Considerations politiques sur les coups d'estat
Chapitre IV.
De quelles opinions faut-il estre persuadé
pour entreprendre des
Coups d’Estat.
Ce n’est pas assez d’avoir monstré les occasions que l’on peut avoir d’entreprendre ces stratagemes, si nous ne passons plus outre, & que nous ne declarions aussi de quelles notions & persuasions il faut estre persuadé, pour les executer avec hardiesse, & en venir à bout heureusement. Et bien que ce titre semble plûtost appartenir aux qualitez & conditions du Ministre qui les peut conseiller, je ne lairray toutefois de coucher icy les principales, puis que ce sont des maximes tres-certaines, universelles & infaillibles, que non seulement les conseillers, mais les Princes & toutes personnes de bon sens & de jugement doivent suivre & observer en toutes les affaires qui leur peuvent survenir ; & au defaut desquelles les raisonnemens que l’on fait en matiere d’Estat, sont bien souvent cornus, estropiez, & plus semblables à des contes de vieilles, & de gens grossiers & mechaniques, qu’à des discours de personnes sages & experimentées aux affaires du monde.
Boëce ce grand Conseiller d’Estat du Roy Theodoric, nous fournira la premiere, qu’il exprime en ces termes au livre de la consolation : [179]Constat æterna positumque lege est, in mundo constans genitum esse nihil ; à quoy s’accorde pareillement Saint Hierôme lors qu’il dit en ses epistres, [180]omnia orta occidunt & aucta senescunt : Les Poëtes aussi ont esté de ce même sentiment.
[179] C’est un axiome fondé sur une loy eternelle, qu’il n’y a rien d’engendré au monde qui ne soit sujet à quelque changement.
[180] Il n’y a rien qui prenne naissance qui ne meure & tout ce qui prend accroissement vieillit.
[181] Il n’y a rien d’immortel dans le monde, non pas même les villes, ny les royaumes des humains, ny Rome qui estoit si opulente.
Et tous ceux-là generalement ne s’en éloignent gueres, qui considerent avec attention, comme ce grand cercle de l’univers depuis qu’il a une fois commencé son cours, n’a point cessé d’emporter & faire rouler quant & soy les Monarchies, les Religions, les sectes, les villes, les hommes, les bestes, arbres, pierres, & generalement tout ce qui se trouve compris & enfermé dans cette grande machine ; les cieux même ne sont pas exempts des changemens ny de corruption. Le premier Empire des Assyriens, celuy des Perses, qui le suivit, ont aussi cessé des premiers ; le Grec & le Romain ne l’ont pas fait plus longue. Ces puissantes familles de Ptolomée, d’Attalus, de Seleucides ne servent plus que de fables,
(Rutil. in Itiner.)
[182] Nous nous étonnons de la mort des hommes ; les sepulcres s’ouvrent, car la mort vient attaquer les rochers & les noms.
Cette Isle de Crete où il y avoit cent villes, cette ville de Thebes, où il y avoit cent portes, cette Troye bastie par les mains des Dieux, cette Rome qui triompha de tout le monde, où sont-elles maintenant ? [183]Jam seges est ubi Troia fuit. Il ne faut doncques pas croupir en l’erreur de ces foibles esprits, qui s’imaginent que Rome sera toujours le siege des saints Peres, & Paris celuy des Roys de France. [184]Byzantium illud vides quod sibi placet duplicis imperii sede ? Venetias istas quæ superbiunt mille annorum firmitate ? Veniet illis sua dies, & tu Antvverpia, ocelle urbium, aliquando non eris, disoit judicieusement Lipse. De maniere que cette maxime estant tres-veritable, un bon esprit ne desesperera jamais de pouvoir surmonter toutes les difficultez, qui empescheroient peut-estre quelque autre d’executer ou d’entreprendre ces affaires d’importance. Comme par exemple, s’il est question qu’un Ministre, soit pour le service de Dieu, ou pour celuy de son Maistre, songe aux moyens de ruiner quelque Republique ou Empire, cette maxime generale luy fera croire de premier abord, qu’une telle entreprise n’est pas impossible, puis qu’il n’y en a pas une qui jouïsse du privilege de pouvoir toujours durer & subsister. Et si au contraire, il est question d’en établir quelque autre, il se servira encore du même axiome pour se resoudre à l’entreprendre, & il se persuadera d’en pouvoir venir aussi facilement à bout, comme ont fait les Suisses, les Lucquois, les Hollandois, & ceux de Geneve, non dans les siecles dont nous n’avons plus de memoire, mais dans les deux derniers, & quasi de fraische date. Aussi en est-il de même des Estats, que des hommes, il en meurt & naist bien souvent, les uns sont étouffez en leurs principes, les autres passent un peu plus outre, & prennent force & consistance aux dépens de leurs voisins, beaucoup parviennent même jusques en vieillesse ; mais enfin les forces viennent à leur manquer, ils font place aux autres, & quittent la partie pour ne la pouvoir plus defendre :
[183] Il croist maintenant du bled là où estoit autrefois Troye.
[184] Vois-tu cette Constantinople qui se flate du siege d’un double empire ? & Venise qui se glorifie d’une fermeté de mille ans ? Leur jour viendra ; & toy Anvers, qui es l’œillet de toutes les villes, le temps viendra que tu ne seras plus.
[185] Ainsi voyons nous bouleverser toutes choses ; ces nations s’affoiblir, & d’autres s’acquerir du pouvoir.
Et alors les premieres maladies les émeuvent, les secondes les ébranlent, les troisiémes les emportent ; Gracchus, Sertorius, Spartacus donnerent le premier Coup à la Romaine ; Sylla, Marius, Pompée, Jules Cæsar la porterent sur le panchant, à deux doigts de sa ruine, & Auguste aprés les furies du Triumvirat l’ensevelit, [186]Urgentibus scilicet Imperii Romani fatis : & de la plus celebre Republique du monde il en fit le plus grand Empire, tout ainsi que des plus grands Empires qui sont aujourd’huy, il s’en fera quelque jour des fameuses Republiques. Mais il faut encore observer que ces changemens, ces revolutions des Estats, cette mort des Empires, ne se fait pas sans entraisner avec soy les Loix, la Religion & les Sectes : s’il n’est toutefois plus veritable de dire, que ces trois principes internes des Estats venant à vieillir & se corrompre, la religion par les heresies ou atheismes ; la justice par la venalité des offices, la faveur des grands, l’autorité des Souverains ; & les Sectes par la liberté qu’un chacun prend d’introduire de nouveaux dogmes, ou de rétablir les anciens, ils font aussi tomber & perir tout ce qui estoit basty dessus, & disposent les affaires à quelque revolte ou changement memorable. Certes si l’on considere bien maintenant, quel est l’Estat de l’Europe, il ne sera pas aussi difficile de juger qu’elle doit bien-tost servir de Theatre où se joüeront beaucoup de semblables tragedies, puis que la pluspart des Estats qu’elle contient ne sont pas beaucoup éloignez de l’âge qui a fait perir tous les autres, & que tant de longues & fascheuses guerres ont fait naistre, & ont augmenté les causes mentionnées cy-dessus, qui peuvent ruiner la justice ; comme le trop grand nombre de Colleges, seminaires, étudians, joints à la facilité d’imprimer & transporter les livres, ont déja bien ébranlé les Sectes & la Religion. Et en effet c’est une chose hors de doute, qu’il s’est fait plus de nouveaux systemes dedans l’Astronomie, que plus de nouveautez se sont introduites dans la Philosophie, Medecine & Theologie, que le nombre des Athées s’est plus fait paroistre depuis l’année 1452, qu’aprés la prise de Constantinople tous les Grecs, & les sciences avec eux se refugierent en Europe, & particulierement en France & en Italie, qu’il ne s’en estoit fait pendant les mille années precedentes. Pour moy je défie les mieux versez en nostre Histoire de France, de m’y monstrer que quelqu’un ait esté accusé d’Atheïsme, auparavant le Regne de François I, surnommé le Restaurateur des lettres, & peut-estre encore seroit-on bien empesché de me montrer le même dans l’Histoire d’Italie, auparavant les caresses que Cosme & Laurens de Medicis firent aux hommes lettrez ; ce fut de même sous le siecle d’Auguste que le Poëte Horace (lib. 1. Ode XXXIV.) disoit de soy-même :
[186] Les fatalités de l’Empire Romain estant enfin arrivées.
[187] L’estude que j’ay faite d’une sagesse insensée, m’avoit rendu si peu soigneux d’honorer les Dieux, que je les adorois rarement.
Que Lucrece pensoit bien se concilier la bienveillance de ses lecteurs, en leur disant qu’il les vouloit delivrer des gesnes & des peines que leur donnoit la religion,
[188] Pendant que je continue à rompre les liens dont la religion a embarrassé vos esprits.
Et que S. Paul disoit aux Romains, [189]tunc veni cum Deus non erat in vobis. Ce fut enfin sous les Rois Almansor & Miramolin, plus studieux & lettrez que n’avoient esté tous leurs Predecesseurs, que les Aladinistes ou libertins, eurent grande vogue parmy les Arabes : en suite de quoy nous pouvons bien dire avec Seneque, [190]ut rerum omnium sic literarum intemperantia laboramus.
[189] Je suis venu à vous, en un temps qu’il n’y avoit point de Dieu parmy vous.
[190] Nous sommes aussi-bien travaillez de l’intemperance des lettres que de celle de toutes autres choses.
La seconde opinion de laquelle on doit estre persuadé pour bien reüssir aux Coups d’Estat, est de croire qu’il ne faut pas remüer tout le monde pour occasionner les changemens des plus grands Empires, ils arrivent bien souvent sans qu’on y pense, ou au moins sans que l’on fasse de si grands preparatifs. Et comme Archimede remuoit les plus pesans fardeaux, avec trois ou quatre bastons industrieusement joints ensemble, aussi peut-on quelquefois remüer, voire même ruiner ou faire naistre des grandes affaires, par des moyens qui sont presque de nulle consideration. C’est de quoy Ciceron (Philip. 5.) nous avertit lors qu’il dit, [191]quis nesciat, minimis fieri momentis maximas temporum inclinationes ; le monde suivant la doctrine de Moyse a esté fait de rien, & en celle d’Epicure il n’a esté composé que du concours de divers atomes : Et ces grands fleuves qui roulent avec impetuosité presque d’un bout de la terre à l’autre, sont d’ordinaire si petits vers leurs sources qu’un enfant les peut facilement traverser,
[191] Qui est-ce qui ignore que dans un moment il peut arriver de grands changemens aux temps.
[192] Quelles grandes rivieres ne voit on pas qui prenent leur naissance de fort petites fontaines ?
Il en est de même aux affaires Politiques, une petite flammeche negligée excite bien souvent un grand feu,
[193] Lors que les embrasemens ont coustume de se renforcer à mesure qu’on les neglige.
Et comme il ne fallut qu’une petite pierre arrachée de la montagne, pour ruiner la grande statue, ou plutost le grand colosse de Nabuchodonosor ; de même une petite chose peut facilement renverser de grandes Monarchies. Qui eust jamais creu que le ravissement de Helene, le violement de Lucrece par Tarquin, & celuy de la fille du Comte Julien par le Roy Roderic, eussent produit des effets si notables tant en Grece, qu’Italie & Espagne ? Mais qui eust jamais pensé que les Etoles & Arcades se fussent acharnez à la guerre pour une hure de Sanglier ; ceux de Carthage & de Bisague pour le fust d’un brigantin ; le Duc de Bourgogne & les Suisses pour un chariot de peaux de Mouton ; les Frisons & les Romains du temps de Drusus pour des cuirs de Bœuf ; & les Pictes & Escossois pour quelques Chiens perdus ? Ou que du temps de Justinian toutes les villes de l’Empire eussent pû se diviser & concevoir une haine mortelle les unes contre les autres, pour le differend des couleurs qui se portoient aux jeux & recreations publiques ? La nature même semble avoir agreable cette façon de proceder, lors qu’elle produit les grands & spacieux Cedres d’un petit germe ; & les Elephans & Balenes, d’un atome s’il faut ainsi dire de semence. C’est en quoy elle s’efforce d’imiter son Createur, qui a coustume de tirer la grandeur de ses actions, de la foiblesse de leurs principes, & de les mener d’un commencement debile au progrez d’une perfection accomplie. Et en effet lors qu’il voulut delivrer son peuple de la captivité de Pharaon, il n’envoya pas quelque Roy, ou quelque Prince, accompagné d’une puissante armée, mais il se servit d’un simple homme [194]impeditioris & tardioris linguæ, qui pascebat oves Jethro soceri sui ; (Exod. 3. & 4.) lors qu’il voulut chastier & épouvanter les Egyptiens, il ne se servit pas du foudre ny du tonnerre, [195]sed immisit tantum ranas, cyniphes & locustas & omne genus muscarum ; lors qu’il fallut delivrer les Philistins, ce fut par les mains de Saül qu’il fit couronner Roy de son peuple, au même temps qu’il ne pensoit qu’à chercher [196]asinas patris sui Cis ; (1 Reg. 11.) ainsi pour combattre Goliath, il choisit David [197]dum ambulabat post gregem patris sui ; (c. 17.) & pour delivrer Bethulie de la persecution d’Holofernes, il n’employa point de puissans & courageux soldats, [198]sed manus fœminæ dejecit eum. (Judith. 9.) Mais puis que ces actions sont autant de miracles, & que nous ne pouvons pas les tirer en consequence, faisons un peu de reflexion sur la grandeur de l’Empire du Turc, & sur les merveilleux progrez que font tous les jours les Lutheriens & Calvinistes, & je m’asseure que l’on sera contraint d’admirer comme le dépit de deux Moines qui n’avoient pour toutes armes que la langue & la plume, ont pû estre cause de si grandes revolutions, & de changemens en la Police & en la Religion si extraordinaires. Aprés quoy il faut avoüer que les Ambassadeurs des Scythes avoient bonne raison de remonstrer à Alexandre, que [199]fortis Leo aliquando minimarum avium pabulum est, ferrum rubigo consumit, & nihil est cui periculum non immineat ab invalido. C’est doncques le devoir du bon Politique, de considerer toutes les moindres circonstances qui se rencontrent aux affaires serieuses & difficiles, pour s’en servir, en les augmentant, & en faisant quelquefois d’une Mouche un Elefant, d’une petite égratignure une grande playe, & d’une étincelle un grand feu ; ou bien en diminuant toutes ces choses suivant qu’il en sera besoin pour favoriser ses intentions. Et à ce propos il me souvient d’un accident peu remarqué qui se passa aux Estats tenus à Paris l’an 1615, lequel neanmoins estoit capable de ruiner la France, & de luy faire changer sa façon de Gouvernement, si l’on n’y eust promptement remedié ; car la Noblesse ayant inseré dans son cahier de remonstrances un article pour faire comprendre le bien qui pouvoit revenir à la France de la cassation du droit annuel, ou pour estre mieux entendu de la Polette, le Tiers Estat qui se croyoit grandement lesé par cette proposition, en coucha un autre dans le sien, par lequel le Roy estoit supplié, de retrancher les pensions qu’il donnoit à beaucoup de Gentilshommes qui ne luy rendoient aucun service ; là-dessus chaque partie commence à s’alterer, & chacun de son costé envoye des deputez pour faire entendre ses raisons ; ils se rencontrent, & en viennent aux injures, les deputez de la Noblesse appellant ceux du Tiers Estat des Rustres, & les menaçant de les traitter à coups d’éperon ; ceux-cy répondent qu’ils n’avoient pas la hardiesse de le faire, & que s’ils y avoient seulement songé, il y avoit 100000 hommes dans Paris, qui en tireroient la raison sur le champ : cependant quelques Magistrats & Ecclesiastiques qui estoient presens à ces discours, jugeant bien des dangereuses consequences qui en pouvoient arriver, vont à bride abbatue au Louvre, avertissent le Roy de ce qui se passe, le prient & conjurent d’y remedier promptement, & font en sorte que Sa Majesté, les Reynes & tous les Princes y interposant leur autorité, defenses furent faites sur peine de la vie, de plus parler de ces deux articles, ny de plus tenir aucun discours de tout ce qui s’estoit passé à leur sujet ; & bien nous prit de ce qu’on y apporta si promptement remede : car si les deputez de la Noblesse eussent passé des paroles aux effets, ceux du Tiers Estat se fussent peut-estre rencontrez si violents, obstinez & vindicatifs, & le peuple de Paris en telle verve & disposition, que toute la Noblesse qui y estoit, eust couru grande risque d’estre sacagée, & peut-estre qu’en suite on eust fait le même par toutes les autres villes du Royaume, qui suivent d’ordinaire l’exemple de la Capitale.
[194] Qui n’avoit pas la langue bien pendue & avoit peine à parler, & qui paissoit les brebis de son beaupere Jethro.
[195] Mais leur envoya des grenoüilles, des sauterelles, des mouches à chien, & toutes autres sortes de mouches.
[196] Les ânesses de Cis son pere.
[197] Lors qu’il alloit aprés le troupeau de son pere.
[198] Mais il fut abbatu par la main d’une femme.
[199] Quelquefois le Lion courageux sert de pasture aux plus petits oiseaux, que la roüillure consume le fer, & qu’il n’y a rien qui ne coure risque d’estre endommagé de la plus foible chose.
Or parce que si cet accident fust arrivé, c’eust esté par le moyen de la populace, laquelle sans juger & connoistre ce qui estoit de la raison, se fust jettée à l’impourveu & à l’étourdie, sur ceux qu’on luy auroit mis les premiers en butte de sa fureur ; il n’est pas hors de propos d’avertir & de mettre pour une troisiéme persuasion, que les meilleurs Coups d’Estat se faisant par son moyen on doit aussi particulierement connoistre, quel est son naturel, & avec combien de hardiesse & d’asseurance on s’en peut servir, & la tourner & disposer à ses desseins. Ceux qui en ont fait la plus entiere & la plus particuliere description, la representent à bon droit comme une beste à plusieurs testes, vagabonde, errante, folle, étourdie, sans conduite, sans esprit, ny jugement. Et en effet si l’on prend garde à sa raison, Palingenius dit, que
(in Piscib.)
[200] Le jugement du commun peuple est toujours sot, & son entendement foible.
Si à ses passions, le même ajouste,
(in Sagitt.)
[201] Que la populace est une tres-cruelle beste, & qu’elle devient furieuse & frape le plus souvent.
Si à ses mœurs & façons de faire, [202]Hi vulgi mores, odisse præsentia, ventura cupere, præterita celebrare. Si à toutes ses autres qualitez, Saluste nous la represente, [203]ingenio mobili, seditiosam, discordiosam, cupidam rerum novarum, quieti & otio adversam. Mais moy je passe plus outre, & dis qu’elle est inferieure aux bestes, pire que les bestes, & plus sotte cent fois que les bestes mêmes ; car les bestes n’ayant point l’usage de la raison, elles se laissent conduire à l’instinct que la Nature leur donne pour regle de leur vie, actions, passions & façons de faire, dont elles ne se departent jamais, sinon lors que la méchanceté des hommes les en fait sortir. Là où le peuple (j’entens par ce mot le vulgaire ramassé, la tourbe & lie populaire, gens sous quelque couvert que ce soit de basse, servile, & mechanique condition) estant doüé de la raison ; il en abuse en mille sortes, & devient par son moyen le Theatre où les Orateurs, les Predicateurs, les faux Prophetes, les imposteurs, les rusez politiques, les mutins, les seditieux, les dépitez, les superstitieux, les ambitieux, bref tous ceux qui ont quelque nouveau dessein, representent leurs plus furieuses & sanglantes tragedies. Aussi sçavons nous que cette populace est comparée à une mer sujette à toutes sortes de vents & de tempestes : au Cameleon qui peut recevoir toutes sortes de couleurs excepté la blanche ; & à la sentine & cloaque dans laquelle coulent toutes les ordures de la maison. Ses plus belles parties sont d’estre inconstante & variable, approuver & improuver quelque chose en même temps, courir toujours d’un contraire à l’autre, croire de leger, se mutiner promptement, toujours gronder & murmurer : bref tout ce qu’elle pense n’est que vanité, tout ce qu’elle dit est faux & absurde, ce qu’elle improuve est bon, ce qu’elle approuve mauvais, ce qu’elle louë infame, & tout ce qu’elle fait & entreprend n’est que pure folie. Aussi est-ce ce qui a fait dire à Seneque, (de vita B. cap. 2.) [204]Non tam bene cum rebus humanis geritur ut meliora pluribus placeant : argumentum pessimi est turba. Et le même ne donne autre avis pour connoistre les bonnes opinions & comme parle le Poëte Satyrique, [205]quid solidum crepet, sinon de ne pas suivre celle du peuple, [206]Sanabimur si modo separemur à cœtu. Que Postel luy persuade que Jesus-Christ n’a sauvé que les hommes, & que sa mere Jeanne doit sauver les femmes, il le croira soudain. Que David George se dise fils de Dieu, il l’adorera. Qu’un tailleur enthousiaste & fanatique contrefasse le Roy dans Munster, & dise que Dieu l’a destiné pour chastier toutes les Puissances de la terre, il luy obeïra & le respectera comme le plus grand Monarque du monde. Que le Pere Domptius luy annonce la venuë de l’Antechrist, qu’il est âgé de dix ans, qu’il a des cornes, il témoignera de s’en effrayer. Que des imposteurs & Charlatans se qualifient freres de la Rose-Croix, il courra aprés eux. Qu’on luy rapporte que Paris doit bien-tost abismer, il s’enfuira. Que tout le monde doit estre submergé, il bastira des Arches & des basteaux de bonne heure pour n’estre pas surpris. Que la mer se doit secher & que des chariots pourront aller de Genes à Jerusalem, il se preparera pour faire le voyage. Qu’on luy conte les fables de Melusine, du sabat des sorcieres, des loups garoux, des lutins, des fées, des Paredres, il les admirera. Que la matrice tourmente quelque pauvre fille, il dira qu’elle est possedée, ou croira à quelque Prestre ignorant ou méchant, qui la fait passer pour telle. Que quelque Alchimiste, Magicien, Astrologue, Lulliste, Cabaliste, commencent un peu à la cajoller, il les prendra pour les plus sçavans, & pour les plus honnestes gens du monde. Qu’un Pierre l’Hermite vienne prescher la croisade, il fera des reliques du poil de son mulet. Qu’on luy dise en riant qu’une Canne ou un Oison sont inspirées du S. Esprit, il le croira serieusement. Que la peste ou la tempeste ruine une province, il en accusera soudain des graisseurs ou Magiciens. Bref si on le trompe & befle aujourd’huy, il se lairra encore surprendre demain, ne faisant jamais profit des rencontres passez, pour se gouverner dans les presentes ou futures ; & en ces choses consistent les principaux signes de sa grande foiblesse & imbecillité. Pour ce qui est de son inconstance, nous en avons un bel exemple dans les Actes des Apostres en ce que les habitans de Lystrie & de Derben, n’eurent pas plutost apperceu S. Paul & S. Barnabé, que [207]levaverunt vocem suam Lycaonicè dicentes ; Dii similes facti hominibus descendunt ad nos ; & vocabant Barnabam Jovem, Paulum quoque Mercurium ; & neanmoins incontinent aprés voila que [208]lapidantes Paulum, traxerunt eum extra civitatem, existimantes mortuum esse. Les Romains adorent le matin Seianus, & le soir
(Juven. Sat. 10.)
[202] Voicy les mœurs du menu peuple, haïr les choses presentes, desirer les futures, & celebrer celles qui sont passées.
[203] D’un naturel inconstant, seditieuse, querelleuse, convoiteuse de choses nouvelles, & ennemie du repos & de la tranquillité.
[204] Les choses humaines n’ont pas tant de bonne fortune, que les plus saines & les meilleures soient agreables au plus grand nombre : La foule est ordinairement une marque du peu de prix que valent les choses.
[205] Qu’est-ce qu’il y a de solide.
[206] Nous serons gueris pourveu que nous nous separions de la foule.
[207] Ils éleverent leur voix & dirent en langue Lycaonienne : Les Dieux sont descendus vers nous sous la forme d’hommes : Et ils appeloient Barnabé Jupiter & Paul Mercure.
[208] Ayant lapidé Paul, ils le traisnerent hors de la ville croyant qu’il fust mort.
[209] Il est traîné avec un croc pour servir de spectacle au peuple.
Les Parisiens en font de même du Marquis d’Ancre, & aprés avoir déchiré la robe du Pere à Jesus Maria, pour en conserver les pieces comme reliques, ils le befflent, & s’en mocquent deux jours aprés. Que s’il entre en colere, ce sera comme le jeune homme de Horace, lequel
(ad Pison.)
[210] Se courrouce & s’appaise facilement, & change à toute heure.
S’il rencontre quelque homme d’autorité lors qu’il est en sa plus boüillante mutinerie & sedition, il s’enfuira & abandonnera tout ; s’il se presente quelque gueux temeraire, ou hardy qui luy remette, comme on dit communément, le cœur au ventre, & le feu aux étoupes, il reviendra plus furieux qu’auparavant ; bref nous luy pouvons particulierement attribüer ce que disoit Seneque (de vita B. cap. 28.) de tous les hommes, [211]fluctuat, aliud ex alio comprehendit, petita relinquit, relicta repetit, alternæ inter cupiditatem suam, & pœnitentiam vices sunt. Or d’autant que la force gist toujours de son costé, & que c’est luy qui donne le plus grand branle à tout ce qui se fait d’extraordinaire dans l’Estat, il faut que les Princes ou leurs Ministres s’estudient à le manier & persuader par belles paroles, le seduire & tromper par les apparences, le gagner & tourner à ses desseins par des predicateurs & miracles sous pretexte de sainteté, ou par le moyen des bonnes plumes, en leur faisant faire des livrets clandestins, des manifestes, apologies & declarations artistement composées pour le mener par le nez, & luy faire approuver ou condamner sur l’etiquete du sac tout ce qu’il contient.
[211] Il est toujours en doute, il fait toujours de nouveaux desseins, il quitte ce qu’il avoit demandé, & il redemande aussi-tost ce qu’il vient de quitter : le desir & le repentir commandent chez luy tour à tour, & possedent l’un aprés l’autre la domination de son ame.
Mais comme il n’y a jamais eu que deux moyens capables de maintenir les hommes en leur devoir, sçavoir la rigueur des supplices établis par les anciens legislateurs pour reprimer les crimes, dont les juges pouvoient avoir connoissance ; & la crainte des Dieux & de leur foudre, pour empescher ceux dont par faute de témoins ils ne pouvoient estre suffisamment informez, conformément à ce que dit le Poëte Palingenius : (in Libra.)
[212] C’est par la religion & par la crainte des supplices, qu’il faut brider la populace à demy sauvage, car son esprit est toujours trompeur & malin, & de soi-même ne se porte point à ce qui est droit.
Aussi les mêmes Legislateurs ont bien reconnu, qu’il n’y avoit rien qui dominast avec plus de violence les esprits des peuples que ce dernier, lequel venant à se trouver en butte de quelque action, il porte soudain toute la poursuite que l’on en peut faire à l’extremité ; la prudence se change en passion, la colere, s’il y en a tant soit peu, se tourne en rage, toute la conduite s’en va en confusion, les biens mêmes & la vie ne se mettent pas en consideration, s’il les faut perdre pour defendre la divinité de quelque dent de singe, d’un bœuf, d’un chat, d’un oignon, ou de quelque autre idole encore plus ridicule, [213]nulla siquidem res efficacius multitudinem movet quàm superstitio. (Q. Curt. l. 4.) Et en effet ç’a toujours esté le premier masque que l’on a donné à toutes les ruses & tromperies pratiques aux trois differences de vie, ausquelles nous avons déja dit, que l’on pouvoit rapporter les Coups d’Estat. Car pour ce qui est de la Monastique, nous avons l’exemple dans S. Hierôme (epist. 13. lib. 2.) de ces vieux moines de la Thebaïde, qui [214]dæmonum contra se pugnantium portenta fingunt, ut apud imperitos & vulgi homines miracula sui faciant & lucra sectentur. A quoy nous pouvons rapporter la tromperie que firent les prestres du Dieu Canopus, pour le rendre superieur au feu qui estoit le Dieu des Perses ; l’invention du Chevalier Romain Monde, pour jouïr de la belle Pauline sous le nom d’Esculape, les visions supposées des Jacobins de Berne, & les fausses apparitions des Cordeliers d’Orleans, qui sont toutes trop communes & triviales pour en faire icy un plus long recit. Que si l’on doute qu’il ne se commette un pareil abus dans l’œconomie, il ne faut que lire ce que Rabby Moses écrit des Prestres de l’Idole Thamuz ou Adonis, qui pour augmenter leurs offrandes, le faisoient bien souvent pleurer sur les iniquitez du peuple, mais avec des larmes de plomb fondu, au moyen d’un feu qu’ils allumoient derriere son image ; & certes il n’y aura plus d’occasion d’en douter, aprés avoir leu dans le dernier Chapitre de Daniel, comme en couvrant de cendres le pavé de la Chapelle de l’Idole Bel, il découvrit que les Prestres avec leurs femmes & enfans venoient enlever de nuict par des conduits sousterrains, tout ce que le pauvre peuple abusé croyoit estre mangé par ce Dieu qu’ils adoroient sous la figure d’un dragon. Finalement pour ce qui est de la Politique, il faut un peu s’y étendre davantage, puis que c’est nostre principal dessein, & montrer en quelle façon les Princes ou leurs Ministres, [215]quibus quæstui sunt capti superstitione animi, (Livius l. 4.) ont bien sceu ménager la Religion, & s’en servir comme du plus facile & plus asseuré moyen, qu’ils eussent pour venir à bout de leurs entreprises plus relevées. Je trouve doncques qu’ils en ont usé en cinq façons principales, sous lesquelles par aprés on en peut rapporter beaucoup d’autres petites. La premiere & la plus commune & ordinaire est celle de tous les Legislateurs & Politiques, qui ont persuadé à leurs peuples, d’avoir la communication des dieux, pour venir plus facilement à bout de ce qu’ils avoient la volonté d’executer : comme nous voyons qu’outre ces anciens que nous avons rapportez cy-dessus, Scipion voulut faire croire qu’il n’entreprenoit rien sans le Conseil de Jupiter Capitolin, Sylla que toutes ses actions estoient favorisées par Apollon de Delphe, duquel il portoit toujours une petite image ; & Sertorius que sa biche luy apportoit les nouvelles de tout ce qui estoit conclu dans le concile des Dieux. Mais pour venir aux Histoires qui nous sont plus voisines, il est certain que par de semblables moyens Jacques Bussularius domina quelque temps à Pavie, Jean de Vicence à Boulogne, & Hierôme Savanarole à Florence, duquel nous avons cette remarque dans Machiavel : (sur T. Liv.) Le peuple de Florence n’est pas beste, auquel neanmoins F. Hierôme Savanarole a bien fait croire qu’il parloit à Dieu. Il n’y a pas plus de soixante ans que Guillaume Postel en voulut faire de même en France, & depuis peu encore Campanelle en la haute Calabre : mais ils n’en purent venir à bout, non plus que les precedens, pour n’avoir pas eu la force en main ; car comme dit Machiavel, cette condition est necessaire à tous ceux qui veulent établir quelque nouvelle Religion. Et en effet ce fut par son moyen que le Sophi Ismaël, ayant par l’avis de Treschel Cuselbas introduit une nouvelle secte en la religion de Mahomet, il usurpa en suite l’Empire de Perse, & il arriva presque en même temps, que l’Hermite Schacoculis, aprés avoir bien joüé son personnage l’espace de sept ans dans un desert, leva enfin le masque, & s’estant declaré autheur d’une nouvelle secte, il s’empara de plusieurs villes, defit le Bascha d’Anatolie, avec Corcut fils de Bajazet, & eut bien passé plus outre, s’il n’eust irrité par le sac d’une caravane le Sophi de Perse, qui le fit tailler en pieces par ses soldats. Lipse met encore avec ceux-cy un certain Calender, qui par une devotion simulée ébranla toute la Natolie, & tint les Turcs en cervelle, jusques à ce qu’il fust défait en une bataille rangée ; & un Ismaël Africain qui prit cette voye pour ravir le sceptre à son maistre le Roy de Maroc.
[213] Il n’y a rien qui fasse agir plus efficacement la populace, que la superstition.
[214] Feignent des monstres & Demons qui se batent contre eux, pour persuader leurs miracles aux idiots & au menu peuple, & pour aquerir du bien.
[215] Qui font leur profit des esprits adonnés à la bigoterie.
La seconde invention de laquelle ont usé les Politiques pour se prevaloir de la religion parmy les peuples, a esté de feindre des miracles, controuver des songes, inventer des visions, & produire des monstres & des prodiges :
[216] Qui pussent changer la façon de vivre, & troubler toutes les fortunes par une grande crainte.
Ainsy voyons nous qu’Alexandre ayant esté avisé par quelque Medecin d’un remede souverain contre les flesches empoisonnées de ses ennemis, il fit croire que Jupiter le luy avoit revelé en songe : & Vespasian attitroit des personnes qui feignoient d’estre aveugles & boiteuses, afin qu’il les guerist en les touchant ; c’est aussi pour cette raison que Clovis accompagna sa conversion de tant de miracles ; que Charles Sept augmenta le credit de Jeanne la Pucelle, & l’Empereur d’apresent celuy du Pere à Jesus Maria ; sous esperance peut-estre de gagner encore quelque bataille non moindre que celle de Prague.
La troisiéme a pour fondement les faux bruits, revelations, & propheties, que l’on fait courir à dessein pour épouvanter le peuple, l’étonner, l’ébranler, ou bien pour le confirmer, enhardir & encourager, suivant que les occasions de faire l’un ou l’autre se presentent. Et à ce propos Postel remarque, que Mahomet entretenoit un fameux Astrologue, qui ne faisoit autre chose que prescher une grande revolution, & un grand changement qui se devoit faire, tant en la religion, qu’en l’Empire, avec une longue suite de toutes sortes de prosperitez, afin de frayer par cette invention le chemin au même Mahomet, & preparer les peuples à recevoir plus volontiers la religion qu’il vouloit introduire, & par même moyen intimider ceux qui ne la voudroient pas approuver, par le soupçon qu’ils pouvoient avoir de combattre contre l’ordre des destinées, en s’opposant à ce nouveau favory du Ciel, celuy-là estant toujours le plus avantagé,
[217] Pour qui le ciel combat, & les vents d’un commun accord vienent au son de ses trompettes.
Ce fut par le moyen de ces folles creances que Ferdinand Cortez occupa le Royaume de Mexique, où il fut receu comme s’il eust esté le Topilchin, que tous les devins avoient predit devoir bien-tost arriver. Et François Pizarre dans celuy du Perou, où il entra avec le general applaudissement de tous les peuples, qui le prenoient pour celuy que le Viracoca devoit envoyer pour delivrer leur Roy de la captivité. Charlemagne même penetra bien avant dans l’Espagne au moyen d’une vieille idole, qui comme les devins avoient preveu laissa tomber une grosse clef qu’elle tenoit en la main ; & les Alarbes ou Sarasins venant sous la conduite du Comte Julian, à inonder le même Royaume d’Espagne, on ne tint presque conte de les repousser, parce qu’on avoit veu quelque temps auparavant leurs faces depeintes sur une toile qui fut trouvée dans un vieil Chasteau proche la ville de Tolede, où l’on croyoit qu’elle avoit esté enfermée par quelque grand Prophete. Et j’ose bien dire avec beaucoup d’Historiens, que sans ces belles predictions, Mahomet II n’auroit pas si facilement pris la ville de Constantinople. Mais veut-on un exemple plus remarquable, que celuy qui arriva en l’an M DC XIII, au sujet d’Ascosta Cité principale de l’Isle de Magna, laquelle estant revoltée contre le Sophi, elle fut prise sans beaucoup de difficulté par son Lieutenant Arcomat, & ce en vertu d’une certaine prophetie receuë par tradition entre les citoyens, qui disoit que si cette ville ne se rendoit à Arcomat, elle seroit Arcomatée, c’est à dire que si elle ne se rendoit à Dissipe elle seroit dissipée, encore que si elle eust voulu se defendre, elle n’eust peut-estre pas esté prise, veu qu’au rapport de Garcias ab Horto Medecin Portugais, qui y avoit esté trente ou quarante ans auparavant, elle contenoit cinq lieuës de tour, cinquante mille feux, & rendoit au Sophi quinze millions six cens mille escus chaque année de revenu asseuré. C’est doncques un grand chemin ouvert aux Politiques pour tromper & seduire la sotte populace, que de se servir de ces predictions pour luy faire craindre ou esperer, recevoir ou refuser tout ce que bon luy semblera.
Mais celuy d’avoir des Predicateurs & de se servir d’hommes bien-disans est encore beaucoup plus court & plus asseuré, n’y ayant rien de quoy l’on ne puisse facilement venir à bout par ce stratageme. La force de l’eloquence & d’un parler fardé & industrieux, coule avec tel plaisir dans les oreilles, qu’il faut estre sourd, ou plus fin que Ulysses, pour n’en estre pas charmé ; Aussi est-il vray, que tout ce que les Poëtes ont écrit des douze labeurs d’Hercules, trouve sa mythologie dans les differents effets de l’eloquence, par le moyen de laquelle ce grand homme venoit à bout de toutes sortes de difficultez ; c’est pourquoy les anciens Gaulois eurent bonne raison de le representer avec beaucoup de petites chaisnes d’or qui sortoient de sa bouche, & s’alloient attacher aux oreilles d’une grande multitude de personnes qu’il trainoit ainsi enchainée aprés soy. Ce fut encore par ce moyen que
(Horat. de Art. poët.)
[218] Le divin Orphée interprete des Dieux a retiré du meurtre & de la barbarie les hommes sauvages ; ce qui luy a donné le bruit d’avoir trouvé l’invention d’adoucir les Tygres & les Lyons furieux.
Et par la même raison Philippe Roy de Macedoine, l’un des grands Politiques qui ait jamais esté, & qui sçavoit fort bien que [219]omnia summa ratione gesta etiam fortuna sequitur, (T. Liv.) ne se soucioit point de combattre ouvertement & à main forte contre les Atheniens, veu qu’il luy estoit plus facile de les surmonter par l’eloquence de Demosthenes, & par les resolutions prejudiciables qu’il faisoit passer au Senat. Pericles s’aidoit pareillement du beau parler d’Ephialte, pour rendre le même Estat des Atheniens du tout populaire ; & c’est pour cette raison que l’on disoit anciennement, que les Orateurs avoient le même pouvoir sur la populace que les vents ont sur la mer. Aprés quoy s’il faut aussi parler de nostre France, ne sçait-on pas que cette fameuse Croisade entreprise avec tant de zele par Godefroy de Boüillon, fut persuadée & concluë par les harangues & predications d’un simple homme surnommé Pierre l’Hermite, comme la seconde par celles de Saint Bernard ; Quoy plus y eut-il jamais un meurtre plus meschant, & plus abominable que celuy de Louys Duc d’Orleans fait l’an 1407, par le Duc de Bourgogne ? Neanmoins il se trouva Maistre Jean Petit Theologien & grand Predicateur, qui le sceut si bien pallier, couvrir & déguiser par les sermons qu’il fit à Paris dans le parvis de Nostre-Dame, que tous ceux qui vouloient par aprés soustenir le party de la Maison d’Orleans estoient tenus par le peuple pour mutins & rebelles ; ce qui les contraignit d’user du même artifice que leur ennemy, & de se mettre sous la protection de ce grand homme de bien Jean Gerson, qui entreprit leur defense, & fit declarer au Concile de Constance la proposition tenuë par Petit, pour heretique & erronée. Mais comme ce Jean Petit avoit esté cause d’un grand mal sous Charles VI, il y eut un frere Richard Cordelier sous Charles VII, qui fut aussi cause d’un grand bien ; car en dix predications de six heures chacune qu’il fit dans Paris, il fit jetter dans des feux allumez tout exprés aux carrefours, tout ce qu’il y avoit de tables, tabliers, cartes, billes, billards, dez, & autres jeux de sort ou de chance, qui portent & violentent les hommes à jurer & blasphemer : mais ce bon homme ne fut pas si-tost sorti de Paris qu’on commença à le mépriser & à le gausser ouvertement, & le peuple retourna avec plus d’application qu’auparavant, à ses divertissemens ordinaires : ne plus ne moins que les metamorphoses étranges, & les conversions, s’il faut ainsi dire, miraculeuses que faisoit, il n’y a pas vingt ans, le Pere Capucin Giacinto da Casale par toutes les villes d’Italie où il preschoit, ne duroient qu’autant de temps que ledit Pere y demeuroit pour y exercer les fonctions de cette charge. Que si nous descendons au regne de François Premier, nous y verrons cette grande & furieuse bataille de Marignan, donnée avec tant d’obstination & d’animosité par les Suisses, qu’ils combattirent deux jours entiers, & se firent presque tous étendre sur la place, sans neanmoins en avoir eu d’autre sujet plus pressant que la Harangue que leur fit le Cardinal de Sion nommé dans Paul Jove (in elog.) [220]Sedunensis Antistes ; car aprés l’avoir entendu haranguer, ils se resolurent de combattre, livrerent la bataille, & contesterent la victoire jusques à la derniere goutte de leur sang. Nous y verrons aussi comme Monluc Evêque de Valance, fut envoyé vers les Venitiens pour legitimer par ses belles paroles, le secours que son Maistre faisoit venir de Turquie pour se defendre contre l’Empereur Charles V, & lors que la S. Barthelemy fut faite, le même Monluc & Pibrac, travaillerent si bien de la plume & de la langue, que cette grande execution ne put détourner, comme nous l’avons déja remarqué, les Polonois, quoy que instruits particulierement de tout ce qui s’y estoit passé par les Calvinistes, de choisir Henry III pour leur Roy, au prejudice de tant d’autres Princes qui n’avoient rien épargné pour venir à bout de leurs pretentions. Ne fut-ce pas aussi une chose remarquable, que le premier siege de la Rochelle, fut mieux soustenu par les continuelles predications de quarante Ministres qui s’y estoient refugiez, que par tous les Capitaines & Soldats dont elle estoit assez bien fournie ? Et du temps que les Parisiens mangeoient les Chiens & les Rats pour n’obeïr pas à un Roy heretique, n’estoit-ce pas Boucher, Rose, Wincestre, & beaucoup d’autres Curez qui les entretenoient en cette resolution ? Certes il est tres-constant que si le Ministre Chamier n’eust esté emporté d’un coup de canon sur les bastions de Montauban, cette ville n’auroit peut-estre pas donné moins de peine à prendre que la Rochelle. Et lors que Campanelle eut dessein de se faire Roy de la haute Calabre, il choisit tres à propos pour compagnon de son entreprise, un frere Denys Pontius, qui s’estoit acquis la reputation du plus eloquent, & du plus persuasif homme qui fust de son temps. Aussi voyons nous dans l’ancien Testament que Dieu voulant delivrer son peuple par le moyen de Moyse, qui n’estoit bon qu’à commander, à cause qu’il estoit begue & homme de fort peu de paroles, il luy enjoignit de se servir de l’eloquence de son frere Aaron. [221]Aaron frater tuus levites, scio quod eloquens sit, loquere ad eum, & pone verba mea in ore ejus, (Exodi cap. 4.) & un peu aprés il repete encore, [222]ecce constitui te Deum Pharaonis, & Aaron frater tuus erit Propheta tuus, tu loqueris ei omnia quæ mandabo tibi, & ille loquetur ad Pharaonem. (cap. 7.) C’est ce que les Payens vrais Singes de nos Mysteres, ont depuis voulu representer par leur Pallas Deesse des sciences & de l’eloquence, laquelle neanmoins estoit armée de la lance, bouclier, & bourguignote, pour monstrer que les armes ne sçauroient beaucoup avancer sans l’eloquence, ny l’eloquence sans les armes. Or d’autant que cette liaison & assemblage de deux si differentes qualitez, ne se peut que fort rarement trouver en une même personne, comme a fort bien monstré Virgile par l’exemple de Drances,
[219] La fortune accompagne tout ce qu’on fait avec un grand raisonnement.
[220] Prelat de Sion.
[221] Je sçay que ton frere Aaron le Levite est eloquent, parle à luy, & luy mets mes paroles en sa bouche.
[222] Voicy, je t’ay établi Dieu sur Pharaon, & ton frere Aaron sera ton Prophete ; tu luy diras tout ce que je t’ordonneray, & il le dira lui-même à Pharaon.
[223] Qui a la langue bonne, mais ses mains sont froides au combat.
Cela a esté cause, que les plus grands Capitaines ont toujours observé pour suppléer à ce defaut, d’avoir à leur suite, ou de se joindre d’affection avec quelqu’un assez puissant, pour seconder par l’effort de sa langue celuy de leur épée : Ninus par exemple se servit de Zoroastre, Agamemnon de Nestor, Diomedes d’Ulysse, Pyrrhus de Cynée, Trajan de Pline le Jeune, Theodoric de Cassiodore ; & le même se peut ainsi dire de tous les grands guerriers qui n’ont pas moins que les precedens caressé cette [224]Venus verticordia, & n’ont pareillement ignoré, que
[224] Venus qui change & tourne les cœurs où elle veut.
[225] Un discours sage & bien poli a une merveilleuse force, il gouverne l’esprit, & commande sur des passions diverses.
Pour moy je tiens le discours si puissant, que je n’ay rien trouvé jusques à cette heure, qui soit exempt de son empire, c’est luy qui persuade, & qui fait croire les plus fabuleuses religions, qui suscite les guerres les plus iniques, qui donne voile & couleur aux actions les plus noires, qui calme & appaise les seditions les plus violentes, qui excite la rage & la fureur aux ames les plus paisibles ; bref c’est luy qui plante & abat les heresies, qui fait revolter l’Angleterre & convertir le Japon,
(Virg. Ecl. 4.)
[226] Tout ainsi qu’un même feu endurcit la bouë & fait fondre la cire.
Et si un Prince avoit douze hommes de telle trempe à sa devotion, je l’estimerois plus fort, & croirois qu’il se feroit mieux obeïr en son Royaume, que s’il y avoit deux puissantes armées. Mais d’autant que l’on se peut servir de l’eloquence en deux façons pour parler ou pour écrire ; il faut encore remarquer que cette seconde partie n’est pas de moindre consequence que la premiere, & j’ose dire qu’elle la surpasse en quelque façon ; car un homme qui parle ne peut estre entendu qu’en un lieu & de 3 ou 4000 hommes tout au plus,
[227] Réjouï-toi de ce qu’il y a mille yeux qui te voient parler.
Là où celuy qui escrit peut declarer ses conceptions en tous lieux, & à toutes personnes. J’ajouste que beaucoup de bonnes raisons échapent souvent aux oreilles par la precipitation de la langue, qui ne peuvent si facilement tromper les yeux quand ils repassent plusieurs fois sur une même chose. Et ce que les armes ne peuvent bien souvent obtenir sur les hommes, ceux-cy le gagnent par une simple declaration ou manifeste. C’est pourquoy François I, & Charles cinq ne se faisoient pas moins la guerre avec leurs lettres & apologies, qu’avec les lances & les épées : & nous avons veu de nostre temps, que la querelle du Pape & des Venitiens ; le debat sur le serment de fidelité en Angleterre ; la faveur du Marquis d’Ancre & Messieurs de Luyne en France, la guerre du Palatin en Allemagne, & des Valtelins en Suisse, ont produit une infinité de libelles autant prejudiciables aux uns que favorables aux autres. Ceux qui ont veu les merveilleux effets qu’ont produit la Cassandre & l’Ombre de Henry le Grand contre le Marquis d’Ancre, le Contadin Provençal & l’Hermite du mont Valerien, contre Messieurs de Luyne ; le Mot à l’oreille & la voix publique, contre le Marquis de la Vieuville, [228]l’Admonitio même, & le Mysteria Politica de Jansenius, contre les bons desseins de nostre Roy. Ceux-là dis-je ne peuvent pas douter combien de semblables écrits ont de force. Et Dieu veüille que ceux n’en ayent pas tant contre l’estat present de la France qui sont journellement envoyez de Bruxelles, ou qu’il se trouve des personnes assez capables & affectionnées, pour defendre vigoureusement les interests du Roy contre les mutinez, comme le Pere Paul l’Hermite a courageusement defendu la cause des Venitiens ; & Pibrac & Monluc celle de Charles IX & de Henry III, contre les plus furieuses médisances de tous les Calvinistes.
[228] L’advertissement & les Mysteres Politiques.
Mais aprés avoir amplement discouru de tous ces moyens pour accommoder la Religion aux choses Politiques, il ne faut pas oublier celuy qui a toujours esté le plus en usage, & plus subtilement pratiqué, qui est d’entreprendre sous le pretexte de Religion ce qu’aucun autre ne pourroit rendre valable & legitime. Et en effet le proverbe communément usurpé par les Juifs, [229]in nomine Domini committitur omne malum, ne se trouve pas moins veritable, que le reproche que fit le Pape Leon à l’Empereur Theodose, [230]privatæ causæ pietatis aguntur obtentu, & cupiditatum quisque suarum religionem habet velut pedissequam. De quoy puis que les exemples sont si communs que tous les livres ne sont pleins d’autre chose, je me contenteray, aprés avoir assez parlé de nos François, de m’arrester icy sur les Espagnols & de suivre ponctuellement ce que Mariana le plus fidele de leurs Historiens en a remarqué. Il dit doncques en parlant des premiers Goths, qui occuperent les Espagnes, & des guerres qu’ils faisoient pour se chasser les uns les autres, qu’ils se servoient de la Religion comme d’un pretexte pour regner, & son refrain ordinaire est, [231]optimum fore judicavit religionis prætextum, (l. 6. c. 5.) en parlant du Roy Josenand qui se fit assister des Bourguignons Arriens pour chasser le Roy Suintila ; & lors qu’il est question des Roys de Chintila, [232]cum species religionis obtenderetur ; (c. 6.) comme aussi décrivant en quelle façon Ervigius avoit chassé le Roy Wamba, [233]optimum visum est religionis speciem obtendere ; (c. 7.) & quand deux freres de la Maison d’Arragon [234]violento imperiosi Pontificis mandato (c’estoit Boniface VIII) s’armerent l’un contre l’autre, ce bon Pere remarque fort à propos, qu’il n’y avoit rien de plus inhumain, que de violer ainsi les loix de la nature, [235]sed tanti fides religioque fuere ; (lib. 51. c. 1.) & le même encore parlant de la Navarre, que Ferdinand [236]immensa imperandi ambitione, osta à sa propre Niepce, il ajouste pour excuse, [237]sed species religionis prætexta facto est, & Pontificis jussa. (lib. 25. cap. ult.) Mais parce que ce ne seroit jamais fait de vouloir alleguer tous les endroits où ce brave auteur a fait de semblables remarques, j’attesteray tout son livre entier qui n’est plein d’autre chose ; & passant à Charles V, je produiray contre luy ce que disoit François I, en son apologie de l’an 1537. Charles veut empieter sur les Estats sous couleur de Religion. Et en parlant de la guerre d’Allemagne, l’Empereur sous couleur de religion armé de la ligue des Catholiques, veut opprimer l’autre & se faire le chemin à la Monarchie, Ce qui fut aussi fort bien remarqué par Monsieur de Nevers au passage que nous avons allegué cy-dessus. Finalement lors que le feu Roy Jacques fut appellé à la Couronne d’Angleterre, le Roy d’Espagne se hasta de noüer une étroitte alliance avec luy, le Connestable de Castille y fut envoyé, la relation en a esté imprimée, & Rovida Senateur de Milan appelle cette alliance une œuvre tres-sainte, reconnoist le Roy d’Angleterre pour un tres-saint Prince Chrestien, luy offre de la part du Roy son Maistre toutes ses forces par mer & par terre, & proteste que le Roy d’Espagne le fait [238]divinâ admonitione, divinâ voluntate, divinâ ope, non nisi magno Dei beneficio. Puis doncques que le naturel de la plûpart des Princes est de traitter de la religion en Charlatans, & de s’en servir comme d’une drogue, pour entretenir le credit & la reputation de leur theatre, on ne doit pas, ce me semble, blâmer un Politique, si pour venir à bout de quelque affaire importante, il a recours à la même industrie, bien qu’il soit plus honneste de dire le contraire, & que pour en parler sainement,
(Palingen. in Libra.)
[229] Sous le nom de Dieu on commet toute sorte de mal.
[230] On traite des affaires privées sous le pretexte de la religion, qu’un chacun rend chambriere de ses convoitises.
[231] Il jugea que le pretexte de la religion seroit tres-bon.
[232] Lors qu’on faisoit parade de la religion.
[233] Il fut trouvé fort bon, de faire parade de la religion.
[234] Par un ordre violent qu’un Pape imperieux donna.
[235] Mais la foy & la religion eurent tant de force.
[236] Par l’immense ambition qu’il avoit de commander à tous.
[237] Mais il se couvrit du pretexte de la religion, & des ordres du Pape.
[238] Par un avertissement divin, par la volonté divine, par l’assistance divine, & comme par une grande grace de Dieu.
[239] On ne doit point découvrir ny reveler de telles choses au menu peuple, veu que parmy les hommes il y en a tant de méchants & de scelerats.
Toutes ces maximes neanmoins demeureroient sans lustre, & sans éclat, si elles n’estoient rehaussées, & comme animées d’une autre, qui nous enseigne de les prendre par le bon biais, & de bien choisir l’heure & le temps favorable pour les mettre en execution,
[240] Les choses qu’on applique opportunément, profitent & reüssissent bien ; mais il y en a beaucoup qui sont fort nuisibles, quand elles ne sont pas appliquées en un temps propre.
Et encore n’est-ce pas assez d’avoir acquis cette prudence ordinaire & commune à beaucoup de Politiques, si nous ne passons à une autre encore plus rafinée, & qui est seulement propre aux plus rusez & experimentez Ministres, pour se prevaloir des occasions fortuites, & tirer profit & avantage de ce qui auroit esté negligé de quelque autre, ou qui peut-estre luy auroit porté prejudice. Telle fut l’occasion de cette grande eclipse qui arriva sous l’Empereur Tibere, lors que toutes les legions de Hongrie estoient si fierement revoltées, qu’il n’y avoit quasi aucune apparence de les pouvoir appaiser ; car un autre moins avisé que Drusus eust negligé cette occasion, & n’eust jamais pensé d’en pouvoir tirer quelque avantage ; mais luy voyant que les mutins avoient conceu une grande frayeur de cette obscurité, parce qu’ils n’en sçavoient pas la cause, il prit l’occasion aux cheveux, & les intimida de telle sorte, qu’il vint à bout par cet accident de ce à quoy tous les autres Chefs, & luy-même auparavant desesperoient de pouvoir donner ordre. Tel fut aussi le stratageme duquel le Roy Tullus couvrit ingenieusement la retraitte de Metius Suffetius, voire même en tira un avantage nompareil, faisant courir le bruit & passer parole d’escadron en escadron, qu’il l’avoit envoyé pour surprendre ses ennemis, & leur oster tout moyen de retraite : En suite de quoy je m’étonne bien fort, comme T. Live & Corneille Tacite, qui rapportent ces deux Histoires, se sont contentez d’en tirer des conclusions particulieres, & que le premier ait seulement dit, [241]Stratagema est, quæ in certamine à transfugis nostris perfide fiunt, ea dicere fieri nostro jussu ; & l’autre, [242]In commoto populo sedando, convertenda in sapientiam & occasionem mitigationis, quæ casus obtulit, & quæ populos ille pavet aut observat etiam superstitiosè, veu qu’il falloit tout d’un coup en tirer cette regle generale, [243]quæ casus obtulit in sapientiam vertenda, puis que non seulement aux trahisons, & aux mutineries, mais en toutes autres sortes d’affaires & de rencontres, [244]mos est hominibus, comme dit Cassiodore, occasiones repentinas ad artes ducere. Ainsi lisons nous que Christophle Colomb, aprés avoir supputé le temps auquel une grande eclipse devoit arriver, il menaça certains habitans du nouveau Monde, de convertir la Lune en sang, & de la leur oster entierement, s’ils ne luy fournissoient les rafraischissemens dont il avoit besoin, & qui luy furent incontinent envoyez, dés aussi-tost que l’eclipse commença de paroistre. J’ay remarqué cy-dessus que Ferdinand Cortez fit croire aux habitans de Mexique, qu’il estoit le Dieu Tophilchin, pour entrer plus facilement dans leur Royaume ; & que François Pizarre se servant du même stratageme en la conqueste du Perou, se faisoit nommer le Viracoca. Ce fut encore par ce moyen que Mahomet changea son epilepsie en extase, & que Charles V se servit de l’heresie de Luther, pour diviser & affoiblir les Princes d’Allemagne, qui pouvoient en demeurant unis controller l’autorité qu’il vouloit avoir dans l’Empire, & empescher le projet qu’il avoit dressé d’une Monarchie universelle. Disons encore que le même Empereur, n’ayant plus l’esprit & le jugement assez fort pour gouverner un Estat si grand qu’estoit le sien, & voyant d’ailleurs que la fortune naissante de Henry II, mettoit des bornes à la sienne, se mocquoit de son [245]plus ultra, & faisoit dire aux Pasquinades,
[241] C’est un stratageme, que de dire, que ce que nos transfuges font perfidement pendant le combat, se fait par nostre ordre.
[242] Pour appaiser l’émotion d’un peuple, il faut tourner en sagesse & en occasion de l’addoucir les choses que le cas fortuit presente, & celles dont ce peuple s’épouvante, ou qu’il observe avec superstition.
[243] Il faut tourner en sagesse les choses que le cas fortuit presente.
[244] Les hommes ont accoutumé de mettre en œuvre & se servir artificieusement des rencontres impreveües.
[245] Plus outre.
[246] Arreste toi à Mets, car c’est là la borne qui t’est donnée.
Il couvrit toutes ces disgraces, du voile de Pieté & de Religion, s’enfermant dans un cloistre, où il eut pareillement la commodité de faire penitence du peché secret, qu’il avoit commis en la naissance d’un fils bastard, qui luy estoit aussi neveu. Ainsi Philippe II, prit sujet de casser tous les Privileges extraordinaires des Arragonois, sur la protection qu’ils voulurent donner à Antonio Perez ; & je trouve entre nos Roys de France que Philippe premier augmenta beaucoup son Royaume, & le delivra s’il faut ainsi dire de la Tutele des Maires du Palais, pendant que tous les Princes de la France, & son Frere même estoient occupez à combattre les Sarrasins, sous la conduite de Godefroy de Boüillon ; & pendant la troisiéme Croisade, on pourroit dire que Philippe Auguste abandonna le Roy Richard d’Angleterre, pour s’en revenir en France broüiller les affaires des Anglois, parce qu’en matiere d’Estat, [247]quædam nisi fallacia vires assumpserint, fidem propositi non inveniunt, laudemque occulto magis tramite quàm via recta petunt. (Val. Max. l. 7. cap. 3.)
[247] Il y a de certaines choses qui ne rencontrent pas la croyance qu’on s’est proposée, si elles n’ont pris des forces par le moyen de quelque tromperie, & qui cherchent plustost la loüange par quelques sentiers cachez que par des voyes droites.