← Retour

Confidences et Révélations: Comment on devient sorcier

16px
100%

CHAPITRE VI.

Torrini me raconte son histoire.—Perfidie du chevalier Pinetti.—Un escamoteur par vengeance.—Course au succès entre deux magiciens.—Mort de Pinetti.—Séance devant le Pape Pie VII.—Le chronomètre du cardinal ***.—Douze cents francs sacrifiés pour l’exécution d’un tour.—Antonio et Antonia.—La plus amère des mystifications.—Constantinople.

Mon nom est Edmond de Grizy, et celui de Torrini appartient à Antonio, mon beau-frère. Ce brave garçon, que vous avez pris à tort pour mon domestique, a bien voulu me suivre dans ma mauvaise fortune, afin de m’aider dans mes séances. Vous avez pu remarquer, du reste, aux égards que je lui témoigne, que, tout en lui laissant des travaux qui conviennent mieux à son âge qu’au mien, je le regarde comme mon égal, et que je le considère, j’aurais dit autrefois comme mon meilleur ami, je dis à présent comme l’un de mes deux meilleurs amis.

Mon père, le comte de Grisy, habitait dans le Languedoc une propriété, reste d’une fortune jadis considérable, mais que les circonstances avaient de beaucoup diminuée.

Dévoué au roi Louis XVI, et l’un de ses plus fidèles serviteurs, il courut au jour du danger faire un rempart de son corps à son souverain, et il fut tué lors de la prise des Tuileries, dans la journée du 10 août.

J’étais alors moi-même à Paris, et profitant du désordre qui régnait dans la capitale, je pus franchir les barrières et gagner notre petit domaine de famille. Là, je déterrai à la hâte une somme de cent louis que mon père réservait pour les cas imprévus; je joignis à cet argent quelques bijoux qui me venaient de ma mère, et, muni de ces faibles ressources, je me rendis à Florence.

Les valeurs que j’avais sauvées se montaient à cinq mille francs; cette somme était insuffisante pour me faire vivre de mes rentes; je dus chercher dans mon travail de quoi subvenir à mon existence. Mon parti fut bientôt pris; mettant à profit l’excellente instruction que j’avais reçue, je me livrai avec ardeur à l’étude de la médecine. Quatre ans après j’obtenais le diplôme de docteur. J’avais alors vingt-sept ans.

Je m’étais fixé à Florence, où j’espérais me créer une clientèle. Malheureusement pour moi, dans cette ville au climat si doux, au soleil si bienfaisant, le nombre des médecins dépassait celui des malades, et ma nouvelle profession, à cela près du profit, était une véritable sinécure.

Je vous ai raconté déjà, à propos du malheureux Zilberman, comment je partis brusquement de la capitale de la Toscane pour aller me fixer à Naples.

Plus heureux qu’à Florence, j’eus la chance, en y arrivant, de traiter avec succès un malade qui avait résisté à la science des meilleurs médecins de l’Italie.

Mon client était un jeune homme d’une très haute famille. Sa guérison me fit le plus grand honneur, et me plaça immédiatement parmi les médecins renommés de Naples.

Ce succès, la vogue qu’il me valut, m’ouvrirent bientôt les portes de tous les salons, et la noblesse de mon nom, rehaussée par les manières d’un gentilhomme élevé à la cour de Louis XVI, me rendit l’homme indispensable des soirées et des fêtes.

De quelle douce et belle existence n’eussé-je pas continué de jouir, si le sort, jaloux de mon bonheur, ne fût venu briser cet heureux avenir en me lançant dans les vives et brûlantes émotions de la vie artistique!

 

On était aux premiers jours du carnaval de 1766. Un homme remplissait l’Italie de son nom et de son immense popularité; il n’était bruit partout que des prodiges opérés par le chevalier Pinetti.

Ce célèbre escamoteur vint à Naples, et la ville entière courut à ses intéressantes représentations.

Je me passionnai moi-même pour ce genre de spectacle; j’y passais toutes mes soirées, cherchant à deviner chacun des tours exécutés par le chevalier, et pour mon malheur, je finis par avoir la clef d’un grand nombre d’entre eux.

Je ne m’en tins pas là: je voulus aussi les exécuter devant quelques amis; le succès stimula mon amour-propre et me donna l’ambition d’augmenter mon répertoire. J’arrivai à posséder la séance complète de Pinetti.

Le chevalier fut pour ainsi dire éclipsé. On ne parlait plus dans la ville que de mon habileté et de mon adresse; c’était à qui solliciterait la faveur d’obtenir de moi une représentation. Mais je ne répondais pas à toutes les demandes, car par un raffinement de coquetterie j’étais avare de mon talent, espérant ainsi en relever le prix.

Mes spectateurs privilégiés s’en montraient d’autant plus remplis d’enthousiasme, et chacun prétendait que j’égalais Pinetti, si je ne le surpassais même.

Le public est si heureux, mon cher enfant, fit Torrini d’un ton de mélancolique regret, lorsqu’il peut opposer à l’artiste en renom quelque talent naissant! Il semble que ce souverain dispensateur de la vogue et de la renommée se fasse un malin plaisir de rappeler à l’homme qu’il encense que toute réputation est fragile, et que l’idole d’aujourd’hui peut être brisée demain.

La fatuité m’empêchait d’y songer; je croyais à la sincérité des éloges que l’on me prodiguait, et moi, l’homme sérieux, le docteur en renom, j’étais fier de ces futiles succès.

Pinetti, loin de se montrer jaloux de mes triomphes, témoigna le désir de me connaître, et il vint lui-même me trouver.

Il pouvait avoir alors quarante-six ans, mais les apprêts d’une toilette recherchée le faisaient paraître beaucoup plus jeune. Sans avoir les traits fins et réguliers, il possédait une certaine distinction dans la physionomie; ses manières étaient excellentes. Cependant, par un travers d’esprit qu’on ne saurait expliquer, il avait le mauvais goût de porter au théâtre un brillant costume de général, sur lequel s’étalaient de nombreuses décorations.

Cette bizarrerie, qui rappelait trop le charlatan, aurait dû peut-être m’éclairer sur la valeur morale de l’homme; mais ma passion pour l’escamotage me rendit aveugle; nous nous abordâmes comme de vieux amis, et notre intimité fut en quelque sorte instantanée.

Pinetti se montra charmant, causa avec moi de ses secrets, sans y mettre la moindre réticence, et m’offrit même de me conduire au théâtre, pour me montrer les dispositions scéniques de sa séance.

J’acceptai avec le plus grand empressement, et nous montâmes dans son riche équipage.

Dès ce moment, le chevalier affecta avec moi la plus grande familiarité. De la part d’un autre, cela m’eût blessé, ou tout au moins eût excité ma défiance, et je me serais tenu sur la réserve. J’en fus, au contraire, enchanté, car Pinetti avait, par son luxe effréné, conquis une telle considération, qu’un grand nombre de jeunes gens des plus nobles de la ville s’honoraient de son amitié. Pouvais-je me montrer plus fier que ces messieurs?

En peu de jours, nous étions devenus deux amis inséparables. Nous ne nous quittions que pour le temps de nos représentations respectives.

 

Un soir, après l’une de ces séances intimes, dans laquelle j’avais été couvert d’applaudissements, la tête encore échauffée de ce triomphe, j’allai, comme d’habitude, souper chez Pinetti. Par extraordinaire, je le trouvai seul.

En me voyant entrer, le chevalier accourut au devant de moi, m’embrassa avec effusion et demanda des nouvelles de ma soirée. Je ne lui cachai pas mon succès.

—Oh! mon ami, me dit-il, cela ne me surprend pas, car vous êtes incomparable; certes, ce ne sera point vous faire un compliment exagéré, si je dis que vous pouvez défier les plus habiles et les plus illustres... Et pendant tout le souper, quelques efforts que je fisse, il ne voulut parler que de moi, de mon adresse, de mes succès.

J’avais beau me défendre de ses éloges, le chevalier semblait y mettre tant de sincérité, que je finis par me rendre.

Ma défaite eut même tant de charmes pour moi, que je finis par m’accorder quelques compliments. Comment croire que tous ces éloges n’étaient qu’une comédie pour amener une mystification?

Quand Pinetti me vit arrivé à ce point, et que le champagne eut fini de me tourner la tête:

—Savez-vous, cher comte, me dit l’escamoteur, que vous pourriez faire demain aux habitants de Naples une surprise qui vaudrait son pesant d’or pour les pauvres de la ville?

—Laquelle? dis-je.

—Ce serait, mon cher ami, de jouer à ma place dans une représentation que je dois donner au bénéfice des indigents. Nous mettrions votre nom sur l’affiche au lieu du mien, et l’on ne verrait dans cette substitution qu’une bonne et loyale entente entre deux artistes. Une séance de moins pour moi n’ôterait rien à ma réputation, tandis qu’elle vous couvrirait de gloire; j’aurais alors la double satisfaction d’avoir contribué à secourir bien des infortunes et à mettre en relief le talent de mon meilleur ami.

Cette proposition m’effraya tellement que je me levai de table, comme si j’eusse craint d’en entendre davantage, mais Pinetti avait une éloquence si persuasive, il semblait se promettre tant de plaisir de mon futur triomphe, qu’insensiblement je me laissai aller à promettre tout ce qu’il voulut.

—A la bonne heure, me dit Pinetti, quittez donc enfin cette défiance de vous-même qu’on pardonnerait à peine à un écolier. Voyons, ajouta-t-il, puisqu’il en est ainsi, nous n’avons pas de temps à perdre. Rédigeons notre programme; choisissez dans mes expériences celles qui vous conviendront le mieux, et quant aux apprêts de la séance, reposez-vous-en sur moi, je serai là pour que tout marche selon vos désirs.

Le plus grand nombre des tours de Pinetti s’exécutaient avec le concours de compères, qui apportaient au théâtre différents objets dont l’escamoteur avait les doubles. Cela facilitait singulièrement ses prétendus prodiges. Je ne devais donc pas craindre d’échouer.

Nous eûmes bientôt arrêté le programme, puis nous passâmes à la rédaction de l’affiche, en tête de laquelle j’écrivis avec une profonde émotion:

AUJOURD’HUI 20 AOUT 1796
REPRÉSENTATION EXTRAORDINAIRE
AU BÉNÉFICE DES PAUVRES DE LA VILLE DE NAPLES.
SÉANCE   DE   MAGIE

PAR   M.   LE   COMTE   DE   GRISY

Suivait l’énumération des expériences que je devais présenter.

Comme nous terminions, les habitués de la maison de Pinetti entrèrent en alléguant quelques excuses, plus ou moins spécieuses, pour justifier leur retard.

Leur tardive arrivée ne m’inspira aucun soupçon, car on entrait chez Pinetti à toute heure de la nuit, sa porte n’étant fermée que depuis la pointe du jour jusqu’à deux heures de l’après-midi, temps qu’il consacrait au sommeil et à sa toilette.

Dès que les nouveaux venus eurent connaissance de ma résolution, il m’en félicitèrent bruyamment et me promirent de m’appuyer de leurs chauds applaudissements. Mais ce concours sera superflu, ajoutèrent-ils, en raison de l’enthousiasme que doit indubitablement exciter votre représentation.

Pinetti remit à l’un de ses domestiques l’affiche, en lui donnant l’ordre de recommander à l’imprimeur de la faire placarder par toute la ville avant le jour.

Un pressentiment me fit faire un geste pour reprendre le papier, mais Pinetti m’arrêta en riant:

—Allons, cher ami, me dit-il, ne cherchez pas à fuir un bonheur assuré, et demain à pareille heure nous célébrerons tous ici votre triomphe.

La galerie fit chorus et, par anticipation, on but, en l’honneur de mes prochains succès, quelques verres de champagne qui achevèrent de dissiper mes hésitations et mes scrupules.

Je rentrai chez moi fort avant dans la nuit, et je me couchai sans trop me rendre compte de ce qui s’était passé.

A deux heures de l’après-midi, je dormais encore, lorsque je fus réveillé par la voix de Pinetti:

—Alerte! Edmond, me criait-il à travers la porte, Alerte! nous n’avons pas de temps à perdre; c’est aujourd’hui le grand jour, j’ai mille choses à vous dire.

Je me hâtai de lui ouvrir.

—Ah! cher comte, me dit-il, laissez-moi vous féliciter sur votre bonheur. On ne parle que de vous dans la ville. La salle est entièrement louée; on s’arrache les derniers billets; le roi lui-même, accompagné de sa famille, vous fait l’honneur d’assister à votre représentation; nous venons d’en recevoir l’avis.

A ces mots, des souvenirs précis me reviennent; une sueur froide couvre mon front; la terreur qui saisit tout débutant me donne le vertige. Epouvanté, je m’asseois sur le pied de mon lit.—N’y comptez pas, chevalier, m’écriai-je avec fermeté, n’y comptez pas, et, quelque chose qui puisse en arriver, je ne veux pas jouer.

—Comment, vous ne voulez pas jouer? me dit mon perfide ami, en affectant la tranquillité la plus parfaite; mais mon cher, vous ne songez pas à ce que vous dites; il n’y a plus maintenant possibilité de reculer; les affiches sont posées, et c’est un devoir pour vous de tenir les engagements que vous avez pris. Du reste, pensez-y bien, cette représentation est pour les pauvres, qui vous bénissent déjà et que vous ne pouvez abandonner; un refus serait pour le roi une insulte.

Allons! allons! ajouta-t-il, du courage, mon ami; à quatre heures venez me trouver au théâtre; nous ferons ensemble une répétition que je crois du reste inutile, mais qui vous donnera de la confiance. Au revoir!

Une fois livré à moi-même, je restai près d’une heure absorbé dans mes réflexions, cherchant en vain un moyen d’éluder la représentation. A chaque instant une barrière insurmontable se dressait devant moi: le roi, les pauvres, la ville entière, tout enfin semblait me faire un impérieux devoir de tenir ma promesse inconsidérée.

Après m’être bien désespéré, j’en vins à réfléchir qu’aucune difficulté sérieuse ne pouvait se présenter dans cette séance, puisque grand nombre de tours, comme je l’ai dit, étant faits avec l’aide de compères, la plus grande partie du travail revenait à ces collaborateurs.

Fort de cette idée, je repris courage, et à quatre heures, j’arrivai au théâtre avec une assurance qui surprit Pinetti lui-même.

La représentation ne devant commencer qu’à huit heures, j’avais tout le temps nécessaire pour faire mes préparatifs. Je l’employai si bien, que, lorsque vint le moment d’entrer en scène, mes folles appréhensions s’étaient complètement évanouies, et je me présentai devant le public avec assez d’aplomb pour un débutant.

La salle était comble. Le roi et sa famille, installés dans une loge d’avant-scène, semblaient porter sur moi des regards pleins d’une sympathique indulgence. Sa Majesté devait savoir que j’étais un émigré français.

J’attaquai hardiment mon programme par un tour qui devait vivement frapper l’imagination des spectateurs.

Il s’agissait d’emprunter une bague, de la mettre dans un pistolet, de faire feu par une fenêtre donnant sur la scène et de l’envoyer dans la mer qui baignait le pied du théâtre. Ceci terminé, j’ouvrais une boîte qui avait été préalablement examinée, fermée et cachetée par les spectateurs, et l’on y trouvait un énorme poisson, qui rapportait la bague dans sa bouche.

Plein de confiance dans la réussite de ce tour, je m’avance vers le parterre en priant qu’on veuille bien me confier une bague. Sur vingt qui me sont présentées j’accepte celle d’un compère que Pinetti m’a désigné à l’avance, et je le prie de la mettre lui-même dans le canon du pistolet que je lui présente.

Pinetti m’avait prévenu que le compère prendrait pour cela une bague en cuivre qui serait sacrifiée, et qu’on lui en rendrait une en or. Le spectateur fait ce que je lui demande; aussitôt j’ouvre la fenêtre, et je décharge le pistolet.

Comme un soldat sur le champ de bataille, l’odeur de la poudre m’exalte; je me sens plein d’entrain et de gaîté, et je me permets quelques heureuses plaisanteries qui sont goûtées du public.

Profitant de ces heureuses dispositions pour donner ce qui, en terme de théâtre, s’appelle le coup de fouet, je saisis ma baguette magique, et je trace au-dessus de la boîte des cercles plus ou moins cabalistiques. Enfin je brise les cachets, et triomphant, je sors le poisson que je porte au propriétaire de la bague, afin qu’il la retire lui-même de la bouche de mon fidèle messager.

Si le compère joue bien son rôle, il doit témoigner la plus grande stupéfaction. En effet, le monsieur, en recevant sa bague, se met à l’examiner sous toutes les faces, et je vois sur sa physionomie une surprise extrême. Fier d’une aussi belle réussite, je remonte la scène où je m’incline pour remercier le public des applaudissements qu’il me prodigue. Hélas! mon cher Robert, ce triomphe fut de courte durée et devint pour moi le prélude d’une terrible mystification.

J’allais passer à une autre expérience, lorsque je vois mon spectateur s’agiter vivement en s’adressant à ses voisins, et me regarder comme pour m’adresser la parole. Je crois que pour écarter tout soupçon mon compère poursuit son rôle; seulement, je trouve qu’il abuse de cet effet. Mais quel n’est pas mon saisissement, lorsque mon homme se levant:

—Pardon, Monsieur, me dit-il, il me semble que votre tour n’est pas terminé, puisqu’à la place d’une bague en or ornée de diamants que je vous ai confiée, vous m’en avez rendu une en cuivre garnie de verroterie?

Une erreur me paraissait impossible, aussi tournant le dos, je commence les préparatifs de l’expérience qui doit suivre.

—Monsieur, me crie alors mon spectateur récalcitrant, voulez-vous me faire l’honneur de répondre à ma question? Si la fin de votre tour est une plaisanterie, je l’accepte comme telle, et vous me rendrez ma bague en sortant. S’il n’en est pas ainsi, je ne puis me contenter de l’horrible bijou que vous m’avez remis.

Un silence profond régnait dans la salle; on ignorait les causes de cette réclamation, et l’on pouvait croire que c’était une mystification qui, comme d’ordinaire, finirait à la plus grande gloire de l’opérateur.

Le réclamant, le public et moi, nous nous trouvions dans le même embarras, dans la même incertitude; c’était une énigme dont seul je pouvais donner le mot, et ce mot, je l’ignorais.

Voulant cependant sortir de cette position aussi critique que ridicule, je m’approche de mon impitoyable créancier, je jette un coup d’œil sur la bague que je lui ai remise, et je demeure attéré en reconnaissant qu’elle est véritablement en cuivre grossièrement doré.

Le spectateur auquel je me suis adressé n’était donc point un compère? pensai-je avec effroi. Pinetti aurait-il voulu me trahir? Cette supposition me semble tellement odieuse que je la repousse, préférant attribuer au hasard cette fatale méprise. Mais que faire? que dire? ma tête était en feu.

En désespoir de cause, j’allais adresser au public quelques excuses sur ce malencontreux accident, lorsqu’une inspiration vint me tirer provisoirement d’embarras.

—Monsieur, dis-je au plaignant en affectant une grande tranquillité d’esprit, continuez-vous à croire que votre bague, en passant par mes mains, s’est changée en cuivre?

—Oui, Monsieur, et de plus j’ai l’assurance que celle que vous m’avez remise n’a aucune ressemblance de forme avec celle que je vous ai confiée.

—Eh bien, Monsieur, repris-je avec aplomb, voilà justement où est le merveilleux du tour: cette bague va insensiblement reprendre sa première forme entre vos mains, et, demain matin, vous la trouverez exactement telle qu’elle était lorsque vous me l’avez confiée. C’est ce que nous appelons en termes cabalistiques le changement imperceptible.

Cette réponse me faisait gagner du temps; je comptais à la fin de la séance voir le réclamant, lui payer le prix de sa bague, quel qu’il fût, et le prier de me garder le secret.

Assez heureusement sorti de ce mauvais pas, je saisis un jeu de cartes et je continuai ma séance. Les compères n’avaient rien à faire dans le tour suivant, je n’avais donc rien à craindre cette fois. Aussi m’approchant de la loge où se trouvait le roi, je le priai de me faire l’honneur de prendre une carte. Il le fit de très bonne grâce. Mais, nouvelle fatalité! Sa Majesté n’eut pas plutôt regardé la carte choisie par elle que, fronçant le sourcil, elle la rejeta sur la scène avec les marques du plus profond mécontentement.

Le coup qui me frappe cette fois est trop direct pour que j’essaie de le parer ou tout au moins de le dissimuler. Mais je veux connaître la cause d’un aussi humiliant affront. Je ramasse la carte, et figurez-vous, mon enfant, toute l’étendue de mon désespoir, lorsque j’y vois, tracée en caractères dont il m’est facile de reconnaître la source, une grossière injure à l’adresse de Sa Majesté.

Je voulus balbutier quelques excuses; de la main, le roi m’imposa dédaigneusement silence.

Oh! alors, je ne puis vous dire ce qui se passa en moi, car le vertige s’empara de mon cerveau, je crus que j’allais devenir fou.

J’avais enfin acquis la preuve de la perfidie de Pinetti, dont les batteries étaient dressées pour me couvrir de confusion et de ridicule; j’étais tombé dans l’infâme guet-apens qu’il m’avait si traîtreusement dressé.

Cette idée me rend une sauvage énergie; je me sens saisi d’un affreux désir de vengeance; je me précipite vers la coulisse où doit se trouver mon ennemi; je veux le saisir au collet, l’amener sur la scène comme un malfaiteur, et lui faire demander grâce et pardon.

L’escamoteur n’y était plus! Je cours de tous côtés comme un insensé; mais, à quelque endroit que je me porte, les cris, les sifflets et les huées me poursuivent et bouleversent mes sens. Enfin, succombant sous le poids de tant d’émotions, je m’évanouis.

Pendant huit jours, je fus en proie à une fièvre ardente et au délire, criant sans cesse vengeance contre Pinetti. Et pourtant je ne savais pas tout encore!

J’appris plus tard que cet homme indigne, cet ami déloyal était sorti de sa cachette, après mon évanouissement; qu’il était entré en scène, à la demande de quelques compères, et qu’il avait continué la séance, aux grands applaudissements de la salle entière.

Ainsi donc, toute cette amitié, toutes ces protestations de dévouement n’étaient qu’une comédie, qu’un tour d’escamotage. Pinetti n’avait jamais eu pour moi la moindre affection; ses caresses n’avaient eu d’autre but que de me faire tomber dans le piége qu’il tendait à mon amour-propre; il voulait détruire par une humiliation publique une concurrence qui le gênait.

Il eut de ce côté un succès complet, car depuis ce jour, mes amis, mêmes les plus intimes, craignant sans doute que le ridicule dont j’étais couvert ne rejaillît sur eux, me tournèrent subitement le dos.

Cet abandon m’affecta vivement, mais j’avais trop de fierté pour mendier le retour d’affections aussi frivoles, et, loin de chercher un rapprochement, je résolus de quitter immédiatement la ville. D’ailleurs, je méditais un projet de vengeance pour l’exécution duquel la solitude m’était nécessaire.

Pinetti avait fui lâchement après le sanglant affront qu’il m’avait infligé. Le provoquer en duel, c’eût été lui faire trop d’honneur. Je jurai de le battre avec ses propres armes et d’humilier à mon tour mon vil mystificateur.

Voici le plan que je me traçai:

Je devais me livrer avec ardeur à tous les exercices de la prestidigitation et approfondir cet art dont je n’avais fait qu’effleurer les principes. Puis, lorsque je serais bien sûr de moi-même, que j’aurais ajouté au répertoire de Pinetti des tours nouveaux, je poursuivrais mon ennemi dans ses voyages, je le devancerais dans chaque ville ou j’y jouerais concurremment avec lui et je l’écraserais partout de ma supériorité.

Plein de cette idée, je convertis en numéraire tout ce que je possédais, et je me réfugiai à la campagne. Là, complétement retiré du monde, je me livrai à l’exécution de mes projets de vengeance.

Je ne puis vous dire, mon ami, tout ce que je déployai de patience et combien je travaillai pendant les six mois que dura ma séquestration volontaire. J’en fus heureusement récompensé, car ma réussite fut complète.

J’acquis une adresse à laquelle je n’eusse jamais osé prétendre. Pinetti n’était plus un maître pour moi, et je devenais son rival.

Non content de ces résultats, je voulus l’éclipser encore par la richesse de ma scène. Je fis donc exécuter des appareils avec un luxe inouï jusqu’alors, sacrifiant à l’organisation de mon cabinet tout ce que je possédais.

Avec quel bonheur je contemplai ces brillants instruments, dont chacun me présentait une arme capable de faire de mortelles blessures à la vanité de mon adversaire! De quelle joie profonde mon cœur battit à la pensée de la lutte que j’allais engager avec lui!

C’était maintenant entre Pinetti et moi un duel d’amour-propre, mais un duel à mort; l’un de nous deux devait rester sur le terrain, et j’avais le droit d’espérer que je sortirais vainqueur de cette lutte.

Avant de commencer mes voyages, je pris des renseignements sur mon rival, et j’appris qu’après avoir parcouru l’Italie méridionale, en s’arrêtant dans les villes les plus importantes, il venait de quitter Lucques pour se rendre à Bologne. Je sus en outre qu’au sortir de cette ville, il devait gagner successivement Modène, Parme, Plaisance, etc.

Sans perdre de temps, je partis pour Modène, afin de le précéder dans cette ville et de lui enlever ainsi la possibilité d’y donner des représentations. D’énormes affiches annoncèrent les représentations

DU COMTE DE GRISY, PHYSICIEN FRANÇAIS.

Mon programme devait présenter un grand attrait, car il comprenait tous les tours de Pinetti. Or, les journaux les avaient tellement prônés depuis quelque temps, que j’avais lieu de croire qu’ils seraient parfaitement accueillis.

En effet, la salle fut envahie avec autant d’empressement que lors de ma désastreuse représentation de Naples; mais cette fois le résultat ne me laissa rien à désirer. Les perfectionnements que j’avais apportés aux expériences de mon rival, et surtout l’adresse que je déployai dans leur exécution, me concilièrent tous les suffrages.

Dès lors mon succès fut assuré, et les représentations suivantes achevèrent de placer mon nom au dessus de ceux des prestidigitateurs les plus en vogue de l’époque.

Suivant le plan que je m’étais tracé, je quittai Modène aussitôt que j’appris que Pinetti devait y arriver, et je me rendis à Parme.

Mon rival, plein de foi dans son mérite et ne pouvant croire à mes succès, s’installa dans le théâtre même que je venais de quitter.

Mais alors commencèrent pour lui d’amères déceptions. La ville entière était saturée du genre de plaisir qu’il annonçait. Personne ne répondit à son appel, et, pour la première fois, il vit glisser entre ses mains le succès auquel il s’était si facilement habitué.

Le chevalier Pinetti, accoutumé à trôner sans partage, n’était pas homme à céder la place à celui qu’il appelait un débutant. Il avait deviné mes projets. Loin d’attendre l’attaque, il se présenta de front pour le combat, et vint s’établir à Parme, presqu’en face du théâtre où je donnais mes représentations.

Mais cette ville lui fut aussi funeste que la précédente: il eut la douleur de voir ma salle constamment remplie, tandis que son spectacle était entièrement délaissé.

Il faut vous dire aussi, mon ami, que tous les bénéfices que je réalisais ne servaient qu’à défrayer un luxe qui faisait ma force. Que m’importaient l’or et l’argent? Je ne rêvais que la vengeance, et pour la satisfaire je délaissais la richesse. Je voulais briller avant tout et faire pâlir à mon tour l’astre qui m’avait autrefois éclipsé.

Je déployais pour mes représentations un faste de souverain. Ce n’était partout que fleurs et tapis; le péristyle et les couloirs du théâtre en étaient littéralement couverts. La salle et la scène, étincelantes de lumières, présentaient aux regards éblouis de nombreux écussons portant à l’adresse des dames des compliments dont la tournure délicate prévenait en faveur du galant comte de Grizy, et lui gagnaient d’avance toutes les sympathies.

C’est ainsi que j’écrasai Pinetti, qui de son côté mit tout en œuvre pour m’opposer une vigoureuse résistance.

Mais que pouvaient ses oripeaux et ses ornements surannés contre, je puis le dire, mon élégance et ma bonne tenue?

Plaisance, Crémone, Mantoue, Vicence, Padoue, Venise virent notre lutte acharnée, et, malgré sa rage et son désespoir, l’orgueilleux Pinetti dut, sinon reconnaître, du moins subir ma supériorité. Abandonné même de ses admirateurs les plus zélés, il se résigna à plier bagage, et se dirigea vers la Russie. Quelques succès vinrent, un instant, le consoler de ses défaites. Mais, comme si la fortune eût entrepris de compenser par des rigueurs extrêmes les faveurs dont elle l’avait si longtemps comblé, une longue et cruelle maladie épuisa sa santé ainsi que les faibles ressources qu’il s’était ménagées. Réduit à la plus affreuse misère, il mourut dans le village de Bartitchoff, en Volhinie, chez un seigneur qui l’avait recueilli par compassion.

Pinetti une fois parti, ma vengeance était satisfaite, et, maître du champ de bataille, j’aurais pu abandonner une carrière que ma naissance semblait m’interdire. Mais ma position de médecin était brisée, et d’un autre côté, j’étais retenu par un motif que vous apprécierez plus tard, c’est que, lorsqu’on a une fois goûté de cet enivrement que donnent les applaudissements du public, il est bien difficile d’y renoncer. Bon gré mal gré, je dus poursuivre la carrière de l’escamotage.

Je songeai alors à utiliser la vogue que j’avais acquise, et je me dirigeai vers Rome, pour y terminer brillamment la série de mes représentations en Italie.

Pinetti n’avait jamais osé aborder cette ville, moins pourtant par défiance de lui-même que par crainte du Saint-Office, dont il ne parlait qu’en tremblant. Le chevalier était excessivement prudent quand il s’agissait de la conservation de sa personne; il craignait d’être pris pour sorcier et de finir sa vie dans un auto-da-fé. Plus d’une fois il m’avait cité l’exemple du malheureux Cagliostro qui, condamné à mort, n’avait dû qu’à la clémence du pape la grâce de voir commuer sa peine en une prison perpétuelle.

Confiant dans les lumières de Pie VII et, du reste, n’ayant ni les prétentions au sortilége qu’affectait Pinetti, ni le charlatanisme de Cagliostro, j’allai dans la capitale du monde chrétien donner des représentations qui furent très suivies.

Sa Sainteté elle-même, en ayant entendu parler, me fit l’insigne honneur de me demander une séance, en me prévenant que j’aurais pour spectateurs les hauts dignitaires de l’Eglise.

Vous devez penser, mon enfant, avec quel empressement je me rendis à ses désirs et avec quels soins je fis les préparatifs de cette solennité.

Après avoir choisi dans mon répertoire les meilleurs de mes tours, je me mis encore l’esprit à la torture pour en imaginer un qui, tout de circonstance, présentât un intérêt digne de mon illustre public. Mais je n’eus pas besoin de chercher bien longtemps; le plus ingénieux des inventeurs, le hasard, vint à mon secours.

La veille même du jour où la représentation devait avoir lieu, je me trouvais chez un des premiers horlogers de la ville, lorsqu’un domestique vint s’informer si la montre de Son Eminence le cardinal de *** était réparée.

—Elle ne le sera que ce soir, répondit l’horloger, et j’aurai l’honneur d’aller moi-même la porter à votre maître.

Quand le serviteur se fut éloigné:

—Voici une belle et excellente montre, me dit le marchand; le cardinal auquel elle appartient lui attribue une valeur de plus de dix mille francs, parce que, pense-t-il, commandée par lui au célèbre Bréguet, cette pièce est unique dans son genre. Pourtant, chose bizarre! il y a deux jours, un jeune fou de notre ville est venu me proposer pour mille francs une montre du même artiste, exactement semblable à celle-ci.

Pendant que l’horloger me parlait, j’avais déjà conçu un projet pour ma séance.

—Pensez-vous, lui dis-je, que, cette personne soit toujours dans l’intention de se défaire de sa montre?

—Certainement, répondit l’artiste. Ce jeune prodigue, qui a déjà dissipé son patrimoine, en est réduit maintenant à se défaire de ses bijoux de famille; les mille francs seront donc fort bien venus.

—Mais où trouver ce jeune homme?

—Rien de plus facile; dans une maison de jeu qu’il ne quitte plus.

—Hé bien! monsieur, je désire posséder cette montre, mais il me la faut aujourd’hui même. Veuillez donc l’acheter pour mon compte; après quoi, vous y ferez graver les armes de Son Eminence, de manière que les deux bijoux soient parfaitement identiques, et je m’en rapporte à votre loyauté pour le bénéfice que vous voudrez tirer de cette négociation.

L’horloger me connaissait et se doutait bien de l’usage que je voulais faire de la montre; mais il devait être assuré de ma discrétion, puisque l’honneur de ma réussite en dépendait.

D’après l’empressement qu’il mit, je vis que l’affaire lui convenait.

—Je ne vous demande qu’un quart d’heure à peine, me dit-il, la maison où je me rends est voisine de la mienne, et j’ai la conviction que ma proposition sera facilement acceptée.

Un quart d’heure ne s’était pas écoulé, que je vis mon négociateur arriver, le chronomètre à la main.

—Le voici, me dit-il d’un air triomphant. Mon homme m’a reçu comme un envoyé de la providence des joueurs, et sans même compter la somme que je lui remettais, il s’est dessaisi de son bijou; ce soir, tout sera terminé.

En effet, dans la soirée, l’horloger m’apporta les deux montres et m’en remit une. En les comparant l’une à l’autre, il était impossible d’y trouver la moindre différence.

Cela me coûta cher, mais j’étais sûr maintenant d’exécuter un tour qui ne manquerait pas de produire le plus grand effet.

Le lendemain, je me rendis au palais pontifical, et, à six heures, au signal que m’en fit donner le Saint-Père, j’entrai en scène.

Jamais je n’avais paru devant une assemblée aussi imposante.

Pie VII, assis dans un large fauteuil qu’on avait placé sur une estrade, occupait la première place; près de lui siégeaient les cardinaux, et derrière se tenaient différents prélats et dignitaires de l’Eglise.

La physionomie du pape respirait la bienveillance, et ce fut heureux pour moi, car il ne fallait rien moins que la vue de cette figure, souriante et douce, pour chasser de mon esprit une fâcheuse idée qui me tourmentait singulièrement depuis quelques instants.

Cette séance, me disais-je, ne serait-elle pas un interrogatoire dissimulé, pour me faire avouer des rapports avec les pouvoirs infernaux? Le greffier du Saint-Office ne serait-il pas là prêt à sténographier mes paroles, et la prison perpétuelle du comte de Cagliostro ne me serait-elle pas réservée en punition de mes innocents prestiges?

Ma raison repoussa bientôt une semblable absurdité. Il était peu probable que Sa Sainteté se prêtât à un piége aussi indigne.

Bien que mes craintes eussent été entièrement dissipées par ce simple raisonnement, mon exorde se ressentit néanmoins de cette première impression; il semblait être prononcé plutôt en vue d’une justification que comme une introduction à ma séance:

—Saint-Père, dis-je en m’inclinant respectueusement, je viens vous présenter des expériences auxquelles on a donné, bien à tort, le nom de magie blanche. Ce titre a été inventé par le charlatanisme pour frapper l’esprit de la multitude; mais il ne représente en réalité qu’une réunion de tours d’adresse destinés à récréer l’imagination par d’ingénieux artifices.

Satisfait de la bonne impression qu’avait produite mon petit discours, je commençai gaiement ma séance.

Je ne saurais vous dire, mon enfant, tout le plaisir que j’éprouvai dans cette soirée. Les spectateurs semblaient prendre un intérêt si vif à tout ce qu’ils voyaient, que je me sentais une verve inusitée; jamais je n’avais encore rencontré un public aussi disposé à l’admiration. Le pape lui-même était dans le ravissement.

—Mais, monsieur le comte, me disait-il à chaque instant, avec une naïveté charmante, comment pouvez-vous faire cela? Je finirai par devenir malade à force de chercher à approfondir vos mystères.

Après le coup de piquet de l’aveugle, qui avait littéralement étourdi l’assemblée, je fis celui de l’écriture brûlée, auquel je dus un autographe que je regarde comme le plus précieux de mes souvenirs.

Voici sommairement le détail de ce tour:

On fait écrire une phrase ou deux par un spectateur; on lui dit ensuite de brûler le billet, et celui-ci doit se retrouver intact sous un pli cacheté.

Je priai le Saint-Père de vouloir bien écrire lui-même quelques mots; il y consentit et traça cette phrase:

«Je me plais à reconnaître que Monsieur le comte de Grisy est un aimable sorcier.»

Le papier fut brûlé, et rien ne saurait rendre l’étonnement de Pie VII, lorsqu’il le retrouva intact au milieu d’un grand nombre d’enveloppes cachetées.

Je reçus du Saint-Père l’autorisation de conserver cet autographe.

Pour terminer ma séance, et comme bouquet, je passai au fameux tour que j’avais intenté pour la circonstance.

Ici j’allais rencontrer plusieurs difficultés. La plus grande était, sans contredit, d’amener le cardinal de *** à me confier sa montre et cela sans lui en faire directement la demande. Pour y parvenir je fus obligé d’avoir recours à la ruse.

A ma prière, plusieurs montres m’avaient été remises, mais je les avais successivement rendues sous le prétexte plus ou moins vrai, que, n’offrant rien de particulier dans la forme, il serait difficile de faire constater l’identité de celle que je choisirais.

—Si parmi vous, Messieurs, ajoutai-je, quelqu’un possédais une montre un peu grosse (celle du cardinal présentait précisément cette particularité) et qu’il voulut bien me la remettre, je l’accepterais volontiers comme plus convenable à l’expérience. Je n’ai pas besoin d’ajouter que j’en aurai le plus grand soin. Je ne veux que prouver sa supériorité, si elle est excellente, et, dans le cas contraire, la faire arriver à sa plus grande perfection.

Tous les yeux se portèrent naturellement sur le Cardinal, qui, on le savait, attachait une grande importance à l’épaisseur exagérée de son chronomètre. Il prétendait, avec quelque raison peut-être, que les pièces y trouvaient une plus grande liberté d’action. Toutefois, il hésitait à me confier un instrument si précieux, lorsque Pie VII lui dit:

—Cardinal, je crois que votre montre doit parfaitement convenir; faites-moi le plaisir de la remettre à M. de Grisy.

Son Eminence se rendit au désir du Saint-Père, non sans de minutieuses précautions.

Une fois le chronomètre entre mes mains, j’affectai, tout en admirant sa belle forme et la gravure de sa boîte, de le faire passer sous les yeux du pape et des personnes qui l’entouraient.

—Votre montre est-elle à répétition, demandai-je ensuite au cardinal?

—Non, Monsieur, c’est un chronomètre, et l’on n’a pas l’habitude de surcharger les pièces de précision de rouages inutiles à leurs fonctions.

—Ah! c’est un chronomètre; alors il est anglais, dis-je avec une apparente simplicité.

—Comment! répliqua le cardinal, visiblement piqué; vous pensez, Monsieur, qu’il n’y a de chronomètres qu’en Angleterre, tandis qu’au contraire la France a toujours été le pays où se sont exécutées les plus belles pièces d’horlogerie de précision. Quel nom anglais peut-on opposer à ceux de Pierre Leroy, de Ferdinand Berthoud et de Bréguet surtout, de qui je tiens cette montre?

Le pape se mit à sourire du style emphatique du cardinal.

—C’est donc ce chronomètre que l’on choisit, repris-je en mettant un terme à l’incident que je venais de provoquer à dessein. Vous savez, Messieurs, ajoutai-je, qu’il s’agit maintenant de vous en faire apprécier la qualité et surtout la solidité. Voyons une première épreuve.

Je tenais la montre à la hauteur de ma figure, je la laissai tomber sur le parquet. Un cri d’effroi s’éleva de toutes parts.

Le cardinal, pâle et tremblant, se leva: Monsieur, me dit-il avec une colère mal comprimée, ce que vous faites là est une bien mauvaise plaisanterie.

—Mais, Monseigneur, dis-je avec le plus grand calme, il n’y a pas la moindre inquiétude à avoir; je veux seulement prouver à l’assemblée la perfection de cette pièce et montrer à messieurs les Anglais qu’il leur serait impossible d’en fournir une semblable. Soyez, je vous prie, sans crainte; elle sortira intacte des épreuves auxquelles je la soumets. En même temps, j’appuyai le pied sur la boîte qui, criant sous le poids de mon corps, se brisa, s’aplatit et ne présenta plus qu’une masse informe.

Pour le coup, je crus que Monseigneur allait se trouver mal; il retenait avec peine les éclats de son mécontentement. Le pape alors se tourna vers lui:

—Comment, cardinal, vous n’avez donc pas confiance dans notre sorcier? Quant à moi, je ris de cela comme un enfant, persuadé qu’il y a eu une habile substitution.

—Votre Sainteté veut-elle bien me permettre de lui faire observer, dis-je respectueusement, qu’il n’y a pas eu substitution; j’en appelle du reste à Son Eminence, qui voudra bien le reconnaître. Et je présentai au cardinal les débris informes de sa montre. Il les examina avec anxiété, et retrouvant ses armes gravées sur le fond de la boîte:

—C’est bien cela, dit-il en poussant un profond soupir, tout y est. Mais, ajouta-t-il sèchement, je ne sais comment vous vous tirerez de là, Monsieur; en tout cas, vous eussiez dû faire ce tour inqualifiable sur un objet qu’il eût été possible de remplacer; sachez que mon chronomètre est unique.

—Eh bien, Eminence, je suis enchanté de cette circonstance, qui n’aura d’autre résultat que de donner plus de relief à mon expérience. Maintenant, si vous voulez bien m’y autoriser, je vais continuer l’opération.

—Mon Dieu, Monsieur, vous ne m’avez pas consulté pour commencer vos dégâts; agissez à votre guise, vous pouvez faire tout ce que vous voudrez.

L’identité de la montre du cardinal constatée, il s’agissait de faire passer dans la poche du pape celle que j’avais achetée la veille. Mais il n’y fallait pas songer tant que Sa Sainteté serait assise; je cherchai donc un prétexte pour la faire lever et j’eus le bonheur d’y réussir.

On venait de m’apporter un mortier de fonte muni d’un énorme pilon; je le fais placer sur une table, j’y jette les débris du chronomètre et je me mets à les piler avec acharnement. Tout à coup, une légère détonation se fait entendre, et du fond du vase sort une vive lueur qui, répandant une teinte rougeâtre sur l’assemblée, donne à cette scène toute l’apparence d’une véritable opération de magie. Pendant ce temps, penché sur le mortier, j’affecte d’y regarder, et je me récrie sur les merveilles que j’y vois apparaître.

Par respect pour le pape, personne n’ose se lever, mais le pontife, cédant à la curiosité, s’approche enfin de la table, suivi d’une partie de l’auditoire.

On a beau regarder dans le mortier, on n’y voit que du feu; c’est le mot.

—Je ne sais si je dois l’attribuer à l’éblouissement que j’éprouve, dit Sa Sainteté en passant la main sur ses yeux, mais je ne distingue rien.

Moi aussi, je ne distinguais rien. Mais, loin d’en convenir, je prie le pape de tourner autour de la table, afin de chercher le côté le plus favorable pour apercevoir ce que j’annonce. Pendant cette évolution, je glisse dans la poche du Saint-Père ma montre de réserve.

La suite de l’expérience coule de source: le chronomètre du cardinal est brisé, fondu et réduit en un petit lingot, que je présente à l’assemblée.

—Maintenant, dis-je, sûr du résultat que j’allais obtenir, je vais rendre à ce lingot sa forme primitive, et cette transformation aura lieu dans le trajet qu’il va faire d’ici à la poche de la personne la moins susceptible d’être soupçonnée de compérage.

—Ah! ah! s’écria le pape d’un ton de joyeuse humeur, voilà qui devient de plus en plus fort. Mais comment feriez-vous, Monsieur le sorcier, si je vous demandais que ce fût dans ma poche?

—Sa Sainteté n’a qu’à ordonner pour que je me conforme à ses désirs.

—Eh bien, monsieur le comte, qu’il en soit ainsi!

—Sa Sainteté sera immédiatement satisfaite.

Je prends alors le lingot au bout de mes doigts, je le montre à l’assemblée, puis je le fais subitement disparaître en prononçant ce seul mot: passe.

Le pape, avec tous les signes de la plus complète incrédulité, porta vivement la main à sa poche. Je le vis bientôt rougir d’émotion, et retirer la montre qu’il remit tout de suite au cardinal, comme s’il eût craint de s’y brûler les doigts.

On crut d’abord à une mystification, car l’assemblée ne pouvait croire à une réparation aussi immédiate. Lorsqu’on se fut assuré de la réalisation du prodige annoncé, je reçus le tribut d’éloges que méritait un tour aussi bien réussi.

Le lendemain, le pape me fit remettre une riche tabatière ornée de diamants, en me remerciant de tout le plaisir que je lui avais procuré.

Cette séance eut un grand retentissement dans Rome, et mes représentations recommencèrent avec plus de vogue que jamais. Peut-être avait-on l’espoir d’être témoin du fameux tour de la montre brisée, tel que je l’avais exécuté au Vatican. Mais quelque prodigue que je fusse alors, je n’aurais pas poussé la folie jusqu’à dépenser, chaque soir, une somme de douze cents francs pour un tour qui, du reste n’aurait jamais pu être présenté dans des circonstances aussi favorables que chez le Saint-Père.

 

Dans le théâtre où je jouais, se trouvait également une troupe d’opéra, qui avait suspendu ses représentations pendant le temps de mon séjour à Rome. Le directeur, avec lequel j’étais lié d’intérêt, profitant de cette vacance de ses artistes, leur faisait répéter une pièce nouvelle qu’on devait jouer dès que mes représentations auraient cessé. Cela me donnait chaque jour l’occasion de me trouver avec les acteurs.

Ces artistes, d’ordinaire si ombrageux pour toute réputation qui détourne d’eux l’attention du public, loin de se montrer jaloux de mes succès, me témoignaient au contraire autant d’amitié que d’intérêt.

J’avais pris en affection toute particulière un des plus jeunes d’entre eux; c’était un ténor, charmant garçon de dix-huit ans, dont les traits fins, délicats et réguliers, contrastaient singulièrement avec son emploi.

Cette physionomie féminine, jointe à une petite taille et à une démarche timide, gênait l’illusion lorsqu’il remplissait ses rôles, surtout ceux d’amoureux; on eût dit une jeune pensionnaire sous des habits masculins. Pourtant, j’eus l’occasion par la suite de reconnaître que sous cette enveloppe efféminée, il cachait un cœur ardent et courageux. Antonio (c’était le nom du ténor) comptait déjà un certain nombre d’affaires, dont il était sorti avec avantage.

A cet endroit du récit de Torrini, je l’interrompis, car le nom d’Antonio m’avait frappé.

—Comment, lui dis-je, ce serait?....

—Précisément, c’est lui-même. Votre étonnement ne me surprend pas, mais il cessera lorsque je vous aurai dit qu’il y a déjà plus de vingt ans que ces événements sont passés. A cette époque, Antonio ne portait pas comme aujourd’hui une épaisse barbe noire; son visage n’avait point encore été bruni par le grand air et par les fatigues de notre vie nomade et laborieuse.

La mère d’Antonio avait également un emploi dans le théâtre; elle figurait dans les ballets et s’appelait Lauretta Torrini. Bien qu’elle approchât de la quarantaine, c’était une femme parfaitement conservée. Elle avait même été très belle, mais les plus mauvaises langues du théâtre (et il y en avait un certain nombre), n’avaient jamais eu la moindre légèreté à lui reprocher. Veuve d’un employé, elle était parvenue, par son travail et son intelligence, à élever sa famille.

Antonio n’était pas son seul enfant; en même temps que lui, elle avait mis au monde une fille. Ces deux jumeaux, comme cela arrive assez fréquemment, étaient d’une ressemblance si parfaite, que leurs vêtements seuls purent les faire distinguer par la suite; on leur avait donné le nom d’Antonio et d’Antonia.

Le garçon reçut au théâtre une éducation musicale qui en fit un ténor; mais Antonia fut constamment éloignée de la scène. Après lui avoir donné une belle éducation, Lauretta l’avait placée dans un magasin de lingerie où elle devait s’initier au commerce.

Si je vous parle si longuement de cette famille, c’est que, vous devez l’avoir deviné, elle fut bientôt la mienne.

Mon amitié pour Antonio n’était pas entièrement désintéressée. Sa connaissance m’avait conduit à faire celle de sa sœur.

Antonia était belle et sage; je demandai sa main et je fus agréé. Notre mariage fut arrêté pour le moment où cesserait mon engagement avec le théâtre, et il fut convenu que Lauretta et Antonio s’associeraient à notre fortune.

J’ai dit plus haut qu’Antonio était d’une beauté efféminée; j’ai dit aussi, et j’appuie avec raison sur ce fait, que cette délicatesse de traits contrastait avec la mâle et courageuse énergie de son caractère.

Mais si d’un côté de grands yeux noirs ornés de longs cils et couronnés d’un arc brun de la plus grande finesse, un nez fin, une bouche bien dessinée, des lèvres fraîches et vermeilles étaient presque déplacés chez Antonio, d’un autre, ces charmants avantages convenaient à merveille à ma fiancée.

Un pareil trésor ne pouvait rester longtemps ignoré; Antonia fut remarquée et toute la jeunesse dorée vint papillonner autour d’elle. Mais elle m’aimait et résista sans peine à ces nombreuses et brillantes séductions.

Enfin, j’allais bientôt devenir son époux.

 

En attendant ce jour tant désiré, nous rêvions, Antonia et moi, à des plans de bonheur pour l’avenir; la vie de voyage lui convenait, et, sur son désir de faire une longue excursion en mer, je lui promis de la conduire à Constantinople. Je désirais moi-même jouer devant Selim III, qui passait, et à juste titre, pour un prince éclairé et bienveillant envers les artistes, qu’il savait attirer auprès de lui.

Tout semblait donc sourire à mes vœux, quand un matin, pendant que je songeais à ces doux projets, Antonio entra brusquement chez moi.

—Mon cher Edmond, me dit-il, je vous donnerais à deviner en mille d’où je viens et quels sont les événements qui me sont survenus depuis hier.

Je ne vous laisserai pas longtemps chercher: Sachez donc, comme prélude à mon récit, que, entraîné malgré moi dans un drame qui menaçait de devenir des plus sanglants, j’en ai fait une comédie, dont les détails ne manquent pas d’originalité. Vous allez en juger.

J’étais hier au théâtre: un aide machiniste, brave homme du reste, mais qui passe les trois quarts de son existence dans les tavernes, s’approcha de moi et me demanda la permission de me faire une confidence.

—Monsieur Antonio, me dit-il, si vous voulez conjurer un grand malheur, vous n’avez pas de temps à perdre, écoutez-moi. Cette nuit, j’étais à boire dans un cabaret en compagnie de quelques amis. Un homme avec lequel nous venions de faire connaissance le verre à la main, nous proposa de gagner sans peine une bonne somme d’argent. La proposition était séduisante, nous l’acceptâmes à l’unanimité, sauf à savoir après ce qu’on exigeait de nous. On nous en donna connaissance. Voici ce que nous avons promis de faire:

Ce soir, au moment où votre sœur sortira de son magasin, nous devons l’entourer en simulant une dispute, et élever nos voix de manière à couvrir ses cris. Les gens du marquis d’A... se chargent du reste. Comprenez-vous maintenant?

Je ne comprenais que trop, ajouta Antonio; je remerciai à peine le machiniste, et, la tête bouleversée par sa confidence, je descendis en toute hâte. Dans ce moment suprême mon imagination ne me fit heureusement pas défaut; vous le savez, Edmond, aux extrêmes dangers l’inspiration subite.

Je me trouvais devant un armurier; j’entrai chez lui, j’achetai deux pistolets, et les cachant sous mes vêtements, je courus à la maison.

Mère, dis-je en entrant, j’ai parié qu’en prenant les vêtements d’Antonia je me ferais passer pour elle; habillez-moi donc bien vite, et soyez assez bonne pour aller dire à ma sœur que je la prie de quitter son magasin une demi-heure plus tard que de coutume.

Ma mère fit ce que je lui demandais, et lorsqu’elle eut terminé, elle me trouva d’une ressemblance si parfaite avec Antonia, qu’elle m’embrassa, après quoi elle partit en riant aux éclats de ma plaisante idée.

Neuf heures venaient de sonner. C’était l’heure convenue pour l’enlèvement. Je me hâtai de sortir en imitant de mon mieux la démarche et la tournure de ma sœur.

Le cœur me battit avec force, lorsque je vis cette troupe de valets et de bandits s’approcher de moi. Un instant, je mis instinctivement la main sur mes armes, mais je repris aussitôt les allures timides d’une jeune fille, et je continuai de m’avancer.

Le coup s’exécuta comme il avait été annoncé; je fus enlevé avec beaucoup de ménagements malgré ma résistance simulée, et l’on me déposa dans une voiture dont les stores étaient baissés. Les chevaux partirent au galop.

Un homme se trouvait près de moi: je le reconnus malgré l’obscurité: c’était bien le marquis d’A... J’eus à supporter d’abord de chaleureuses excuses, puis des protestations passionnées qui me faisaient monter le sang au visage. Je fus plusieurs fois sur le point de me trahir, mais ma vengeance était si belle et si prochaine, que je refoulai dans mon cœur ces brûlantes émotions.

Mon projet était, dès que je serais seul avec lui, de le provoquer à un duel à mort.

Une demi-heure s’était à peine écoulée, que nous étions arrivés au terme de notre voyage. Le marquis me pria de descendre et me donna galamment la main pour m’introduire dans une petite villa isolée de toute habitation.

Nous entrâmes dans un salon resplendissant de lumières. Quelques jeunes gens en compagnie de jeunes femmes nous y attendaient.

Mon ravisseur, radieux et triomphant, me fit subir une présentation à ses amis et à leurs compagnes, et il reçut leurs félicitations.

Je baissais les yeux de crainte qu’on ne vît s’en échapper les éclairs de ma colère, car je savais que cette humiliante ovation était réservée pour ma sœur, qui certes en serait morte de honte.

Cinq minutes plus tard, un domestique ouvrant une porte à deux battants, annonça que le souper était servi.

—A table! mes amis, cria le marquis, à table! et que chacun s’y place selon son bon plaisir.

Il m’offrit son bras.

Nous entourâmes une table somptueuse. Le marquis se fit mon serviteur, car, pour laisser plus de liberté à ses convives, il avait congédié ses gens.

Pendant quelque temps je refusai tout ce qui me fut offert. Mais vous le savez, mon cher Edmond, la nature a des droits qu’il nous est impossible de méconnaître. J’avais une faim dévorante qui s’aiguisait encore à la vue de mets succulents; je dus, malgré ma colère, abandonner mes projets d’abstinence, et je cédai à la tentation.

Je ne pouvais manger sans boire, et il n’y avait point d’eau sur la table. Nos dames s’accommodaient fort bien du vin; je fis comme ces dames. Toutefois, j’en usai avec modération, et, pour conserver l’esprit de mon rôle, j’affectai en général une grande réserve et une extrême timidité.

Le marquis fut enchanté de me voir ainsi prendre mon parti; il m’adressa quelques galanteries, puis, voyant qu’elles m’étaient désagréables, il n’insista pas, persuadé qu’il prendrait sa revanche en temps plus opportun.

Nous étions au dessert. La joie la plus expansive régnait dans l’assemblée. Vous l’avouerai-je, Edmond, cette réunion de gais viveurs auxquels je me serais si franchement associé dans toute autre circonstance; ces femmes, aussi coquettes que jolies, devinrent pour mes sens ce qu’avaient été les mets pour mon appétit, et chassèrent insensiblement mes sombres idées. Je ne me sentais plus la force de continuer le rôle dramatique que j’avais entrepris et je cherchai dans ma tête un dénouement plus convenable à la situation et à mes moyens.

Mon parti fut bientôt pris!

Trois toasts venaient d’être successivement portés: Au vin! au jeu! à l’amour! Ces dames s’y étaient associées en vidant leurs verres, tandis que j’étais resté calme et silencieux. Le marquis me sollicitait en vain par de douces paroles de m’associer à la joie commune.

Tout à coup je me lève, un verre à la main, et prenant la tournure et les manières d’un franc soldat.

—Par Bacchus! m’écriai-je d’une voix de baryton et en appuyant vigoureusement la main sur l’épaule du marquis, buvons, mes amis, aux beaux yeux de ces dames! Je vide ensuite mon verre tout d’un trait, j’entonne un couplet qui se termine ainsi:

Et si nous nous grisons de vin,
Enivrons-nous aussi du regard de nos belles!

Je ne puis dire quelles furent les impressions du marquis: je le sentis rester sous ma main comme une statue de pierre. Quand à ses amis, ils me regardaient avec un ébahissement mêlé de stupeur, me prenant sans doute pour une folle, tandis que les femmes riaient aux éclats de mon étrange sortie.

—Eh bien! Messieurs, continuai-je, d’où vient votre surprise? ne reconnaissez-vous pas en moi le ténor Antonio Torrini, bon vivant, ma foi, et tout prêt à rendre raison, le verre ou les armes à la main, à qui de droit. En même temps je déposai mes pistolets sur la table.

A ces mots, le marquis sortit enfin de la torpeur où l’avait plongé l’évanouissement de ses beaux rêves; il se redressa furieux et leva la main pour me frapper au visage. Mais ses yeux n’eurent pas plutôt rencontré les miens, que, subissant encore l’influence d’une illusion qu’il abandonnait avec peine, il retomba sur son siége.

—Non, dit-il, je ne me déciderai jamais à frapper une femme.

—Qu’à cela ne tienne, monsieur le marquis, repris-je en quittant la table, je ne vous demande que dix minutes pour reparaître avec le costume de mon nouveau rôle. Je passai dans une pièce voisine où je quittai robes, jupes et falbalas. Il ne manquait que l’habit aux vêtements que j’avais conservés sous mon accoutrement féminin. Mais un habit n’est pas indispensable pour recevoir un soufflet, et comme j’étais, par ce fait, en costume de combat, je rentrai dans la salle.

En mon absence, la scène avait complétement changé. Quand je me présentai, il me sembla que j’avais manqué mon entrée, comme on dit au théâtre lorsqu’on se trouve en retard pour donner la réplique. Tout le monde me regardait en souriant, et l’un des convives s’approchant de moi:

—Monsieur Antonio, me dit-il, les témoins de mon ami et les vôtres, que nous avons nommés d’office en votre absence, ont arrangé l’affaire; nous n’avons pas jugé convenable qu’on se battît pour des torts qui sont compensés. Approuvez-vous notre décision?

Je présentai la main au marquis, qui la reçut d’assez mauvaise grâce, pour me prouver qu’il me gardait encore rancune de l’amère mystification que je lui avais infligée.

Ce dénouement suffisait à ma vengeance: je me retirai. Mais, avant de partir, chacun de nous jura sur l’honneur d’être discret. Les femmes furent admises à ce serment.

Après avoir remercié ce bon Antonio de son dévouement et l’avoir complimenté sur son esprit d’à-propos:

—Ces messieurs, ajoutai-je, ont agi très galamment avec les dames, en confiant un secret à leur discrétion; mais moi qui me flatte de connaître le cœur féminin, je dis avec François Ier:

Souvent femme varie,
Bien fol est qui s’y fie.

C’est pourquoi le mariage aura lieu après-demain, et trois jours après nous partirons pour Constantinople.

Ce ne fut que dans la capitale de la Turquie qu’Antonio raconta à sa sœur le danger qu’elle avait couru et la ruse par laquelle il l’avait sauvée.

Antonio aimait sa sœur autant que moi-même, et il avait raison, ajouta Torrini, car c’était bien la femme la plus parfaite qu’il y ait jamais eu dans ce monde. Pour s’en faire une idée, mon ami, il faudrait se figurer toutes les qualités d’une belle âme unies à la plus ravissante beauté. C’était un ange enfin!

Le comte de Grisy s’était tellement exalté à ce souvenir, qu’il s’était soulevé en portant les bras vers le ciel, où il semblait chercher la femme qu’il avait tant aimée. Mais il retomba aussitôt, accablé par d’horribles souffrances que lui causa le dérangement de ses appareils. Il dut interrompre son récit et le remettre au lendemain.

CHAPITRE VII.

Suite de l’histoire de Torrini.—Le Grand-Turc lui fait demander une séance.—Un tour merveilleux.—Le corps d’un jeune page coupé en deux.—Compatissante protestation du Sérail.—Agréable surprise.—Retour en France.—Un spectateur tue le fils de Torrini pendant une séance.—Folie: Décadence.—Ma première représentation.—Facheux accident pour mes débuts.—Je reviens dans ma famille.

Le jour suivant, Torrini reprit son récit sans attendre que je lui en fisse la demande:

—Arrivés à Constantinople, me dit-il, nous goûtâmes pendant quelque temps le bien-être d’un doux repos, dont le charme s’augmentait encore de tous les enivrements de la lune de miel.

Au bout d’un mois cependant, je pensai que notre mutuel bonheur ne devait pas m’empêcher de chercher à réaliser le projet que j’avais formé de jouer devant Selim III. Avant de solliciter cette faveur, je crus devoir me faire connaître en donnant des représentations dans la ville. Quelque retentissement qu’eussent eu mes séances en Italie, il était peu probable que mon nom eût traversé la Méditerranée: c’était donc une nouvelle réputation à me faire.

Je fis construire un théâtre, dans lequel se continua le cours de mes succès: le public vint en foule; et les plus hauts personnages furent bientôt au nombre de mes plus zélés spectateurs.

Je peux me glorifier, mon ami, de cette vogue, car les Turcs, de leur nature si indolents et si flegmatiques, épris du spectacle que je leur offrais, me rappelaient par leur enthousiasme mes bouillants spectateurs italiens.

Le grand visir vint lui-même assister à une de mes séances; il en parla à son souverain, et excita si vivement sa curiosité, que Selim m’envoya l’invitation, pour ne pas dire l’ordre, de venir à la cour.

Je me rendis en toute hâte au palais, où l’on me désigna l’appartement dans lequel devait avoir lieu la séance. De nombreux ouvriers furent mis sous mes ordres, et l’on me donna toute latitude pour mes dispositions théâtrales. Une seule condition m’était imposée: c’est que l’estrade ferait face à certain grillage doré, derrière lequel, me dit-on, devaient se tenir les femmes du Sultan.

Au bout de deux jours, mon théâtre était élevé et complètement décoré. Il représentait un jardin rempli de fleurs naturelles, dont les vives couleurs et les parfums pénétrants charmaient à la fois la vue et l’odorat. Dans le fond et au milieu d’un épais feuillage, un jet d’eau, s’élevant en forme de gerbe, retombait dans un bassin de cristal en milliers de gouttes qui, à la clarté de nombreuses lumières, semblaient autant de diamants. Cette gerbe avait en outre l’avantage de répandre une douce fraîcheur qui devait doubler le charme de la représentation. Enfin, à droite et à gauche, des bosquets touffus devaient me servir de coulisses et de laboratoire. C’est au milieu de ce véritable jardin d’Armide que se dressait le gradin chargé de mes brillants appareils.

