Confidences et Révélations: Comment on devient sorcier
Car si l’esprit se souvient de ce qui l’a charmé, le rire ne laisse aucune trace dans la mémoire.
Le langage symbolique, complimenteur et parfumé, est aussi complètement tombé en désuétude; du moins le siècle ne pèche point par excès de galanterie, et des compliments musqués seraient aujourd’hui mal accueillis en public, plus encore que partout ailleurs. Du reste, j’ai toujours pensé que les dames qui assistent à une séance de prestidigitation, y viennent pour se récréer l’esprit et non pour être elles-mêmes mises en scène. On doit croire qu’elles préfèrent rester simples spectatrices plutôt que de se voir exposées à recevoir des compliments à brûle-pourpoint.
Quant à la mystification, je laisse à de plus forts que moi le soin d’en faire l’apologie.
Ce que j’en dis, ce n’est pas pour jeter un blâme sur Comte, loin de là. Je parle en ce moment avec l’esprit de mon siècle; Comte agissait avec le sien; tous deux nous avons réussi avec des principes différents; ce qui prouve que:
Ces séances de Comte enflammaient néanmoins mon imagination; je ne rêvais plus que théâtre, escamotage, machines, automates, etc.; j’étais impatient, moi aussi, de prendre ma place parmi les adeptes de la magie, et de me faire un nom dans cet art merveilleux. Le temps que j’employais à prendre une détermination, me semblait un temps perdu pour mes futurs succès. Mes succès! Hélas! j’ignorais les épreuves que j’aurais à subir avant de les mériter; je ne soupçonnais guère les peines, les soucis, les travaux dont il me faudrait les payer.
Quoi qu’il en fût, je résolus de hâter mes études sur les automates et sur les instruments propres à produire les illusions de la magie.
J’avais été à même de voir chez Torrini un grand nombre de ces appareils, mais il m’en restait encore beaucoup à connaître, car le répertoire des physiciens de cette époque était très étendu. J’eus bientôt l’occasion d’acquérir en peu de temps une connaissance parfaite de ce sujet.
J’avais remarqué, en passant dans la rue Richelieu, une modeste et simple boutique, à la devanture de laquelle étaient exposés des instruments de Physique amusante. Tel était le nom que portaient ces instruments, destinés à la vérité à une science amusante, mais qui n’avaient rien à démêler avec la physique.
Cette rencontre fut pour moi une bonne fortune. J’achetai d’abord quelques-uns de ces objets, puis, en faisant de fréquentes visites au maître de la maison, sous prétexte de lui demander des renseignements, je finis par gagner ses bonnes grâces, il me regarda comme un habitué de sa boutique.
Le père Roujol (c’est ainsi que s’appelait ce fabricant de sorcelleries) avait des connaissances très étendues dans toutes les parties de sa profession; il n’y avait pas un seul escamoteur dont il ne connût les secrets et dont il n’eût reçu les confidences. Il pouvait donc me fournir des renseignements précieux pour mes études. Je redoublai de politesse auprès de lui, et le brave homme qui, du reste, était très communicatif, m’initia à tous ses mystères.
Mes visites assidues à la rue Richelieu avaient encore un autre but: j’espérais y rencontrer quelques maîtres de la science, auprès desquels je pourrais accroître les connaissances que j’avais acquises.
Malheureusement, la boutique de mon vieil ami n’était plus aussi bien achalandée que jadis. La révolution de 1830 avait tourné les idées vers des occupations plus sérieuses que celles de la physique amusante, et le plus grand nombre des escamoteurs étaient allés chercher à l’étranger des spectateurs moins préoccupés. Le bon temps du père Roujol était donc passé, ce qui le rendait fort chagrin.
—Cela ne va plus comme autrefois, me disait-il, et l’on croirait vraiment que les escamoteurs se sont escamotés eux-mêmes, car je n’en vois plus un seul. Je n’ai plus maintenant qu’à me croiser les bras. Quand reviendra donc ce temps, ajoutait-il, où M. le duc de M..... ne dédaignait pas d’entrer dans ma modeste boutique et d’y rester des heures entières à causer avec moi et mes nombreux visiteurs? Ah! si vous aviez vu, il y a une dizaine d’années, l’aspect qu’offrait mon magasin, alors fréquenté par tous les physiciens et amateurs de l’époque. C’étaient Olivier, Préjean, Brazy, Conus, Chalons, Comte, Jules de Rovère, Adrien père, Courtois, et tant d’autres; un véritable club d’escamotage; club brillant, animé, divertissant, s’il en fut, car chacun de ces maîtres, voulant prouver sa supériorité sur ses confrères, se plaisait à montrer ses meilleurs tours et à déployer toute son adresse.
Ces regrets du père Roujol m’étaient au moins aussi sensibles qu’à lui-même. En effet, quel bonheur n’eussé-je pas éprouvé à pareilles fêtes, moi qui aurais fait vingt lieues pour causer avec un physicien?
J’eus pourtant la chance de faire chez lui la rencontre du fameux Jules de Rovère, qui le premier se servit d’un mot généralement employé aujourd’hui pour qualifier un escamoteur en renom.
Jules de Rovère était fils de parents nobles, ainsi que l’indique la particule qui précède son nom.
En montant sur la scène, le physicien aristocrate voulut un titre à la hauteur de sa naissance.
Le nom vulgaire d’escamoteur avait été repoussé bien loin par lui comme une triviale dénomination; celui de physicien était généralement porté par ses confrères et ne pouvait par cela même lui convenir; force lui fut d’en créer un pour se faire une place à part.
On vit donc, un jour, sur une immense affiche de spectacle, s’étaler pour la première fois, le titre pompeux de PRESTIDIGITATEUR; l’affiche donnait en même temps l’étymologie de ce mot: presto digiti (agilité des doigts). Venaient ensuite les détails de la séance, entremêlés de citations latines, qui devaient frapper l’esprit du public en rappelant l’érudition de l’escamoteur; pardon, du prestidigitateur.
Ce mot, ainsi que celui de prestidigitation du même auteur, fut promptement adopté par les confrères de Jules de Rovère, tant ils furent séduits par d’aussi beaux noms. L’Académie elle-même suivit cet exemple; elle sanctionna la création du physicien et la fit passer à la postérité.
Je dois cependant ajouter que ce mot, primitivement si pompeux, n’est plus maintenant une distinction, car depuis son apparition, le plus humble des escamoteurs ayant pu se l’approprier, il s’ensuit qu’escamotage et prestidigitation sont devenus synonymes, et qu’il peuvent maintenant marcher de front en se donnant la main.
L’escamoteur qui veut un titre doit le rechercher dans son propre mérite, et se pénétrer de cette vérité, qu’il vaut mieux honorer sa profession que d’être honoré par elle. Quant à moi, je n’ai jamais fait aucune différence entre ces deux mots, et je les emploierai indistinctement, jusqu’à ce qu’un nouveau Jules de Rovère vienne encore enrichir le Dictionnaire de l’Académie française.
CHAPITRE IX.
Les automates célèbres.—Une mouche d’airain.—L’homme artificiel.—Albert-le-Grand et saint Thomas-d’Aquin.—Vaucanson; son canard; son joueur de flute; curieux détails.—L’automate joueur d’échecs; épisode intéressant.—Catherine II et M. de Kempelen.—Je répare le Componium.—Succès inespéré.
Grâce à mes persévérantes recherches, il ne me restait plus rien à apprendre en escamotage; mais pour suivre le programme que je m’étais tracé, je devais encore étudier les principes d’une science sur laquelle je comptais beaucoup pour la réussite de mes futures représentations. Je veux parler de la science, ou pour mieux dire de l’art de faire des automates.
Tout préoccupé de cette idée, je me livrai à d’actives investigations. Je m’adressai aux bibliothèques et à leurs conservateurs, dont ma tenace importunité fit le désespoir. Mais tous les renseignements que je reçus, ne me firent connaître que des descriptions de mécaniques beaucoup moins ingénieuses que celles de certains jouets d’enfants de notre époque[4], ou de ridicules annonces de chefs-d’œuvre publiés dans des siècles d’ignorance. On en jugera par ce qui va suivre.
Je trouve dans un ouvrage ayant pour titre Apologie pour les grands hommes accusés de magie, que «Jean de Mont-Royal présenta à l’empereur Charles-Quint une mouche de fer, laquelle
Prit sans aide d’autrui sa gaillarde volée,
Fit une entière ronde et puis d’un cerceau las,
Comme ayant jugement, se percha sur son bras.»
Une pareille mouche est déjà quelque chose d’extraordinaire et pourtant j’ai mieux que cela à citer au lecteur. Il s’agit encore d’une mouche.
Gervais, chancelier de l’empereur Othon III, dans son livre intitulé Ocia Imperatoris nous annonce que «Le Sage Virgile, évêque de Naples, fit une mouche d’airain qu’il plaça sur l’unes des portes de la ville, et que cette mouche mécanique, dressée comme un chien de berger, empêcha qu’aucune autre mouche n’entrât dans Naples; si bien que pendant huit ans, grâce à l’activité de cette ingénieuse machine, les viandes déposées dans les boucheries ne se corrompirent jamais.»
Combien ne doit-on par regretter que ce merveilleux automate ne soit pas parvenu jusqu’à nous? Que d’actions de grâce les bouchers, et plus encore leurs pratiques, ne rendraient-ils pas au savant évêque.
Passons à une autre merveille:
François Picus rapporte que «Roger Bacon, aidé de Thomas Bungey, son frère en religion, après avoir rendu leur corps égal et tempéré par la chimie, se servirent du miroir Amuchesi pour construire une tête d’airain qui devait leur dire s’il y aurait un moyen d’enfermer toute l’Angleterre dans un gros mur.
»Ils la forgèrent pendant sept ans sans relâche, mais le malheur voulut, ajoute l’historien, que lorsque la tête parla, les deux moines ne l’entendirent pas, parce qu’ils étaient occupés à tout autre chose.»
Je me suis demandé cent fois comment les deux intrépides forgerons connurent que la tête avait parlé, puisqu’ils n’étaient pas là pour l’entendre. Je n’ai jamais pu trouver d’autre solution que celle-ci: c’est sans doute parce que leur corps était égal et tempéré par la chimie.
Mais voici, cher lecteur, une merveille qui va bien plus vous étonner encore:
Tostat, dans ses Commentaires sur l’Enode, dit «qu’Albert-le-Grand, provincial des Dominicains à Cologne, construisit un homme d’airain, qu’il forgea continuellement pendant trente ans. Ce travail se fit sous diverses constellations et selon les lois de la perspective.»
Lorsque le soleil était au signe du zodiaque, les yeux de cet automate fondaient des métaux sur lesquels se trouvaient empreints des caractères du même signe. Cette intelligente machine était également douée du mouvement et de la parole; Albert en recevait les révélations de ses importants secrets[5].
Malheureusement, saint Thomas-d’Aquin, disciple d’Albert, prenant cette statue pour l’œuvre du diable, la brisa à coups de bâton.
Pour terminer cette nomenclature de contes propres à figurer parmi les merveilles exécutées par mesdames les Fées du bonhomme Perrault, je citerai, d’après le Journal des Savants, 1677, page 252, l’homme artificiel de Reysolius, statue ressemblant tellement à un homme, qu’à la réserve des opérations de l’âme, on y voyait tout ce qui se passait dans le corps humain.
Est-ce dommage que le mécanicien se soit arrêté en aussi bonne voie? il lui coûtait si peu, pendant qu’il était en train d’imiter à s’y méprendre la plus belle œuvre du créateur, d’ajouter à son automate une âme fonctionnant par les ressource de la mécanique!
Cette citation fait beaucoup d’honneur aux savants qui ont accepté la responsabilité d’une semblable annonce, et vient montrer une fois de plus comment on écrit l’histoire.
On croira facilement que ces ouvrages ne m’avaient fourni aucun enseignement sur l’art que je désirais tant étudier. J’eus beau continuer mes recherches, je ne retirai de ces patientes investigations qu’un découragement complet et la certitude que rien de sérieux n’avait été écrit sur les automates.
—Comment! me disais-je, cette science merveilleuse qui a élevé si haut le nom de Vaucanson, cette science dont les combinaisons ingénieuses peuvent animer une matière inerte et lui donner en quelque sorte l’existence, est-elle donc la seule qui n’ait point ses archives?
J’étais découragé de mes infructueuses recherches, lorsqu’enfin un Mémoire de l’inventeur du Canard automate, me tomba sous la main. Ce mémoire, portant la date de 1738, est adressé par l’auteur à Messieurs de l’Académie des Sciences; ou y trouve une savante description de son joueur de flûte, ainsi qu’un rapport de l’Académie, que je transcris ici.
Extrait des registres de l’Académie Royale des Sciences, du 30 avril 1738.
«L’Académie, ayant entendu la lecture d’un Mémoire de monsieur de Vaucanson, contenant la description d’une statue de bois copiée sur le Faune en marbre de Coysevox, qui joue de la flûte traversière, sur laquelle elle exécute douze airs différents avec une précision qui a mérité l’attention du public, a jugé que cette machine était extrêmement ingénieuse; que l’auteur avait su employer des moyens simples et nouveaux, tant pour donner aux doigts de cette figure les mouvements nécessaires que pour modifier le vent qui entre dans la flûte, en augmentant ou diminuant sa vitesse suivant les différents tons, en variant la disposition des lèvres et faisant mouvoir une soupape qui fait les fonctions de la langue; enfin, en imitant par art tout ce que l’homme est obligé de faire, et qu’en outre le Mémoire de monsieur de Vaucanson avait toute la clarté et la précision dont cette matière est susceptible; ce qui prouve l’intelligence de l’auteur et ses grandes connaissances dans les différentes parties de la mécanique. En foi de quoi j’ai signé le présent certificat.
»A Paris, ce 3 mai 1738.
»FONTENELLE,
»Secrétaire perpétuel de l’Académie Royale des Sciences.»
Après ce rapport vient une lettre de Vaucanson, adressée à M. l’abbé D. F., dans laquelle il lui annonce son intention de présenter au public, le lundi de Pâques:
1º Un joueur de flûte traversière.
2º Un joueur de tambourin.
3º Un canard artificiel.
«Dans ce canard, dit le célèbre automatiste, je présente le mécanisme des viscères destinés aux fonctions du boire, du manger et de la digestion; le jeu de toutes les parties nécessaires à ces actions y est exactement imité; il allonge son cou pour prendre du grain, il l’avale, le digère et le rend par les voies ordinaires tout digéré; la matière digérée dans l’estomac est conduite par des tuyaux, comme dans l’animal par ses boyaux, jusqu’à l’anus, où il y a un sphincter qui en permet la sortie.
»Les personnes attentives comprendront la difficulté qu’il y a eu de faire faire à mon automate tant de mouvements différents; comme lorsqu’il s’élève sur ses pattes et qu’il porte son cou à droite et à gauche. Elles verront également que cet animal boit, barbote avec son bec, croasse comme le canard naturel, et qu’enfin il fait tout les gestes que ferait un animal vivant.»
Je fus d’autant plus émerveillé du contenu de ce Mémoire, que c’était le premier renseignement sérieux que je recevais sur les automates. La description du joueur de flûte me donna une haute idée du mécanicien qui l’avait exécuté. Cependant, je dois avouer que d’un autre côté j’eus un grand regret de n’y trouver qu’une exposition sommaire des combinaisons mécaniques du canard artificiel. Combien j’eusse été heureux de connaître les moyens à l’aide desquels la nourriture prise par l’animal se transformait en excréments par une imitation parfaite des opérations de la nature! Je dus pour le moment me contenter d’admirer de confiance l’œuvre du grand maître.
Mais en 1844, le canard de Vaucanson lui-même[6] fut exposé à Paris dans une salle du Palais-Royal. Je fus, comme on doit le penser, un des premiers à le visiter, et je restai frappé d’admiration devant les nombreuses et savantes combinaisons de ce chef-d’œuvre de mécanique.
A quelque temps de là, une des ailes de l’automate s’étant détraquée, la réparation m’en fut confiée et je fus initié au fameux mystère de la digestion. A mon grand étonnement, je vis que l’illustre maître n’avait pas dédaigné de recourir à un artifice que je n’aurais pas désavoué dans un tour d’escamotage. La digestion, ce tour de force de son automate, la digestion, si pompeusement annoncée dans le Mémoire, n’était qu’une mystification, un véritable canard enfin. Décidément Vaucanson n’était pas seulement mon maître en mécanique, je devais m’incliner aussi devant son génie pour l’escamotage.
Voici du reste, dans sa simplicité, l’explication de cette intéressante fonction.
On présentait à l’animal un vase, dans lequel était de la graine baignant dans l’eau. Le mouvement que faisait le bec en barbotant, divisait la nourriture et facilitait son introduction dans un tuyau placé sous le bec inférieur du canard; l’eau et la graine, ainsi aspirés, tombaient dans une boîte placée sous le ventre de l’automate, laquelle boîte se vidait toutes les trois ou quatre séances. L’évacuation était chose préparée à l’avance; une espèce de bouillie, composée de mie de pain colorée de vert, était poussée par un corps de pompe et soigneusement reçue sur un plateau en argent comme produit d’une digestion artificielle. On se passait alors l’objet de main en main en s’extasiant à sa vue, tandis que l’industrieux mystificateur riait de la crédulité du public.
