Confidences et Révélations: Comment on devient sorcier
Le premier point en partant du haut de la carte, à gauche, ainsi que dans l’exemple précédent, représentera du cœur; le second en descendant, du carreau; le troisième du trèfle; le quatrième du pique.
Si maintenant, à l’un de ces points, qui sont naturellement placés par le dessin du tarot pour marquer la couleur de la carte, on ajoute un autre petit point à l’un des huit endroits que l’on peut se figurer sur sa circonférence, on désignera la nature de la carte.
Ainsi on représentera, au point culminant, un as, en tournant à droite un roi, le troisième sera une dame, le quatrième un valet et ainsi de suite en suivant pour le dix, le neuf, le huit et le sept.
Il est bien entendu qu’il ne faut qu’un seul point comme dans la figure 2, où celui qui est joint au troisième point ou couleur, représentera un huit de trèfle.
Il y a bien encore d’autres combinaisons, mais celles-là sont aussi difficiles à expliquer qu’à comprendre. Ainsi par exemple, j’ai eu à expertiser des cartes tarotées où il n’y avait véritablement aucune marque; seulement les dessins du tarot étaient plus ou moins attaqués par la coupe de la carte et cette simple particularité les désignait toutes.
Il y a aussi les cartes sur le bord desquelles le Grec en jouant fait avec son ongle un léger morfil qu’il peut reconnaître au passage. S’il joue à l’écarté, ce sont les rois qu’il a marqués ainsi, et lorsqu’en donnant les cartes ces dernières se présentent sous sa main, il peut, par un tour familier à l’escamotage, les laisser sur le jeu et donner à la place la carte suivante. Cette substitution peut se faire si habilement qu’il est impossible d’y rien voir. Enfin, j’ai vu des gens dont la vue était si habilement exercée, qu’après avoir joué deux ou trois parties avec le même jeu, ils pouvaient reconnaître toutes les cartes.
Pour revenir aux cartes frelatées, on se demandera comment on peut changer les jeux, puisque dans les cercles et dans les maisons où l’on joue, les paquets ne sont décachetés qu’au commencement de la partie.
Eh! mon Dieu, c’est encore bien simple.
On s’informe du marchand de cartes où ces maisons se fournissent. On lui fait d’abord quelques petits achats pour lier connaissance; on y retourne plusieurs fois pour le même motif; puis un beau jour, on se dit chargé par un ami d’acheter une douzaine de sixains ou plus ou moins selon l’importance du magasin.
Le lendemain, sous prétexte que les jeux ne sont pas de la couleur qui a été demandée, on les rapporte.
Les paquets sont encore cachetés, le marchand, plein de confiance, les échange contre d’autres.
Mais le grec a passé la nuit à décacheter les bandes et à les recacheter par un procédé connu en escamotage; les cartes ont toutes été marquées et remises en ordre; le marchand les a maintenant dans son magasin; le tour est fait; on les attend à domicile.
Toutes ces supercheries certes sont fort redoutables; eh bien! il y en a une bien plus redoutable encore, c’est la télégraphie imperceptible. On en jugera, lorsque je dirai que sans la moindre apparence de communication, le Grec peut parfaitement recevoir d’un compère, par des principes analogues à ceux de ma seconde vue, l’annonce du jeu de son adversaire.
J’aurais certainement beaucoup d’autres trucs à signaler, mais je m’arrête. Je crois en avoir assez dit sur les escrocs et leurs tricheries pour engager tout joueur à ne tenir les cartes que vis-à-vis de personnes dont la probité ne peut être mise en doute.
Maintenant, autant pour faire oublier les détails quelque peu compromettants que je viens de donner, que pour reposer mon esprit de descriptions qui, j’en suis certain, ont dû paraître beaucoup plus courtes au lecteur qu’à moi-même, je vais revenir à la prestidigitation proprement dite, en donnant une notice biographique sur un physicien-sorcier-magicien-prestidigitateur, dont le succès dans Paris fut, vers cette époque, des plus éclatants.
Philippe Talon, originaire d’Alais, près Nîmes, après avoir exercé la douce profession de confiseur à Paris, s’était vu forcé, par suite d’insuccès, de quitter la France.
Londres, ce pays de Cocagne, cet Eldorado en perspective, était à deux pas; notre industriel s’y rendit et ne tarda pas à fonder un nouvel établissement dans la capitale des Trois-Royaumes-Unis.
Le confiseur français avait bien des chances de réussite. Outre que les Anglais sont très friands de chatteries, on sait que la confiserie française a eu, de tout temps, chez les enfants d’Albion, une renommée qui ne peut être comparée qu’à celle dont a joui jadis en France le véritable cirage anglais.
Néanmoins, malgré ces avantages, il paraît que de nouvelles amertumes se glissèrent bientôt dans son commerce; les brouillards de la Tamise, d’autres disent des spéculations trop hasardeuses, vinrent fondre les fragiles marchandises du nouveau magasin et les mirent en déconfiture.
Talon plia bagage une seconde fois et quitta Londres pour aller à Aberdeen demander l’hospitalité aux montagnards écossais, auxquels en échange il proposa ses séduisantes sucreries.
Malheureusement, les Ecossais d’Aberdeen, fort différents des montagnards de la Dame Blanche, ne portent ni bas de soie ni souliers vernis, et font très peu d’usage des pâtes de jujube et des petits fours. Aussi le nouvel établissement n’eût pas tardé à subir le sort des deux autres, si le génie inventif de Talon n’avait trouvé une issue à cette position précaire.
Le confiseur pensa avec raison que pour vendre une marchandise, il est bon qu’elle soit connue, et que, pour qu’elle soit connue, il faut s’occuper de la faire connaître.
Fort de ce judicieux raisonnement, Talon sut bien forcer les Aberdeenois à manger ses bonbons, après toutefois les leur avoir fait payer.
A cette époque, il y avait à Aberdeen une troupe de comédiens qui se trouvaient dans la position des sucreries de Talon: ces artistes étaient incompris et peu goûtés.
En vain le directeur avait-il monté une pantomime à grand renfort de changements à vue et de transformations; le public était resté sourd à ses appels réitérés.
Un beau jour, Talon se présente chez l’impresario écossais:
«Monsieur, lui dit-il sans autre préambule, je viens vous faire une proposition qui, si elle est acceptée, remplira votre salle, j’en ai la conviction.
—Expliquez-vous, Monsieur, dit le directeur affriandé, mais peu confiant dans une promesse qu’il avait de bonnes raisons de croire difficile à réaliser.
—Il s’agit simplement, poursuivit Talon, de joindre à l’attrait de votre spectacle l’annonce d’une loterie dont je ferai tous les frais. Voici quelle en sera l’organisation: chaque spectateur en entrant paiera en sus du prix de sa place la somme de six pences (60 centimes), qui lui donneront droit à:
1º Un cornet de bonbons assortis;
2º Un numéro de loterie, avec lequel il pourra gagner le gros lot, représenté par un magnifique bonbon monté de la valeur de cinq livres (125 francs).
Talon promit en outre un divertissement nouveau, dont il confia le secret avec recommandation de ne pas le divulguer.
Ces propositions ayant été agréées, on mit sur le tapis la question d’intérêt. Le marchand de sucreries n’avait aucune raison de tenir la dragée haute au directeur; le marché fut donc promptement conclu.
L’intelligent Talon ne s’était point trompé; le public, alléché par l’appât des bonbons, par l’attrait de la pantomime et par une surprise qu’on lui promettait, accourut en foule, et remplit la salle.
La loterie fut tirée; le gros lot fit un heureux, et les douze ou quinze cents autres spectateurs, munis de leurs cornets de bonbons, se consolèrent de leur déception en se faisant entre eux des échanges de douceurs.
Dans d’aussi heureuses dispositions, la pantomime fut trouvée charmante.
Cependant cette pièce tirait à sa fin et l’on n’avait encore d’autre surprise que celle de ne pas l’avoir encore vu arriver, lorsque tout à coup, à la fin d’un ballet, les danseurs s’étant rangés en cercle comme pour l’apparition d’un premier sujet, un bruit aigu se fait entendre, et un superbe polichinelle, riant de sa voix aigre et chevrotante, s’élance d’un bond sur le devant de la scène et fait un magnifique écart.
C’était Talon, revêtu des deux bosses de coton et de l’habit pailleté.
Notre nouvel artiste s’acquitta avec un rare talent de la danse excentrique de Polichinelle et fut couvert de bravos.
Pour remercier le public de son bienveillant accueil, le danseur essaya une révérence dans l’esprit de son rôle, mais il la fit si malheureusement, que le pauvre Polichinelle tomba violemment sur le côté sans pouvoir se relever.
On s’approche en toute hâte, on soutient le blessé. Il se remet un peu; il veut parler; on écoute; il se plaint d’une côte cassée et demande avec instance des pilules de Morisson[11]. On se rend à ses désirs et un domestique se hâte d’apporter des pilules d’une grosseur exagérée.
Le public, qui jusque-là compatissait à la douleur de Polichinelle et se tenait dans un silencieux attendrissement, commence à flairer une plaisanterie. Il sourit d’abord, puis rit aux éclats, lorsque le malade prenant une des pilules, l’escamote habilement en feignant de l’avaler tout d’un trait. Une seconde suit la première, et la demi-douzaine ayant pris la même route, Polichinelle se trouva tout à fait remis, salua gracieusement et fit sa retraite au lieu de bruyants hurrahs.
Philippe venait de faire sa première séance: le confiseur avait troqué le bâton de sucre d’orge pour celui de magicien.
Cette scène burlesque eut un succès fou. Les recettes qu’elle fit faire, chaque soir, vinrent réconforter la situation financière du directeur et de son habile associé, de sorte que le marchand de bonbons, qui avait liquidé son fonds de boutique dans ses représentations, n’eut plus qu’à fermer la porte. Il partit pour donner dans d’autres villes des représentations de son nouveau talent.
Où le nouveau magicien avait-il puisé les éléments de son art? Je l’ignore. Il est probable (c’est toujours avec des probabilités que se comblent les lacunes de l’histoire), il est probable que Talon avait appris l’escamotage comme la danse de Polichinelle, pour sa satisfaction personnelle et le plaisir de ses amis. Ce qu’il y a de certain, c’est que la séance qu’il donna devant les naïfs spectateurs d’Aberdeen ne fut pas de première force, et que c’est à la suite de ces premiers succès qu’il se perfectionna dans l’art auquel il dut plus tard sa réputation.
Abdiquant désormais les sucreries, le vêtement de Polichinelle et la pratique[12], Philippe (c’est ainsi que s’appela dès lors le prestidigitateur) parcourut les provinces d’Angleterre en donnant d’abord de très modestes représentations. Puis son répertoire s’étant successivement augmenté d’un certain nombre de tours pris çà et là aux escamoteurs de cette époque, il attaqua les grandes villes et vint à Glascow, où il se fit construire une baraque en bois pour y donner des représentations.
Pendant la construction de son temple de magie, Philippe distingua, parmi les ouvriers menuisiers employés à cet ouvrage, un jeune garçon de bonne mine qui lui sembla doué d’une intelligence toute particulière; il voulut l’attacher à ses entreprises théâtrales et le faire paraître en scène comme aide magicien.
Macalister (c’était le nom du jeune menuisier) avait inné en lui le génie des trucs et des ficelles; il n’eut à faire aucun apprentissage dans cet art mystérieux, et comprenant tout de suite les finesses de l’escamotage, il composa quelques tours qui lui méritèrent les éloges de son maître.
Depuis ce moment, soit par suite du concours de Macalister, soit pour toute autre cause, tout sembla réussir à Philippe, qui se mit à travailler en grand, c’est-à-dire qu’il abandonna les baraques pour la scène plus noble du théâtre des grandes villes.
Après avoir longtemps voyagé dans l’Angleterre, il passa en Irlande et donna des représentations à Dublin. Ce fut dans cette ville qu’il fit l’acquisition de deux tours auxquels il dut plus tard un véritable succès.
Trois Chinois, venus en France pour y présenter divers exercices très surprenants, avaient essayé de donner à Paris quelques représentations qui, faute d’une publicité convenable, n’eurent d’autre résultat que de brouiller les trois habitants du Céleste-Empire. En France aussi bien qu’en Chine, lorsqu’il n’y a pas de foin au râtelier, les chevaux se battent, dit-on; nos trois jongleurs n’en étaient pas arrivés à cette extrémité, mais ils s’étaient séparés. L’un d’eux s’en alla à Dublin, et ce fut là que, sur la demande de Philippe, il lui enseigna le tour des poissons ainsi que celui des anneaux.
Le premier de ces trucs une fois acquis, Philippe se trouva très embarrassé, il lui fallait une robe pour son exécution.
Prendre un costume de Chinois eût été chose plus que pittoresque, l’ex-confiseur n’ayant dans la physionomie aucun des caractères d’un mandarin. Il ne fallait pas non plus songer à une robe de chambre. Si riche qu’elle eût été, la séance de magie eût pris un caractère de sans-façon que le public n’aurait pas toléré.
Philippe sut se tirer de cette difficulté: il s’habilla en magicien. C’était une innovation hardie, car, jamais jusqu’alors, un escamoteur n’avait osé endosser la responsabilité d’un tel costume.
Possesseur de ces deux nouveaux tours, Philippe conçut le projet de revoir son ingrate patrie et de se réconcilier avec elle en lui présentant les résultats de ses travaux. Il vint donc à Paris dans l’été de l’année 1841 et donna des représentations dans la salle Montesquieu.
Le tour des poissons, celui des anneaux, un brillant costume de magicien, un superbe bonnet pointu, une séance bien organisée et convenablement présentée, attirèrent chez lui grand nombre de spectateurs, parmi lesquels le hasard conduisit le directeur d’un des théâtres de Vienne.
L’Autrichien, enchanté de la représentation, proposa, séance tenante, au prestidigitateur, un engagement à participation de recette.
Philippe accepta d’autant plus volontiers que, pendant la saison pour laquelle il s’engageait, la salle Montesquieu était réservée pour des bals publics. D’un autre côté, cet engagement lui donnait le temps de faire construire un théâtre dans lequel il pourrait à son retour continuer tranquillement le cours de ses représentations.
Le militaire n’est pas riche:
a dit l’auteur du Châlet, et pour ce motif d’opéra, ainsi que pour d’autres encore, notre voyageur n’était pas sans éprouver de vives inquiétudes à l’endroit de ses futures recettes. Il ignorait sans doute que l’Autriche ne devait cette mauvaise réputation qu’à l’exigence de la versification française, et que cette rime riche arrivant après une négation indispensable à la structure du vers, avait tout naturellement rendu pauvre le militaire de l’Autriche.
L’artiste ne tarda pas du reste à être tranquillisé; il reconnut que la capitale de cette nation calomniée de par les règles de la poésie, valait mieux que sa réputation; il en rapporta pour preuve nombre de thalers, avec lesquels il paya les frais de construction d’un théâtre que, pendant son absence, on lui avait élevé au bazar Bonne-Nouvelle.
Philippe avait encore recruté dans sa route quelques nouveautés. Il apportait avec lui plusieurs automates qu’il devait montrer dans ses représentations.
L’ouverture de la salle Bonne-Nouvelle fit sensation dans Paris; on vint en foule voir ce fameux truc des poissons, auquel les spectateurs de la salle Montesquieu avaient déjà fait une réputation méritée.
Que le lecteur veuille bien entrer avec moi dans le palais des prestiges (c’est ainsi que s’appelait ce nouveau temple de magie), je le ferai assister à quelques-unes des expériences du magicien.
Le palais des prestiges n’était point un monument, ainsi que pouvait le faire supposer son titre; mais lorsqu’on était arrivé au bout de la galerie du premier étage du bazar Bonne-Nouvelle, on passait sous une porte de couloir et l’on était tout étonné de se trouver dans une salle fort convenablement distribuée pour ce genre de spectacle. Il y avait des stalles, un parterre, un rang de galeries et un amphithéâtre. La décoration en était proprette et élégante, et par dessus tout, on y était confortablement assis.
Un orchestre, composé de six musiciens d’un talent contestable, exécutait une symphonie avec accompagnement de mélophone, sorte d’accordéon récemment inventé par un nommé Lecler, chargé de la direction musicale du palais.
Le rideau se lève.
Au grand étonnement des spectateurs, la scène est plongée dans la plus profonde obscurité.
Un monsieur, tout de noir habillé, sort d’une porte latérale et s’avance vers nous. C’est Philippe; je le reconnais à son accent voilé et quelque peu teinté de provençal. Tous les autres spectateurs le prennent pour le régisseur; on est interdit; on craint une annonce d’autant plus fâcheuse, que ce monsieur porte le pistolet au poing.
L’incertitude est bientôt dissipée; Philippe se fait connaître. Il annonce qu’il se trouve en retard pour ses préparatifs, mais que, pour ne pas faire attendre tout le temps nécessaire à l’éclairage de son laboratoire, il va, d’un coup de pistolet, allumer les innombrables bougies dont la salle est ornée.
Bien que l’arme à feu ne soit pas nécessaire à l’expérience, et qu’elle n’ait d’autre but que de jeter de la poudre aux yeux des spectateurs, les bougies se trouvent subitement enflammées au bruit de la détonation.
On bat des mains de toutes parts, et c’est justice, car ce truc est saisissant de surprise. Si applaudi qu’il soit cependant, il ne l’est jamais autant qu’il le mérite en raison du temps qu’exige sa préparation et des mortelles angoisses qu’il cause à l’opérateur.
En effet, ainsi que toutes les expériences où l’électricité statique joue le principal rôle, cette magique inflammation n’est pas infaillible. Lorsque ce malheur arrive, la position de l’opérateur se trouve d’autant plus embarrassante que le phénomène a été annoncé comme une œuvre de magie. Or, un magicien doit être tout-puissant, et s’il n’en est pas ainsi, il doit éviter à tout prix ces fiasco qui lui font perdre aux yeux du public le prestige de son omnipotence.
La scène une fois éclairée, Philippe commençait sa séance. La première partie, composée de tours d’un médiocre intérêt, était rehaussée par la présentation de quelques curieux automates, tels que:
Le Cosaque, que l’on eût pu aussi bien appeler le Grimacier, pour les contorsions comiques auxquelles il se livrait. C’était du reste un très habile escamoteur que ce cosaque, car il faisait passer adroitement dans ses poches divers bijoux que son maître avait empruntés à des spectateurs;
Le Paon magique, faisant entendre son ramage anti-mélodieux, étalant son somptueux plumage et mangeant dans la main;
Et enfin un Arlequin semblable à celui que possédait Torrini.
Après la première partie de la représentation, le rideau se baissait pour les préparatifs d’une séance que le programme indiquait sous le titre de: Une fête dans un palais de Nankin. Titre attrayant pour les marchands de cette étoffe, mais qui n’avait été choisi, sans doute, que pour rappeler au spectateur le tour chinois qui devait couronner la séance.
A cette seconde apparition, la scène était entièrement transformée; les tapis de tables, assez modestes d’abord, avaient été remplacés par des brocarts étincelants de dorures et de pierres précieuses (vues de loin). Les bougies, déjà si nombreuses, s’étaient encore multipliées et donnaient au théâtre l’aspect d’une fournaise ardente, véritable demeure d’un suppôt du diable.
Le magicien paraissait. Il était revêtu d’un riche costume que, dans son admiration, le public estimait d’un prix à épuiser les richesses de Golconde.
La Fête de Nankin commençait par le tour des anneaux, venant des Chinois.
Philippe prenait légèrement entre ses doigts des anneaux de fer qui avaient vingt centimètres environ de diamètre, et, sans que le public pût s’expliquer comment, il les faisait entrer les uns dans les autres et en formait des chaînes et des faisceaux inextricables. Puis tout à coup, quand on croyait qu’il lui serait impossible de débrouiller son ouvrage, il l’effleurait du souffle, et les anneaux se séparant, tombaient à ses pieds.
Ce tour produisait une illusion charmante.
Celui qui lui succédait, et que je n’ai pas vu faire par d’autres que par Philippe, ne lui cédait pas en intérêt.
Macalister, le menuisier écossais, qui servait en scène sous la figure d’un nègre nommé Domingo, apportait sur une table deux pains de sucre encore garnis de cet affreux papier que l’épicier vend dans son commerce aux prix des denrées coloniales.
Philippe empruntait une douzaine de foulards (non pas des foulards de compères); il les mettait dans un large canon de fusil, et lorsqu’on lui avait désigné un des deux pains de sucre, il faisait feu dessus. Il le cassait ensuite à coup de hache, et tous les foulards s’y trouvaient réunis.
Venait ensuite le Chapeau de Fortunatus.
Philippe, après avoir fait sortir de ce chapeau, qui n’était autre que celui d’un spectateur, une innombrable quantité d’objets, en retirait enfin des plumes de quoi garnir au moins un lit édredon. Mais ce qui amusait et faisait surtout rire dans ce tour, c’était un enfant, que le prestidigitateur avait fait mettre à genoux au-dessous de cette singulière avalanche, et qui s’y trouvait complètement enseveli.
Un autre tour à effet était celui de la Cuisine de Parafaragaramus[13].
Sur l’invitation de Philippe, deux écoliers montaient près de lui sur la scène. Il les habillait aussitôt, l’un en marmiton, l’autre en cuisinière de bonne maison. Ainsi affublés, les deux jeunes cordons bleus subissaient toutes sortes de plaisanteries et de mystifications (c’était de l’école Castelli).
L’escamoteur passait ensuite à l’exécution du tour. A cet effet, il suspendait à un trépied un énorme chaudron de cuivre entièrement plein d’eau, et il ordonnait aux deux cuisiniers d’y mettre des pigeons morts, un assortiment de légumes et force assaisonnements. Alors il chauffait le dessous du récipient avec une flamme d’esprit de vin et prononçait quelques paroles sacramentelles. A sa voix, les pigeons, redevenus vivants, prenaient leur volée en s’échappant de la chaudière. L’eau, les légumes et les assaisonnements avaient complétement disparu.
Philippe terminait ordinairement ses soirées par le fameux tour chinois, qu’il appelait pompeusement les Bassins de Neptune ou les Poissons d’or.
Le magicien, revêtu de son brillant costume, montait sur une espèce de table basse qui l’isolait du parquet. Après quelques évolutions pour prouver qu’il n’avait rien sur lui, il jetait un châle à ses pieds, et lorsqu’il le relevait, on voyait apparaître un bassin de cristal rempli d’eau, dans lequel se jouaient des poissons rouges.
Cet exercice se recommençait trois fois avec le même résultat.
Voulant enchérir sur ses confrères du Céleste-Empire, le prestidigitateur français avait ajouté à leur tour une variante qui terminait gaiement la séance. En jetant une dernière fois le châle à terre, il en faisait sortir plusieurs animaux, tels que lapins, canards, poulets, etc.
Ce truc était exécuté, sinon gracieusement, du moins de manière à exciter une vive admiration parmi les spectateurs.
En général, Philippe était très amusant dans ses soirées. Ses expériences étaient exécutées avec beaucoup de conscience, d’adresse et d’entrain, et je n’hésite pas à dire que le prestidigitateur du bazar Bonne-Nouvelle pouvait passer alors pour un des meilleurs de l’époque.
Philippe quitta Paris, l’année suivante, et continua depuis à donner ses séances à l’étranger ou dans les provinces de la France.
Les succès de Philippe n’auraient pas manqué de raviver encore mon désir de hâter la réalisation de mes projets de théâtre, si à cette époque un malheur ne fût venu me jeter dans un profond découragement. Je perdis ma femme.
Resté seul avec trois enfants en bas-âge, il me fallut, si inhabile que je fusse aux soins du ménage, en surveiller la direction. Aussi, au bout de deux ans, volé par les uns, trompé par les autres, j’avais perdu peu à peu l’aisance que mon travail avait apporté dans ma maison, et je marchais à ma ruine.
Poussé par les exigences de ma position, je songeai à me refaire un intérieur: je me remariai.
J’aurai tant de fois l’occasion de parler de ma nouvelle épouse, que je me dispenserai pour le moment de lui rendre le tribut d’éloges qui lui sont si bien dus. D’ailleurs je ne suis pas fâché d’abréger ces détails d’intérieur, qui, très importants dans ma vie, ne sont dans ce récit que d’un bien faible intérêt.
L’exposition de 1844 allait avoir lieu; je demandai et j’obtins l’autorisation d’y présenter les objets de ma fabrication. L’emplacement que l’on m’assigna, situé en face de la porte d’honneur, fut sans contredit un des plus beaux de la salle.
Je fis ériger un gradin circulaire, sur lequel je mis un spécimen de toutes les pièces mécaniques que j’avais exécutées jusqu’alors. Dans le nombre figurait en première ligne mon écrivain, que M. G.... avait bien voulu me confier pour cette circonstance.
J’eus, je puis le dire, les honneurs de l’exposition. Mes produits étaient constamment entourés d’une foule de spectateurs d’autant plus empressés, que le divertissement auquel ils assistaient se donnait gratis.
Louis-Philippe faisait des visites journalières au Palais de l’Industrie, et mes automates lui avaient été signalés comme méritant son attention. Il témoigna le désir de les voir, et me fit annoncer sa visite, vingt-quatre heures à l’avance. J’eus donc le temps nécessaire pour mettre tout en ordre.
Le Roi arriva tenant le Comte de Paris par la main. Je me plaçai à sa gauche pour lui donner l’explication de mes différentes pièces. La Duchesse d’Orléans était près de moi; les autres membres de la famille royale formaient cercle autour de Sa Majesté. La foule, maintenue par les gardiens du Palais et les agents de police, laissait un vide autour de mon exposition.
Le Roi fut d’une humeur charmante et sembla prendre plaisir à tout ce que je lui présentai. Il m’interrogeait souvent, et ne manquait aucune occasion de faire valoir son excellent jugement.
Pour terminer la séance, on s’était arrêté devant mon écrivain.
Cet automate, on doit se le rappeler, écrivait ou dessinait, suivant la question qui lui était posée.
Le Roi lui fit cette demande:
Combien Paris renferme-t-il d’habitants?
L’écrivain leva la main gauche qu’il tenait appuyée sur son bureau, comme pour indiquer qu’il fallait lui remettre une feuille de papier. Quand il l’eut reçue, il écrivit très distinctement:
Paris contient 998,964 habitants.
Le papier passa des mains du roi dans celles de sa famille, et chacun se plut à reconnaître la perfection des caractères; mais je vis que Louis-Philippe avait une critique à me faire; son sourire plein de finesse l’annonçait assez. Aussi ne fus-je point surpris, lorsque me montrant le papier qui lui était revenu:
—Monsieur Robert-Houdin, me dit-il, vous n’avez peut-être pas réfléchi que ce chiffre ne se trouvera pas d’accord avec le nouveau recensement, que l’on est sur le point de terminer.
Contre mon attente, je me sentais à mon aise devant ces illustres visiteurs.
—Sire, répondis-je avec assez d’assurance pour un homme peu habitué à se trouver en face d’une tête couronnée, j’espère qu’à cette époque mon automate sera devenu assez intelligent pour faire des corrections, s’il y a lieu.
Le Roi parut satisfait de ma réponse.
Je profitai de cette bonne disposition pour lui faire connaître que mon Ecrivain Dessinateur était également poète, et j’expliquai que l’on pouvait lui proposer, sous forme de demande, un quatrain incomplet, qu’il achèverait par le mot répondant à la question contenue dans les trois premiers vers.
Le Roi choisit celui-ci:
L’espérance, ajouta l’écrivain sur la quatrième ligne, complétant ainsi le quatrain.
—C’est vraiment charmant, me dit le Roi. Mais, Monsieur Robert-Houdin, ajouta-t-il à demi-voix et d’un ton confidentiel: pour faire un poète de votre écrivain, vous lui avez donc donné de l’instruction?
—Oui, Sire, selon mes faibles moyens.
—Alors mon compliment s’adresse au maître plus encore qu’à l’élève.
Je m’inclinais pour remercier le Roi, autant pour son compliment que pour la manière délicate dont il m’avait été adressé.
—Dites-moi, maintenant, Monsieur Robert-Houdin, reprit Louis-Philippe, je vois, d’après la notice placée au bas de cet automate, qu’il joint à son double talent d’écrivain et de poète celui de dessinateur. S’il en est ainsi, voyons, fit-il en s’adressant au Comte de Paris, choisissez vous-même le sujet d’un dessin.
Pensant être agréable au Prince, j’eus recours à l’escamotage pour influencer sa décision, et grâce à ce stratagème, il choisit une couronne.
L’automate commença à tracer les contours de cet ornement royal avec la plus rare perfection, et chacun suivait ce travail avec intérêt, lorsqu’à mon grand désappointement, le crayon du dessinateur, venant à se casser, la couronne ne put être achevée.
Désolé de ce contre-temps, je veux faire recommencer; le roi me remerciant, m’en empêcha.
—Puisque vous savez dessiner, dit-il au Comte de Paris, vous achèverez vous-même cet ouvrage.
Cette séance, outre qu’elle fut le prélude du bienveillant intérêt que me témoigna plus tard la famille d’Orléans, eut peut-être quelqu’influence sur la décision du jury, qui, j’aime à le croire, obéissant aussi à sa propre conscience, m’accorda une médaille d’argent.
CHAPITRE XIII.
Projets de réforme.—Construction d’un théatre au Palais-Royal.—Formalités.—Répétition générale.—Singulier effet de ma séance.—Le plus grand et le plus petit théatre de paris.—Tribulations.—Première représentation.—Panique.—Découragement.—Un prophète faillible.—Réhabilitation.—Succès.
Il pourrait sembler étrange de me voir passer tour-à-tour de mes travaux en mécanique à mes études sur la prestidigitation. Mais si l’on veut bien réfléchir que ces deux sciences devaient concourir au succès de mes séances, on comprendra facilement que je leur portais un même degré d’affection, et qu’après avoir parlé de l’une je parle de l’autre. Les préoccupations de l’exposition ne me faisaient point oublier mes projets de théâtre.
Les instruments destinés à mes futures représentations étaient sur le point d’être terminés, car je n’avais jamais cessé d’y travailler. Je me trouvais donc en mesure de commencer mes séances aussitôt que l’occasion s’en présenterait. En attendant, je m’occupais à noter les diverses modifications que je me proposais d’apporter à un grand nombre d’idées reçues parmi mes devanciers en escamotage.
Ma séance devait avoir deux caractères bien distincts: l’adresse et la mécanique, représentées par des automates et de la prestidigitation. L’une devait aider au charme de l’autre en délassant l’esprit par une agréable variété.
Me rappelant les principes de Torrini, je rêvais une scène élégante et simple, dégagée de ces innombrables instruments en tôle vernie, dont l’assemblage nommé Pallas par les escamoteurs, ressemble plutôt à une boutique de bimbeloterie qu’à un cabinet de Physicien.
Plus de ces énormes couvercles en métal sous lesquels se mettent les objets que l’on veut faire disparaître et dont les secrètes fonctions ne peuvent échapper à l’imagination même la plus naïve. Des appareils en cristal opaque ou transparent, selon le besoin, devaient suffire pour toutes mes opérations.
Je voulais, dans l’exécution de mes tours, supprimer l’usage des boîtes à double fond, dont quelques escamoteurs avaient fait un si grand abus, ainsi que des instruments destinés à donner le change sur l’adresse de l’opérateur.
La véritable prestidigitation ne doit pas être l’œuvre d’un ferblantier, mais celle de l’artiste lui-même; on ne vient pas chez ce dernier dans le but de voir fonctionner des instruments.
On doit penser, d’après le blâme que j’ai porté sur les compères, que j’en supprimai complètement l’usage. J’ai toujours considéré cette tricherie comme peu digne d’un prestidigitateur, car elle fait douter de son adresse. D’ailleurs, j’avais plusieurs fois servi moi-même de compère, et je me rappelais l’impression défavorable que cet emploi m’avait laissé sur le talent de mon partenaire.
Des becs de gaz recouverts de globes dépolis devaient remplacer sur ma scène ces myriades de bougies ou de cierges, dont l’éclat n’a d’autre résultat que d’éblouir les spectateurs et de nuire ainsi à l’effet des expériences.
Parmi les réformes que je devais apporter sur la scène, la plus importante de toutes était la suppression de ces longs tapis de table tombant jusqu’à terre, sous lesquels on a toujours supposé, avec quelque raison, un auxiliaire pour les tours d’adresse. Ces immenses boîtes à compère devaient être remplacées par des consoles en bois doré, genre Louis XV.
Je m’abstenais, bien entendu, de tout costume excentrique.
Il n’est jamais entré dans mes idées de rien changer aux vêtement que le bon goût impose, et j’ai toujours pensé que les accoutrements bizarres, loin d’attirer aucune considération à celui qui les porte, jettent au contraire sur lui de la défaveur.
Je m’étais tracé aussi pour mes représentations une ligne de conduite dont je ne me suis du reste jamais écarté: c’était de ne faire ni calembourgs, ni jeux de mots, et encore moins de me permettre aucune mystification, dussé-je être sûr d’en obtenir le plus grand succès.
Je voulais, enfin, présenter des expériences nouvelles dégagées de tout charlatanisme, et sans autres ressources que celles que peuvent offrir l’adresse des mains et l’influence des illusions.
C’était, on le voit, une régénération complète des séances de prestidigitation.
Mais le public accepterait-il ces importantes réformes? se contenterait-il de cette élégante simplicité? Là était mon inquiétude.