Quand tout fut prêt, le Sultan et sa nombreuse suite vinrent prendre les places assignées par leur rang à la cour. Le sultan, couché sur un sopha, avait près de lui son grand-visir, tandis qu’un interprète, se tenant respectueusement en arrière, devait lui faire la traduction de mes paroles. Dans la salle s’étalaient les brillants costumes des grands de la cour.

Au lever du rideau, une pluie de feuilles de roses tomba sur la scène et forma bientôt un tapis odorant et moelleux. Je parus aussitôt, vêtu d’un riche costume de cour de Louis XV.

Je vous fais grâce du détail des expériences qui composaient ma séance; je tiens seulement à vous faire connaître un tour qui, ainsi que celui de la montre brisée, fut un à-propos dont l’effet fut immense.

L’imagination de mes spectateurs avait été déjà fortement impressionnée lorsque je le présentai.

M’adressant à Selim avec le ton grave et solennel du magicien: «Noble Sultan, lui dis-je, je vais cesser de simples tours d’adresse pour m’élever maintenant aux hauteurs de la sublime science de la magie; mais pour réussir dans mes mystérieuses incantations, j’ai besoin de m’adresser directement à votre auguste personne. Que Votre Hautesse veuille donc me confier ce bijou qui m’est nécessaire.» Et en même temps, je désignais un superbe collier de perles fines qui ornait son cou. Le sultan me le remit et je le déposai entre les mains d’Antonio. Celui-ci me servait d’aide sous le costume d’un jeune page.

On sait, continuai-je, que la magie a des pouvoirs illimités, parce qu’elle tient dans sa dépendance des esprits familiers qui, respectueux et soumis, exécutent aveuglément les ordres de leur maître. Que ces esprits se préparent à m’obéir, je vais les évoquer.»

En même temps, je traçai majestueusement avec ma baguette un cercle autour de moi, et je prononçai à voix basse certaines paroles magiques. Puis, je me tournai vers mon page pour reprendre le collier.

Le collier avait disparu.

Vainement j’interroge Antonio. Pour toute réponse, il fait entendre un rire strident et sarcastique, comme s’il eût été possédé d’un des esprits que je venais d’évoquer.

—Grand prince, dis-je alors au Sultan, veuillez croire que loin d’avoir participé à cette audacieuse soustraction, je me trouve forcé d’avouer que je suis en butte à un complot cabalistique que j’étais loin de prévoir.

Mais que Votre Hautesse veuille bien se rassurer: nous possédons des moyens de répression pour faire rentrer nos subordonnés dans le devoir. Ces moyens sont aussi puissants que terribles, je vais vous en donner un exemple.

A mon appel, deux esclaves apportèrent, l’un une boîte longue et étroite, l’autre un chevalet propre à scier le bois. Antonio paraissait en proie à une terreur indicible: j’ordonnai froidement aux esclaves de le saisir, de l’enfermer dans la boîte dont le couvercle fut aussitôt cloué, et de le mettre en travers sur le chevalet.

Alors je m’arme d’une scie, et le pied appuyé sur la boîte, je me disposais à l’entamer pour la couper en deux, lorsque des cris perçants se font entendre derrière le grillage doré. C’étaient les femmes du Sultan qui protestaient contre ma barbarie. Je m’arrête un moment pour leur laisser le temps de se remettre; mais dès que je veux reprendre mon travail, de nouvelles protestations, où je reconnais des menaces, me forcent encore à suspendre mon opération.

Ne sachant si je puis me permettre d’adresser la parole au grillage doré, je prends un biais pour rassurer indirectement ces dames dans leur compatissante frayeur:

—Seigneurs, dis-je à mon nombreux auditoire, ne craignez rien, je vous prie, pour le supplicié: loin de ressentir aucune douleur, je puis vous assurer qu’il éprouvera au contraire les sensations les plus agréables.

Spectateurs et spectatrices ajoutèrent sans doute foi à cette étrange assertion, car le silence se rétablit, et je pus continuer mon expérience.

Le coffre était enfin séparé en deux parties; j’en relevai les tronçons de manière que chacun produisit un piédestal, je les rapprochai l’un de l’autre et les couvris d’un énorme cône en osier, sur lequel je jetai un grand drap noir parsemé de signes cabalistiques brodés en argent.

Cette fantasmagorie terminée, je recommençai la petite comédie d’évocation, de cercles magiques et de paroles sacramentelles; puis tout-à-coup, au milieu du plus profond silence, on entendit sous le drap noir deux voix humaines exécutant en duo une ravissante mélodie.

Pendant ce temps, des feux de Bengale s’allumaient de tous côtés comme par enchantement. Enfin, les voix et les feux s’étant insensiblement éteints, un bruit effrayant se fit entendre, le cône et le voile noir se renversèrent, et... Tous les spectateurs poussèrent un cri de surprise et d’admiration: deux pages identiquement semblables parurent, chacun sur un piédestal, se tenant d’une main, tandis que de l’autre ils soutenaient un plateau d’argent sur lequel était le collier de perles. Mes deux Antonios se dirigèrent vers le Sultan, et lui offrirent respectueusement son riche bijou.

La salle entière s’était levée comme pour donner plus de force aux applaudissements qui me furent prodigués. Le sultan lui-même me remercia dans son langage, que je ne compris pas, mais je crus lire sur son visage l’expression d’une profonde satisfaction.

Le lendemain, un officier du palais vint me complimenter de la part de son maître, et m’offrit en présent le collier qui avait été si bien escamoté la veille.

Le tour des deux pages, ainsi que je l’avais nommé, fut un des meilleurs que j’aie jamais exécutés, et cependant, je dois l’avouer, c’est peut-être un des plus simples. Ainsi, vous devez parfaitement comprendre, mon cher enfant, qu’Antonio escamote le collier, tandis que j’occupe l’attention du public par mes évocations. Vous comprenez encore que, lorsqu’il est enfermé dans la caisse, et pendant qu’on est occupé à la clouer, il en sort par une autre ouverture qui correspond à une trappe pratiquée dans le parquet du théâtre; la caisse est déjà vide lorsqu’on la couche sur le chevalet, je n’ai donc à couper que des planches. Enfin, à la faveur du grand cône, et du drap qui le couvre, Antonio et sa sœur portant le même costume, sortent invisiblement de dessous le plancher et viennent se placer sur les deux piédestaux. La mise en scène et l’aplomb de l’opérateur font le reste.

Ce tour fit grand bruit dans la ville. Le récit passant de bouche en bouche atteignit bientôt les proportions d’un miracle, et contribua considérablement au succès des représentations que je donnai à la suite de cette séance.

J’aurais pu, à la faveur de cette vogue, rester longtemps encore à Constantinople et parcourir ensuite les provinces où j’étais sûr de réussir. Mais la vie paisible que je menais me causait un ennui mortel: j’éprouvais le besoin de changer de place pour courir après de nouvelles émotions. Je me sentais le commencement d’un malaise que je ne pouvais définir: c’était quelque chose comme le spleen ou bien un commencement de nostalgie; c’était peut-être l’un et l’autre. Ma femme me pressait en outre de retourner en Italie ou dans tout autre pays chrétien, ne voulant pas, disait-elle, que notre premier-né, dont l’arrivée nous était annoncée, vînt au monde au milieu des infidèles.

Je me rendis d’autant plus volontiers à ses vœux, que tout en cherchant à lui être agréable, je satisfaisais le plus ardent de mes désirs. J’étais venu à Constantinople dans un but de curiosité et avec le projet de jouer devant le Sultan. Puisque ce projet était réalisé et que ma curiosité était satisfaite, nous pouvions nous éloigner: nous partîmes pour la France.

Mon intention était de me rendre à Paris, mais arrivé à Marseille, je lus dans les journaux l’annonce de représentations données par un escamoteur nommé Olivier. Son programme comprenait la séance entière de Pinetti, qui était à peu près la mienne. Lequel des deux, de Pinetti ou d’Olivier, était le plagiaire? tout porte à croire que c’était ce dernier. Quoiqu’il en soit, n’ayant cette fois aucune raison pour engager une nouvelle lutte, je tournai vers la droite et je me dirigeai sur Vienne.

Je n’eus pas, du reste, à m’en repentir, car l’accueil que je reçus me consola de la marche rétrograde que m’avait fait faire la célébrité d’Olivier.

Il m’est impossible, mon ami, de vous retracer l’itinéraire que j’ai parcouru pendant seize ans: je me bornerai à vous dire que j’ai visité l’Europe entière, en m’arrêtant de préférence dans les capitales.

Longtemps j’eus une vogue qui me paraissait ne devoir jamais s’épuiser, mais ainsi que Pinetti, je devais éprouver l’inconstance de la fortune.

Un beau jour je m’aperçus que mon étoile commençait à pâlir; je ne voyais plus le même empressement du public à mes représentations; je n’entendais plus ces bravos qui me saluaient à mon entrée en scène et qui me suivaient pendant ma séance; les spectateurs me paraissaient pleins de réserve, je dirais presque d’indifférence. A quoi cela tenait-il? Quelle était la cause de cet abandon, de ce caprice? Mon répertoire était toujours le même: c’était mon répertoire d’Italie, dont j’étais si fier, et pour lequel j’avais fait de si grand sacrifices. Je n’avais introduit aucun changement dans mes expériences; celles que j’offrais alors au public étaient les mêmes qui m’avaient conquis tant de suffrages. Je sentais aussi que je n’avais rien perdu de la vigueur, de l’entrain et de l’adresse que j’avais autrefois.

Mais c’est précisément parce que je restais toujours le même, que le public avait changé à mon égard.

Un auteur a dit avec raison:

L’artiste qui ne monte pas, descend.

Ce mot s’appliquait justement à ma position: tandis qu’autour de moi la civilisation marchait en avant, j’étais resté stationnaire; par conséquent je descendais.

Quand je fus pénétré de cette vérité, je fis une réforme complète dans la composition de mes expériences. Les tours de cartes qui tenaient une grande place dans mon répertoire, n’avaient plus l’attrait de la nouveauté maintenant que les moindres escamoteurs les connaissaient et les exécutaient. J’en supprimai un grand nombre, et je les remplaçai par d’autres exercices.

Le public aime et recherche les spectacles émouvants: j’en imaginai un qui, sous ce rapport, devait pleinement le satisfaire et le ramener à moi. Mais pourquoi Dieu a-t-il permis que je réussisse? Pourquoi ma tête a-t-elle conçu cette idée fatale? s’écria Torrini, en levant vers le Ciel ses yeux remplis de larmes. Sans elle j’aurais encore mon fils et je n’aurais pas perdu mon Antonia!

Tandis qu’il exprimait ces douloureux regrets, la tête du pauvre Torrini, agitée par son tic nerveux, semblait vouloir se débarrasser de poignants souvenirs. Néanmoins, après une légère pause, pendant laquelle il avait tenu la main sur ses yeux, comme pour se concentrer dans sa douleur, il continua:

—Il y a deux ans environ, j’étais à Strasbourg; je jouais au théâtre, et chacun voulait voir cette expérience si émouvante que j’avais intitulée le fils de Guillaume Tell.

Giovani (c’était le nom de mon fils) jouait le rôle de Walter, fils du héros suisse. Au lieu de placer la pomme sur sa tête, il la mettait entre ses dents. A un signal donné, un spectateur, armé d’un pistolet, faisait feu sur Giovani, et la balle allait se loger au milieu même du fruit.

Grâce au succès que me valut ce tour, mon coffre, vide depuis quelque temps, se remplit de nouveau. Cela me rendit une grande confiance dans l’avenir, et loin de profiter des leçons de l’adversité, je repris mes habitudes de luxe d’autrefois, tant je croyais avoir, cette fois encore, fixé pour jamais le public, la fortune et la vogue.

Cette illusion me fut cruellement ravie.

Le Fils de Guillaume Tell, dont j’avais fait un petit acte à part, terminait ordinairement la soirée. Nous nous disposions à le jouer pour la trentième fois, et j’avais fait baisser le rideau, afin de donner à la scène l’aspect de la place publique d’Altorf. Tout-à-coup mon fils, qui venait de revêtir le costume helvétique traditionnel, s’approcha de moi en se plaignant d’une violente indisposition et en me priant de hâter la fin de la séance. J’avais déjà saisi la sonnette pour donner au machiniste le signal de lever le rideau, lorsque mon enfant tomba évanoui.

Sans m’inquiéter de la longueur de l’entr’acte ni de l’impatience du public, nous entourâmes de soins empressés mon pauvre Giovani, et je le transportai près d’une croisée. Le grand air le remit assez vite; toutefois, il conservait sur ses traits une pâleur mortelle qui ne lui permettait pas de paraître en scène. J’étais moi-même saisi d’un pressentiment indéfinissable qui me poussait à arrêter la représentation, et je résolus d’en faire l’annonce au public. Je fis lever le rideau.

Les traits contractés par l’inquiétude, je m’avançai vers la rampe. Giovani, plus pâle encore et se tenant à peine, était près de moi.

J’exposai brièvement l’accident qui le mettait dans l’impossibilité d’exécuter l’expérience annoncée, et je proposai de rendre le montant de leurs places aux personnes qui en feraient la réclamation. Mais à ces mots, qui pouvaient susciter de grands embarras et surtout de graves abus, mon courageux enfant, faisant un effort sur lui-même, prit la parole pour annoncer que depuis quelques instants il se trouvait mieux et se sentait la force de continuer la séance où d’ailleurs, disait-il, il n’avait qu’un rôle passif et peu fatigant.

Le public accueillit cette annonce avec de vifs applaudissements, et moi, père insensé et barbare, ne tenant aucun compte de l’avertissement que le Ciel m’envoyait pour la conservation des jours de mon enfant, j’eus la cruauté, la folie d’accepter ce généreux dévouement. Il ne fallait pourtant qu’un mot pour éviter la ruine, le déshonneur, la folie, et ce mot expira sur mes lèvres! Je me laissai étourdir par les bruyantes acclamations du public, et je commençai.

J’ai déjà dit quelle était la nature du tour qui faisait courir la ville. Tout le prestige était dans la substitution d’une balle à une autre. Un savant m’avait enseigné une composition métallique imitant le plomb à s’y méprendre. J’en avais fait des balles, qui, placées à côté de balles véritables, n’en pouvaient être distinguées. Seulement il fallait éviter de les presser trop fortement, parce que la matière dont elles étaient faites était très friable; mais par cette raison, aussi, lorsqu’elles étaient lancées par le pistolet, elles se divisaient à l’infini, et n’allaient pas plus loin que la bourre elle-même.

Jusqu’alors je n’avais pas songé qu’il pût y avoir le moindre danger dans l’exécution de cette expérience; j’avais pris du reste mes précautions contre toute erreur. Les fausses balles étaient enfermées dans un petit coffre dont seul j’avais la clef, et je ne l’ouvrais qu’au moment où le besoin l’exigeait.

Ce soir-là, j’avais mis la plus grande circonspection dans les apprêts de cette scène; aussi, comment expliquerai-je la cruelle erreur qui fut commise? Je ne le puis; aucune conjecture ne m’éclaire; je ne dois accuser que la fatalité. Toujours est-il qu’une balle de plomb mêlée aux autres se trouva dans la cassette, et qu’elle fut mise dans le pistolet.

Concevez-vous, maintenant, ce qu’il y a d’horrible dans cette action? Voyez-vous un père venant, le sourire sur les lèvres, commander le coup de feu qui doit tuer son fils!..... C’est affreux, n’est-ce pas?

Le coup part, et le spectateur cruellement adroit a visé si malheureusement, que l’enfant, frappé au milieu du front, tombe aussitôt la face contre terre, se roule, se tord dans les convulsions d’une courte agonie et rend le dernier soupir.....

 

Un instant, je restai immobile, souriant encore aux spectateurs et ne pouvant croire à un aussi grand malheur; en une seconde, mille pensées se croisent dans mon esprit. Est-ce une illusion, une surprise que j’ai ménagée et dont je ne me souviens plus? n’est-ce qu’une émotion de l’enfant, une suite du malaise qu’il vient d’éprouver?

Paralysé par le doute et l’horreur, j’hésite à changer de place: mais le sang qui sort en abondance de la blessure, me rappelle violemment à l’affreuse réalité. Je comprends enfin, et, fou de douleur, je me précipite sur le corps inanimé de mon fils.

J’ignore ce qui se passa ensuite, ce que je devins. Lorsque je recouvrai l’usage de mes sens, je me trouvai dans une prison, en face de deux hommes, dont l’un était un médecin, et l’autre un juge d’instruction. Ce magistrat, compatissant à mon malheur, eut la bonté de mettre tous les égards et toutes les formes possibles dans l’accomplissement de sa pénible mission. J’avais peine à comprendre les questions qu’il m’adressait; je ne savais que répondre et je me contentais de verser des larmes.

L’instruction fut promptement achevée et l’on me traduisit en cour d’assises.

Le croiriez-vous, mon enfant? Ce fut avec un indicible bonheur que je m’assis sur le banc d’infamie, espérant n’en sortir que pour recevoir la juste punition du crime que j’avais commis. J’étais résigné à la mort, je la désirais même, et je voulais faire tout ce qui serait en mon pouvoir pour qu’on me délivrât d’une vie qui m’était odieuse.

J’avais déclaré ne pas vouloir me défendre: on me nomma d’office un avocat qui, pour me sauver, déploya un talent malheureusement remarquable. Malgré mes aveux, le jugement fut rendu, et contre mon attente, le chef principal d’accusation ayant été écarté, je ne fus reconnu coupable que d’homicide par imprudence et condamné à six mois de prison, que je passai dans une maison de santé.

Ce fut seulement là que je pus communiquer avec Antonio. Il vint m’apporter une affreuse nouvelle: ma chère Antonia n’avait pu supporter tant de chagrins; elle aussi était morte!

Ce nouveau coup m’accabla tellement que je faillis en perdre la vie; je passai la plus grande partie de ma détention dans un affaiblissement voisin de la mort; mais enfin ma nature vigoureuse lutta contre toutes ces secousses, l’emporta, et je recouvrai la santé. J’étais en convalescence, lorsqu’on m’ouvrit les portes de ma prison.

Le chagrin et le découragement me suivirent partout et me jetèrent dans une apathie dont rien ne pouvait me tirer. Je fus pendant trois mois comme un insensé, courant la campagne et ne prenant de nourriture que ce qu’il en fallait pour ne pas mourir de faim. Je sortais de chez moi au petit jour et n’y rentrais qu’à la nuit. Il m’eût été impossible de dire ce que j’avais fait pendant ces longues excursions; je marchais probablement sans autre but que celui de changer de place.

Une semblable existence ne pouvait durer longtemps: la misère et son triste cortége s’avançaient d’un pas inévitable.

La maladie de ma femme, les frais judiciaires, ma détention et notre dépense pendant ces trois mois sans travail, avaient absorbé, non-seulement mes ressources pécuniaires, mais encore la valeur entière de mon cabinet. Antonio m’exposa notre situation et me supplia d’en sortir en reprenant le cours de mes représentations.

Je ne pouvais laisser ce bon frère, cet excellent ami, dans une situation aussi critique: je cédai à sa prière, à la condition cependant que je changerais mon nom contre celui de Torrini, et que je ne jouerais jamais sur aucun théâtre.

Antonio se chargea de tout arranger suivant mes désirs. En vendant les bijoux que j’avais reçus en présent à différentes époques, et qu’il avait à mon insu soustraits aux griffes des hommes de loi, il paya mes dettes et fit construire la voiture où nous venons de subir un si rude échec.

De Strasbourg nous nous rendîmes à Bâle. Mes premières représentations furent empreintes de la plus grande tristesse, mais insensiblement je suppléai à la gaîté et à l’entrain par la bonne exécution de mes expériences; et le public finit par m’accepter ainsi.

Après avoir visité les principales villes de la Suisse, nous rentrâmes en France, et c’est en la parcourant, mon cher enfant, que vous trouvai sur la route de Blois à Tours.

Je vis, aux dernières phrases de Torrini et à la manière dont il cherchait à abréger la fin de son récit, que non-seulement il avait besoin de repos, mais encore qu’il sentait la nécessité de se remettre de toutes les émotions que ces tristes souvenirs avaient excitées en lui.

Pourtant, j’avais remarqué avec joie depuis quelque temps que si ces souvenirs étaient douloureux pour son cœur, ils n’y laissaient plus qu’une résignation empreinte de mélancolie. Sa raison avait fini par maîtriser les écarts de son imagination, et il ne lui restait plus d’autre trace de sa folie passée que son tic, qu’il garda jusqu’à ses derniers moments.

Quelques mots échappés à Torrini pendant son récit m’avaient confirmé dans la pensée que sa position pécuniaire était embarrassée; je le quittai sous le prétexte de le laisser reposer, et je priai Antonio de faire une promenade avec moi. Je voulais lui rappeler qu’il était temps de mettre à exécution le plan que nous avions conçu et qui consistait à donner, sans en parler à notre cher malade, une ou plusieurs représentations à Aubusson.

Antonio fut de cet avis. Mais lorsqu’il s’agit de décider qui de nous deux monterait sur la scène, il se récusa, prétendant ne connaître de l’escamotage que ce qu’il avait été forcé d’apprendre pour son service. Il savait, me dit-il, glisser au besoin une carte, un mouchoir, une pièce de monnaie dans la poche d’un spectateur sans que celui-ci s’en aperçût, mais rien au-delà.

J’ai su plus tard que, sans être très adroit, Antonio en savait plus qu’il ne voulait le dire.

Nous décidâmes que je serais le représentant de notre sorcier.

Il fallait que je fusse soutenu par un grand désir d’être utile à Torrini et d’acquitter une partie de ma dette de reconnaissance envers lui, pour me décider si brusquement à paraître en scène. Car, si j’avais déjà donné quelques séances devant des amis, je les admettais gratuitement à mon spectacle; cette fois, il s’agissait de spectateurs payant leurs places, et cette distinction me causait une grande appréhension.

Cependant, une fois ma détermination prise, je me rendis avec Antonio chez le maire pour obtenir de lui l’autorisation de donner des représentations.

Ce magistrat était un homme excellent; il connaissait l’accident qui nous était arrivé, et voyant qu’il s’agissait d’une bonne œuvre à faire, il nous offrit gratuitement une salle destinée aux concerts.

Bien plus, pour nous procurer l’occasion de faire quelques connaissances qui pourraient nous être utiles, il nous engagea à aller passer chez lui la soirée du dimanche suivant.

Nous acceptâmes avec reconnaissance et nous eûmes lieu de nous en féliciter. Les invités de M. le Maire, charmés de certains tours que j’avais exécutés devant eux, furent fidèles à la promesse qu’ils nous avaient faite de venir assister à ma première représentation. Pas un ne manqua.

Toutefois, j’eus besoin encore, je l’avoue, de me dire que les spectateurs, instruits du but de la séance, me tiendraient compte sans doute de mon dévouement, car le cœur me battit à rompre ma poitrine, au moment où le rideau se leva. Quelques applaudissements me rendirent de la confiance et je ne me tirai pas trop mal des premiers tours que j’exécutai. La réussite augmenta mon assurance, et je finis même par avoir un aplomb dont je ne me serais pas cru capable.

Du reste, je possédais parfaitement la séance pour l’avoir vu bien des fois exécuter par Torrini. Mes principaux tours furent la houlette, les Pyramides d’Egypte, l’Oiseau mort et vivant, l’Omelette dans le chapeau. Je terminai par le Coup de piquet de l’aveugle, que j’avais étudié avec soin. J’eus le bonheur de le réussir, et il enleva tous les suffrages.

Un accident, qui m’arriva dans cette séance, modéra singulièrement la joie de mon triomphe.

J’avais emprunté un chapeau pour y faire mon omelette. Les personnes qui ont vu faire ce tour savent qu’il est principalement destiné à provoquer la gaîté dans l’assemblée, et qu’il n’y a rien à craindre pour l’objet emprunté.

Je m’étais fort bien tiré de la première partie, qui consiste à casser des œufs, à les battre, à y joindre du sel et du poivre et à jeter le tout dans le chapeau.

Il s’agissait, après cela, de simuler la cuisson de l’omelette; je posai un flambeau à terre, puis mettant au-dessus, à une distance où elle ne pouvait être atteinte, la coiffure qui devait simuler la poêle, je lui fis décrire un petit cercle, imitant ainsi le mouvement d’oscillation que fait une cuisinière pour empêcher l’omelette de brûler. En même temps, je débitais avec assez d’entrain des plaisanteries appropriées à la circonstance. Le public riait si bien et si haut que je m’entendais à peine parler. Je ne me doutais guère à ce moment de la cause réelle de cette hilarité. Hélas! je ne tardai pas à la connaître. Une forte odeur de roussi me fit jeter les yeux sur la lumière, elle était éteinte. Je regardai vivement le chapeau; le fond en était entièrement brûlé et taché. Il paraît que n’ayant pas convenablement apprécié la hauteur de la bougie, j’avais commencé par rôtir le malheureux chapeau, puis sans me douter de ce qui m’arrivait, et continuant toujours à tourner, j’étais descendu un peu plus bas et je l’avais barbouillé de cire fondue.

Tout interdit à cette vue, je m’arrêtai, ne sachant comment sortir de ce mauvais pas. Heureusement pour moi que mon désappointement, si véritable qu’il fût, passa pour une comédie bien jouée; on ne doutait pas que cet accident ne fût un des agréments du tour et ne fût promptement réparé.

Cette confiance dans mon savoir-faire était un supplice de plus, car, pauvre magicien, mon pouvoir surnaturel s’arrêtait devant la simple réparation d’un chapelier. Je n’avais qu’un moyen, c’était de gagner du temps et de m’inspirer des circonstances. Je continuai donc l’expérience d’un air assez dégagé pour ma position, et j’exposai aux regards du public ébahi une omelette cuite à point, que j’eus encore le courage d’assaisonner de quelques bons mots.

Cependant, ce quart d’heure dont parle Rabelais était arrivé. Ce n’était pas assez de payer d’audace, il fallait rendre le chapeau, et, faute de mieux, confesser publiquement ma maladresse.

Je m’étais résigné à cet acte d’humilité et je cherchais déjà à le faire le plus dignement possible, lorsque je m’entendis appeler de la coulisse par Antonio. Sa voix suspendit sur mes lèvres la parole prête à s’échapper et me rendit le courage, car je ne doutais pas que mon compère ne m’eût préparé quelque porte de sortie. Je me rendis près de lui; il m’attendait un chapeau à la main.

—Tenez, me dit-il en l’échangeant contre celui que je portais, c’est le vôtre; mais peu importe, faites bonne contenance; brossez-le comme si vous veniez d’enlever les taches, et en le remettant à la personne dont vous avez reçu l’autre, priez-la à voix basse de lire ce qui est au fond.

Je fis ce qui m’était recommandé. Le propriétaire du chapeau brûlé, après avoir reçu le mien, se disposait à me faire une réclamation, lorsque je le prévins par un geste qui l’engageait à lire la note fixée sur la coiffe. Cette note était ainsi conçue:

«Une étourderie m’a fait commettre une faute que je réparerai. Demain, j’aurai l’honneur de vous demander l’adresse de votre chapelier; en attendant, soyez assez bon pour me servir de compère et cacher ma mésaventure.»

Ma requête eut tout le succès que je pouvais désirer, car mon secret fut parfaitement gardé et mon honneur fut sauf.

Le succès de cette représentation m’engagea à en donner plusieurs autres qui furent également très suivies. Les recettes furent excellentes, et nous réalisâmes une somme assez importante.

Que l’on juge de notre joie en portant triomphalement notre trésor à Torrini! Ce brave homme, après avoir écouté tous les détails de notre complot, avait bien envie de nous gronder du silence que nous avions gardé. Il ne put y parvenir; l’attendrissement le gagna, et, s’y laissant aller, il nous remercia avec toute l’effusion de son excellent cœur.

Nous nous occupâmes immédiatement de liquider notre situation financière, car notre malade était arrivé au terme de son traitement et pouvait désormais vaquer à ses affaires.

Torrini donna satisfaction complète à ses créanciers; il acheta deux bons chevaux, fit réparer sa voiture, après quoi, n’ayant plus rien à faire à Aubusson, il décida qu’il partirait.

Le moment de nous séparer était arrivé, et mon vieil ami y était préparé depuis huit jours. Les adieux furent douloureux pour tous; un père quittant son enfant, sans espoir de le revoir jamais, n’eût pas éprouvé un plus violent chagrin que celui que ressentit Torrini en me serrant dans ses bras pour la dernière fois. De mon côté, je ne pouvais me consoler de perdre deux amis avec lesquels j’eusse si volontiers passé ma vie.

Je partis pour Blois, tandis que Torrini prenait la route de l’Auvergne.

CHAPITRE VIII.

Des Acteurs prodiges.—Mlle Houdin.—J’arrive a Paris.—Mon mariage.—Comte.—Études sur le public.—Un habile directeur.—Les billets roses.—Un style musqué.—Le Roi de tous les cœurs.—Ventriloquie.—Les mystificateurs mystifiés.—Le père.—Jules de Rovère.—Origine du mot prestidigitateur.

...............
...............Le cœur plein de bonheur
Je m’écriais: ô mon père! ô ma mère!
O mes amis! ô ma simple cité!
Je vous revois; dans ma félicité,
Je n’ai plus rien à désirer sur la terre.

Comme le cœur me battit, lorsque je rentrai dans ma ville natale! Il me semblait que j’en étais absent depuis un siècle et ce siècle n’avait pourtant duré que six mois. Les larmes me vinrent aux yeux en embrassant mon père et ma mère; je suffoquais d’émotion. J’ai depuis fait en pays étrangers de longs voyages; je suis toujours revenu près des miens avec bonheur, mais jamais, je puis le dire, je ne fus ému aussi profondément qu’alors. Peut-être en est-il de cette impression comme de tant d’autres, hélas! que l’habitude finit par émousser.

Je trouvai mon père fort tranquille sur mon compte. La raison en était que pour ne pas éveiller son inquiétude, j’avais usé de ruse: un horloger avec lequel j’avais lié connaissance, lui avait fait parvenir mes lettres comme venant d’Angers, et cet ami s’était également chargé de m’envoyer les réponses.

Il fallait maintenant donner une cause à mon retour, et j’hésitais à révéler mon séjour chez Torrini. Toutefois, poussé par le désir commun à tous les touristes de raconter leurs impressions de voyage, je me laissai aller à faire le récit de mes aventures jusque dans leurs moindres détails.

Ma mère effrayée et craignant que je ne fusse encore malade, n’attendit pas la fin de ma narration pour envoyer chercher un médecin. Celui-ci la rassura en affirmant, ce que ma figure annonçait du reste, que j’étais dans un état de santé parfaite.

On trouvera peut-être que je me suis trop longuement étendu sur les événements qui ont suivi mon empoisonnement. Je devais le faire, car l’expérience que j’acquis près de Torrini, le récit de son histoire, nos conversations et ses conseils eurent une influence considérable sur mon avenir. Avant cette époque, ma vocation pour l’escamotage était encore bien vague; depuis, elle me domina impérieusement.

Cependant cette vocation, il me fallait la repousser de toutes mes forces et lutter corps à corps avec elle: il n’était pas supposable que mon père, qui avait déjà dû céder à ma passion pour l’horlogerie, poussât la faiblesse jusqu’à me laisser tenter une voie nouvelle et surtout si étrange. J’eusse pu certainement profiter du bénéfice de mon âge, car j’étais majeur; mais, outre qu’il m’eût coûté de déplaire à mon père, je réfléchissais encore que, possesseur d’une bien petite fortune, je ne pouvais l’exposer sans son consentement. Ces raisons m’engagèrent, sinon à renoncer à mes projets, du moins à les ajourner.

D’ailleurs, mes succès à Aubusson n’avaient pu changer une opinion bien arrêtée que j’avais sur l’escamotage: c’est que pour représenter convenablement un homme adroit et capable d’exécuter des choses incompréhensibles, il faut avoir un âge en rapport avec les longues études qu’on a dû faire pour arriver à cette supériorité.

Le public accordera bien à un homme de trente-cinq à quarante ans le droit de le tromper et de lui faire subir ces amusantes déceptions; il ne l’accordera pas à un jeune homme.

Après quelques jours de vacances consacrés à célébrer mon retour, j’entrai chez un horloger de Blois, qui m’employa à rhabiller et à brosser des montres. Or, je l’ai déjà dit, ce travail machinal et ennuyeux s’il en fut, rabaisse l’artiste horloger au niveau du manœuvre. Il s’agissait d’accomplir chaque jour un travail tournant incessamment dans le cercle invariable d’un ressort à remplacer, d’une verge à remettre (les montres à cylindre étaient rares à cette époque), d’une chaîne à raccommoder et finalement, après visite sommaire de la montre, d’un coup de brosse à donner pour brillanter l’ouvrage.

Dieu me garde pourtant de vouloir déprécier le métier d’horloger rhabilleur, et de voir dans mes anciens confrères des artistes sans capacité. Loin de là; je me plairai toujours à reconnaître l’intelligence qu’exige l’art de réparer une montre en y faisant le moins possible.

Quelquefois, dira-t-on, la montre revient de chez l’horloger à peu près aussi malade qu’elle y était entrée. C’est vrai; mais à qui la faute?

Au public, il me semble.

En province surtout, on a une peine infinie à accorder une gratification convenable au travail d’une consciencieuse réparation, et l’on marchande pour sa montre ou sa pendule, comme on le ferait pour l’achat de légumes. Qu’arrive-t-il alors? c’est que l’horloger est obligé de composer avec sa conscience et que bien souvent le client en a pour son argent.

Toujours est-il que je me plaisais peu à cette besogne et que j’étais devenu à cet endroit d’une excessive paresse. Mais si l’on me voyait froid et indolent à l’égard des montres et des pendules que l’on me donnait à rhabiller, j’avais, d’un autre côté, un besoin d’activité qui me dévorait. Pour le satisfaire, je m’abandonnai tout entier à certaine distraction à laquelle je trouvais le plus vif attrait. Je veux parler de la comédie de société.

Personne, je le pense, ne peut m’en faire un reproche, car parmi ceux qui me lisent, quel est celui qui n’a pas un peu joué la comédie? Depuis le jeune enfant qui récite un rôle à la distribution des prix, jusqu’au vieillard qui souvent accepte un emploi de père noble dans une de ces agréables parties, organisées pour charmer les longues soirées d’hiver, chacun n’aime-t-il à se donner la satisfaction si douce de se faire applaudir? Moi aussi, j’avais cette faiblesse, et, poussé par mes souvenirs de voyage, je voulais revoir ce public qui s’était montré déjà si bienveillant envers moi.

De concert avec quelques amis nous avions organisé une véritable troupe de vaudeville. Chacun y avait son emploi; celui des comiques m’avait été dévolu, et je ne remplissais ni plus ni moins que les rôles de Perlet dans les pièces les plus en vogue de cette époque.

Notre spectacle était gratis; aussi ne faut-il pas demander si nous avions de nombreux spectateurs. Il va sans dire également que nous étions tous des acteurs prodiges; on nous le disait, du moins, et notre amour-propre satisfait ne trouvait aucune raison pour repousser ces éloges. Dieu sait pourtant quels acteurs nous faisions!

Malheureusement pour nos éclatants succès, des rivalités, des susceptibilités blessées, ainsi que cela arrive le plus souvent, amenèrent la discorde parmi nous, et bientôt il ne resta plus de tout le personnel que le coiffeur et le lampiste. Ces deux fidèles débris de notre troupe se voyant ainsi abandonnés à eux-mêmes, tinrent conseil, et, après mûre délibération, ils décidèrent que ne pouvant satisfaire aux exigences de la scène, ils se donnaient mutuellement leur démission. Afin d’expliquer l’héroïque persistance de ces deux artistes, il est bon de dire que seuls de la troupe ils étaient payés de leurs services.

Mon père m’avait vu avec peine négliger le travail pour le plaisir. Afin de me ramener à de plus sages idées, il conçut pour moi un projet, qui devait avoir le double avantage de régulariser ma conduite et de me fixer irrévocablement auprès de lui: il s’agissait de m’établir et de me marier.

Je ne sais, ou plutôt je ne veux pas dire, comment un tiers me poussa à refuser la dernière de ces deux propositions, sous le prétexte que je ne me sentais aucune vocation pour le mariage. Quant à l’établissement d’horlogerie, je fis facilement comprendre à mon père que j’étais encore trop jeune pour y songer.

Mais je venais à peine de lui déclarer mon refus, que des circonstances d’une grande simplicité cependant, vinrent complètement changer ma détermination et me faire oublier les serments auxquels j’avais promis de rester fidèle.

Les succès que j’avais obtenus dans mes rôles m’avaient ouvert l’entrée de quelques salons où j’allais souvent passer d’agréables soirées; là encore on jouait la comédie, sous forme de charades en action.

Un soir, dans l’une de ces maisons où plus qu’ailleurs se trouvait toujours nombreuse compagnie, on nous pria comme de coutume d’égayer la soirée par quelques-unes de nos petites scènes. Je ne me rappelle plus quel fut le mot proposé; je me souviens seulement que je fus chargé de remplir un rôle de gastronome célibataire. Je me mis à table, et tout en faisant un repas à la façon de ceux dont on se contente au théâtre, j’improvisai un chaud monologue sur les avantages du célibat. Cette apologie m’était d’autant plus facile que je n’avais qu’à répéter les beaux raisonnements que j’avais faits à mon père, lors de sa double proposition. Or, il arriva que parmi les personnes qui écoutaient cette description plus ou moins juste de la béatitude du célibat, se trouvait une jeune fille de dix-sept ans, laquelle semblait apporter une sérieuse attention à mes arguments contre le mariage. C’était la première fois que je la voyais; je ne pus trouver d’autre cause à cette extrême attention que le désir de deviner le mot de la charade.

On est toujours enchanté de trouver un auditeur attentif, et à plus forte raison, lorsque cet auditeur est une charmante jeune fille: c’est pourquoi je crus de mon devoir, dans le courant de la soirée, de lui adresser quelques mots de politesse. Une conversation s’ensuivit et devint si intéressante, que nous avions encore quantité de choses à nous dire quand il fallut nous séparer. Je crois du reste que je ne fus pas seul à regretter que la soirée fût sitôt terminée.

Cet événement si simple fut pourtant cause de mon mariage avec mademoiselle Houdin, et ce mariage me conduisit à Paris.

Le lecteur doit comprendre maintenant pourquoi je me nomme Robert-Houdin; mais ce qu’il ignore et ce que je vais lui apprendre, c’est que ce double nom, que j’avais d’abord pris pour éviter une confusion avec mes nombreux homonymes, est devenu plus tard, grâce à la décision du Conseil d’Etat, mon seul nom patronymique, s’écrivant d’un seul trait Robert-Houdin. On me pardonnera d’ajouter que cette faveur, toujours difficile à obtenir, ne m’a été accordée qu’en raison de la popularité que mes longs et laborieux travaux m’avaient acquise sous ce nom.

Mon beau-père, M. Houdin, horloger célèbre, né à Blois, et par conséquent mon compatriote, était venu à Paris pour tirer de son savoir un meilleur parti qu’il n’eût pu faire dans sa ville natale. Il fabriquait de l’horlogerie de commerce, en même temps qu’il exécutait de ses mains des pendules astronomiques, des régulateurs, des pièces de précision et des instruments propres à leur exécution. Il fut convenu entre mon beau-père et moi que nous vivrions ensemble, et qu’aidé de ses conseils je l’aiderais à mon tour de mon travail.

M. Houdin était au moins aussi passionné que moi pour la mécanique, dont il connaissait à fond tous les secrets. Nous avions sur ce sujet de longues et intéressantes conversations.

Un entretien dans lequel entre de la passion rend facilement communicatif. Ce fut à la suite d’une de ces conversations que je confiai à mon beau-père les projets que j’avais autrefois formés pour la création d’un cabinet de curiosités mécaniques jointes à des expériences de prestidigitation. Déjà plusieurs fois en famille j’avais eu l’occasion de donner un échantillon de mon savoir-faire.

M. Houdin me comprit, adopta mes plans et m’engagea à continuer mes études dans la voie que je m’étais tracée. Fort de l’approbation d’un homme dont je connaissais l’extrême prudence, je me livrai sérieusement, dans mes moments de loisir, à mes exercices favoris, et je commençai à créer quelques instruments pour mon futur cabinet.

Mon premier soin, en arrivant à Paris, avait été d’assister aux représentations de Comte, qui depuis fort longtemps trônait dans son théâtre de la galerie de Choiseul. Ce célèbre physicien se reposait déjà sur ses lauriers, et ne jouait plus qu’une fois par semaine. Les autres jours étaient consacrés aux représentations de ses jeunes acteurs, véritables prodiges de précocité.

Tout le monde se rappelle d’avoir lu sur les affiches de ce théâtre les singulières annonces de chefs d’emploi que je vais citer.

Jeune premier(grands rôles):    M. Arthur, âgé de 5 ans.
Jeune premièreid.    Mlle Adelina, âgée de 4 ans ½.
Grandes coquettes Mlle Victorine, âgée de 7 ans.
Pères nobles Le petit Victor, âgé de 6 ans.

Ces artistes en bourrelet, ces comédiens en brassière, faisaient courir tout Paris.

Comte aurait pu quitter tout à fait la scène, se contenter de son rôle de directeur et de père nourricier des enfants de Thalie, et arrondir tranquillement sa fortune déjà fort convenable. Mais Comte tenait à se montrer au moins une fois par semaine, et il avait pour cela un double motif: c’est que ses séances, devenues rares, exercaient toujours une heureuse influence sur la recette, et que d’un autre côté, en continuant de jouer, il écartait les physiciens ses concurrents, qui auraient pu avoir l’idée de venir le remplacer, dans le cas où il se serait retiré de l’arène.

Les expériences de Comte étaient presque toutes puisées dans un répertoire que je connaissais parfaitement: c’était celui de Torrini et de tous les escamoteurs de l’époque. Elles ne pouvaient donc avoir pour moi un véritable intérêt. Toutefois, j’en retirais encore quelques profits, car n’ayant pas à me préoccuper des expériences, j’étudiais autant le spectateur que le physicien lui-même.

J’écoutais avec attention ce qui se disait autour de moi, et souvent j’entendais de très judicieuses observations. Comme elles étaient faites pour la plupart par des gens qui ne semblaient pourtant pas doués d’un grand esprit de pénétration, cela me donna à penser qu’un prestidigitateur doit surtout se méfier du vulgaire, et en y réfléchissant, j’arrivai à me faire cette opinion: c’est qu’il est plus difficile de faire illusion à un ignorant qu’à un homme d’esprit.

Ceci à l’air d’un paradoxe; je vais l’expliquer.

L’homme vulgaire ne voit généralement dans les tours d’escamotage qu’un défi porté à son intelligence, et, pour lui, les séances de prestidigitation deviennent un combat dont il veut à tout prix sortir vainqueur.

Toujours en garde contre les paroles dorées à l’aide desquelles l’illusion s’opère, il n’écoute rien et se renferme dans cet inflexible raisonnement:

—L’escamoteur, dit-il, tient dans sa main un objet qu’il prétend faire disparaître. Hé bien! quelque chose qu’il dise pour distraire mon imagination, mes yeux ne quitteront pas ses mains, et le tour ne pourra se faire sans que je sache comment il s’y est pris.

Il s’ensuit que l’escamoteur, dont les artifices s’adressent particulièrement à l’esprit, doit redoubler d’adresse pour dépister cette résistance obstinée.

Le trait suivant vient à l’appui de mon opinion.

Un paysan se trouvait dans une assemblée de savants; un des membres vint soumettre à ses doctes confrères cette intéressante question: Pourquoi, lorsque l’on introduit un poisson dans un vase entièrement plein d’eau, ce vase ne déborde-t-il pas? Chacun alors de se creuser la tête et de chercher à donner l’explication de ce singulier phénomène. Mais on avait beau parler, aucun raisonnement n’obtenait l’approbation de l’assemblée, et les dissertations continuaient à perte de vue, quand le paysan demanda la parole:

—Au lieu de tant discourir, dit-il, ne serait-il pas préférable de mettre d’abord un poisson dans un vase rempli d’eau? on verrait ce qui en résulterait et l’on serait plus en mesure de discuter ensuite sur le sujet.

On suivit cet avis, aussi simple que sage, et la solution du problème fut bientôt trouvée: le poisson fit déborder le vase.

Messieurs les savants s’aperçurent qu’ils avaient été victimes d’une mystification.

L’homme d’esprit, au contraire, qui assiste à une séance de prestidigitation, y est venu dans le seul but de jouir d’illusions et, loin de mettre obstacle aux tours du physicien, il est le premier à en favoriser l’exécution. Plus il est trompé, plus il est satisfait, puisqu’il a payé pour cela. Il sait, du reste, que ces amusantes déceptions ne peuvent porter atteinte à sa réputation d’homme intelligent. C’est pourquoi il s’abandonne avec confiance aux raisonnements du prestidigitateur, les suit complaisamment dans tous leurs développements et se laisse facilement égarer.

N’avais-je donc pas raison de penser qu’il est plus facile de tromper un homme d’esprit qu’un ignorant?

Comte était aussi pour moi un autre objet d’études non moins intéressantes: je l’étudiais comme directeur et comme artiste.

Comme directeur, Comte aurait pu en remontrer aux plus habiles, et nul ne savait mieux que lui faire venir, comme on dit, l’eau à son moulin. On connaît la plupart des petits moyens qu’un directeur emploie communément pour attirer le spectateur et augmenter ses recettes. Comte, pendant longtemps, n’eut pas besoin d’y recourir, sa salle s’emplissait d’elle-même. Pourtant un jour vint où les banquettes furent moins bien garnies. C’est alors qu’il inventa les billets de famille, les médailles, les loges réservées aux lauréats des pensions et des colléges, etc.

Les billets de famille donnaient droit à quatre places, moyennant la moitié du prix ordinaire. Quoique tout Paris en fût inondé, chacun de ceux aux mains desquels ils tombaient croyait à une faveur spéciale de Comte, et l’on ne manquait pas de répondre à son appel. Ce que le directeur perdait sur la qualité des spectateurs, il le regagnait largement sur la quantité.

Mais Comte ne s’en tint pas là; il voulut encore que les billets roses (c’est ainsi qu’il appelait les billets de famille) lui produisissent un petit bénéfice pécuniaire pour lui faire oublier la réduction de prix qu’il avait accordée.

Il imagina donc de faire remettre à chaque personne qui se présentait au contrôle avec un de ses billets, une médaille en cuivre sur laquelle était gravée son adresse, et de réclamer en échange la somme de deux sous. Voulait-on la refuser?—Alors vous n’entrerez pas, disait l’employé du bureau.

Puisqu’on était venu jusque-là, on préférait s’exécuter: on payait et l’on entrait.

C’était une misère, me dira-t-on, que cet impôt de dix centimes. Pourtant, avec cette misère, Comte payait son luminaire; du moins il le disait, et on peut le croire.

A l’époque des vacances, les billets roses disparaissaient et faisaient place aux billets réservés aux lauréats des pensions et des colléges. Et ceux-ci étaient autrement productifs que les premiers. Quels parents auraient refusé à leurs jeunes lauréats le plaisir d’accepter l’invitation de M. Comte, lorsque surtout ils pouvaient se procurer à eux-mêmes le bonheur de voir ces chers fils dans une loge où ne se trouvaient que des têtes couronnées. Les parents accompagnaient donc leurs enfants, et, pour un billet de faveur, l’administration encaissait cinq ou six fois la valeur de sa gracieuse libéralité.

Je pourrais citer bien d’autres moyens dont Comte usait pour augmenter ses bénéfices, je n’en rapporterai plus qu’un seul.

Arriviez-vous un peu tard et la longueur de la queue vous faisait-elle craindre de ne plus trouver de billets au bureau, vous n’aviez qu’à entrer dans le petit café attenant au théâtre, et qui donnait sur la rue Ventadour. Vous y payiez un peu plus cher qu’ailleurs la tasse de café ou le petit verre de liqueur, mais vous étiez sûr qu’avant l’heure où le public entrait au théâtre, un garçon vous ouvrirait une porte secrète qui vous permettrait d’arriver au bureau et de choisir votre place.

En réalité, le café de Comte était un véritable bureau de location. Seulement, le spectateur profitait d’une consommation pour la somme qu’il est d’usage de prélever sur les places réservées.

Le directeur du théâtre Choiseul avait sur ses confrères un avantage sous le rapport de la délicatesse des procédés.

Comme artiste, Comte possédait le double talent de ventriloque et de prestidigitateur. Ses tours étaient exécutés avec adresse et surtout avec beaucoup d’entrain. Ses séances plaisaient généralement. Les dames y étaient fort bien traitées. On en jugera par le tour suivant, que je crois être de son invention et que je lui voyais toujours faire avec plaisir.

Cette expérience portait le titre de la Naissance des fleurs. Elle commençait par une petite harangue en forme de plaisanterie galante.

—Mesdames, disait notre physicien, je me propose dans cette séance d’escamoter douze d’entre vous au parterre (les dames étaient admises au parterre), vingt aux premières et soixante-douze aux secondes.

Après l’explosion de rires que ne manquaient pas de provoquer cette plaisanterie, Comte ajoutait: «Rassurez-vous», Messieurs, pour ne pas vous priver du plus gracieux ornement de cette salle, je n’exécuterai cette expérience qu’à la fin de la soirée. Ce compliment, dit sans aucune prétention, était toujours fort bien accueilli.

Comte passait ensuite à l’exécution de son expérience.

Après avoir semé des graines sur de la terre contenue dans une petite coupe, il faisait quelques conjurations, répandait sur cette terre une liqueur enflammée et la couvrait avec une cloche qui, disait-il, devait concentrer la chaleur et stimuler la végétation. En effet, quelques secondes après, un bouquet de fleurs variées apparaissait dans la petite coupe. Comte le distribuait aux dames qui garnissaient les loges, et pendant cette distribution il trouvait moyen de placer ces mots gracieux ou à double sens: Madame, je vous garde une pensée.—Puissiez-vous ici, Messieurs, ne jamais trouver de soucis.—Mademoiselle, voici une rose que vous avez fait rougir de jalousie.—Tiens, Benjamin (c’était le nom de son domestique ou plutôt de son comique), tiens, Benjamin, disait-il en lui offrant un œillet, ton œillet rouge.—Comment, mon œil est rouge! c’est donc pour cela qu’il me faisait si grand mal tout à l’heure.

Cependant le petit bouquet tirait à sa fin, il n’en restait plus que quelques fleurs. Tout à coup, les mains du physicien s’en trouvaient littéralement remplies. Alors, d’un air de triomphe, il s’écriait, en montrant ces fleurs, venues comme par enchantement: J’avais promis d’escamoter et de métamorphoser toutes ces dames: pouvais-je choisir une forme plus gracieuse et plus aimable? En vous métamorphosant toutes en roses, n’est-ce pas, Mesdames, offrir la copie au modèle? n’est-ce pas aussi vous escamoter pour vous rendre à vous-mêmes? dites-moi, Messieurs, n’ai-je pas bien réussi?

Pour ces mots aimables, le prestidigitateur recevait une nouvelle salve de bravos.

Dans une autre circonstance, Comte, offrant une rose et une pensée à une dame, lui disait: N’est-ce pas vous trait pour trait, Madame? la rose peint la fraîcheur et la beauté; la pensée, l’esprit et les talents.

Il disait encore à propos de l’as de cœur, qu’il avait fait prendre à une de ses spectatrices choisie parmi les plus jolies: Voulez-vous, Madame, mettre la main sur votre cœur..... Vous n’avez qu’un cœur, n’est-il pas vrai!.... Je vous demande pardon de cette question indiscrète: mais elle était nécessaire, car bien que vous n’ayez qu’un cœur, vous pourriez les posséder tous.

Comte n’était pas moins gracieux envers les souverains.

A la fin d’une séance qu’il donnait aux Tuileries devant Louis XVIII, il proposa à Sa Majesté de choisir une carte dans un jeu de piquet. On pourrait croire que le hasard fit que le roi de cœur se trouva la carte choisie; je dirai que l’adresse du physicien en fut la seule cause. Pendant ce temps, un domestique déposait sur une table entièrement isolée un vase rempli de fleurs.

Comte prend alors un pistolet chargé à poudre, dans lequel il met le Roi de cœur en forme de bourre, et s’adressant à son auguste spectateur, il le prie de diriger ses regards vers le vase, au-dessus duquel la carte lancée par le pistolet doit aller se placer.

Le coup part, et au milieu des fleurs on voit apparaître le buste de Louis XVIII.

Le roi, ne sachant que conclure de ce dénouement inattendu, demande à Comte le sens de cette apparition, et lui dit même d’un ton quelque peu railleur:

—Il me semble, monsieur, que votre tour ne se termine pas comme vous l’aviez annoncé.

—J’en demande pardon à Votre Majesté, répond Comte, en prenant les manières et le maintien d’un courtisan, j’ai parfaitement tenu ma promesse. Je me suis engagé à faire paraître le Roi de cœur sur ce vase; j’en appelle à tous les Français: ce buste ne représente-t-il pas le Roi de tous les cœurs?

On doit croire que le compliment fut fort bien accueilli par les assistants. En effet, voici comment s’exprime le Journal Royal, du 20 décembre 1814, en terminant le récit de cette séance:

«Toute l’assemblée s’écrie avec M. Comte: nous le reconnaissons, c’est bien lui, c’est bien le Roi de tous les cœurs, l’amour des Français, de l’univers, Louis XVIII, l’auguste petit-fils de Henri IV.

»Un concert général d’applaudissements plonge dans une douce ivresse, dans des idées de paix et de bonheur, tout ce cercle aimable et vraiment français.

»Le roi, ému de cette chaleureuse acclamation, complimenta M. Comte sur son adresse.

»—Ce serait bien dommage, monsieur le sorcier, lui dit-il, de vous faire brûler; vous nous avez fait trop de plaisir pour que nous vous fassions de la peine. Vivez longtemps pour vous d’abord, et pour nous ensuite.

»M. Comte répondit à ce compliment de son souverain par une scène de ventriloquie, dans laquelle une voix lointaine ayant l’accent et le son de celle du physicien, s’exprima ainsi:

Autant Comte était aimable avec les dames, autant il était impitoyable pour les messieurs.

J’en aurais trop long à raconter, si je disais toutes les malignes allusions et les mystifications dont son public masculin était l’objet.

C’était, par exemple, certain tabouret sur lequel un spectateur en s’asseyant produisait un son des plus risqués, ou bien le tour des as de cœur, qu’il terminait en faisant sortir des as de toutes les parties du vêtement du patient qui, fouillé, secoué, bousculé, ne savait plus à quel saint se vouer pour échapper à cette avalanche de cartes. C’était encore le monsieur chauve, qui avait complaisamment prêté son chapeau et qui recevait une bordée de plaisanteries du genre de celles-ci:

«Ce vêtement vous appartient, sans doute, disait Comte en sortant une perruque du chapeau.... Ah! ah! il paraît que monsieur a de la famille; voici maintenant de petits bas; il va falloir parler bas.... puis une brassière.... un petit jupon.... une charmante petite robe, etc., etc.» Et comme le public riait à cœur joie: «Ma foi! je trouve ça beau aussi, ajoutait-il en retirant une chaussure de bois.... Rien ne manque au trousseau! pas même le petit corset et son lacet. C’était pour me lasser, monsieur, que vous aviez mis cet objet dans votre chapeau....»

La ventriloquie prêtait un grand charme aux séances de Comte, en faisant de charmants intermèdes sous formes de petites scènes comiques de la plus grande illusion. C’est qu’en effet il était impossible de porter à un plus haut degré l’imitation de la voix humaine et de la combiner avec plus d’intelligence et d’habileté, pour la lancer au loin ou pour la rapprocher graduellement des spectateurs.

Cette faculté lui inspirait souvent l’idée de curieuses mystifications. Mais les meilleures (si une mystification peut être jamais bonne) étaient réservées pour ses voyages; il les faisait alors servir à la publicité de ses annonces, elles contribuaient à attirer la foule à ses représentations.

A Tours, par exemple, il fait enfoncer quatre portes pour arriver jusqu’à un soi-disant malheureux, mourant de faim, que l’on croit enfermé dans une boutique où le ventriloque avait jeté sa voix. A Nevers, il renouvelle le prodige de l’ânesse de Balaam, en communiquant la parole à un baudet fatigué de porter son maître.

Une autre fois, pendant la nuit, il jette la terreur dans une diligence; plusieurs voix se font entendre aux portières; on dirait une douzaine de brigands qui demandent la bourse ou la vie. Les voyageurs effrayés s’empressent de remettre leurs bourses, leurs montres à Comte, qui se charge de traiter avec les voleurs; la bande satisfaite paraît s’éloigner.

Les voyageurs se félicitent d’en être quittes à si bon marché, et le lendemain, à leur plus grande satisfaction le ventriloque remet à chacun l’offrande qu’il a faite à la peur, et leur révèle le talent dont ils ont été dupes.

Un jour encore, sur le marché de Mâcon, il voit une paysanne chassant devant elle un gros cochon qui se traînait à peine, tant il était chargé de lard.

—Combien vaut votre porc, ma brave femme?

—Cent francs tout au juste, mon beau monsieur, à votre service, si vous voulez l’acheter.

—Certainement, je veux l’acheter, mais c’est trop des deux tiers; j’en donne dix écus.

—C’est cent francs ni plus ni moins, à prendre ou à laisser.

—Tenez, reprit Comte en s’approchant de l’animal, je suis sûr que votre cochon est plus raisonnable que vous.

—Voyons, l’ami, dis-moi, en conscience, vaux-tu bien cent francs?

—Nous sommes bien loin de compte, répond le cochon d’une voix rauque et caverneuse, je ne vaux pas cent sous. Je suis ladre, ma maîtresse veut vous attraper.

La foule qui s’était assemblée autour de la paysanne et de son cochon, recule épouvantée, et les regarde comme deux ensorcelés.

Comte regagne aussitôt son hôtel où l’on vient lui raconter à lui-même cette petite histoire. On lui apprend en outre que quelques personnes courageuses s’étant approchées de la sorcière, la sollicitent de se faire exorciser pour chasser l’esprit impur du corps de son cochon.

Cependant Comte ne se tira pas toujours aussi heureusement d’affaire, et il faillit payer fort cher une mystification qu’il avait fait subir à des paysans du canton de Fribourg, en Suisse. Ces fanatiques le prirent pour un sorcier véritable et l’assaillirent à coups de bâtons. Déjà même ils allaient le jeter dans un four allumé, si Comte n’était parvenu à se sauver en faisant sortir du four une voix terrible qui répandit la terreur parmi eux.

Je terminerai la nomenclature de ces plaisantes aventures par une petite anecdote dans laquelle Comte et moi, nous fûmes tour à tour mystificateurs et mystifiés.

Au sortir d’une visite que le célèbre ventriloque me fit au Palais-Royal, je le reconduisis jusqu’au bas de mon escalier, ainsi que le commandait la plus simple politesse.

Comte, tout en continuant de causer, descendait devant moi, de sorte que les poches de sa redingote se trouvaient naturellement à ma discrétion. L’occasion était si belle que je ne pus résister à la tentation de jouer un tour de ma façon à mon habile confrère.

Aussitôt conçue, cette idée fut mise à exécution. En un tour de main, non pas! soyons exact dans notre récit, en deux tours de main, je retirai du vêtement de mon ami son mouchoir et une fort belle tabatière en or, puis, j’eus soin de retourner la poche en dehors, pour prouver que mon travail avait été consciencieusement exécuté.

Je m’applaudissais du succès de mon expédition et je riais en moi-même du dénouement comique qu’elle aurait, lorsque je remettrais ces objets à Comte. Mais on a raison de dire, à trompeur trompeur et demi, car tandis que je violais ainsi les lois de l’hospitalité, Comte, de son côté, ruminait quelque perfidie.

Je venais à peine de mettre en lieu de sûreté mouchoir et tabatière que, prêtant l’oreille, j’entendis de l’étage supérieur une voix qui m’était inconnue.

—Monsieur Robert-Houdin, criait-on, voulez-vous monter tout de suite au bureau de location, je voudrais vous dire un mot.

—Tout-à-l’heure, répondis-je encore préoccupé de mon larcin, je vais y aller.

—Mais, me dit Comte avec bonhomie, puisque ce monsieur n’a qu’un mot à vous dire, allez-y, je vais vous attendre, car j’ai encore à vous parler.

—Soit, répondis-je, et sans réfléchir davantage je remonte au premier étage.

On a déjà deviné que le ventriloque vient de me jouer un tour de son métier. En arrivant au bureau, je ne trouve que l’employé qui ne sait ce que je veux lui dire.

Je m’aperçois, mais trop tard, que je suis une des nombreuses victimes de la ventriloquie, j’entends Comte qui chante sa victoire en riant aux éclats.

J’avoue sans fausse honte qu’un instant je fus vexé d’avoir donné dans le piége. Mais je me remis bien vite à la pensée d’une petite vengeance que je pouvais tirer de la situation même où je me trouvais. J’affectai de descendre avec tranquillité.

—Que voulait donc cette personne du bureau de location, me dit Comte d’un ton de dupeur satisfait?

—Vous ne le devinez pas? répondis-je en copiant mon intonation sur la sienne.

—Ma foi! non.

—Je vais alors vous le dire: c’était un voleur repentant, qui m’a prié de vous rendre des objets qu’il vous a escamotés. Les voici, mon maître!

—Je préfère que cela se termine ainsi, me dit Comte en réintégrant sa poche dans sa redingote, pour y remettre ensuite les objets que je lui présentais; nous sommes quittes, et j’espère que nous resterons toujours bons amis.

De tout ce qui précède, on peut conclure que la base fondamentale des séances de Comte était les mystifications aux Messieurs (les souverains exceptés), les compliments aux Dames et les calembours à tout le monde.

Comte avait raison d’employer ces moyens, puisque généralement il atteignait le but qu’il s’était proposé: il charmait avec les uns et faisait rire avec les autres. A cette époque, cette tournure de l’esprit était dans les mœurs françaises, et notre physicien, en s’inspirant des goûts et des instincts du public, était sûr de lui plaire.

Mais tout est bien changé depuis. Le calembour n’a plus la même faveur. Banni de la bonne compagnie, il s’est réfugié dans les ateliers d’artistes, où les élèves en font trop souvent un usage immodéré, et si quelquefois il est admis avec faveur dans une conversation intime, il ne saurait convenir dans une séance de prestidigitation.

La raison est facile à comprendre. Non seulement le calembour fait croire que le prestidigitateur a des prétentions à l’esprit, ce qui peut lui être défavorable; mais encore, lorsqu’il réussit, il provoque un rire qui nuit nécessairement à l’intérêt de ses expériences.

Il est un fait reconnu; c’est que pour ces sortes de spectacles, où l’imagination a la principale part:

Chargement de la publicité...