Cet artifice, loin de modifier la haute opinion que j’avais conçue de Vaucanson, m’inspira au contraire une double admiration pour son savoir et pour son savoir-faire.
Le lecteur s’attend sans doute à ce que je lui donne une petite notice biographique sur cet homme célèbre. C’est mon intention en effet.
Jacques de Vaucanson naquit à Grenoble le 24 février 1809, d’une famille noble; son goût pour la mécanique se déclara dès sa plus tendre enfance.
Ce fut vers 1730, environ, que le flûteur des Tuileries lui suggéra l’idée de construire sur ce modèle un automate jouant véritablement de la flûte traversière; il consacra quatre années à composer ce chef-d’œuvre.
Le domestique de Vaucanson, dit l’histoire, était seul dans la confidence des travaux de son maître. Aux premiers sons que rendit le flûteur, le fidèle serviteur, qui se tenait caché dans un appartement voisin, vint tomber aux pieds du mécanicien qui lui paraissait plus qu’un homme, et tous deux s’embrassèrent en pleurant de joie.
Le canard et le joueur de tambourin suivirent de près et furent principalement exécutés en vue d’une spéculation sur la curiosité publique.
Vaucanson, quoique noble de naissance, ne dédaigna pas de présenter ses automates à la foire de Saint-Germain et à Paris, où il fit de fabuleuses recettes, tant fut grande l’admiration pour ses merveilleuses machines.
Il inventa aussi, dit-on, un métier sur lequel un âne exécutait une étoffe à fleurs; il avait fait cette machine pour se venger des ouvriers en soie de la ville de Lyon, qui l’avaient poursuivi à coups de pierre, se plaignant qu’il cherchait à simplifier les métiers.
On doit à Vaucanson une chaîne qui porte son nom, ainsi qu’une machine pour en fabriquer les mailles toujours égales.
On dit qu’il fit encore pour la Cléopâtre de Marmontel, un aspic qui s’élançait en sifflant sur le sein de l’actrice chargée du rôle principal. A la première représentation de cette pièce, un plaisant, plus émerveillé du sifflement de l’automate que de la beauté de la tragédie, s’écria: «Je suis de l’avis de l’aspic!»
Il ne manquait à la gloire de Vaucanson que d’être célébré par Voltaire; l’illustre poète fit sur lui les vers suivants:
Le hardi Vaucanson, rival de Prométhée,
Semblait, de la nature imitant les ressorts,
Prendre le feu des cieux pour animer les corps.
Cet illustre mécanicien conserva toute son activité jusqu’au dernier moment de sa vie. Dangereusement malade, il s’occupait encore à faire exécuter la machine à fabriquer sa chaîne sans fin.
—Ne perdez pas une minute, disait-il à ses ouvriers, je crains de ne pas vivre assez longtemps pour vous expliquer mon idée en entier.
Huit jours après, le 21 novembre 1782, il rendait le dernier soupir à l’âge de 73 ans. Mais avant de quitter ce monde, il avait eu la consolation de voir fonctionner sa machine.
Une bonne fortune n’arrive jamais sans une autre: Ce fut aussi dans l’année 1844 que je vis chez un nommé Cronier, mécanicien à Belleville, le fameux joueur d’échecs, dont les combinaisons ont fait pâlir les savants de l’époque. Automate si merveilleux en effet, que pas un des plus forts joueurs ne le put vaincre! Je ne l’ai jamais vu fonctionner. Mais depuis, j’ai eu sur ce chef-d’œuvre des renseignements qui ne manquent pas d’originalité et que je vais communiquer au lecteur. J’espère lui causer la même surprise que celle dont j’ai été saisi lorsque je les ai reçus.
Il semblera peut-être étrange qu’à propos d’un automate, je sois obligé de faire intervenir au début de ma narration un trait de la politique européenne. Cependant, que le lecteur se rassure; il ne s’agit pas ici d’une longue et savante dissertation sur l’équilibre des Etats; modeste historien, je me contenterai de quelques mots pour faire entrer en scène le héros de ce récit.
L’histoire se passe en Russie.
Le premier partage de la Pologne, en 1772, avait laissé bien des ferments de discorde qui, plusieurs années après, excitaient encore de nombreux soulèvements.
Vers l’année 1776, une révolte d’une certaine gravité éclata dans un régiment mi-partie russe, mi-partie polonais, qui tenait garnison dans la ville forte de Riga.
A la tête des rebelles, était un officier nommé Worouski, homme d’une haute intelligence et d’une grande énergie. Sa taille était petite, mais bien prise; ses traits accentués semblaient autant de cicatrices et donnaient à sa mâle physionomie le caractère du brave que, dans son pittoresque vocabulaire, le soldat français appelle le troupier racorni.
Cette insurrection prit des proportions telles, que les troupes envoyées pour la réprimer furent obligées de se replier deux fois, après avoir éprouvé des pertes considérables. Cependant des renforts arrivèrent de Saint-Pétersbourg, et dans un combat livré en rase campagne, les insurgés furent vaincus. Bon nombre périrent, le reste prit la fuite à travers les marais, où les vainqueurs les poursuivirent avec ordre de ne faire aucun quartier.
Dans cette déroute, Worousky eut les deux cuisses fracassées par un coup de feu, et il tomba sur le champ de bataille. Toutefois, il échappa au massacre en se jetant dans un fossé recouvert d’une haie, qui le déroba à la vue des soldats.
La nuit venue, Worouski se traîna avec peine et put gagner la demeure voisine d’un médecin nommé Osloff, connu pour sa bienfaisante humanité.
Le docteur, touché de sa position, lui donna des soins et consentit à le cacher chez lui. La blessure de Worouski était grave, et cependant le brave docteur eut longtemps l’espoir de le guérir. Mais la gangrène s’étant déclarée tout à coup, la position du blessé prit un caractère tel, qu’il devint urgent, pour lui sauver la vie, de sacrifier la moitié de son corps à l’autre. L’amputation des deux cuisses fut pratiquée avec bonheur, et Worouski fut sauvé.
Sur ces entrefaites, M. de Kempelen, illustre mécanicien viennois, vint en Russie pour rendre visite à M. Osloff, avec lequel il était lié d’une étroite amitié.
Ce savant voyageait alors dans le but de se familiariser avec les langues étrangères, dont l’étude devait plus tard lui faciliter son beau travail sur le mécanisme de la parole, qu’il a si bien décrit dans son ouvrage publié à Vienne en 1791.
Dans chaque pays dont il désirait apprendre la langue, M. de Kempelen faisait un court séjour, et grâce à son étonnante facilité et à son intelligence extrême, il parvenait bientôt à la posséder.
Cette visite fut d’autant plus agréable au docteur, que depuis quelque temps il avait conçu des inquiétudes sur les conséquences de la bonne action à laquelle il s’était laissé entraîner. Il craignait d’être compromis si l’on venait à en avoir connaissance, et son embarras était extrême, car, vivant seul avec une vieille gouvernante, il n’avait personne dont il pût recevoir un bon conseil ou attendre aucun secours.
L’arrivée de M. de Kempelen fut donc un événement heureux pour le docteur, qui comptait sur l’imagination de son ami pour le sortir d’embarras.
M. de Kempelen fut d’abord effrayé de partager un tel secret: il savait que la tête du proscrit avait été mise à prix, et que l’acte d’humanité auquel il allait s’associer était un crime que les lois moscovites punissaient avec rigueur. Mais quand il vit le corps mutilé de Worousky, il se laissa aller à tout l’intérêt que ne pouvait manquer d’inspirer une si grande infortune, et il chercha dans son esprit inventif les moyens d’opérer la fuite de son protégé.
Le docteur Osloff était passionné pour le jeu d’échecs, et, autant pour satisfaire sa passion que pour apporter une distraction au malade, pendant les longs jours de convalescence, il faisait de nombreuses parties avec lui. Mais Worousky était d’une telle force à ce jeu, que son hôte ne pouvait même égaliser la partie, malgré des concessions de pièces considérables. M. de Kempelen s’unit au docteur pour lutter contre un aussi habile stratégiste. Ce fut en vain: Worousky sortait toujours vainqueur de la partie. Cette supériorité inspira à M. de Kempelen l’idée du fameux automate joueur d’échecs. En un instant il en eut arrêté le plan et, la tête enflammée par les idées qui s’y pressaient en foule, il se mit immédiatement à l’œuvre. Chose incroyable! ce chef-d’œuvre de mécanique, création merveilleuse dont les combinaisons étonnèrent le monde entier, fut inventé, exécuté et entièrement terminé dans l’espace de trois mois.
M. de Kempelen voulut que le docteur eût seul les prémisses de son œuvre: le 10 octobre 1796, il l’invita à faire une partie.
L’automate représentait un Turc de grandeur naturelle, portant le costume de sa nation, et assis derrière un coffre en forme de commode, qui avait à peu près 1 mètre 20 centimètres de longueur sur 80 centimètres de largeur. Sur le dessus du coffre et au centre, se trouvait un échiquier.
Avant de commencer la partie, le mécanicien ouvrit plusieurs portes pratiquées dans la commode, et M. Osloff put voir dans l’intérieur une grande quantité de rouages, leviers, cylindres, ressorts, cadrans, etc., qui en garnissaient la plus grande partie. En même temps il ouvrit un long tiroir contenant les échecs et un coussin sur lequel le Turc devait appuyer le bras. Cet examen terminé, la robe de l’automate fut levée, et l’on put également voir dans l’intérieur de son corps.
Les portes ayant ensuite été fermées, M. de Kempelen fit quelques arrangements dans sa machine, et remonta un des rouages avec une clé qu’il introduisit dans une ouverture pratiquée au coffre.
Alors le Turc, après un petit mouvement de tête en forme de salut, porta la main sur une des pièces posées sur l’échiquier, la saisit du bout des doigts, la porta sur une autre case, et posa ensuite son bras sur le coussin près de lui. L’auteur avait annoncé que son automate ne parlant pas, ferait avec la tête trois signes pour indiquer l’échec au Roi et deux pour l’échec à la Reine.
Le docteur riposta, et attendit patiemment que son adversaire, dont les mouvements avaient toute la gravité du sultan qu’il représentait, jouât une autre pièce. Quoique conduite avec lenteur au début, la partie n’en fut pas moins promptement engagée. Bientôt même Osloff s’aperçut qu’il avait affaire à un antagoniste redoutable, car malgré tous ses efforts pour lutter contre la machine, son jeu se trouvait dans une position désespérée.
Il est vrai de dire que depuis quelques instants, le docteur était devenu très distrait. Une idée semblait le préoccuper. Mais il hésitait à communiquer ses réflexions à son ami, quand tout à coup la machine fit trois signes de tête. Le Roi était mat.
—Parbleu! s’écria le perdant avec une teinte d’impatience qui se dissipa bien vite à la vue de la figure épanouie du mécanicien, si je n’étais persuadé que Worousky est en ce moment dans son lit, je croirais que je viens de jouer avec lui! Sa tête seule est capable de concevoir un coup semblable à celui qui m’a fait perdre. Et puis, ajouta le docteur en regardant fixement M. de Kempelen, pouvez-vous me dire pourquoi votre automate joue de la main gauche[7], ainsi que le fait Worousky?
Le mécanicien viennois se mit à rire, et ne voulant pas prolonger cette mystification, qui devait être le prélude de tant d’autres, il avoua à son ami que c’était en effet avec Worouski qu’il venait de faire la partie.
—Mais, alors, où diable l’avez-vous placé? dit le docteur en regardant autour de lui pour tâcher de découvrir son antagoniste.
L’inventeur riait de tout son cœur.
—Eh bien! vous ne me reconnaissez donc pas? s’écria le Turc, qui, tendit au docteur la main gauche en signe de réconciliation, tandis que M. de Kempelen levait la robe, et montrait le pauvre mutilé logé dans la carcasse de l’automate.
M. Osloff ne put garder plus longtemps son sérieux: le rire le gagna et il fit chorus avec ses deux mystificateurs. Mais il s’arrêta le premier; il lui manquait une explication.
—Comment avez-vous fait, dit-il, pour escamoter Worouski et le rendre invisible?
M. de Kempelen expliqua alors de quelle façon il était parvenu à dissimuler l’automate vivant, avant qu’il pût entrer dans le corps du Turc.
—Voyez, dit-il, en ouvrant le buffet; ces nombreux rouages, ces leviers, ces poulies qui garnissent une partie du buffet ne sont que le simulacre d’une machine organisée. Les châssis qui les supportent sont à charnière, et en se repliant pour se mettre sur le côté, ils laissent une place au joueur qui s’y trouvait blotti, pendant que vous examiniez l’intérieur de l’automate.
Cette première visite terminée, et dès que la robe a été baissée, Worousky est subitement entré dans le corps du Turc que nous venions d’examiner. Puis, tandis que je vous montrais le buffet et les rouages qui le garnissent, il prenait son temps pour passer ses bras et ses doigts dans ceux de la figure. Vous comprenez également qu’en raison de la grosseur du cou, dissimulée par cette barbe et cette énorme collerette, il a pu, en passant la tête dans ce masque, voir facilement l’échiquier et conduire sa partie. Je dois ajouter que lorsque je fais le simulacre de monter la machine, ce n’est que dans le but de couvrir le bruit des mouvements de Worousky.
—Ainsi, dit le docteur, qui tenait à prouver qu’il avait parfaitement compris l’explication, quand j’examinais le buffet, mon diable de Worousky se trouvait dans le corps du Turc; et quand on soulevait la robe, il était passé dans le buffet. J’avoue franchement, ajouta M. Osloff, que j’ai été dupe de cette ingénieuse combinaison, mais je m’en console en pensant que plus fin que moi s’y serait trouvé pris.
Les trois amis furent aussi émerveillés l’un que l’autre du résultat obtenu dans cette séance privée, car cet instrument offrait un merveilleux moyen d’évasion pour le pauvre proscrit, et lui assurait pour toujours une existence à l’abri du besoin.
Séance tenante, l’on convint de l’itinéraire à suivre pour gagner promptement la frontière, et des précautions de sûreté à prendre pour le voyage. Il fut également convenu que, pour n’éveiller aucun soupçon, on donnerait des représentations dans toutes les villes qui se trouvaient sur le passage, en commençant par Toula, Kalouga, Smolensk, etc.
Un mois après, Worousky, entièrement rétabli, donnait devant un nombreux public une première preuve de son étonnante habileté.
L’affiche, écrite en langue russe, était conçue en ces termes:
Toula, 6 novembre 1777,
DANS LA SALLE DES CONCERTS,
EXPOSITION D’UN AUTOMATE JOUEUR D’ÉCHECS,
INVENTÉ ET EXÉCUTÉ PAR M. DE KEMPELEN.
NOTA.—Les combinaisons mécaniques de cette pièce sont si merveilleuses, que l’inventeur n’hésite pas à porter un défi aux plus forts joueurs de cette ville.[8]
On doit penser si cette annonce excita la curiosité des habitants de Toula: non-seulement des joueurs se firent inscrire à l’envi, mais de forts paris furent engagés pour et contre les antagonistes.
Worousky sortit vainqueur de cette lutte, et encouragé par son succès, il engagea le lendemain M. de Kempelen à proposer une partie contre les plus forts joueurs réunis.
Je n’ai pas besoin de dire que ce second défi fut accepté avec plus d’empressement encore que le premier, et que la ville entière vint de nouveau faire galerie autour de cet intéressant tournoi.
Cette fois, le succès resta quelque temps incertain, et M. de Kempelen commençait à craindre de voir la réputation de son automate compromise, quand un coup inattendu, un coup de maître, décida en faveur de Worousky. La salle entière, y compris les perdants, célébrèrent par des bravos une aussi glorieuse victoire. Les journaux remplirent leurs colonnes de louanges et de félicitations à l’adresse de l’automate et de son inventeur, et complétèrent par leur publicité une vogue si justement méritée.
M. de Kempelen et son compagnon, rassurés désormais par l’éclat de leur début, prirent congé du bon docteur. Après lui avoir laissé un généreux souvenir de son amicale hospitalité, ils se dirigèrent vers la frontière.
La prudence exigeait que, même en voyageant, Worousky fût caché aux yeux de tous: aussi fut-il littéralement emballé. Sous le prétexte d’une grande susceptibilité dans les rouages de l’automate, la caisse énorme qui le contenait était transportée avec les plus grandes précautions. Mais ces soins n’avaient d’autre but que de protéger l’habile joueur d’échecs qui s’y trouvait enfermé. Des ouvertures respiratoires laissaient circuler l’air dans cette singulière chaise de poste.
Worousky prenait son mal en patience, dans l’espoir de se voir bientôt hors des atteintes de la police moscovite et d’arriver sain et sauf au terme de ce pénible voyage. Ces fatigues, il est vrai, étaient compensées par les énormes recettes que les deux amis encaissaient sur leur chemin.
Tout en se dirigeant vers la frontière de Prusse, nos voyageurs étaient arrivés à Vitebsk, lorsqu’un matin Worousky vit entrer brusquement M. de Kempelen dans la chambre où il demeurait constamment séquestré.
—Un affreux malheur nous menace, s’écria le mécanicien d’un air consterné, en montrant une lettre datée de Saint-Pétersbourg. Dieu sait si nous parviendrons à le conjurer! L’impératrice Catherine II ayant appris par les journaux le merveilleux talent de l’automate, joueur d’échecs, désire faire une partie avec lui et m’engage à le transporter immédiatement à son palais. Il s’agit maintenant de nous concerter pour trouver un moyen de nous soustraire à ce dangereux honneur.