Il est vrai que j’étais encouragé dans cette voie de réformes par Antonio, le confident habituel de mes plans et de mes pensées.
—Ne vous inquiétez pas du succès, me disait-il, n’avez-vous pas pour vous encourager des précédents qui attestent le bon goût du public et sa facilité à accepter les réformes basées sur la raison?
Rappelez-vous Talma, apparaissant tout-à-coup sur la scène du Théâtre-Français, revêtu de la simple toge antique, alors qu’on jouait les tragédies en habit de soie, en perruque à poudre et en talons rouges.
Je me rendais à ce raisonnement, sans reconnaître toutefois la justesse de la comparaison. En effet, Talma pouvait imposer son goût au public par l’autorité de son talent et de sa réputation; tandis que moi, qui n’avais encore aucun grade dans la hiérarchie des adeptes de la magie, je tremblais de voir mes innovations mal accueillies.
Nous étions au mois de décembre de l’année 1844. N’ayant plus rien qui pût désormais m’arrêter, je me décidai à frapper le grand coup, c’est-à-dire qu’un matin je sortis, bien déterminé à chercher enfin l’emplacement de mon théâtre.
Je passai la journée entière le nez au vent, tâchant de trouver un endroit qui réunît à la fois les convenances de quartier, les chances de recettes et beaucoup d’autres avantages. Je m’arrêtais de préférence aux plus beaux emplacements, devant les plus belles maisons, mais je ne rencontrais rien qui me satisfît complètement.
Au bout de recherches, j’en vins à rabattre singulièrement de mes prétentions et de mes exigences. Ici c’était un prix fabuleux pour un local qui ne me convenait qu’à moitié; là, des propriétaires qui ne voulaient pour aucun prix une salle de spectacle dans leurs maisons; enfin partout des obstacles et des impossibilités.
Je courus ainsi tout Paris, pendant quinze jours, passant alternativement des plus vastes aux plus modestes demeures, et je finis par me convaincre que le sort s’était décidément déclaré contre mes projets.
Antonio me tira d’affaire. Ce brave ami, qui avait bien voulu s’occuper de ces recherches, vint m’annoncer qu’il avait trouvé pour moi, dans le Palais-Royal, un appartement pouvant être facilement converti en salle de spectacle.
Je me rendis aussitôt au numéro 164 de la galerie de Valois, où je trouvai, en effet, réunies toutes les conditions que j’avais si longtemps cherchées ailleurs.
Le propriétaire de cette maison rêvait vainement, depuis longtemps aussi, un locataire bénévole qui, tout en lui payant un prix exorbitant pour son appartement, y entrât sans demander aucune réparation. Que l’on juge si je fus bien accueilli, lorsque j’accordai non-seulement le prix qui m’était demandé, mais que je passai en outre par toutes les exigences d’impositions, de portes et fenêtres, de concierge, etc. J’aurais donné bien plus encore, tant j’avais peur que cette maison si désirée ne vînt à m’échapper.
Le marché une fois conclu, je m’adressai à un architecte, qui ne tarda pas à me présenter le plan d’une charmante petite salle que j’adoptai immédiatement. Quelques jours après on se mit à l’œuvre; les cloisons furent abattues, le terrain fut débarrassé et les charpentiers commencèrent l’érection de mon théâtre. Il devait contenir de cent quatre-vingts à deux cents personnes.
Quoique petite, cette salle était tout ce qu’il fallait pour mon genre de spectacle. En supposant, d’après mon fameux calcul de supputations, qu’elle fût constamment pleine, son exploitation devenait pour moi une excellente affaire.
Antonio, toujours plein de zèle pour mes intérêts, rendait des visites assidues à mes ouvriers et stimulait leur activité.
Un jour, mon ami fut frappé d’une idée subite:
—Ah çà, me dit-il, avez-vous pensé à demander à la préfecture de police la permission de construire votre théâtre?
—Pas encore, répondis-je, avec tranquillité. On ne peut me la refuser, puisque cette construction ne change rien aux dispositions architecturales de la maison.
—C’est possible, ajouta Antonio, mais à votre place je ferais immédiatement cette démarche, afin de n’avoir pas plus tard quelque difficulté à redouter de ce côté.
Je suivis son conseil, et nous nous rendîmes ensemble au bureau de M. X..... qui avait alors la direction des affaires théâtrales.
Après une heure d’antichambre, nous fûmes introduits devant le chef de bureau. Celui-ci, absorbé en ce moment par une lecture intéressante, ne sembla pas même s’apercevoir de notre présence.
Au bout de dix minutes cependant, M. X.... posa lentement son livre, ouvrit et ferma quelques tiroirs, sonna le garçon de bureau, donna des ordres, releva ses lunettes, et nous fit signe qu’il était disposé à écouter une phrase que j’avais déjà commencée deux ou trois fois, sans pouvoir la finir.
Cet impertinent sans-façon me faisait bouillir le sang; pourtant, je dis aussi poliment que me le permettait le dépit: Je viens, Monsieur, vous demander l’autorisation d’ouvrir, dans un des bâtiments du Palais-Royal, une salle de spectacle destinée à des séances de prestidigitation et à l’exposition de pièces mécaniques.
—Monsieur, me répondit assez sèchement le chef de bureau, si c’est le Palais-Royal que vous avez choisi pour l’emplacement de votre salle, je puis vous annoncer que vous n’obtiendrez pas la permission.
—Pourquoi cela, Monsieur? demandai-je tout consterné.
—Parce qu’une décision ministérielle s’oppose à ce qu’aucun nouvel établissement se forme dans cette enceinte.
—Mais, Monsieur, pensez donc que rien ne me faisant connaître cette décision, j’ai loué un appartement pour un long bail et que mon théâtre est ce moment en voie de construction. C’est ma ruine que ce refus d’autorisation; voyons, que voulez-vous que je fasse maintenant?
—Ce n’est point mon affaire, répliqua dédaigneusement le bureaucrate, je ne suis pas entrepreneur de spectacle. Sur ce, M. X....., suivant la méthode employée par MM. les avocats et médecins pour annoncer qu’une consultation est terminée, se leva, nous reconduisit jusqu’à la porte et, tournant lui-même le bouton, nous indiqua clairement ce qui nous restait à faire.
Aussi désespérés l’un que l’autre, nous restâmes, Antonio et moi, plus d’une heure à la porte de la préfecture de police, nous creusant vainement la tête pour sortir de ce pas critique. Malgré nos raisonnements, nous arrivions toujours à cette conclusion désolante, que nous n’avions d’autre parti à prendre que d’arrêter les travaux de construction, et chose plus désolante encore, d’entrer en composition avec le propriétaire B.... pour la résiliation de mon bail.
C’était ma ruine, Antonio le comprenait comme moi et ne pouvait s’en consoler.
—Eh mais! fit-il tout-à-coup en se frappant le front.... une idée.... Dites-moi: à l’époque de l’exposition dernière, n’avez-vous pas vendu une pendule mystérieuse à un banquier, M. Benjamin Delessert?
—En effet, mais quel rapport peut-il y avoir entre....
—Comment, vous ne comprenez pas? M. Delessert est frère du préfet de police. Allez le voir, on le dit excellent; peut-être vous donnera-t-il un bon conseil et même mieux que cela. S’il voulait parler à son frère en votre faveur, nous serions sauvés, car M. Gabriel Delessert est tout puissant en affaire de théâtre.
J’adoptai avec transport le conseil d’Antonio et je le mis tout de suite à exécution.
M. Benjamin Delessert me reçut avec bonté, me complimenta sur ma pendule, dont il était très satisfait, et me fit visiter sa magnifique galerie de tableaux, où elle se trouvait placée.
Enhardi par ce bienveillant accueil, je lui fis part de l’embarras où je me trouvais.
—Allons, Monsieur Robert-Houdin, me dit-il, consolez-vous; nous pourrons peut-être arranger cette affaire. Précisément je donne une grande soirée mercredi prochain, et mon frère doit y assister. Faites-moi le plaisir d’y venir également; vous nous donnerez une petite séance de vos tours d’adresse, et lorsque M. le Préfet vous aura apprécié, je lui parlerai de votre affaire avec tout l’intérêt que je vous porte.
Le mercredi, je me rendis chez mon nouveau protecteur, qui eut la bonté de me présenter à quelques-uns de ses invités, en faisant, de confiance, un grand éloge de mes talents en prestidigitation. Du reste, ma séance eut lieu, et si je dois en juger par les félicitations que je reçus, je puis dire qu’elle justifia ces compliments anticipés.
Huit jours s’étaient à peine écoulés depuis cette soirée, que je reçus du Préfet de police une invitation de passer à son cabinet. Je m’y rendis en toute hâte, et M. Gabriel Delessert m’annonça que, grâce à l’insistance qu’il y avait mise, il était parvenu à faire revenir le ministre sur sa décision. «Vous pouvez donc maintenant, ajouta-t-il, aller prendre votre permission dans les bureaux de M. X..., où elle a été déposée pour quelques formalités.»
J’étais curieux de voir la réception qui me serait faite, lorsqu’au sortir du cabinet de son supérieur, je courus chez le chef de bureau.
Cette fois, M. X.... se montra à mon égard d’une politesse si outrée, qu’elle compensait largement les façons cavalières dont il avait usé lors de notre première entrevue. Loin de me laisser debout, il m’eût offert volontiers deux chaises au lieu d’une, et lorsque je sortis de son cabinet, il m’accabla de tous les égards que l’on doit à un homme protégé par un pouvoir supérieur. J’étais trop heureux pour garder rancune à M. X.... de ses procédés; nous nous quittâmes donc parfaitement réconciliés.
Je fais maintenant grâce au lecteur des tribulations sans nombre qui signalèrent mon interminable construction; les mécomptes de temps et d’argent dans ces sortes d’affaires sont choses trop ordinaires pour qu’il en soit question ici.
Le terme de ces ennuis arriva, et ce fut avec le plus vif plaisir que je vis le dernier des ouvriers disparaître pour ne plus revenir.
Nous étions alors au milieu du mois de juin; j’espérais débuter dans les premiers jours de juillet. A cet effet, je hâtai mes préparatifs, car chaque jour était une perte énorme, attendu que je dépensais beaucoup et que je ne gagnais rien.
Plusieurs fois en famille et devant Antonio, j’avais répété la mise en scène et le boniment de mes expériences.
Quelques-uns de mes lecteurs ne comprennent peut-être pas le sens du mot boniment; je vais l’expliquer.
Ce mot, tiré du vocabulaire des anciens escamoteurs, n’a pas d’équivalent dans la langue française. Comment, en effet, exprimer ce que l’on dit en exécutant un tour? Ce n’est pas un discours, encore moins un sermon, une narration, une description. Le boniment est tout simplement la fable destinée à donner à chaque tour d’escamotage l’apparence de la vérité. Il m’arrivera quelquefois encore, pour des raisons analogues à celle-ci, de me servir de mots techniques, mais j’aurai soin d’en donner la signification.
J’avais donc déjà fait quelques répétitions partielles; je résolus d’en faire une qui précédât la répétition générale. Comme je n’étais pas entièrement sûr de la réussite de mes expériences, je n’invitai qu’une demi-douzaine d’amis intimes, qui devaient me donner leur avis avec la plus grande sévérité. Cette séance fut fixée au 25 juin 1845.
Ce jour-là, je fis mes préparatifs avec autant de soin que si j’eusse dû, le soir même, faire mon grand et solennel début. Je dis solennel, car il faut que je confesse que, depuis un mois environ, j’étais possédé d’une panique anticipée, à laquelle je ne pouvais attribuer d’autre cause que mon tempéramment excessivement nerveux et impressionnable.
Je passais mes nuits dans une complète insomnie; l’appétit m’avait entièrement abandonné, et ce n’était qu’avec un serrement de cœur indéfinissable que je pensais à mes séances. Moi, qui jusqu’alors avais traité si légèrement les représentations que je donnais devant mes amis; moi, qui avais obtenu près des habitants d’Aubusson un véritable succès de début, je tremblais comme un enfant.
C’est qu’autrefois je donnais mes séances devant des spectateurs toujours bienveillants, toujours souriants ou toujours prêts à sourire; c’est qu’autrefois le plus ou moins de succès de mes expériences n’entraînait aucune conséquence pour l’avenir. Maintenant, j’allais paraître devant un véritable public, et je tremblais à la seule pensée
Au jour indiqué, à huit heures précises, mes amis étant arrivés, le rideau se leva; je parus sur la scène.
Une demi-douzaine de sourires accueillirent mon entrée; cela raffermit mon courage et me donna même un certain aplomb.
La première de mes expériences fut présentée assez convenablement. Et pourtant le boniment était bien mal su et surtout bien mal dit! Je le récitais à la façon d’un écolier qui cherche à se rappeler sa leçon. La bienveillance de mes spectateurs m’était acquise, je continuai bravement.
Pour faire comprendre ce qui va suivre, il est bon de dire que, pendant la journée, des nuages épais avaient concentré sur Paris une atmosphère lourde et étouffante. La brise du soir, loin d’apporter de la fraîcheur, envoyait jusque dans l’intérieur des appartements des bouffées d’air chaud, soufflées comme par un calorifère.
Or, j’en étais à peine arrivé au milieu de la première partie, que déjà deux de mes spectateurs subissaient l’influence soporifique du temps et de mon boniment. J’excusais d’autant plus les deux dormeurs que, moi-même, je sentais peu à peu s’appesantir mes paupières. N’ayant pas l’habitude de dormir debout, je tenais bon.
Mais, on le sait, rien n’est contagieux comme le sommeil; aussi l’épidémie fit-elle de rapides progrès. Au bout de quelques instants, le dernier des survivants laissa tomber sa tête sur sa poitrine et compléta un sextuor, dont les ronflements, allant toujours crescendo, finirent par couvrir ma voix.
Cette situation était accablante. J’essayai, en parlant plus haut, de combattre l’engourdissement de mes spectateurs; je ne réussis qu’à faire entr’ouvrir une ou deux paupières qui, après quelques clignements ébahis, se refermèrent aussitôt.
Enfin la première partie de la séance se termina tant bien que mal; le rideau se baissa pour l’entr’acte.
Avec quel plaisir je m’étendis dans un fauteuil pour goûter un instant de repos! Cinq minutes devaient me suffire; je me les accordai d’autant mieux, qu’il ne me fut pas possible de faire autrement, car je m’endormis aussitôt.
Mon fils, qui me servait en scène, n’avait pas attendu jusque-là: il s’était, sans plus de façon, étendu sur le tapis et dormait d’un profond sommeil, tandis que ma femme, énergique et courageuse, luttant contre l’ennemi commun, veillait près de moi, et dans sa tendre sollicitude, se gardait bien de troubler un repos qui m’était si nécessaire. D’ailleurs elle avait regardé par le trou du rideau, et nos spectateurs lui semblaient si heureux, qu’elle ne voyait aucune difficulté à prolonger leur béatitude. Mais insensiblement ses forces trahirent son courage, et ne pouvant résister à l’attrait de se joindre au chœur général, elle s’endormit à son tour.
De son côté, le pianiste, qui formait à lui seul mon orchestre, ayant vu le rideau baissé et le plus grand silence régner sur ma scène, pensa que ma représentation était terminée et se décida à partir.
Or, le concierge avait pour consigne de fermer le robinet général du gaz lorsqu’il verrait descendre le pianiste. Ce départ devait lui annoncer que la représentation était finie. Mon employé, voulant montrer son exactitude au début de son service, se hâta d’obéir à mes injonctions, et il plongea la salle dans la plus complète obscurité.
Il y avait environ deux heures que nous jouissions de ce bienfaisant sommeil, lorsque je fus réveillé en sursaut par un bruit confus de voix et de réclamations. Je me frotte aussitôt les yeux et cherche où je suis. Ne voyant rien, la frayeur me saisit au milieu de cette profonde obscurité. «Suis-je donc aveugle? m’écriai-je tout ému, je n’y vois plus!»
—Eh! parbleu, nous n’y voyons pas non plus! s’écrie une voix que je reconnais pour être celle d’Antonio. De grâce, donnez-nous de la lumière!
—Oui, oui, de la lumière! répétèrent en chœur nos cinq autres spectateurs.
Chacun de nous fut bientôt sur pied; le rideau qui nous séparait des réclamants fut levé, puis, ayant allumé des bougies, nous vîmes cinq de nos dormeurs qui se frottaient les yeux et cherchaient à se reconnaître, tandis que le pauvre Antonio sortait en maugréant des stalles, sous lesquelles il était tombé pendant son sommeil.
Tout s’expliqua alors; on rit beaucoup de l’aventure et l’on se sépara en remettant la partie à une autre fois.
Du 25 juin au 1er juillet, époque fixée pour ma première représentation, il n’y avait que cinq jours. A quiconque sait ce que sont les préparatifs d’une première représentation, et surtout ceux, beaucoup plus importants encore, de l’ouverture d’un théâtre, ce laps de temps devra sembler bien court, car il reste toujours tant à faire dans les derniers moments! Aussi le 1er juillet était arrivé que je n’étais point en mesure de jouer. Ce ne fut que trois jours après qu’eut lieu l’ouverture depuis si longtemps annoncée.
Ce jour-là, par une coïncidence bizarre, l’Hippodrome et les Soirées fantastiques de Robert-Houdin, la plus grande et la plus petite scène de Paris, faisaient leur début.
Le 3 juillet 1845, on vit placardées sur les murs de la capitale deux affiches: l’une énorme, c’était celle de l’Hippodrome; l’autre, beaucoup plus modeste, annonçait mes représentations. Ainsi que dans la fable du chêne et du roseau, le grand théâtre, malgré l’habileté de ses administrateurs, a subi de nombreuses péripéties de fortune; le petit a joui constamment de la faveur publique.
J’ai religieusement conservé une épreuve de cette première affiche, dont le format et la couleur sont, du reste, invariablement restés les mêmes depuis cette époque.
Je la copie textuellement ici, tant pour donner une idée de la simplicité de sa rédaction, que pour rappeler le programme des expériences que j’offrais alors à la curiosité publique:
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AUJOURD’HUI JEUDI 3 JUILLET 1845 Première Représentation DES S O I R É E S F A N T A S T I Q U E S DE ROBERT-HOUDIN, ——— Automates, Prestidigitation, Magie. ——— La Séance sera composée d’expériences entièrement nouvelles, de l’invention de M. Robert-Houdin, TELLES QUE: | |
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La Pendule cabalistique. Auriol et Debureau. L’Oranger. Le Bouquet mystérieux. Le Foulard aux surprises. |
Pierrot dans l’œuf. Les Cartes obéissantes. La pêche miraculeuse. Le Hibou fascinateur. Le Pâtissier du Palais-Royal. |
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Ouverture des bureaux à 7 h. ½.—On commencera à 8 heures. Prix des Places: Galerie, 1 fr. 50.—Stalles, 3 fr.—Loges, 4 fr.—Avant-scènes, 5 fr. | |
J’ai déjà expliqué plus haut les effets de quelques-unes des pièces mécaniques portées sur ce programme, c’est-à-dire la Pendule cabalistique, Auriol et Debureau, le Pâtissier du Palais-Royal et l’Oranger. Ce que je n’ai point expliqué, c’est le boniment dont la présentation de chaque pièce est accompagnée et qui donne lieu à une série de tours d’escamotage de la plus grande difficulté. Pour mieux s’en rendre compte, je renverrai le lecteur à la fin de cet ouvrage, où j’ai placé la description de toutes mes expériences, afin que mon récit n’en fût pas interrompu.
Le jour de ma première représentation était enfin arrivé. Dire comment je passai cette mémorable journée serait chose impossible: tout ce que je me rappelle, c’est qu’à la suite d’une insomnie fiévreuse, causée par la multiplicité de mes occupations, je dus tout organiser, tout prévoir, car j’étais à la fois directeur, machiniste, auteur et acteur. Quelle effrayante responsabilité pour un pauvre artiste, dont la vie s’était passée jusque-là devant ses outils!
A sept heures du soir, mille choses me restaient encore à faire, mais j’étais dans un état de surexcitation qui doublait mes forces et mon énergie; je vins à bout de tout.
Huit heures sonnèrent et retentirent dans mon cœur comme la dernière heure du condamné; jamais, à aucune époque de ma vie, je n’éprouvai pareille émotion, pareille torture. Ah! si j’avais pu reculer! s’il m’avait été possible de fuir, d’abandonner cette position que j’avais si longtemps désirée, avec quel bonheur je me serais remis à mes paisibles travaux! Et pourtant, pourquoi cette folle terreur? Je ne saurais le dire; car les trois quarts de ma salle étaient occupés par des personnes sur l’indulgence desquelles je pouvais compter.
Je fis un dernier effort sur ma pusillanimité.
—Allons, me dis-je, du courage! je joue ici mon nom, ma fortune, l’avenir de ma famille; du courage!
Cette pensée me ranima; je passai à plusieurs reprises la main sur mes traits contractés, je fis lever le rideau, et, sans réfléchir davantage, je m’avançai résolument sur la scène.
Mes amis, qui n’ignoraient pas mes souffrances, me saluèrent de quelques bravos.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Cet accueil bienveillant me rendit la confiance et, ainsi qu’une douce rosée, rafraîchit mon esprit et mes sens; je commençai.
Prétendre que je m’en acquittai passablement, serait faire preuve d’amour-propre, et je serais pourtant bien excusable, car à chaque instant je recevais des spectateurs de nombreuses marques d’approbation. Comment distinguer les applaudissements du public ami de ceux du public payant? Je me faisais volontiers illusion, et mes expériences y gagnèrent.
La première partie était terminée; le rideau se baissa pour l’entr’acte. Ma femme vint aussitôt m’embrasser avec effusion pour m’encourager et me remercier de mes courageux efforts.
Je puis l’avouer maintenant: je crus que seul j’avais été sévère envers moi, et qu’il était possible que tous ces applaudissements fussent de bon aloi. Cette croyance me fit un bien extrême; et pourquoi m’en cacherais-je? des larmes de bonheur vinrent humecter mes yeux, que je me hâtai d’essuyer, afin que l’attendrissement ne nuisît pas aux apprêts de la seconde partie de ma séance.
Le rideau se leva de nouveau, et je m’approchai des spectateurs avec le sourire sur les lèvres. Je jugeai de ce changement de ma physionomie par celle des spectateurs, car ils se mirent tout de suite à l’unisson de ma belle humeur.
Combien de fois depuis n’ai-je pas constaté cette faculté imitative du public? Êtes-vous nerveux, contrarié, mal disposé? votre figure porte-t-elle l’empreinte d’une impression fâcheuse? aussitôt votre auditoire, imitant la contraction de vos traits, fronce le sourcil, devient sérieux et paraît peu disposé à vous être favorable. Entrez en scène, au contraire, la face épanouie, les fronts les plus sombres s’éclaircissent. Chacun semble dire à l’artiste: Bonjour un tel, ta figure me plaît; je n’attends que l’occasion de t’applaudir. Tel semblait être en ce moment mon public.
L’enjouement m’était d’autant plus facile, que je commençai par mon expérience de prédilection, le foulard aux surprises, macédoine de tours d’adresse. Après avoir emprunté un foulard, j’en faisais successivement sortir une multitude d’objets de toute nature, tels que des bonbons, des plumets de toute grandeur, jusqu’à celui de tambour-major, des éventails, des journaux comiques, et, pour terminer, une énorme corbeille de fleurs, dont je distribuais les bouquets aux dames. Ce tour réussit parfaitement; il est vrai que je le possédais au bout des doigts.
Je continuai par la présentation de l’oranger. J’avais lieu de compter sur ce tour, car dans mes répétitions intimes c’était un de ceux dont je m’acquittais le mieux.
Je fis d’abord quelques escamotages qui lui servaient d’encadrement, et je m’en tirai à merveille. Je pouvais donc croire que j’allais obtenir un véritable succès, lorsque tout à coup une pensée subite me traversa l’esprit et vint paralyser complètement mes moyens. J’étais possédé d’une panique qu’il faut avoir éprouvée pour la comprendre. Je vais tâcher de la rendre sensible par une comparaison.
Lorsqu’on commence à nager, le professeur vous fait cette recommandation importante: Ayez confiance, et tout ira bien. Si l’on suit cet avis, on se soutient facilement sur l’eau, et il semble que ce soit chose toute naturelle; alors on sait nager.
Mais il arrive parfois qu’une réflexion prompte comme l’éclair saisit votre esprit: Si les forces allaient me manquer! se dit-on. Dès lors on précipite ses mouvements, la peur augmente, on redouble de vitesse, l’eau ne soutient plus, on barbote, on s’enfonce, et si une main secourable ne vient à votre secours, vous êtes perdu.
Telle était ma situation sur la scène; j’avais été subitement saisi de cette pensée: «Si j’allais me tromper!» Et tout aussitôt, comme si j’étais sous l’action d’un ressort qui se détend, je commence à parler vite, je redouble de vitesse tant j’ai hâte de finir, je me trouble, et comme le timide nageur, je barbote sans pouvoir sortir du chaos de mes idées.
Oh! alors j’éprouve une torture, une angoisse que je ne saurais décrire, mais qui pourrait être mortelle si elle se prolongeait.
Le public est froid et silencieux; mes amis auraient mauvaise grâce à applaudir; ils se taisent. J’ose à peine regarder dans la salle, et mon expérience se termine sans que je sache comment.
Je passe à la suivante; mais mon système nerveux est monté à un degré d’irritabilité qui ne me permet plus d’apprécier ce que je fais. Je sens seulement que je parle avec une volubilité étourdissante, de sorte que les quatre derniers tours de ma séance se trouvent faits en quelques minutes.
Le rideau se baissa fort heureusement: j’étais à bout de mes forces; un peu plus, et j’allais être obligé de demander grâce.
De ma vie je ne passai une nuit aussi affreuse que celle qui suivit cette première séance. J’avais la fièvre, on doit le comprendre; mais ce mal n’était rien en comparaison des souffrances morales dont j’étais accablé. Je ne me sentais plus l’envie ni le courage de reparaître en scène, je voulais vendre, céder, donner même au besoin un établissement dont l’exploitation était au-dessus de mes forces.
—Non, me disais-je, je ne suis pas né pour cette vie d’émotions; je veux quitter cette atmosphère brûlante du théâtre; je veux, au prix même d’un brillant avenir, retourner à mes douces et tranquilles occupations.
Le matin, incapable de me lever, et du reste fermement résolu à en rester là de mes représentations, je fis ôter l’affiche qui annonçait la séance du soir.
J’avais pris mon parti sur toutes les conséquences de cette résolution. Aussi, le sacrifice accompli, je me trouvai beaucoup plus tranquille et je cédai même à l’impérieux besoin d’un sommeil que je m’étais longtemps refusé.
Mais me voici enfin arrivé au moment où je vais laisser, pour n’y plus revenir, les tristes et ennuyeux détails des nombreuses infortunes qui ont précédé mes représentations. On ne verra pas sans quelque surprise à quelle futile circonstance je dus de sortir de ce découragement, qui me semblait devoir durer toujours.
Personne n’ignore que les impressions éprouvées par les gens nerveux sont aussi vives que peu durables, et j’ai déjà dit que mon tempéramment était éminemment impressionnable.
Le repos que j’avais pris dans la journée et que je goûtai dans la nuit qui suivit, rafraîchit mon sang et mes idées. J’envisageai dès lors ma situation sous un aspect tout autre que la veille. Déjà même je ne pensais plus à vendre mon théâtre, lorsqu’un de mes amis, ou soi-disant tel, vint me rendre visite.
Après m’avoir exprimé ses regrets de la fin malheureuse de mes débuts, auxquels il assistait:
—Je suis entré te voir, me dit-il, parce que j’ai vu ton établissement fermé et que j’étais bien aise de t’exprimer ma façon de penser à ce sujet. Je te dirai donc, pour te parler franchement (j’ai remarqué que cette phrase dans un exorde est toujours suivie de quelques mauvais compliments que l’on veut faire passer à la faveur d’une amicale franchise), je te dirai donc que tu as parfaitement raison de quitter une profession au-dessus de tes forces, et que tu as sagement agi en prenant de bonne grâce un parti auquel tu aurais été contraint tôt ou tard. Du reste, ajouta-t-il d’un air capable, je l’avais bien prédit; j’ai toujours pensé que tu faisais une folie et que ton théâtre ne serait pas plus tôt ouvert que tu serais obligé de le fermer.
Ces mauvais compliments, adressés sous le manteau d’une franchise apocryphe, me blessèrent vivement. Il m’était facile de reconnaître que ce donneur d’avis, sacrifiant à son amour-propre la faible affection qu’il avait pour moi, n’était venu me voir que pour faire étalage de sa perspicacité et de la justesse de ses prévisions, dont il ne m’avait jamais dit un mot. Or, ce prophète infaillible, qui prévoyait si bien les événements, était loin de se douter du changement qu’il opérait en moi. Plus il parlait, plus il m’affermissait dans la résolution de continuer mes représentations.
—Qui te fait croire que mon établissement soit fermé? lui dis-je d’un ton qui n’avait rien d’affectueux. Si je n’ai point joué hier c’est que, brisé par la fatigue que j’ai supportée depuis quelque temps, j’ai voulu, mes débuts une fois terminés, me reposer au moins un jour. Tes prévisions se trouveront donc fort en défaut, lorsque tu sauras que je joue ce soir même. J’espère, dans ma seconde représentation, prendre une revanche devant le public, et cette fois, je serai jugé moins sévèrement par lui que par toi. J’en ai l’assurance.
La conversation prenant cette tournure, ne pouvait longtemps se prolonger; mon donneur de conseils, mécontent de ma réception, me quitta.
Je ne l’ai jamais revu depuis.
Je ne garde aucune rancune à cet ami. Au contraire, s’il lit ce récit, qu’il reçoive ici l’expression de mes remercîments pour l’heureuse révolution qu’il a si promptement opérée en moi, en blessant au vif mon amour-propre.
Des affiches furent aussitôt placardées pour annoncer la représentation du soir, et tout en repassant dans mon imagination les endroits de ma séance où j’avais besoin d’apporter des modifications, je fis tranquillement mes préparatifs.
Cette seconde séance marcha beaucoup mieux que je ne l’eusse espéré, le public se montra satisfait. Malheureusement ce public était peu nombreux, et conséquemment la recette très faible. Néanmoins, j’acceptai ce mécompte avec philosophie, car le succès que je venais d’obtenir me donnait confiance en l’avenir.
Au reste, je ne tardai pas à avoir des sujets réels de consolation.
Les illustrations de la presse parisienne d’alors vinrent assister à mes représentations et rendirent compte de mes expériences dans les termes les plus flatteurs.
Quelques chroniqueurs de journaux comiques firent aussi sur mes séances et sur moi-même des allusions très plaisantes.
L’un d’eux, à cette époque collaborateur du Charivari, dont il possède aujourd’hui la direction, me fit dans ce journal un article plein de gaîté, de verve et d’entrain, qu’il terminait par cette petite pièce de vers:
Tous portaient des surnoms de brigands ou de diables;
Mais celui de nos jours,
Celui qu’on appela le grand Robert-Macaire,
Fit croire par ses tours
Qu’on ne verrait jamais son pareil sur la terre.
Héritier de ce nom qui fut toujours fatal,
Un sorcier vient de naître!
Est-il né pour le bien? est-il né pour le mal?
Comment le reconnaître?
Ce qui semble certain,
C’est que Robert-Houdin
Veut de sa noble race
Continuer la trace,
Car il n’a qu’un seul but, un but bien arrêté,
C’est celui de voler............. à la postérité.
Enfin, le journal l’Illustration, voulant aussi me témoigner sa sympathie, confia au talent d’Eugène Forey le soin de reproduire ma scène.
Une telle publicité éveilla bientôt l’attention de l’élite de la société Parisienne; on vint voir mes séances; on se donna rendez-vous à mon théâtre, et dès lors commença pour moi cette vogue qui ne m’a jamais quitté depuis.
CHAPITRE XIV.
Etudes nouvelles.—Un journal comique.—Invention de la seconde vue.—Curieux exercices.—Un spectateur enthousiaste.—Danger de passer pour sorcier.—Un sortilége ou la mort.—Art de se débarrasser des importuns.—Une touche électrique.—Une représentation au théatre du Vaudeville.—Tout ce qu’il faut pour lutter contre les incrédules.—Quelques détails intéressants.
Fontenelle a dit quelque part: il n’y a pas de succès si bien mérité où il n’entre encore du bonheur. Bien que sur ce principe de haute modestie, je fusse en conformité d’opinion avec l’illustre académicien, je voulus cependant, à force de travailler, diminuer le plus possible la part que le bonheur pouvait revendiquer dans mes succès.
D’abord je redoublai d’efforts pour me perfectionner dans l’exécution de mes expériences, et quand je crus avoir obtenu ce résultat, je cherchai aussi à me corriger d’un défaut qui, je le sentais moi-même, devait nuire à ma séance. Ce défaut était une trop grande volubilité de parole; mon boniment, récité du ton d’un écolier, perdait considérablement de son effet. J’étais entraîné dans cette fausse direction par ma vivacité naturelle, et j’avais beaucoup à faire pour me corriger, car ce naturel que j’essayais de chasser, revenait toujours au galop. Toutefois à force de combats livrés à mon ennemi, je parvins à le dompter, et finis même par le modérer à mon gré.
Cette victoire me fut doublement profitable: je fis ma séance avec beaucoup moins de fatigue, et j’eus le plaisir de voir, à la tranquillité d’esprit de mes spectateurs, que j’avais réalisé cet axiome scénique, que plus un récit est fait lentement, moins il semble long à ceux qui l’écoutent.
En effet, si vous vous énoncez lentement, le public jugeant à votre calme que vous prenez vous-même intérêt à ce que vous dites, subit votre influence et vous écoute avec une attention soutenue. Si, au contraire, vos paroles trahissent le désir de terminer promptement, vos auditeurs reçoivent le contre-coup de cette inquiétude, et il leur tarde ainsi qu’à vous de voir arriver la fin de votre discours.
J’ai dit que le public d’élite venait en foule à mon théâtre, mais ce qui paraîtra surprenant c’est que, malgré cette affluence aux places d’un prix élevé, le parterre comptait souvent nombre de places vides. J’avais l’ambition de voir ma salle complètement remplie. Je crus ne pouvoir mieux y parvenir qu’en m’occupant de la publicité de mon théâtre que j’avais jusqu’alors un peu négligée.
Une innovation vint me procurer d’excellentes réclames, dont le public se chargea d’être le complaisant propagateur.
De temps immémorial, il était passé en usage, dans les séances de prestidigitation, de distribuer de petits cadeaux au public, dans le but d’entretenir son amitié.
On choisissait presque toujours des jouets d’enfants, dont les spectateurs de tout âge se disputaient la possession, ce qui faisait souvent dire à Comte, au moment de cette distribution: «Ce sont des joujoux à l’usage des grands et des petits enfants.» Ces cadeaux avaient une durée très éphémère, et comme rien n’indiquait leur origine, ils ne pouvaient attirer l’attention sur celui qui les avait donnés.
Tout en restant aussi libéral que mes prédécesseurs, je voulus que mes petits présents rappelassent plus longtemps le souvenir de mon nom et de mes expériences. Au lieu de pantins, de poupées et d’autres objets du même goût, je distribuais à mes spectateurs, sous forme de cadeaux produits par la magie, des journaux comiques illustrés, d’élégants éventails, des albums de ma séance, de gracieux rébus, le tout accompagné de bouquets et d’excellents bonbons.
Chaque objet portait non-seulement cette suscription: Souvenirs des soirées fantastiques de Robert-Houdin, mais il contenait en outre, selon sa nature, des détails sur ma séance. Ces détails étaient donnés dans de petites poésies pour lesquelles je demande au lecteur l’indulgence que mérite leur peu de prétention.
Sur l’une des faces de l’éventail, par exemple, était une jolie gravure, représentant l’entrée de mon théâtre; l’autre était couverte de ces pièces rimées dont je viens de parler. En voici un spécimen:
Marque l’heure ou s’arrête au gré de tout désir;
Mais pour vous, chaque fois que son timbre résonne
Puisse-t-elle sonner une heure de plaisir!
Toutes mes expériences étaient ainsi décrites. De temps en temps aussi au milieu de ces descriptions se trouvait, à l’adresse des spectateurs, un compliment tel que celui-ci:
Chaque soir,
Par la foule amie,
Ma salle envahie
Et remplie
A ne pas s’y mouvoir.
Pour mériter longtemps une faveur si chère,
Comptez sur mes efforts et sur mon savoir-faire;
Spectateurs d’aujourd’hui, venez me voir demain;
Venez.... je vous prépare un autre tour de main.
Parmi ces fantaisies, celle qui m’avait donné le plus de mal à composer, c’était mon journal comique. Notez que je ne pouvais faire ce travail que dans mes moments de loisir, et ces moments j’étais obligé de les prendre sur mon sommeil.
Ce journal, sur papier de luxe et de petit format, était illustré. Le texte parodiait celui des grands journaux. L’en-tête était ainsi conçu:
LE CAGLIOSTRO,
PASSE-TEMPS DE L’ENTR’ACTE (NE JAMAIS LIRE PASSE T’EN).
Ce journal, paraissant le soir, ne peut être lu que par des gens éclairés.
Le rédacteur prévient qu’il n’est pas timbré (le journal).
On est prié d’affranchir les lettres, si l’on ne préfère les adresser franco.
Venaient ensuite, dans le même esprit, ma profession de foi, les faits divers, la littérature, les inventions et découvertes, les annonces, etc.
Je ne citerai que quelques-uns de ces articles, afin d’en donner une idée.
FAITS DIVERS.
—Le Ministre de l’Intérieur ne recevra pas demain, mais le Ministre des Finances recevra tous les jours.... et jours suivants.
—Un avis du Moniteur rappelle aux jeunes gens qui se destinent à l’Ecole des mines, qu’il faut être majeur pour être mineur.............
INVENTIONS ET DÉCOUVERTES.
La Gazette des Basses-Pyrénées annonce qu’un tanneur de Pau vient d’inventer un nouvel instrument pour passer son tan.............
RÉVEIL ÉCONOMIQUE ET SANS ROUAGES.
Un timbre et un marteau suffisent. A l’heure que l’on désire, on frappe soi-même sur le timbre avec le marteau, jusqu’à ce qu’on soit éveillé.
ANNONCES.
M. SEMELÉ, cordonnier, vient de réduire le prix de ses bottes, qu’il livre au prix coûtant; il espère se retirer sur la quantité.
A qui en prend douze, la treizième est donnée par dessus le marché.
Assurances Contre Les Voleurs. La Compagnie se charge de prendre les objets à domicile pour les garder.
Il n’est pas jusqu’à la bande qui ne portât aussi son mot.
A Monsieur ou Madame***, demeurant ici.
Votre abonnement finissant ce soir, le gérant du journal vous prie de le renouveler demain, si vous ne voulez pas le voir expirer (l’abonnement).
Le public avait la bonté de s’amuser de ces plaisanteries, qui lui faisaient patiemment passer l’entr’acte, et me permettaient, à moi, de prendre quelques instants de plus pour préparer la seconde partie de la séance.
Outre les deux perfectionnements que je viens de citer, ce qui contribua beaucoup à me procurer une vogue complète, ce fut une expérience que m’inspira ce dieu fantasque, auquel Pascal attribue toutes les découvertes d’ici-bas; le hasard me conduisit directement à l’invention de la seconde vue.
Mes deux enfants étant un jour dans le salon, s’amusaient à un jeu créé par leur imagination enfantine. Le plus jeune avait bandé les yeux de son frère et lui faisait deviner les objets qu’il touchait, et, quand celui-ci, guidé par des suppositions, venait à nommer juste, le jeune prenait sa place.
Ce jeu si simple, si naïf, fit cependant germer en moi une des idées les plus compliquées qui me soient jamais venues à l’esprit.
Poursuivi par cette idée, je courus m’enfermer dans mon cabinet; j’étais heureusement dans une de ces dispositions où l’intelligence suit avec docilité, avec plaisir même, les combinaisons que la fantaisie lui trace. Je m’appuyai la tête dans mes deux mains, et, sous l’influence d’une surexcitation que je provoquais, je posai les premiers principes de la seconde vue.
Il faudrait un volume entier pour décrire les innombrables combinaisons de cette expérience. Cette description, beaucoup trop sérieuse pour ces Mémoires, prendra place plus tard dans un ouvrage spécial, qui contiendra également l’explication de tous mes secrets de théâtre.
Cependant je ne puis résister au désir d’indiquer sommairement ici quelques-uns des exercices préliminaires, auxquels je crus devoir recourir pour combiner l’expérience que je voulais tenter.
On doit se rappeler les travaux que m’avait autrefois inspirés le talent d’un pianiste, et l’étrange faculté que j’étais parvenu à acquérir: je lisais tout en jonglant avec quatre boules.
En y songeant sérieusement, je reconnus que cette perception par appréciation pouvait être encore susceptible d’un grand développement, si j’en appliquais les principes à la mémoire et à l’intelligence.
Je résolus en conséquence de faire, avec mon fils Émile, des exercices dans cette nouvelle voie, et pour bien faire comprendre à mon jeune collaborateur la nature des études auxquelles nous allions nous livrer, je pris un dé de domino, le cinq-quatre, que je posai devant lui. Au lieu de lui laisser compter un à un les points des deux nombres, j’exigeai que l’enfant m’en donnât aussitôt le total.
—Neuf, me dit-il.
A ce domino j’en joignis un autre, le quatre-trois.
—Cela fait seize, répondit-il sans hésiter.
Je m’arrêtai là pour une première leçon. Le lendemain, nous réussîmes à additionner d’un coup d’œil trois et quatre dés, le surlendemain cinq, et en ajoutant chaque jour de nouveaux progrès à ceux de la veille, nous parvînmes à donner instantanément le produit de douze dominos.
Ce résultat obtenu, nous nous occupâmes d’un travail bien autrement difficile et auquel nous nous livrâmes pendant plus d’un mois.
Nous passions, mon fils et moi, assez rapidement devant un magasin de jouets d’enfants ou tout autre qui était garni de marchandises variées, et nous y jetions un regard attentif.
A quelques pas de là, nous tirions de notre poche un crayon et du papier, et nous luttions séparément à qui décrirait un plus grand nombre d’objets que nous avions pu saisir au passage. Je dois l’avouer, à cet exercice mon fils devint d’une force à laquelle je ne pus jamais atteindre. Il lui arrivait souvent d’inscrire une quarantaine d’objets, quand j’atteignais à peine le nombre trente. Un peu piqué de cette défaite, je retournais faire une vérification devant la boutique, et il était rare qu’il eût commis une erreur.
Mes lecteurs pourront sans doute comprendre la possibilité d’un tel travail, mais à coup sûr ils le trouveront difficile. Quant à mes lectrices, je suis assuré d’avance qu’elles n’auront pas la même opinion, attendu qu’elles font chaque jour des appréciations au moins aussi extraordinaires.
Ainsi, par exemple, je mets en fait qu’une femme, voyant passer une autre femme dans un équipage lancé à fond de train, aura eu le temps d’analyser toute la toilette de la voyageuse depuis le chapeau jusqu’à la chaussure inclusivement, et qu’elle pourra désigner ensuite non-seulement la forme de l’habillement, la nature et la qualité des étoffes, mais encore si les points d’Angleterre, d’Alençon ou de Malines ne sont point simulés par des tulles illusion; j’ai vu des femmes de cette force-là.
Cette faculté naturelle ou factice chez les dames, mais que nous avions acquise mon fils et moi par un long travail, me fut d’une grande utilité pour mes séances, car tandis que j’exécutais mes expériences, je voyais encore tout ce qui se passait autour de moi, et je pouvais ainsi me préparer à déjouer toutes les difficultés qu’on me présenterait. Cet exercice m’avait donné pour ainsi dire la possibilité de poursuivre simultanément deux idées, et rien n’est plus favorable à l’escamotage que de pouvoir penser à la fois à ce qu’on dit et à ce qu’on fait, ce qui certes n’est pas la même chose. J’acquis plus tard une telle habitude de cette pratique, qu’il m’est souvent arrivé d’imaginer de nouveaux trucs pendant que j’exécutais ma séance. Un jour même, je fis la gageure de résoudre un problème de mécanique, tandis que je soutiendrais une conversation. On parla des plaisirs de la vie champêtre, et je calculai, pendant ce temps, la quantité de roues et de pignons, ainsi que leurs dentures nécessaires pour obtenir certaines révolutions données, sans manquer un seul instant de fournir la réplique.
Ces quelques explications suffisent à faire comprendre quelle est la base essentielle de l’expérience de la seconde vue. J’ajouterai qu’il existait aussi entre mon fils et moi une correspondance secrète, insaisissable, au moyen de laquelle je lui indiquais avec la plus grande facilité le nom, la nature, le volume des objets présentés par les spectateurs.
Comme on ne me voyait pas agir on pouvait être tenté de croire à quelque chose d’extraordinaire. Du reste, je puis le dire, mon fils Emile, alors âgé de douze ans, possédait toutes les qualités capables de faire naître cette illusion. Sa figure pâle, intelligente et toujours sérieuse, représentait le type d’un enfant doué de quelque faculté surnaturelle.
Deux mois furent employés sans relâche à l’échafaudage de nos artifices. Lorsqu’enfin nous fûmes entièrement sûrs de pouvoir lutter contre toutes les difficultés d’une pareille entreprise, nous annonçâmes la première représentation de la seconde vue.
Le 12 février 1846, je fis imprimer au milieu de mon affiche, cette singulière annonce:
Dans cette séance, le fils de M. Robert-Houdin, doué d’une seconde vue merveilleuse, après que ses yeux auront été couverts d’un épais bandeau, désignera tous les objets qui lui seront présentés par les spectateurs.
Je ne saurais dire si ce jour-là l’attrait de cette annonce attira des spectateurs, car ma salle se trouva remplie. Ce que je puis déclarer et ce qui paraîtra extraordinaire, c’est que l’expérience de la seconde vue, qui eut une si grande vogue, ne produisit aucun effet à la première représentation.
J’ai tout lieu de croire que chaque spectateur se crut la dupe d’une mystification organisée par des compères.
Je fus désolé de ce résultat, car je m’étais fait une grande fête de la surprise que j’allais produire.
Néanmoins, n’ayant aucune raison pour douter du succès futur, je voulus tenter une seconde épreuve, et j’eus bien raison.
Le lendemain, je reconnus avec étonnement dans ma salle quelques-unes des personnes que j’y avais aperçues la veille. Je compris que ces spectateurs venaient une seconde fois pour s’assurer de la réalité de l’expérience. Il paraît qu’ils furent tous convaincus, car la réussite fut complète et me dédommagea amplement de la déception de la veille.
Je me rappelle surtout dans cette séance une marque d’approbation singulière, dont me gratifia un des spectateurs du parterre.
Mon fils lui avait nommé plusieurs objets qu’il avait successivement présentés. Sans se trouver satisfait, notre incrédule se levant comme pour donner plus d’importance à la difficulté qu’il allait offrir, me remit, pour être également nommé, un petit instrument spécial aux marchands de toile et dont ils se servent pour compter le nombre de fils des étoffes. Me rendant à ses désirs:
—Qu’est-ce que je tiens à la main, dis-je à l’enfant?
—C’est un instrument destiné à apprécier la finesse des étoffes et que l’on nomme compte-fil.
—Ah! sac...... fit énergiquement le spectateur; c’est merveilleux! J’aurais payé dix francs pour voir cela que je ne les regretterais pas.
Cette exclamation par trop colorée fut en quelque sorte la consécration du succès de cette expérience.
A partir de ce moment, ma salle se trouva beaucoup trop petite, et chaque soir, elle fut, comme on dit en Angleterre, crowded, c’est-à-dire quelque chose comme prête à s’écrouler sous le nombre des spectateurs.
Cette affluence, cette vogue dont j’étais si heureux, m’inspira pour la collection poétique réservée à mes éventails la petite pièce de vers suivante, que je ne présente ici qu’à cause de son à-propos.
Daignant me visiter ce soir,
M’inspire un noble orgueil, une joie infinie,
Car j’ai ma salle pleine et ma caisse garnie,
Deux choses bien douces à voir
Par leur séduisante harmonie;
Et ce double plaisir pouvant être goûté.
D’enchanteur que j’étais, je deviens enchanté.
Tout n’est pas rose dans le succès; je pourrais aisément raconter beaucoup de scènes désagréables que me valut la réputation de sorcier dont je jouissais chez quelques esprits plus ou moins égarés. Je n’en citerai qu’une seule, qui résume toutes celles que je passe sous silence.
Une jeune femme de tournure et de manières élégantes se présente un jour chez moi.
Cette dame avait la figure couverte d’un voile épais, à travers lequel cependant mes yeux exercés distinguaient parfaitement ses traits. Elle était jolie.
Mon inconnue ne consentit à s’asseoir qu’après s’être assurée que nous étions seuls, et que j’étais bien le véritable Robert-Houdin.
Je m’assis à mon tour, et prenant l’attitude d’un homme prêt à écouter, je me penchai un peu vers ma visiteuse, comme pour l’engager à parler, attendant qu’elle m’expliquât le but de sa mystérieuse visite. A mon grand étonnement, la jeune dame, dont les gestes trahissaient une vive émotion, gardait le plus profond silence. Je commençais à trouver cette visite assez étrange, et j’étais sur le point de provoquer à tout prix une explication, lorsque la belle inconnue hasarda timidement ces mots:
—Oh mon Dieu! Monsieur..... je ne sais comment vous allez interpréter..... ma démarche.
Ici elle s’arrêta, baissa les yeux d’un air très embarrassé, puis faisant un violent effort sur elle-même, elle continua:
—Ce que j’ai à vous demander, Monsieur, est très difficile à dire.
—Parlez, Madame, je vous prie, dis-je poliment, je tâcherai de deviner ce que vous ne pourrez me faire comprendre. Et j’étais à me demander ce que signifiait cette réserve.
Et d’abord, reprit la jeune femme d’une voix faible et en regardant encore autour d’elle, je vais vous dire confidentiellement.... que j’aime...... que j’étais aimée, et que je...... que je suis trahie.
A ce dernier mot, l’inconnue releva la tête, surmonta la timidité qui la retenait et, d’un ton ferme et assuré:
—Oui, Monsieur, oui, je suis trahie, ajouta-t-elle, et c’est pour cela que je suis venue vous voir.
—Mais, Madame, fis-je assez surpris de cet étrange aveu, je ne vois pas en quoi je puis vous être utile dans cette circonstance.
—Oh! Monsieur, je vous en prie, dit ma solliciteuse en joignant les mains, je vous en prie, ne m’abandonnez pas.
J’étais très embarrassé de mon rôle et de ma contenance. Pourtant j’éprouvais une forte curiosité de connaître l’histoire cachée sous ce mystère.
—Calmez-vous, Madame, fis-je d’un ton de compatissant intérêt, dites ce que vous attendez de moi, et si cela est en mon pouvoir.....
—Si cela est en votre pouvoir, reprit vivement la jeune femme, mais rien de plus facile, Monsieur.
—Expliquez-vous, Madame.
—Eh bien! Monsieur, il s’agit de me venger.
—Comment cela?
—Comment? vous le savez mieux que moi, Monsieur. Faut-il donc que je vous apprenne que vous avez en votre pouvoir des moyens de.....
—Moi, Madame!
—Oui, Monsieur, oui vous, car n’êtes-vous pas sorcier? Vous ne pouvez le nier!
A ce mot de sorcier, je faillis éclater de rire; j’en fus empêché par la vive émotion de l’inconnue. Voulant cependant mettre fin à une scène qui commençait à friser le ridicule:
—Malheureusement, Madame, dis-je d’un ton poli mêlé d’ironie, vous m’attribuez un titre que je n’ai jamais eu.
—Comment, Monsieur, s’écrie la jeune femme d’une voix animée, vous ne voulez pas convenir que vous êtes.....
—Sorcier, Madame! Oh! non, je m’en défends.
—Vous ne le voulez pas?
—Mais non, non, mille fois non, Madame.
A ces mots, la solliciteuse se leva brusquement, murmura quelques paroles incohérentes, parut en proie à une lutte terrible, puis s’approchant de moi les yeux animés et le geste menaçant:
—Ah! vous ne voulez pas, répéta-t-elle d’une voix brève, c’est bien; je sais maintenant ce qu’il me reste à faire.
Stupéfait d’une pareille sortie, je la regardais, immobile et muet, et je commençais à soupçonner la cause de cette incroyable conduite.
—Avec les gens qui s’occupent de magie, reprit-elle avec une volubilité effrayante, il y a deux moyens d’agir, la prière et la menace. Vous n’avez pas cédé au premier de ces deux moyens; puisqu’il le faut, je vais employer le second.
—Tenez, ajouta-t-elle, voilà qui vous décidera peut-être à parler.
Et soulevant son mantelet, elle porta vivement la main sur le manche d’un petit poignard passé à sa ceinture; en même temps, elle soulevait brusquement son voile et me montrait des traits où éclataient tous les signes d’une folie furieuse.
Ne pouvant plus douter du personnage auquel j’avais affaire, mon premier mouvement fut de me lever et de me mettre sur mes gardes; mais cette première impression passée, je repoussai la pensée d’une lutte contre cette infortunée, et il me vint à l’esprit d’employer un moyen qui presque toujours réussit avec les malheureux privés de raison. Je feignis d’entrer dans ses vues.
—S’il en est ainsi, Madame, lui dis-je, je me rends à vos désirs. Voyons, que voulez-vous?
—Je vous l’ai dit, Monsieur; il faut que vous me vengiez, et pour cela il n’y a qu’un moyen, c’est de....
Ici, il y eut une nouvelle interruption, et la jeune femme, calmée par mon apparente soumission autant qu’embarrassée par la demande qu’elle avait à me faire, redevint tout à coup timide et irrésolue.
—Eh bien, Madame?
—Eh bien.... Monsieur.... Je ne sais comment vous dire.... comment vous expliquer.... mais il me semble qu’il existe certains moyens.... certains maléfices pour mettre un homme dans l’impossibilité de.... dans l’impossibilité.... d’être infidèle.
—Je comprends maintenant, Madame, ce que vous désirez. C’est une certaine pratique de magie employée au moyen-âge. Rien ne m’est plus facile. Je vais vous satisfaire.
Décidé à poursuivre la comédie jusqu’au bout, je pris dans ma bibliothèque le plus gros livre que je pus trouver, je le feuilletai, m’arrêtai sur une page que je feignis d’étudier avec une attention profonde, puis m’adressant à la jeune femme, qui suivait tous mes mouvements avec anxiété:
—Madame, dis-je d’un ton confidentiel, le maléfice que nous allons accomplir exige que je sache le nom de la personne, veuillez donc me le dire.
—Julien, fit-elle d’une voix émue.
Alors, avec toute la gravité d’un véritable sorcier, j’enfonçai solennellement une épingle dans une bougie allumée, en feignant de prononcer mystérieusement quelques paroles cabalistiques. Après quoi, soufflant la bougie et me tournant vers la pauvre insensée:
—Madame, lui dis-je, c’en est fait; votre vœu est accompli.
—Oh! merci, Monsieur, s’écria-t-elle avec l’expression de la plus profonde reconnaissance.
En même temps elle déposa une bourse sur mon bureau et s’élança dehors.
Je donnai ordre à mon domestique de suivre cette dame jusqu’à sa demeure, de prendre sur elle tous les renseignements qu’il pourrait se procurer, et de me les rapporter immédiatement.
J’appris que mon inconnue était veuve, depuis peu, d’un mari qu’elle adorait et dont la perte avait troublé sa raison.
Dès le lendemain, je me rendis dans sa famille, et remettant la bourse dont j’étais le dépositaire, je racontai la scène dont le lecteur vient de lire les détails.
Cette scène, et plusieurs autres qui l’avaient précédée ou qui la suivirent, durent me forcer à prendre des mesures pour me garantir des importuns de toute nature.
Je ne pouvais songer, comme autrefois, à m’exiler à la campagne. Je pris un moyen équivalent: ce fut de me cloîtrer dans mon atelier, en organisant autour de moi un système de défense contre ceux que, dans ma mauvaise humeur, j’appelais des voleurs de temps.
En ma qualité d’artiste, je recevais chaque jour la visite de gens que je ne connaissais pas du tout. Quelques-uns étaient intéressants, mais le plus grand nombre, se faisant introduire sous le plus futile prétexte, ne venaient chez moi que pour dépenser une partie des loisirs dont ils ne savaient que faire. Il s’agissait de distinguer les bons visiteurs des mauvais. Voici la combinaison que j’imaginai.
Lorsqu’un de ces messieurs sonnait à ma porte, une communication électrique faisait également sonner un timbre placé dans mon cabinet de travail. J’étais averti et me tenais sur mes gardes. Mon domestique ouvrait et, ainsi que cela se pratique d’ordinaire, il demandait le nom du visiteur. Moi, de mon côté, j’appliquais mon oreille à un instrument d’acoustique disposé à cet effet et qui me transmettait les moindres paroles de l’inconnu. Si, d’après sa réponse, je jugeais convenable de ne pas le recevoir, je pressais un bouton, et un point blanc qui paraissait dans un endroit convenu du vestibule voulait dire que je n’y étais pas. Mon domestique annonçait alors que j’étais absent et offrait au visiteur de s’adresser à mon régisseur.
Il m’arrivait bien quelquefois de me tromper dans mes appréciations et de regretter d’avoir accordé audience, mais j’avais un autre moyen d’abréger la visite de l’importun.
J’avais pratiqué, derrière le canapé sur lequel je m’asseyais, une petite touche électrique correspondant à un timbre que pouvait entendre mon domestique. En cas de besoin, et tout en causant, j’allongeais négligemment le bras sur le dos du meuble où se trouvait cette touche, je la pressais, et le timbre résonnait dans la pièce voisine.
Alors mon domestique, jouant une petite comédie, allait ouvrir la porte d’entrée, tirait la sonnette, que l’on pouvait entendre du salon où nous nous trouvions, et venait ensuite m’avertir que M. X... (nom fabriqué pour la circonstance) demandait à me parler. J’ordonnais que M. X... fût introduit dans le cabinet voisin du salon, et il était bien rare que l’importun ne levât pas le siége devant une semblable exigence.
On ne peut se faire une idée du temps que me fit gagner cette bienheureuse organisation. Aussi que de fois j’ai béni et mon invention et le célèbre savant auquel on doit la découverte du galvanisme!
Cette exaltation doit facilement se comprendre, car le temps était pour moi d’une valeur inestimable; je le ménageais comme un trésor et ne le sacrifiais qu’à la condition que ce sacrifice m’aiderait à la découverte de nouvelles expériences, destinées à stimuler la curiosité publique.
Pour me soutenir dans cette voie de recherches, j’avais constamment à la pensée cette maxime:
Et cette autre, qui semble le corollaire de la première:
s’accroît chaque jour.»
Il ne faut pas croire cependant que je me contentasse des rêves attrayants de mes inventions. Non, quelque amour qu’un homme porte à son art, il est bien rare qu’il ne lui vienne pas à l’idée d’associer la fortune à la gloire; d’autant plus que, pour peu que l’on ait vécu, l’on sait que ces deux choses se font mutuellement valoir.
L’une est la pierre précieuse, et l’autre est la parure qui la fait briller.
Rien ne rehausse le mérite d’un artiste comme une position de fortune indépendante. Cette vérité est brutale, mais elle est incontestable.
Non-seulement j’étais pénétré de ces principes de haute économie, mais je savais, en outre, que l’on doit se hâter de profiter de la fugitive faveur du public, qui, elle aussi, descend, quand elle ne monte pas. J’exploitais la vogue autant que je pouvais.
Malgré mes nombreuses occupations, je trouvais encore moyen de donner des soirées dans les salons et sur les principaux théâtres de Paris. De grandes difficultés s’opposaient souvent à ces sortes de représentations, parce que ma séance ne se terminant qu’à dix heures et demie, c’était seulement après que je pouvais remplir les engagements que j’avais pris.
Onze heures étaient presque toujours le moment fixé pour mon entrée en scène dans ces séances. Que l’on juge alors de l’activité qu’il me fallait déployer pour pouvoir, dans un si court espace de temps, me rendre à l’endroit convenu et faire encore quelque préparatifs! Il est vrai que les instants étaient aussi bien calculés qu’employés. Le rideau de ma scène était à peine baissé que, m’élançant vivement vers l’escalier, je devançais le public et je me jetais dans une voiture qui m’emportait à toutes brides.
Mais ces fatigues n’étaient rien en comparaison des vives émotions que me causaient quelquefois certaines erreurs sur le temps qui devait s’écouler entre mes deux séances.
Je me rappelle qu’un jour devant jouer au Vaudeville pour terminer le spectacle, le régisseur de la scène, qui n’avait pas bien calculé la longueur de ses pièces, se trouva en avance sur le moment convenu. Il m’expédia un exprès pour m’avertir que le rideau venait d’être baissé et que l’on m’attendait.
Comprendra-t-on mes angoisses? Mes expériences, dont il m’était impossible de rien retrancher, devaient se prolonger un quart-d’heure encore.
Au lieu de m’abandonner à des récriminations inutiles, je me résignai et je continuai ma représentation; mais j’étais en proie à une horrible anxiété. En même temps que je parlais, il me semblait entendre résonner à mes oreilles cet affreux trépignement rhythmé du public, sur lequel a été composée cette fameuse chanson: «Des lampions! des lampions! etc.» Aussi, soit préoccupation, soit désir de terminer plus tôt, je me trouvai, lorsque j’eus fini ma séance, avoir escamoté cinq minutes sur le quart-d’heure. Certes, on pouvait l’appeler le quart-d’heure de grâce.
Monter en voiture, arriver place de la Bourse, fut l’affaire d’un instant; néanmoins vingt minutes s’étaient écoulées depuis le baisser du rideau, et vingt minutes sont un temps exorbitant pour un entr’acte.
Mon fils Emile et moi, nous montâmes l’escalier des artistes avec toute la promptitude possible, mais déjà à la première marche nous avions entendu les cris, les sifflets, les roulements de pieds des spectateurs impatients.
Quelle perspective pour une entrée en scène! Je savais que souvent, à tort ou à raison, le public salue assez cavalièrement un artiste, quel qu’il soit, pour le rappeler à l’exactitude. Ce souverain semble toujours avoir à la bouche ce mot d’un autre monarque: «J’ai failli attendre.» Quoi qu’il en soit, nous nous hâtions de gravir les marches qui conduisaient à la scène.
Le régisseur, aux abois, entendant des pas précipités, nous cria du haut de ce rapide sentier:
—Est-ce vous, Monsieur Houdin?
—Oui, Monsieur, oui.
—Machiniste, au rideau! cria la même voix.
—Attendez donc, attendez donc, c’est imp....
Ma respiration ne put me permettre d’achever ma réclamation.
J’arrivai sur le palier du théâtre haletant, n’en pouvant plus.
—Allons! Monsieur Houdin, me dit le régisseur, je vous en supplie, faites votre entrée au plus vite; le rideau est levé, le public est d’une impatience.....
La porte du fond de la scène s’était ouverte à deux battants, mais j’étais dans l’impossibilité de la franchir; la fatigue et l’émotion m’avaient cloué sur place.
Ce fut cependant à cette impossibilité d’action que je dus une inspiration qui me sauva peut-être de la mauvaise humeur du public.
—Va, dis-je à mon fils, entre en scène, prépare tout ce qu’il faut pour l’expérience de la seconde vue, je te suis.
Le public se laissa désarmer par ce jeune enfant, dont la physionomie inspirait un sympathique intérêt. Mon fils, après s’être gravement avancé vers les spectateurs, fit tranquillement ses petits préparatifs, c’est-à-dire qu’il apporta sur le devant de la scène un tabouret, et qu’il déposa sur une table voisine une ardoise, du blanc, des cartes et un bandeau.
Ce peu de temps m’avait suffi pour reprendre haleine et pour calmer mes sens. Je m’avançai à mon tour, en m’efforçant de retrouver le sourire de rigueur ordinairement stéréotypé sur mes lèvres. J’y parvins, mais avec beaucoup de peine, tant mes traits avaient été contractés.
Le public resta d’abord silencieux, puis insensiblement les figures se déridèrent, et bientôt un ou deux applaudissements ayant été risqués, il y eut entraînement et la paix fut faite. Je fus, du reste, bien dédommagé de ce terrible préliminaire, car jamais ma seconde vue n’obtint un plus grand succès.
Un incident contribua surtout à égayer la fin de cette expérience.
Un spectateur, venu sans doute à cette représentation avec le parti pris de nous embarrasser, avait, depuis quelques instants, cherché vainement à mettre en défaut la clairvoyance de mon fils, lorsque m’adressant la parole:
—Monsieur, me dit-il en accentuant ses paroles, puisque votre fils est un devin, il pourra certainement deviner le numéro de ma stalle.
L’exigeant spectateur pensait me mettre dans la nécessité d’avouer l’impuissance de notre mystérieuse expérience, parce qu’il couvrait le chiffre et que les stalles voisines étant occupées, on ne pouvait non plus en lire les numéros. Mais j’étais en garde contre toutes les surprises; ma réponse était prête. Seulement, afin de tirer le meilleur parti possible de la situation, je feignis de reculer pour mieux enferrer mon adversaire.
—Vous savez, Monsieur, lui dis-je en affectant un air embarrassé, vous savez que mon fils n’est ni sorcier, ni devin; il lit par mes yeux, et c’est pour cela que j’ai donné à cette expérience le nom de seconde vue. Comme je ne puis voir le numéro de votre stalle, puisque vous l’occupez, et qu’autour de vous les autres stalles sont également remplies, mon fils ne pourra vous le nommer.
—Ah! j’en étais bien sûr! s’écria mon persécuteur d’un air de triomphe et en se tournant vers ses voisins, je vous l’avais bien dit que je l’embarrasserais.
—Oh! Monsieur, vous n’êtes pas généreux dans votre victoire, dis-je à mon tour d’un ton railleur. Prenez-y garde, si vous piquez trop fort l’amour-propre de mon fils, il pourra bien, si difficile qu’il soit, résoudre votre problème.
—Je l’en défie, fit le spectateur en s’appuyant fortement sur le dossier de sa stalle pour mieux en cacher le numéro. Oui, oui, je l’en défie.
—Vous croyez donc cela difficile?
—Je dirai mieux: cela vous est impossible.
—Alors, Monsieur, raison de plus pour que nous essayions de le faire. Vous ne nous en voudrez pas de triompher à notre tour, ajoutai-je en souriant malignement.
—Allez, Monsieur, nous connaissons ces défaites-là; je vous le répète, je vous en défie l’un et l’autre.
Le public prenait grand plaisir à ce débat et en attendait patiemment l’issue.
—Emile, dis-je à mon fils, prouvez à Monsieur que rien ne peut échapper à votre seconde vue.
—C’est le numéro soixante-neuf, répondit aussitôt l’enfant.
De tous les coins de la salle partirent aussitôt de bruyants et chaleureux applaudissements, auxquels s’associa, du reste, mon antagoniste, qui, s’avouant vaincu, criait en battant des mains:
—C’est étonnant! c’est magnifique!
Par quel moyen étais-je parvenu à connaître le numéro de la stalle soixante-neuf? Je vais le dire.
Je savais à l’avance que dans les théâtres, lorsque les stalles sont divisées au milieu par une barrière, les numéros impairs se trouvent à droite et les numéros pairs à gauche.
Or, comme au Vaudeville chaque rang était composé de dix stalles, il en résultait que du côté droit, par exemple, chacun de ses rangs devait commencer par les numéros un, vingt-et-un, quarante-et-un, soixante-un, et ainsi de suite, de vingt en vingt. Guidé par ce renseignement, il ne me fut pas difficile, en partant du numéro soixante-et-un, d’arriver au soixante-neuf, représentant dans le quatrième rang la cinquième stalle occupée par mon adversaire.
J’avais allongé la conversation dans le double but de donner plus d’éclat à mon expérience et de prendre le temps de faire mes recherches à loisir. Je faisais ainsi une application de mon procédé des deux pensées simultanées dont j’ai parlé plus haut.
Puisque me voici sur le chapitre des confidences, j’expliquerai au lecteur quelques-uns des artifices qui ont le plus puissamment contribué à l’éclat de la seconde vue.
J’ai déjà dit que cette expérience était surtout le résultat d’une communication matérielle, mais insaisissable, entre mon fils et moi, communication dont les immenses combinaisons pouvaient se prêter à la désignation de tout objet imaginable. C’était un très beau résultat sans doute, mais je compris que dans l’exécution j’allais rencontrer bientôt des difficultés inouïes.
L’expérience de la seconde vue avait lieu chaque soir à la fin de ma séance, et chaque soir, je voyais arriver des incrédules armés de toutes pièces pour triompher d’un secret qu’ils ne pouvaient s’expliquer.
Avant de partir pour aller voir le fils de Robert-Houdin, on tenait un conciliabule, on se concertait pour emporter quelque objet qui pût embarrasser le père. C’étaient des médailles antiques à moitié effacées, des minéraux, des livres écrits en caractères de toutes sortes (langues mortes et langues vivantes), des armoiries, des objets microscopiques, etc.
Ce qui par dessus tout soumettait mon intelligence à un travail prodigieux, c’étaient les devinations que l’on m’imposait en me présentant des objets enfermés, enveloppés, et quelquefois même ficelés et cachetés.
J’étais parvenu à lutter avec avantage contre toutes ces taquineries. J’ouvrais assez facilement, sans qu’on s’en aperçût, tout en paraissant m’occuper de toute autre chose, les boîtes, les bourses, les portefeuilles, etc. Me présentait-on un paquet ficelé et cacheté? Avec l’ongle du pouce de la main gauche, que je conservais toujours long et soigneusement aiguisé, je découpais dans le papier une petite porte que je refermais aussitôt, après toutefois avoir, du coin de l’œil, pris connaissance de ce qu’il renfermait.
Une condition essentielle de mon rôle était d’avoir une excellente vue, et sur ce point mes yeux ne me laissaient rien à désirer. Je devais à l’exercice de mon ancienne profession cette précieuse faculté qui se développait encore, chaque jour, dans mes séances.
Une nécessité non moins indispensable était de connaître le nom de tout objet qui m’était présenté. Il ne suffisait pas de dire, par exemple: C’est une pièce de monnaie, il fallait encore que mon fils fît connaître le nom technique de cette pièce, sa valeur représentative, le pays où elle avait cours et l’année où elle avait été frappée. Si l’on présentait un crown d’Angleterre, l’enfant devait, après l’avoir nommé, indiquer également par exemple, que cette pièce avait été frappée sous Georges IV et qu’elle avait une valeur intrinsèque de six francs dix-huit centimes.
Secondés par une excellente mémoire, nous étions parvenus à classer dans notre tête le nom et la valeur de toutes les monnaies étrangères.
Nous pouvions aussi dépeindre un blason en termes héraldiques. Ainsi, me présentait-on les armes de la maison de X..., mon fils disait:..... écu champ de gueule à deux émanches d’argent posées en pal.
Cette connaissance nous était très utile dans les salons du faubourg Saint-Germain, où nous étions souvent appelés.
J’avais appris à reconnaître, par la forme des caractères, mais sans pouvoir les traduire, une infinité de langues, telles que le Chinois, le Russe, le Turc, le Grec, l’Hébreu, etc.
Nous savions les noms de presque tous les instruments de chirurgie, de sorte que les trousses de médecins, si compliquées qu’elles fussent, ne pouvaient nous embarrasser.
Enfin je possédais encore, suffisamment pour en tirer parti, des connaissances en minéralogie, pierres précieuses, antiquités et curiosités.
A la vérité j’avais, pour faire ces études, tous les documents que je pouvais désirer.
Un de mes bons et intimes amis, Aristide Le Carpentier, savant antiquaire, spirituel fabuliste, oncle de l’habile compositeur de ce nom, possédait et possède encore aujourd’hui un cabinet de curiosités antiques, qui fait mourir de convoitise les conservateurs des musées impériaux.
Nous y passions, mon fils et moi, de longues journées à apprendre des noms et des dates dont nous faisions ensuite un savant étalage. Le Carpentier m’avait appris bien des choses, et entre autres il m’avait indiqué différents signes auxquels on peut reconnaître certaines médailles antiques, dont le module se trouve effacé. Les Trajan, les Tibère, les Marc-Aurèle, m’étaient devenus aussi familiers qu’une pièce de cinq francs.
En ma qualité d’ancien horloger, je savais ouvrir facilement une montre, et je faisais même cette opération d’une seule main, si bien que, sans que le public s’en doutât, je voyais le nom de l’horloger gravé sur la cuvette; je refermais ensuite la montre et le tour était fait. Pour la devination, mon fils faisait le reste.
Mais ce qui, sans contredit, nous rendit les plus grands services, ce fut cette vue par appréciation que mon fils surtout possédait au plus haut point. Il lui suffisait, lorsque nous entrions en ville, d’un examen très rapide, pour connaître tous les objets que contenait un appartement, ainsi que les différents bijoux portés par les spectateurs, tels que breloques, épingles, lorgnons, éventails, broches, bagues, bouquets, etc.
On doit penser avec quelle facilité il faisait la description de ces objets, lorsque je les lui indiquais par notre correspondance secrète. Je vais en citer un exemple.
Un soir, dans une maison de la chaussée d’Antin, à la fin d’une séance aussi bien réussie que chaudement applaudie, je me rappelai qu’en passant dans une pièce voisine du salon où nous nous trouvions, j’avais fait remarquer à mon fils une bibliothèque vitrée, en le priant d’observer les titres des livres et l’ordre dans lequel ils étaient placés. Personne ne s’était aperçu de ce prompt examen.
—Monsieur, dis-je au maître de la maison, je veux, pour terminer l’expérience de la seconde vue, vous prouver sa puissance en faisant lire mon fils à travers une muraille. Voulez-vous me confier un livre?
On me conduisit tout naturellement à la bibliothèque en question, que je fis semblant de voir pour la première fois. Je mis le doigt sur un livre.
—Emile, dis-je à mon fils, quel est le nom de cet ouvrage?
—Un Buffon, me répondit-il vivement.
—Et à côté? s’empressa de dire un incrédule.
—Est-ce le côté de droite ou celui de gauche? répondit mon fils.
—Le côté de droite, dit l’interlocuteur, qui avait ses raisons pour choisir cet ouvrage, parce que le titre en était très fin.
—C’est le voyage du jeune Anacharsis, répondit l’enfant. Mais Monsieur, ajouta-t-il, si vous m’aviez demandé le nom du livre de gauche, je vous aurais nommé les poésies de Lamartine. Un peu sur la droite de ce rayon, je vois les œuvres de Crébillon; au-dessous, deux volumes des Mémoires de Fleury; et mon fils nomma ainsi une douzaine d’ouvrages, puis il s’arrêta.
Les spectateurs n’avaient pas dit un mot pendant toutes ces descriptions tant ils étaient stupéfaits, mais aussitôt l’expérience terminée, chacun vint nous complimenter en battant des mains.
CHAPITRE XV.
Petits malheurs du bonheur.—Inconvénients d’un théâtre trop petit.—Invasion de ma salle.—Représentation gratuite.—Un public consciencieux.—Plaisant escamotage d’un bonnet de soie noire.—Séance au chateau de Saint-Cloud.—La cassette de Cagliostro.—Vacances.—Etudes bizarres.
S’il est un fait reconnu, c’est que dans ce monde l’homme ne peut avoir un bonheur parfait, et que les plus heureuses chances, la plus grande prospérité ont aussi leurs désagréments; c’est ce qu’on appelle les petits malheurs du bonheur. Une de mes tracasseries à moi, c’était d’avoir une salle trop petite et de ne pouvoir satisfaire à toutes les demandes de places qui m’étaient adressées. J’avais beau me mettre l’esprit à la torture, je ne pouvais trouver aucun expédient pour parer à cet inconvénient.
Ainsi que je viens de le dire, ma salle était le plus souvent louée à l’avance; dans ce cas, les bureaux n’ouvraient pas, et une affiche placardée à la porte annonçait qu’il était inutile de se présenter, si l’on n’était porteur de coupons de location. Mais il arrivait, chaque jour, que des personnes ennuyées de ne pouvoir se procurer un divertissement qu’elles s’étaient promis, ne tenaient aucun compte de l’avertissement, s’adressaient au bureau, et sur le refus d’admission à la séance, se répandaient en invectives contre le buraliste et plus encore contre l’administration.
Ces plaintes étaient absurdes pour la plupart et dans le genre de celles-ci:
—C’est une indignité qu’un semblable abus, disait un jour naïvement l’un de ces récalcitrants. Oui, je vais, dès demain, aller porter plainte à la préfecture de police. Nous verrons si M. Robert-Houdin a le droit d’avoir un théâtre si petit.
Tant que ces récriminations n’allaient pas plus loin, j’en riais, je le confesse, mais tous les mécontentements ne se terminaient pas toujours d’une manière aussi pacifique. Il y eut des voies de fait envers les employés, et même on alla jusqu’à faire l’invasion de ma salle. Ceci mérite d’être raconté.
Un soir, une douzaine de jeunes gens, la tête échauffée par un excellent dîner, se présentent pour assister à ma représentation. L’avis qu’ils lisent en passant n’est pour eux qu’une plaisanterie dont ils veulent avoir le dernier mot. En conséquence, ne tenant aucun cas des observations qui leur sont faites, ils se groupent à la porte et, pour me servir d’une expression consacrée, ils commencent à former la tête de la queue. D’autres visiteurs, autorisés par leur exemple, se mettent de la partie, et insensiblement une foule considérable s’assemble devant le théâtre.
Le régisseur, averti de ce qui se passe, vient, et du haut de l’escalier se prépare à faire à la multitude un speach conciliant dont il espère un excellent effet; il tousse afin de se rendre la voix plus claire. Mais il n’a pas plutôt commencé son allocution, que sa voix est couverte par des ris moqueurs et des huées qui le forcent à se taire. Il vient alors, en désespoir de cause, me faire part de la situation et me demander avis sur ce qu’il doit faire.
—Ne vous inquiétez pas, lui dis-je, tout ira mieux que vous ne le pensez. Tenez, ajoutai-je en regardant ma montre, voici sept heures et demie, c’est l’heure de faire entrer les billets de location, ouvrez les portes, et lorsque la salle sera pleine, le public du dehors sera bien forcé d’abandonner la place.
J’avais à peine achevé ces mots, qu’on vint en toute hâte m’avertir que la foule avait brisé la barrière et venait de faire irruption dans la salle.
Je courus sur la scène, et par le trou du rideau je pus m’assurer de la vérité du fait: toutes les places étaient occupées.
Je fus, je l’avoue, très embarrassé sur le parti que je devais prendre. Faire évacuer la salle par le poste voisin était un scandale que je voulais éviter et dont je ne pouvais prévoir les suites. D’ailleurs, la police intervenant, pourrait peut-être susciter quelques procès, qui me feraient perdre un temps précieux. Enfin la préfecture, qui ne m’avait imposé jusque-là qu’un seul garde, voyant cette force publique insuffisante, ne manquerait pas de m’envoyer un piquet respectable qui augmenterait considérablement mes dépenses journalières.
Je pris immédiatement une détermination.
—Faites fermer les portes du théâtre, dis-je à mon régisseur, et posez sur l’affiche du dehors une bande annonçant que, par suite d’une indisposition subite, la séance d’aujourd’hui est remise à demain. Comme cette mesure s’applique aux porteurs de billets de location, tenez-vous prêt à rendre l’argent à ceux qui ne consentiront pas à l’échange d’un billet pour un autre jour. Quant à moi, continuai-je, mon parti est pris: je donne une représentation gratis, et je veux pour toute vengeance faire regretter à ce bouillant public l’équipée d’écolier à laquelle il s’est associé.
Ce plan une fois arrêté, je me préparai à faire convenablement les honneurs de ma maison, et bientôt le rideau se leva.
En entrant en scène, je vis que le plus grand nombre des spectateurs avaient une contenance fort embarrassée. Je les mis tout de suite à l’aise en me présentant devant eux d’un air enjoué, comme si j’eusse ignoré ce qui s’était passé. Je fis plus encore; je m’efforçai de mettre dans ma séance tout l’entrain dont j’étais capable, et lorsque j’en vins à la distribution de mes petits présents, j’en fus tellement prodigue, que pas un spectateur ne fut oublié dans mes largesses.
Il ne faut pas demander si j’étais chaudement applaudi; le public rivalisait avec moi de bons procédés et voulait ainsi me dédommager des tracasseries qu’il pensait m’avoir suscitées.
Une scène très originale et surtout très comique eut lieu à la sortie de mon spectacle.
Presque tous les assistants n’avaient vu dans la prise d’assaut de ma salle qu’un moyen de se procurer des places, et chacun d’eux avait l’intention de payer la sienne après l’avoir occupée.
Mais, de mon côté, je tenais à conserver à ma représentation gratuite son caractère d’originalité, dussent mes intérêts en souffrir. Aussi, dans la prévision de ce sentiment de délicatesse, j’avais donné l’ordre que les employés n’attendissent pas la fin de la séance pour quitter leur poste, si bien que régisseur, buraliste, ouvreuses, avaient profité de la permission, et s’en étaient allés.
Je m’étais placé pour tout voir sans être aperçu. On cherchait un bureau, on furetait de tous côtés pour trouver un employé, on mettait la main à la poche, on se groupait pour prendre conseil, puis enfin de guerre lasse on s’en allait.
Cependant le public ne se tint pas pour battu; pendant plusieurs jours il y eut chez moi une véritable procession de gens qui venaient payer leur dette. Quelques personnes y joignirent des excuses, et je reçus également par la poste un billet de cent francs avec la lettre suivante:
«Monsieur,
»Entraîné, hier, dans votre salle par un tourbillon de têtes folles, j’ai vainement cherché, après la séance, à payer le prix de la place que j’avais occupée.
»Je ne veux pas cependant, Monsieur, quitter la France sans m’acquitter envers vous. En conséquence, basant le prix de ma stalle sur le plaisir que vous m’avez procuré, je vous envoie ci-joint un billet de cent francs que je vous prie d’accepter en paiement de la dette que j’avais involontairement contractée.
»Je ne me croirais pas encore quitte envers vous si je ne vous adressais aussi mes félicitations sur votre intéressante séance, en vous priant, Monsieur, d’agréer l’assurance de ma considération la plus distinguée.»
La perte qui résulta pour moi de l’invasion de ma salle fut insignifiante, de sorte que je n’eus point à me repentir de la détermination que j’avais prise.
D’un autre côté, l’aventure fut connue, et elle vint ajouter encore à ma vogue en la prolongeant, car on sait que le public se dirige de préférence vers les théâtres où il est assuré de ne pouvoir trouver de place.
On venait le plus souvent en famille à mon théâtre, mais il n’était pas rare aussi de voir de nombreuses sociétés s’y donner rendez-vous.
Le trait suivant peut en donner un exemple:
Le spirituel critique de la physionomie humaine, l’auteur ingénieux de ces charges excentriques qui ont fait pâmer de rire tous ceux qui ne se trouvaient pas sur la sellette, Dantan jeune, vient un jour à mon bureau de location:
—Madame, dit-il à la buraliste, combien avez-vous de stalles à votre théâtre?
—Je vais consulter mon livre, dit la dame.... Est-ce pour aujourd’hui, Monsieur?
—Non, Madame, c’est pour dans huit jours.
—Oh! alors, vous pourrez en avoir autant que vous voudrez.
—Comment, autant que je voudrai? mais alors votre salle est donc en caoutchouc?
—Non, Monsieur, je veux dire seulement que sur cinquante stalles dont je puis disposer, vous pourrez en prendre autant qu’il vous plaira.
—Ah! très bien, Madame, je comprends maintenant, reprit Dantan sur le ton de la plaisanterie; alors, si sur cinquante stalles je puis en avoir autant que je voudrai, veuillez m’inscrire pour soixante places.
La dame du bureau, très embarrassée pour la solution de ce problème, me fit appeler, et j’arrangeai facilement l’affaire en changeant en stalles le premier banc des galeries.
Voici le motif qui avait fait prendre au statuaire un si grand nombre de places.
Dantan jeune est peut-être l’artiste qui compte le plus d’amis. Or, il avait trouvé très original de convier un certain nombre d’entre eux à la séance de Robert-Houdin, et c’est pour cette réunion qu’il avait retenu soixante stalles.
J’ai voulu raconter ce fait, parce qu’à la fois il prouve la vogue dont jouissait mon théâtre, et qu’il me rappelle le commencement d’une des plus agréables liaisons d’amitié que j’aie faites en ma vie. A partir de cette époque, je devins et je suis toujours resté l’un des bons et intimes camarades du célèbre statuaire.
Avant de le connaître personnellement, j’ignorais, ainsi que le plus grand nombre de ses admirateurs, ses œuvres sérieuses, mais lorsque je fus admis dans l’intimité de son atelier, je pus apprécier toute l’étendue de son talent.
Dantan a chez lui, rangée sur d’immenses rayons, la collection la plus complète des bustes de célébrités contemporaines; je ne pense pas qu’il y ait une seule tête portant un nom illustre qui ne lui ait passé par les mains. Ainsi que dans un musée, chacun y est classé dans sa catégorie ou sa spécialité; les monarques et les hommes d’Etat, moins nombreux que les autres, sont rangés sur un même rayon, puis viennent des littérateurs, des musiciens instrumentistes, des chanteurs, des compositeurs, des médecins, des guerriers, des artistes dramatiques, et enfin les illustrations de toute nature et de tous pays. Mais ce qu’il y a surtout de très intéressant dans cette galerie, c’est que chaque buste est accompagné de sa propre charge, si bien qu’après avoir admiré le personnage sous le côté sérieux de l’exécution, on se livre à un fou rire en suivant dans tous ses détails l’esprit de la caricature.
En voyant ces innombrables têtes, on a de la peine à s’imaginer qu’une existence d’homme puisse suffire à un tel travail. C’est qu’aussi Dantan possède au plus haut degré la perception des traits caractéristiques d’un visage; il lui suffit même souvent de voir une personne une seule fois pour la reproduire avec la plus exacte ressemblance. Témoin le fait suivant, que je vais citer autant pour sa singularité, que parce qu’il se rattache à la prestidigitation:
Le fils du lieutenant-général baron D.... vint un jour prier Dantan de faire le buste de son père.
«Je ne vous cache pas, dit-il à l’artiste, que pour l’exécution de cette œuvre vous allez rencontrer une difficulté peut-être insurmontable. Non seulement le général ne consentirait jamais à poser pour son buste, mais il me serait encore tout à fait impossible de vous faire rencontrer avec lui dans sa maison. Toujours souffrant depuis longues années, mon père ne veut voir d’autres personnes que les gens de son service, et il se tient presque constamment seul. Il ne nous restera donc d’autre moyen que de faire ce travail à la dérobée; comment? je l’ignore.
—Monsieur, votre père ne sort-il jamais de chez lui, dit le statuaire?
—Si fait, Monsieur; tous les jours à quatre heures le général monte en omnibus pour aller lire les journaux dans un cabinet de lecture, place de la Madeleine; après quoi il revient s’enfermer chez lui.
—Mais, fit l’artiste, il ne m’en faut pas davantage. Dès aujourd’hui je vais commencer mon travail d’observation, et demain je me mets à l’œuvre.»
En effet, à quatre heures précises, Dantan était en faction devant une maison faisant le coin des boulevards et de la rue Louis-le-Grand; il vit bientôt le général en sortir et se diriger vers un omnibus. Le sculpteur s’attache aussitôt aux pas de son modèle et monte en même temps que lui dans le banal véhicule. Malheureusement les seules places à occuper se trouvent du même côté, et l’artiste ne peut faire que des études de profil, tout en prenant encore de très grandes précautions pour ne pas compromettre ses observations ultérieures.
Enfin, la voiture s’arrête place de la Madeleine. Le poursuivant et le poursuivi entrent ensemble, ou du moins l’un après l’autre, dans le même cabinet de lecture. Là, chacun prend son journal favori et s’installe pour le lire.
Dantan s’est placé en face du général, et, tout en semblant absorbé dans un premier-Paris, il dirige sournoisement ses regards intelligents de son côté.
Tout allait au mieux, et depuis quelques instants l’artiste faisait tranquillement ses études à la dérobée, lorsque le général, qui déjà avait été surpris que son compagnon d’omnibus se trouvât encore au cabinet de lecture, vint à saisir plusieurs regards furtifs de son vis-à-vis.
Taquiné par cette indiscrète curiosité, dont il ne pouvait comprendre la cause, il chercha à la déjouer, en se faisant un rempart de son immense feuille.
La figure du vieux baron disparut donc. Mais le haut de sa tête dominait encore, et Dantan eût pu continuer fructueusement son travail de ce côté, sans un affreux bonnet de soie noire qui la couvrait entièrement.
Que faire? Dans un buste, on n’improvise pas un front couvert de rides, pas plus que l’on ne dispose à sa fantaisie les cheveux d’un vieillard.
Bien des prestidigitateurs et des plus fameux se seraient trouvés arrêtés devant une pareille difficulté. Dantan ne se creusa pas longtemps la tête, ce qui n’empêcha pas son tour d’être des plus piquants.
Il s’approche de la dame du comptoir, cause quelques instants avec elle, et revient tranquillement reprendre son poste d’observation.
Il est bon de dire que, chauffé par un puissant calorifère, le cabinet de lecture se trouvait déjà à une température convenablement élevée. Tout-à-coup une chaleur insupportable se répand dans la salle, et l’on voit sur quelques fronts perler de grosses gouttes de sueur.
Le général qui, dans ce moment, tenait en main la Gazette des Tribunaux, et qui se complaisait sans doute dans quelque lugubre drame, fut un des derniers à s’apercevoir de cet excès de température. A la fin pourtant, il sentit la nécessité de quitter son bonnet de soie et de le mettre dans sa poche, tout en grommelant entre ses dents: «Mon Dieu, qu’il fait chaud ici!»
Le tour était fait.
Le lecteur a deviné que notre malin artiste est la cause de ce bain de vapeur qu’il a sollicité et obtenu de la buraliste, à laquelle il a confié le secret de son importante mission.
Ce résultat une fois obtenu, Dantan, sans perdre de temps, les yeux braqués pardessus la feuille que le général tenait à la main, fait à la hâte ses études phrénologiques sur le crâne vénérable du vieux guerrier, puis se levant de table, jette un dernier coup d’œil sur les traits de son modèle, les photographie en quelque sorte dans sa tête, et court à son atelier se mettre à l’œuvre.
A quelque temps de là, le statuaire livrait à la famille du général le buste le plus parfait peut-être qui soit jamais sorti de son ciseau.
Je ferme ici la parenthèse que j’ai ouverte à propos des petits malheurs suscités par la petitesse de mon théâtre; je vais maintenant en ouvrir une autre sur les petits bonheurs que me procurait mon succès.
Dans les premiers jours de novembre, je reçus une invitation de me rendre à Saint-Cloud, pour y donner une séance devant le roi Louis-Philippe et sa famille. Ce fut avec le plus grand plaisir que j’acceptai cette proposition. Je n’avais encore joué devant aucune tête couronnée, et cette séance devenait pour moi un événement important.
J’avais devant moi six jours pour faire mes préparatifs. J’y mis tous les soins imaginables, et j’organisai même un tour de circonstance, dont j’eus lieu d’espérer un excellent effet.
Au jour fixé pour ma séance, un fourgon attelé de chevaux de poste vint de très bonne heure prendre mes bagages et me conduisit au château. Un théâtre avait été dressé dans un vaste salon, désigné par le roi pour le lieu de la représentation.
Afin que je ne fusse pas dérangé dans mes préparatifs, on avait pris la précaution de placer un planton à l’une des portes du salon qui donnait sur un corridor de service. Je remarquai encore trois autres portes dans cette pièce: l’une, garnie de glaces sans tain, donnait sur le jardin, en face d’une avenue garnie de superbes orangers; les deux autres, à droite et à gauche, communiquaient aux appartements du Roi et à ceux de la duchesse d’Orléans.
J’étais occupé à disposer mes instruments, lorsque j’entendis s’ouvrir discrètement une des deux dernières portes dont je viens de parler, et tout aussitôt une voix me fit cette demande du ton de la plus grande affabilité:
—Monsieur Robert-Houdin, puis-je entrer sans indiscrétion?
Je tournai la tête de ce côté et je reconnus le Roi Louis-Philippe, qui, ne m’ayant fait cette demande que sous forme d’introduction, n’avait pas attendu ma réponse pour s’avancer vers moi.
Je m’inclinai respectueusement.
—Avez-vous bien tout ce qu’il vous faut pour votre organisation? me dit le Roi.
—Oui, Sire; l’intendant du château m’a fourni des ouvriers très habiles, qui ont promptement monté cette petite scène.
A ce moment déjà, mes tables, consoles et guéridons, ainsi que les divers instruments de ma séance, symétriquement rangés sur la scène, présentaient un aspect élégant.
—C’est très joli ceci, me dit le Roi, en s’approchant du théâtre et en jetant un regard furtif sur quelques-uns de mes appareils; c’est très joli. Je vois avec plaisir que, ce soir, l’artiste de 1846 justifiera la bonne opinion qu’avait fait concevoir de lui le mécanicien de 1844.
—Sire, répondis-je, aujourd’hui, comme il y a deux ans, je tâcherai de me rendre digne de la haute faveur que Votre Majesté daigne m’accorder, en assistant à l’une de mes représentations.
—On dit la seconde vue de votre fils bien surprenante, reprit le Roi; mais je vous avertis, Monsieur Robert-Houdin, de vous tenir en garde, car nous nous proposons de vous susciter de grandes difficultés.
—Sire, répondis-je avec assurance, j’ai tout lieu de croire que mon fils les surmontera.
—Je serais fâché qu’il en fût autrement, dit avec une teinte d’incrédulité le Roi qui s’éloignait. Monsieur Robert-Houdin, ajouta-t-il en fermant la porte par laquelle il était entré, je vous recommande l’exactitude.
A quatre heures précises, lorsque la famille Royale et les nombreux invités furent réunis, les rideaux qui me cachaient à tous les yeux s’ouvrirent, et je parus en scène.
Grâce à mes nombreuses séances, j’avais heureusement acquis une assurance imperturbable et une confiance en moi-même, que la réussite de mes expériences avait constamment justifiées.
Je commençai au milieu du plus profond silence. On voulut sans doute voir, apprécier, juger, avant d’accorder un suffrage. Mais insensiblement on devint plus communicatif; j’entendis quelques exclamations de surprise, qui furent bientôt suivies de démonstrations plus expressives encore.
Toutes mes expériences reçurent un très favorable accueil; celle que j’avais composée pour la circonstance acheva de me concilier tous les suffrages.
Je vais en donner l’explication.
J’empruntai à mes nobles spectateurs quelques mouchoirs, dont je fis un paquet que je déposai sur ma table. Puis, à ma demande, différentes personnes écrivirent sur des cartes les noms d’endroits où elles désiraient que les mouchoirs fussent invisiblement transportés.
Ceci terminé, je priai le Roi de prendre au hasard trois de ces cartes et de choisir ensuite, parmi les trois endroits qu’elles désignaient, celui qui lui conviendrait le mieux.
—Voyons, dit Louis-Philippe, ce qu’il y a sur celle-ci: «Je désire que les mouchoirs se trouvent sous un des candélabres placés sur la cheminée.» C’est trop facile pour un sorcier; passons à une autre carte. «Que les mouchoirs soient transportés sur le dôme des Invalides.» Cela me conviendrait assez, mais c’est beaucoup trop loin, non pas pour les mouchoirs, mais pour nous..... Ah! ah! fit le Roi en regardant la dernière carte, je crains bien, Monsieur Robert-Houdin, de vous mettre dans l’embarras; savez-vous ce qu’elle propose?
—Que Votre Majesté veuille bien me l’apprendre.
—On désire que vous fassiez passer les mouchoirs dans la caisse de l’oranger qui est au bout de cette avenue, sur la droite.
—N’est-ce que cela, Sire! Veuillez ordonner et j’obéirai.
—Soit! je ne suis pas fâché de voir un pareil tour de magie. Je choisis donc la caisse d’oranger.
Le Roi donna à voix basse quelques ordres, et je vis aussitôt plusieurs personnes courir vers l’oranger pour le surveiller et empêcher toute fraude.
J’étais enchanté de cette précaution, qui contribuait à l’éclat de ma réussite, car le tour était déjà fait et la précaution devenait tardive.
Il s’agissait de faire partir les mouchoirs pour leur destination. Je mis le paquet sous une cloche de cristal opaque, et, prenant ma baguette, j’ordonnai à mes voyageurs invisibles de se rendre à l’endroit désigné par le Roi.
Je levai la cloche: le petit paquet n’y était plus, et une tourterelle blanche se trouvait à sa place.
Le Roi s’approcha alors vivement de la porte, à travers laquelle il porta ses regards vers l’oranger, pour s’assurer que le comité de surveillance était à son poste. Cette vérification faite, il se mit à sourire en hochant légèrement la tête.
—Ah! Monsieur Robert-Houdin, me dit-il, avec une teinte d’ironie, je crains bien pour la vertu de votre baguette magique. Voyons, ajouta-t-il en se retournant vers le fond du salon, où se tenaient quelques serviteurs; que l’on aille prévenir Guillaume (c’était, je crois, un des maîtres jardiniers) de faire immédiatement l’ouverture de la dernière caisse qui se trouve sur la droite de l’avenue; qu’il cherche avec précaution dans la terre et qu’il m’apporte ce qu’il y trouvera,... si toutefois il y trouve quelque chose.
Guillaume ne tarda pas à arriver près de l’oranger, et, bien que très étonné des ordres qui lui étaient donnés, il se mit en mesure de les exécuter.
Il enleva soigneusement un des panneaux de la caisse, en gratta la terre avec précaution, et déjà l’une de ses mains s’était avancée vers le centre de l’oranger sans avoir rien découvert, quand tout-à-coup un cri de surprise lui échappa, en même temps qu’il retirait un petit coffret de fer rongé par la rouille.
Cette curieuse trouvaille, nettoyée de la terre qui la souillait, fut apportée et déposée sur un petit guéridon qui se trouvait près du Roi.
—Eh bien, Monsieur Robert-Houdin, me dit Louis-Philippe dans un mouvement d’impatiente curiosité, voici un coffret. Est-ce que par hasard les mouchoirs s’y trouveraient renfermés?
—Oui, Sire, répondis-je avec assurance; ils y sont et depuis fort longtemps.
—Comment depuis fort longtemps? cela ne peut être puisqu’il y a à peine un quart d’heure que les mouchoirs vous ont été confiés.
—Je ne puis le nier, Sire; mais où serait la magie si je ne parvenais à exécuter des faits incompréhensibles? Votre Majesté sera sans doute plus surprise encore, lorsque je lui prouverai d’une manière irrécusable que ce coffre, ainsi que ce qu’il contient, a été déposé dans la caisse de l’oranger, il y a soixante ans.
—J’aimerais assez vous croire sur parole, reprit le Roi en souriant, mais cela m’est impossible; dans ce cas, il me faut des preuves.
—Que Votre Majesté veuille bien ouvrir cette cassette, et elle en trouvera de très convaincantes.
—Oui, mais j’ai besoin d’une clef pour cela.
—Il ne tient qu’à vous, Sire, d’en avoir une. Veuillez la détacher du cou de cette charmante tourterelle, qui vient de vous l’apporter.
Louis-Philippe dénoua un ruban qui soutenait une petite clef rouillée, avec laquelle il se hâta d’ouvrir le coffret.
Le premier objet qui se présenta aux yeux du Roi fut un parchemin sur lequel le monarque lut ce qui suit: