Confidences et Révélations: Comment on devient sorcier
AUJOURD’HUI, 6 JUIN 1786,
Cette boîte de fer, contenant six mouchoirs, a été placée au milieu des racines d’un oranger par moi, Balsamo, comte de Cagliostro, pour servir à l’accomplissement d’un acte de magie qui sera exécuté dans soixante ans, à pareil jour, devant Louis-Philippe d’Orléans et sa famille.
—Décidément, cela tient du sortilége, dit le Roi de plus en plus étonné..... Rien ne manque à la réalité, car le sceau et la signature du célèbre sorcier sont apposés au bas de cette déclaration qui, Dieu me pardonne, sent fortement le roussi.
A cette plaisanterie, l’auditoire se prit à rire.
—Mais, ajouta le Roi, en sortant de la boîte un paquet cacheté avec beaucoup de soin, serait-il possible que les mouchoirs fussent sous cette enveloppe?
—En effet, Sire, ils y sont; seulement, avant d’ouvrir ce paquet, je prie Votre Majesté de remarquer qu’il est également scellé du cachet du comte de Cagliostro.
Ce cachet, qui a joué un grand rôle sur les fioles d’élixir de longue vie et sur les sachets d’or potable du célèbre alchimiste, avait une certaine célébrité. Torrini, qui avait beaucoup connu Cagliostro, m’en avait, dans le temps, remis une empreinte que j’avais conservée, et sur laquelle j’avais pris un cliché.
—Certainement, c’est bien le même, répondit mon Royal spectateur en regardant à deux fois le sceau de cire rouge.
Toutefois, impatient de connaître le contenu du paquet, le Roi en déchira vivement l’enveloppe, et bientôt il étala devant les spectateurs étonnés les six mouchoirs qui, quelques minutes auparavant, étaient encore sur ma table.
Ce tour me valut de vifs applaudissements. Mais pour l’expérience de la seconde vue, qui devait terminer la séance, j’eus réellement à soutenir une lutte acharnée, ainsi que le Roi me l’avait annoncé.
Parmi les objets qui me furent présentés, se trouvait, je me rappelle, une médaille avec laquelle on croyait bien nous embarrasser. Cependant, je ne l’eus pas plus tôt entre les mains, que mon fils en fit la description de la façon suivante:
—C’est, dit-il avec assurance, une médaille grecque en bronze sur laquelle est un mot composé de six lettres que je vais épeler: lambda, epsilon, mu, nu, omicron, sigma, ce qui fait Lemnos.
Mon fils connaissait l’alphabet grec; il put donc lire le mot Lemnos, quoiqu’il lui eût été impossible d’en donner la traduction.
C’était déjà, comme on doit le penser, un véritable tour de force pour ce jeune enfant; mais la famille Royale ne s’en tint pas là.
On me remit encore une petite pièce de monnaie chinoise, percée, comme on le sait, d’un trou dans le milieu; le nom et la valeur de la pièce furent aussitôt désignés. Enfin, une difficulté dont j’eus le bonheur de me tirer avec avantage, vint clore brillamment cette expérience.
J’avais été étonné que la duchesse d’Orléans, qui prenait un intérêt tout particulier à la seconde vue, se fût absentée pour rentrer dans son appartement. Elle ne tarda pas à revenir et me remit entre les mains un petit écrin dont elle me pria de faire désigner le contenu par mon fils, mais en me recommandant expressément de ne pas l’ouvrir.
J’avais prévu la défense; aussi, pendant que la princesse me parlait, j’ouvris l’écrin d’une main et, d’un coup-d’œil rapide, je m’assurai de ce qu’il renfermait. Cependant je feignis de reculer un instant devant cette proposition, afin de produire un plus grand effet.
—Votre Altesse, répondis-je en rendant l’écrin, me permettra de me défendre d’une pareille impossibilité, car elle a dû remarquer que jusqu’à ce moment il fallait que l’objet me fût connu pour que mon fils le nommât.
—Vous avez pourtant surmonté de plus grandes difficultés, reprit la belle-fille de Louis-Philippe. Néanmoins, si cela ne se peut pas, n’en parlons plus, je serais fâchée de vous mettre dans l’embarras.
—Ce que demande Votre Altesse est, je le répète, impossible, et pourtant, jaloux de justifier la confiance que vous avez dans sa clairvoyance, mon fils, par un effort suprême de ses facultés, va tâcher de voir à travers l’écrin ce qu’il contient.
—Le peut-il, même à travers mes mains, reprit la Duchesse en cherchant à cacher l’écrin.
—Oui, Madame, et Votre Altesse fût-elle dans l’appartement voisin, mon fils le verrait encore.
La Duchesse d’Orléans, sans accepter cette nouvelle épreuve, que je lui proposais, se contenta d’interroger elle-même mon fils.
L’enfant, qui depuis longtemps avait ses instructions, répondit sans hésiter: il y a dans cet écrin une épingle en or, surmontée d’un diamant, autour duquel est un cercle d’émail bleu ciel.
—C’est de la plus grande exactitude, dit la Duchesse en présentant au Roi le bijou qu’elle sortit de sa boîte. Jugez vous-même, Sire.
Et se retournant vers moi:
—Tenez, Monsieur Robert-Houdin, me dit-elle avec une grâce infinie, voulez-vous accepter cette épingle en souvenir de votre visite à Saint-Cloud?
Je remerciai vivement Son Altesse, en l’assurant de ma reconnaissance.
La représentation était terminée; le rideau se baissa et je pus à mon tour jouir librement d’un curieux spectacle: c’était de voir par un petit trou mon auditoire rassemblé par groupes et se communiquant à l’envi ses impressions.
Avant de quitter le château, le Roi et la Reine me firent encore adresser les plus flatteuses paroles par la personne chargée de me remettre un souvenir de leur munificence.
Cette représentation ne put augmenter ma vogue; cela n’était plus possible, mais elle contribua puissamment à l’entretenir. Ma séance à Saint-Cloud eut surtout du retentissement dans l’aristocratie qui, jusqu’à ce moment, avait hésité à venir dans ma petite salle; la curiosité la fit passer par dessus quelques considérations, et elle vint à son tour s’assurer de la réalité des merveilles qui m’étaient attribuées.
Cependant les chaleurs de l’été commençaient à se faire sentir: nous étions aux premiers jours de juillet, je dus songer à fermer mon théâtre; seulement, au lieu d’aller courir fortune, comme l’année précédente, je m’occupai à changer et à renouveler ma séance. La tâche était grande, mais j’étais rempli d’une courageuse émulation, car je n’ignorais pas que mon succès m’imposait des obligations, et que pour le voir se continuer il me fallait constamment en être digne. Loin de me laisser décourager par ce dicton rétrograde: Nil novi sub sole, qu’Alfred de Musset a spirituellement paraphrasé ainsi:
Que sous ce vieux soleil tout est fait à présent;
je m’inspirais de cette pensée du même auteur:
Je ferai du nouveau, n’en fût-il plus au monde.
Ce qu’il y avait de plus pénible dans mon travail de recherches, c’est qu’il fallait que mes inventions fussent terminées à heure et à jour nommés, car la reprise de mes représentations était fixée au premier septembre suivant, et, pour bien des raisons, je tenais à être exact.
CHAPITRE XVI.
Nouvelles expériences.—La suspension éthéréenne, etc.—Séance à l’Odéon.—Un double accroc.—La protection d’un entrepreneur de succès.—1848.—Les théâtres aux abois.—Je quitte Paris pour Londres.—Le Directeur Mitchell.—La publicité anglaise.—Le grand Wizard.—Les moules à beurre servant à la réclame.—Affiches singulières.—Concours public pour le meilleur calembour.
Au lieu de faire la réouverture de mes séances au commencement de septembre, ainsi que je l’avais espéré, mes vacances forcées, que je pourrais mieux appeler mes travaux forcés, se prolongèrent un mois de plus. Ce fut seulement au premier octobre que je me trouvai en mesure de présenter mes nouvelles expériences.
Mes intérêts étaient grandement compromis par ce retard, mais j’espérais, avec quelque raison, me dédommager de mes pertes par l’empressement que mettrait le public à venir me visiter.
Mon nouveau répertoire se composait du Coffre de cristal, du Carton fantastique, du Voltigeur au trapèze, du Garde-Française, de la Naissance des fleurs, des Boules de cristal, de la Bouteille inépuisable, de la Suspension éthéréenne, etc., etc.
J’avais surtout donné tous mes soins à cette dernière expérience, sur laquelle je fondais de grandes espérances. La chirurgie m’en avait donné la première idée.
On se rappelle que vers 1847 on commença, en France, à appliquer aux opérations chirurgicales l’insensibilité produite par l’aspiration de l’éther; on ne parlait dans le monde que des merveilleux effets de cette anesthésie et de ses heureuses applications; c’était aux yeux de bien des gens une opération tenant presque de la magie.
Voyant que les chirurgiens se permettaient une sortie sur mon domaine, je me demandai si par ce fait ils ne me donnaient pas le droit d’user de représailles. Je le fis en inventant aussi mon opération éthéréenne, qui était, je crois, bien autrement surprenante que celle de mes confrères en chirurgie.
Le sujet sur lequel je devais opérer était le plus jeune de mes enfants, et je ne pouvais rencontrer une physionomie plus heureuse pour mon expérience. C’était un gros garçon de six ans, dont la figure fraîche et épanouie respirait la santé. Malgré son jeune âge, il mit la plus grande intelligence à apprendre son rôle, et il le joua avec une telle perfection, que les plus incrédules en furent dupes.
Ce tour était l’un des plus applaudis de ma séance. Il est vrai de dire que la mise en scène en était parfaitement combinée. Pour la première fois, j’avais essayé de diriger la surprise de mes spectateurs en la faisant croître comme par degrés, jusqu’au moment où elle devait en quelque sorte faire explosion.
J’avais divisé mon expérience en trois points, dont les effets étaient successivement plus étonnants les uns que les autres.
Ainsi, lorsque j’ôtais le tabouret de dessous les pieds de l’enfant[14], le public, qui avait souri pendant les préparatifs de la suspension, commençait à devenir sérieux;
Quand ensuite j’ôtais l’une des cannes, on entendait des exclamations de surprise et de crainte;
Enfin, au moment où je soulevais mon fils à la position horizontale, les spectateurs, à ce dénouement inattendu, couronnaient l’expérience de bravos unanimes.
Cependant, il arrivait quelquefois que des personnes sensibles, prenant l’éthérisation trop au sérieux, protestaient intérieurement contre les applaudissements et m’écrivaient des lettres dans lesquelles elles tançaient vertement le père dénaturé, qui sacrifiait au plaisir du public la santé de son pauvre enfant. On alla même jusqu’à me menacer de solliciter contre moi la sévérité des lois, si je n’abandonnais pas mon inhumaine opération.
Les auteurs anonymes de ces récriminations ne se doutaient guère du plaisir qu’ils me faisaient éprouver. Après nous être égayés de ces lettres en famille, je les gardais précieusement comme des témoignages de l’illusion que j’avais produite.
La vogue que me procura cette séance ne pouvait surpasser celle de l’année précédente; je n’avais à espérer d’autre résultat que celui d’emplir ma salle, et cela avait lieu chaque jour.
La famille royale voulut aussi voir mes nouvelles expériences. On loua la salle entière pour une après-midi, en sorte que mes séances du soir ne furent pas interrompues.
Cette représentation, à laquelle assistait également la reine des Belges avec sa famille, ne me présenta du reste d’autre particularité que de voir dans ma petite salle l’imposant spectacle d’une aussi considérable réunion de hauts personnages. Toutes les places étaient occupées, car Leurs Majestés étaient accompagnées de leurs cours respectives et d’un grand nombre d’ambassadeurs et de dignitaires du royaume.
Comme j’avais lieu de l’espérer, mes nobles spectateurs furent satisfaits et daignèrent m’adresser de vive voix leurs compliments.
Au milieu de ces douces satisfactions, j’avais tout lieu de croire que je possédais les bonnes grâces du public. Cependant j’appris à mes dépens, on va en juger, que si solide que paraisse la faveur de ce souverain, il faut quelquefois bien peu de chose pour la voir près de s’évanouir.
Le 10 février 1848, Madame Dorval donnait à l’Odéon une représentation à son bénéfice. J’avais promis à cette éminente artiste d’y joindre comme intermède quelques-unes de mes expériences.
Je fus de la plus grande exactitude à ce rendez-vous d’Outre-Seine; onze heures et demie sonnaient lorsque le rideau se baissa pour l’entr’acte qui devait précéder ma séance. Comme j’étais déjà depuis quelques instants en mesure de commencer, dix minutes me suffirent pour donner un dernier coup-d’œil à mes apprêts.
Mon premier soin, en prenant possession de la scène, avait été de me soustraire aux regards indiscrets; j’avais congédié tout le monde. Malheureusement je n’avais même pas fait d’exception en faveur du régisseur, et l’on va voir quelles furent les tristes conséquences de cette mesure.
Plein d’excellentes dispositions, je fais frapper les trois coups d’usage par mon domestique, et l’orchestre commence à jouer, tandis que, retiré dans la coulisse, je me prépare à faire mon entrée en scène. Mais au moment où le rideau se lève, je me rappelle avoir oublié un de mes accessoires, je cours le chercher à ma loge et reviens en toute hâte. O fatalité! dans ma précipitation je ne vois pas un trapillon[15] que le machiniste a imprudemment laissé ouvert, et ma jambe s’y enfonce jusqu’au-dessus du genou.
Une vive douleur m’arrache un cri de détresse; mon domestique accourt, et ce n’est qu’avec peine qu’il parvient à me dégager. Mais dans quel état! mon pantalon, ouvert et déchiré sur toute la longueur, laisse voir ma jambe couverte de sang et affreusement écorchée.
Dans ce désastreux état, il ne m’est plus possible de paraître en scène, je cherche alors autour de moi quelqu’un pour aller annoncer au public l’événement dont je viens d’être la victime; je n’aperçois que deux pompiers. Des pompiers pour une ambassade aussi délicate! il ne fallait pas y songer. J’avais bien aussi mon domestique; mais il faut que l’on sache que ce brave garçon était un nègre aux cheveux crépus, aux lèvres épaisses, au teint d’ébène, dont le langage naïf n’eût pas manqué d’exciter une risée générale sur ma triste position.
Le régisseur seul eût pu se charger de la mission; mais où le trouver?
Ces réflexions, promptes comme l’éclair, sont interrompues par les préludes d’un orage qui couve dans la salle; le public m’appelle, car, on s’en souvient, le rideau est levé, et, aux yeux des spectateurs, l’artiste a manqué son entrée; c’est là une faute irrespectueuse et par cela même impardonnable!
Mon nègre, sans s’inquiéter de ce qui se passe au-dehors, déchire son mouchoir et le mien, et bande ma plaie avec beaucoup d’habilité. Cela ne m’empêche pas d’en ressentir une vive souffrance, mais je ne tarde pas à éprouver un tourment mille fois plus grand encore lorsque j’entends éclater dans la salle une bruyante tempête. Le public, qui avait commencé par frapper des pieds, siffle maintenant, crie, hurle, sur tous les tons discordants du mécontentement.
Surmontant ma douleur, je change de pantalon en toute hâte[16] et je me décide à aller moi-même faire l’annonce de ma catastrophe. Je me dirige vers la porte du fond, et je me dispose à l’ouvrir lorsqu’un vacarme épouvantable, paroxisme effréné de l’impatience, me glace d’effroi et m’arrête; je n’ose plus, le cœur me manque. Pourtant il faut en finir. «Allons, me dis-je, dans un dernier effort sur moi-même, du courage!» et tout aussitôt ouvrant les deux battants, j’entre en scène.
Je n’oublierai jamais la réception qui me fut faite à mon arrivée. D’un côté, des cris, des sifflets, des huées; de l’autre, des trépignements et des applaudissements à tout rompre. C’étaient comme deux partis en présence cherchant à s’écraser l’un l’autre par un excès de tapage.
Pâle et tremblant devant une aussi rude épreuve, j’attends, immobile, le moment où les combattants venant à faire une trêve, me permettront de me justifier de mon retard. Ce moment arriva enfin, et je pus raconter ma triste aventure. Ma pâleur attestait la vérité de mes paroles; le public se laissa désarmer, et les sifflets cessèrent de se mêler aux applaudissements qui accueillirent mes explications.
Il faut savoir ce que ces claquements de mains, ces bravos, ces figures bienveillantes font passer de soulagement et de bien-être dans le cœur d’un artiste, pour comprendre le revirement soudain qui s’opéra en moi. La sang me monta au visage et me rendit mes couleurs; les forces me revinrent, et possédé d’une énergie nouvelle, j’annonçai au public que me trouvant beaucoup mieux, j’allais exécuter ma séance. Je le fis en effet, et telle fut la puissance de la surexcitation morale sous l’empire de laquelle j’étais, que je sentis à peine le mal causé par ma blessure.
J’ai dit qu’à mon entrée en scène j’avais été salué par des démonstrations d’une nature toute différente: si beaucoup de spectateurs sifflaient, d’autres m’applaudissaient. La vérité exige de ma part un aveu; j’étais soutenu, ce soir là, par un protecteur tout puissant.
Ceci demande explication; aussi pour donner à mon lecteur le mot de cette énigme, je suis obligé de lui raconter une toute petite anecdote.
A l’époque où j’inventai l’expérience de la seconde vue, plusieurs directeurs de Paris me firent la proposition de venir la présenter comme intermède sur leurs théâtres. Je m’y étais refusé par la raison que, déjà très fatigué de mes propres représentations, il me coûtait de les prolonger encore. Ma détermination était donc bien arrêtée sur ce point, lorsque je reçus la visite d’une artiste du Palais-Royal, madame M..., qui y remplissait l’emploi des duègnes.
—«Monsieur, me dit-elle avec une certaine hésitation, je n’ai pas l’honneur d’être connue de vous; aussi n’est-ce qu’avec crainte que je me présente pour vous prier de me rendre un grand service. Voici le fait. Notre bon directeur, Dormeuil, veut bien donner à mon bénéfice une représentation dont le produit, s’il est suffisant, doit être employé à libérer mon fils du service militaire. Il ne tiendrait qu’à vous, Monsieur, d’assurer le succès de cette représentation en lui accordant votre concours.» Et cette pauvre mère, puisant son éloquence dans son amour pour son fils, me peignit avec de si vives couleurs le chagrin qu’elle éprouverait d’un insuccès, que, touché de son malheur, je revins sur ma détermination et consentis à joindre à sa soirée mon expérience de la seconde vue.
Je n’ose me flatter que mon nom fut pour quelque chose dans le succès de la représentation; toujours est-il que la salle fut comble, et que la recette couvrit largement les frais d’un remplaçant.
Le lendemain, l’heureuse mère vint me faire part de son bonheur et m’adresser ses remerciements. Elle était accompagnée d’un Monsieur que je ne connaissais pas, mais qui, aussitôt que Madame M... eut cessé de parler, m’exposa à son tour le but de sa visite.
—J’ai pris la liberté d’accompagner ici Madame, me dit-il, pour vous complimenter de ce que vous avez fait pour elle; c’est là une bonne action dont tous mes camarades du théâtre vous savent un gré infini; pour ma part, j’espère tôt ou tard vous en témoigner reconnaissance à ma manière.
Tout en étant flatté de la démarche de mon visiteur, j’étais très intrigué du sens de sa dernière phrase; il s’en aperçut, et, sans me donner le temps de lui répondre, il continua:
—Ah! j’oubliais de vous dire qui je suis; j’aurais dû commencer par là. Je me nomme Duhart, et je suis entrepreneur des succès du théâtre du Palais-Royal. A propos, ajouta-t-il, avez-vous été satisfait de l’entrée que je vous ai faite hier?
J’avoue que cette confidence m’ôta une douce illusion; j’avais cru ne devoir qu’à moi-même la réception qui m’avait été faite, et voilà que je ne savais plus quelle était au juste la part d’applaudissements que ma séance m’avait méritée. Néanmoins, je remerciai M. Duhart de sa bienveillance passée et de celle qu’il me promettait pour l’avenir.