Au grand étonnement de M. de Kempelen, Worousky reçut cette nouvelle sans aucun effroi, et il sembla même en éprouver une joie extrême.
—Eluder une pareille visite! gardons-nous-en bien, dit-il; les désirs de la Czarine sont des ordres qu’on ne peut enfreindre sans danger; nous n’avons donc d’autre parti à suivre que de nous rendre au plus vite à sa demande. Votre empressement aura le double avantage de la disposer favorablement, et de détourner les soupçons qui pourraient naître sur votre merveilleux automate. D’ailleurs, ajouta l’intrépide soldat, avec une certaine fierté, j’avoue que je ne suis pas fâché de me trouver en face de la grande Catherine, et de lui montrer que la tête dont elle fait assez peu de cas pour la mettre au misérable prix de quelques roubles, est de force à lutter avec la sienne et peut même, en certains cas, la surpasser en intelligence.
—Insensé que vous êtes! s’écria M. de Kempelen, effrayé de l’exaltation du fougueux proscrit, pensez donc que nous pouvons être découverts, et qu’il y va de la vie pour vous, et pour moi d’un exil en Sibérie.
—C’est impossible, reprit tranquillement Worousky. Votre ingénieuse machine a déjà trompé tant de gens et des plus habiles, que bientôt, j’en ai la conviction, nous aurons une dupe de plus, mais cette fois une dupe dont la défaite sera bien glorieuse pour nous. Et quel beau souvenir, quel honneur pour tous les deux, mon ami, lorsqu’un jour nous pourrons dire que l’impératrice Catherine II, la fière Czarine, que ses courtisans proclament la tête la plus intelligente de son vaste empire, fut abusée par votre génie et vaincue par moi!
M. de Kempelen, quoique ne partageant pas l’enthousiasme de Worousky, fut forcé de céder devant ce caractère, dont il avait eu maintes fois déjà l’occasion d’apprécier l’inflexibilité. D’ailleurs, le soldat avait tant d’autres qualités, et pardessus tout possédait une habileté si surprenante aux échecs, que le mécanicien viennois jugea prudent de lui faire des concessions, dans l’intérêt de sa propre renommée.
On partit donc sans différer, car le voyage devait être long et difficile par suite des précautions infinies qu’exigeait le transport de la caisse où se trouvait Worousky. En route, M. de Kempelen ne quitta pas un instant son compagnon de voyage, et fit tout ce qui dépendait de lui pour adoucir la rigueur d’une aussi pénible locomotion.
Après de longues journées de fatigue, on arriva enfin au terme du voyage. Mais quelque promptitude qu’eussent mise les voyageurs, la Czarine, en abordant M. de Kempelen, sembla lui témoigner une certaine humeur.
—Les routes sont-elles donc si mauvaises, Monsieur, lui dit-elle, qu’il faille quinze jours pour venir de Vitebsk à Saint-Pétersbourg?
—Que Votre Majesté veuille bien me permettre, répondit le rusé mécanicien, de lui faire un aveu qui me servira d’excuse.
—Faites, répondit Catherine, pourvu que ce ne soit pas l’aveu de l’incapacité de votre merveilleuse machine.
—Au contraire, je viens avouer à Votre Majesté qu’en raison de sa force au jeu d’échecs, j’ai voulu lui présenter un adversaire digne d’elle. J’ai donc dû, avant de partir, ajouter à mon automate des combinaisons indispensables pour une partie aussi solennelle.
—Ah! ah! fit en souriant l’Impératrice, déridée par cette flatteuse explication. Et en raison de ces nouvelles combinaisons, vous avez l’espoir de me faire battre par votre automate.
—Je serais bien étonné qu’il en fût autrement, répondit respectueusement M. de Kempelen.
—C’est ce que nous verrons, Monsieur, répliqua l’Impératrice en agitant la tête d’un air de doute et d’ironie. Mais, ajouta-t-elle sur le même ton, quand me mettez-vous en présence de mon terrible adversaire?
—Quand il plaira à Votre Majesté.
—S’il en est ainsi, je suis tellement impatiente de mesurer mes forces avec le vainqueur des plus habiles joueurs de mon empire, que, ce soir même, je le recevrai dans ma bibliothèque. Installez-y votre machine; à huit heures je me rendrai près de vous. Soyez exact.
M. de Kempelen prit congé de Catherine et courut faire ses préparatifs pour la soirée. Worousky se faisait un jeu de la séance et ne pensait qu’au bonheur qu’il aurait à mystifier la Czarine. Mais si M. de Kempelen était résolu, lui aussi, à tenter l’aventure, il voulait prendre néanmoins toutes les précautions possibles, afin que son secret ne pût être pénétré, et qu’une voie de salut lui restât, même en cas de danger. A tout hasard, il fit transporter au palais impérial l’automate, dans la caisse même où il le plaçait dans ses voyages.
Huit heures sonnaient comme l’Impératrice, escortée d’une suite nombreuse, entrait dans la bibliothèque et se plaçait près de l’échiquier.
J’ai omis de dire que M. de Kempelen ne permettait jamais qu’on passât derrière l’automate, et qu’il ne consentait à commencer la partie que lorsque tous les spectateurs étaient rangés en face de sa machine.
La cour se plaça derrière l’Impératrice, et de tous côtés il n’y eut qu’une seule voix pour prédire la défaite de l’automate.
Sur l’invitation du mécanicien, on visita le buffet et le corps du Turc, et quand on se fut bien convaincu qu’il ne contenait rien autre chose que les rouages dont nous avons précédemment parlé, on se mit en mesure d’engager la partie.
Favorisée par le sort, Catherine profita de l’avantage de jouer le premier pion; l’automate riposta, et la partie se continua au milieu du plus religieux silence. Les pièces manœuvrèrent d’abord sans que rien se décidât. Cependant on ne tarda pas à voir, aux sourcils froncés de la Czarine, que l’automate se montrait peu galant envers elle, et qu’il était digne après tout de la réputation qu’on lui avait faite. Un cavalier et un fou lui furent enlevés coup sur coup par l’habile musulman. Dès lors la partie prenait une tournure défavorable pour la noble joueuse, quand tout à coup le Turc quittant son impassible gravité, frappa violemment de la main sur son coussin, et remit à sa place une pièce avancée par son adversaire.
L’AUTOMATE JOUEUR D’ÉCHECS.
Catherine II venait de tricher. Etait-ce pour éprouver l’intelligence de l’automate ou pour toute autre cause? Nous ne saurions le dire. Néanmoins, la fière impératrice ne voulant point avouer cette faiblesse, replaça la pièce à l’endroit où elle l’avait frauduleusement avancée et regarda l’automate d’un air d’impérieuse autorité.
Le résultat ne se fit pas attendre: le Turc, d’un coup de main, renversa vivement toutes les pièces sur l’échiquier, et aussitôt le bruit d’un rouage, qui marchait constamment pendant la partie, cessa de se faire entendre. La machine s’arrêta, comme si elle était subitement détraquée.
Pâle et tremblant, M. de Kempelen, reconnaissant là le fougueux caractère de Worousky, attendit avec effroi l’issue de ce conflit entre le proscrit et sa souveraine.
—Ah! ah! monsieur l’automate, vous avez des manières un peu brusques, dit avec gaîté l’impératrice, qui n’était pas fâchée de voir ainsi se terminer une partie dans laquelle elle avait peu de chances de succès. Oh! vous êtes fort, j’en conviens; mais vous avez craint de perdre la partie, et par prudence vous avez brouillé le jeu. Allons, je suis maintenant édifiée sur votre savoir et surtout sur votre caractère nerveux.
M. de Kempelen commença à respirer, et reprenant courage, il voulut tâcher de détruire tout à fait la fâcheuse impression produite par le manque de respect de sa machine, faute dont naturellement il endossait toute la responsabilité.
—Que votre Majesté, dit-il humblement, me permette de lui donner une explication sur ce qui vient de se passer.
—Pas du tout, monsieur de Kempelen, interrompit joyeusement la Czarine, pas du tout; je trouve au contraire cela très amusant, et je vous dirai même que votre automate me plaît tellement que je veux en faire l’acquisition. J’aurai ainsi toujours près de moi un joueur un peu vif peut-être, mais assez habile pour me tenir tête. Laissez-le donc dans cet appartement et venez me voir demain matin pour conclure le marché.
A ces mots et sans attendre la réponse de M. de Kempelen, l’Impératrice quitta la salle.
En témoignant le désir que l’automate restât au palais jusqu’au lendemain, Catherine voulait-elle commettre une indiscrétion? Tout porte à le croire. Heureusement l’habile mécanicien sut déjouer cette curiosité féminine en faisant passer Worousky dans la caisse qu’il avait fait apporter à tout hasard, comme nous l’avons dit.
L’automate resta dans la bibliothèque, mais Worousky n’y était plus.
Le lendemain, Catherine renouvela à M. de Kempelen la proposition d’acheter son joueur d’échecs. Ce dernier lui fit comprendre que sa présence étant nécessaire pour les fonctions de cette machine, il lui était impossible de la vendre.
L’Impératrice se rendit à cette bonne raison et, tout en félicitant le mécanicien sur son œuvre, elle lui remit un témoignage de sa libéralité.
Trois mois après, l’automate était en Angleterre sous la direction d’un M. Anthon, auquel M. de Kempelen l’avait cédé. Worousky continua-t-il à faire partie de la machine? Je l’ignore, mais on doit le supposer, en raison de l’immense succès qu’eut à cette époque le joueur d’échecs, dont tous les journaux firent mention.
M. Anthon parcourut l’Europe entière, suivi toujours des mêmes succès, mais à sa mort, le célèbre automate fut acheté par le mécanicien Maëlzel, qui l’embarqua pour New-York. C’est sans doute alors que Worousky prit congé de son Turc hospitalier, car l’automate fut loin d’avoir en Amérique le même succès que sur notre continent. Après avoir promené pendant quelque temps son trompette mécanique et le joueur d’échecs, Maëlzel reprit le chemin de la France, qu’il ne devait plus revoir; il mourut dans la traversée d’une indigestion[9].
Les héritiers de Maëlzel vendirent ses instruments, et c’est d’eux que Cronier tenait sa précieuse relique.
Mon heureuse étoile vint encore me fournir une des plus belles occasions d’étude que je pusse désirer.
Un Prussien, nommé Koppen, montra à Paris, vers 1829, un instrument portant le nom de Componium. C’était un véritable orchestre mécanique, jouant des ouvertures d’opéras avec un ensemble et une précision fort remarquables.
Le nom de Componium venait de ce que, à l’aide de combinaisons vraiment merveilleuses, l’instrument improvisait de charmantes variations sans jamais se répéter, quel que fût le nombre de fois qu’on le fit jouer de suite. On prétendait qu’il était aussi difficile d’entendre deux fois la même variation que de voir deux mêmes quaternes se succéder à la loterie. Il y avait pour ces deux faits les mêmes chances fournies par le hasard.
Le Componium obtint le plus brillant succès, mais il finit par épuiser la curiosité des amateurs d’harmonie, et dut songer à la retraite, après avoir produit à son propriétaire la somme fabuleuse de cent mille francs de bénéfices nets, dans une année.
Ce chiffre, exact ou non, fut adroitement publié, et quelque temps après, l’instrument fut mis en vente.
Un spéculateur nommé D..., séduit par l’espérance de voir se renouveler pour lui en pays étranger des recettes aussi magnifiques, acheta l’instrument et le transporta en Angleterre.
Malheureusement pour D..., au moment où cette poule aux œufs d’or arrivait à Londres, Georges IV venait de rendre le dernier soupir.
La cour et l’aristocratie, seuls mélomanes dans ce pays de commerce et d’industrie, et sur qui D.... comptait pour l’exploitation de cette œuvre d’art, prirent le deuil et, selon l’usage anglais, se cloîtrèrent pendant quelques mois. Le spectacle se trouva sans spectateurs.
Pour éviter des frais inutiles, D.... jugea prudent de renoncer à une entreprise commencée sous de si malheureux auspices, et il se décida à revenir à Paris. Le Componium fut, en conséquence, démonté pièce à pièce, mis dans des caisses et ramené en France.
D.... espérait faire rentrer son instrument en franchise de droits. Mais lors de sa sortie de France, il avait oublié de remplir certaines formalités indispensables pour obtenir ce bénéfice; la douane l’arrêta, et il fut obligé d’en référer au ministre du commerce. En attendant la décision ministérielle, les caisses furent déposées dans les magasins humides de l’entrepôt. Ce ne fut guère qu’au bout d’un an, et après des formalités et des difficultés sans nombre, que l’instrument rentra dans Paris.
Ce fait peut donner une idée de l’état de désordre, de dépècement et d’avarie où se trouva alors le Componium.
Découragé par l’insuccès de son voyage en Angleterre, D.... résolut de se défaire de son improvisateur mécanique; mais auparavant, il se mit à la recherche d’un mécanicien qui pût entreprendre de le remettre en état. J’ai oublié de dire que lors de la vente du Componium, M. Koppen avait livré avec la machine un ouvrier allemand très habile, qui était pour ainsi dire le cornac du gigantesque instrument. Celui-ci se trouvant les bras croisés pendant les interminables formalités de la douane française, n’avait imaginé rien de mieux que de retourner dans sa patrie.
La réparation du Componium était un travail de longue haleine, un travail de recherches et de patience, car les combinaisons de cette machine ayant toujours été tenues secrètes, personne ne pouvait fournir le moindre renseignement. D..... lui même, n’ayant aucune notion de mécanique, ne pouvait être en cela d’aucun secours; il fallait que l’ouvrier ne s’inspirât que de ses propres idées.
J’entendis parler de cette affaire, et poussé par une opinion peut-être un peu trop avantageuse de moi-même, ou plutôt ébloui par la gloire d’un aussi beau travail, je me présentai pour entreprendre cette immense réparation.
On me rit au nez: l’aveu est humiliant, mais c’est le mot propre. Il faut dire aussi que ce n’était pas tout à fait sans motif, car je n’étais alors connu que par des travaux trop peu importants pour mériter une grande confiance. On craignait que, loin de remettre l’instrument en état, je ne lui causasse de plus grands dommages en voulant le réparer.
Cependant, comme D.... ne trouvait pas mieux, et que je faisais la proposition de déposer une caution pour le cas où je viendrais à commettre quelque dégât, il finit par céder à mes instances.
On trouvera sans doute que j’étais réellement un ouvrier bien conciliant et surtout bien consciencieux. Au fond, j’agissais dans mon intérêt, car cette entreprise, en me fournissant de longs et intéressants sujets d’étude, devait être pour moi un cours complet de mécanique.
Dès que mes propositions eurent été acceptées, on m’apporta dans une vaste chambre qui me servait de cabinet de travail, toutes les caisses contenant les pièces du Componium, et on les vida pêle-mêle sur des draps de lit étendus à cet effet sur le carreau.
Une fois seul, et lorsque je vis ce monceau de ferraille, ces myriades de pièces dont j’ignorais les fonctions, cette forêt d’instruments de toutes formes et de toutes grandeurs, tels que cors d’harmonie, trompettes, hautbois, flûtes, clarinettes, bassons, tuyaux d’orgue, grosse caisse, tambour, triangle, cymbales, tam-tam, et tant d’autres échelonnés par grandeur sur tous les tons de l’échelle chromatique, je fus tellement effrayé de la difficulté de ma tâche, que je restai pour ainsi dire anéanti pendant quelques heures.
Pour faire mieux comprendre ma folle présomption, à laquelle ma passion pour la mécanique et mon amour du merveilleux pouvaient seuls servir d’excuse, je dois dire que je n’avais jamais vu fonctionner le Componium; tout était donc pour moi de l’inconnu. Ajoutons à cela que le plus grand nombre des pièces étaient couvertes de rouille et de vert-de-gris.
Assis au milieu de cet immense Capharnaüm, et la tête appuyée dans mes mains, je me fis cent fois cette simple question: Par où vais-je commencer? Et le découragement s’emparant de moi glaçait mon esprit et paralysait mon imagination.
Un matin pourtant, me sentant tout dispos et subissant l’influence de cet axiome d’Hippocrate: Mens sana in corpore sano, je m’indignai tout à coup de ma longue inertie et me jetai, tête baissée, dans cet immense travail.
Si je devais n’avoir pour lecteurs que des mécaniciens, comme je leur décrirais, à l’aide de fidèles souvenirs, mes tâtonnements, mes essais, mes études! Avec quel plaisir je leur expliquerais les savantes et ingénieuses combinaisons qui naquirent successivement de ce chaos!
Mais il me semble voir déjà quelques lecteurs ou lectrices prêts à tourner la page pour chercher la conclusion d’un chapitre qui menace de tourner au sérieux. Cette pensée m’arrête, et je me contenterai de dire que, pendant une année entière, je procédai du connu à l’inconnu pour la solution de cet inextricable problème, et qu’un jour enfin j’eus le bonheur de voir mes travaux couronnés du plus heureux succès: le Componium, nouveau phénix, était ressuscité de ses cendres.
Cette réussite, inattendue de tous, me valut les plus grands éloges, et D.... se mit à ma discrétion pour le salaire qu’il me plairait de réclamer. Mais quelque sollicitation qu’il me fît, me trouvant satisfait d’un aussi glorieux résultat, je ne voulus rien recevoir au-delà de mes déboursés. Et cependant, si élevée qu’eût été la gratification, elle n’eût pu me dédommager de ce que me coûta plus tard cette tâche au-dessus de mes forces!
CHAPITRE X.
Les supputations d’un inventeur.—Cent mille francs par an pour une écritoire.—Déception.—Mes nouveaux automates.—Le premier physicien de France; décadence.—Le choriste philosophe.—Bosco.—Le jeu des gobelets.—Une exécution capitale.—Résurrection des suppliciés.—Erreur de tête.—Le serin récompensé.—Une admiration rentrée.—Mes revers de fortune.—Un Mécanicien cuisinier.
Les veilles, les insomnies, et pardessus tout l’agitation fébrile résultant de toutes les émotions d’un travail aussi ardu que pénible avaient miné ma santé. Une fièvre cérébrale s’ensuivit, et si je parvins à en réchapper, ce ne fut que pour mener pendant cinq ans une existence maladive, qui m’ôta toute mon énergie. Mon intelligence était comme éteinte. Chez moi plus de passion, plus d’amour, plus d’intérêt même pour des arts que j’avais tant aimés; l’escamotage et la mécanique n’existaient plus dans mon imagination qu’à l’état de souvenirs.
Mais cette maladie qui avait bravé pendant si longtemps la science des maîtres de la Faculté, ne put résister à l’air vivifiant de la campagne, où je me retirai pendant six mois, et lorsque je revins à Paris, j’étais complètement régénéré. Avec quel bonheur je revis mes chers outils! avec quelle ardeur aussi je repris mon travail si longtemps délaissé! Car j’avais à regagner et le temps perdu et les dépenses énormes qu’un traitement si long m’avait occasionnées.
Mon modeste avoir se trouvait pour le moment sensiblement diminué, mais j’étais à cet endroit d’une philosophie à toute épreuve. Mes futures représentations ne devaient-elles pas combler toutes ces pertes et m’assurer une fortune honnête? J’escomptais ainsi un avenir incertain; mais n’est-ce pas le fait de tous ceux qui cherchent à inventer d’aimer à transformer leurs projets en lingots d’or?
Peut-être aussi subissais-je, sans le savoir, l’influence d’un de mes amis, grand faiseur d’inventions, que ses déceptions et ses mécomptes ne purent jamais empêcher de former des projets nouveaux. Notre manière de supporter l’avenir avait une grande analogie. Cependant je dois lui rendre justice: quelque élevées que fussent mes appréciations, il était dans ce genre de calcul d’une force à laquelle je ne pouvais atteindre. On en jugera par un exemple.
Un jour, cet ami arrive chez moi, et me montrant un encrier de son invention, lequel réunissait le double mérite d’être inversable et de conserver l’encre à un niveau toujours égal:
—Pour le coup, mon cher, me dit-il, voici une invention qui va faire une révolution dans le monde des écrivains, et qui me permettra de me promener la canne à la main, avec une centaine de mille livres de rentes, au bas mot, entends-tu bien! Au reste tu vas en juger, si tu suis bien mon calcul.
Tu sais qu’il y a trente-six millions d’habitants en France?
Je fis un signe de tête en forme d’adhésion.
—Partant de là, je ne crois pas me tromper, si sur ce nombre j’estime qu’il doit y en avoir au moins la moitié qui sait écrire. Hein?... tiens, mettons le tiers, ou pour être plus sûrs encore, ne prenons que le compte rond, soit dix millions.
—Maintenant, j’espère qu’on ne me taxera pas d’exagération si, sur ces dix millions d’écrivains, j’en prends un dixième, soit un million, pour nombrer ceux qui sont à la recherche de ce qui peut leur être utile.
Et mon ami s’arrêta en me regardant d’un ton qui semblait dire: Comme je suis raisonnable dans mes appréciations!
—Nous avons donc en France un million d’hommes capables d’apprécier l’avantage de mon encrier. Or, sur ce nombre, combien vas-tu m’en accorder qui, dès la première année, pourront avoir connaissance de ma découverte et qui, la connaissant, en feront l’acquisition?
—Ma foi, répondis-je, je t’avoue que je suis très embarrassé pour te donner un chiffre exact.
—Eh mon Dieu! qui est-ce qui te parle de chiffre exact? Je ne te demande qu’une approximation, et encore je la désire la plus basse possible, afin que je n’aie pas de déception.
—Dame! fis-je en continuant les supputions décimales de mon ami, mettons un dixième.
—Tu vois, c’est toi-même qui l’as dit, un dixième! autrement dit, cent mille. Mais, continua l’inventeur, enchanté de m’avoir fait participer à ses brillants calculs, sais-tu bien ce que me rapportera dès la première année, la vente de ces cent mille écritoires?
—Non, je ne m’en doute pas.
—Je vais te l’apprendre; écoute bien. Sur ces cent mille écritoires vendues, je me suis réservé un franc de bénéfice par chaque pièce; il en résulte donc pour moi un bénéfice de.....?
—Cent mille francs, parbleu.
—Tu vois, ce n’est pas plus difficile que cela à compter. Oui, cent mille francs, ni plus ni moins. Tu dois comprendre aussi que les autres neuf cent mille écrivains que nous avons laissés de côté, finiront par connaître mon encrier; ils en achèteront à leur tour. Puis les autres neuf millions que nous avons négligés, que feront-ils, je te le demande?... Et note bien ceci, je ne t’ai parlé que de la France, qui est un point sur le globe. Quand l’étranger en aura connaissance, quand les Anglais et leurs colonies surtout en demanderont; vois-tu, mais, c’est incalculable!...
Mon ami essuya son front, qui s’était couvert de sueur dans la chaleur de son exposition, et il finit en me disant encore: Rappelle-toi bien que nous avons mis tout au plus bas dans notre estimation.
Malheureusement le calcul de mon ami péchait par la base. Son encrier, d’un prix beaucoup trop élevé, ne fut point acheté, et l’inventeur finit par mettre cette mine d’or au chapitre de ses déceptions déjà si nombreuses.
Moi aussi, je l’avoue, je basais mes calculs sur les chiffres de population ou du moins sur le nombre approximatif des visiteurs de la capitale, et toujours avec mes supputations, même les plus raisonnables, j’arrivais encore à un résultat fort satisfaisant. Mais je ne regrette pas de m’être abandonné souvent à ces fantaisies de mon imagination. Si elles m’ont fait éprouver plus d’un mécompte dans ma vie, elles servaient à entretenir quelque énergie dans mon esprit et à me rendre capable de lutter contre les difficultés sans nombre que je rencontrais dans l’exécution de mes automates. D’ailleurs, qui n’a pas fait, au moins une fois dans sa vie, les supputations dorées de mon ami, le marchand d’écritoires?
J’ai déjà parlé plusieurs fois d’automates que je confectionnais; il serait temps, je pense, de dire quelle était la nature de ces pièces destinées à figurer dans mes représentations.
C’était d’abord un petit pâtissier sortant à commandement d’une élégante boutique et venant apporter, selon le goût des spectateurs, des gâteaux chauds et des rafraîchissements de toute espèce. On voyait sur le côté de l’établissement des aides-pâtissiers pilant, roulant la pâte et la mettant au four.
Une autre pièce représentait deux clowns, Auriol et Debureau. Ce dernier tenait à la force des bras une chaise, sur laquelle son joyeux camarade faisait des gambades, des évolutions et des tours de force, ceux de l’artiste du cirque des Champs-Élysées. Après ces exercices, mon Auriol fumait une pipe et finissait la séance en accompagnant sur un petit flageolet un air que lui jouait l’orchestre.
C’était ensuite un oranger mystérieux sur lequel naissaient des fleurs et des fruits, à la demande des dames. Pour terminer la scène, un mouchoir emprunté était envoyé à distance dans une orange laissée à dessein sur l’arbre. Celle-ci s’ouvrait, laissait voir le mouchoir, tandis que deux papillons venaient en prendre les coins et le développaient aux yeux des spectateurs.
J’avais encore un cadran en cristal transparent, marquant l’heure au gré des spectateurs, et sonnant sur un timbre également en cristal le nombre de coups indiqué.
Au moment où j’étais le plus absorbé par ces travaux, je fis une rencontre qui me fut des plus agréables.
Passant un jour sur les boulevards, fort préoccupé, selon mon habitude, je m’entends appeler.
Je me retourne et me sens presser la main par un homme fort élégamment vêtu.
—Antonio! m’écriai-je en l’embrassant; que je suis aise de vous voir! Mais comment êtes-vous ici? Que faites-vous? et Torrini?....
Antonio m’interrompit:
—Je vous conterai tout cela, me dit-il, venez chez moi, nous y serons plus à notre aise; je demeure à quelques pas d’ici.
En effet, au bout de deux minutes, nous arrivions rue de Lancry, devant une maison de fort belle apparence.
—Montons, me dit Antonio, je demeure au deuxième.
Un domestique vint nous ouvrir.
—Madame est-elle à la maison? dit Antonio.
—Non, Monsieur, mais Madame m’a chargé de vous dire qu’elle ne tarderait pas à rentrer.
Une fois qu’il m’eut introduit dans un salon, Antonio me fit asseoir près de lui sur un canapé.
—Voyons maintenant, mon ami, me dit-il, causons, car nous devons avoir bien des choses à nous dire.
—Oui, causons; je vous avoue que ma curiosité est bien vivement excitée. Je ne sais, en vérité, si je rêve.
—Je vais vous ramener à la réalité, reprit Antonio, en vous racontant ce qui m’est arrivé depuis que nous nous sommes quittés. Commençons, ajouta-t-il tristement, par donner un souvenir à Torrini.
Je fis un mouvement de douloureuse surprise.
—Que me dites-vous là, Antonio, est-ce que notre ami?...
—Hélas, oui, ce n’est que trop vrai. Ce fut au moment où nous avions tout lieu d’espérer un sort plus heureux, que la mort l’a frappé.
En vous quittant, vous le savez, l’intention de Torrini était de se rendre au plus vite en Italie. Revenu à des idées plus saines, le comte de Grisy avait hâte de reprendre son nom et de se retrouver sur les théâtres, témoins de ses succès et de sa gloire; il espérait s’y régénérer et redevenir le brillant magicien d’autrefois. Dieu en a décidé autrement. Comme nous allions quitter Lyon, où il avait donné des représentations assez bien suivies, il fut subitement atteint d’une fièvre typhoïde qui l’emporta en quelques jours.
Je fus son exécuteur testamentaire. Après avoir rendu les derniers devoirs à l’homme auquel j’avais voué ma vie, je m’occupai de la liquidation de sa petite fortune. Je vendis les chevaux, la voiture et quelques accessoires de voyage qui m’étaient inutiles, et je gardai les instruments, avec l’intention d’en faire usage. Je n’avais aucune profession; je crus ne pouvoir mieux faire que d’embrasser une carrière dont le chemin m’était tout tracé, et j’espérais que mon nom, auquel mon beau-frère avait donné en France une certaine célébrité, aiderait à mes succès.
J’étais bien prétentieux, sans doute, de prendre la place d’un tel maître, mais à défaut de talent je comptais me tirer d’affaire avec de l’aplomb.
Je m’appelai donc Il signor Torrini, et à ce nom j’ajoutai, à l’exemple de mes confrères, le titre de Premier physicien de France. Chacun de nous est toujours le premier et le plus habile du pays où il se trouve, quand il veut bien ne pas se donner pour le plus fort du monde entier. L’escamotage est une profession où, vous le savez, on ne pèche pas par excès de modestie; et l’habitude de produire des illusions facilite cette émission de fausse monnaie, que le public, il est vrai, se réserve ensuite d’apprécier et de classer selon sa juste valeur.
C’est ce qu’il fit pour moi, car malgré mes pompeuses affiches, j’avoue franchement qu’il ne me fit pas l’honneur de me reconnaître la célébrité que je m’attribuais. Loin de là; mes représentations furent si peu suivies, que leur produit suffisait à peine à me faire vivre.
Néanmoins, j’allais de ville en ville, donnant mes représentations et me nourrissant plus souvent d’espérance que de réalité. Mais il vint un moment où cet aliment peu substantiel ne pouvant plus suffire à mon estomac, je me vis contraint de m’arrêter. J’étais à bout de ressources; je ne possédais plus rien que mes instruments; mon vestiaire était réduit à sa plus simple expression et menaçait de me quitter d’un moment à l’autre; il n’y avait pas à balancer. Je pris le parti de vendre mes instruments et, muni de la modique somme que j’en avais retirée, je me rendis à Paris, dernier refuge des talents incompris et des positions désespérées.
Malgré mon insuccès, je n’avais rien perdu de ce fond de philosophie que vous me connaissez, et j’étais sinon très heureux, du moins plein d’espoir dans l’avenir. Oui, mon ami, oui, j’avais alors le pressentiment de la brillante position que le sort m’a faite et vers laquelle il m’a conduit pour ainsi dire par la main.
Une fois à Paris, je pris une modeste chambre, et je me proposai de vivre avec économie pour faire durer autant que possible mes faibles ressources pécuniaires. Vous voyez que malgré ma confiance en l’avenir, je prenais cependant quelques précautions, afin de ne pas me trouver exposé à mourir de faim. Vous allez voir que j’avais tort de ne pas m’abandonner complètement à mon étoile.
Il y avait à peine huit jours que j’étais à Paris, que je me rencontrai face à face avec un ancien camarade. C’était un Florentin qui, dans le théâtre où je jouais à Rome, tenait l’emploi de basse et remplissait des rôles secondaires. Lui aussi avait été maltraité du sort et, venu à Paris pour y chercher fortune, il s’était trouvé réduit, à défaut d’un plus beau rôle, à accepter celui de figurant dans les chœurs du Théâtre-Italien.
Mon ami, quand je l’eus mis au courant de ma position, m’annonça qu’une place de ténor était vacante dans les chœurs où il chantait lui-même. Il me proposa de faire les démarches nécessaires pour me la faire obtenir.
J’acceptai cette offre avec plaisir, mais bien entendu comme position transitoire, car il m’en coûtait de déchoir. Seulement, je voulais, en attendant mieux, me mettre à l’abri de la misère: la prudence m’en faisait une loi.
J’ai souvent remarqué, continua Antonio, que les événements qui nous inspirent le plus de défiance sont souvent ceux qui nous deviennent les plus favorables. En voici une nouvelle preuve:
Comme en dehors de mes occupations de théâtre, j’avais beaucoup de loisirs, l’idée me vint de les employer à donner des leçons de chant. Je me présentai comme artiste du Théâtre-Italien, en cachant toutefois la position que j’y occupais.
Il en fut de mon premier élève comme du premier billet de mille francs d’une fortune que l’on veut amasser, et que l’on dit être le plus difficile à acquérir. Je l’attendis assez longtemps. Il vint enfin, puis d’autres encore, et insensiblement, soit que je fusse secondé par cette chance en laquelle j’ai toujours eu confiance, soit aussi que l’on fût satisfait de ma méthode et surtout des soins que je donnais à mes écoliers, j’eus assez de leçons pour quitter le théâtre.
Je dois vous dire aussi que cette détermination avait encore une autre cause. J’aimais une de mes écolières et j’en étais aimé. Dans ce cas, il n’était pas prudent de garder mon emploi de choriste, qui eût pu jeter sur moi quelque déconsidération.
Vous vous attendez sans doute à quelque aventure romanesque. Rien de plus simple pourtant que l’événement qui couronna nos amours: ce fut le mariage.
Madame Torrini, que vous verrez tout à l’heure, est la fille d’un ancien passementier. Veuf, et sans autre enfant, le père n’avait de volonté que celle de sa fille; il accueillit favorablement ma demande.
C’était bien le meilleur des hommes. Malheureusement nous l’avons perdu, il y a deux ans. Grâce à la fortune qu’il nous a laissée, j’ai quitté le professorat, et maintenant je vis heureux et tranquille dans une position qui réalise pour moi mes rêves les plus brillants d’une autre époque. Voilà, dit en terminant mon ami philosophe, ce qui prouve une fois de plus que, quelle que soit la position précaire où il se trouve, l’homme ne doit jamais désespérer d’un avenir meilleur.
Mon récit ne devait pas être aussi long que celui d’Antonio; sauf mon mariage, aucun événement ne valait la peine de lui être raconté. Je lui parlai cependant de ma longue maladie et du travail qui l’avait causée. J’avais à peine cessé de parler, que madame Torrini rentra.
La femme de mon ami était charmante et surtout fort gracieuse.
—Monsieur, me dit-elle, après que je lui eus été présenté par son mari, je vous connaissais déjà depuis longtemps. Antonio m’a conté votre histoire, qui m’a inspiré le plus grand intérêt, et nous avons souvent regretté, mon mari et moi, de ne point avoir de vos nouvelles. Mais, monsieur Robert, ajouta-t-elle, puisque nous vous retrouvons, considérez-vous ici comme un ancien ami de la maison, et venez nous voir souvent.
Je mis à profit cette aimable invitation, et plus d’une fois j’allai puiser près de ces bons amis des consolations et des encouragements.
Antonio s’occupait toujours un peu d’escamotage. Ce n’était pour lui, il est vrai, qu’une simple distraction, un moyen d’amuser ses amis. Néanmoins, il n’y avait pas d’escamoteur dont il ne suivît avec empressement les représentations, qui lui rappelaient un autre temps.
Un matin, je le vis entrer dans mon atelier d’un air empressé.
—Tenez, me dit-il, en me représentant un journal, vous qui recherchez les escamoteurs célèbres, en voilà un qui va vous donner du fil à retordre; lisez.
Je pris la feuille avec empressement et lus la réclame suivante:
«Le fameux Bosco, qui escamote une maison comme une muscade, va donner incessamment à Paris une série de représentations, dans lesquelles seront exécutées des expériences qui tiennent du miracle.»
—Eh bien! que dites-vous de cela? me demanda Antonio.
—Je dis qu’il faut posséder un bien grand talent pour soutenir la responsabilité de semblables éloges. Après tout, je pense que le journaliste a voulu s’amuser aux dépens de ses lecteurs, et que le fameux Bosco n’existe que dans ses colonnes.
—Détrompez-vous, mon cher Robert. Cet escamoteur n’est point un être imaginaire. Non-seulement j’ai lu cette réclame dans plusieurs journaux, mais ce qui est plus sérieux, c’est que j’ai vu moi-même Bosco donnant hier soir, dans un café, un échantillon de son savoir-faire, et annonçant sa première séance pour mardi prochain.
—S’il en est ainsi, dis-je à mon ami, je vous invite à passer la soirée chez M. Bosco, et si cela vous convient, je vous prendrai chez vous pour vous y conduire.
—Accepté! me dit Antonio. Soyez chez moi mardi soir, à sept heures et demie. La séance commence à huit heures.
Au jour et à l’heure convenus, nous arrivons, Antonio et moi, à la porte de la salle Chantereine, où devait avoir lieu la représentation annoncée. Au contrôle, nous nous trouvons en face d’un gros monsieur, vêtu d’une redingote ornée de brandebourgs et garnie de fourrures qui lui donnent tout-à-fait l’air d’un prince russe en voyage. Antonio me pousse du coude, et se penchant vers moi: C’est lui, me dit-il tout bas.
—Qui, lui?
—Eh! mais, Bosco.
—Tant pis, dis-je, j’en suis fâché pour lui.
—Expliquez-vous, car je ne comprends pas le tort que peut faire à un homme un vêtement de boyard?
—Mais, mon ami, répondis-je, c’est moins pour son costume que pour la place qu’il occupe à son contrôle, que je blâme M. Bosco. Il me semble qu’il est peu convenable pour un artiste de prodiguer sa personne en dehors de la scène. Il y a tant de différence entre l’homme que toute une salle écoute, admire, applaudit, et le directeur de spectacle venant ostensiblement surveiller de mesquins intérêts, que ce dernier rôle doit évidemment nuire au premier.
Pendant ce colloque, nous étions entrés et installés, mon ami et moi, chacun à notre place.
D’après l’idée que je m’étais faite du laboratoire du magicien, je m’attendais à me trouver en face d’un rideau dont les larges plis, après avoir vivement piqué ma curiosité, allaient, en s’ouvrant, étaler à mes yeux éblouis une scène resplendissante et garnie d’appareils dignes de la célébrité qui m’était annoncée. Dès mon entrée dans la salle, mes illusions à ce sujet s’étaient subitement évanouies.
Le rideau avait été jugé superflu: la scène était à découvert. Devant moi se dressait un long gradin à triple étage, entièrement recouvert d’une étoffe d’un noir mat. Ce lugubre buffet était orné d’une forêt de flambeaux garnis de cierges, entre lesquels se trouvaient des appareils en fer-blanc verni. Sur le point culminant de cette étagère, se pavanait une tête de mort, bien étonnée sans doute de se trouver à pareille fête, et dont l’effet complétait assez bien l’illusion d’un service funèbre.
En avant de la scène et près des spectateurs, était une table cachée sous un tapis brun qui tombait jusqu’à terre, et sur laquelle cinq gobelets de cuivre jaune étaient symétriquement rangés. Enfin, au-dessus de cette table, une boule de cuivre, suspendue au plafond, piqua vivement ma curiosité[10].
J’eus beau me demander à quel usage elle était destinée, je ne pus parvenir à le deviner. Je pris le parti d’attendre, en rêvant, que Bosco vînt me donner le mot de l’énigme. Pour Antonio, il avait lié conversation avec son voisin, et celui-ci lui faisait le plus grand éloge de la séance à laquelle nous allions assister.
Le bruit argentin d’un petite sonnette agitée dans la coulisse mit fin à ma rêverie et à l’entretien de mon ami. Bosco parut sur la scène.
L’artiste avait changé de costume. A la redingote moscovite, il avait substitué une petite jaquette en velours noir, serrée au milieu du corps par une ceinture de cuir de même couleur. Ses manches, excessivement courtes, laissaient voir un gros bras bien potelé. Il portait un pantalon noir collant, garni par le bras d’une ruche de dentelle, et autour du cou une large collerette blanche. Comme on le voit, ce bizarre accoutrement, à quelques détails près ressemblait assez bien au classique costume des Scapins de notre comédie.
Après avoir majestueusement salué son auditoire, le célèbre escamoteur se dirigea silencieusement et à pas comptés vers la fameuse boule de cuivre. Il s’assura si elle était solidement fixée, prit ensuite sa baguette qu’il essuya avec un mouchoir blanc, comme pour la dégager de toute influence étrangère, puis, avec une imperturbable gravité, il frappa par trois fois sur la sphère métallique, en prononçant au milieu du plus profond silence, cette impérieuse évocation: Spiriti miei infernali, obedite (esprits infernaux qui êtes soumis à ma puissance, obéissez).
Je respirais à peine dans l’attente de quelque miraculeuse production. Simple que j’étais! Ceci n’était qu’une innocente plaisanterie, un naïf préambule à l’exercice des gobelets.
Je fus, je l’avoue, un peu désappointé, car pour moi ce jeu était un de ces tours tombés dans le domaine de la place publique, et je n’aurais jamais pensé qu’en l’année de grâce 1838, on osât l’exécuter dans une représentation théâtrale. Cela était d’autant plus vraisemblable, que journellement on voyait dans les rues de Paris deux artistes en plein vent, Miette et Lesprit, qui ne craignaient pas de rivaux pour les tours de gibecière. Pourtant, je dois dire que Bosco déploya dans ce jeu une grande adresse, et qu’il reçut du public d’unanimes applaudissements.
—Hein! disait victorieusement le voisin d’Antonio; qu’est-ce que je vous disais? quelle habileté!
Et pour donner plus d’éclat à sa satisfaction, le voisin applaudissait à rompre les oreilles.
—Vous allez voir, ajoutait-il, quand il consentait à baisser le ton de son enthousiasme, vous allez voir; ce n’est rien que cela.
Soit qu’Antonio fût ce soir-là très mal disposé, soit que réellement la séance ne lui convînt pas, il ne put parvenir dans toute la soirée à placer l’admiration à laquelle il était si bien préparé. Bientôt même, je le vis manifester la plus vive impatience. Bosco avait commencé le tour des pigeons. Mais il faut convenir que la mise en scène et l’exécution étaient bien de nature à irriter des nerfs moins sensibles même que ceux de mon ami.
Un domestique apporte sur deux guéridons placés de chaque côté de la scène, deux petits blocs de bois noir, sur chacun desquels est peinte une tête de mort. Ce sont les billots pour les suppliciés. Bosco se présente tenant un coutelas d’une main, et de l’autre un pigeon noir:
«Voici, dit-il, un pizoun (j’ai oublié de dire que Bosco parle un français fortement italianisé): Voici un pizoun qui n’a pas été saze. Zé vas loui couper le cou. Voulez-vous, mesdames, que ce soit avec sang ou sans sang?» (Ceci est un des mots à effet de Bosco.)
On rit, mais les dames hésitent à répondre à cette étrange question.
«Sans sang» dit un spectateur. Bosco met alors la tête du pigeon sur le billot et la tranche, en ayant soin de presser le cou pour l’empêcher de saigner.
«Vous voyez, mesdames, dit l’opérateur, que le pizoun, il ne saigne pas, per que vous l’avez ordonné.»
«Avec du sang?» demande un autre spectateur. Et Bosco de lâcher l’artère et de faire couler le sang sur une assiette qu’il fait examiner de près, pour qu’on constate bien que c’est du sang véritable.
La tête une fois coupée, est placée debout sur un des billots. Alors, Bosco, profitant d’un mouvement convulsif, reste d’existence qui fait ouvrir le bec du supplicié, lui adresse cette barbare plaisanterie: «Voyons, mossiou, faites le zentil, salouez l’aimable compagnie, encore oune fois. Bien! bien! vous êtes zentil.»
Le public écoute mais ne rit pas.
La même opération s’exécute sur un pigeon blanc sans la moindre variante. Après quoi, Bosco place le corps de ses deux victimes, chacun dans une large boîte à tiroir, en ayant soin de mettre la tête noire avec le pigeon blanc, et la tête blanche avec le pigeon noir. Il recommence au-dessus des boîtes la conjuration de spiriti miei infernali, obedite, et lorsqu’il les ouvre, on voit apparaître d’un côté un pigeon noir portant une tête blanche, de l’autre un pigeon blanc possesseur d’une tête noire. Chacun des suppliciés, au dire de Bosco, est ressuscité, et a repris la tête de son camarade.
—Eh bien! comment trouvez-vous cela, dit à Antonio son voisin, qui pendant toute l’opération n’avait cessé de battre des mains.
—Ma foi, répondit mon ami, puisque vous me demandez mon avis, je vous dirai que le tour n’est pas fort. Et tout au plus trouverais-je la plaisanterie passable, si la manière dont elle est exécutée n’était aussi cruelle.
—Monsieur a les nerfs bien délicats, dit le voisin. Est-ce que par hasard vous éprouvez de semblables émotions, lorsque vous voyez tuer un poulet et qu’on le met à la broche?
—Mais, Monsieur, avant de vous répondre, répliqua vivement mon ami, permettez-moi de vous demander si je suis ici pour voir un spectacle de cuisinier?
La discussion s’échauffa, et elle prenait une fâcheuse tournure, lorsqu’un plaisant du voisinage termina le différend par cette burlesque plaisanterie:
—Pardieu, Monsieur, dit-il à Antonio, si vous n’aimez pas les cruautés, au moins n’en dégoûtez pas les autres.
Chacun se prit à rire, et nos deux champions désarmés se contentèrent de se jeter réciproquement un regard de dédain.
Bosco venait de faire un petit intermède pour les préparatifs du tour final; il revint en scène avec un canari, dont il tenait les pattes entre ses doigts.
—«Messiou, dit-il, voilà Piarot qui est très pouli et qui va vous salouer; Voyons, Piarot, faites votre devoir.» Et il pinçait avec tant de force les pattes de l’oiseau, que le malheureux chercha à se dégager de cette cruelle étreinte. Vaincu par la douleur, il s’affaissa sur la main de l’escamoteur, en jetant des cris de détresse.
—Bien, bien, zé souis countant dé vous. Vous voyez, mesdames, non-soulement il saloue, ma il dit bonsoir. Continouez, Piarot, vous serez récoumpensé.
La même torture fit encore saluer deux fois le malheureux canari, et, pour le récoumpenser, son maître alla le remettre entre les mains d’une dame en la priant de le garder. Mais pendant le trajet l’oiseau avait vu la fin de ses peines, et la dame ne reçut qu’un oiseau mort. Bosco l’avait étouffé.
«Ah! mon Diou, madame, s’écria l’escamoteur ze crois que vous m’avez toué mon Piarot, vous l’avez trou pressé. Piarot! Piarot! ajouta-t-il en le faisant sauter en l’air; Piarot, réponds-moi. Ah! madame, il est décidément mouru. Qu’est-ce que ma fâme elle va dire, quand elle va voir arriver Bosco sans son Piarot; bien sour qué zé sérai battou par madame Bosco.» (J’ai besoin de faire observer ici que tout ce que je rapporte de la séance est textuel).
L’oiseau fut enterré dans une grande boîte, d’où, après de nouvelles conjurations, sortit un oiseau vivant. Cette nouvelle victime eut moins longtemps à souffrir. Elle fut mise vivante dans le canon d’un gros pistolet et bourrée comme une balle, puis, Bosco, tenant une épée à la main, pria un spectateur de tirer en visant sur la pointe de l’arme qu’il lui présentait. Le coup part et l’on voit aussitôt un canari, troisième victime, accroché et se débattant au bout de l’épée.
Antonio se leva:
—Sauvons-nous, me dit-il, car j’en suis malade.
—Malade de quoi? dit son antagoniste qui voulait avoir le dernier mot avec lui.
—Eh parbleu, Monsieur! malade d’une admiration rentrée, répliqua mon ami d’un air narquois.
—Vous êtes bien difficile, Monsieur, se contenta de dire l’admirateur systématique.
J’ai revu bien des fois Bosco depuis cette époque, et chaque fois je l’ai scrupuleusement étudié, tant pour m’expliquer la cause de la grande vogue dont il a joui, que pour être en mesure de comparer les différents jugements portés sur cet homme célèbre. Voici quelques déductions tirées de mes observations:
Les séances de Bosco plaisent généralement au plus grand nombre, parce que le public suppose que par une adresse inexplicable, les exécutions capitales et autres sont simplement simulées, et que, tranquille sur ce point, il se livre à tout le plaisir que lui causent le talent du prestidigitateur et l’originalité de son accent.
Bosco porte un nom sonore, bizarre, et propre à devenir facilement populaire. Personne mieux que lui ne possède l’art de le faire valoir. Ne négligeant aucune occasion de se mettre en scène, il donne des séances à chaque instant du jour, quels que soient la nature et le nombre des spectateurs. En voiture, à table d’hôte, dans les cafés, dans les boutiques, il ne manque jamais de donner un spécimen de ses expériences, en escamotant soit une pièce de monnaie, soit une bague, une muscade, etc.
Les témoins de ces petites séances improvisées se croient obligés de répondre à la politesse de M. Bosco, en assistant à son spectacle. On a fait connaissance avec le célèbre escamoteur, et l’on tient à soutenir la réputation de son nouvel ami. On le prône donc, on sollicite pour lui des spectateurs, on les entraîne même au besoin, et la salle se trouve généralement pleine.
De nombreux compères, il faut le dire aussi, aident également à la popularité de Bosco. Chacun d’eux, on le sait, est chargé de remettre au physicien, un mouchoir, un foulard, un châle, une montre, etc. Le physicien possède ces objets en double. Cela lui permet de les faire passer avec une apparence de magie ou tout au moins d’adresse, dans un chou, un pain, une boîte ou tout autre objet. Ces compères, en s’associant aux expériences de l’escamoteur, ont tout intérêt à les faire réussir et à les vanter: leur amour-propre trouve sa part dans la réussite de la mystification. D’ailleurs, ils ne sont pas fâchés intérieurement de s’attribuer une partie des applaudissements, car, enfin, ils ont su jouer leur rôle en simulant une grande surprise lors de l’apparente transposition de l’objet. Il en résulte donc pour le magicien autant d’admirateurs que de compères, et l’on conçoit l’influence que peuvent exercer dans une salle une douzaine de prôneurs intelligents.
Telles ont été les influences qui, jointes au talent de Bosco, lui ont valu pendant de longues années, un aussi grand renom.
CHAPITRE XI.
Le pot au feu de l’artiste.—Invention d’un automate écrivain dessinateur.—Séquestration volontaire.—Une modeste villa.—Les inconvénients d’une spécialité.—DEUX Augustes visiteurs.—L’emblême de la fidélité.—Naïvetés d’un maçon érudit.—Le gosier d’un rossignol mécanique.—Les Tiou ET LES rrrrrrrrouit.—Sept mille francs en faisant de la limaille.
Cependant je travaillais toujours avec ardeur à mes automates, espérant, cette tâche une fois terminée, prendre enfin une détermination pour mon établissement. Mais quelqu’activité que je déployasse, j’avançais bien peu vers la réalisation de mes longues espérances.
Il n’y a qu’un inventeur qui puisse savoir ce que vaut une journée de travail dans la route obscure des créations. Les tâtonnements, les essais sans nombre, les déceptions de toute nature, viennent à chaque instant déjouer les plans les mieux conçus, et semblent réaliser cette plaisante impossibilité d’un voyage, dans lequel on prétend arriver au but en faisant deux pas en avant et trois en arrière.
J’exécutai cette marche bizarre pendant six mois, au bout desquels, bien que j’eusse quelques pièces fort avancées, il m’était impossible encore de fixer le terme où elles seraient complètement terminées. Pour ne pas retarder plus longtemps mes représentations, je me décidai à les commencer avec des tours de prestidigitation et ceux de mes automates qui étaient prêts. Je m’entendis avec un architecte, qui dut m’aider à chercher un emplacement convenable à la construction d’un théâtre. Hélas! J’avais à peine commencé les premières démarches, qu’une catastrophe imprévue vint fondre sur mon beau-père et sur moi, et nous enleva la presque totalité de ce que nous possédions.
Ce revers de fortune me jeta dans un découragement indicible. J’y voyais avec terreur un retard indéfini à l’accomplissement de mes projets. Il ne s’agissait plus maintenant d’inventer des machines, il fallait travailler au jour le jour pour soutenir ma nombreuse famille. J’avais quatre enfants en bas âge, et c’était une lourde charge pour un homme qui jamais encore n’avait songé à ses propres intérêts.
On a répété souvent cette vérité vulgaire qui n’en est pas moins vraie: le temps dissipe les plus grandes douleurs; c’est ce qui arriva pour moi. Je fus d’abord désespéré autant qu’un homme peut l’être; puis mon désespoir s’affaiblit peu à peu et fit place à la tristesse et à la résignation. Enfin, comme il n’est pas dans ma nature de garder longtemps un caractère mélancolique, je finis par raisonner avec ma situation. Alors l’avenir, qui me semblait si sombre, m’apparut sous une tout autre face, et j’en vins, de raisonnements en raisonnements, à faire des réflexions dont la consolante philosophie releva mon courage.
Pourquoi me désespérer, me disais-je? A mon âge le temps seul est une richesse, et de ce côté j’ai un fond de réserve considérable. D’ailleurs, qui sait si, en m’envoyant cette épreuve, la Providence n’a pas voulu retarder une entreprise qui n’offrait pas encore toutes les chances de succès désirables?
En effet, que pouvais-je présenter au public pour vaincre l’indifférence que lui inspire toujours un nouveau venu? Des tours d’escamotage perfectionnés? Cela, certes, ne m’eût pas empêché d’échouer, car j’ignorais à cette époque que, pour plaire au public, une idée doit être, sinon nouvelle, au moins complètement transformée, de manière à devenir méconnaissable. A cette condition seulement l’artiste échappera à cette apostrophe toujours si terrible pour lui: j’ai déjà vu cela. Mes automates, mes curiosités mécaniques n’eussent pas trahi, il est vrai, les espérances que je fondais sur eux, mais j’en avais un trop petit nombre, et les pièces commencées exigeaient encore des années d’études et de travail.
Ces sages réflexions me rendirent le courage, et résigné à ma nouvelle situation, je résolus d’opérer une réforme complète dans mon budget. Je n’avais plus rien à recevoir que ce que je pourrais gagner par mon industrie.
En conséquence, je louai un modeste logement de trois cents francs par an, dans une maison de la rue du Temple, portant le numéro 63.
Cet appartement se composait d’une chambre, d’un cabinet et d’un fourneau enchâssé dans un placard vitré, auquel mon propriétaire donnait le nom de cuisine.
De la plus grande pièce, je fis la chambre à coucher commune; je pris le cabinet pour mon atelier, et le fourneau-cuisine servit à la préparation de mes modestes repas.
Ma femme, bien que d’une santé faible et délicate, se chargea des soins de notre ménage. Par bonheur, cette occupation devait être peu fatigante, car d’un côté, le menu de nos repas était de la plus grande simplicité, et de l’autre, notre appartement étant aussi restreint que possible, il n’y avait pas à se déranger beaucoup pour aller d’une pièce à l’autre.
Cette proximité de nos deux laboratoires avait encore ce double avantage que, lorsque ma ménagère s’absentait, je pouvais, sans trop de dérangement quitter un levier, une roue, un engrenage pour veiller au pot au feu ou soigner le ragoût.
Ces vulgaires occupations chez un artiste feront sourire de pitié bien des gens, mais quand on n’a pas d’autre domestique que soi-même et que la qualité du repas, composé d’un seul plat, tient à ces petits soins, on fait bon marché d’une vaniteuse dignité et l’on soigne sa cuisine, sinon avec plaisir, au moins sans fausse honte. Du reste, il paraît que je m’acquittais à merveille de cette mission de confiance, car mon intelligente exactitude m’a souvent valu des éloges. Pourtant, je dois avouer que j’avais peu de dispositions pour l’art culinaire, et que cette exactitude si vantée tenait surtout à la crainte d’encourir les reproches de ma cuisinière en chef.
Cette humble existence, cette vie parcimonieuse me furent moins pénibles que je ne l’avais pensé: j’ai toujours été sobre, et la privation de mets succulents me touchait fort peu. Ma femme, entourée de ses enfants, auxquels elle prodiguait ses soins, semblait également heureuse, tout en espérant un meilleur avenir.
J’avais repris ma première profession, je m’étais remis à la réparation des montres et des pendules. Toutefois ce travail n’était pour moi qu’une occupation provisoire: tout en faisant des rhabillages, j’étais parvenu à imaginer une pièce d’horlogerie dont le succès apporta un peu d’aisance dans notre ménage. C’était un réveil-matin, dont voici les curieuses fonctions.
Le soir, on le mettait près de soi, et à l’heure désirée, un carillon réveillait le dormeur, en même temps qu’une bougie sortait tout allumée d’une petite boîte où elle se trouvait enfermée. Je fus d’autant plus fier de cette invention et de son succès, que ce fut la première de mes idées qui me rapporta un bénéfice.
Ce réveil-briquet, ainsi que je l’appelais, eut une telle vogue que, pour satisfaire les nombreuses demandes qui m’étaient faites, je me trouvai dans la nécessité de joindre un atelier à mon appartement. Je pris des ouvriers, et je devins ainsi un fabricant d’horlogerie.
Encouragé par un aussi beau résultat, je tournai de nouveau mes idées vers les inventions, et je donnais un libre essor à mon imagination.
Je parvins encore à faire plusieurs mécaniques nouvelles, parmi lesquelles était une pièce que quelques-uns de mes lecteurs se rappelleront peut-être avoir vue dans les principaux magasins d’horlogerie de Paris.
C’était un cadran de cristal, monté sur une colonne de même matière. Cette pendule mystérieuse (tel était son nom) bien qu’entièrement transparente, donnait l’heure avec la plus grande exactitude, et sonnait sans qu’il y eût apparence de mécanisme pour la faire marcher.
Je construisis aussi plusieurs automates: escamoteur jouant des gobelets, danseur sur la corde roide, oiseaux chantants, etc.
Il devrait sembler au lecteur qu’avec tant de cordes à mon arc et d’aussi séduisantes marchandises, ma situation eût dû s’améliorer considérablement. Il n’en était pas ainsi. Chaque jour au contraire apportait une nouvelle gêne dans mon commerce ainsi que dans mon ménage, et je voyais même avec effroi s’approcher une crise financière qu’il m’était impossible de conjurer.
Quelle pouvait être la cause d’un tel résultat? Je vais le dire. C’est que tout en m’occupant des pièces mécaniques que je viens de citer, je travaillais également à mes automates de théâtre, pour lesquels ma passion, un instant assoupie, s’était réveillée par les travaux analogues de ma fabrication. Semblable au joueur qui jette insensiblement jusqu’à ses dernières ressources sur le tapis, je mettais dans mon organisation théâtrale les produits de mon travail, dans l’espoir de retrouver bientôt à cette source le centuple de ce que j’y sacrifiais.
Mais il était écrit que je ne pourrais voir s’approcher la réalisation de mes espérances, sans qu’aussitôt j’en fusse éloigné par un événement inattendu. J’en étais arrivé à cette triste position d’avoir à payer pour la fin du mois une somme de deux mille francs, et je n’en avais pas, comme on dit communément, le premier sou! Il ne restait plus que trois jours jusqu’à l’échéance du billet que j’avais souscrit.
Que cet embarras arrivait mal à propos! Je venais précisément de concevoir le plan d’un automate sur lequel je fondais le plus grand espoir. Il s’agissait d’un écrivain-dessinateur, répondant par écrit ou par dessins emblématiques aux questions posées par les spectateurs. Je comptais faire de cette pièce un intermède dans le foyer de mon futur théâtre.
Me voilà donc encore une fois forcé d’enrayer l’essor de mon imagination, pour m’absorber dans le vulgaire et difficile problème de payer un billet, quand on n’a pas d’argent.
J’aurais pu, il est vrai, sortir d’embarras en recourant à quelques amis, mais la prudence et la délicatesse me faisaient un devoir de chercher à m’acquitter avec mes propres ressources.
La Providence me sut gré sans doute de cette loyale détermination, car elle m’envoya une idée qui me sauva.
J’avais eu l’occasion de vendre plusieurs pièces mécaniques à un riche marchand de curiosités, M. G..., qui s’était toujours montré envers moi d’une bienveillance extrême. J’allai le trouver et je lui fis une description exacte des fonctions de mon écrivain-dessinateur. Il paraît que la nécessité me rendit éloquent. M. G.... fut si satisfait, que, séance tenante, il m’acheta de confiance l’automate, que je m’engageai à livrer dans l’espace de dix-huit mois. Le prix en fut convenu à cinq mille francs, dont M. G... consentit à me payer moitié par avance, à titres d’arrhes et de prêt, se réservant, dans le cas où je ne réussirais pas, de se rembourser de la somme avancée, par l’achat d’autres pièces mécaniques de ma fabrication.
Que l’on juge de mon bonheur, lorsque je rentrai chez moi, tenant dans mes mains de quoi couvrir le déficit de mes affaires! Mais ce qui peut-être me rendit plus heureux encore, ce fut la perspective de me livrer à l’exécution d’une pièce qui devait pendant quelque temps satisfaire ma passion pour la mécanique.
Cependant la manière princière avec laquelle M. G.... avait conclu ce marché me fit faire de sérieuses réflexions sur l’engagement que j’avais pris vis-à-vis de lui. J’entrevoyais maintenant avec terreur mille circonstances qui pouvaient entraver mon entreprise. Je calculais que, quand bien même je donnerais au travail tout le temps dont je pouvais disposer, j’en perdrais beaucoup encore par suite de mille causes que je ne pouvais ni prévoir ni empêcher. C’étaient d’abord les amis, les acheteurs, les importuns; puis un dîner de famille, une soirée qu’on ne pouvait refuser, une visite qu’il fallait rendre, etc. Ces exigences de politesse et de convenance, que je devais respecter, ne me conduisaient-elles pas tout droit à manquer à ma parole? Je me mettais en vain l’esprit à la torture pour trouver le moyen de m’en affranchir et de gagner du temps ou du moins de n’en pas perdre; je ne parvenais qu’à gagner du dépit et de la mauvaise humeur.
Je pris alors une résolution que mes parents et amis taxèrent de folie, mais dont ils ne purent parvenir à me détourner: ce fut de me séquestrer volontairement jusqu’à l’entière exécution de mon automate.
Paris ne me paraissait pas un endroit sûr contre les importunités de tout genre, je choisis la banlieue pour retraite. Un beau jour, malgré les prières et les supplications de ma famille entière, après avoir confié les soins de ma fabrication à l’un de mes ouvriers, dont j’avais reconnu l’intelligence et la probité, j’allai à Belleville m’installer dans un petit appartement de la rue des Bois, que je louai pour un an. On peut juger par son prix que ce n’était pas une villa, car:
Le portier pour cent francs m’assura des Dieux Lares.
Dans ce simple réduit, composé d’une chambre et d’un cabinet, on ne voyait pour tout ameublement qu’un lit, une commode, une table et quelques chaises, et encore ce mobilier ne brillait-il pas par excès de luxe.
Cet acte de folie, ainsi qu’on l’appelait, cette détermination héroïque selon moi, me sauva d’une ruine imminente et fut le premier échelon de ma vie artistique. A partir de ce moment, se développa chez moi une volonté opiniâtre qui m’a fait aborder de front bien des obstacles et des difficultés.
Me voilà donc désormais enfermé, cloîtré selon mes désirs, avec l’heureuse perspective de me livrer à mon travail, sans crainte d’aucune distraction.
Néanmoins, je dois-le dire, les premiers jours de ma retraite me furent pénibles, et je déplorai amèrement la dure nécessité qui m’isolait ainsi de toutes mes affections. Je m’étais fait un besoin, une consolation de la société de ma femme et de mes enfants; une caresse de ces êtres si chers me retrempait dans mes moments de chagrin et ravivait mon énergie, et j’en étais privé! Il fallait vraiment, que je fusse soutenu par une grande puissance de volonté pour n’avoir pas faibli devant la perspective de ce vide affreux.
Il m’arrivait bien quelquefois d’essuyer furtivement une larme. Mais alors je fermais les yeux, et tout aussitôt mon automate et les nombreuses combinaisons qui devaient l’animer m’apparaissaient comme une vision consolatrice. Je passais en revue tous les rouages que j’avais créés, je leur souriais pour ainsi dire, comme à d’autres enfants, et, quand je sortais de ce rêve réparateur, je me remettais à mon travail, plein d’une courageuse résignation.
Il avait été convenu que ma femme et mes enfants viendraient le jeudi passer la soirée avec moi, et que, de mon côté, j’irais dîner à Paris tous les dimanches. Ces quelques heures consacrées à la famille étaient les seules distractions que je me permisse.
A la demande de ma femme, la portière de la maison s’était chargée de préparer mes repas; cette excellente créature, ancien cordon bleu, avait quitté le service pour épouser un maçon, nommé Monsieur Auguste. Ce Monsieur Auguste me jugeant d’après la modeste existence que je menais dans sa maison, ne voyait en moi qu’un pauvre diable qui avait grand’peine à gagner sa vie. A ce titre, il prenait avec moi des airs de bienveillante protection ou de généreuse pitié. Au fond, c’était un brave homme; je lui pardonnais ses manières et je ne faisais qu’en rire.
Ma nouvelle cuisinière avait reçu des recommandations toutes particulières pour que je fusse parfaitement traité. Ne voulant pas augmenter le budget du ménage par une double dépense, je fis de mon côté des recommandations dont on me garda rigoureusement le secret. Voici comment j’avais organisé mon service de bouche. Les lundi, mardi, mercredi et jeudi, je vivais sur un énorme plat, auquel mon chef donnait l’appellation générique de fricot, mais dont le nom m’importait peu. Les vendredi et samedi, pour cause d’hygiène, je faisais maigre. Des haricots, tantôt rouges, tantôt blancs, défrayaient mes repas; avec cela une soupe variée rappelant souvent les goûts gastronomiques d’un auvergnat, et je dînais aussi bien, peut-être mieux encore, que Brillat-Savarin lui-même.
Cette manière de vivre m’offrait deux avantages: je dépensais peu, et jamais une fausse digestion ne venait troubler la lucidité de mes idées. J’en avais grand besoin, du reste, car il ne faut pas croire que les difficultés mécaniques fussent les seuls obstacles contre lesquels j’eusse à lutter, dans la confection de mon automate. On en jugera par le trait suivant, qui viendra prouver également la vérité de ce dicton: «vouloir c’est pouvoir.»
Dès le commencement de mon travail, j’avais dû songer à commander à un sculpteur sur bois le corps, la tête, les jambes et les bras de mon écrivain. Je m’étais adressé à un artiste qu’on m’avait particulièrement recommandé comme devant apporter une grande perfection à cet ouvrage, et j’avais tâché de lui faire bien comprendre toute l’importance que j’attachais à ce que mon automate eût une figure aussi intelligente que possible. Mon Phidias m’avait répondu que je pouvais m’en rapporter à lui.
Un mois après, le sculpteur se présente; il ôte avec soin l’enveloppe qui protège son œuvre, me montre, avec une certaine satisfaction de lui-même, des bras et des jambes parfaitement exécutés, et enfin il me remet la tête d’un air qui semble signifier: Que dites-vous de cela?
D’après ce que je venais de voir, je m’étais préparé à l’admiration pour ce morceau capital. Que l’on juge de ma stupéfaction! Cette tête, à cela près de la couronne d’épines, offrait le type exact et parfait d’un Christ mourant.
Tout interdit à cette vue, je regarde mon homme pour lui demander une explication. Il semble ne pas me comprendre et continue à me faire valoir toutes les beautés de son œuvre. Je n’avais aucune bonne raison à faire valoir pour refuser cet ouvrage qui, dans son genre, était une très belle tête. Je l’acceptai donc, quoiqu’elle ne pût me servir. Je voulus du moins savoir le motif qui avait pu engager mon sculpteur à choisir un tel type. A force de le questionner, je finis par apprendre qu’il avait pour spécialité de sculpter des Christs pour les crucifix, et toujours le même genre de tête. Cette fois encore, il s’était laissé aller à la routine.
Après cet échec, j’eus recours à un autre artiste, en ayant soin cette fois de m’informer préalablement s’il ne sculptait pas des Christs pour les crucifix. J’eus beau faire. Malgré mes précautions, je n’obtins de ce dernier sculpteur qu’une tête sans expression, ayant un air de famille avec celle des mannequins en bois qu’on fabrique à Nuremberg, et qui sont destinés à servir de modèles pour des poses dans les ateliers de peinture.
Je ne me sentis pas le courage de tenter une troisième épreuve.
Cependant il fallait une tête à mon écrivain, et je considérais l’un après l’autre mes deux chefs-d’œuvre. Ni l’un ni l’autre ne pouvaient me convenir. Une tête entièrement dépourvue d’expression gâtait mon automate, et une tête de Christ sur le corps d’un écrivain en costume Louis XV (car tel était le costume dont je voulais vêtir mon personnage), formait un anachronisme par trop choquant.
«J’ai pourtant gravée là, me disais-je en me frappant le front, l’image qu’il me faudrait. Quel malheur que je ne puisse l’exécuter!... Si j’essayais!»
Il a été de tout temps dans mon caractère de me mettre immédiatement à l’exécution d’un projet dès qu’il est conçu, et quelles qu’en doivent être les difficultés.
Je pris aussitôt un morceau de cire à modeler, j’en fis une boule dans laquelle je pratiquai trois ouvertures pour imiter la bouche et les yeux, puis plaçant au centre une petite boule en forme de nez, je m’arrêtai pour regarder complaisamment mon œuvre.
Avez-vous quelquefois remarqué les têtes de joujoux du premier âge, qui représentent deux forgerons frappant sur une enclume à l’aide de deux règles parallèles, que l’on pousse et que l’on tire alternativement? Eh bien! ces sculptures primitives que l’on vend, je crois, deux sous, y compris les combinaisons mécaniques qui les font mouvoir, ces sculptures, dis-je, eussent été des chefs-d’œuvre auprès de mon premier ouvrage dans l’art de la statuaire.
Mécontent, dégoûté et presque colère, je jetai de côté cet essai informe et je cherchai un autre moyen de sortir d’embarras.
Mais, ainsi que je l’ai dit, je suis tenace et persévérant dans mes entreprises, et plus les difficultés me semblent grandes, plus je tiens à honneur de les surmonter. La nuit passa sur mon découragement, et le lendemain je me sentis de nouveau dans la tête et presque au bout des doigts des formes que je ne pouvais manquer de reproduire. En effet, à force de promener l’ébauchoir sur ma boulette, à force d’ôter d’un côté pour remettre sur l’autre, je parvins à faire des yeux, une bouche, un nez, sinon réguliers, au moins ayant apparence de forme humaine.
Les jours suivants, nouvelles études, nouveaux perfectionnements, et chaque fois je pouvais compter quelques progrès dans mon travail. Pourtant il vint un moment où je me trouvai très embarrassé. La figure était assez régulière, mais cela ne suffisait pas: il fallait lui donner encore le caractère du sujet que je voulais représenter. Je n’avais point de modèle à suivre, et la tâche semblait au-dessus de mes forces.
L’idée me vint de me regarder dans une glace et de juger sur moi-même quels pouvaient être les traits qui donnent de l’expression. Me mettant donc en posture d’écrivain, je m’examinai de face et de profil, je me tâtai pour apprécier les formes et je cherchai ensuite à les imiter. Je fus longtemps à cet ouvrage, touchant et retouchant sans cesse, puis enfin, un jour, je trouvai mon œuvre terminée et je m’arrêtai pour la considérer avec plus d’attention. Quel ne fut pas mon étonnement, lorsque je m’aperçus que, sans m’en douter, j’avais fait mon exacte ressemblance.
Loin d’être contrarié de ce résultat inattendu, je m’en félicitai, car il me semblait bien naturel que cet enfant de mon imagination portât mes traits. Je n’étais pas fâché d’apposer ce cachet de famille à une œuvre à laquelle j’attachais une grande importance.
Il y avait déjà plus d’un an que je m’étais retiré à Belleville et je voyais avec bonheur s’approcher sensiblement le terme de mes travaux et de ma séquestration. Après bien des doutes sur la réussite de mon entreprise, j’étais enfin arrivé au moment solennel du premier essai de mon écrivain.
J’avais passé toute la journée à donner les derniers soins à la machine. Mon automate, assis devant moi, semblait attendre mes ordres et se disposer à répondre aux questions que j’allais lui faire. Je n’avais plus qu’à presser la détente pour jouir du résultat si longtemps attendu. Le cœur me battait avec force, et bien que je fusse seul, je tremblais d’émotion à la seule pensée de cet imposant début.
Je venais de mettre pour la première fois devant mon écrivain une feuille de papier, en lui posant cette question:
Quel est l’artiste qui t’a donné l’être?
Je poussai le bouton de la détente, le rouage partit.
Je respirais à peine, tant j’avais peur de troubler le spectacle auquel j’assistais.
L’automate me fit un salut; je ne pus m’empêcher de lui sourire comme je l’eusse fait à mon fils. Mais lorsque je vis cette figure diriger sur son ouvrage un regard attentif; ce bras, quelques instants avant inerte et sans vie, s’animer maintenant et tracer d’une main sûre ma propre signature et mon paraphe, oh! alors, les larmes me vinrent aux yeux, et dans un élan de reconnaissance, j’adressai avec ferveur un remerciement à l’Être suprême. C’est qu’aussi en dehors de la satisfaction que j’éprouvais comme auteur, cette pièce mécanique, la plus importante que j’eusse encore exécutée, était une branche de salut qui devait ramener le bien-être dans mon ménage, du moins un bien-être relatif.
Après avoir mille fois fait recommencer à mon fidèle Sosie des fac-simile de ma signature, je lui fis cette autre question:
Quelle heure est-il?
L’automate, suivant certaines combinaisons en rapport avec une pendule, écrivit:
Il est deux heures du matin.
C’était un avertissement plein d’à-propos; j’en profitai et me couchai aussitôt. Contre mon attente, je dormis d’un sommeil que je ne connaissais plus depuis longtemps.
Il est probable que parmi les personnes qui liront cet ouvrage, il s’en trouvera qui auront, ainsi que moi, fait sortir quelque œuvre de leur cerveau. Elles devront savoir alors qu’après le bonheur de jouir soi-même de sa production, rien ne flatte autant que de la soumettre à l’appréciation d’un tiers. Molière et J.-J. Rousseau consultaient leurs servantes; je puis donc avouer que je me fis un grand plaisir, dès le lendemain matin, de prier ma portière et son mari d’assister aux premiers essais des travaux de mon écrivain dessinateur.
C’était un dimanche. M. Auguste ne travaillait pas ce jour-là. Je le trouvai en train de déjeûner; il tenait une modeste sardine fixée avec son pouce sur un morceau de pain qui eût pu aisément passer pour un fort moellon; dans l’autre main, il avait un couteau dont le manche était fixé à sa ceinture par une lanière en cuir.
Mon invitation fut aussi bien accueillie du portier que de la portière, et tous les deux vinrent chez moi, jouir du double plaisir de manger une sardine et d’assister à la représentation tout aristocratique d’un seigneur du siècle de Louis XV.
La femme du maçon choisit cette question:
Quel est l’emblème de la fidélité?
L’automate répondit en dessinant une charmante levrette étendue sur un coussin.
Mme Auguste, enchantée, me pria de lui faire cadeau de ce dessin.
M. Auguste, lui, semblait absorbé dans une profonde méditation.
Plus étonné que piqué de son silence:—Eh bien, quoi, lui dis-je, mon automate ne vous convient donc pas?
—Je ne dis pas cela, fit le maçon en coupant un énorme morceau de pain, qu’il mit incontinent dans sa bouche, je ne dis pas cela.
—Mais alors que pensez-vous donc, si vous ne dites pas cela?
Le maçon garda un instant le silence, achevant de broyer sa bouchée de pain; puis, s’essuyant la bouche du revers de sa main:
—Voulez-vous que je vous donne ma façon de penser, dit-il en hochant la tête d’un air d’importance?
—Certainement, monsieur Auguste, je le veux bien, je fais plus, je vous en prie.
—Pour lors, voilà: c’est dommage que vous ne m’ayez pas consulté lorsque vous avez fait votre bonhomme.
—Pourquoi cela?
—Parce que je vous aurais conseillé de faire dessiner comme qui dirait un caniche à la place de cette levrette. Le caniche, voyez-vous, il n’y a rien de pareil pour la fidélité; c’est connu....
Une envie de rire me prit; je me contins.
—Savez-vous, Monsieur Auguste, répondis-je avec une apparente condescendance, que cette observation est très profonde, et que je partage entièrement votre avis? Bien mieux, vous venez de m’inspirer une idée: si l’on mettait dans la gueule du caniche une sébile de bois, comme en ont les chiens d’aveugles, hein! qu’en dites-vous?
—Je dis que l’idée est fameuse... Eh! mais, ajouta le maçon, qui tenait à être mon collaborateur, après c’temps-là, si nous faisions aussi l’aveugle et son écriteau pour bien faire comprendre que c’est un chien d’aveugle? Ça rappellerait aussi la chanson, vous savez: «Plus je suis pauvre et plus il m’est fidèle,» et puis l’on pourrait faire encore....
—Des passants, peut-être?
—Précisément; il y aurait, voyez-vous, un petit garçon.
—Mais, Monsieur Auguste, vous ne vous apercevez pas qu’il y aurait aussi une difficulté.
—Laquelle?
—C’est qu’en voyant le chien, l’aveugle et le petit garçon, il ne serait plus possible de savoir lequel des trois est l’emblème de la fidélité?
—Vous croyez?
—Certainement.
—Eh bien, moi, je me chargerais bien de le faire distinguer.
—Il n’y a rien de plus simple; je mettrais sur l’écriteau de l’aveugle: ceci est l’emblème de la fidélité.
—Qui cela, l’aveugle?
—Mais non, le chien!
—Ah bien, je comprends.
—Pardienne! c’est si simple! dit le maçon d’un air triomphant.
M. Auguste, enhardi par le succès de sa critique et de ses conseils, demanda à voir l’intérieur de l’automate.
—Je comprends un peu tout ça, me dit-il du ton qu’eût pu prendre un confrère ami; c’est moi, voyez-vous, qui mets toujours de l’huile au cric du chantier, je l’ai même démonté deux fois. Ah! mais, c’est que, voyez-vous, si je m’occupais tant soit peu de mécanique, je suis sûr que je deviendrais très fort.
Voulant jusqu’à la fin faire les honneurs de cette séance à mes Augustes visiteurs, je mis l’intérieur de mon automate à découvert.
Mon collaborateur avait terminé son déjeûner; il s’approcha, prit son menton dans l’une de ses mains, tandis que de l’autre il se grattait la tête. Quoique ne comprenant rien naturellement à ce qu’il voyait, le maçon sembla suivre longtemps les nombreuses combinaisons de la machine, puis enfin, comme se laissant aller à l’impulsion de sa franchise:
—Si je ne craignais pas de vous contrarier, me dit-il d’un ton protecteur, je vous ferais bien encore une observation.
—Faites-la toujours, Monsieur Auguste, et soyez sûr que je l’apprécierai comme elle le mérite.
—Hé bien! moi, à votre place, j’aurais fait cette mécanique beaucoup plus simple; ça fait, voyez-vous, que ceux qui ne s’y connaissent pas pourraient la comprendre plus facilement.
Si j’eusse eu près de moi un ami, il est certain que j’aurais éclaté de rire; j’eus la force de tenir mon sérieux jusqu’au bout.
—C’est pourtant très vrai ce que vous dites-là, répondis-je d’un air de conviction, je n’y avais pas songé; mais, maintenant, soyez persuadé, Monsieur Auguste, que je vais profiter de votre juste observation, et que très prochainement j’ôterai la moitié des pièces de mon automate; il y en aura toujours bien assez.
—Oh! certainement, dit le maçon, croyant à la sincérité de mes paroles, certainement qu’il y en aura bien assez....
A ce moment on venait de sonner à la porte du jardin. M. Auguste, toujours exact dans ses fonctions, courut ouvrir, et sa femme m’ayant également quitté, je pus rire tout à mon aise.
N’est-il pas curieux de voir que cette pièce, qui fut visitée de tout Paris et qui me valut de nombreux éloges; que ce dessinateur, qui intéressa plus tard si vivement le roi Louis-Philippe et toute sa famille, ne reçut, à son début, que la stupide critique d’un portier! Tant il est vrai que l’on n’est pas plus prophète dans sa maison que dans son pays.
On comprend que je m’inquiétai peu et que je me blessai encore moins des observations de cet étrange censeur; ma levrette ne fut pas remplacée par un caniche, et mon mécanisme ne fut point modifié. Je dirai plus, c’est que, dans la suite, si j’avais eu un changement à faire, c’eût été au contraire pour ajouter des apparences de complication; voici pourquoi:
Le public (je ne parle pas du public éclairé), ne comprend généralement rien aux effets mécaniques à l’aide desquels on peut animer un automate; il éprouve du plaisir à les voir, et le plus souvent il n’en apprécie le mérite qu’en raison de la multiplicité des pièces qui le composent.
J’avais donné tous mes soins à rendre le mécanisme de mon écrivain aussi simple que possible; je m’étais surtout attaché, en surmontant des difficultés inouïes, à faire fonctionner cette pièce sans qu’on entendît le moindre bruit dans les rouages. En agissant ainsi, j’avais voulu imiter la nature, dont les instruments si compliqués fonctionnent cependant d’une façon tout à fait imperceptible.
Croira-t-on que cette perfection même, pour laquelle j’avais fait de si grands efforts, fut défavorable à mon automate?
Dans les premiers temps de son exhibition, j’entendis plusieurs fois des personnes qui n’en voyaient que l’extérieur; s’exprimer ainsi:
—Cet écrivain est charmant; mais le mécanisme en est peut-être très simple. Oh, mon Dieu! il faut souvent si peu de chose pour produire de grands effets!
L’idée me vint alors de rendre les rouages un peu moins parfaits et de leur faire produire en diminutif cette harmonie mécanique que font entendre les machines à filer le lin. Alors le bon public apprécia tout autrement mon ouvrage, et son admiration s’accrut en raison directe de l’intensité de ce tohu-bohu. On n’entendait plus que ces exclamations:—Comme c’est ingénieux! Quelle complication! et qu’il faut de talent pour organiser de semblables combinaisons!
Pour obtenir ce résultat, j’avais rendu mon automate moins parfait, et j’avais eu tort. Je faisais en cela comme certains acteurs qui, pour produire un plus grand effet, chargent leurs rôles. Ils font rire, mais ils s’écartent des règles de l’art et sont rarement placés parmi les bons artistes. Plus tard, je revins de ma susceptibilité, et ma machine fut remise dans son premier état.
Mon écrivain une fois terminé, j’aurais pu faire cesser l’emprisonnement volontaire auquel je m’étais condamné, mais il me restait à exécuter une autre pièce pour laquelle le séjour de la campagne m’était nécessaire. Bien que très compliqué lui-même, ce second automate, en raison de la différence de ses combinaisons, me reposait un peu de mon premier travail et m’offrait quelques distractions. C’était un rossignol que m’avait commandé un riche négociant de Saint-Pétersbourg. Je m’étais engagé à produire une imitation parfaite du chant et des allures de ce charmant musicien des bois.
Cette entreprise n’était pas sans offrir des difficultés sérieuses, car, si j’avais déjà exécuté plusieurs oiseaux, leur ramage était tout de fantaisie, et pour le composer je n’avais consulté que mon goût. Une imitation du chant du rossignol était un travail bien autrement délicat: ici il fallait traduire des notes et des sons presque inimitables.
Heureusement nous étions dans la saison où ce chanteur habile fait entendre ses délicieux accents; je pouvais donc le prendre pour modèle.
De temps en temps après ma veillée, je me dirigeais vers le bois de Romainville, dont la lisière touche presque à l’extrémité de la rue que j’habitais. Je m’enfonçais au plus épais du feuillage, et là, couché sur un bon tapis de mousse, je provoquais, en sifflant, les leçons de mon maître (On sait que le rossignol chante la nuit et le jour, et que le moindre son de sifflet, harmonieux ou non, le met immédiatement en verve).
Il s’agissait d’abord de formuler dans mon imagination les phrases musicales avec lesquelles l’oiseau compose ses mélodies.
Voici de quels souvenirs mon oreille se trouva à peu près frappée: Tiou... tiou... tiou... ut, ut, ut, ut, ut, tchitchou, tchitchou, tchit, tchit, rrrrrrrrrrrrouit..., etc. Il me fallait ensuite analyser ces sons étranges, ces gazouillements sans nom, ces rrrrrrrouit impossibles, et les recomposer par des procédés musicaux.
Là était la difficulté; je ne savais de la musique que ce qu’un sentiment naturel m’en avait appris, et mes connaissances en harmonie devaient m’être d’une bien faible ressource. J’ajouterai que pour imiter cette flexibilité de gosier et reproduire ces harmonieuses modulations, je n’avais qu’un instrument presque microscopique. C’était un petit tube en cuivre de la grosseur et de la longueur environ d’un tuyau de plume, dans lequel un piston d’acier, se mouvant avec la plus grande liberté, pouvait donner les divers sons qui m’étaient nécessaires; ce tube était en quelque sorte le gosier du rossignol.
Cet instrument devait fonctionner mécaniquement: un rouage faisait mouvoir un soufflet, ouvrait ou fermait une soupape pour les coups de langue, les notes coulées et les gazouillements, et guidait le piston suivant les différents degrés de vitesse et de profondeur qu’il était nécessaire d’atteindre.
J’avais aussi à donner de l’animation à cet oiseau: je devais lui faire remuer le bec en rapport avec les sons qu’il articulait, battre des ailes, sauter de branche en branche, etc. Mais ce travail m’effrayait beaucoup moins que l’autre, car il rentrait dans le domaine de la mécanique.
Je n’entreprendrai point de détailler au lecteur les tâtonnements et les recherches qu’il me fallut faire dans cette circonstance. Il me suffira de dire qu’après bien des essais, j’arrivai à me créer une méthode moitié musicale, moitié mécanique; je représentai les tons, demi-tons, pauses, modulations et articulations de toute nature, par des chiffres correspondants à des degrés de cercle. Cette méthode répondit à toutes les exigences de l’harmonie et de la mécanique, et me conduisit à un commencement d’imitation que je n’avais plus qu’à perfectionner par de nouvelles études.
Muni de mon instrument, je courus au bois de Romainville.
Je m’installai sous un chêne, dans le voisinage duquel j’avais souvent entendu chanter certain rossignol, qui devait être de première force parmi les virtuoses de son espèce.
Je remontai le rouage de la machine et je la fis jouer au milieu du plus profond silence.
