et je pus espérer que Torrini me permettrait bientôt d’assister à une de ses représentations. Il ne tarda pas, en effet, à m’en faire l’agréable surprise.

Un soir, m’aidant à descendre, il me conduisit jusqu’à son théâtre, et m’installa sur le premier banc de places, qu’il décorait pompeusement du titre de stalles.

J’étais le premier, l’heure d’entrée pour le public n’ayant pas encore sonné. Torrini me laissa pour aller terminer les apprêts de sa séance, et, dès que je fus seul, je me recueillis, afin de pouvoir mieux savourer mon bonheur, car cette séance, la première de ce genre à laquelle j’allais assister, devait être une fête, je dirai plus, une véritable solennité pour moi.

L’entrée du public vint me tirer de mes rêveries.

J’avais d’avance calculé son empressement sur l’intérêt que je portais moi-même à la représentation de Torrini, et je m’attendais à soutenir un assaut autour de ma place. Il n’en fut rien, et, si courtes que fussent les banquettes, je remarquai, avec peine et surprise, qu’elles n’étaient pas entièrement garnies de spectateurs; chacun avait ses coudées franches.

L’heure fixée pour le commencement du spectacle était arrivée. La sonnette résonna trois fois, le rideau s’ouvrit, et une charmante petite scène s’offrit à nos regards. Ce qu’elle avait surtout de remarquable, c’est qu’elle était entièrement dégagée de cet attirail d’instruments qui supplée à l’adresse de la plupart des escamoteurs. Par une innovation de bon goût et dont les yeux des spectateurs se trouvaient à merveille, quelques bougies, artistement disposées, remplaçaient cette prodigalité de lumière qui, à cette époque, était l’ornement indispensable de tous les cabinets de physique amusante.

Torrini parut, s’avança vers le public avec une grande aisance, fit, selon l’usage du temps, un long salut, puis annonçant, en quelques mots, son désir de bien faire, sollicita l’indulgence des spectateurs, et termina par un compliment adressé aux dames.

Ce petit discours, bien que débité d’un ton froid et mélancolique, reçut du public quelques bravos encourageants.

La séance commença au milieu du plus profond silence, chacun semblant disposé à lui prêter toute son attention. Quant à moi, le cou tendu, les yeux inquiets, l’oreille attentive, je respirais à peine, tant je craignais de perdre un seul mot, un seul geste.

Je ne raconterai pas les différentes expériences dont je fus le témoin; elles furent toutes d’un intérêt palpitant pour moi; mais Torrini me sembla se surpasser encore dans les tours de cartes. Cet artiste possédait deux qualités bien précieuses dans la pratique de cet art, que l’on dit, je ne sais pourquoi, renouvelé des Grecs: c’était une adresse extrême et une incroyable hardiesse d’exécution. A cela, il joignait une manière tout aristocratique de toucher les cartes; ses mains blanches et soignées semblaient à peine effleurer le jeu; et son travail était tellement dissimulé, ses artifices, voilés par un naturel si parfait, que le public s’abandonnait invinciblement à une sympathique confiance. Sûr de l’effet qu’il produisait, il exécutait les passes les plus difficiles, avec un aplomb qu’on était bien loin de lui supposer, et obtenait par cela même les plus heureux résultats.

Pour clore la séance, Torrini pria l’assemblée de désigner quelqu’un pour venir jouer une partie de piquet avec lui. Un monsieur monta aussitôt sur la scène.

—Monsieur, lui dit Torrini, pardonnez-moi mon indiscrétion, mais il m’est indispensable pour la réussite de mon expérience de connaître votre nom et votre profession.

—Rien n’est plus facile, Monsieur; je me nomme Joseph Lenoir, et j’exerce la profession de maître de danse.

Un autre que Torrini n’eut pas manqué en pareille circonstance de faire quelque jeu de mots ou quelque plaisanterie sur le nom et la qualité de l’émule de Vestris; il n’en fit rien. Torrini n’avait fait cette demande que dans le but de gagner du temps, car il n’entrait ni dans son caractère, ni dans ses habitudes, de faire aucune mystification; il se contenta d’ajouter:

—Je vous remercie, Monsieur, de votre complaisance, et maintenant que nous savons qui nous sommes, nous pouvons avoir confiance l’un dans l’autre. Vous êtes venu, Monsieur, jouer au piquet avec moi, mais connaissez-vous bien ce jeu?

—Oui, Monsieur, je m’en flatte.

—Ah! ah! fit en riant Torrini, attendez, je vous prie, pour vous en flatter, que nous ayons joué notre partie. Toutefois, pour ne pas vous faire déchoir dans votre propre estime, je veux bien vous accorder que vous êtes très fort; mais, je vous en préviens, cela ne vous empêchera pas de perdre avec moi, et pourtant les conditions de la partie seront toutes à votre avantage.

—Ecoutez-moi: le tour que je vais exécuter et qu’on nomme le coup de piquet de l’aveugle, exige que je sois complètement privé de la vue; veuillez donc me bander les yeux avec soin.

M. Joseph Lenoir, qui, par parenthèse, portait des lunettes, était très méticuleux; aussi prit-il des précautions inouïes dans l’accomplissement de sa tâche. Il commença par poser sur les yeux du patient des étoupes en coton qu’il recouvrit successivement de trois épais bandeaux, et, comme si cette quadruple cloison ne devait pas suffire pour aveugler son antagoniste, il lui entoura encore la tête d’un énorme châle dont il serra très étroitement les extrémités.

J’ignore comment Torrini put tenir, sans étouffer, sous ces chaudes enveloppes; pour moi, mon front ruisselait de sueur, tant je souffrais de le voir ainsi empaqueté! Ne connaissant pas alors toutes les ressources dont cet habile prestidigitateur pouvait disposer, je n’étais pas sans inquiétude sur l’issue de son expérience, et mon anxiété fut portée à son comble, lorsque je l’entendis s’adresser en ces termes à son adversaire:

—Monsieur Lenoir, ayez la bonté de vous asseoir, en face de moi, à cette table; j’ai encore un petit service à réclamer de votre obligeance, avant de commencer la partie. Grâce à vos soins, je suis entièrement privé de la vue. Ce n’est pas assez; pour que mon incapacité soit complète, il faut que vous me liiez les mains.

Monsieur Lenoir releva ses lunettes et regarda Torrini d’un air stupéfait. Mais ce dernier, avançant tranquillement les bras sur la table, et mettant ses deux pouces en croix:—Allons, Monsieur, attachez-moi cela solidement.

Le maître de danse prit une corde placée près de lui, et s’acquitta de ce nouveau travail avec autant de conscience qu’il en avait montré précédemment.

—Suis-je maintenant aveugle et privé de l’usage de mes mains, dit Torrini, en s’adressant à son vis-à-vis.

—J’en ai la certitude, répondit Joseph Lenoir.

—Eh bien! alors, commençons la partie. Mais, dites-moi d’abord en quelle couleur vous voulez être repic?

—En trèfle.

—Soit! veuillez distribuer vous-même les cartes, en les donnant, par deux ou par trois, à votre gré. Lorsque les jeux seront faits, vous pourrez, je vous le permets encore, choisir celui que vous jugerez le plus convenable pour déjouer le pic annoncé.

Le plus grand silence régnait dans la salle.

—Voici les cartes mêlées, coupez, dit d’un ton railleur le maître de danse, qui se croyait déjà sûr de la victoire.

—Volontiers, répondit Torrini. Et, bien qu’il fût gêné dans ses mouvements, il parvint aussitôt à satisfaire son adversaire.

Les cartes ayant été distribuées, M. Lenoir déclara qu’il gardait celles qui se trouvaient devant lui.

—Très-bien, dit Torrini. Vous avez désiré, je crois, d’être repic en trèfle?

—Oui, Monsieur.

—Suivez donc mon jeu. J’écarte les sept de pique, de cœur et de carreau et mes deux huit; ma rentrée me donne alors une quinte en trèfle, quatorze de Dames et quatorze de Rois, avec lesquels je vous fais repic; comptez, Monsieur, et vérifiez.

Torrini disait vrai; des bravos unanimes accueillirent ce coup d’éclat, en même temps que des plaisanteries reconduisaient jusqu’à sa place le pauvre maître de danse qui, tout interdit et confus de sa défaite, s’était empressé de quitter la scène.

La séance terminée, j’exprimai à Torrini le plaisir que m’avaient fait éprouver ses expériences, et je lui fis de sincères compliments sur l’adresse qu’il avait déployée, pendant toute la soirée, et plus particulièrement encore dans son dernier tour.

—Ces félicitations me flattent d’autant plus de votre part, me répondit-il en souriant, que je sais maintenant qu’elles me viennent, sinon d’un confrère, au moins d’un amateur, qui doit à coup sûr posséder une certaine habileté dans l’escamotage.

Je ne sais qui des deux, de Torrini ou de moi, fut le plus charmé des compliments que nous venions de nous adresser réciproquement; mais je dois avouer que, pour ma part, je fus très sensible à l’opinion favorable qu’il avait conçue de mes talents. Une chose m’intriguait cependant: je n’avais jamais dit un mot de ma passion pour la prestidigitation; comment donc avait-il pu la connaître?

Il devina ma pensée et ajouta:

—Vous êtes étonné de voir vos secrets ainsi pénétrés, n’est-ce pas, et vous voudriez bien savoir comment je m’y suis pris pour les découvrir? Je vous le dirai volontiers.

—Ma salle est petite; il m’est donc facile, quand je suis en scène, d’embrasser d’un coup-d’œil toutes les physionomies, et de voir les différentes impressions que je produis sur mes spectateurs. Je vous ai observé particulièrement, et j’ai pu, en suivant la direction de vos regards, juger ce qui se passait dans votre esprit. Ainsi, lorsque je me livrais à quelque paradoxe amusant, dans le but d’attirer l’attention du public du côté opposé à l’endroit où devait se faire le travail de l’escamotage, vous seul de tout l’auditoire, évitant le piége, vous teniez constamment vos yeux fixés là où s’accomplissait le tour dont vous guettiez l’exécution.

Quant à mon coup de piquet, bien que je n’aie pu vous apercevoir tandis que je l’exécutais, j’ai des raisons pour être assuré que vous ne le connaissez pas.

—Vous avez deviné très juste, mon cher sorcier, et je ne puis disconvenir aussi que dans mes moments de loisir, je me sois amusé à quelques-uns de ces exercices, pour lesquels je me suis toujours senti une certaine inclination.

—Inclination! Permettez-moi de vous dire, mon enfant, que ce mot n’est pas celui qui convient ici; vous avez plus que de l’inclination pour l’escamotage; vous avez de la passion. Voici, du reste, sur quelles observations j’ai basé cette opinion. Ce soir, à ma séance, dès le lever du rideau, vos traits animés, votre œil avide, votre bouche béante et légèrement crispée, tout en vous dénotait des sensations vivement surexcitées. Votre physionomie, par exemple, portait dans ce moment là l’expression que doit avoir celle d’un gourmand devant une table somptueusement servie; ou plutôt celle d’un avare couvant du regard son trésor. Pensez-vous qu’avec de tels indices il soit besoin d’être sorcier pour avoir découvert tout l’empire que l’escamotage exerce sur votre esprit?

J’allais répondre à Torrini et lui donner raison, quand tirant sa montre et me la mettant sous les yeux: «Voyez, me dit-il, l’heure est avancée: il est temps pour un convalescent de prendre du repos; nous continuerons cette conversation dans un moment plus convenable pour votre santé.» A ces mots, mon docteur me conduisit à ma chambre, et, après avoir consulté mon pouls, dont il parut satisfait, il me quitta.

Malgré le plaisir que j’éprouvais à causer, je ne fus pas fâché cependant de me trouver seul, car j’avais mille souvenirs à évoquer. Je voulais revoir encore en imagination les expériences qui m’avaient le plus vivement frappé, mais ce fut en vain.

Une pensée dominait toutes les autres, et me causait un serrement de cœur dont je ne pouvais me défendre. Je cherchais, sans pouvoir y parvenir, à me rendre compte des motifs du peu d’empressement du public pour les représentations intéressantes de Torrini.

Ce motif, Antonio me le fit connaître plus tard, et il est trop curieux pour que je le passe sous silence. D’ailleurs, j’y trouve l’occasion de faire connaître, dès maintenant, au lecteur, une variété très curieuse de cette grande famille des banquistes, famille originale, multiple, peu ou mal étudiée jusqu’à présent, et dont plus tard j’essaierai d’esquisser les mille physionomies.

 

J’ai dit que nous étions arrivés à Angers, en temps de foire; or, parmi les nombreux entrepreneurs d’amusements qui sollicitaient à l’envi la présence et l’argent des Angevins, se trouvait un autre escamoteur, nommé Castelli.

Pas plus que Torrini, celui-ci n’était italien. Je dirai plus tard le véritable nom de Torrini et les raisons qui l’avaient décidé à le changer contre celui que nous lui connaissons. Quant à son confrère, il était normand d’origine, et il n’avait pris le nom de Castelli, que pour se conformer à l’usage adopté par le grand nombre des escamoteurs de cette époque, qui pensaient inspirer plus de confiance en s’attribuant une origine italienne.

Castelli était loin de posséder l’adresse merveilleuse de Torrini, et ses séances même ne présentaient aucun intérêt sous le rapport de la prestidigitation; mais il pensait comme Figaro que le savoir-faire vaut mieux que le savoir, et il le prouvait par ses nombreux succès. Vraiment cet homme était le charlatanisme incarné et rien ne lui coûtait pour piquer la curiosité publique. On voyait, chaque jour, sur ses gigantesques affiches, l’annonce de quelque nouveau prodige. Ce prodige n’était en réalité qu’une déception, et le plus souvent même une mystification pour les spectateurs; mais il se résumait toujours dans rencaissement d’une bonne recette: donc le tour était bon. Le public venait-il à se fâcher d’être pris pour dupe? Castelli connaissait l’art de se tirer d’un mauvais pas et de mettre les rieurs de son côté: il lançait avec assurance au parterre quelques lazzis baragouinés en mauvais italien et auxquels il était impossible de résister. Le public riait et se trouvait désarmé.

D’ailleurs, on doit se rappeler aussi qu’à cette époque, l’escamotage ne faisait pas, comme aujourd’hui, l’objet d’une représentation sérieuse; on allait à ces sortes de séances avec l’intention de rire aux dépens des victimes de l’escamoteur, dût-on subir soi-même les attaques du mystificateur.

Il faut avoir vu le mystificateur par excellence, le célèbre physico-ventriloque de l’époque, Comte, enfin, pour se faire une idée du sans-façon avec lequel on en agissait envers le public. Ce physicien, si gracieux et si galant envers les dames, était impitoyable envers les hommes. Il lui semblait que les cavaliers (comme on disait alors) fussent prédestinés à servir aux distractions du beau sexe.

Mais n’anticipons pas sur la biographie du Physicien du Roi, qui doit prendre place dans ce volume et dont nous ne voulons pas déflorer l’intéressante esquisse.

Le jour même où j’avais assisté à la séance donnée par Torrini, les affiches de Castelli étalaient cette annonce, dont la singularité, il faut l’avouer, était bien faite pour tenter la curiosité du public:

THÉATRE DU SIGNOR CASTELLI.
Aujourd’hui 10 Août 1828,
Avec la permission de M. le Maire de cette Ville,
LE SIGNOR CASTELLI
Premier Prestidigitateur des deux Hémisphères,
Mangera
U N   H O M M E   V I V A N T.

NOTA.—Pour que le Public soit bien persuadé que le Spectateur qui sera mangé n’est point un Compère, le signor CASTELLI admettra toute personne qui voudra bien l’honorer de sa confiance. Le signor CASTELLI s’engage en outre à verser le produit de sa recette dans la caisse du Bureau de Bienfaisance de la ville d’Angers, dans le cas où il refuserait de faire l’expérience promise.

A ce séduisant appel, la ville entière, mise en émoi, s’était précipitée en foule à la porte de l’escamoteur; on s’était poussé, coudoyé, bousculé pour avoir des places, et même des billets avaient été payés le double de leur valeur par des retardataires, jaloux d’assister à pareil spectacle.

Mais le nouveau tour qui fut joué dans cette séance par l’escamoteur fut en tous points digne de ceux qu’on avait déjà cités de lui.

Castelli, après avoir exécuté diverses expériences d’un intérêt secondaire, en était enfin à celle qui faisait palpiter d’impatience les spectateurs même les plus calmes.

—Messieurs, dit-il alors en s’adressant au public, nous allons passer au dernier tour de ma séance. J’ai promis de manger, pour mon souper, un homme vivant; je vais tenir ma promesse. Que le courageux spectateur qui veut bien consentir à me servir de pâture (Castelli prononça ce dernier mot avec l’expression d’un véritable cannibale) se donne la peine de monter sur ma scène.

Deux victimes vinrent immédiatement s’offrir en holocauste.

Par un effet du hasard, les deux individus offraient un contraste parfait.

Castelli, qui entendait l’art de la mise en scène, en profita habilement. Il les plaça côte à côte, le visage tourné vers les spectateurs, puis, après avoir toisé des pieds à la tête l’un d’eux, grand gaillard sec et efflanqué, au teint jaune et bilieux:

—Monsieur, lui dit-il avec une politesse affectée, mon intention n’est pas de vous humilier, mais j’ai le regret de vous dire qu’en fait de nourriture, je suis entièrement du goût de M. le curé. Comprenez-vous?

Le grand homme sec parut un instant chercher la solution d’un problème, et finit par se gratter l’oreille, geste significatif qui, chez toutes les nations civilisées ou barbares, se traduit par ces mots: je ne comprends pas.

—Je vais me faire comprendre, reprit Castelli, d’un ton visant à la mystification. Sachez donc que M. le curé n’aime pas les os; on le dit du moins dans les jeux innocents, et je viens de vous le déclarer, je partage l’antipathie de M. le curé sur ce point; vous pouvez donc vous retirer, je ne vous retiens plus. Et Castelli de faire force salutations exagérées à son visiteur éconduit, qui se hâta de regagner sa place.

—Maintenant à nous deux, Monsieur, fit l’escamoteur, en s’adressant à celui qui restait:

—Voyons, mon gros ami, vous consentez donc à être mangé tout vif?

—Oui, Monsieur, j’y consens d’autant plus volontiers que je suis venu ici pour cela.

On apporta au même instant une gigantesque salière.

Le gros garçon regardait d’un air ébahi, semblant demander quel pouvait être l’usage de cet étrange ustensile.

—N’y faites pas attention, lui dit Castelli. Je mange d’ordinaire très épicé, ainsi permettez-moi de vous saler et poivrer, comme j’ai l’habitude de faire.

Et il se mit à saupoudrer le malheureux d’une poudre blanche qui, s’attachant à son visage, à ses mains, à ses vêtements, lui donna bientôt la plus singulière physionomie.

Le gros garçon qui, au début de cette petite scène, essayait de lutter d’entrain et de gaîté avec l’escamoteur, ne riait plus du tout et semblait désirer ardemment la fin de la plaisanterie.

—Ah çà, maintenant, ajouta Castelli en roulant des yeux effrayants, mettez-vous à genoux, élevez vos deux mains au-dessus de la tête et joignez-les en forme de paratonnerre.... Fort bien, mon ami, on dirait vraiment que vous n’avez fait d’autre métier de votre vie que de vous faire manger. Allons, faites votre prière et je commence mon repas.... Y êtes-vous?....

—Oui, Monsieur, murmura le gros garçon devenu blême d’émotion. J’y suis!

Aussitôt Castelli saisit dans sa bouche le bout des doigts du patient et les mord d’une telle force, que ce dernier, comme poussé par un ressort, se redresse tout d’un trait, en s’écriant avec énergie:

—Sacredié! Monsieur, faites donc attention, vous me faites mal!

—Comment! je vous fais mal, dit Castelli avec le plus grand calme; ah çà, mais que direz-vous donc quand j’en arriverai à votre tête? C’est certainement par enfantillage que vous criez ainsi à la première bouchée. Voyons, soyez raisonnable, laissez-moi continuer; j’ai une faim d’enfer et vous me faites languir.

Et Castelli le poussant par les épaules voulait lui faire reprendre sa position. Mais le gros garçon résistait de toutes ses forces en criant d’une voix altérée par la frayeur: je ne veux plus! je vous dis que je ne veux plus! ça fait trop de mal. Enfin, par un effort suprême, il s’échappa des mains de l’escamoteur.

Pendant ce temps, le public, qui entrevoyait le dénouement de cette plaisante scène, remplissait la salle de bruyants éclats de rire. Ce ne fut qu’à grand’peine que Castelli parvint à se faire entendre.

—Messieurs, dit-il en affectant le ton du plus grand désappointement, vous me voyez à la fois surpris et fort contrarié de la fuite de ce Monsieur, qui n’a pas eu le courage de se voir manger entièrement. J’attends maintenant quelqu’un qui veuille bien le remplacer, car, loin de reculer devant l’accomplissement de ma promesse, je me trouve dans de si heureuses dispositions, que je m’engage, après avoir mangé le premier spectateur qui se présentera, à en manger un second, puis un troisième, et enfin, pour me rendre digne de vos suffrages et de vos applaudissements, je promets de dévorer la salle entière.

Cette plaisanterie eut encore un immense succès de rire; mais la farce était jouée, et personne ne se présentant de nouveau pour être dévoré, chacun prit le parti d’aller digérer chez lui la mystification dont il avait eu sa part.

Si de semblables manœuvres réussissaient, on conçoit qu’il devait rester peu de monde pour Torrini. Voulant toujours conserver une certaine dignité vis-à-vis du public, cet homme consciencieux n’annonçait sur ses affiches que des expériences qu’il exécutait réellement, et, s’il tâchait parfois d’en rendre les titres attrayants, il demeurait néanmoins dans les limites de la plus exacte vérité.

CHAPITRE V.

Confidences d’Antonio.—Comment on peut provoquer les applaudissements et les ovations du public.—Le comte de....., banquiste.—Je répare un automate.—Atelier de mécanicien dans une voiture.—Vie nomade: heureuse existence.—Leçons de Torrini; ses principes sur l’escamotage.—Un grec du grand monde, victime de son escroquerie.—L’escamoteur Comus.—Duel aux coups de piquet.—Torrini est proclamé vainqueur.—Révélations.—Nouvelle catastrophe.—Pauvre Torrini!

Le lendemain de la séance, Antonio, selon son habitude, vint s’informer de ma santé.

J’ai déjà dit que ce garçon possédait un charmant caractère: toujours gai, toujours chantant, son fonds de bonne humeur était intarissable et ramenait, souvent la gaîté dans notre intérieur, qui sans cela eût été fort triste.

En ouvrant ma porte, il avait interrompu un air d’opéra qu’il fredonnait depuis le bas de l’escalier.

—Eh bien! mon petit signor, me dit-il dans un français pittoresquement mêlé d’italien, comment va la santé ce matin?

—Très bien, Antonio, très bien, merci.

—Ah oui! très bien, Antonio, très bien! et mon Italien cherchait à reproduire l’intonation de ma voix, je vous crois, mon cher malade, mais cela ne vous empêchera pas de prendre cette potion que vous envoie le docteur mon maître.

—J’y consens, mais, en vérité, ce médicament devient du superflu, car j’éprouve maintenant un bien-être indéfinissable qui me fait présager que, bientôt revenu à la santé, il ne me restera plus qu’à vous remercier de vos bons soins, vous et votre maître, et à m’acquitter envers lui des dépenses occasionnées par ma maladie.

—Per Diou! que dites-vous là, s’écria Antonio, penseriez-vous à nous quitter? Oh! j’espère bien que non.

—Vous avez raison, Antonio, je n’y pense pas aujourd’hui, mais j’y penserai dès que je serai en état de le faire. Vous devez comprendre, mon ami, que malgré tout le chagrin que me causera notre séparation, il faudra bien en arriver là. J’ai hâte de retourner à Blois pour rassurer ma famille, qui doit être dans une mortelle inquiétude.

—Votre famille ne saurait être inquiète, puisque, pour tranquilliser votre père, vous lui avez écrit que votre indisposition n’ayant pas eu de suites, vous vous étiez dirigé vers Angers pour y chercher du travail.

—C’est vrai, mais...

—Mais, mais, interrompit Antonio, vous n’aurez aucune bonne raison à me donner; je vous répète que vous ne pouvez pas nous quitter. D’ailleurs, ajouta-t-il en baissant la voix, si je vous disais quelque chose, je suis sûr que vous seriez de mon avis.

Antonio s’arrêta, parut lutter un instant contre le désir qu’il qu’il avait de me faire une confidence, puis se décidant enfin: «Ah bast! fit-il résolument, puisque c’est nécessaire, je n’hésite plus.

—Vous parliez tout à l’heure de vous acquitter envers mon maître, sachez donc que c’est plutôt lui qui se trouverait votre obligé.

—Je ne vous comprends pas.

—Eh bien, écoutez-moi, mon cher ami, dit Antonio d’un air mystérieux, je vais m’expliquer. Vous n’ignorez pas que notre pauvre Torrini est affecté d’une maladie très grave qui lui tient là (Antonio posa le doigt sur son front). Or, depuis que vous êtes avec nous, depuis que, dans une douce illusion de sa folie, il croit trouver en vous une ressemblance avec son fils, mon maître, grâce à cette bienfaisance hallucination, perd tous les jours de sa tristesse et se livre même par moments à quelques courts accès de gaîté. Hier, par exemple, pendant sa séance, vous l’ayez vu deux ou trois fois égayer son public, ce qui ne lui était pas, arrivé depuis longtemps.

Ah! mon cher, continua Antonio devenant de plus en plus communicatif, si vous l’aviez vu avant le fatal événement, alors qu’il jouait sur les plus grands théâtres d’Italie. Quel esprit! quelle verve! quel entrain! Hélas! qui aurait pu dire à cette époque qu’on verrait un jour le Comte de..... Antonio se reprit vivement, qu’on verrait le célèbre Torrini réduit à jouer dans une barraque, en concurrence avec le dernier des saltimbanques, lui, le prestidigitateur sans rival, lui, l’artiste fêté, qu’on appelait partout le beau, l’élégant Torrini. Du reste, ce n’était que justice, car il éclipsait les plus riches par son luxe et par la distinction de ses manières, et jamais prestidigitateur ne mérita par son talent et son adresse de plus légitimes acclamations.

Cependant, vous avouerai-je, ajouta Antonio dans l’entraînement de ses confidences, que ces acclamations étaient quelquefois mon œuvre?

Sans doute le public est un intelligent appréciateur du talent; mais, vous le savez, il a souvent besoin d’être guidé dans les élans de son admiration. Je me chargeai de ce soin, et sans en rien dire à mon maître, je lui ménageai quelques ovations qui purent contribuer à étendre et à prolonger ses succès.

Que de fois des bouquets, jetés à propos, provoquèrent l’explosion des sentiments de la salle entière? Que de fois aussi des murmures approbateurs, habilement placés, enfantèrent des trépignements passionnés?

Je me rappelle encore avec plaisir une partie que j’organisai, et dans laquelle j’eus une réussite inespérée.

C’était à Mantoue, à la sortie d’une représentation où le signor Torrini s’était vraiment surpassé; ses expériences avaient toutes été couvertes de frénétiques applaudissements, car, ajouta Antonio avec une certaine fierté, une fois lancé, l’Italien n’est pas enthousiaste à demi.

Le public sortait en foule de la salle, lorsque mon maître quittant également le théâtre, monta dans sa voiture.

A un signal donné par moi, quelques amis poussent d’éclatants bravos en l’honneur du prestidigitateur. Vivat Torrini! crions-nous de toute la force de nos poumons. Vivat Torrini! répète la foule dans une immense acclamation. «Il faut le conduire en triomphe,» ajoutons-nous en chœur, et en un instant nous dételons les chevaux et nous prenons leur place.

La foule, électrisée par notre ardeur, se met elle-même à pousser aux roues, et finit par nous disputer l’honneur de traîner la voiture.

Il va sans dire que loin de nous y opposer, nous laissons faire, et tranquilles spectateurs de la scène, nous suivons le char triomphal jusqu’à l’hôtel.

Là, Torrini se débattant au milieu de la foule toujours grossissante, monte à grand’peine à son balcon, d’où il remercie le peuple avec tous les signes de l’émotion la plus vive.

Quels succès, mon cher, quels succès nous avions alors! Je ne saurais mieux vous en donner l’idée, qu’en vous disant qu’à cette époque mon maître avait de la peine à dépenser tout l’argent que lui rapportaient ses séances.

—Il est fâcheux pour votre maître, dis-je à Antonio, que moins confiant dans l’avenir, il n’ait pas conservé une partie de cette fortune, qu’il serait si heureux de retrouver aujourd’hui.

—Nous avons fait souvent aussi cette réflexion, répliqua-t-il, mais elle n’a servi qu’à augmenter nos regrets. Comment supposer alors que la fortune nous tournerait si brusquement le dos? D’ailleurs, mon maître croyait le luxe nécessaire pour acquérir le prestige dont il aimait à s’entourer, et pensait avec raison que ses prodigalités ajoutaient encore à la popularité que lui procurait son talent.

Cette causerie intime semblait devoir durer longtemps encore, lorsque Torrini appela Antonio, qui me quitta brusquement.

Un incident m’avait frappé dans cette conversation; c’était le moment où Antonio s’était repris à propos du nom de son maître. Cette remarque contribua à m’inspirer un vif désir de connaître l’histoire de Torrini. Mais je n’avais pas de temps à perdre, car la dernière représentation était annoncée pour le lendemain, et j’étais résolu à retourner immédiatement après dans ma famille.

Je m’armai donc de courage pour vaincre la répugnance que, au dire d’Antonio, son maître éprouvait à parler du passé, et après le déjeûner que nous prîmes ensemble, j’entamai ainsi la conversation, espérant trouver l’occasion de l’amener à me raconter ce que je désirais tant savoir.

—Vous partez demain pour Angoulême, lui dis-je, j’ai le regret de ne pouvoir vous y suivre; il faut enfin nous séparer, quoi qu’il puisse m’en coûter après le service que vous m’avez rendu et les bons soins dont vous m’avez comblé.

Je le priai ensuite de faire connaître à ma famille les dépenses que lui avait occasionnées ma maladie, et je terminai en l’assurant de ma profonde reconnaissance.

Je m’attendais à entendre Torrini se récrier à l’annonce de notre séparation; il n’en fut rien.

—Quelques instances que vous fassiez, me répondit-il avec la plus grande tranquillité, je n’accepterai rien de vous. Puis-je vous faire payer ce qui a été pour moi une source de bonheur? Ne parlons donc jamais de cela. Vous voulez me quitter, ajouta-t-il avec un sourire sympathique qui lui était particulier, moi, je vous dis que vous ne me quitterez pas.

J’allais répliquer.

—Je dis que vous ne me quitterez pas, reprit-il vivement, parce que vous n’avez aucune raison pour le faire et que, tout à l’heure, vous en aurez mille pour demeurer encore quelque temps avec moi.

D’abord, vous avez besoin de grands ménagements pour rétablir votre santé profondément altérée, et pour déraciner les restes d’un mal dont vous devez craindre le retour. En outre, j’ajouterai que j’attendais votre rétablissement pour vous prier de me rendre un service que vous ne pouvez me refuser. Il s’agit de la réparation d’un automate que je tiens d’un certain Opré, mécanicien hollandais, et j’en suis convaincu, vous vous en tirerez à merveille.

A ces excellentes raisons, Torrini, qui craignait sans doute quelque indécision de ma part, joignit les plus attrayantes promesses.

—Pour charmer votre travail, me dit-il, nous ferons de longues causeries sur l’escamotage, je vous expliquerai le coup de piquet qui vous a tant charmé, et plus tard, lorsque cette matière sera épuisée, je vous raconterai les événements les plus importants de mon existence. Vous apprendrez par mon récit ce qu’il est permis à l’homme de souffrir sans en perdre la vie; et les enseignements que vous tirerez d’une vie presque terminée, serviront peut-être à vous guider dans votre carrière à peine commencée. Enfin, fit-il en me tendant la main, votre présence contribuera, je l’espère, à chasser de mon esprit les sombres idées qui depuis longtemps m’assiégent et m’ôtent toute énergie.

Je n’avais rien à répondre à d’aussi pressantes sollicitations: je me rendis aux désirs de Torrini.

Le jour même, il me remit l’automate que je devais réparer.

C’était un petit arlequin dont les fonctions consistaient à ouvrir la boîte dans laquelle il était enfermé, à sauter dehors pour exécuter quelques évolutions, et à rentrer de lui-même dans sa prison lorsqu’on lui en donnait l’ordre. Mais cette pièce était en si mauvais état, que je dus songer à la refaire presque entièrement. A cet effet, j’organisai un petit atelier dans la voiture, et deux jours après, assis devant mon établi, je commençais mon premier ouvrage en fait d’automates, tandis que nous roulions sur la route d’Angers à Angoulême.

Je vivrai longtemps encore avant d’oublier les joies intimes de ce voyage; la santé m’était entièrement revenue, et avec la santé la gaîté et le réveil de mes facultés morales.

Notre énorme véhicule, traîné par deux chevaux, ne pouvait courir la poste; aussi ne faisions-nous que dix à douze lieues par jour, et encore fallait-il commencer la journée de bonne heure. Cependant, malgré la lenteur de ce trajet, jamais le temps ne s’écoula pour moi plus vite et plus agréablement. Ce voyage n’était-il pas en effet l’accomplissement de mes plus beaux rêves? Que pouvais-je désirer de plus? Installé dans une petite chambre bien propre, devant une fenêtre à travers laquelle je voyais se dérouler le riant panorama du Poitou et de l’Angoumois, je me trouvais au milieu de mes outils bien aimés, travaillant à la construction d’un automate dans lequel je voyais le premier né d’une nombreuse famille à venir; il m’était impossible de rien imaginer au-delà.

Dès le début de notre voyage, je m’étais mis à l’ouvrage avec tant d’ardeur, que Torrini, toujours plein de sollicitude pour ma santé, avait exigé un matin que je prisse quelque distraction après chaque repas. Le jour même, quand nous sortîmes de table, il m’engagea, en me présentant un jeu de cartes, à lui montrer mon savoir-faire.

Bien que intimidé par un spectateur aussi clairvoyant, par un juge dont l’adresse m’avait tant émerveillé, je m’armai de courage et je commençai par un de ces effets auxquels j’avais donné le nom de fioritures. Prélude brillant des tours de cartes, il n’avait pour but que d’éblouir les yeux, en montrant l’extrême agilité des doigts.

Torrini me regarda faire d’un air indifférent; et j’aperçus même un sourire effleurer ses lèvres; j’en fus, je l’avoue, un peu désappointé, mais il se hâta de me consoler:

—J’admire sincèrement votre adresse, me dit-il, mais je dois ajouter que je fais peu de cas de ces fioritures, comme vous les appelez; je les trouve brillantes, il est vrai, mais fort inutiles. Du reste, je serais curieux de savoir si vous les placeriez au commencement ou à la fin de vos tours de cartes.

—Il me semble assez logique, répondis-je, de placer au commencement d’une séance un exercice dont le but est de s’emparer de l’imagination des spectateurs.

—Eh bien! mon enfant, répliqua-t-il, nous différons sur ce point; moi, je pense qu’il ne faut les placer ni au commencement ni à la fin, mais en dehors de vos tours de cartes. En voici la raison:

—Après une exposition aussi brillante, le spectateur ne verra plus dans vos tours que le résultat de votre dextérité, tandis qu’en affectant beaucoup de bonhomie et de simplicité, vous l’empêcherez d’attribuer une cause à vos prestiges. Vous produirez alors du surnaturel et vous passerez pour un véritable sorcier.

Je me rendis complétement à ce raisonnement, d’autant plus que dès mes premiers travaux en escamotage, j’avais toujours considéré le naturel et la simplicité comme les bases essentielles de l’art de produire des illusions, et que je m’étais posé cette maxime (applicable seulement à l’escamotage), qu’il faut d’abord gagner la confiance de celui que l’on veut tromper. Je n’avais pas été conséquent avec mes principes, et j’en fis humblement l’aveu.

Il faut avouer que c’est une singulière occupation pour un homme auquel la franchise est naturelle, que de s’exercer incessamment à dissimuler sa pensée et à chercher le meilleur moyen de faire des dupes. Mais ne pourrait-on pas dire aussi que la dissimulation et le mensonge deviennent des qualités ou des défauts, selon les applications qui en sont faites?

Le commerçant, par exemple, ne les regarde-t-il pas comme des qualités précieuses pour faire valoir sa marchandise?

La science du diplomate consiste-t-elle à tout dire avec franchise et simplicité?

Enfin, n’est-il pas jusqu’à ce qu’on appelle le bon ton ou l’usage de la bonne compagnie, qui ne soit un charmant tissu de dissimulations et de tromperies?

Quant à l’art que je cultivais, que pouvait-il être sans le mensonge?

Encouragé par Torrini, je repris de l’assurance; je continuai à exécuter tous mes exercices d’escamotage, et je lui exposai plusieurs nouveaux principes que j’avais imaginés.

Mon maître, cette fois, me fit quelques compliments auxquels il joignit de sages avis.

—Je vous conseille, me dit-il, de modérer la vivacité de votre jeu. Loin de mettre autant de pétulance dans vos mouvements, affectez au contraire une grande tranquillité; et vous éviterez ainsi ces étourdissantes gesticulations par lesquelles les escamoteurs en général croient détourner l’attention des spectateurs, lorsqu’ils ne parviennent qu’à les fatiguer.

Mon professeur joignant ensuite l’exemple aux préceptes, prit le jeu de mes mains, et, dans les mêmes passes que j’avais exécutées, il me montra les finesses de la dissimulation appliquées à l’escamotage.

J’étais dans la plus complète admiration.

Flatté sans doute de l’impression qu’il produisait sur moi:

—Puisque nous sommes sur le chapitre des tours de cartes, me dit Torrini, je vais vous donner l’explication de mon coup de piquet; mais avant, il est nécessaire que je vous montre un instrument qui sert à son exécution.

Torrini alla chercher une petite boîte qu’il me remit.

Vingt fois je retournai l’instrument sans pouvoir en comprendre les fonctions.

—Vous chercheriez en vain, me dit-il, vous ne trouveriez pas. Quelques mots pourraient vous mettre sur la voie, mais je préfère, si pénibles que soient pour moi les souvenirs que je vais évoquer, vous raconter comment cette boîte est tombée entre mes mains, et dans quel but elle avait été primitivement imaginée.

—Il y a vingt-cinq ans environ, j’habitais Florence, où j’exerçais la profession de médecin; je n’étais pas alors escamoteur, ajouta-t-il avec un profond soupir, et plût au ciel que je ne l’eusse jamais été!

Parmi les jeunes gens de mon âge que je fréquentais, je m’étais particulièrement lié avec un Allemand, nommé Zilberman.

Comme moi, Zilberman était docteur, mais comme moi aussi, docteur sans clientèle. Nous passions ensemble la plus grande partie des heures de loisir que nous laissait l’exercice de notre profession; c’est vous dire que nous nous quittions à peine. Nos goûts étaient à peu près les mêmes, sauf un point sur lequel nous différions essentiellement.

Zilberman aimait passionnément le jeu, moi je n’y trouvais aucun attrait. Il fallait même que mon antipathie pour les cartes fût alors bien forte pour que je ne cédasse pas à la contagion de l’exemple, car mon ami réalisait des bénéfices considérables qui lui permettaient de mener un train de grand seigneur, tandis que moi, tout en vivant avec la plus stricte économie, je contractais des dettes.

Quoi qu’il en fût, nous vivions, Zilberman et moi, dans la plus fraternelle intimité. Sa bourse m’était souvent ouverte; mais j’en usais avec d’autant plus de discrétion, que j’ignorais quand je pourrais lui rendre ce qu’il me prêtait. Sa délicatesse et sa générosité envers moi me portaient à croire qu’il était franc et loyal envers tout le monde. Je me trompais!

Un jour, il y avait quelques heures à peine que je l’avais quitté, lorsqu’un de ses domestiques vint en toute hâte m’annoncer que, dangereusement blessé, son maître me priait de me rendre auprès de lui.

J’y courus aussitôt.

Mon malheureux ami, le visage couvert d’une pâleur mortelle, gisait étendu sur son lit.

Surmontant ma douleur, je m’approchai pour le secourir.

Zilberman m’arrêta, me fit signe de m’asseoir, congédia les personnes qui l’entouraient et, après s’être assuré que nous étions seuls, il me pria de l’écouter.

Sa voix, affaiblie par d’horribles souffrances, arrivait à peine à mon oreille; je fus obligé de me pencher vers lui.

—Mon cher Edmond, me dit-il, un homme m’a traité d’escroc... je l’ai provoqué en duel..., nous nous sommes battus au pistolet, et j’ai reçu sa balle en pleine poitrine.

Et comme j’insistais près de Zilberman pour lui donner des soins.

—C’est inutile, mon ami; je sens que je suis frappé à mort; il me reste à peine le temps de vous faire une confidence pour laquelle je réclame toute votre indulgente amitié.... Sachez, ajouta-t-il en me tendant une main déjà glacée, que je n’ai point été injustement insulté... J’ai la honte de vous avouer que, depuis longtemps, je vis au dépens des dupes que je fais.... Secondé par une fatale adresse et plus encore par un instrument que j’ai imaginé, je trichais journellement au jeu.

—Comment! vous, Zilberman? fis-je en retirant vivement ma main de la sienne.

—Oui, moi, répondit le moribond, qui d’un regard suppliant sembla me demander grâce;...

Edmond, ajouta-t-il, en réunissant tout ce qui lui restait de forces, au nom de notre ancienne amitié ne m’abandonnez pas..... pour l’honneur de ma famille, qu’on ne retrouve pas ici la preuve de mon infamie. Je vous en conjure, débarrassez-moi de cet instrument, faites le disparaître. Il découvrit son bras auquel était fixée une petite boîte.

Je la détachai, et, ainsi que vous, mon enfant, je la regardai sans y rien comprendre.

Ranimé par un reste de sa coupable passion, Zilberman ajouta avec l’expression de la plus vive admiration: Voyez pourtant comme c’est ingénieux! Cette boîte peut s’attacher au bras sans en augmenter visiblement le volume. On y met des cartes que l’on a disposées à son gré. Lorsqu’il s’agit de couper, on place sans affectation la main sur le jeu qui se trouve sur la table, de manière à le cacher tout entier; on presse la détente que vous voyez là, en appuyant légèrement le bras sur le tapis, et aussitôt, les cartes préparées sortent, tandis qu’une pince vient subtilement saisir l’autre jeu et le ramène dans la boîte.

Aujourd’hui, pour la première fois, mon instrument a mal fonctionné; la pince a laissé une carte sur la table.... mon adversaire.....

Zilberman ne put terminer la phrase..... il avait rendu le dernier soupir.

Les confidences de Zilberman, sa mort, m’avaient jeté hors de moi-même, ajouta Torrini, je me hâtai de sortir de sa chambre. Rentré chez moi, je me mis à réfléchir sur ce qui venait de se passer, et pensant que ma liaison trop connue avec ce malheureux ne me permettait plus de rester à Florence, je me décidai à partir pour Naples.

J’emportai avec moi la fatale boîte, sans prévoir l’usage que j’en pourrais faire un jour, et pendant longtemps je la laissai de côté. Cependant, quand je me livrai à l’escamotage, j’y songeai pour l’exécution de mon coup de piquet, et l’heureuse application que j’en fis me valut un de mes plus beaux succès de prestidigitateur.

A ce souvenir, les yeux de Torrini s’animèrent d’un éclat inaccoutumé, et me firent pressentir un récit intéressant. Il continua en ces termes:

Un escamoteur nommé Comus[1], possédait un coup de piquet qu’il exécutait, il faut le dire, avec une merveilleuse adresse. Les éloges qu’on lui prodiguait à ce sujet le rendaient très glorieux; aussi ne manquait-il jamais de mettre sur ses affiches que seul il pouvait exécuter ce tour incomparable, portant ainsi un défi à tous les prestidigitateurs en renom. J’avais alors quelque réputation. Cette prétention de Comus me piqua vivement; je connaissais sa manière de faire, et, par cette raison, sachant mon coup de piquet bien supérieur au sien, je résolus de relever le gant qu’il jetait à la face de tous ses rivaux.

Je me rendis donc à Genève, où il se trouvait, et je lui proposai une représentation commune, dans laquelle un jury serait chargé de prononcer sur notre mérite respectif.

Comus accepta avec empressement, et, au jour fixé, un nombre immense de spectateurs accourut pour nous voir opérer.

En sa qualité de doyen, mon adversaire commença. Mais, mon cher Robert, pour que vous puissiez, comme le jury, comparer nos deux manières de faire, je vais d’abord vous dire comment il exécuta sa partie.

S’étant fait donner un jeu, il le décacheta, le fit mêler, puis le reprenant, brouilla les cartes par une feinte maladresse, de manière qu’elles se trouvèrent face contre face ou dos à dos. Ce dérangement, qui semblait un effet du hasard, lui procura l’occasion de manipuler le jeu, tout en ayant l’air de le remettre dans un ordre convenable; aussi, quand il eut terminé, je reconnus, comme je m’y attendais, qu’il avait marqué d’un petit pli, à peine perceptible, certaines cartes qui devaient lui donner une dix-huitième majeure, un roi, un quatorze d’as.

Cela fait, Comus remit le jeu à son partenaire en le priant de le mêler de nouveau, et pendant ce temps il se fit bander les yeux; précaution inutile, soit dit en passant, car quel que soin que l’on prenne pour priver quelqu’un de la vue par ce moyen, la proéminence du nez laisse toujours un vide suffisant pour qu’on y voie distinctement.

Quand le partenaire eut fini, Comus prit encore le jeu comme pour le mêler à son tour, mais vous comprenez facilement qu’il ne s’agissait pour lui, cette fois, que de disposer les cartes de manière à ce que celles qu’il avait marquées lui échussent dans la distribution que ferait son adversaire.

Le saut de coupe, comme vous le savez, neutralise l’action de couper; par conséquent Comus était sûr du succès.

En effet, les choses se passèrent ainsi, et de chaleureux applaudissements accueillirent la victoire de mon antagoniste.

J’ai lieu de croire, pourtant, que grand nombre de ces bravos lui étaient accordés surtout par des amis et des compères, car, lorsque je me présentai à mon tour pour exécuter ma partie, un murmure désapprobateur accueillit mon entrée en scène. Le mauvais vouloir des spectateurs était même si manifeste, qu’il eût suffi pour m’intimider si, à cette époque, je n’avais été en quelque sorte cuirassé contre toutes les appréciations ou préventions du public.

Les spectateurs étaient loin de s’attendre à la surprise que je leur ménageais. Au lieu de réclamer un partenaire dans la salle, ainsi que l’avait mon rival, ce fut à Comus lui-même que je m’adressai pour ma partie.

A cette demande, je vis chacun se regarder avec surprise. Mais quelles ne furent pas les exclamations, quand après avoir prié mon adversaire de me bander les yeux et de me lier les mains, je lui déclarai que non-seulement je ne toucherais pas le jeu avant de couper, mais encore que je le laissais libre, lorsqu’il aurait désigné dans quelle couleur il voulait être repic et capot, de donner les cartes par deux ou par trois, et de choisir enfin celui des deux jeux qui lui conviendrait!

J’avais un jeu tout préparé[2] dans ma petite boîte; j’étais sûr de mon instrument. Ai-je besoin de vous dire que je gagnai la partie?

Grâce à ces dispositions secrètes, ma manière de faire était si simple, qu’il était impossible de deviner comment je m’y prenais, tandis que les manipulations de Comus faisaient nécessairement supposer qu’on était victime de sa dextérité. Je fus déclaré vainqueur à l’unanimité. Des bravos prolongés accueillirent cette décision, et les amis mêmes de Comus, délaissant mon rival, vinrent m’offrir une charmante épingle en or, surmontée d’un gobelet, insigne de ma profession. Cette épingle, à ce que m’apprit un des assistants, avait été commandée par le pauvre Comus, qui croyait bien qu’elle lui serait revenue.

Je puis, ajouta Torrini, me vanter à bon droit de cette victoire, car si Zilberman m’avait laissé la boîte, il ne m’avait pas montré le coup de piquet dont j’ai imaginé moi-même les combinaisons. Ce tour n’était-il pas, je vous le demande, bien supérieur à celui de Comus qui, il est vrai, faisait illusion à la multitude, mais que le moindre prestidigitateur pouvait facilement deviner?

En sa qualité d’inventeur, Torrini avait un amour-propre extrême; mais c’était, je crois, son seul défaut, et il le rachetait, du reste, par la facilité avec laquelle lui-même accordait aux autres des éloges. S’il attribuait à chacun la part de mérite qui lui revenait, il avait à cœur qu’on lui rendît la justice qui lui était due.

Son récit terminé, je lui adressai les compliments les plus sincères, tant sur son invention que sur l’avantage qu’il en avait retiré vis-à-vis de Comus.

Ainsi voyageant, et nous arrêtant de temps à autre pour donner des séances dans les villes où nous pouvions espérer faire recette, nous dépassâmes Limoges et nous nous trouvâmes sur la route qui mène de cette ville à Clermont.

Torrini se proposait de donner quelques représentations dans le chef-lieu du Puy-de-Dôme, après quoi il voulait retourner directement en Italie, car il en regrettait le doux climat et les fanatiques ovations.

Je comptais moi-même me séparer alors de lui. Il y avait environ deux mois que nous voyagions ensemble; or, c’était à peu près le terme que j’avais fixé pour la réparation de l’automate, et mon travail était sur le point d’être terminé.

D’un autre côté, j’avais le droit de demander mon congé, sans crainte d’être taxé d’ingratitude. La santé de Torrini était devenue aussi bonne que nous pouvions l’espérer, et je lui avais donné tout le temps dont je pouvais raisonnablement disposer.

Néanmoins, il me coûtait de parler encore de séparation, car mon professeur enchanté de mes progrès et de mon adresse, ne concevait pas que je puisse avoir d’autre intérêt, d’autre désir que celui de continuer à voyager avec lui, et de finir par être ou son suppléant ou son successeur.

Sans doute, cette position m’aurait convenu à bien des égards, car, je l’ai dit, ma vocation était irrévocablement fixée. Mais, soit que de nouveaux instincts se fussent éveillés en moi, soit que l’intimité dans laquelle je vivais avec Torrini m’eût ouvert les yeux sur les inconvénients de son genre de vie, je visais maintenant plus haut qu’à sa succession.

Ma détermination de partir était donc bien arrêtée: de pénibles circonstances retardèrent encore le moment de la séparation.

Nous étions sur le point d’arriver à Aubusson, ville célèbre par ses nombreuses manufactures de tapis. Torrini et son domestique étaient sur le devant de la voiture; moi j’étais à mon travail; nous descendions une côte, et Antonio avait serré le frein puissant destiné à enrayer les roues de notre véhicule. Tout à coup, j’entends le bruit d’un objet qui se brise, puis la voiture, violemment lancée, descend avec une rapidité effrayante. Les moindres obstacles lui font faire des soubresauts à tout briser et produisent un balancement régulier qui s’accroît en nous menaçant d’une chute épouvantable.

Tremblant et respirant à peine, je me cramponne à mon établi comme à une planche de salut et, les yeux fermés, j’attends avec terreur la mort qui paraît inévitable.

Un instant nous sommes sur le point d’échapper à notre catastrophe. Nos vigoureux chevaux, habilement dirigés par Antonio, avaient tenu bon dans cette course effrénée; nous étions enfin arrivés au bas de la côte. Déjà même nous passions devant les premières maisons d’Aubusson, quand la fatalité conduit de ce côté une énorme voiture chargée de foin qui, sortant d’une rue transversale, vient subitement nous barrer le passage. Son conducteur ne s’aperçut du danger que lorsqu’il n’était plus temps d’y parer. La rencontre était inévitable, le choc fut terrible.

Lancé violemment sur la cloison de ma chambre, je fus un instant étourdi par la douleur, mais presqu’aussitôt revenu à moi, je pus encore descendre de voiture et m’approcher de mes compagnons de voyage. Antonio, couvert de contusions sans gravité, soutenait Torrini, qui beaucoup plus maltraité que nous, avait le bras démis et une jambe cassée.

Nos deux chevaux gisaient sur la place; ils avaient été tués sur le coup. Quant à la voiture, la caisse seule était à peu près intacte, le reste se trouvait complétement démembré.

Un médecin, que l’on alla chercher, arriva presque en même temps que nous dans une auberge voisine où nous avions été conduits.

Ici, je pus admirer la force d’âme de Torrini qui, dissimulant avec un courage héroïque ses vives souffrances, voulut qu’on s’occupât d’abord de nous avant de songer à lui. Quelques instances que nous fîmes, il nous fut impossible de vaincre sa résolution.

Ma guérison et celle d’Antonio furent assez rapides; quelques jours suffirent pour notre entier rétablissement. Mais il n’en fut pas ainsi de Torrini, qui fut forcé de passer par toutes les opérations et les différentes phases d’une jambe cassée.

Cet homme, qui n’avait, pour ainsi dire, de sensibilité que pour les chagrins passés, pour les douleurs morales, accepta avec la résignation la plus philosophique les conséquences de ce nouveau malheur.

Cependant elles pouvaient être terribles pour lui: la réparation de la voiture, le médecin, notre séjour forcé à l’auberge allaient lui coûter fort cher. Pourrait-il continuer ses représentations, remplacer ses chevaux perdus, etc.? Cette pensée nous causait de cruelles inquiétudes à Antonio et à moi. Torrini seul ne désespérait pas de l’avenir:

—Laissez faire, disait-il avec une entière confiance en lui-même, quand une fois je serai rétabli, tout ira bien; que peut craindre un homme courageux et plein de santé? Aide-toi, le Ciel t’aidera, a dit notre bon Lafontaine; eh bien! nous nous aiderons tous les trois, et nul doute que nous ne sortions de ce mauvais pas.

Afin de tenir compagnie à cet excellent homme et lui procurer quelques distractions, j’apportai mon établi près de son lit et, tout en travaillant, je repris avec lui le cours de nos conversations, qui avaient été si fatalement interrompues.

Le jour vint enfin où j’eus la joie de mettre la dernière main à mon automate et de le faire fonctionner devant Torrini, qui en parut enchanté. Si notre blessé avait été moins malheureux, j’aurais profité de cette circonstance pour prendre congé de lui, mais pouvais-je abandonner en cet état l’homme qui m’avait sauvé la vie? D’ailleurs, une autre pensée m’était venue aussi. Quoique Torrini ne nous eût rien dit de sa position pécuniaire, nous croyions, Antonio et moi, nous apercevoir qu’elle était fort embarrassée. Mon devoir n’était-il pas de chercher à la relever, si cela était en mon pouvoir? Je communiquai certain projet à Antonio, qui l’approuva en me priant toutefois d’en remettre l’exécution à un peu plus tard, lorsque nous verrions que nos suppositions s’étaient vérifiées.

Cependant les journées étaient bien longues près du malade, car, ainsi que je l’ai dit, mes travaux de mécanique se trouvaient terminés, et l’escamotage était un sujet de conversation depuis longtemps épuisé.

Un jour que nous nous regardions, Torrini et moi, sans trouver une parole à échanger, je me souvins de la promesse qu’il m’avait faite de me raconter l’histoire de sa vie, et je la lui rappelai.

A cette demande, Torrini soupira.

—Ah! dit-il, si je pouvais supprimer de mon récit de tristes souvenirs, ce serait un bonheur pour moi de vous raconter quelques belles pages de ma vie d’artiste. Quoi qu’il en soit, ajouta-t-il, c’est une dette que j’ai contractée envers vous, je dois m’acquitter.

Ne vous attendez pas à ce que je vous raconte jour pour jour toute mon existence, ce serait beaucoup trop long et pour vous et pour moi. Je veux seulement citer quelques épisodes intéressants qui forment, pour ainsi dire, les jalons d’une carrière beaucoup trop agitée, et vous donner la description de quelques tours qui ne doivent point être arrivés à votre connaissance. Ce sera, j’en suis certain, la partie de mon récit qui vous intéressera le plus, car, ajouta Torrini sur le ton d’une plaisante prophétie, quelle que soit aujourd’hui votre résolution de ne pas suivre l’art que je cultive, je puis pourtant, sans être un Nostradamus, vous prédire que tôt ou tard vous vous y livrerez avec passion et que vous y obtiendrez des succès. Ce que vous allez entendre, mon ami, vous montrera, du reste, qu’il n’est pas permis à l’homme de dire, avec le dicton populaire: Fontaine, je ne boirai pas de ton eau.

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