Trois mois après, je ne pensais plus à cet incident, lorsqu’un jour où je devais donner une séance à la Porte-Saint-Martin, je vis arriver chez moi mon ami Duhart.
—Un seul mot, M. Houdin, me dit-il sans vouloir prendre la peine de s’asseoir, j’ai lu sur les affiches que vous jouez au bénéfice de Raucourt; j’ai été vous recommander à P... qui vous soignera.
Je fus soigné, en effet, car lorsque je parus en scène, on me fit une entrée digne des plus hautes célébrités artistiques. Il était facile de reconnaître une ovation chaudement recommandée. Cependant je dois dire que pour ces applaudissements comme pour tous ceux qui suivirent dans le cours de la soirée, je remarquai, à ma grande satisfaction, que le public, ainsi que l’on dit en langue romaine, portait coup, et que les bravos partant du parterre rayonnaient fort bien dans toute la salle.
A quelques mois de là, à propos d’une représentation que je donnai au Gymnase, même visite de Duhart, même recommandation à son confrère, et même résultat. Enfin, il y eut peu de mes excursions hors de ma scène, auxquelles ne se soit intéressé mon protecteur reconnaissant.
Je dois le dire, je le laissais faire, et je n’y voyais aucun mal. Loin de là, ces encouragements étaient un stimulant pour moi: chaque fois je redoublais d’efforts pour les mériter.
Je me suis fait un plaisir de raconter ce trait, car il peint bien le caractère d’homme capable d’être aussi longtemps reconnaissant d’un peu de bien fait à une pauvre camarade de théâtre. Du reste, la représentation de l’Odéon fut la dernière où ce bon Duhart se dérangea pour moi. La révolution de février arriva quelques jours plus tard.
On sait que cet événement fut un véritable coup de massue pour tous les théâtres.
Après avoir épuisé toutes les attrayantes amorces de leur répertoire, les directeurs, aux abois, voyant leur agaceries infructueuses, se réunirent vainement en congrès pour conjurer une aussi désastreuse situation.
J’avais été convoqué à cette réunion. Mais si j’y fis acte de présence, ce fut par pure politesse, car je me trouvais dans une position tout exceptionnelle relativement à mes confrères.
Cette position tenait simplement à ce que mon établissement, au lieu de porter le nom de théâtre, s’appelait un spectacle[17]. Moyennant cette légère différence de dénomination, je jouissais de droits infiniment plus étendus.
Ainsi, tandis que les théâtres ne pouvaient avoir des affiches que d’une dimension déterminée par une ordonnance de police, j’avais la liberté, moi, directeur de spectacle, de faire l’annonce de mes séances dans des proportions illimitées.
Je pouvais diminuer ou augmenter le nombre de mes représentations selon ma fantaisie, ce qui n’était pas un des moindres avantages de mon administration.
Enfin j’avais le droit, quand bon me semblerait, de mettre la clef de ma salle dans ma poche, de congédier mes employés et de me promener, en attendant des destins plus doux.
Toutefois ces avantages, auxquels j’ajouterai celui d’avoir des frais beaucoup plus modérés que mes confrères, ne m’offrirent d’autre résultat que celui de ne pas perdre d’argent. J’eus beau faire feu des quatre pieds, le public resta sourd à mon appel comme au leur.
Je me trompe; pendant quelques jours, je reçus du Gouvernement provisoire de très gracieuses lettres sous forme de laissez-passer, qui me priaient de recevoir dans ma salle des jeunes gens des écoles Polytechnique et de Saint-Cyr avec les personnes dont ils étaient accompagnés.
J’étais enchanté, du reste, de cet aimable sans-façon, qui venait augmenter le nombre de mes rares spectateurs; je jouais au moins devant une salle assez bien garnie, et je n’avais plus le crève-cœur de voir ces maudites banquettes vides, dont l’aspect paralyse d’ordinaire les moyens de l’artiste, même le plus philosophe.
Cette illusion était à la vérité bien éphémère, car, chaque soir, après la séance, mon caissier faisait, en m’abordant, une triste figure.
Quel désenchantement! quelles amères représailles de la part de l’aveugle déesse qui, pendant quelque temps, m’avait accordé de si douces faveurs!
Néanmoins, dans ces moments de détresse, je puis le dire en toute sincérité, les déceptions et les tourments ne sont pas tous dans les chiffres de profits et pertes: un directeur a beau ne pas faire de recette, il veut cacher sa misère. Pour donner le change, il cherche à garnir son théâtre et il donne gratuitement des billets. Je recourus à ce moyen; mais ce qui paraîtra étrange, c’est que ces billets qui, un mois plus tôt, eussent été regardés comme une très grande faveur, furent reçus avec beaucoup d’indifférence; souvent même il arriva que l’on ne se donnait pas la peine de répondre à mon invitation.
Devenu philosophe par nécessité, je finis par me résigner à voir ma salle à peu près vide, et je n’envoyai plus d’invitations. D’ailleurs j’avais eu l’occasion d’étudier le billet de faveur (c’est ainsi que l’on personnifie celui qui vient gratis au théâtre) et j’avais remarqué que ce genre de public est, ou semble toujours être très indifférent au spectacle. En effet, le billet de faveur, lorsqu’il sait que le théâtre est à court de spectateurs, croit faire un acte de complaisance en se rendant à l’invitation qui lui est faite. Une fois entré, s’il voit la salle pleine, il se figure que toutes les places sont occupées par des billets donnés (il a quelquefois raison), et il en conclut que le spectacle doit être peu amusant. S’il arrive qu’il se trompe, il n’applaudit pas, parce qu’il craint d’être reconnu pour être venu gratis, et de passer pour un compère, payant sa place en applaudissements.
J’en étais là de mes misères administratives, lorsque, un matin, je reçus la visite du directeur du Théâtre-Français de Londres. Mitchell (c’est le nom du directeur), loin de chercher à m’étourdir par des promesses mensongères se contenta de me faire cette simple proposition:
—Monsieur Robert-Houdin, me dit-il, vous êtes très connu à Londres; venez donner des représentations au théâtre Saint-James, et tout me porte à croire que vous y aurez du succès. Du reste, nous y serons également intéressés, car nous partagerons les recettes brutes, et sur ma part, je paierai tous les frais des représentations. Vous alternerez avec mon opéra-comique, c’est-à-dire que vous jouerez les mardi, jeudi et samedi. Vous commencerez, si vous le voulez, le 7 mai prochain, c’est-à-dire dans un mois, à partir d’aujourd’hui.
Ces conditions me semblant très acceptables, j’ajouterai même fort avantageuses, j’y souscrivis avec empressement. Mitchell alors me tendit la main, je lui donnai la mienne, et cette sanction amicale fut le seul traité que nous fîmes pour cette importante affaire. Point de dédit de part ni d’autre, point de conventions secondaires, point de signature, et jamais marché ne fut mieux cimenté.
Depuis lors, dans mes longues relations avec Mitchell, j’eus maintes fois l’occasion d’apprécier toute la valeur de sa parole. C’est qu’aussi, je puis le dire hautement, c’est sans contredit un des plus consciencieux directeurs que j’aie jamais rencontrés. A la religion de la foi donnée, Mitchell joint en outre une affabilité extrême, une générosité et un désintéressement à toute épreuve. En toute circonstance, on le voit agir quite a gentleman, comme on dit en anglais, ou comme on dirait en France, en parfait gentilhomme. Une des plus brillantes qualités qu’on doit lui reconnaître, comme directeur, c’est la délicatesse de ses procédés envers ses artistes. Le trait suivant peut en donner un exemple.
Jenny Lind chantait au théâtre italien de Londres précisément les jours où je donnais mes représentations à Saint-James, de sorte que, malgré tout le désir que j’avais d’aller l’entendre, je ne pouvais me décider à sacrifier une séance pour cet attrayant plaisir. Cependant, par une circonstance trop longue à raconter ici, il arriva que je me trouvai libre un jour de représentation de Jenny Lind. Il faut dire qu’outre l’exploitation du théâtre Saint-James, Mitchell avait loué pour toute l’année une certaine quantité de loges au Théâtre-Italien, et que, selon la coutume anglaise, il les revendait aux plus offrants. Il arrivait parfois que des coupons n’étaient pas vendus au moment de la représentation; Mitchell en faisait alors profiter quelques amis privilégiés. Je savais cette particularité, et je me proposai de lui faire, ce soir-là, le cas échéant, la demande d’une semblable faveur.
Au moment où j’allais sortir de chez moi pour aller trouver mon directeur, il entra dans ma chambre.
—Parbleu, mon cher Mitchell, lui dis-je en l’abordant, j’allais précisément chez vous pour présenter une requête.
—Quelle qu’elle soit, mon ami, me répondit-il gracieusement, soyez assuré d’avance qu’elle sera très bien accueillie.
Et lorsque je lui eus expliqué ce dont il s’agissait:
—Mon Dieu, Houdin, me dit-il du ton d’une véritable contrariété, que vous me faites de peine de me demander cela!
—Pourquoi donc? repris-je sur le même ton; si cela ne se peut pas, mon cher ami, mettons que je n’ai rien dit.
—Au contraire, Houdin, au contraire, cela se peut très bien; je suis seulement contrarié d’avoir manqué la surprise que je voulais vous faire; je vous apportais précisément une excellente loge pour ce soir... La voici.
Peut-on trouver rien de plus délicat et de plus aimable que cette manière de faire?
Quinze jours ne s’étaient pas écoulés depuis mon entrevue avec Mitchell, qu’après une traversée des plus heureuses, je débarquais à Londres. Dès mon arrivée, mon directeur me conduisit dans un charmant logement attenant à son théâtre, et, après l’avoir mis à ma disposition, il m’en fit visiter toutes les pièces. Arrivés dans la chambre à coucher:
—Vous voyez là, me dit-il, un lit célèbre; c’est ici que Rachel, Déjazet, Jenny Colon et plusieurs autres célébrités artistiques se sont reposées des émotions de leurs succès. Vous ne pouvez y avoir que de très belles inspirations dans les rêves qu’évoquera en vous le souvenir de ces hôtes illustres. A tout autre que vous, mon cher Houdin, je dirais que ces célèbres prédécesseurs lui porteront bonheur, mais votre chance à vous est dans la vertu de votre baguette magique.
Mitchell voulant donner à mes représentations tout l’attrait désirable, avait commandé, pour mes séances, au décorateur de son théâtre, un salon Louis XV d’une grande richesse, ainsi qu’un rideau d’avant-scène, sur lequel devait être peint en lettres d’or le titre, adopté pour mon théâtre de Paris, Soirées fantastiques de Robert-Houdin. Ce travail, assez long à exécuter, ne me permettait de commencer l’organisation de ma séance que lorsqu’il serait entièrement terminé.
En attendant, n’ayant rien de mieux à faire, j’allais me promener, chaque jour, dans les magnifiques parcs de Londres, et je prenais des forces en prévision des fatigues que j’allais éprouver dans mes séances.
A ce mot de fatigues, le lecteur sera sans doute surpris, car il a le droit de croire que mon séjour à Londres sera, en quelque sorte, un temps de repos, puisqu’au lieu de jouer sept fois par semaine comme chez moi, je ne dois plus donner que trois représentations dans le même laps de temps.
Pour expliquer cette contradiction, il me suffira de dire que le travail et les fatigues sont moins dans l’exécution des séances que dans leur organisation. Or, comme à Saint-James, j’allais jouer alternativement avec une troupe d’opéra-comique, il en résultait que, pour ne pas gêner les artistes dans leurs études, je devais leur laisser tout le temps nécessaire à leurs répétitions qui, on le sait, prennent la plus grande partie de la journée. En conséquence j’avais promis de débarrasser la scène aussitôt ma représentation terminée, et de n’en prendre possession que dans le milieu du jour qui m’était réservé. Ajoutons que dans le travail d’installation et de déménagement, il ne suffisait pas seulement de l’œil du maître, il fallait pour bien des raisons que je misse la main à l’œuvre.
On comprendra facilement ce qu’une telle situation devait me causer de fatigue.
Mitchell avait, pour l’aider dans la direction de son théâtre, deux employés de la plus grande intelligence: ils se nommaient Chapman et Nemmo. L’un calme et réfléchi, s’occupait de la partie administrative; l’autre, vif, alerte, actif, surveillait certains détails du théâtre et particulièrement tout ce qui regardait la publicité.
D’après les recommandations du directeur, Nemmo avait fait grandement les choses pour l’annonce de mes représentations. D’énormes affiches, sur lesquelles étaient représentées les différentes expériences de ma séance, couvrirent les murs de Londres, et furent, selon l’usage anglais, promenées dans les rues de la ville, à l’aide d’une voiture semblable à celles que nous avons à Paris pour les déménagements.
Mais, quelque grande que fût cette publicité, elle était encore modeste comparativement à celle que vint nous opposer un compétiteur, qui peut passer à bon droit pour le plus habile et le plus ingénieux puffiste de l’Angleterre.
Lorsque j’arrivai à Londres, un escamoteur, nommé Anderson, qui prenait le titre de Great Wizard of the North (le grand sorcier du Nord), donnait depuis longtemps des représentations dans le petit théâtre du Strand.
Cet artiste, craignant sans doute de voir se partager l’attention publique, essaya d’éclipser la publicité de mes séances. Il lança donc dans les rues de Londres une cavalcade ainsi organisée:
Quatre énormes voitures, couvertes d’affiches et d’images représentant des sortiléges de toute sorte, ouvraient la marche. Vingt-quatre hommes, suivaient à la file et portaient chacun une bannière, sur laquelle était peinte une lettre d’un mètre de hauteur.
A chaque carrefour, les quatre voitures s’arrêtaient côte à côte, et représentaient une affiche de vingt à vingt-cinq mètres de long, tandis que, au commandement d’un chef, tous les hommes, autrement dit toutes les lettres, s’alignaient, à l’exemple des voitures.
Vues par devant, les lettres formaient cette phrase:
THE CELEBRATED ANDERSON!!!
et on lisait de l’autre côté des bannières:
THE GREAT WIZARD OF THE NORTH.
Malheureusement pour le Wizard, ses séances étaient attaquées d’une maladie mortelle: un séjour trop prolongé dans Londres avait fini par amener la satiété. Puis son répertoire était vieux de date, et ne pouvait lutter avec les tours nouveaux que j’allais présenter. Que pouvait-il opposer à la seconde vue, à la suspension, à la bouteille inépuisable, au carton fantastique, à l’escamotage de mon fils, etc., etc. Force lui fut donc de fermer son théâtre et de partir pour la province où, grâce à ses puissants moyens de publicité, il sut comme toujours faire d’excellentes affaires.
J’ai rencontré dans ma vie bien des puffistes, mais je puis dire que jamais je n’en ai vu qui atteignîssent à la hauteur où Anderson s’est élevé. L’exemple que je viens de citer peut déjà donner une idée de sa manière, je vais en ajouter quelques autres qui achèveront de peindre l’homme.
Lorsque ses représentations doivent avoir lieu dans une ville et qu’elles ont été annoncées à grand renfort de publicité, Anderson parvient encore à faire lire ses annonces par les personnes qui ne regardent ni les journaux ni les affiches.
A cet effet, il fait remettre à tous les marchands de beurre de la ville des moules en bois sur lesquels sont gravés son nom, son titre et l’heure de sa séance, il les prie d’imprimer son cachet sur leurs marchandises, en remplacement de la vache qui y est ordinairement représentée. Comme il n’est pas une seule famille en Angleterre qui ne mange du beurre à son déjeuner, si ce n’est même à tous ses repas, il en résulte que chacun a, dès le matin, sans aucun frais pour l’escamoteur, un programme qui l’engage to pay a visit (à rendre visite) à l’illustre sorcier du nord.
Ou bien encore, Anderson envoie dans les rues, avant le jour, une douzaine d’hommes, porteurs de ces énormes plaques à jour, à l’aide desquelles, avec un pinceau et du noir, on a pendant longtemps couvert d’annonces les murs de Paris. Ces gens impriment sur les dalles des trottoirs, qui, on le sait, sont en Angleterre de la plus grande propreté, l’annonce des séances du sorcier. Bon gré mal gré, chaque marchand, en ouvrant sa boutique, chaque habitant, en se rendant à ses affaires, ne peut faire autrement que de lire le nom d’Anderson et le programme de son spectacle. Il est vrai que quelques heures après, ces annonces sont effacées par les pas des passants, mais des milliers de personnes les ont lues. Le Wizard n’en demande pas davantage.
Ses affiches n’accusent pas moins d’originalité. On m’en montra une, un jour, d’un format gigantesque, qui avait été faite à l’occasion de son retour à Londres après une longue absence. C’était une imitation en charge du fameux tableau le Retour de l’île d’Elbe de Napoléon.
Sur le premier plan, on voit Anderson affectant la pose du grand homme. Au-dessus de sa tête flotte un immense étendard portant ces mots: la merveille du monde; derrière lui, et un peu perdu dans la pénombre, se tiennent respectueusement l’empereur de Russie et plusieurs autres monarques. Ainsi que dans le tableau original, des admirateurs fanatiques du sorcier embrassent ses genoux, tandis qu’une foule immense le salue de ses acclamations. On aperçoit dans le lointain la statue équestre du général Wellington qui, le chapeau bas, s’incline devant lui, le grand Wizard. Enfin il n’est pas jusqu’à la tour de Saint-Paul qui ne se penche aussi très humblement.
Au bas est cette inscription: Retour du Napoléon de la Nécromancie.
Prise au sérieux, cette image eût été une réclame de très mauvais goût; comme charge, elle est excessivement comique. Du reste, elle obtint le double résultat de faire rire le public de Londres et de rapporter grand nombre de shillings à l’habile puffiste.
Lorsque Anderson est sur le point de quitter une ville, où il a épuisé toutes les ressources de la publicité et qu’il n’a plus rien à espérer, il sait le moyen de faire encore une énorme recette.
Il commande au meilleur orfèvre de la ville un vase d’argent de cinq ou six cents francs; il loue, pour un jour seulement, le plus grand théâtre ou la plus grande salle de l’endroit et fait annoncer que, dans une séance d’adieu que se propose de donner le grand Wizard, il sera établi, pendant l’entr’acte, un concours parmi les spectateurs, pour le meilleur calembour.
Le vase d’argent sera le prix du vainqueur.
On sait que le peuple anglais se livre très volontiers à l’exercice des jeux de mots.
Un jury est choisi parmi les personnes les plus notables de la ville pour juger, de concert avec le public, la valeur de chaque calembour.
On convient que lorsque le mot sera trouvé bon, on applaudira; qu’on ne dira rien pour le passable, et que l’on grognera pour le mauvais. (En Angleterre, on ne siffle pas pour désapprouver, on grogne).
Les places sont retenues à l’avance, la salle est envahie, elle est comble; on vient moins pour la séance, que l’on connaît déjà, que pour se donner le plaisir de faire de l’esprit en public. Chacun lance son mot et reçoit un accueil plus ou moins favorable; enfin le vase est décerné au plus spirituel de la société.
Tout autre qu’Anderson se contenterait d’encaisser l’énorme recette que lui rapporte cette séance, mais le Grand Sorcier du Nord n’a pas dit son dernier mot. Avant que le public quitte la salle, il annonce qu’un sténographe a été chargé par lui d’inscrire tous les calembours, et qu’ils paraîtront chez les principaux libraires de la ville sous forme de recueil.
Chaque spectateur qui a donné son trait d’esprit n’est pas fâché de le voir imprimé, et il achète le livre moyennant un shilling (1 fr. 25 c.) On peut se faire une idée du nombre d’exemplaires qui peuvent être vendus par le nombre des calembours qu’ils contiennent. J’ai en ma possession un de ces recueils, imprimés à Glascow et portant la date du 15 mars 1850, dans lequel il y a 1,091 de ces facéties.
Je possède aussi quelques affiches du Grand Sorcier du Nord, et je les conserve précieusement, comme des modèles du genre. Il en est une surtout qui est le sublime de la blague, fût-elle même américaine. Je vais la donner ici pour couronner dignement cette esquisse de l’émule de Barnum.