A peine les derniers sons cessèrent-ils de se faire entendre, que des différents points du bois partit à la fois un concert de gazouillements animés, que j’aurais été presque tenté de prendre pour une protestation en masse contre ma grossière imitation.
Cette leçon collective ne remplissait nullement mon but; je voulais comparer, étudier, et je ne distinguais absolument rien. Heureusement pour moi que tout à coup, et comme si tous ces musiciens se fussent donné le mot, ils s’arrêtèrent, et un seul d’entre eux continua; c’était sans doute le premier sujet, le Duprez de la troupe, peut-être le rossignol dont je parlais tout à l’heure. Ce ténor, quel qu’il fût, me donna une suite de sons et d’accents délicieux, que je suivis avec toute l’attention d’un élève studieux.
Je passai ainsi une partie de la nuit; mon professeur se montrait infatigable, et de mon côté je ne me lassais pas de l’entendre; enfin il fallut nous quitter, car, malgré le plaisir que j’éprouvais, le froid commençait à me gagner, et le besoin de repos se faisait sentir. Néanmoins, je sortis de là si bien pénétré de ce que j’avais à faire, que dès le lendemain j’apportai d’importantes corrections à ma machine. Au bout de cinq ou six autres visites au bois de Romainville, je finis par obtenir le résultat que j’avais poursuivi: j’avais imité le chant du rossignol.
Après dix-huit mois de séjour à Belleville, je rentrai enfin dans Paris, chez moi, près de ma femme, près de mes enfants; je me retrouvai au milieu de mes ouvriers, auxquels je n’eus que des félicitations à adresser.
En mon absence, mes affaires avaient prospéré, et de mon côté j’avais gagné, par l’exécution de mes deux automates, la somme énorme de sept mille francs.
Sept mille francs en faisant de la limaille, comme disait autrefois mon père! Hélas! cet excellent homme ne put jouir de ce commencement de mes succès; j’avais eu la douleur de le perdre quelque temps avant mes revers de fortune. Combien il se fût félicité de m’avoir laissé prendre un état selon ma vocation, et qu’il eût été fier du résultat que je venais d’obtenir, lui qui se plaisait tant aux inventions mécaniques!
CHAPITRE XII.
La fortune pour lui n’a jamais de caprices
Un Grec habile.—Ses confidences.—Le Pigeon cousu d’or.—Tricheries dévoilées.—Un magnifique truc!—Le génie inventif d’un confiseur.—Le prestidigitateur Philippe.—Ses debuts comiques.—Description de sa séance.—Exposition de 1844.—Le Roi et sa Famille visitent mes automates.
Revenu à une certaine aisance, je pus alors me donner quelques distractions, revoir quelques amis délaissés, et entre autres Antonio, qui n’eut pas le courage de me garder rancune pour l’avoir abandonné aussi longtemps. Dans nos longues conversations, mon ami ne cessait de m’encourager à la réalisation des projets que lui-même avait fait naître: je veux parler de mes projets de théâtre, dont il certifiait d’avance tout le succès.
Sans négliger mes travaux, j’avais repris mes exercices d’escamotage, et je m’étais remis à la recherche d’escamoteurs. Je voulus voir aussi ces gens adroits qui, faute de pouvoir exercer leurs talents sur un plus grand théâtre, vont dans les cafés exécuter leurs tours. Il y a là en effet des études curieuses à faire: ces hommes ont besoin de recourir à des artifices d’autant plus fins, qu’ils ont affaire à des gens qui ne se font pas faute de chercher à les déjouer. Je rencontrai quelques types intéressants, dans lesquels je trouvai des sujets d’utiles observations. Pourtant, une petite aventure ne tarda pas à me faire comprendre que je devais me tenir sur mes gardes, dans le choix des gens adroits que je recherchais.
Un escamoteur que j’avais jadis rencontré chez le père Roujol, et auquel j’avais rendu un service, me présenta un jour un nommé D...... C’était un jeune homme de figure agréable et distinguée; sa mise avait une certaine recherche, et il se présentait avec les manières d’un homme du monde.
—Monsieur, me dit-il en m’abordant, mon ami m’a dit que vous recherchiez toute personne possédant une certaine adresse. Bien que je ne veuille pas débuter près de vous en m’adressant un compliment, je vous dirai que, faisant ma profession d’enseigner des tours d’escamotage aux gens du monde, j’ai pensé pouvoir vous montrer des choses qui vous sont inconnues.
—J’accepte avec empressement votre proposition, répondis-je, mais je vous avertis que je ne suis point un commençant.
Cette présentation se faisait dans mon cabinet; nous nous assîmes près d’une table sur laquelle je fis servir quelques rafraîchissements. C’était là, du reste, un piége que je tendais à mon visiteur pour le rendre plus communicatif.
Je pris un jeu de cartes, et autant pour donner l’exemple à M. le Professeur, que pour lui indiquer le point de départ de ses leçons, je lui fis voir ma dextérité à faire sauter la coupe, et j’exécutai différents tours.
J’observais D....., pour juger de l’impression que je faisais sur lui. Après être resté sérieux pendant quelques instants, il regarda son compagnon en faisant un léger clignement d’œil dont je ne compris pas la signification. Je m’arrêtai un moment, et sans vouloir provoquer une explication directe, je débouchai une bouteille de vin de Bordeaux et lui en versai quelques rasades. J’eus un plein succès: le vin lui délia la langue, et au milieu d’une conversation qui commençait à tourner à l’épanchement:
—Il faut, Monsieur Robert-Houdin, me dit-il en mettant son verre à sec et en le présentant sans façon pour le faire remplir, il faut que je vous fasse un aveu. Sachez donc que j’étais venu ici avec la conviction que je devais avoir affaire à ce que nous appelons un pigeon. Je m’aperçois qu’il en est tout autrement, et comme je ne veux pas compromettre mes trucs, qui sont mon gagne-pain, je me contenterai du plaisir d’avoir fait votre connaissance.
Ces mots, étrangement techniques, me semblèrent un contraste choquant avec les manières élégantes de mon visiteur. Toutefois, je ne pus me décider à abandonner la partie sans connaître au moins quelques secrets de ce singulier personnage.
—Monsieur, répondis-je un peu désappointé, j’espère que vous reviendrez sur cette décision, et que vous ne sortirez pas d’ici sans me montrer à votre tour comment vous maniez les cartes? Vous me devez bien cela.
A ma grande satisfaction, D.... se ravisa.
—Soit, dit-il en prenant un jeu, mais vous allez voir que nous n’avons pas du tout la même manière de travailler.
Il me serait difficile en effet de donner un nom à ce qu’il exécuta devant moi. Ce n’était pas à proprement parler de la prestidigitation; c’étaient des ruses et des finesses d’esprit appliquées aux cartes, et ces ruses étaient tellement inattendues, qu’il était impossible de n’en être pas dupe. Ce travail, du reste, n’était que l’exposition de quelques principes dont je connus plus tard l’application.
Tel que ces chanteurs qui commencent par se faire prier, et qui, une fois partis, ne peuvent plus s’arrêter, D....., entraîné sans doute, et par la sincérité des éloges que je lui prodiguais, et par le grand nombre de verres de Bordeaux qu’il avait absorbés, me dit avec cet épanchement familier si commun aux buveurs:
—Voyons, mon cher Monsieur, je veux maintenant vous faire encore une confidence. Je ne suis point prestidigitateur, j’ai seulement quelques tours que je montre aux amateurs. Ces leçons, vous devez le comprendre, ne suffiraient pas pour me faire vivre. Je vous dirai donc, ajouta-t-il en vidant encore une fois son verre et en le tendant de nouveau, comme s’il eût voulu me faire payer sa confidence, je vous dirai que le soir je vais dans les cercles où j’ai l’adresse de me faire introduire, et que là, je mets à profit quelques-uns des principes que je vous ai fait connaître tout-à-l’heure.
—Alors, vous donnez des séances?
D...... sourit légèrement et répéta ce clignement d’œil qu’il avait fait déjà à son camarade.
—Des séances? répondit-il, non, jamais! Ou plutôt, oui, j’en donne, mais à ma façon; je vous expliquerai cela dans un instant. Je veux d’abord vous amuser, en vous contant comment je parviens à me faire payer assez généreusement les leçons que je donne à mes amateurs; nous reviendrons après cela à mes séances.
Vous saurez que, pour des raisons faciles à deviner, je ne donne jamais de leçons qu’à un élève que je suppose avoir la poche bien garnie. En commençant mes explications, je l’avertis que je le laisse libre de fixer lui-même le prix du tour que je vais lui montrer, et, pendant ma démonstration, je m’arrête un instant pour exécuter un petit intermède qui doit plus tard forcer sa générosité.
Je m’approche de mon pigeon, passez-moi le mot.
—Je vous l’ai déjà passé.
—Ah! bien; permettez, lui dis-je, en tirant un des boutons de son habit, voici un moule qui perce l’étoffe et que vous pourriez perdre.
Je jette en même temps vingt francs sur la table, puis je passe en revue tous ses boutons les uns après les autres, et de chacun d’eux je feins de faire sortir une pièce d’or.
Je n’ai exécuté ce tour que comme une plaisanterie sans importance; aussi je ramasse mes pièces en affectant la plus grande indifférence. Je pousse même cette indifférence jusqu’à en laisser comme par mégarde une ou deux sur la table, mais pour un instant seulement bien entendu.
Je continue ma leçon, et ainsi que je m’y attends, mon élève n’y prête qu’une attention médiocre, tout préoccupé qu’il est des réflexions que je lui ai habilement suggérées.
Ira-t-il offrir cinq francs à un homme qui semble avoir sa poche pleine d’or? Non, c’est impossible; le moins qu’il puisse faire, c’est d’augmenter d’une pièce le nombre de celles que je viens d’étaler sous ses yeux, et cela ne manque jamais d’arriver.
Nouveau Bias, je porte toute ma fortune sur moi. Quelquefois je suis assez riche; alors ma poche est pleine. Assez souvent aussi, j’en suis réduit à une douzaine de ces charmants jaunets, mais ceux-là, je ne m’en dessaisis jamais, car ce sont les instruments avec lesquels je puis m’en procurer d’autres. Je vous dirai qu’il m’est arrivé de dîner plus que modestement, et même de ne pas dîner du tout, ayant sur moi ce petit trésor, parce que je me suis fait une loi de ne jamais l’entamer.
—Les séances que vous donnez dans les cercles, dis-je à mon narrateur pour le ramener sur ce chapitre, doivent être nécessairement plus fructueuses.
—En effet, mais la prudence me défend de les donner aussi souvent que je le voudrais.
—Je ne vous comprends pas.
—Je m’explique. Lorsque je suis dans un cercle, j’y suis en amateur, en fils de famille, et je fais comme bien des jeunes gens avec lesquels je me trouve, je joue. Seulement, j’ai ma manière de jouer, qui n’est pas celle de tout le monde, mais il paraît qu’elle n’est pas mauvaise, puisqu’elle me rend souvent la chance favorable. Vous allez en juger.
Ici mon narrateur s’arrêta pour se rafraîchir, puis, comme s’il se fût agi de la chose du monde la plus innocente et la plus licite, il me montra divers tours, ou plutôt diverses escroqueries fort curieuses, et qu’il exécuta avec tant de grâce, d’adresse et de naturel, qu’il eût été impossible de le prendre en défaut.
Il faut savoir ce que c’est que l’amour d’un art ou d’une science dont on cherche à pénétrer les mystères, pour comprendre l’effet que me produisirent ces coupables confidences.
Loin d’éprouver de la répulsion, du dégoût même pour cet homme, avec lequel la justice pouvait avoir d’un jour à l’autre un compte à régler, je l’admirais, j’étais ébahi. La finesse, la perfection de ses tours m’en faisaient oublier le but blâmable.
Le moment vint enfin où les confidences de mon Grec (car c’en était un) s’épuisèrent; il prit congé de moi.
D.... m’eut à peine quitté, que le souvenir de ses confidences me revenant à l’esprit, me fit monter le rouge au visage. J’eus honte de moi-même comme si je m’étais associé à ses coupables manœuvres; j’en vins même à me reprocher sévèrement l’admiration dont je n’avais pu me défendre et les compliments qu’elle m’avait arrachés.
Pour l’acquit de ma conscience, je consignai pour toujours cet homme à ma porte. Précaution inutile! car jamais depuis je n’entendis parler de lui.
Qui croirait cependant que c’est à la rencontre de D.... et aux communications qu’il m’avait faites, que je dus plus tard la satisfaction de rendre un service à la société, en démasquant à la justice une escroquerie dont les plus habiles experts n’avaient pu trouver le mot?
Dans l’année 1849, M. B...., juge d’instruction au tribunal de la Seine, me pria de m’occuper de l’examen et de la vérification de cent cinquante jeux de cartes, saisis en la possession d’un homme dont les antécédents étaient loin d’être aussi blancs que ses jeux.
Ces cartes étaient en effet toutes blanches, et cette particularité avait dérouté jusqu’alors les plus minutieuses investigations. Il était impossible à l’œil le plus exercé d’y découvrir la moindre altération, la plus petite marque, et elles semblaient toutes posséder les qualités des jeux du meilleur aloi.
J’acceptai cette expertise, dans laquelle j’espérais trouver des subtilités d’autant plus fines qu’elles étaient plus cachées.
Ce n’était qu’après mes séances que je pouvais me livrer à ce travail de recherches. Chaque soir, avant de me coucher, je m’attablais près d’une excellente lampe, et j’y restais jusqu’à ce que le sommeil ou le découragement vînt me gagner.
Je passai ainsi près d’une quinzaine de jours, examinant tant avec mes yeux qu’avec une excellente loupe, la matière, la forme et les imperceptibles nuances de chacune des cartes des cent cinquante jeux. Je ne pouvais parvenir à rien découvrir, et de guerre lasse, je finis par me ranger de l’avis des experts qui m’avaient précédé.
—Décidément il n’y a rien à ces jeux, dis-je avec humeur en les jetant, un soir, loin de moi sur la table.
Tout-à-coup, sur le dos brillant d’une des cartes, et près d’un de ses angles, je crois apercevoir un point mat qui m’avait échappé jusqu’alors. Je m’en approche; le point disparaît. Mais, chose étrange! il reparaît à mes yeux dès que j’en suis éloigné.
Quel magnifique truc! m’écriai-je dans l’enthousiasme d’une idée qui me traversait l’esprit (Le lecteur appréciera, je le pense, le sens de cette exclamation). C’est bien cela! j’y suis! c’est une marque distinctive.
Et suivant certain principe que D.... m’avait indiqué dans ses confidences, je m’assurai que toutes les cartes portaient également un point, qui placé à un endroit déterminé en indiquait la nature et la couleur.
Comprend-on tout l’avantage qu’un Grec pouvait tirer de la possibilité de connaître le jeu de ses adversaires? D.... avait été surpassé dans cette tricherie, car son point de marque, si fin qu’il fût, ne disparaissait pas selon le besoin.
Depuis un quart d’heure, je meurs d’envie de communiquer au lecteur un procédé qui certes ne peut manquer de l’intéresser, mais je suis retenu par l’idée que cette ingénieuse fourberie peut tomber entre des mains criminelles et faciliter de coupables actions.
Pourtant, il est une vérité incontestable: c’est que pour éviter un danger, il faut le connaître. Or, si chaque joueur était initié aux stratagèmes de messieurs les escrocs, ces derniers se trouveraient dans l’impossibilité de s’en servir.
Réflexion faite, je me décide à faire ma communication.
Je viens de dire qu’un seul point placé à certain endroit sur une carte suffisait pour la faire connaître. Je vais employer une figure pour le démontrer.
Il faut supposer par estimation la carte divisée en huit parties dans le sens vertical et en quatre dans le sens horizontal, comme dans la figure 1re. Les unes indiqueront la valeur des cartes, les autres leur couleur. La marque se place au point d’intersection de ces divisions. Voilà tout le procédé; l’exercice fait le reste.
Quant au procédé à employer pour imprimer le point mystérieux dont j’ai parlé plus haut, on me permettra de ne pas l’indiquer, car mon but est de signaler une fourberie et non d’enseigner à la faire. Il suffira de dire que vu de près, ce point se confond avec le blanc de la carte, et qu’à distance, la réflection de la lumière rend la carte brillante, tandis que la marque seule reste mate.
Au premier abord, il semblera peut-être assez difficile de pouvoir se rendre compte de la division à laquelle appartient un point isolé sur le dos d’une carte. Cependant, pour peu qu’on veuille y prêter attention, on pourra juger que celui que j’ai mis pour exemple ne peut appartenir ni à la seconde ni à la quatrième division verticale, et, par un raisonnement analogue, on comprendra que ce même point se trouve en regard de la deuxième division horizontale. Il représentera donc une dame de carreau.
D’après l’explication que je viens de donner, le lecteur, j’en suis sûr, a déjà pris son parti sur les cartes blanches.
—Puisqu’il peut en être ainsi, se dit-il, je ne jouerai plus qu’avec des cartes tarotées, et j’éviterai d’être trompé.
Malheureusement, les cartes tarotées prêtent encore plus à l’escroquerie que les autres, et pour le prouver, je me vois forcé de faire une seconde communication, et peut-être même une troisième. Supposons un tarot formé de points ou de toutes autres figures rangées symétriquement comme le sont d’ordinaire ces genres de dessins.
FIGURE 2.