Je copie mot à mot:
«Le Grand Sorcier du Nord, surnommé la plus Haute Merveille de l’Age, le vrai, le seul Wizard des Wizards, qui a été honoré des sourires approbateurs des royautés, de l’élite de la société et des hommes savants de toute dénomination; le Wizard qui a étonné d’innombrables myriades de spectateurs par son art merveilleux et la puissance de sa magie; le voici, l’incompréhensible maître de la sorcellerie moderne, qui vous invite à venir chaque soir à son palais cabalistique pour que vous soyez témoins de ses actes étourdissants, de son habileté scientifique et de ses prodiges. Le voici, le Wizard qui défie tout compétiteur, le Wizard qui commande l’examen et l’attention, le Wizard qui est infaillible, le Wizard du Nord enfin, dont les mystères sont impénétrables, indéfinissables et incontestables. Venez donc tous à son mystique banquet de la joie intellectuelle.
»Les milliers de spectateurs qui ont déjà vu ses séances nécromantiques reviennent et reviennent encore pour assister à sa science délectable et jeter des yeux avides sur les merveilles qui réalisent des impossibilités. Tous le proclament sans rival et s’écrient: Ce mystérieux magicien des temps modernes est bien la vraie lumière et la merveille de l’âge.
»Signé: Anderson.»
Le style charlatanesque de cette affiche est très plaisant, du moins je le regarde comme tel, car il n’est pas supposable qu’Anderson ait jamais eu l’intention de s’adresser sérieusement de tels compliments; si je me trompais, ce serait alors de sa part, eu égard à son talent en escamotage, plus que de la vanité. Je le crois au fond très modeste.
CHAPITRE XVII.
Le théatre Saint-James.—Invasion de l’Angleterre par les artistes français.—Une fête patronnée par la Reine.—Le Diplomate et le Prestidigitateur.—Une recette de 75,000 francs.—Séance à Manchester.—Les spectateurs au carcan.—What a capital caraçao.—Montagne humaine.—Cataclysme.—Représentation au palais de Buckingham.—Un repas de Sorciers.
Mais il est temps de revenir à Saint-James; les machinistes, peintres et décorateurs doivent avoir terminé leurs travaux, car le 7 mai est arrivé, et ce jour est le terme fixé pour que la scène me soit livrée.
En effet, chacun a été de la plus grande exactitude. Dès le matin, le nouveau décor se trouve en place, et comme, grâce à la recommandation faite par Mitchell, on a suspendu, ce jour-là, les répétitions de l’opéra-comique, le théâtre reste entièrement libre pour toute la journée; je puis donc me livrer tranquillement aux préparatifs de ma séance. Du reste, tout a été si bien prévu, si bien disposé à l’avance, que mes apprêts se trouvent terminés lorsque le public commence à entrer dans la salle.
J’avais, ainsi qu’on doit le penser, pris toutes mes précautions, toutes mes mesures, pour que rien ne manquât dans ma séance, car une expérience qui, si elle réussit, doit produire de l’étonnement, n’est plus en cas d’insuccès qu’une mystification à l’adresse de l’opérateur. Pauvres sorciers que ceux dont le pouvoir surnaturel, dont les miracles tiennent à un fil!
Il est vrai qu’un prestidigitateur intelligent, quel que soit le mécompte qui lui survienne, doit toujours savoir se tirer d’embarras, en se réservant un faux-fuyant qui puisse donner le change au public. Néanmoins, si habile que l’on soit dans ces sortes de réparations, il est très difficile d’en obtenir un heureux résultat, car ce n’est toujours qu’un rhabillage dont on voit quelquefois le joint.
J’avais bien, en toute occasion, une double manière de faire, mais j’avoue que j’étais désolé quand j’étais obligé d’avoir recours à ces moyens secondaires qui, en allongeant l’expérience, en rendent l’effet beaucoup moins saisissant.
Lorsqu’il s’agit de tours d’adresse, la chose est impossible, car là un escamoteur ne doit jamais faillir, pas plus qu’un bon musicien ne doit faire une fausse note. S’il arrive qu’il se trompe, c’est qu’il n’est pas suffisamment adroit, et il doit recourir au travail pour se perfectionner dans son art; mais dans les expériences, il survient souvent des accidents que j’appellerai des coups de massue et que l’homme le plus soigneux et le plus circonspect ne peut prévoir. On ne peut, dans ces circonstances compter que sur les expédients que suggère l’esprit.
Ainsi, par exemple, il m’arriva un jour de briser le verre d’une montre qui m’avait été confiée dans une séance. La position était embarrassante, car c’est une très mauvaise conclusion pour un tour, que de rendre endommagé un objet qui vous a été confié en bon état.
Je m’approchai tranquillement de la personne qui m’avait prêté sa montre; je la lui présentai en ayant soin que le cadran se trouvât tourné en-dessous, et au moment de la remettre, je la retirai doucement.
—Est-ce bien votre montre? dis-je avec assurance.
—Oui, Monsieur, c’est elle.
—A merveille; j’étais bien aise de le faire constater. Voulez-vous, Monsieur, ajoutai-je en baissant la voix, me la laisser pour un autre tour, que je vais faire dans quelques instants?
—Volontiers, me répondit le complaisant spectateur.
J’emporte alors le bijou sur la scène, et le remettant furtivement à mon domestique, je lui donne l’ordre de courir en toute hâte chez un horloger pour y faire remettre un autre verre.
Une demi-heure après, je reviens auprès du propriétaire de la montre, et la lui rendant:
—Mon Dieu! Monsieur, lui dis-je, je viens de m’apercevoir avec regret que l’heure avancée de la soirée ne me permet pas de faire le tour que je vous ai promis; mais comme j’espère avoir encore le plaisir de vous voir à mes séances, veuillez me le rappeler la première fois que vous viendrez, et je pourrai alors vous faire jouir de cette intéressante expérience... J’étais sauvé.
Cependant le public entrait à Saint-James, mais avec tant de calme que, bien que la loge où je m’habillais fût près de la scène, je n’entendais aucun bruit dans la salle. J’en étais effrayé, car ces entrées paisibles sont en France le pronostic certain d’une mauvaise recette pour le directeur, et pour l’artiste les sinistres préliminaires d’un insuccès, disons le mot, d’un fiasco.
Dès que je fus en mesure de me présenter sur la scène, je courus au trou du rideau. Je vis alors avec autant de surprise que de joie la salle complètement remplie et présentant en outre la plus charmante société que j’eusse encore vue.
Il faut dire aussi que le théâtre Saint-James est un établissement hors ligne; il est en quelque sorte un point de réunion pour la fine fleur de l’aristocratie anglaise, qui s’y rend dans le double but de jouir du spectacle et de se perfectionner dans la prononciation de la langue française.
Un fait donnera une idée de l’élégance, du ton et de la tenue des spectateurs: il n’est permis à aucune dame de garder son chapeau; si élégant qu’il soit, elle doit en entrant le déposer au vestiaire. Cette mesure, du reste, rentre dans les habitudes anglaises, car les dames vont à ce théâtre en toilette de bal, c’est-à-dire coiffées en cheveux et décolletées autant que la mode et les convenances le permettent. De leur côté, les hommes s’y présentent vêtus de l’habit noir, cravatés de blanc et gantés d’une manière irréprochable.
A Saint-James, le parterre n’existe que pour mémoire; relégué sous les balcons, c’est à peine si l’on s’aperçoit de son existence. Tout le rez-de-chaussée est garni de stalles ou plutôt d’élégants fauteuils, où les dames sont admises.
Le prix des places est en rapport avec le confortable qu’elles peuvent offrir. Chaque stalle se loue douze shillings (quinze francs), et l’on peut entrer aux modestes places du parterre moyennant trois shillings (trois francs soixante-quinze centimes). Ce n’est pas plus cher qu’à l’Opéra.
Tandis que j’étais à regarder avec ravissement cette élégante assemblée, je me sentis légèrement frapper sur l’épaule. C’était Mitchell, qui venait délicatement me faire part de quelques invitations qu’il avait cru convenable de faire.
—Eh bien! Houdin, me dit-il, quel est le résultat de votre examen? Comment trouvez-vous la composition de notre salle?
—Charmante, mon cher Mitchell; je dirai même que c’est la première fois que, dans un théâtre, je me trouve appelé à donner des représentations devant une aussi brillante réunion.
—Brillante est en effet le mot, mon ami, car vous saurez qu’au nombre de vos admirateurs (qu’on me passe le mot de louange, c’est Mitchell qui parle) se trouve toute la presse anglaise, et la presse anglaise possède un nombreux effectif. Nous devons avoir également pour spectateurs quelques gentlemen dont l’opinion a la plus grande influence dans les salons de la capitale des Trois-Royaumes; enfin grand nombre de places sont occupées par des célébrités artistiques qui seront de justes appréciateurs de ce Robert-Houdin que, selon l’expression champenoise, nous avons fait mousser comme il le mérite.
On doit penser, d’après ces détails, si cette représentation fut une solennité pour moi, et combien j’apportai de zèle et de soins dans l’exécution de mes expériences. Je puis le dire, j’obtins un véritable succès.
Parlerai-je maintenant de la bienveillance et des encouragements du public du théâtre Saint-James? J’en appelle aux artistes célèbres qui, avant moi, ont joué sur cette scène: Rachel, Roger, Samson, Regnier, Duplessis, Déjazet, Bouffé, Levassor, etc.; y a-t-il en Europe des spectateurs comparables à ceux de Saint-James? Là, point de claqueurs; ils y seraient superflus; le public se charge lui-même d’encourager les artistes. Les gentlemen ne craignent pas de faire craquer leurs gants, et les dames font avec leurs petites mains tout le bruit dont elles sont capables.
Mais je m’arrête, car je craindrais en continuant de tomber dans le style du Grand Wizard.
Mes représentations suivirent leur cours à Saint-James, et me dédommagèrent amplement de ce que j’avais perdu à Paris. Bien que je ne donnasse que quatre représentations par semaine, leur résultat dépassait encore celui de mes plus beaux jours en France. Je ne pouvais certainement désirer rien au-delà; mais Mitchell, plus expérimenté que moi en affaires de théâtre, avait une ambition qu’il m’avait communiquée.
—Il faut, mon ami, m’avait-il dit, que vous jouiez devant la Reine, car alors seulement votre vogue à Londres sera sanctionnée, et elle deviendra par conséquent plus durable.
Toutefois, Mitchell ne pouvait se dissimuler la difficulté d’obtenir la commande de cette représentation; les circonstances, et je dirais même la politique, si je l’osais, semblaient s’y opposer.
Après les journées de février, les théâtres de Paris furent, ainsi que je l’ai dit plus haut, réduits à n’avoir à peu près pour toute encaisse métallique que des billets de faveur; ils cherchèrent donc dans les pays voisins, comme je l’avais fait moi-même, un public moins préoccupé de politique, et par conséquent plus accessible à l’attrait des plaisirs.
L’Angleterre était le seul pays qui n’eût rien changé à ses habitudes de luxe et de plaisir; aussi nombre de directeurs tournèrent-ils des regards d’espérance vers cet Eldorado.
Le théâtre du Palais-Royal, qui pourtant était un des moins malheureux, en raison des affaires comparativement bonnes qu’il faisait, fut un des premiers à tirer à vue sur la riche métropole des trois Royaumes-Unis.
Dormeuil, son habile directeur, divisa sa troupe en deux parties; l’une resta à Paris, tandis que l’autre vint au théâtre Saint-James, en remplacement de l’opéra-comique qui avait terminé son engagement avec Mitchell. Levassor, Grassot, Ravel, Mlle Scrivaneck, etc., eurent un éclatant succès auprès de nos communs spectateurs.
Cette réussite fut connue à Paris et monta la tête du directeur du Théâtre Historique, M. H.....
Après s’être entendu avec les propriétaires d’un théâtre de Londres (Covent-Garden, je crois), l’impressario y vint également avec une partie de sa troupe, pour représenter en deux soirées la pièce de Monte-Christo.
L’arrivée de ces artistes, tous pour la plupart d’un grand mérite, mit en émoi les directeurs anglais, et ceux-ci, craignant avec quelque raison un accaparement complet de leurs spectateurs, résolurent de s’opposer à cette redoutable invasion.
—Que les théâtres Français et Italien de Londres, disaient-ils dans leurs récriminations, fassent jouer sur leurs scènes des pièces, quelles qu’elles soient, leur privilége les y autorise, et nous respectons leur droit. Mais nous ne souffrirons jamais que tous nos théâtres soient ainsi envahis, et que Shakespeare soit détrôné par des auteurs étrangers.
La question de concurrence théâtrale prit bientôt le caractère d’une question de nationalité. Les journaux prirent fait et cause pour les théâtres; le peuple lui-même adopta l’opinion des journalistes, et devint une armée militante contre les nouveaux-venus.
M. H.... essaya néanmoins de faire représenter le chef-d’œuvre d’Alexandre Dumas; mais il fut impossible d’en entendre un mot, tant il se fit de bruit et de vacarme dans la salle, pendant tout le temps que dura la représentation. En vain le directeur mit-il la plus courageuse persistance dans son entreprise, il fut contraint céder devant cette imposante protestation, qui menaçait de dégénérer en émeute, et il se décida à fermer le théâtre.
Mitchell tendit la main au malheureux directeur, et il lui offrit l’hospitalité à son théâtre pour qu’au moins, avant de partir, il pût y représenter sa double pièce. A cet effet, il lui accorda un des jours attribués aux représentations du Palais-Royal, et il lui promit de s’entendre avec moi sur la soirée du lendemain, à laquelle j’avais droit pour ma séance.
Je n’avais rien à refuser à Mitchell, et le drame fut représenté dans son entier; après quoi la troupe retourna en France.
Je fis cette concession avec le plus grand plaisir, puisqu’elle obligea d’estimables artistes; j’ajouterai même que si semblable occasion se présentait encore d’obliger personnellement M. H...., je la saisirais avec empressement, ne fût-ce que pour le faire penser à me remercier du premier service que je lui ai rendu.
Quoi qu’il en soit, les protestations de la presse et du public contre les artistes étrangers avaient eu du retentissement, et la reine Victoria croyait devoir observer une certaine réserve à notre égard. Mais Mitchell n’était pas homme à se laisser décourager; il tenait à cette séance; il la voulait pour notre intérêt commun, et il finit par l’obtenir. L’occasion vint du reste se présenter d’elle-même.
Une fête de bienfaisance, dont l’objet était la création d’un établissement de bains pour les pauvres, fut organisée par les soins des plus hautes dames de l’Angleterre.
Cette fête devait avoir lieu dans une charmante villa, située à Fulham, petit village à deux pas de Londres et appartenant à sir Arthur Webster, qui l’avait obligeamment mise à la disposition des dames patronnesses.
Ce gracieux essaim de sœurs de charité était représenté par dix duchesses, quinze marquises et une trentaine de comtesses, vicomtesses, baronnes, etc., en tête desquelles était la Reine, qui devait honorer la fête de sa présence. C’était déjà plus qu’il n’en fallait pour faire promptement enlever tous les billets, quel qu’en fût le prix. Cependant, par un excès de conscience, ces dames songèrent à joindre à cet attrait quelques divertissements pour occuper agréablement les loisirs de la journée.
La première idée fut d’organiser un concert, et l’on songea naturellement, vu la qualité des spectateurs, à choisir les meilleurs chanteurs de la capitale. On jeta les yeux sur le Théâtre Italien.
Mais là vint surgir une difficulté: il fallait aller demander à chaque artiste le concours gratuit de son talent, et, comme c’était une faveur à implorer, l’ambassade présentait pour les jolies solliciteuses une position délicate, qu’elles craignaient d’accepter.
Heureusement ces dames avaient eu le soin de s’adjoindre mon directeur, dont les conseils intelligents devaient être très précieux dans l’organisation de la fête.
Mitchell fut chargé de voir les artistes, et il ne tarda pas à présenter une liste des talents les plus remarquables: c’étaient Mme Grisi, Mme Castellan, Mme Alboni, Mario, Roger, alors engagé au Théâtre Italien, Tamburini et Lablache.
Après le concert devait avoir lieu un divertissement qui ne pouvait manquer de piquer vivement la curiosité. Un grand nombre de dames, revêtues de costumes empruntés aux diverses parties du monde, avaient promis de former sur la pelouse des quadrilles de fantaisie dans lesquels elles exécuteraient des danses de caractère; on avait dressé, à cet effet, des tentes élégantes et spacieuses.
Mais ce divertissement ne pouvait durer plus d’une heure, et il en restait encore deux, pendant lesquelles on n’avait plus à offrir aux invités que les plaisirs de la promenade. On comprit que cette distraction n’était pas suffisante, surtout en songeant que le prix d’entrée était fixé à deux livres (50 francs). On chercha alors, et l’on pensa à ma séance.
C’était ce que Mitchell attendait. Aussi prit-il sur lui, en raison de notre liaison amicale, d’obtenir mon consentement. Il fit plus. Voulant à son tour apporter son obole aux malheureux, il offrit de construire à ses frais un théâtre, dans le parc même, et d’y faire apporter la scène sur laquelle je donnais ma séance. C’était en quelque sorte transporter le théâtre Saint-James à Fulham.
Mitchell me fit part de cette heureuse nouvelle, dont il attendait les meilleurs résultats, et je puis dire tout de suite que ses prévisions se trouvèrent réalisées. Dès que l’on sut que la Reine assisterait à une de mes représentations, bien des membres de la haute aristocratie, qui n’étaient pas encore venus à Saint-James, y firent demander des loges.
Au jour fixé pour la fête de Fulham, je partis après mon déjeûner pour la résidence de sir Arthur Webster. Mon régisseur, en compagnie des machinistes de Saint-James, y était depuis le matin, en sorte qu’en arrivant je trouvai le théâtre complètement organisé. Décors, coulisses, frises, rideau, tout y était, excepté cependant la rampe, qu’on avait jugée inutile, puisque le soleil devait la remplacer avantageusement.
L’entrée du public était fixée à une heure après-midi, et bien que je ne dusse donner ma représentation que vers quatre heures, mes dispositions étaient entièrement prises au moment où les portes furent ouvertes. Déjà aussi les dames patronnesses étaient à leur poste pour recevoir la reine et les autres membres de la famille royale. Ces dames étaient assistées par des commissaires pris dans la plus haute noblesse, et parmi eux on citait le duc de Beaufort, le marquis d’Abercorn, le marquis de Douglas, etc.
En attendant que je fusse acteur à mon tour, je ne songeai qu’à prendre part à la fête en simple spectateur; je me dirigeai d’abord vers la porte d’entrée.
A peine y étais-je arrivé, que je vis descendre de voiture le duc de Wellington, le héros populaire, devant lequel nobles et vilains s’inclinaient avec une respectueuse déférence.
Quelques minutes après, parurent le duc et la duchesse de Cambridge accompagnés de Son Altesse le prince Frédérick-William de Hesse, et dans un groupe qui suivit immédiatement ces hauts personnages, on me fit remarquer la duchesse de Kent, puis la duchesse Bernhard de Saxe-Weimar, ainsi que les princesses Anne et Amélie.
Ces illustres visiteurs furent reçus par les dames patronnesses avec les honneurs dus à leurs rangs, tandis que la musique des Royal-horse-Guards accompagnait chaque entrée de chants nationaux.
On entendait au dehors la foule bruyante et animée, qui se pressait pour voir passer, au risque de se faire écraser, les somptueux équipages bardés de ces laquais pimpants et poudrés dont la tête est taxée par l’État à un si haut prix.
Les nombreux souscripteurs entraient avec empressement; chacun voulait être exact; on savait que la Reine devait assister à la fête, et pour rien au monde un Anglais, grand ou petit, ne voudrait manquer le plaisir de contempler une fois de plus les traits de her most gracious majesty.
Le poste que j’avais choisi était on ne peut plus favorable pour passer en revue les nouveaux arrivants et ne manquer aucun personnage. Cependant, quelque attrait que pût me présenter ce brillant panorama, j’avais hâte de prendre également connaissance de l’intérieur de ce palais féerique, et je me préparais à m’y rendre, lorsque je jetai un dernier coup-d’œil sur la porte d’entrée. Bien m’en prit, car en ce moment arrivaient à peu de distance l’un de l’autre, le prince Louis-Napoléon, notre Empereur actuel, le prince Edouard de Saxe-Weimar, le prince Lawenstein, le prince Léopold de Naples et plusieurs autres grands personnages dont les noms m’échappent aujourd’hui.
Déjà à l’intérieur, les jardins, les serres, les appartements étaient encombrés de tout ce que Londres possédait de plus riche et de plus puissant. C’est tout au plus si l’on pouvait circuler librement. A chaque instant, un essaim formidable de marquises et de ladies me barrait le passage et me forçait à m’effacer pour ne pas m’exposer à froisser les plus éblouissantes toilettes que j’eusse jamais vues. Cela m’était assez difficile, car de quelque côté que je me jetasse complaisamment, je risquais fort de rencontrer le même inconvénient, tant était nombreuse et compacte la réunion de Fulham.
A deux heures et demie, la Reine n’était pas encore arrivée, et l’on ignorait si l’on devait attendre Sa Majesté pour commencer la fête ou passer outre, lorsque des hurrahs frénétiques, dont l’air retentit à un mille de distance, annoncèrent qu’elle paraîtrait bientôt.
Aussitôt les cloches du village sonnèrent à triple volée; la musique entonna l’hymne nationale de God save the queen (Dieu sauve la Reine), et les plus jeunes et les plus jolies femmes vinrent former une double haie sur le passage de Sa Majesté.
Ces apprêts étaient à peine terminés, que la Reine descendit de voiture, et suivant une immense avenue tapissée de drap rouge et abritée par un dais aux riantes couleurs, se dirigea vers le salon où le concert attendait sa présence pour commencer.
Là, au milieu du cercle qu’avaient formé les dames patronnesses, Sa Majesté prit place, et le concert commença.
Certes, c’eût été avec bonheur que j’aurais écouté les douces mélodies, les voix si suaves et si sonores qui furent entendues dans cette enceinte. Malheureusement le salon, malgré ses vastes proportions, ne pouvait contenir tout le monde, et l’affluence était si grande que non-seulement il était comble, mais que les abords s’en trouvaient envahis jusqu’au point où les dernières vibrations des voix venaient s’éteindre.
Il fallut donc me contenter d’entendre du dehors les nombreux bravos accordés aux habiles chanteurs. Roger surtout obtint un véritable triomphe dans son morceau de Lucie de Lammermoor; on sait la manière ravissante dont il le chante. La Reine, elle-même, demanda qu’il le dît une seconde fois.
Le concert se terminait à peine que, suivant le programme qui en avait été rédigé d’avance, la Royale spectatrice vint assister aux quadrilles dans lesquels figuraient, on se le rappelle, des dames revêtues de costumes rivalisant d’élégance et de richesse.
J’avais bien aussi le plus grand désir d’assister à ce gracieux spectacle, mais je crus utile à mes intérêts d’aller jeter un dernier coup-d’œil sur ma scène. Je me dirigeai donc vers mon théâtre où l’on m’avait réservé une entrée particulière, et j’allais gravir les quelques marches qui y conduisaient, quand je me sentis saisir par le bras.
—Ah! Monsieur Robert-Houdin, me dit en souriant un Monsieur, qui se mit à monter l’escalier avec moi, cela se trouve à merveille, nous allons entrer de compagnie.
—Où cela, Monsieur? demandai-je, tout étonné de cette proposition.
—Où cela? mais sur votre théâtre, répondit l’inconnu d’un ton d’autorité, et j’espère bien que vous ne me refuserez pas ce plaisir-là.
—Je suis fâché de vous refuser, Monsieur; mais cela ne se peut pas, dis-je poliment, sachant que dans l’enceinte de Fulham, il ne pouvait y avoir que des gens pour lesquels on devait avoir des égards.
—Pourquoi cela ne se pourrait-il pas? riposta mon interlocuteur avec une insistance marquée; je trouve au contraire que rien n’est plus facile. Si nous ne pouvons passer de front par la porte, nous y entrerons l’un après l’autre.
—Pardonnez-moi, Monsieur, de vous refuser, mais aucun étranger ne doit pénétrer sur ma scène.
—Ah bien! dit alors mon assaillant sur le ton de la plaisanterie, s’il en est ainsi, pour ne pas vous être plus longtemps étranger, je vais vous dire mon nom. Je suis le baron Brunow, ambassadeur de Russie, aussi grand admirateur de vos mystères que désireux de les pénétrer. Et il continuait à monter, en cherchant à forcer la barrière que je lui opposais. Comment, Monsieur Robert-Houdin, ajouta-t-il, vous me refusez? je ne vous demande pourtant qu’une ou deux confidences, rien de plus.
—Je persiste dans mon refus, Monsieur le baron, pour plusieurs raisons et principalement pour celle-ci...
—Laquelle?
—C’est que vous possédez une perspicacité et un esprit trop généralement reconnus, pour que je vous prive du plaisir de découvrir vous-même ces secrets, dignes à peine de votre haute intelligence.
—Ah! ah! fit en riant le baron, voilà de belle et bonne diplomatie; est-ce que vous voudriez marcher sur mes brisées?
—J’en suis indigne, Monsieur le baron.
—Très bien! très bien! En attendant je me trouve repoussé avec perte et réduit à prendre place parmi les spectateurs.—Je me rends; mais dites-moi, Monsieur Robert-Houdin, vous n’avez jamais été en Russie?
—Non, Monsieur, jamais.
—Alors, donnez-moi votre carte.
—La voici.
L’ambassadeur mit son nom au bas du mien.
—Tenez, me dit-il en me la rendant, si vous avez le désir de visiter notre pays, cette carte vous sera très utile, et si je me trouvais à Saint-Pétersbourg à cette époque, venez me voir, je vous procurerai l’honneur de jouer devant Sa Majesté l’empereur Nicolas.
Je remerciai le baron Brunow, et il me quitta.
Pendant cet entretien, les quadrilles s’exécutaient, et ils n’étaient pas encore terminés, que déjà la foule envahissait les places qui n’étaient pas réservées pour la famille Royale et la cour. La Reine elle-même ne tarda pas à arriver, et aussitôt je reçus l’ordre de commencer.
Que n’ai-je une plume plus habile pour peindre avec de vives couleurs le riche tableau qui, à cet instant, se déroula devant mes yeux éblouis! Je vais toutefois essayer de le décrire.
Que l’on se figure une immense pelouse s’élevant devant moi en amphithéâtre et comme disposée pour être le parterre de ma scène. Certes, l’on n’eût pu dire si l’herbe ou le sable recouvrait ces gradins naturels, tant ils étaient couverts de spectateurs, je devrais dire de spectatrices, car les Messieurs n’étaient point admis dans cette enceinte.
Au premier plan et près de mon théâtre, la Reine, ayant à sa droite son Royal époux, était entourée de sa jeune et gracieuse famille. Un peu en arrière, les dames de la cour, assistées des dames patronnesses, formaient l’entourage de Sa Majesté. Puis, au second plan, à une distance respectueuse, étaient assises les femmes et les filles des nombreux souscripteurs. Quant aux Messieurs, on les voyait symétriquement groupés autour de cette vaste enceinte.
C’était vraiment un coup-d’œil ravissant que ces femmes aux blanches parures, éblouissantes de jeunesse et de beauté, couvertes de diamants et de fleurs, et rivalisant entre elles de bon goût, de richesse et d’éclat.
De l’endroit où je me trouvais, on eût dit une vaste prairie couverte de neige, sur laquelle s’étalaient les plus riches fleurs du printemps, et les habits noirs des spectateurs qui encadraient ce riant tableau, loin de l’obscurcir, en rehaussaient l’éclat.
Sur les côtés de la pelouse, des chênes séculaires apportaient leur frais ombrage à cette salle de spectacle improvisée.
De quel noble orgueil je me sentis saisi, en voyant qu’à moi seul je tenais, pour ainsi dire, suspendus à mes doigts, ces jolis yeux de duchesses, si fiers quelquefois, mais alors si bienveillants, et qui semblaient à chaque instant prendre un nouvel éclat à la vue des surprises que je leur causais!
Dans cette représentation unique dans ma vie, le temps se passa pour moi avec une telle rapidité, que je fus tout étonné d’en être arrivé à présenter la dernière de mes expériences.
Avant de quitter sa place, la Reine, bien qu’elle eût plusieurs fois témoigné sa satisfaction, me fit complimenter par un officier d’ordonnance, qui m’exprima également le désir de Sa Majesté d’avoir plus tard une représentation à son palais de Buckingham.
Afin de n’être point retardé par le départ des nombreux équipages qui stationnaient aux portes du parc, j’avais pris toutes mes mesures pour partir immédiatement après ma séance. Aussi, tandis que chacun reconduisait la Reine, je montai en voiture et je quittai la fête.
Un fait peut donner une idée du nombre de mes spectateurs, c’est que je fus plus d’un quart d’heure à dépasser les équipages qui étaient rangés sur une double ligne, le long de la route. Du reste, le produit de la fête le fera mieux connaître encore. La recette s’est élevée à deux mille cinq cents guinées, quelque chose comme soixante-quinze mille francs!
Dès le lendemain, Mitchell fit mettre en tête des affiches annonçant mes séances, les armes de la Reine, et au-dessous, cette phrase sacramentelle, sorte de certificat de baptême: Robert-Houdin who has had the honor to perform befor her most gracious Majesty the Queen, the prince Albert, the Royal family and the nobitily of the united Kindom...
Ma vogue n’en devint que plus grande à Saint-James.
Nous étions alors à la fin de juillet, et tout autre qu’un Anglais comprendra difficilement comment il est possible d’obtenir un succès dans un théâtre pendant les chaleurs caniculaires de l’été. Je dirai donc que chez nos voisins d’Outre-Manche, où tous nos usages sont intervertis, la saison des concerts, des fêtes et des spectacles a lieu à partir du mois de mai jusqu’à la fin d’août. Une fois septembre arrivé, la noblesse rejoint ses manoirs féodaux, et pendant six mois, consacre à la vie de famille un temps que les plaisirs et les fêtes ne viennent plus lui disputer.
Je fis comme mes spectateurs; je quittai Londres vers le commencement de septembre, non, comme eux, pour prendre du repos, mais au contraire pour entrer dans une vie encore plus agitée que celle que je quittais. Je me dirigeai vers le théâtre de Manchester, dont Knowles, le directeur, avait contracté avec moi un engagement pour une quinzaine de représentations.
Le théâtre de cette ville est immense; semblable à ces vastes arènes de l’antique Rome, il peut renfermer dans son sein un peuple tout entier. Il suffira de dire, pour donner une idée de sa grandeur, que douze cents spectateurs remplissent à peine le parterre.
Lorsque je pris possession de la scène, je fus effrayé de sa vaste étendue; je craignais de m’y perdre, car là un homme ne paraît plus dans ses proportions naturelles, et la voix s’égare comme dans un désert.
On m’expliqua plus tard les raisons qui avaient fait construire un aussi gigantesque monument.
Manchester, ville éminemment industrielle et manufacturière, compte les ouvriers par milliers. Or, ces rudes travailleurs sont tous amateurs de spectacle, et, dans leur existence au jour le jour, ils sacrifient volontiers à ce plaisir une ou deux soirées par semaine; il fallait donc une enceinte capable de les contenir.
On doit penser, vu la grandeur de la salle, qu’un grand nombre des expériences que je présentais à Saint-James ne devaient plus convenir au théâtre de Manchester; je fus obligé de composer un programme, dans lequel il n’y aurait que des prestiges qui pussent être vus de loin, et dont l’effet frappât les masses.
A l’annonce de mes représentations, les ouvriers accoururent en foule, et, le parterre, leur place favorite, fut littéralement encombré, tandis que les autres places laissaient apercevoir bien des vides. C’est assez l’ordinaire du reste, aux premières représentations en Angleterre: pour se décider à aller voir une pièce ou un artiste, certaines gens veulent lire sur le journal le compte-rendu et l’opinion du feuilletonniste, qui ne manque jamais de paraître le lendemain.
L’entrée s’était faite avec un tumulte dont on ne pourrait trouver d’exemple dans aucun théâtre, en France, si ce n’est dans les représentations gratuites données à Paris dans les grandes solennités. Avant de faire lever le rideau, je dus attendre et laisser à mon bruyant public le temps de se calmer; insensiblement l’ordre et le silence s’étant à peu près rétablis, je commençai ma séance.
Au lieu de ce monde fashionable, de ces élégantes toilettes, de ces spectateurs qui semblaient répandre dans la salle un parfum tout aristocratique, de ce public d’élite enfin, que je rencontrais à Saint-James, je me trouvais en présence de simples ouvriers aux vêtements modestes et uniformes, aux manières brusques, aux ardentes démonstrations.
Mais ce changement, loin de me déplaire, stimula au contraire ma verve et mon entrain, et je me mis bientôt à l’aise avec mes nouveaux spectateurs lorsque je vis qu’ils prenaient un vif intérêt à mes expériences. Pourtant, un incident faillit dès le principe, susciter contre moi un mécontentement fâcheux.
Loin de venir à mes séances pour se perfectionner dans l’étude de la langue française, les ouvriers de Manchester furent très étonnés quand ils m’entendirent m’exprimer dans une langue autre que la leur. Des protestations m’interrompirent à plusieurs reprises; speack english, criait-on de toutes parts et sur tous les tons, speack english.
Me faire parler anglais était une exigence à laquelle il m’était matériellement impossible de me soumettre; j’étais resté, il est vrai, six mois à Londres, mais me trouvant constamment en contact avec des compatriotes, ou avec des gens qui comprenaient le français, je n’avais jamais eu besoin de recourir à la langue anglaise. J’essayai pourtant de satisfaire une réclamation que je sentais légitime, et de suppléer à ce qui me manquait par de l’audace et de la bonne volonté. Je savais quelques mots d’anglais, je me mis à les débiter; lorsque mon vocabulaire se trouvait en défaut et que j’étais sur le point de rester court, j’inventais des expressions, des phrases qui, en raison de leur tournure bizarre, amusaient beaucoup mon auditoire. Il m’arrivait souvent aussi, dans les cas embarrassants, de m’adresser à lui pour qu’il me vînt en aide, et c’était à mon tour d’avoir bonne envie de rire.
—How do you call it? (comment appelez-vous cela?) disais-je avec un sérieux comique en présentant l’objet dont je voulais savoir le nom. Et tout aussitôt cent voix répondaient à ma demande. Rien n’était plus plaisant que cette leçon ainsi prise, et dont les cachets, contrairement à l’usage, avaient été payés par mes spectateurs.
Grâce à ma condescendance, je parvins à faire la paix avec mon public, et il la cimenta chaudement à plusieurs reprises par de bruyants applaudissements. Le dernier tour surtout obtint d’unanimes suffrages; je veux parler de la bouteille inépuisable, qui fut entourée d’une mise en scène qu’on n’a peut-être jamais vue dans aucun théâtre.
Le tableau que présenta ce tour est indescriptible; un habile pinceau pourrait seul en retracer les nombreux détails. En voici cependant une esquisse aussi exacte que possible:
J’ai dit plus haut que, si les spectateurs manquaient dans quelques endroits de la salle, le parterre était comble; il représentait par conséquent un groupe de plus de douze cents individus.
C’était pour moi une scène vraiment curieuse de voir toutes ces têtes sortant invariablement de vestes dont la couleur foncée rehaussait encore la fraîcheur de ces physionomies, que peuvent seuls donner le Porter et le rosbif de la Grande-Bretagne.
Pour que je pusse communiquer plus facilement avec mes nombreux spectateurs, le machiniste avait établi un plancher qui allait de la scène à l’extrémité du parterre, et, comme je désirais m’adresser également aux personnes placées sur le côté, on avait mis à quelques centimètres de l’appui des galeries deux autres praticables beaucoup moins longs que celui du centre. Ces deux derniers n’avaient pas comme l’autre le désavantage d’occuper des places, car ils se trouvaient directement au-dessus d’un passage. Seulement, ceux qui arrivaient par là avaient été forcés de se courber pour se rendre à leur destination? mais qu’était ce petit inconvénient en raison du plaisir qu’on se promettait en voyant a french conjuror (un sorcier français), ainsi que m’appelaient les ouvriers.
Or, ma séance était commencée, que le public entrait encore au parterre; et l’on y mit tant de monde, qu’à la fin il n’y eut plus de places pour les retardataires.
Plusieurs d’entre eux eurent la constance de rester courbés sous les praticables, et, regardant tantôt à droite, tantôt à gauche, ils purent suivre, tant bien que mal, le cours de mes expériences. Mais un de ces intrépides spectateurs, fatigué sans doute de la posture incommode qu’il était obligé de garder, s’ingénia de passer la tête à travers l’étroit espace qui se trouvait entre le praticable et la galerie. Il s’y prit du reste fort adroitement: il passa d’abord son chef de côté, puis il se retourna vers moi, exactement comme s’il se fût agi d’un bouton dans une boutonnière.
Cette innovation fut, comme on le pense bien, gaiement et bruyamment accueillie par l’assemblée, et ce malheureux eut à subir le sort réservé à tous les novateurs: on lui fit un affreux charivari, on l’accabla de quolibets. Mais il ne s’en inquiéta pas, et son flegme désarma les détracteurs de son invention.
Encouragé par son exemple, un voisin essaya du mécanisme de la boutonnière, puis un second, un troisième, et enfin, vers le milieu de la séance, une demi-douzaine de têtes dont on ne connaissait pas les corps se trouvaient symétriquement rangées de chaque côté de la scène et présentaient assez l’aspect de jeux de boules attendant les amateurs de cet exercice.
J’en étais donc arrivé au tour de la bouteille, qui consiste, on le sait, à faire sortir d’un flacon vide toutes les liqueurs qui peuvent être demandées, quel que soit le nombre des consommateurs.
La réputation de cette fameuse bouteille était déjà établie à Manchester; les journaux de Londres y avaient porté les détails de cette expérience. Aussi un hurrah général s’éleva de toutes parts quand je parus armé de ma fiole merveilleuse, car outre l’attrait que pouvait offrir ce tour, l’ouvrier comptait encore sur le plaisir to drinck a glass of brandy, ou de toute autre liqueur.
Flatté de cette réception, je m’avançai jusqu’au milieu du parterre suivi de mon domestique, qui portait une innombrable quantité de verres. Je n’eus pas besoin, comme à Londres, de provoquer les demandes. A peine étais-je arrivé, que déjà mille voix criaient à l’envi: brandy, wiskey, gin, curaçao, kirsch, rhum, etc.
Il m’était impossible de satisfaire à la fois tout le monde; je voulus alors procéder par ordre, et, remplissant un verre, je le présentai à celui qui semblait m’avoir fait la première demande; mais, amère déception pour le consommateur! vingt mains s’élancent pour lui disputer la précieuse liqueur, et chacune tirant de son côté, le verre se renverse. Les spectateurs, livrés au supplice de Tantale, appellent à grands cris ce liquide, qui n’a pu s’approcher de leurs lèvres; je remplis un second verre, il subit le même sort que le premier, et l’acharnement devient tel, que le cristal se brise entre les mains des lutteurs obstinés.
Plus loin on m’adresse la même demande, je fais la même distribution, et nul ne peut encore en profiter.
Sans m’inquiéter du résultat, je verse la liqueur à profusion et la livre à la rapacité des consommateurs.
Bientôt tous les verres ont disparu; c’est en vain que je les réclame pour continuer mes largesses, il n’en reste plus vestige. Mon expérience allait donc se trouver brusquement terminée, lorsqu’un spectateur plus avisé eut l’idée de me tendre la main en guise de coupe.
Le procédé, ma foi, était aussi simple qu’ingénieux; c’était l’œuf de Christophe-Colomb. L’étonnement qu’en éprouvèrent les voisins permit à l’inventeur de tirer parti de sa découverte, chose bien rare, hélas!
La coupe improvisée fit fortune, et chacun de me tendre la main; mais, ô imitatores, servum pecus, comme dit Horace, les imitateurs virent leur contrefaçon éprouver, sauf la casse, les mêmes péripéties que les verres et leur apporter le même résultat.
De guerre lasse, j’allais me retirer, quand un nouveau perfectionnement fut proposé par un spectateur aussi altéré que tenace: renversant la tête en arrière et ouvrant démesurément la bouche, il m’engagea par gestes à lui ingurgiter du curaçao. Trouvant l’idée originale, je le satisfis sur-le-champ.
—What a capital curaçao, fit mon homme en se passant la langue sur les lèvres.
Cette séduisante exclamation fut à peine entendue, que toutes les bouches étaient ouvertes et les têtes immodérément renversées; c’était à me faire fuir de frayeur. Cependant, pour ne pas laisser inachevée une aussi curieuse scène, je fis une tournée d’arrosage ajustant les embouchures de mon mieux. Il arrivait bien quelquefois que l’entonnoir, bousculé par les voisins, laissait égarer un peu de liqueur sur les vêtements, mais, sauf ce léger inconvénient, tout allait à merveille, et je crus avoir enfin rempli la rude tâche de désaltérer mon auditoire. Pourtant j’entendis encore quelques réclamations. A glass of wiskey, implorait un de ces intrépides spectateurs qui s’étaient, on se le rappelle, glissés entre le plancher et la galerie, et dont la tête ruisselante de sueur semblait être le chef de quelque corps bien replet.
Mon fils, qui me servait en scène, et qui, l’un des premiers, avait entendu cette requête, comprit tout le désir que pouvait avoir le pauvre solliciteur; il courut sur la scène chercher un verre que je me hâtai d’emplir, et il le lui porta.
Mais une difficulté surgit tout-à-coup; le réclamant et ses compagnons étaient enfermés dans leurs carcans, côte à côte, et cette circonstance ne leur permettait pas d’élever les bras, à moins qu’il ne se fît un vide entre eux. Mon fils, qui n’y réfléchissait pas, présenta le verre, et voyant que personne ne le prenait, se disposa à le reporter sur la scène. Un gémissement le fit retourner sur ses pas, et, à l’air du patient, il comprit que celui-ci le suppliait de se baisser, et d’approcher le verre de ses lèvres.
Cette délicate opération s’effectua du reste avec beaucoup d’adresse de part et d’autre, et malgré les rires du public, chacun des compagnons du privilégié réclama à son tour le même service.
Cette petite scène semblait avoir calmé l’ardeur du public; je crus possible de terminer mon expérience par le coup de fouet qui doit la faire valoir. Il s’agit, lorsque ma bouteille semble épuisée, d’en faire sortir encore un énorme verre de liqueur; mais une scène à laquelle j’étais loin de m’attendre fut celle qui m’accueillit alors.
On a souvent parlé des saturnales que provoquaient les affreuses distributions de vin et de comestibles qui se faisaient sous la restauration. Eh bien! ces orgies n’étaient que des repas de bonne compagnie, comparativement à l’assaut qui se livra pour arriver jusqu’au verre que je tenais à la main.
Une montagne humaine se dressa subitement devant moi, et de cette pyramide vivante, sortirent deux cents bras pour se disputer leur proie, comme aussi s’ouvrirent cent bouches pour l’engloutir.
Je songeai qu’il était prudent de battre en retraite, dans la crainte d’être englouti sous cette masse informe. Impossible! Derrière moi, une haie de buveurs altérés me barra le passage.
Le danger était pressant, car la pyramide se penchait pour m’atteindre et semblait devoir perdre l’équilibre d’un moment à l’autre; les cris des malheureux qui la supportaient, témoignaient assez de la position douloureuse à laquelle je pouvais à mon tour être soumis; je me précipitai, tête baissée, traversai l’obstacle qu’on voulait m’opposer, et je pus arriver sur la scène assez à temps pour jouir du curieux spectacle de l’éboulement de la montagne.
Je renonce à peindre les cris de joie, les hurras, les applaudissements qui accueillirent cette chute, tandis que les victimes vociféraient des récriminations, s’agitaient, pêle-mêle, ne trouvant pour se relever d’autre appui que les corps récalcitrants de leurs compagnons d’infortune. C’était un vacarme digne de l’enfer.
Le rideau se baissa sur cette scène, mais des cris et des battements de mains se firent entendre aussitôt; on rappelait le conjuror Houdin pour le féliciter de sa séance.
Je me rendis à cet appel, et quand je parus, soit que dans le tour de la bouteille j’eusse été peut-être un peu trop prodigue de mes liqueurs, soit que mes braves spectateurs, comme j’aime à le croire, eussent été satisfaits de ma séance, des trépignements et des applaudissements éclatèrent d’une manière si formidable, que j’en restai saisi, tout en ressentant vivement le plaisir qu’ils me procuraient. Car il faut le dire, ce bruit de deux mains frappant l’une contre l’autre, si agaçant qu’il soit en lui-même, n’a rien qui choque l’oreille d’un artiste. Au contraire, plus il est étourdissant, plus il semble harmonieux à celui qui en est l’objet.
Les séances qui suivirent furent loin d’être aussi tumultueuses que la première, et la raison en est tout simple. Les représentants du commerce et de l’industrie, la seule aristocratie de Manchester, ayant entendu parler de ma séance, vinrent à leur tour, en compagnie de leurs familles, pour y assister; leur présence contribua à tenir en respect les ouvriers, dont le plus grand nombre se trouvait sous leur direction. La salle changea d’aspect, et je n’eus plus qu’à me louer par la suite de la tranquillité des spectateurs du parterre.
Quinze représentations consécutives n’avaient pas épuisé la curiosité des habitants de la ville, et certes j’eusse pu continuer encore pendant quinze jours au moins, lorsqu’à mon grand regret je fus obligé de céder la place à deux artistes célèbres, Jenny Lind et Roger, avec lesquels Knowles avait également contracté un engagement, à jour fixe.
Si j’étais fâché d’abandonner ainsi un aussi beau succès, d’un autre côté, je l’avoue, je me trouvais heureux de fuir au plus vite cette atmosphère lourde et enfumée, qui fait ressembler la capitale industrielle de l’Angleterre à une ville de ramoneurs. Je ne pouvais habituer mes poumons à respirer en guise d’air vivifiant les flocons de noir de fumée dont l’air est incessamment chargé. J’étais tombé dans une tristesse qui tenait presque du spleen et qui ne me quitta que lorsque j’arrivai dans la riante ville de Liverpool, où je m’étais engagé à rester quelques semaines.
Le lecteur me permettra de ne pas parler des représentations que j’y donnai, non plus que de celles qui eurent lieu dans d’autres villes.
J’étais alors en pleine voie de succès. Toutes mes séances commençaient par des applaudissements et finissaient par l’encaissement d’une bonne recette. Je me contenterai de dire qu’après avoir joué successivement sur les théâtres de Liverpool, de Birmingham, de Worcester, Cheltenam, Bristol et Exeter, je rentrai à Londres pour y donner encore une quinzaine de représentations avant de revenir en France.
Quelques jours après ma rentrée à Saint-James, la Reine se souvenant, sans doute, du désir qu’elle m’avait témoigné à Fulham, me fit demander une représentation dans son Palais de Buckingham.
Cette invitation ne pouvait m’être que très agréable, je l’acceptai avec empressement.
Au jour indiqué, dès huit heures du matin, je me rendis à la demeure royale. L’intendant du palais, auquel on m’adressa, me conduisit à l’endroit où devait avoir lieu ma représentation. C’était une longue et magnifique galerie de tableaux. On y avait élevé un théâtre dont la scène représentait un salon Louis XV, blanc et or, à peu de chose près semblable à celui que j’avais à Saint-James.
Mon conducteur me montra ensuite une salle à manger voisine: c’était, me dit-il, celle des dames d’honneur, et il me pria d’indiquer l’heure à laquelle je désirais qu’on nous y servît à déjeûner.
J’étais trop préoccupé pour penser à manger, car j’avais à organiser ma séance. Toutefois je commandai, à tout hasard, mon repas pour une heure de l’après-midi, et je me mis aussitôt à l’œuvre.
Grâce à l’assistance de mon secrétaire (sorte de factotum) et de mes enfants, qui m’aidaient dans la proportion de leurs moyens, je parvins à surmonter toutes les difficultés que m’offraient les dispositions provisoires de la scène. Mais ce ne fut qu’à deux heures que j’eus entièrement terminé tous mes apprêts. Je tombais presque d’inanition, car moins heureux que mes compagnons de travail, je n’avais encore rien pris de la journée. Aussi ce fut avec un véritable plaisir que j’ouvris la marche dans la direction de la salle à manger.
La séance devait avoir lieu à trois heures; j’avais donc une heure devant moi pour me réconforter.
J’avais à peine fait quelques pas, que je m’entendis appeler derrière moi. C’était un officier du palais qui demandait à me parler.
—Monsieur, me dit-il en fort bon français, il y aura bal dans cette galerie, après votre séance; on doit pour cela faire quelques apprêts qui seront peut-être plus longs qu’on ne pense; en conséquence, la Reine vous prie de vouloir bien commencer votre représentation une heure plus tôt; elle se trouve prête à venir y assister, et elle ne tardera pas à arriver.
—Je regrette vivement de ne pouvoir accorder à Sa Majesté ce qu’elle me demande, répondis-je; mes préparatifs ne sont pas encore terminés, et puis je vous avouerai que...
—Monsieur Robert-Houdin, reprit poliment l’officier, tout en conservant le flegme d’un enfant de la Tamise, ce sont les ordres de la Reine, je ne puis rien vous dire de plus. Et sans attendre mes explications, il me salua avec urbanité et s’éloigna.
—Nous aurons toujours bien le temps de déjeûner à la hâte, dis-je à mon secrétaire; dirigeons-nous au plus vite vers la salle à manger.
Je n’avais pas achevé ces paroles, que la Reine, le Prince Albert et la famille Royale entrèrent, suivis d’une suite nombreuse.
A cette vue, je ne me sentis pas le courage d’aller plus loin; je revins sur mes pas, et, ainsi que cela m’était arrivé dans des circonstances analogues, je m’armai de résignation contre la souffrance. Protégé par le rideau qui me séparait des spectateurs, je me hâtai de terminer quelques petits préparatifs qui me restaient à faire, et cinq minutes après, je reçus l’ordre de commencer.
Lorsque le rideau se leva, je fus émerveillé du spectacle qui s’offrit à mes yeux.
Leurs Majestés, la Reine Douairière, le Duc de Cambridge, oncle de la Reine, et les enfants Royaux occupaient le premier rang. Derrière eux, se tenait une partie de la famille d’Orléans; puis venaient des personnages de la plus haute distinction, parmi lesquels je reconnus des ambassadeurs revêtus de leurs costumes nationaux, et des officiers supérieurs, couverts de brillantes décorations. Toutes les dames étaient en toilettes de bal et ornées de riches parures. La galerie était entièrement remplie.
Je ne puis dire ce qui se passa en moi, lorsque je commençai ma séance. Mon malaise s’était subitement évanoui, et je me trouvais même parfaitement dispos.
Pourtant cette situation s’explique sans difficulté. Il est un fait reconnu, c’est qu’il n’y a plus de souffrance pour l’artiste dès qu’il est en scène. Une sorte d’exaltation de ses facultés suspend en lui toute sensation étrangère à son rôle, et jamais tant qu’il restera en présence du public, on ne le verra soumis à aucune des misères de la vie. La faim, la soif, le froid, le chaud, la maladie même sont forcés de battre en retraite devant la puissance de cette exaltation, dussent-elles après reprendre plus vivement leur empire.
Cette petite digression était nécessaire pour expliquer les bonnes dispositions dont je me sentis animé, lorsque je me présentai devant la noble assemblée.
Jamais, je crois, je n’eus autant de verve et d’entrain dans l’exécution de mes expériences; jamais aussi, je n’eus un public plus gracieusement appréciateur.
La Reine daigna plusieurs fois m’encourager par des paroles flatteuses, tandis que le Prince Albert, si bon pour les artistes, applaudissait joyeusement des deux mains.
J’avais préparé un tour intitulé le bouquet à la Reine; voici ce qu’en disait le Court Journal (le journal de la cour) dans un compte-rendu qu’il fit de ma séance:
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
«La Reine, dit le journal anglais, prenait un plaisir extrême à ces expériences; mais celle qui sembla la frapper le plus, fut le bouquet à la Reine, surprise très gracieuse et d’un charmant à-propos. Sa Majesté ayant prêté son gant à M. Robert-Houdin, celui-ci en fit immédiatement sortir un petit bouquet, qui devint bientôt assez gros pour être difficilement contenu dans les deux mains. Enfin ce bouquet, posé dans un vase et arrosé d’une eau magique, se transforma en une guirlande dont les fleurs formèrent le nom de VICTORIA.
»La Reine fut également émerveillée de l’étonnante lucidité du fils de Robert-Houdin dans l’expérience de seconde vue. Les objets les plus compliqués avaient été préparés à l’avance, afin d’embarrasser et de mettre en défaut la sagacité du père et la merveilleuse faculté du fils. Tous deux sont sortis victorieux de ce combat intellectuel et ont déjoué tous les projets.»
Après la séance, le même officier auquel j’avais eu déjà affaire vint de la part de la Reine et du Prince Albert m’adresser leurs félicitations. La Duchesse d’Orléans avait bien voulu y joindre ses compliments et ceux de sa famille.
Une fois le rideau baissé, ne me trouvant plus soutenu par la présence des spectateurs, je me sentis presque défaillir. Je m’étais assis, et je n’avais plus la force de me lever pour aller prendre le repas dont j’avais un si grand besoin.
J’allais cependant le faire, lorsque je fus tiré de mon accablement par l’apparition d’un corps nombreux d’ouvriers, qui arrivaient en toute hâte pour démolir le théâtre, l’enlever et organiser les apprêts du bal.
Que l’on juge de mon embarras et de mon tourment! Il fallait démonter et emballer toutes mes machines, qui sans cela eussent été brisées.
Je voulus protester, retarder l’exécution d’un tel travail; ce fut en vain: des ordres supérieurs avaient été donnés; ils devaient être exécutés. Je fus alors obligé de puiser dans une nouvelle énergie la force nécessaire à mon emballage, qui ne dura pas moins d’une heure et demie.
Six heures sonnaient quand tout fut terminé. Il y avait juste vingt-quatre heures que je n’avais pris de nourriture.
Conduit par mon régisseur, qui avait eu la précaution de faire servir le dîner, je me traînai jusqu’à la salle à manger.
Le jour venait de finir, et l’appartement n’était pas encore éclairé. Ce fut à grand’peine que nous distinguâmes une table. Je tombai plutôt que je ne m’assis sur une chaise qui se trouva près de moi, et tandis que mon fils aîné sonnait pour qu’on apportât de la lumière, je commençai un travail de seconde vue par appréciation. Cette faculté me servit à merveille; je mis la main sur une fourchette et, piquant à tout hasard devant moi, je rencontrai quelque chose qui s’y attacha. Je portai prudemment l’objet à mon odorat et, satisfait de ce contrôle, j’y donnai un victorieux coup de dent.
C’était délicieux; je crus reconnaître un salmis de perdreaux.
Je fis une seconde exploration pour m’en assurer, et après quelques coups de fourchette, je pus me convaincre que je ne m’étais pas trompé. Mon régisseur et mes enfants avaient suivi mon exemple et s’escrimaient aussi de leur côté.
On est lent, à ce qu’il paraît, à servir dans les maisons royales, car avant que les lumières fussent arrivées, nous eûmes le temps de nous familiariser avec l’obscurité.
Du reste, ce repas devenait pour nous, en raison de son originalité, une véritable partie de plaisir; j’avais même déjà saisi un flacon pour me verser à boire, quand soudain la porte de la salle s’ouvrit et deux valets se présentèrent portant des candélabres. En nous voyant ainsi attablés et mangeant de la façon la plus tranquille, ces deux hommes faillirent tomber à la renverse. Je suis persuadé qu’ils nous prirent, à cet instant, pour de véritables sorciers, car ce fut à grand’peine qu’ils se décidèrent à rester pour continuer leur service.
Nous prîmes alors nos aises; la table était bien servie, les vins étaient excellents, et nous pûmes nous remettre des fatigues et des émotions de la journée. Sur la fin du repas, l’intendant du palais nous fit une visite, et dès qu’il eut appris mes infortunes, il m’en témoigna tous ses regrets; la Reine, m’assura-t-il, serait d’autant plus fâchée de cette nouvelle, si elle lui parvenait, qu’elle avait donné les ordres les plus exprès pour que rien ne vous manquât dans son palais.
Je répondis que je me trouvais bien dédommagé de quelques instants de souffrance par la satisfaction d’avoir été appelé à présenter mes expériences devant la gracieuse souveraine. C’était aussi la vérité.
CHAPITRE XVIII.
Un régisseur optimiste.—Trois spectateurs dans une salle.—Une collation magique.—Le public de Colchester et les noisettes.—Retour en France.—Je cède mon théatre.—Voyage d’adieu.—Retraite a Saint-Gervais.—Pronostic d’un Académicien.
Quelque temps après cette séance, mon engagement se terminait avec Mitchell.
Au lieu de rentrer en France comme je l’eusse tant désiré après une aussi longue absence, je pensai qu’il était plus favorable à mes intérêts de continuer mes excursions dans les provinces anglaises jusqu’au mois de septembre, époque où j’espérais faire la réouverture de mon théâtre à Paris.
En conséquence, je me traçai un itinéraire dont la première station devait être Cambridge, ville renommée par son Université, et je partis.
Mais peut-être le lecteur n’a-t-il pas envie de me suivre dans cette longue excursion. Qu’il se rassure; je ne le ferai pas voyager avec moi, d’autant plus que ma seconde course à travers l’Angleterre ne présente presque aucun détail qui soit digne d’être mentionné ici. Je me contenterai de raconter quelques incidents, et entre autres, une petite aventure qui m’est arrivée, parce qu’elle peut servir de leçon aux artistes, quels qu’ils soient, en leur apprenant qu’il est dangereux pour leur amour-propre et pour leurs intérêts d’épuiser trop à fond la curiosité publique, dans les différentes localités où l’espoir de bonnes recettes les conduit.
Je devais, ainsi que je viens de le dire, aller directement de Londres à Cambridge, mais à moitié route, j’eus la fantaisie de m’arrêter à Herford, petite ville d’une dizaine de mille âmes, pour y donner quelques représentations.
Mes deux premières séances eurent un très grand succès; mais à la troisième, voyant que le nombre des spectateurs avait de beaucoup diminué, je me décidai à n’en pas donner d’autres.
Mon régisseur combattit cette résolution, et il me donna des raisons qui ne manquaient certainement pas de valeur.
—Je vous assure, Monsieur, me dit-il, que dans la ville on ne parle que de votre séance. Chacun me demande si vous devez jouer encore demain, et déjà deux jeunes gens m’ont chargé de retenir leurs places pour le cas où vous vous détermineriez à rester.
Grenet, c’était le nom du régisseur, était bien le meilleur homme du monde. Mais j’aurais dû me méfier de ses conseils, en raison de sa disposition d’esprit à voir tout en beau. C’était l’optimisme incarné. Les supputations de succès qu’il me fit pour la séance future eussent laissé bien loin derrière elles celles de l’inventeur d’écritoires. A l’entendre, il fallait doubler le prix des places et augmenter le personnel du théâtre, pour contenir la foule qui devait venir me visiter.
Tout en plaisantant Grenet sur l’exagération de ses idées, je consentis néanmoins à ce qu’il fit poser les affiches pour la représentation qu’il me demandait.
Le lendemain, à sept heures et demie du soir, je me rendis, selon mon habitude, à la porte du théâtre pour donner l’ordre de faire ouvrir les bureaux et de laisser entrer le public. La séance devait commencer à huit heures précises.
Je trouvai mon régisseur complétement seul. Pas une âme ne s’était encore présentée; cependant cela ne l’empêcha pas de m’aborder d’un air radieux; c’était du reste son air normal.
—Monsieur, me dit-il en se frottant les mains, comme s’il avait eu à m’annoncer une excellente nouvelle, il n’y a encore personne à la porte du théâtre, mais c’est bon signe.
—C’est bon signe, dites-vous? Ah ça! mon cher Grenet, comment me prouverez-vous cela?
—C’est très facile à comprendre; vous avez dû remarquer, Monsieur, qu’à nos dernières séances nous n’avions eu que l’aristocratie du pays.
—Rien ne me prouve qu’il en ait été ainsi, mais je vous l’accorde; après?
—Après? c’est tout simple. Le commerce n’est point encore venu nous visiter, et c’est aujourd’hui que je l’attends. Ces négociants sont toujours si occupés, qu’ils remettent souvent au dernier jour pour se procurer un plaisir. Patience, vous allez voir, dans un instant, l’assaut que nous aurons à soutenir!
Et il regardait vers la porte d’entrée, de l’air d’un homme convaincu que ses prévisions se réaliseraient.
Nous avions encore une demi-heure, c’était plus qu’il n’en fallait pour remplir la salle. J’attendis. Mais cette demi-heure se passa dans une vaine attente; personne ne se présenta au bureau.
—Voici huit heures, dis-je en tirant ma montre; nous n’avons pas encore de spectateurs: qu’en dites-vous, Grenet?
—Ah! Monsieur, votre montre avance; ça, j’en suis sûr, car.....
Mon régisseur allait appuyer cette affirmation de quelque preuve tirée de son imagination, lorsque l’horloge de l’Hôtel-de-Ville sonna. Grenet se trouvant à bout de raisons, se contenta de garder le silence en jetant, toutefois, un coup-d’œil désespéré vers la porte.
Tout à coup je vois sa figure s’empourprer de plaisir.
—Ah! je l’avais bien dit, s’écrie-t-il en me montrant deux jeunes gens qui se dirigeaient de notre côté; voilà le public qui commence à arriver, on se sera sans doute trompé d’heure. Allons! chacun à son poste!
La joie de Grenet ne fut pas de longue durée; il reconnut bientôt dans ces visiteurs les deux jeunes gens qui avaient retenu leurs places dès la veille.
—On n’a pas envahi nos stalles, crièrent-ils à l’optimiste, en se hâtant d’entrer.
—Non, Messieurs, non; vous pouvez entrer, répondit Grenet en faisant une imperceptible grimace. Et il les conduisit complaisamment, en cherchant à leur donner un motif sur le vide de la salle qu’il prétendait momentané.
Il était à peine revenu au bureau qu’un monsieur d’un certain âge monte en toute hâte le péristyle du théâtre et se précipite vers le contrôle avec un empressement que mes succès des jours précédents pouvaient justifier.
—Pourrai-je avoir encore une place, dit-il d’une voix essoufflée?
A cette demande qui semble une raillerie, mon pauvre Grenet abasourdi ne sait plus que répondre; il se contente d’adresser à son interlocuteur une de ces phrases banales que l’on emploie souvent pour gagner du temps.
—Mon Dieu! Monsieur, voyez-vous..... il faut que vous sachiez.....
—Je sais, Monsieur, je sais; il n’y a plus de places; je m’y attends; mais de grâce, laissez-moi entrer, et je trouverai toujours bien quelque petit coin pour me caser.
—Permettez-moi donc, Monsieur, de vous dire...
—C’est inutile...
—Mais puisque, au contraire...
—A la bonne heure! Donnez-moi alors une stalle, et je vais voir si je puis me placer dans un des couloirs.
A bout d’arguments, Grenet délivra le billet.
On peut se figurer l’étonnement de l’ardent visiteur, quand en entrant dans la salle il s’aperçut qu’il composait à lui seul le tiers de l’assemblée.
Quant à moi, j’eus bientôt pris mon parti sur cette déconvenue. C’était, il est vrai, un four que je faisais, mais ce four se présentait d’une façon si originale que, en raison de sa singularité, je le regardais comme une diversion à mes succès passés; je voulus même le faire tourner à l’agrément de ma soirée. On n’est pas, je crois, plus philosophe.
Ce fut avec une sorte de satisfaction que je vis les alentours du théâtre complétement déserts.
Après avoir donné, pour l’acquit de ma conscience, le quart d’heure de grâce aux retardataires, ne voyant venir personne, je fis annoncer à mes trois spectateurs que, n’écoutant que mon désir de leur être agréable, j’allais donner ma représentation.
Cette nouvelle inattendue souleva dans la salle un triple hurrah sous forme de remerciement.
J’avais pour orchestre huit musiciens, amateurs de la ville. Ces artistes, vu ma qualité de Français, jouaient, chaque soir, pour ouverture, l’air des Girondins et la Marseillaise à grand renfort de grosse caisse, de même qu’ils ne manquaient jamais de terminer la séance par le God save the queen.
L’introduction patriotique terminée, je commençai ma séance.
Mon public s’était groupé sur le premier banc de l’orchestre, de sorte que pour m’adresser à lui dans mes explications, j’aurais été obligé de tenir la tête constamment baissée et dirigée vers le même point; cela aurait fini par être fort incommode. Je pris le parti de porter mes regards dans la salle et de parler aux banquettes, comme si je les eusse vues animées pour moi d’une bienveillante attention.
Je fis dans cette circonstance un véritable tour de force, car je déployai, pour l’exécution de mes expériences, le même soin, la même verve, le même entrain que devant un millier d’auditeurs.
De son côté, mon public faisait tout le bruit possible pour me prouver sa satisfaction. Il trépignait, applaudissait, criait, de manière à me faire presque croire que la salle était complétement garnie.
La séance entière ne fut qu’un échange de bons procédés, et chacun des spectateurs vit avec peine arriver la dernière de mes expériences. Celle-là n’était pas indiquée sur l’affiche; je la réservais comme la meilleure de mes surprises.
—Messieurs, dis-je à mon triple auditoire, j’ai besoin, pour l’exécution de ce tour, d’être assisté de trois compères. Quelles sont les personnes parmi l’assemblée qui veulent bien monter sur la scène?
A cette comique invitation, le public se leva en masse et vint obligeamment se mettre à ma disposition.
Les trois assistants consentirent à se ranger sur le devant de la scène, avec promesse de ne point regarder derrière eux. Je leur remis à chacun un verre vide, en leur annonçant qu’il se remplirait d’excellent punch aussitôt qu’ils en témoigneraient le désir, et j’ajoutai que, pour faciliter l’exécution de ce souhait, il faudrait qu’ils répétassent après moi quelques mots baroques tirés du grimoire de l’enchanteur Merlin.
Cette plaisanterie n’était proposée que pour gagner du temps, car tandis que nous l’exécutions en riant aux éclats, un changement à vue s’opérait derrière mes aimables compères. La table sur laquelle j’avais exécuté mes expériences était remplacée par une autre garnie d’une excellente collation. Un énorme bol de punch brûlait au milieu.
Grenet, vêtu de noir, cravaté de blanc, armé d’une cuillère, en stimulait la flamme bleuâtre, et lorsque mes compères exprimèrent la volonté de voir leurs verres se remplir de punch:
—Retournez-vous, leur dit-il de sa voix la plus grave, et vous allez voir vos souhaits accomplis.
Ce fut un coup de théâtre pour mes trois adeptes, qui restèrent un instant ébahis de surprise, ce qui me donna le loisir de compléter l’expérience en faisant emplir leurs verres.
Les musiciens avaient été les spectateurs de cette petite scène; je les priai de venir se joindre à nous pour éprouver la vertu de mon bol inépuisable. Cette invitation fut joyeusement acceptée; on entoura la table, on emplit les verres, on les vida, et nous ne passâmes pas moins de deux heures à deviser sur l’agrément de cette expérience.
Grâce à la prodigalité de l’inexhaustible bowl of punch, mes convives furent tous saisis d’une tendre expansion. Peu s’en fallut qu’on ne s’embrassât en se quittant; on se contenta cependant de se serrer la main, en se promettant mutuellement le plus amical souvenir.
L’enseignement que l’on peut tirer de cette anecdote, c’est que, pour présenter ses adieux au public dans un théâtre, il ne faut pas attendre qu’il n’y soit plus pour les recevoir.
Au sortir d’Herfort, je me rendis à Cambridge, puis à Bury-Saint-Edmond, à Ipswich et à Colchester, faisant partout des recettes proportionnées à l’importance de la population. Je n’ai conservé de ces cinq villes que trois souvenirs: le fiasco d’Herfort, l’accueil enthousiaste des étudiants de Cambridge et les noisettes de Colchester.
Mais, me demandera-t-on, quel rapport peut-il y avoir entre des noisettes et une représentation de magie? Un mot mettra le lecteur au courant du fait et lui expliquera toutes les tribulations que ce fruit m’a causées.
Il est d’usage dans la ville de Colchester, lorsque l’on va au spectacle, de remplir ses poches de noisettes; d’ailleurs, n’en a-ton pas chez soi, qu’on trouve à en acheter à la porte du théâtre. On les casse et on les mange pendant le cours de la représentation, sous forme de rafraîchissements. Hommes et femmes ont cette manie cassante, en sorte qu’il s’établit dans la salle un feu roulant de bris de noisettes qui, par moments, devient assez fort pour couvrir la voix; l’artiste qui est en scène en est quitte pour répéter la phrase qu’il pense n’avoir pas été entendue.
Rien ne m’agaçait les nerfs comme cet incessant cliquetis. Ma première représentation s’en ressentit, et malgré mes efforts pour me maîtriser, je fis ma séance tout entière sur le ton de l’irritation. Malgré cet ennui, je consentis à jouer une seconde fois; mais le le directeur ne put jamais me décider à lui accorder une troisième représentation. Il eut beau m’assurer que ses artistes dramatiques avaient fini par se faire à cette étrange musique; que même il n’était pas rare de voir en scène un acteur secondaire casser une noisette en attendant la réplique, je le quittai, ne voulant pas en entendre davantage.
Décidément les théâtres des petites villes anglaises sont loin de valoir ceux des grandes cités.
A Colchester devait s’arrêter ma tournée, et je me disposais à plier bagage pour la France, lorsque Knowles, le directeur de Manchester, se rappelant mes succès à son théâtre, vint me proposer d’entreprendre avec lui un voyage à travers l’Irlande et l’Ecosse. Nous étions alors au mois de juin 1849. Paris, on se le rappelle, était alors plus que jamais agité par les questions politiques; les théâtres en France n’existaient que pour mémoire. Je ne fus pas longtemps à me décider; je partis avec mon english menager.
Notre excursion ne dura pas moins de quatre mois, et ce ne fut que vers la fin d’octobre que je remis le pied sur le sol français.
Ai-je besoin de dire le bonheur avec lequel je me retrouvai devant le public parisien, dont je n’avais pas oublié le bienveillant patronage? Les artistes qui, comme moi, ont été longtemps absents de Paris, le comprendront, car ils savent que rien n’est doux au cœur comme les applaudissements donnés par des concitoyens.
Malheureusement, lorsque je repris le cours de mes représentations, je m’aperçus avec peine du changement qui s’était opéré dans ma santé; ces séances, que je faisais jadis sans aucune fatigue, me jetaient maintenant dans un pénible accablement.
Il m’était facile d’attribuer une cause à ce fâcheux état. Les veilles, les fatigues, l’incessante préoccupation de mes représentations et plus encore l’atmosphère brumeuse de la Grande-Bretagne, avaient épuisé mes forces. Ma vie s’était en quelque sorte usée pendant mon émigration. Il m’eût fallu pour la régénérer un long repos, et je ne devais pas y songer à cette époque, au milieu de la meilleure saison de l’année. Je ne pus que prendre des précautions pour l’avenir, dans le cas où je me trouverais tout à fait forcé par ma santé de m’arrêter. Je me décidai à former un élève qui me remplaçât au besoin et dont le travail pût, en attendant, me venir en aide.
Un artiste d’un extérieur agréable et dont je connaissais l’intelligence, sembla me présenter les conditions que je pouvais désirer. Mes propositions lui convinrent; il entra aussitôt chez moi. Le futur prestidigitateur montra du reste de l’aptitude et un grand zèle pour mes leçons; je le mis en peu de temps à même de préparer mes expériences, puis il m’aida dans l’administration de mon théâtre, et lorsque vinrent les grandes chaleurs de l’été, en 1850, au lieu de fermer ma salle, selon mon habitude, je continuai de faire poser des affiches dans Paris; seulement mon nom fut remplacé par celui d’Hamilton.
Eu égard à son peu d’études, mon remplaçant provisoire ne pouvait être encore très fort; mais il était convenable dans ses expériences, et le public se montra satisfait. Pendant ce temps, je goûtais à la campagne les douceurs d’un repos longtemps désiré.
Un homme qui a fait une longue route ne ressent jamais plus vivement la fatigue que lorsque, après s’être arrêté quelques instants pour se reposer, il veut continuer son voyage. C’est ce que j’éprouvai quand, le terme de mes vacances arrivé, il me fallut quitter la campagne pour recommencer l’existence fébrile du théâtre. Jamais je ne ressentis plus de lassitude; jamais aussi je n’eus un désir plus vif de jouir d’une complète liberté, de renoncer à ces fatigues à heure nommée, qu’on peut appeler justement le collier de misère.
A ce mot, je vois déjà bien des lecteurs se récrier. Pourquoi, diront-ils, nommer ainsi un travail dont le but est d’émerveiller une assemblée, et le résultat de procurer honneur et profit?
Je me trouve forcé de justifier mon expression.
Le lecteur comprendra facilement que les fatigues, les préoccupations et la responsabilité attachées à une séance de magie n’empêchent pas le prestidigitateur d’être soumis aux autres misères de l’humanité. Or, quels que soient ses chagrins ou ses souffrances, il doit cependant chaque soir et à heure fixe les refouler dans son cœur pour revêtir le masque de l’enjouement et de la santé.
C’est déjà, croyez-moi, lecteur, une pénible tâche, mais ce n’est pas tout, il lui faut encore, et ceci s’applique à tous les artistes en général, il lui faut, sous peine de déchéance, égayer, animer, surexciter le public, lui procurer enfin, disons-le mot, du plaisir pour son argent.
Pense-t-on que cela soit toujours chose facile?
En vérité, la situation qui est faite aux artistes serait intolérable, s’ils ne trouvaient pas dans la sympathie et les applaudissements du public une douce récompense qui leur fait oublier les petites misères de la vie.
Je puis le dire avec orgueil: jusqu’au dernier jour de ma vie artistique, je n’ai rencontré que bienveillance et sympathie; mais plus je m’efforçais de m’en montrer toujours digne, plus je sentais que mes forces diminuaient, et plus aussi augmentait en moi le désir de vivre dans la retraite et la liberté.
Enfin, vers le mois de janvier 1852, jugeant Hamilton apte à me succéder, je me décidai à lui céder mon établissement, et, pour que mon théâtre, l’œuvre de mon travail, restât dans ma famille, on passa deux contrats: le même jour, mon élève devint mon beau-frère et mon successeur.
Cependant quelque avide que soit un artiste de rentrer dans la vie tranquille et solitaire, il est bien rare qu’il renonce tout-à-coup et pour toujours à mériter les applaudissements dont il s’est fait une douce habitude. On ne sera donc pas étonné d’apprendre que je voulus, après m’être reposé pendant plusieurs mois, donner encore quelques représentations, avant de prendre définitivement congé du public.
Je ne connaissais pas l’Allemagne; je gagnai les bords du Rhin. Désirant ne pas me fatiguer, je résolus de me réserver le choix des lieux où je donnerais mes représentations. Je m’arrêtai donc de préférence dans ces séjours de fête que l’on nomme des villes de bains, et je visitai successivement Bade, Wiesbaden, Hambourg, Ems, Aix-la-Chapelle et Spa. Chacune de mes séances, ou peu s’en faut, fut honorée de la présence d’un ou de plusieurs des Princes de la Confédération Germanique.
Mon intention était de rentrer en France après les représentations que j’avais données à Spa, lorsque, à la sollicitation du directeur d’un théâtre de Berlin, M. Engel, je me décidai à retourner sur mes pas, et je partis pour la capitale de la Prusse.
J’avais contracté avec M. Engel un engagement de six semaines; mon succès et aussi les excellentes relations que j’eus avec mon directeur me firent prolonger pendant trois mois mon séjour à Berlin. Je ne pouvais, du reste, prendre congé du public d’une manière plus brillante; jamais peut-être je n’avais vu une foule plus compacte assister à mes séances. Aussi, l’accueil que j’ai reçu des Berlinois restera-t-il dans ma mémoire parmi mes meilleurs souvenirs.
De Berlin, je me rendis directement près de Blois, dans la retraite que je m’étais choisie.
Quelle que fût ma satisfaction de jouir enfin d’une liberté si longtemps désirée, elle eut bientôt subi le sort commun à tous nos plaisirs, et elle n’eût pas manqué de s’émousser par la jouissance même, si je n’avais réservé pour ces heureux loisirs des études dans lesquelles j’espérais trouver une distraction sans cesse renaissante. Après avoir acquis un bien-être matériel à l’aide de travaux traités bien à tort de futiles, j’allais me livrer à des recherches sérieuses, ainsi que me le conseillait jadis un membre de l’Institut.
Le fait auquel je fais allusion remonte à l’époque de l’exposition de 1844, où je présentai mes automates et mes curiosités mécaniques.
Le jury chargé de l’examen des machines et instruments de précision s’était approché de mes produits, et j’avais, en sa présence, renouvelé la petite séance donnée quelques jours auparavant devant le roi Louis-Philippe.
Après avoir écouté avec intérêt le détail des nombreuses difficultés que j’avais eu à surmonter dans l’exécution de mes automates, l’un des membres du jury prenant la parole:
—C’est bien dommage, Monsieur Robert-Houdin, me dit-il, que vous n’ayez pas appliqué à des travaux sérieux les efforts d’imagination que vous avez déployés pour des objets de fantaisie.
Cette critique me blessait d’autant plus, qu’à cette époque je ne voyais rien au-dessus de mes travaux, et que dans mes plus beaux rêves d’avenir, je n’ambitionnais d’autre gloire que celle du savant auteur du canard automate.
—Monsieur, répondis-je d’un ton visiblement piqué, je ne connais pas de travaux plus sérieux que ceux qui font vivre un honnête homme. Toutefois je suis prêt à changer de direction si vous m’en donnez l’avis après que vous m’aurez écouté.
A l’époque où je m’occupais d’horlogerie de précision, je gagnais à peine de quoi vivre. Aujourd’hui, j’ai quatre ouvriers pour m’aider dans la confection de mes automates; le moins habile gagne six francs dans sa journée; jugez ce que je dois gagner moi-même.
Je vous demande maintenant, Monsieur, si je dois retourner à mon ancienne profession.
Mon interlocuteur se tut, mais un autre membre du jury s’approchant de moi, me dit à demi-voix:
—Continuez, Monsieur Robert-Houdin, continuez; j’ai l’assurance que vos ingénieux travaux, après vous avoir conduit au succès, vous mèneront tout droit à des découvertes utiles.
—Monsieur le baron Séguier, répondis-je sur le même ton, je vous remercie de votre encourageant pronostic; je ferai mes efforts pour le justifier[18].
J’ai suivi l’avis de l’illustre savant, et je m’en suis fort bien trouvé.
CHAPITRE XIX.
Voyage en Algérie.—Convocation des chefs de tribus.—Fêtes.—Représentations devant les Arabes.—Enervation d’un Kabyle.—Invulnerabilité.—Escamotage d’un Maure.—Panique et fuite des Spectateurs.—Réconciliation.—La secte des Aïssaoua.—Leurs prétendus miracles.—Excursion dans l’intérieur de l’Algérie.—La demeure d’un Bach-Agha.—Repas comique.—Une soirée de hauts dignitaires Arabes.—Mystification d’un marabout.—L’Arabe sous sa tente, etc. etc.—Retour en France.—Conclusion.
Enfin, je suis au port; espérance et fortune,
Salut!......
Me voilà donc arrivé au but de toutes mes espérances! J’ai dit adieu pour toujours à la vie d’artiste, et de ma retraite, j’envoie un dernier salut à mes bons et gracieux spectateurs. Désormais plus d’anxiété, plus d’inquiétudes; libre et tranquille, je vais me livrer à de paisibles études et jouir de la plus douce existence qu’il soit permis à l’homme de goûter sur terre.
J’en étais là de mes plans de félicité, lorsqu’un jour je reçus une lettre de M. le colonel de Neveu, chef du bureau politique à Alger. Ce haut fonctionnaire me priait de me rendre dans notre Colonie, pour y donner des représentations devant les principaux chefs de tribus arabes.
Cette proposition me trouva en pleine lune de miel, si je puis m’exprimer ainsi. A peine remis des fatigues de mes voyages, je goûtais à longs traits les douceurs de ce repos tant désiré; il m’eût coûté d’en rompre sitôt le charme. J’exprimai à M. de Neveu tous mes regrets de ne pouvoir alors accepter son invitation.
Le colonel prit acte de mes regrets, et l’année suivante, il me les rappela. C’était en 1855; mais j’avais présenté à l’Exposition universelle plusieurs applications nouvelles de l’électricité à la mécanique, et, ayant appris que le jury m’avait jugé digne d’une récompense, je ne voulais pas quitter Paris sans l’avoir reçue. Tel fut du moins le motif sur lequel j’appuyai un nouveau refus, accompagné de nouveaux regrets.
Mais le colonel faisait collection de tous ces regrets, et vers le mois de juin de l’année 1856, il me les présenta comme une lettre de change à acquitter. Cette fois, j’étais à bout d’arguments sérieux, et, bien qu’il m’en coûtât de quitter ma retraite pour aller affronter les caprices de la Méditerranée dans les plus mauvais mois de l’année, je me décidai à partir.
Il fut convenu que je serais rendu à Alger pour le 27 septembre suivant, jour où devaient commencer les grandes fêtes que la capitale de l’Algérie offre annuellement aux Arabes.
Je dois dire aussi que ce qui influença beaucoup ma détermination, ce fut de savoir que la mission pour laquelle on m’appelait en Algérie avait un caractère quasi-politique. J’étais fier, moi simple artiste, de pouvoir rendre un service à mon pays.
On n’ignore pas que le plus grand nombre des révoltes qu’on a eu à réprimer en Algérie ont été suscitées par des intrigants qui se disent inspirés par le Prophète, et qui sont regardés par les Arabes comme des envoyés de Dieu sur la terre, pour les délivrer de l’oppression des Roumi (chrétiens).
Or, ces faux prophètes, ces saints marabouts qui, en résumé, ne sont pas plus sorciers que moi, et qui le sont encore moins, parviennent cependant à enflammer le fanatisme de leurs coreligionnaires à l’aide de tours de passe-passe aussi primitifs que les spectateurs devant lesquels ils sont présentés.
Il importait donc au gouvernement de chercher à détruire leur funeste influence, et l’on comptait sur moi pour cela. On espérait, avec raison, faire comprendre aux Arabes, à l’aide de mes séances, que les tours de leurs marabouts ne sont que des enfantillages et ne peuvent plus, en raison de leur naïveté, représenter les miracles d’un envoyé du Très-Haut; ce qui nous conduisait aussi tout naturellement à leur montrer que nous leur sommes supérieurs en toutes choses et que, en fait de sorciers, il n’y a rien de tel que les Français.
On verra plus tard le succès qu’obtint cette habile tactique.
Du jour de mon acceptation à celui de mon départ, il devait s’écouler trois mois; je les employai à préparer un arsenal complet de mes meilleurs tours, et je partis de Saint-Gervais le 10 septembre.
Je glisserai rapidement sur le récit de mon voyage à travers la France et la Méditerranée; je dirai seulement qu’à peine en mer, je désirais déjà être arrivé, et que ce fut avec une joie indicible que, après trente-six heures de navigation, j’aperçus la capitale de notre colonie.
J’étais attendu. Une ordonnance vint au-devant de moi dans une charmante barque et me conduisit à l’hôtel d’Orient, où l’on m’avait retenu un appartement.
Le Gouvernement avait fort bien fait les choses, car il m’avait logé comme un prince. De la fenêtre de mon salon je voyais la rade d’Alger, et ma vue n’avait d’autre limite que l’horizon. La mer est toujours belle lorsqu’on la voit de sa fenêtre; aussi, chaque matin, je l’admirais et lui pardonnais ses petites taquineries passées.
De mon hôtel j’apercevais aussi cette magnifique place du Gouvernement, plantée d’orangers comme on n’en voit pas en France. Ils étaient à cette époque chargés de fleurs épanouies et de fruits en pleine maturité.
Par la suite, nous nous plaisions, Mme Robert-Houdin et moi, à aller le soir, sous leur ombrage, prendre une glace à la porte d’un Tortoni algerien, tout en respirant la brise parfumée que nous apportait la mer. Après ce plaisir, rien ne nous intéressait autant que l’observation de cette immense variété d’hommes qui circulaient devant nous.
On eût dit que les cinq parties du monde avaient envoyé leurs représentants en Algérie: c’étaient des Français, des Espagnols, des Maltais, des Italiens, des Allemands, des Suisses, des Prussiens, des Belges, des Portugais, des Polonais, des Russes, des Anglais, des Américains, tous faisant partie de la population algérienne. Joignons à cela les différents types arabes, tels que les Maures, les Kabyles, les Koulougly, les Biskri, les Mozabites, les Nègres, les Juifs arabes, et l’on aura une idée du spectacle qui se déroulait à nos yeux.
Lorsque j’arrivai à Alger, M. de Neveu m’apprit qu’une partie de la Kabylie s’étant révoltée, le Maréchal Gouverneur venait de partir avec un corps expéditionnaire pour la soumettre. En conséquence de ce fait, les fêtes pour lesquelles on devait convoquer les chefs arabes ne pouvaient avoir lieu avant un mois, et mes représentations étaient remises à cette époque.
—J’ai à vous demander maintenant, ajouta le colonel, si vous voulez souscrire à ce nouvel engagement.
—Mon colonel, dis-je sur le ton de la plaisanterie, je me regarde comme engagé militairement, puisque je relève de M. le Gouverneur. Fidèle à mon poste et à ma mission, je resterai, quoi qu’il arrive.
—Très bien! Monsieur Robert-Houdin, fit en riant le colonel, vous agissez là en véritable soldat français, et la colonie vous en saura gré. Du reste, nous tâcherons que votre service en Algérie vous soit le plus doux possible. Nous avons donné des ordres à votre hôtel, pour que vous et Mme Robert-Houdin n’ayez point à regretter le bien-être que vous avez quitté pour venir ici. (J’ai oublié de dire que dans mes conditions d’engagement, j’avais stipulé que Mme Robert-Houdin m’accompagnerait.) Si en attendant vos représentations officielles, il vous était agréable, pour occuper vos loisirs, de donner des séances au théâtre de la ville, le Gouverneur le met à votre disposition trois jours par semaine, les autres jours appartenant à la troupe d’opéra.
Cette proposition me convenait à merveille; j’y voyais trois avantages: le premier, de me refaire la main, car il y avait deux ans que j’avais quitté la scène; le second, d’essayer les effets de mes expériences sur les Arabes de la ville; le troisième, de faire de fructueuses recettes. J’acceptai, et comme j’adressais mes remerciements à M. de Neveu:
—C’est à nous de vous remercier, me dit-il, en donnant des représentations à Alger pendant l’expédition de Kabylie, vous nous rendez un grand service.
—Lequel, colonel?
—En occupant l’imagination des Algériens, nous les empêchons de se livrer, sur les éventualités de la campagne, à d’absurdes suppositions, qui pourraient être très préjudiciables au gouvernement.
—S’il en est ainsi, je vais me mettre immédiatement à l’œuvre.
Le colonel partit le lendemain pour rejoindre le maréchal. Auparavant, il m’avait remis entre les mains de l’autorité civile, c’est-à-dire qu’il m’avait présenté au maire de la ville, M. de Guiroye, qui déploya envers moi une extrême obligeance pour me faciliter l’organisation de mes séances.
On pourrait croire qu’en raison du haut patronage sur lequel j’étais appuyé, je n’eus qu’à suivre un sentier semé de fleurs, comme dirait un poète, pour arriver à mes représentations. Il n’en fut rien; j’eus à subir une foule de tracasseries qui auraient pu m’ennuyer beaucoup, si je n’avais été muni d’un fond de philosophie à toute épreuve.
M. D...., directeur privilégié de la salle Bab-Azoun, venait de commencer sa saison théâtrale avec une troupe d’opéra; craignant que les succès d’un étranger sur sa propre scène ne détournassent l’attention publique de ses représentations, il se hâta de faire des réclamations auprès de l’autorité.
Le maire, pour toute consolation, lui répondit que le Gouvernement voulait qu’il en fût ainsi. M. D.... protesta et alla même jusqu’à menacer de quitter sa direction. Le maire se renferma dans son inflexible décision.
Le temps tournait au noir, et la ville d’Alger se trouvait sous le coup d’une éclipse totale de direction, lorsque par esprit de conciliation, je consentis à ne jouer que deux fois par semaine, et à attendre pour commencer mes séances que les débuts de la troupe d’opéra fussent terminés.
Cette concession calma un peu l’impresario, sans toutefois me gagner ses bonnes grâces. M. D.... se tint toujours à mon égard dans une froideur qui témoignait de son mécontentement. Mais j’étais dans les dispositions qu’a presque toujours un homme complétement indépendant: cette froideur ne me rendit point malheureux.
Je sus également me mettre au-dessus des taquineries que me suscitèrent certains employés subalternes de la direction, et, fort de cette pensée que mon voyage d’Algérie devait être un voyage d’agrément, je pris le parti de rire de ces attaques mesquines. D’ailleurs mon attention était tout entière à une chose bien plus intéressante pour moi.
Les journaux avaient annoncé mes représentations. Cette nouvelle souleva aussitôt dans la presse algérienne une polémique dont l’étrangeté ne contribua pas peu à donner une grande publicité à mes débuts.
«Robert-Houdin, dit un journal, ne peut pas être à Alger, puisque tous les jours on voit annoncer dans les journaux de Paris: «Robert-Houdin, tous les soirs, à 8 heures.»
—Pourquoi, répondit plaisamment un autre journal, Robert-Houdin ne donnerait-il pas des représentations à Alger, tout en restant à Paris? Ne sait-on pas que ce sorcier a le don de l’ubiquité, et qu’il lui arrive souvent de donner, le même jour et en personne, des séances à Paris, à Rome et à Moscou?
La discussion continua ainsi pendant plusieurs jours, les uns niant ma présence, les autres l’affirmant.
Le public d’Alger voulait bien accepter ce fait comme une de ces plaisanteries qu’on qualifie généralement du nom de canard, mais il voulait aussi qu’on l’assurât qu’il ne serait pas victime d’une mystification en venant au théâtre.
Enfin, on parla sérieusement, et les journalistes expliquèrent alors que M. Hamilton, en succédant à son beau-frère, avait conservé pour titre de son théâtre le nom de ce dernier, de sorte que Robert-Houdin pouvait aussi bien s’appliquer à l’artiste qui portait ce nom qu’à son genre de spectacle.
Cette curieuse polémique, les tracasseries suscitées par M. D...., et, j’aime à le croire, l’attrait de mes séances, attirèrent un concours prodigieux de spectateurs. Tous les billets avaient été pris à l’avance, et la salle fut remplie à s’y étouffer; c’est le mot. Nous étions à la mi-septembre, et le thermomètre marquait encore 35 degrés centigrades.
Pauvres spectateurs, comme je les plaignais! A en juger par ce que j’éprouvais moi-même, c’était à sécher sur place, à être momifié. Je craignais bien que l’enthousiasme, ainsi que cela arrive toujours en pareil cas, ne fût en raison inverse de la température. Je n’eus au contraire qu’à me louer de l’accueil qui me fut fait, et je tirai de ce succès un heureux présage pour l’avenir.
Afin de ne point enlever au récit de mes représentations officielles, comme les nommait M. de Neveu, l’intérêt que le lecteur doit y trouver, je ne donnerai aucun détail sur celles qui les précédèrent et qui furent toutes comme autant de ballons d’essai. Du reste, les Arabes y vinrent en petit nombre. Ces hommes de nature indolente et sensuelle mettent bien au-dessus du plaisir d’un spectacle le bonheur de s’étendre sur une natte et d’y fumer en paix.
Aussi, le gouverneur, guidé par la connaissance approfondie qu’il avait de leur caractère, ne les invitait-il jamais à une fête; il les y convoquait militairement. C’est ce qui eut lieu pour mes représentations.
Ainsi que M. de Neveu me l’avait annoncé, le corps expéditionnaire rentra à Alger le 20 octobre, et les fêtes qui avaient été suspendues par la guerre, furent annoncées pour le 27. On envoya des émissaires sur les différents points de la colonie, et au jour fixé, les chefs de tribus, accompagnés d’une suite nombreuse, se trouvèrent en présence du Maréchal-Gouverneur.
Ces fêtes d’automne, les plus brillantes de l’Algérie, et qui sont sans rivales peut-être dans aucune autre contrée du monde, présentent un aspect pittoresque et véritablement remarquable.
J’aimerais à pouvoir peindre ici la physionomie étrange que prit la capitale de l’Algérie à l’arrivée des goums du Tell et du Sud; et ce camp des indigènes, inextricable pêle-mêle de tentes, d’hommes, de chevaux, qui offrait mille contrastes aussi séduisants que bizarres; et le brillant cortége du Gouverneur général au milieu duquel les chefs Arabes, à l’air sévère, attiraient les regards par le luxe des costumes, la beauté des chevaux et l’éclat des harnachements tout brodés d’or; et ce merveilleux hippodrome, placé entre la mer, le riant côteau de Mustapha, la blanche ville d’Alger et la plaine d’Hussein-Dey, que dominent au loin de sombres montagnes. Mais je n’en dirai rien. Je ne décrirai pas non plus ces exercices militaires, image d’une guerre sans règle et sans frein qu’on appelle la Fantasia, où 1,200 Arabes, montés sur de superbes coursiers, s’animant et poussant des cris sauvages comme en un jour de bataille, déployèrent tout ce qu’un homme peut posséder de vigueur, d’adresse et d’intelligence. Je ne parlerai même pas de cette admirable exhibition d’étalons arabes dont chaque sujet excitait au passage la plus vive admiration; car tout cela a été dit, et j’ai hâte d’arriver à mes représentations, dont les différents épisodes ne furent pas, j’ose le dire, les moins intéressants de cette immense fête. Je ne citerai qu’un fait, parce qu’il m’a vivement frappé.
J’ai vu dans ces luttes hippiques, où hommes et chevaux, l’œil en feu, la bouche écumante, semblent dépasser en vitesse nos plus puissantes locomotives; j’ai vu, dis-je, un cavalier montant un magnifique cheval arabe, vaincre à la course, non-seulement tous les chevaux de son cercle, mais distancer encore dans une course suprême tous les chevaux vainqueurs. Ce cavalier avait douze ans et pouvait passer sous son cheval sans se baisser[19].
Les courses durèrent trois jours. Je devais donner mes représentations à la fin du second et troisième.
Avant d’en parler, je dirai un mot du théâtre d’Alger.
C’est une assez jolie salle dans le genre de celle des Variétés à Paris, et décorée avec assez de goût. Elle est située à l’extrémité de la rue Bab-Azoum, sur la place qui porte ce nom. L’extérieur en est monumental et d’un aspect séduisant; la façade surtout est d’une grande élégance de style.
En voyant cet immense édifice, on pourrait croire qu’il renferme une vaste salle. Il n’en est rien. L’architecte a tout sacrifié aux exigences de l’ordre public et de la circulation. Les escaliers, les couloirs et le foyer occupent un aussi grand espace que la salle entière. Peut-être cet artiste a-t-il pris en considération le nombre des amateurs de spectacle qui est assez restreint à Alger, et a-t-il pensé qu’une petite salle offrirait aux artistes une plus grande chance de succès.
Le 28 octobre, jour convenu pour la première de mes représentations devant les Arabes, j’étais de bonne heure à mon poste, et je pus jouir du spectacle de leur entrée dans le théâtre.
Chaque goum, rangé par compagnie, fut introduit séparément et conduit dans un ordre parfait aux places qui lui étaient assignées d’avance. Ensuite vint le tour des chefs, qui se placèrent avec tout le calme que comporte leur caractère.
Leur installation fut assez longue à opérer, car ces hommes de la nature ne pouvaient pas comprendre qu’on s’emboîtât ainsi, côte à côte, pour assister à un spectacle, et nos siéges si confortables, loin de leur sembler tels, les gênaient singulièrement. Je les vis se remuer pendant longtemps et chercher à replier sous eux leurs jambes, à la façon des tailleurs européens.
Le maréchal Randon, sa famille et son état-major occupaient deux loges d’avant-scène, à droite du théâtre. Le Préfet et quelques-unes des autorités civiles étaient vis-à-vis dans deux autres loges.
Le Maire s’était placé près des stalles de balcon. M. le colonel de Neveu était partout: c’était l’organisateur de la fête.
Les Caïds, les Aghas, les Bach-Aghas, et autres Arabes titrés eurent les honneurs de la salle: ils occupèrent les stalles d’orchestre et de balcon.
Au milieu d’eux étaient quelques officiers privilégiés, et enfin des interprètes se mêlèrent de tous côtés aux spectateurs pour leur traduire mes paroles.
On m’a rapporté aussi que des curieux qui n’avaient pu obtenir des billets d’entrée, avaient pris le burnous arabe et, la tête ceinte de la corde de poil de chameau, s’étaient faufilés parmi leurs nouveaux co-religionnaires.
C’était vraiment un coup-d’œil non moins curieux qu’admirable que cette étrange composition de spectateurs.
Le balcon, surtout, présentait un aspect aussi beau qu’imposant. Une soixantaine de chefs Arabes, revêtus de leurs manteaux rouges (indice de leur soumission à la France), sur lesquels brillaient une ou plusieurs décorations, se tenaient avec une majestueuse dignité, attendant gravement ma représentation.
J’ai joué devant de brillantes assemblées, mais jamais devant aucune qui m’ait aussi vivement impressionné; toutefois cette impression que je ressentis au lever du rideau, loin de me paralyser, m’inspira au contraire une vive sympathie pour des spectateurs dont les physionomies semblaient si bien préparées à accepter les prestiges qui leur avaient été annoncés. Dès mon entrée en scène, je me sentis tout à l’aise et comme joyeux du spectacle que j’allais me donner.
J’avais bien un peu, je l’avoue, l’envie de rire et de moi et de mon assistance, car je me présentais la baguette à la main avec toute la gravité d’un véritable sorcier. Je n’y cédai pas. Il ne s’agissait plus ici de distraire et de récréer un public curieux et bienveillant; il fallait frapper juste et fort sur des imaginations grossières et sur des esprits prévenus, car je jouais le rôle de Marabout français.
Comparées aux simples tours de leurs prétendus sorciers, mes expériences devaient être pour les Arabes de véritables miracles.
Je commençai ma séance au milieu du silence le plus profond, je dirais presque le plus religieux, et l’attention des spectateurs était telle, qu’ils paraissaient comme pétrifiés sur place. Leurs doigts seuls, agités d’un mouvement nerveux, faisaient glisser rapidement les grains de leurs chapelets, pendant qu’ils invoquaient sans doute la protection du Très-Haut.
Cet état apathique de mes spectateurs ne me satisfaisait pas; je n’étais pas venu en Algérie pour visiter un salon de figures de cire; je voulais autour de moi du mouvement, de l’animation, de l’existence enfin.
Je changeai de batterie. Au lieu de généraliser mes interpellations, je m’adressai plus particulièrement à quelques-uns d’entre les Arabes, je les stimulai par mes paroles et surtout par mes actions. L’étonnement fit place alors à un sentiment plus expressif, qui se traduisit bientôt par de bruyants éclats.
Ce fut surtout lorsque je fis sortir des boulets de canon d’un chapeau, que mes spectateurs, quittant leur gravité, exprimèrent leur joyeuse admiration par les gestes les plus bizarres et les plus énergiques.
Vinrent ensuite, accueillis avec le même succès, la Corbeille de fleurs, paraissant instantanément au milieu d’un foulard; la Corne d’abondance, fournissant une multitude d’objets que je distribuai, sans pouvoir cependant satisfaire aux nombreuses demandes faites de toutes parts, et plus encore par ceux mêmes qui avaient déjà les mains pleines; les pièces de cinq francs, envoyées à travers la salle dans un coffre de cristal suspendu au milieu des spectateurs.
Il est un tour que j’eusse bien désiré faire, c’était celui de ma bouteille inépuisable, si appréciée des Parisiens et des ouvriers de Manchester. Je ne pouvais le faire figurer dans cette séance, car, on le sait, les sectateurs de Mahomet ne boivent aucune liqueur fermentée, du moins en public. Je le remplaçai avec assez d’avantage par le suivant.
Je pris une coupe en argent, de celles qu’on appelle bols de punch dans les cafés de Paris. J’en dévissai le pied, et, passant ma baguette au travers, je montrai que ce vase ne contenait rien; puis, ayant rajusté les deux parties, j’allai au milieu du parterre; et là, à mon commandement, le bol fut magiquement rempli de dragées qui furent trouvées excellentes.
Les bonbons épuisés, je renversai le vase et je proposai de l’emplir de très bon café, à l’aide d’une simple conjuration...... Et passant gravement par trois fois ma main sur le vase, une vapeur épaisse en sortit à l’instant et annonça la présence du précieux liquide. Le bol était plein de café bouillant; je le versai aussitôt dans des tasses et je l’offris à mes spectateurs ébahis.
Les premières tasses ne furent acceptées, pour ainsi dire, qu’à corps défendant. Aucun Arabe ne voulut d’abord tremper ses lèvres dans un breuvage qu’il croyait sorti de l’officine du Diable; mais, séduits insensiblement par le parfum de leur liqueur favorite, autant que poussés par les sollicitations des interprètes, quelques-uns des plus hardis se décidèrent à goûter le liquide magique, et bientôt tous suivirent leur exemple.
Le vase, rapidement vidé, fut non moins rapidement rempli à différentes reprises, et comme l’aurait fait ma bouteille inépuisable, il satisfit à toutes les demandes; on le remporta même encore plein.
Cependant il ne me suffisait pas d’amuser mes spectateurs, il fallait aussi, pour remplir le but de ma mission, les étonner, les impressionner, les effrayer même par l’apparence d’un pouvoir surnaturel.
Mes batteries étaient dressées en conséquence: j’avais gardé pour la fin de la séance trois trucs qui devaient achever d’établir ma réputation de sorcier.
Beaucoup de lecteurs se rappelleront avoir vu dans mes représentations un coffre petit, mais de solide construction, qui, remis entre les mains des spectateurs, devenait lourd ou léger à mon commandement. Un enfant pouvait le soulever sans peine, ou bien l’homme le plus robuste ne pouvait le bouger de place.
Revêtu de cette fable, ce tour faisait déjà beaucoup d’effet. J’en augmentai considérablement l’action en lui donnant une autre mise en scène.
Je m’avançai, mon coffre à la main, jusqu’au milieu d’un praticable qui communiquait de la scène au parterre. Là, m’adressant aux Arabes:
—D’après ce que vous venez de voir, leur dis-je, vous devez m’attribuer un pouvoir surnaturel; vous avez raison. Je vais vous donner une nouvelle preuve de ma puissance merveilleuse en vous montrant que je puis enlever toute sa force à l’homme le plus robuste, et la lui rendre à ma volonté. Que celui qui se croit assez fort pour subir cette épreuve s’approche de moi. (Je parlais doucement afin de donner le temps aux interprètes de traduire mes paroles.)
Un Arabe d’une taille moyenne, mais bien pris de corps, sec et nerveux, comme le sont les hercules Arabes, monta avec assez de confiance près de moi.
—Es-tu bien fort, lui dis-je, en le toisant des pieds à la tête?
—Oui, fit-il d’un air d’insouciance.
—Es-tu sûr de rester toujours ainsi?
—Toujours.
—Tu te trompes, car en un instant, je vais t’enlever tes forces et te rendre aussi faible qu’un enfant.
L’Arabe sourit dédaigneusement en signe d’incrédulité.
—Tiens, continuai-je, enlève ce coffre.
L’Arabe se baissa, souleva la boîte et me dit froidement: N’est-ce que cela?
—Attends..... répondis-je.....
Alors, avec toute la gravité que m’imposait mon rôle, je fis du bras un geste imposant, et prononçai solennellement ces paroles:
—Te voilà plus faible qu’une femme; essaye maintenant de lever cette boîte.
L’hercule, sans s’inquiéter de ma conjuration, saisit une seconde fois le coffret par la poignée, et donne une vigoureuse secousse pour l’enlever; mais cette fois, le coffre résiste, et, en dépit des plus vigoureuses attaques, reste dans la plus complète immobilité.
L’Arabe épuise en vain sur le malheureux coffret une force qui eût pu soulever un poids énorme, jusqu’à ce qu’enfin épuisé, haletant, rouge de dépit, il s’arrête, devient pensif, et semble commencer à comprendre l’influence de la magie.
Il est près de se retirer; mais se retirer, c’est s’avouer vaincu, c’est reconnaître sa faiblesse, c’est n’être plus qu’un enfant, lui dont on respecte la vigueur musculaire. Cette pensée le rend presque furieux.
Puisant de nouvelles forces dans les encouragements que ses amis lui adressent du geste et de la voix, il promène sur eux un regard semblant leur dire: vous allez voir ce que peut un enfant du désert.
Il se baisse de nouveau vers le coffre; ses mains nerveuses s’enlacent dans la poignée, et ses jambes placées de chaque côté comme deux colonnes de bronze, serviront d’appui à l’effort suprême qu’il va tenter. Nul doute que sous cette puissante action la boîte ne vole en éclats.
O prodige! cet Hercule tout à l’heure si puissant et si fier, courbe maintenant la tête; ses bras rivés au coffre cherchent dans une violente contraction musculaire à se rapprocher de sa poitrine; ses jambes fléchissent, il tombe à genoux en poussant un cri de douleur.
Une secousse électrique, produite par un appareil d’induction, venait, à un signal donné par moi, d’être envoyée du fond de la scène à la poignée du coffre. De là les contorsions du pauvre Arabe.
Faire prolonger cette commotion eût été de la barbarie.
Je fis un second signal et le courant électrique fut aussitôt interrompu. Mon athlète dégagé de ce lien terrible, lève les mains au-dessus de sa tête:
—Allah! Allah! s’écrie-t-il plein d’effroi, puis s’enveloppant vivement dans les plis de son burnous, comme pour cacher sa honte, il se précipite à travers les rangs des spectateurs et gagne la porte de la salle.
A l’exception des loges d’avant-scène[20] et des spectateurs privilégiés, qui paraissaient prendre un grand plaisir à cette expérience, mon auditoire était devenu grave et sérieux, et j’entendais les mots Chitan, Djenoun (Satan, Génie) circuler sourdement parmi ces hommes crédules, qui, tout en me regardant, semblaient s’étonner de ce que je ne possédais aucun des caractères physiques que l’on prête à l’ange des ténèbres.
Je laissai quelques instants mon public se remettre de l’émotion produite par mon expérience et par la fuite de l’hercule Arabe.
Un des moyens employés par les Marabouts pour se grandir aux yeux des Arabes et établir leur domination, c’était de faire croire à leur invulnérabilité.
L’un d’eux entre autres faisait charger un fusil qu’on devait tirer sur lui à une courte distance. Mais en vain la pierre lançait-elle des étincelles; le Marabout prononçait quelques paroles cabalistiques, et le coup ne partait pas.
Le mystère était bien simple: l’arme ne partait pas parce que le Marabout en avait habilement bouché la lumière.
Le Colonel de Neveu m’avait fait comprendre l’importance de discréditer un tel miracle en lui opposant un tour de prestidigitation qui lui fût supérieur. J’avais mon affaire pour cela.
J’annonçai aux Arabes que je possédais un talisman pour me rendre invulnérable, et que je défiais le meilleur tireur de l’Algérie de m’atteindre.
J’avais à peine terminé ces mots, qu’un Arabe qui s’était fait remarquer depuis le commencement de la séance par l’attention qu’il prêtait à mes expériences, enjamba quatre rangées de stalles, et dédaignant de passer par le praticable, traversa l’orchestre en bousculant flûtes, clarinettes et violons, escalada la scène, non sans se brûler à la rampe, et une fois arrivé me dit en français:
—Moi, je veux te tuer.
Un immense éclat de rire accueillit et la pittoresque ascension de l’Arabe et ses intentions meurtrières, en même temps qu’un interprète, qui se trouvait peu éloigné de moi, me faisait connaître que j’avais affaire à un Marabout.
—Toi, tu veux me tuer, lui dis-je en imitant le son de sa voix et son accent, eh bien! moi je te réponds que, si sorcier que tu sois, je le serai encore plus que toi, et que tu ne me tueras pas.
Je tenais en ce moment un pistolet d’arçon à la main; je le lui présentai.
—Tiens, prends cette arme, assure-toi qu’elle n’a subi aucune préparation.
L’Arabe souffla plusieurs fois par le canon, puis par la cheminée, en recevant l’air sur sa main, pour s’assurer qu’il y avait bien communication de l’une à l’autre, et après avoir examiné l’arme dans tous ses détails:
—Le pistolet est bon, dit-il, et je te tuerai.
—Puisque tu y tiens, et pour plus de sûreté, mets double charge de poudre et une bourre par dessus.
—C’est fait.
—Voici maintenant une balle de plomb; marque-la avec un couteau, afin de pouvoir la reconnaître, et mets-la dans le pistolet en la recouvrant d’une seconde bourre.
—C’est fait.
—Tu es bien sûr maintenant que ton arme est chargée et que le coup partira. Dis-moi, n’éprouves-tu aucune peine, aucun scrupule à me tuer ainsi, quoique je t’y autorise?
—Non, puisque je veux te tuer, répéta froidement l’Arabe.
Sans répliquer, je piquai une pomme sur la pointe d’un couteau, et me plaçant à quelques pas du Marabout, je lui commandai de faire feu.
—Vise droit au cœur, lui criai-je.
Mon adversaire ajusta aussitôt sans marquer la moindre hésitation.
Le coup partit, et le projectile vint se planter au milieu de la pomme.
J’apportai le talisman à l’Arabe qui reconnut la balle marquée par lui.
Je ne saurais dire si cette fois la stupéfaction fut plus grande que dans le tour précédent; ce que je pus constater, c’est que mes spectateurs ahuris, en quelque sorte, par la surprise et l’effroi, se regardaient en silence et semblaient se dire dans un muet langage: où diable nous sommes-nous fourrés?
Bientôt une scène plaisante vint dérider grand nombre de physionomies. Le Marabout, quelque stupéfait qu’il fût de sa défaite, n’avait point perdu la tête; profitant du moment où il me rendait le le pistolet, il s’empara de la pomme, la mit immédiatement dans sa ceinture, et ne voulut à aucun prix me la rendre, persuadé qu’il était sans doute d’avoir là un incomparable talisman.
Pour le dernier tour de ma séance, j’avais besoin du concours d’un Arabe.
A la sollicitation de quelques interprètes, un jeune Maure d’une vingtaine d’années, grand, bien fait et revêtu d’un riche costume, consentit à monter sur le théâtre. Plus hardi ou plus civilisé sans doute que ses camarades de la plaine, il s’avança résolument près de moi.
Je le fis approcher de la table qui était au milieu de la scène, et lui montrai ainsi qu’aux autres spectateurs qu’elle était mince et parfaitement isolée. Après quoi, et sans autre préambule, je lui dis de monter dessus, et je le couvris d’un énorme gobelet d’étoffe ouvert par le haut.
Attirant alors ce gobelet et son contenu sur une planche, dont mon domestique et moi, nous tenions les deux extrémités, nous nous avançons jusqu’à la rampe avec notre lourd fardeau et nous renversons le tout.... L’Arabe avait disparu; le gobelet était entièrement vide!
Alors commença un spectacle que je n’oublierai jamais.
Les Arabes avaient été tellement impressionnés par ce dernier tour, que, poussés par une terreur indicible, ils se lèvent dans toutes les parties de la salle, et se livrent instantanément aux évolutions d’un sauve-qui-peut général. La foule est surtout compacte et animée aux portes du balcon, et l’on peut juger, à la vivacité des mouvements et au trouble des grands dignitaires, qu’ils sont les premiers à quitter la salle.
Vainement l’un d’eux, le Caïd des Beni-Salah, plus courageux que ses collègues, cherche à les retenir par ces paroles:
Arrêtez! arrêtez! nous ne pouvons laisser perdre ainsi l’un de nos coreligionnaires; il faut absolument savoir ce qu’il est devenu, ce qu’on en a fait. Arrêtez!... arrêtez!
Bast! les coreligionnaires n’en fuient que de plus belle, et bientôt le courageux Caïd, entraîné lui-même par l’exemple, suit le torrent des fuyards.
Ils ignoraient ce qui les attendait à la porte du théâtre. A peine avaient-ils descendu les degrés du péristyle qu’ils se trouvèrent face à face avec le Maure ressuscité.
Le premier mouvement d’effroi passé, on entoure notre homme, on le tâte, on l’interroge; mais, ennuyé de ces questions multipliées, il ne trouve rien de mieux que de se sauver à toutes jambes.
Le lendemain, la deuxième représentation eut lieu et produisit à peu de chose près les mêmes effets que la première.
Le coup était porté; dès lors les interprètes et tous ceux qui approchèrent les Arabes reçurent l’ordre de travailler à leur faire comprendre que mes prétendus miracles n’étaient que le résultat d’une adresse, inspirée et guidée par un art qu’on nomme prestidigitation, et auquel la sorcellerie est tout à fait étrangère.
Les Arabes se rendirent sans doute à ce raisonnement, car je n’eus par la suite qu’à me louer des relations amicales qui s’établirent entre eux et moi. Chaque fois qu’un chef me rencontrait, il ne manquait pas de venir au-devant de moi et de me serrer la main. Et, ainsi qu’on va le voir, ces hommes que j’avais tant effrayés, devenus mes amis, me donnèrent un précieux témoignage de leur estime, et je puis le dire aussi, de leur admiration, car c’est leur propre expression.
Trois jours s’étaient écoulés depuis ma dernière représentation, lorsque je reçus dans la matinée une missive du Gouverneur, qui me recommandait de me rendre à midi précis, heure militaire.
Je n’eus garde de manquer à ce rendez-vous formel, et le dernier coup de midi sonnait encore à l’horloge de la mosquée voisine, que je me faisais annoncer au Palais. Un officier d’état-major se présenta aussitôt.
—Venez avec moi, Monsieur Robert-Houdin, me dit-il avec un air quasi-mystérieux, je suis chargé de vous conduire.
Je suivis mon conducteur, et au bout d’une galerie que nous venions de traverser, la porte d’un magnifique salon s’étant ouverte, un étrange tableau s’offrit à mes regards. Une trentaine des plus importants chefs arabes étaient debout symétriquement rangés en cercle dans l’appartement, de sorte qu’en entrant je me trouvai naturellement au milieu d’eux.
—Salam alikoum (que le salut soit sur toi)! firent-ils tous d’une voix grave et presque solennelle, en portant la main sur leur cœur, selon l’usage arabe.
Je répondis d’abord à ce salut par une légère inclinaison de tête et de corps, ainsi que nous le pratiquons, nous autres Français, et ensuite par quelques poignées de main, en commençant par ceux des chefs avec lesquels j’avais eu l’occasion de faire connaissance.
En tête se trouvait le Bach-Agha-Bou-Allem, le Rotschild africain, dans la tente duquel j’étais allé prendre le café, dans le camp que les Arabes avaient formé près de l’hippodrome pour le temps des courses.
Venait ensuite le Caïd Assa, à la jambe de bois, qui m’avait également offert le chibouk et le café, au même campement. Ce chef n’entend pas un mot de français, si bien que lors de la visite que je lui fis avec mon ami Boukandoura, autre Arabe de distinction avec lequel j’avais lié connaissance, ce dernier put me raconter en sa présence, sans qu’il se doutât qu’on parlait de lui, l’histoire de sa jambe de bois.
—Assa, me dit mon ami, ayant eu la jambe fracassée dans une affaire contre les Français, dut à l’agilité de son cheval d’échapper à l’ennemi vainqueur; une fois en lieu de sûreté, il s’était lui-même coupé la jambe au-dessus du genou, et dans sa sauvage énergie, il avait ensuite plongé dans un vase rempli de poix bouillante l’extrémité de ce membre ainsi mutilé, afin d’en arrêter l’hémorrhagie.
Voulant rendre les salutations que j’avais reçues, je fis le tour du groupe, adressant à chacun un bonjour de forme variée. Mais ma besogne, car c’en était une de serrer toutes ces mains rudes et nerveuses, fut considérablement abrégée; les rangs s’étaient éclaircis à mon approche; bon nombre des assistants ne s’étaient pas senti le courage de toucher la main de celui qu’ils avaient pris sérieusement pour un sorcier ou pour le Diable en personne.
Quoi qu’il en fût, cet incident ne troubla en aucune façon la cérémonie; on rit un peu de la pusillanimité des fuyards, puis chacun reprit cette gravité qui est l’état normal de la physionomie arabe.
Alors le plus âgé de l’assemblée s’avança vers moi et déroula une énorme pancarte. C’était une adresse écrite en vers, vrai chef-d’œuvre de calligraphie indigène, qui était enrichie de gracieuses arabesques exécutées à la main.
Le digne Arabe, qui avait bien au moins soixante-dix ans, lut sans lunettes, à haute, mais inintelligible voix, pour moi du moins qui ne connaissais que trois mots de la langue arabe, le morceau de poésie musulmane.
Sa lecture terminée, l’orateur tira de sa ceinture le cachet de sa tribu et l’apposa solennellement au bas de la page. Les principaux chefs et dignitaires Arabes suivirent son exemple. Quand tous les sceaux eurent été apposés, mon vieil interlocuteur prit le papier, s’assura si les empreintes étaient parfaitement séchées, fit un rouleau, et, me le présentant, me dit en français et d’un ton profondément pénétré:
—A un marchand on donne de l’or; à un guerrier on offre des armes; à toi, Robert-Houdin, nous te présentons un témoignage de notre admiration que tu pourras léguer à tes enfants. Et traduisant un vers qu’il venait de me lire en langue arabe, il ajouta:
—Pardonne-nous de te présenter si peu, mais convient-il d’offrir la nacre à celui qui possède la perle?
J’avoue bien franchement que de ma vie je n’éprouvai une aussi douce émotion; jamais aucun bravo, aucune marque d’approbation ne me porta si vivement au cœur. Emu plus que je ne puis le dire, je me retournai pour essuyer furtivement une larme d’attendrissement.
Ces détails et ceux qui vont suivre blessent bien un peu ma modestie, mais je n’ai pu me résigner à les passer sous silence; que le lecteur veuille bien ne les accepter que comme un simple tableau de mœurs.
Je déclare, du reste, qu’il ne m’est jamais entré dans l’esprit de me trouver digne d’éloges aussi vivement poétisés. Et pourtant je ne puis m’empêcher d’être aussi flatté que reconnaissant de cet hommage, et de le regarder comme le plus précieux souvenir de ma vie d’artiste.
Cette déclaration terminée, je vais donner la traduction de l’adresse, telle qu’elle a été faite par le calligraphe arabe lui-même: