Considerations politiques sur les coups d'estat
Chapitre III.
Avec quelles precautions & en quelles
occasions on doit pratiquer les
Coups d’Estat.
Je viens maintenant à ce qui est de plus essentiel à ce discours, & puis que les bons & sages Medecins n’ordonnent jamais les remedes dangereux & violens, sans prescrire quand & quand toutes les precautions moyennant lesquelles on s’en peut legitimement servir ; il faut aussi que je fasse le même en cette occasion, & je le feray d’autant plus volontiers, que ces Coups d’Estat sont comme un glaive duquel on peut user & abuser, comme la lance de Telephe qui peut blesser & guerir, comme cette Diane d’Ephese qui avoit deux faces, l’une triste & l’autre joyeuse ; bref comme ces medailles de l’invention des Heretiques, qui portent la face d’un Pape & d’un diable sous mêmes contours & lineamens ; ou bien comme ces tableaux qui representent la mort & la vie, suivant qu’on les regarde d’un costé ou d’autre ; joint que c’est le propre de quelque Timon seulement, de dresser des gibets pour occasioner les hommes de s’y pendre ; & que pour moy je defere trop à la nature, & aux regles de l’humanité qu’elle nous prescrit, pour rapporter ces histoires afin qu’on les pratique mal à propos,
[119] Plût à Dieu que je fusse aussi heureux que j’ay le cœur sincere. Il n’y a encore personne que ma bouche ait blessé.
C’est pourquoy voulant prescrire les regles que l’on doit observer pour s’en servir avec honneur, justice, utilité, & bien-seance, j’auray recours à celles qu’en donne Charon (lib. 3. cap. 2.) & mettray pour la premiere, que ce soit à la defensive & non à l’offensive, à se conserver, & non à s’agrandir, à se preserver des tromperies, méchancetez, & entreprises ou surprises dommageables, & non à en faire. Le monde est plein d’artifices & de malices : [120]Per fraudem & dolum Regna evertuntur, dit Aristote, tu servari per eadem nefas esse vis, ajouste Lipse ; il est permis de joüer à fin contre fin, & auprés du Renard, contrefaire le Renard : Les loix nous pardonnent les delits que la force nous oblige de commettre : [121]Insitum est unicuique animanti, dit Saluste, ut se vitamque tueatur ; & au rapport de Ciceron (3. de offic.) [122]communis utilitatis derelictio contra naturam est, & pour lors il est besoin de biaiser quelquefois, de s’accommoder au temps & aux personnes, de mesler le fiel avec le miel, d’appliquer le cautere où les corrosifs ne font rien, le fer, où le cautere n’a point de puissance, & bien souvent le feu où le fer manque.
[120] On renverse les royaumes, par le moyen des fraudes & des finesses ; & tu veux qu’il soit defendu de les conserver par les mêmes moyens.
[121] C’est de la nature de tous les animaux qu’ils se defendent & leur vie aussi.
[122] L’abandon de l’utilité commune est contre la nature.
La seconde, que ce soit pour la necessité, ou evidente & importante utilité publique de l’Estat, ou du Prince, à laquelle il faut courir ; c’est une obligation necessaire & indispensable, c’est toujours estre en son devoir que de procurer le bien public, [123]semper officio fungitur, dit Ciceron (ibid.) utilitati hominum consulens & societati. Cette loy si commune & qui devroit estre la principale regle de toutes les actions des Princes, [124]Salus populi suprema lex esto, les absout de beaucoup de petites circonstances & formalitez, ausquelles la justice les oblige : Aussi sont-ils maistres des loix pour les allonger ou accourcir, confirmer ou abolir, non pas suivant ce que bon leur semble ; mais selon ce que la raison & l’utilité publique le permettent : l’honneur du Prince, l’amour de la patrie, le salut du peuple equipollent bien à quelques petites fautes & injustices ; & nous appliquerons encore le dire du Prophete, si toutefois il se peut faire sans rien profaner : [125]Expedit ut unus Homo moriatur pro populo, ne tota gens pereat.
[123] Celuy qui pourvoit au bien & à la societé des hommes fait toujours son devoir.
[124] Que la conservation du peuple soit la souveraine loy.
[125] Il est necessaire qu’un homme meure pour le peuple, afin que toute la nation ne perisse pas.
La troisiéme, que l’on marche plûtost en ces affaires au petit pas qu’au galop, puisque
(Claudien.)
& que l’on n’en fasse pas mestier & marchandise, crainte que le trop frequent usage n’attire aprés soy l’injustice. L’experience nous apprend, que tout ce qui est émerveillable & extraordinaire, ne se monstre pas tous les jours : les Cometes n’apparoissent que de siecles en siecles : les monstres, les deluges, les incendies du Vesuve, les tremblemens de terre, n’arrivent que fort rarement, & cette rareté donne un lustre & une couleur à beaucoup de choses, qui le perdent soudain que l’on en use trop frequemment,
[126] Il n’y a jamais de retardement qui soit long quand il est question de faire mourir un homme.
[127] Nous méprisons tout ce que nous avons veu les années passées, & estimons comme de la bouë tout ce que nous ayons déja veu.
J’ajouste que si le Prince se tient dans la retenuë de ces pratiques, il ne pourra facilement en estre blasmé, ny ne passera à cette occasion pour tyran, perfide, ou barbare, d’autant que l’on ne doit proprement donner ces qualitez, qu’à ceux qui en ont contracté les habitudes, & ces habitudes dépendent d’un grand nombre d’actions souventefois repetées, [128]habitus est actus multoties repetitus, tout ainsi que la ligne est une suite de points, la superficie une multiplication de lignes, l’induction un amas de plusieurs preuves, & le syllogisme un entre-las de diverses propositions.
[128] L’habitude est un acte reïteré par plusieurs fois.
La quatriéme, que l’on choisisse toujours les moyens les plus doux & faciles, & que l’on prenne garde au precepte que donne Claudien à l’Empereur Honorius,
(de 4. Consul.)
[129] Te contenteras-tu de la punition de Metius ? C’est une chose triste que la trop grande rigueur.
Il n’appartient qu’à des tyrans de dire, [130]sentiat se mori, & qu’à des diables de se plaire aux tourmens des hommes ; il ne faut pas imiter en ces actions les chevaux des Courses Olympiques, lesquels on ne pouvoit plus retenir lors qu’une fois ils avoient pris carriere, il y faut proceder en juge, & non comme partie ; en Medecin, & non pas en bourreau ; en homme retenu, prudent, sage, & discret, & non pas en colere, vindicatif & abandonné à des passions extraordinaires & violentes : cette belle vertu de Clemence,
[130] Qu’il se sente mourir.
[131] Qui enseigne à estimer sale & cruël, de se repaitre des tourmens & du sang des humains.
est toujours plus estimée que la rigueur & severité ; la masse d’Hercules, disent les Poëtes, luy avoit esté donnée pour vaincre les Geans, punir les tyrans, & exterminer les monstres, & neanmoins elle estoit faite de la fourche d’un olivier, en symbole de paix & de tranquillité ; l’on peut souventefois remedier à un grand arbre qui s’en va mourant, en taillant seulement quelques-unes de ses branches ; & une simple seignée faite à propos, rompt bien souvent le cours à de grandes maladies ; bref il faut imiter les bons Chirurgiens qui commencent toujours par les operations les plus faciles à supporter ; & les Juifs qui donnoient certains breuvages aux condamnez à mort pour leur oster les sentimens, & la douleur du supplice ; la seule teste de Seianus devoit contenter Tibere ; Hannibal pouvoit bien rendre tous ses captifs inutiles à la guerre sans les tuer ; le Sac de Rome eut esté moins odieux, si l’on eust porté plus de respect aux temples & à leurs ministres ; & le Marquis d’Ancre n’eut pas esté moins justement puny, quand on ne l’eust point traisné & dechiré. [132]Illos crudeles vocabo, dit Seneque (de clem. cap. 4.) qui puniendi causam habent, modum non habent.
[132] J’appelleray ceux-là cruëls qui ont des raisons de punir, mais qui ne peuvent suivre de regles, & qui n’ont point de moderation.
La cinquiéme, que pour justifier ces actions, & diminuer le blâme qu’elles ont accoustumé d’apporter quand & soy, lors que les Princes se trouvent reduits & necessitez de les prattiquer, ils ne les fassent qu’à regret, & en souspirant, comme le pere qui fait cauteriser ou couper un membre à son enfant pour luy sauver la vie, ou luy arracher une dent pour avoir du repos ; c’est ce que le Poëte Claudien n’oublie pas en la description qu’il fait d’un bon Prince :
[133] Que le Prince soit lent au chastiment & prompt aux recompenses ; & qu’il ait du regret quand il est contraint à estre severe & rigoureux.
Il faut doncques retarder, ou au moins ne precipiter ces executions, les mascher & ruminer souvent dans son esprit, s’imaginer tous les moyens possibles pour les gauchir & éviter si faire se peut, si non pour les adoucir & faciliter ; & en un mot ne s’y point resoudre, qu’avec autant de difficulté que feroit un homme attaqué sur mer par la tempeste, à sacrifier tout son bien à la fureur de cet Element, ou un malade à se voir couper la jambe.
Aussi n’est-ce pas mon intention de finir icy le nombre de ces precautions par quelqu’une, que l’on puisse croire estre la derniere de celles qu’il y faut observer : l’ajouste qui voudra à ses écrits, pour moy je ne la mettray jamais aux miens, n’estimant pas raisonnable, de prescrire des fins & des limites à la clemence & humanité ; qu’elle étende ses bornes si loing qu’elle voudra, elles me sembleront toujours trop courtes & resserrées. Quand on n’a point peur que son cheval bronche on luy peut lascher la bride asseurément ; lors que le vent est bon on peut deployer toutes les voiles ; on ne doit borner les vertus que par les vices qui leur sont contraires, & tant qu’elles s’en éloignent assez pour n’y point tomber, on n’a que faire de les retenir. Il est bien vray qu’elles n’ont pas leur carriere si franche au sujet que nous traitons maintenant, comme en beaucoup d’autres, mais aussi sera-ce assez que le Prince qui ne peut estre du tout bon, le soit à demy, & que celuy qui par une raison superieure ne peut estre du tout juste, ne soit pas aussi du tout cruel, injuste & meschant. Mais quand bien nous n’aurions que ces cinq regles & precautions, je croy, qu’elles sont suffisantes de faire juger à ceux qui auront tant soit peu d’esprit & d’inclination au bien, ce qui sera de la raison, & encore que je ne les eusse point specifiées, la discretion toutefois & le jugement des hommes sages ne permettent pas qu’ils les puissent ignorer, veu que
(Paling. in Virgine.)
[134] La Prudence montre à l’homme ce qu’il doit ou ce qu’il ne doit pas faire.
Aussi est-ce bien mon intention que de toutes les Histoires que j’ay rapportées cy-dessus & que je cotteray encore dans la suite de ce discours, celles-là passent seulement pour legitimes, lesquelles estant appliquées à ces cinq regles ou à celles de la prudence en general, se rencontreront conformes à ce qui sera du droit & de la raison.
Mais toutes les maximes & precautions susdites ne servant que pour nous rendre mieux instruits & disposez à l’execution de ces Coups d’Estat, il faut maintenant voir en quelles rencontres & occasions on les peut pratiquer. Charon sans faire semblant de rien en propose 4 ou 5 dans son livre de la sagesse (l. 3. c. 2.) mais brievement [135]à la sfugita, & faisant comme les Scythes qui décochent leurs meilleures fléches lors qu’ils semblent fuïr le plus fort. Je les étendray davantage par raisons & exemples, & y en ajouteray beaucoup d’autres, qui serviront comme de titres, ausquels on pourra rapporter celles qui se rencontreront aprés dans les Auteurs & Historiens.
[135] A la dérobée.
Or entre ces occasions il n’y a point de doute qu’on doit faire marcher les premieres, quoy qu’elles soient à mon avis les plus injustes, celles qui se rencontrent en l’établissement & nouvelle erection ou changement des Royaumes & Principautez : Et pour parler premierement de l’erection, si nous considerons quels ont esté les commencemens de toutes les Monarchies, nous trouverons toujours qu’elles ont commencé par quelques-unes de ces inventions & supercheries, en faisant marcher la Religion & les miracles en teste d’une longue suite de barbaries & de cruautez. C’est Tite Live (l. 4. decad. 1.) qui en a le premier fait la remarque : [136]Datur, dit-il, hæc venia antiquitati, ut miscendo humana divinis, primordia urbium augustiora faciat. Ce que nous montrerons cy-aprés estre tres-veritable, mais pour cette heure, il nous faut demeurer dans le general, & commencer nostre preuve par l’établissement des quatre premieres & plus grandes Monarchies du monde. Cette tant renommée Reyne Semiramis qui fonda l’Empire des Assyriens, fut assez industrieuse pour persuader à ses peuples, qu’ayant esté exposée en son enfance, les oiseaux avoient eu le soin de la nourrir, luy apportant la becquée comme ils ont coustume de faire à leurs petits : & voulant encore confirmer cette fable par les dernieres actions de sa vie, elle ordonna qu’on feroit courir le bruit aprés sa mort qu’elle avoit esté convertie en pigeon, & qu’elle s’estoit envolée, avec une grande quantité d’oiseaux qui l’estoient venu querir jusques dans sa chambre. Elle eut encore la resolution de feindre & changer son sexe, & de femme qu’elle estoit devenir masle, joüant le personnage de son fils Ninus, & le contrefaisant en toutes ses actions : & pour mieux venir à bout de cette entreprise, elle s’avisa d’introduire une nouvelle sorte de vestemens parmy le peuple, qui estoient grandement favorables à couvrir & cacher ce qui pouvoit le plus facilement la faire reconnoistre pour femme. [137]Brachia enim ac crura velamentis, caput tiara tegit, & ne novo habitu aliquid occultare videretur, eodem ornatu populum vestiri jubet, quem morem vestis exinde gens universa tenet, & par ce moyen, [138]primis initiis sexum mentita, puer credita est. (Just. initio.) Cyrus qui établit la Monarchie des Perses, voulut aussi s’autoriser par la vigne que son grand pere Astyages avoit veu naistre [139]ex naturalibus filiæ, cujus palmite omnis Asia obumbrabatur ; & du songe que luy-même eut lors qu’il prit les armes, & qu’il choisit un esclave pour compagnon de toutes ses entreprises ; mais il faisoit encore mieux valoir l’opinion qu’une chienne l’avoit nourry & alaité dans les bois, où il avoit esté exposé par Harpago, jusques à ce qu’un Pasteur l’ayant rencontré fortuitement, il le porta à sa femme, & le fit soigneusement nourrir dans sa maison. Pour Alexandre & Romulus, comme leurs desseins estoient plus relevez, aussi jugerent-ils qu’il estoit necessaire de prattiquer davantage & de beaucoup plus puissans stratagemes. C’est pourquoy encore qu’ils commençassent aussi-bien que les precedens par celuy de leur origine, ils le porterent toutefois le plus haut qu’il se pouvoit faire, d’où Sidonius a eu occasion de dire,
[136] On permet à l’Antiquité qu’en mélant des choses humaines parmy les divines, elle rende plus augustes les commencemens des villes.
[137] Car elle couvrit ses bras & ses jambes d’une robe, & la teste d’un turban ; & afin qu’elle ne semblast pas cacher quelque chose sous ce nouvel habit, elle ordonna que tout son peuple en prist de semblables, laquelle mode ce peuple garde encore.
[138] Au commencement s’estant travestie elle fut prise pour un garçon.
[139] De sa fille, dont l’ombre des sarmens couvroit toute l’Asie.
[140] Le grand Alexandre & le Romain sont estimés avoir esté conceus d’un serpent & d’un Dieu.
Car pour Alexandre il fit croire que Jupiter avoit accoustumé de venir voir & de se réjouïr avec sa mere Olympias sous la figure d’un serpent, & que lors qu’il vint au monde, la Déesse Diane assista si assiduement aux couches de ladite Olympias, qu’elle ne songea pas à secourir le temple qu’elle avoit en Ephese, lequel dans cet intervalle fut entierement consommé, par un fortuït embrasement. Quoy plus, afin de mieux établir l’opinion de sa divinité dans la croyance de ses sujets, il disposa les Prestres de Jupiter Ammon en Egypte, [141]ut ingredientem templum statim ut Ammonis filium salutarent ; (Justin. l. 11.) & pour mieux joüer encore son personnage, [142]Rogat num omnes patris sui interfectores sit ultus, respondent patrem ejus, nec posse interfici, nec mori ; il en vint même aux effets, commandant à Parmenion de démolir tous les temples, & d’abolir les honneurs que les peuples de l’Orient rendoient à Jason, [143]ne cujusquam nomen in Oriente venerabilius quam Alexandri esset. Ajoustons à cela que certains captifs luy ayant donné la connoissance du remede dont on se pouvoit servir contre les fléches empoisonnées des Indiens, il fit croire auparavant que de le publier, que Dieu le luy avoit revelé en songe. Mais cette insatiable cupidité l’ayant conduit jusques à se faire adorer, il reconnut enfin par les remonstrances de Callisthenes, par l’obstination des Lacedemoniens, & par les blessures qu’il recevoit tous les jours en combatant, que toutes ses forces ne seroient jamais suffisantes pour pouvoir établir cette nouvelle Apotheose, & qu’il faut une plus grande fortune pour gagner une petite place dans le ciel, que pour dompter icy bas & dominer toute la terre. Que si l’on veut ajouster à ces histoires celles de la mort de son Pere Philippe, de laquelle il fut consentant avec sa mere Olympias, & celle aussi de Clytus, qu’il tua de sa propre main, parce qu’il s’estoit acquis trop d’autorité entre les soldats, l’on trouvera qu’Alexandre pratiquoit en secret ce que Cesar a fait depuis tout ouvertement, [144]si violandum est jus, regnandi causa. Quant à Romulus, il se mit en credit par les histoires du Dieu Mars, qui pratiquoit familierement avec sa mere Rhea ; par celle de la Louve qui le nourrit ; par la tromperie des Vautours, la mort de son frere, l’Asile qu’il établit à Rome, le ravissement des Sabines, le meurtre de Tatius qu’il laissa impuny, & finalement par la mort en se noyant dans des marests, pour faire croire que son corps avoit esté enlevé dans les cieux, puis qu’on ne le pouvoit trouver en terre. Or si l’on ajouste à ces Coups d’Estat de Romulus, ceux que Numa Pompilius son successeur prattiqua au moyen de sa nymphe Egerie, & des superstitions qu’il établit pendant son Regne, il sera facile en suite de juger,
(Virgil.)
[141] Que dés qu’il entreroit au temple ils le salüassent comme le fils de Jupiter Ammon.
[142] Il demanda s’il ne s’estoit pas vengé de tous les meurtriers de son pere, & ils répondirent que son pere ne pouvoit ni estre tué ni mourir.
[143] Afin qu’il n’y eût point de nom en Orient plus venerable que celuy d’Alexandre.
[144] S’il faut violer le droit, c’est pour regner.
[145] Par quelle fortune cette fameuse Rome, a maistrisé toute la terre, & a porté son ambition aussi haut que l’Olympe.
Il est encore à propos de remarquer, que tout ainsi que cette domination Monarchique ne s’estoit pû établir sans beaucoup de ruses & de tromperies, il n’en fallut aussi gueres moins pour la détruire, lors que les Tarquins estant chassez de Rome à cause du violement de Lucresse, on changea l’Estat d’un Royaume en celuy d’une Republique. Car nous y pouvons premierement remarquer la folie simulée de Junius Brutus, sa cheute feinte, son baston de sureau presenté à l’oracle, & en suite l’execution qu’il fit faire de ses deux fils, tant parce qu’ils estoient amys des Tarquins, & accusez de les avoir voulu remettre dans la ville, qu’aussi parce que l’education qu’ils avoient receuë durant l’Estat Monarchique, estoit directement contraire à celuy qu’il vouloit établir : & pour couronner toutes ces actions par quelque grand Coup d’Estat, & par un vray [146]arcanum Imperii, il fit chasser de Rome Tarquinius Collatinus, quoy qu’il fust mary de Lucresse, qu’il eust esté son compagnon au Consulat, & qu’il n’eust pas moins contribué que luy à la ruine des Tarquins : car quoy qu’il prist pour pretexte que le nom des Tarquins estoit devenu si odieux aux Romains, qu’ils ne pouvoient pas même le souffrir en la personne de leurs amis ; son principal but neanmoins estoit de ne laisser aucun reste de ceux qu’il avoit poussez jusques à la derniere extremité, & aussi de ne partager la gloire de cette action avec une personne dont luy-même avoüoit & publioit le merite : [147]Meminimus, fatemur, ejecisti Reges, absolve beneficium tuum, aufer hinc regium nomen. (ap. Liv. l. 2.) Que si nous voulions examiner toutes les autres Monarchies & tous les Estats qui sont inferieurs à ces quatre, nous pourrions emplir un gros volume de semblables histoires. C’est pourquoy ce sera assez pour la derniere preuve de nostre maxime, d’examiner ce que pratiqua Mahomet, à l’établissement non moins de sa Religion, que de l’Empire lequel est aujourd’huy le plus puissant du monde. Certes comme tous les grands esprits (Postellus & alii) ont toujours eu l’industrie de prendre avantage des plus signalées disgraces qui leur sont arrivées, cettuy-cy pareillement voulut faire de même ; de façon que voyant qu’il estoit fort sujet à tomber du haut mal, il s’avisa de faire croire à ses amis que les plus violens paroxismes de son epilepsie, estoient autant d’extases & de signes de l’esprit de Dieu qui descendoit en luy ; il leur persuada aussi qu’un pigeon blanc qui venoit manger des grains de bled dans son oreille, estoit l’Ange Gabriel qui luy venoit annoncer de la part du même Dieu ce qu’il avoit à faire : En suite de cela il se servit du Moine Sergius pour composer un Alcoran, qu’il feignoit luy estre dicté de la propre bouche de Dieu ; finalement il attira un fameux Astrologue pour disposer les peuples par les predictions qu’il faisoit du changement d’Estat qui devoit arriver, & de la nouvelle loy qu’un grand Prophete devoit établir, à recevoir plus facilement la sienne lors qu’il viendroit à la publier. Mais s’estant une fois apperceu que son Secretaire Abdala Ben-salon, contre lequel il s’estoit picqué à tort, commençoit à découvrir & publier telles impostures, il l’égorgea un soir dans sa maison, & fit mettre le feu aux quatre coins, avec intention de persuader le lendemain au peuple que cela estoit arrivé par le feu du Ciel, & pour chastier ledit Secretaire qui s’estoit efforcé de changer & corrompre quelques passages de l’Alcoran. Ce n’estoit pas toutefois à cette finesse que devoient aboutir toutes les autres, il en falloit encore une qui achevast le mystere, & ce fut qu’il persuada au plus fidelle de ses domestiques, de descendre au fond d’un puits qui estoit proche d’un grand chemin, afin de crier lors qu’il passeroit en compagnie d’une grande multitude de peuple qui le suivoit ordinairement, Mahomet est le bien-aymé de Dieu, Mahomet est le bien-aymé de Dieu : & cela estant arrivé de la façon qu’il avoit proposé, il remercia soudain la divine bonté d’un témoignage si remarquable, & pria tout le peuple qui le suivoit de combler à l’heure même ce puits, & de bastir au dessus une petite Mosquée pour marque d’un tel miracle. Et par cette invention ce pauvre domestique fut incontinent assommé, & ensevely sous une gresle de cailloux, qui luy osterent bien le moyen de jamais découvrir la fausseté de ce miracle,
(Petron. in Epigram.)
[146] Secret d’Empire.
[147] Il nous en souvient, nous le confessons, tu as chassé les Roys, paracheve cette bonne action, & oste d’icy le nom royal.
[148] Mais la terre & les plumes babillardes en receurent le son.
La seconde occasion que l’on peut avoir de pratiquer ces coups fourrez, est la conservation, ou rétablissement, & restauration des Estats & Principautez, lors que par quelque malheur ou par la seule longueur du temps, qui mine & consomme toutes choses, ils commencent à pancher vers leur ruine, & à menacer d’une prochaine cheute, si bien-tost l’on n’y donne ordre. Et certes d’autant plus que toutes les choses ayment leur conservation, & sont obligées de maintenir autant qu’il est possible les principes de leur estre, ou au moins de leur bien estre ; je me persuade aussi qu’il est alors permis, voire même necessaire que ce qui a servy à les établir, serve aussi à les maintenir. J’ajouste encore que si l’opinion d’Ovide est veritable,
[149] Il n’y a pas moins de vertu à conserver qu’à aquerir du bien : en celui-cy il y a de la fortune, mais celui-là est une œuvre de l’industrie.
on doit raisonnablement conclure, que ces Coups d’Estat sont plus necessaires pour la conservation & manutention des Monarchies, que pour leur établissement ; au moins seront-ils plus justes, puis que auparavant qu’un Estat soit formé & dressé, il n’y a nulle necessité de l’établir ; tant s’en faut, c’est le plus souvent un coup de hazard, ou l’effet de la puissance & ambition de quelque particulier ; mais au contraire quand il est étably & policé, l’on est en suite obligé de le maintenir. Or puis qu’il ne seroit pas à propos de ressembler à ces vagabonds & Cingaristes,
[150] Qui se plaisant chés autruy, ne sçauroient demeurer dans leur propre maison.
aprés avoir tiré tant de preuves & d’exemples des Histoires étrangeres, il ne sera pas comme je croy hors de propos de feüilleter un peu la nostre, puis qu’elle peut nous en fournir d’aussi remarquables que celles des Grecs & des Romains. Et à la verité quand je considere ce que fit Clovis nostre premier Roy Chrestien, il faut avoüer que je n’ay encore rien veu de semblable en toute l’antiquité. Car la Gaule se trouvant divisée lorsqu’il vint à la Couronne en quatre diverses nations, dont le Visigoth possedoit la Gascogne, le Bourguignon estoit Maistre du Lionnois, les Romains commandoient à Soissons & à toutes ses appartenances, & les François qui pour lors estoient encore presque tous Payens, gouvernoient le demeurant : Il luy prit envie de reünir & rassembler ces quatre pieces separées sous son Empire, comme Esculape fit les membres d’Hippolyte. Et pour ce faire, considerant que la Religion Payenne commençoit insensiblement à vieillir, & à se diminuer, aprés avoir gagné la bataille de Tolbiac sur un Prince Allemand, il prit resolution de se faire Chrestien, & de se concilier par ce moyen la bienveillance non seulement de la Reyne Clothilde sa femme, mais encore de beaucoup de Prelats, & de tout le commun peuple de la France. Surquoy je dois remarquer comme en passant, qu’encore qu’il me seroit plus seant de rapporter les premiers motifs d’un changement si remarquable à quelque sainte inspiration, octroyée au Roy Clovis par les prieres de la bonne Reyne Clothilde, & que je ferois mieux d’interpreter toutes ces choses douteuses en bien ; il faut neanmoins que je me range icy du costé des Politiques, qui seuls ont le privilege de les interpreter en mal, ou au moins d’y remarquer quelque ruse & stratageme, afin de demeurer toujours du costé des plus fins, & d’aiguiser l’esprit de ceux qu’ils instruisent par le recit de ces actions remarquables & judicieuses à la verité, mais qui ne sont fondées le plus souvent que sur de vaines conjectures, & sur des soupçons qui ne donnent & ne peuvent en aucune façon prejudicier à la verité de l’Histoire. Continuant doncques à parler de cette conversion de Clovis suivant les sentiments de Pasquier, & de quelques autres Politiques, nous dirons que l’Escu descendu du Ciel, les miracles du Sacre, & l’Auriflamb, dont Paul Emile ne dit mot, furent de petits Coups d’Estat pour autoriser le changement de Religion, duquel il se vouloit servir comme d’une puissante machine pour ruiner tous les petits Princes qui estoient ses voisins. Et en effet il commença par le Romain, contre lequel la haine commune des nations étrangeres combatoit, puis par le Visigoth & Bourguignon, sous ombre qu’ils estoient Arriens, & ensuite il entreprit les Princes Ragnacaire, Cacarie, Sigebert & son fils, descendans de Clodion, qui occupoient encore quelques petits échantillons de la France ; & il les fit tous frauduleusement assassiner, sans autre pretexte que pour eviter le ressentiment qu’ils pourroient avoir un jour du tort que leur avoit fait Merové son ayeul. Et aprés cela je laisse à juger comme j’ay déja fait cy-dessus, quelle raison a pû avoir Monsieur Savaron de faire un livre afin de prouver & établir la sainteté de Clovis. Pour moy je croy que la meilleure preuve qu’il nous en pouvoit donner, estoit de luy faire dire comme fit un certain Poëte à Scipion,
[151] Si par des meurtres on peut monter au ciel, la porte n’en est ouverte qu’à moy seul.
Neanmoins comme la sagesse des hommes n’est que pure folie devant Dieu, il arriva que ses successeurs se laissant conduire par les Maires du Palais comme des bufles par le nez, le Royaume aprés avoir changé de diverses mains, aboutit finalement à Pepin rejetton de la famille de Clodion, comme il est fort bien expliqué par Pasquier ; & ainsi Clovis augmenta à la verité, & unit le Royaume de France, mais il ne put toutefois le conserver long-temps à sa maison, ny à ceux qui en sont descendus. La France doncques ayant esté reünie de la sorte par Clovis, & un peu aprés baucoup augmentée par Charlemagne, elle se conserva long-temps en un estat assez florissant, jusques à ce que les Anglois sortant de leur nid, ils y apporterent la guerre, & la continuerent si obstinément, qu’en estant presque devenus maistres, il fut necessaire sous Charles VII, d’avoir recours à quelque Coup d’Estat pour les en chasser : ce fut doncques à celuy de Jeanne la Pucelle, lequel est avoüé pour tel par Juste Lipse en ses Politiques, & par quelques autres Historiens étrangers, mais particulierement par deux des nostres, sçavoir du Bellay Langey en son art militaire, & par du Haillan en son Histoire, pour ne citer icy beaucoup d’autres Ecrivains de moindre consideration. Or ce Coup d’Estat ayant si heureusement reüssi que chacun sçait, & la Pucelle n’ayant esté brulée qu’en effigie, nos affaires commencerent un peu aprés à s’empirer, tant par les guerres precedentes, que par celles qui vinrent ensuite, & la France devint comme ces corps cachectiques & mal sains qui ne respirent que par industrie, & ne se soustiennent que par la vertu des remedes : car elle ne s’est depuis ce temps là maintenuë que par le moyen des stratagemes pratiquez par Louïs XI, François I, Charles IX, & par ceux encore qui leur ont succedé, desquels je ne diray rien presentement, puis que toutes nos Histoires en sont pleines, & qu’il y aura lieu cy-aprés de rapporter ceux qui me sembleront les plus remarquables.
La troisiéme raison qui peut legitimer ces Coups d’Estat, est lors qu’il s’agit d’affoiblir ou casser certains droits, privileges, franchises & exemptions dont joüissent quelques sujets au prejudice & diminution de l’autorité du Prince ; comme lors que Charles V, voulant ruiner le droit de l’élection, & asseurer l’Empire à sa famille, se servit pour cet effet des predications de Luther, & luy donna tout loisir d’établir sa doctrine, afin que sa predication prenant pied en Allemagne, la division se glissast parmy les Princes Electeurs, & qu’il eust le moyen de les ruiner plus facilement, lors qu’il les voudroit entreprendre. C’est ce que Monsieur le Duc de Nevers a si bien remarqué dans le Discours qu’il fit imprimer en l’an 1590, sur la condition des affaires de l’Estat, dedié au Pape Sixte cinquiéme, que je ne puis moins faire que de rapporter icy les propres termes dont il s’est servy. Le pretexte de la Religion, dit-il, n’est pas une chose nouvelle, & beaucoup de grands Princes s’en sont servis pour cuider parvenir à leur but. Je veux cotter la guerre que Charles V fit contre les Princes Protestans de la secte de Luther, car il ne l’eust jamais entrepris, s’il n’eust eu intention de rendre hereditaire à la Maison d’Austriche la Couronne Imperiale ; partant il s’attaqua aux Princes Electeurs de l’Empire pour les ruiner & abolir cette élection. Car si le zele de l’honneur de Dieu, & le desir de soustenir la sainte Religion Catholique eust dominé son esprit, il n’eust retardé depuis l’an 1519, qu’il fut éleu Empereur, jusques en l’année 1549, à prendre les armes pour éteindre, comme il luy eust esté lors fort aisé à faire, l’heresie que Luther commença d’allumer dés l’an 1526 en Allemagne, sans attendre qu’elle eust embrasé la plus grande region de l’Europe : mais parce qu’il estimoit que telle nouveauté luy pourroit apporter commodité plus que dommage ; tant à l’endroit du Pape que des Princes de Germanie, à cause de la division que cette heresie engendroit parmy eux, specialement entre les Princes seculiers & les autres, voire aussi parmy les simples laics, il la laissa augmenter jusques à ce qu’elle eust produit l’effet qu’il avoit projetté ; & lors il suscita le Pape Paul troisiéme pour faire la guerre aux Protestans sous pretexte de Religion, mais en intention de les exterminer & rendre l’Empire hereditaire à sa Maison. Cela fut aussi remarqué par François premier en son Apologie de l’an 1537. L’Empereur sous couleur de la Religion armé de la ligue des Catholiques, veut opprimer l’autre, & se faire le chemin à la Monarchie : C’estoit à la verité une grande ruse conceuë de longue-main, avec beaucoup de jugement & de prudence. Mais Philippe second en pratiqua une autre, de laquelle l’effet fut bien plus prompt & asseuré, quoy qu’en chose de moindre consequence, puis qu’elle n’avoit autre but que d’abolir les privileges octroyez autrefois au Royaume d’Arragon, qui estoient en effet si avantageux, & si courageusement maintenus par ce peuple, que les Roys d’Espagne ne se pouvoient pas vanter de leur commander absolument : voyant doncques qu’il se presentoit une belle occasion de les ruiner, sur ce que Antonio Perez son Secretaire d’Estat & leur compatriote, aprés avoir rompu les prisons de Castille s’estoit retiré en Arragon, pour asseurer sa vie sous la faveur des Privileges octroyez à ce Royaume : il jugea que c’estoit un beau pretexte pour se tirer une telle épine du pied : c’est pourquoy ayant sous main pratiqué les Jesuites afin qu’ils excitassent le peuple à prendre les armes, & à defendre les privileges & libertez du païs, luy de son costé met ensemble une grosse armée, & fait mine de vouloir combattre celle des Arragonois ; sur ces entrefaites les Jesuites commencent à joüer leur jeu, & à chanter la palinodie, remonstrant au peuple que veritablement le Roy avoit la raison de son costé, que ses forces estoient trop puissantes, les leurs trop foibles pour attendre le hazard de quelque rencontre, aprés laquelle il n’y auroit point de pardon ; bref ils font si bien que la peur & l’étonnement se glissent dans le cœur des Arragonois, leur armée se dissipe, chacun s’étonne, s’enfuit, se cache, & cependant l’armée du Roy d’Espagne passe outre, entre dedans Sarragosse, y bastit une Citadelle, demolit les maisons principales, fait mourir les uns, bannit les autres ; & n’oublie rien pour ruiner & dompter entierement cette Province, laquelle est maintenant plus sujette & soumise au Roy d’Espagne qu’aucune autre.
Au contraire lors qu’il faut établir quelque loy notable, quelque reglement ou arrest de consequence, il est bon de se servir des mêmes moyens, & d’avoir recours à ces maximes ; & qu’ainsi ne soit nous en avons tant d’exemples pratiquez par les Romains, & autres peuples estimez des plus sages, qu’il n’est pas même bien-seant d’en douter : Y a-t-il rien de plus cruël que de decimer toute une legion, pour la fuite ou lascheté de quelques soldats particuliers ? & neanmoins cette loy fut établie & soigneusement observée par les Romains, afin de tenir tous les soldats en leur devoir par la terreur de ces supplices. Et les mêmes Romains, voulant empescher les attentats que les esclaves domestiques pouvoient faire sur la vie de leurs Maistres, ils ordonnerent, que lors qu’un tel delit auroit esté commis en quelque maison, tous les esclaves qui s’y rencontreroient seroient égorgez aux funerailles de leur Maistre ; & cette loy fut si religieusement observée, que Pedanius Prefect de la ville ayant esté tué par un de ses esclaves, il y en eut 400 de compte fait qui furent executez, nonobstant les intercessions que fit pour eux tout le peuple de Rome, & nonobstant même l’avis de quelques Senateurs, ausquels Cassius s’opposa ouvertement, & avec tant de raisons, que l’opinion contraire, quoy que jugée totalement inhumaine, fut suivie, comme il est rapporté par Tacite. (l. 4. Annal.) Aussi est-ce le precepte de Ciceron, (1. Officior.) que [152]ita probanda est mansuetudo atque clementia, ut Reipublicæ causa adhibeatur severitas, sine qua administrari civitas non potest. Les Perses avoient anciennement étably cette loy pour asseurer la vie de leur Prince, que quiconque entreprenoit sur elle, n’estoit pas seulement puny en sa personne, mais en celle de tous ses parens, que l’on faisoit mourir du même supplice, comme on le remarque particulierement de Bessus ; & Fernand Pinto dit avoir esté en un Royaume, où il vit pratiquer la même coustume, sur plus de cinquante ou soixante personnes, qui estoient toutes parentes d’un jeune Page, lequel en l’âge de dix ou douze ans avoit bien eu la hardiesse de tuër son Roy. Le grand Tamerlan ayant sceu qu’un soldat de son armée avoit beu une chopine de laict sans l’avoir voulu payer, il le fit éventrer en presence de tous ses compagnons, afin de les tenir par cet exemple si extraordinaire, dans l’obeïssance de ses commandemens. Les crimes de fausse monoye & d’heresie n’estoient pas plus griefs il y a cent ans qu’à cette heure, & neanmoins en ce temps-là, les Faux Monoyeurs estoient bouillis tout vifs dans de l’huile, & les Heretiques brulez, le tout non à autre fin, que pour imprimer la terreur de ces supplices, és esprits de ceux que la simple defense du Prince n’estoit pas suffisante de retenir en leur devoir, [153]& sic multorum saluti potiùs quàm libidini consulendum. (Salust. ad Cæsar.)
[152] Il faut user de douceur & de clemence en la temperant de quelque severité pour le bien public, sans laquelle on ne sçauroit gouverner une ville.
[153] Et ainsy il faut plustost pourvoir au salut de plusieurs, qu’à leur appetit particulier.
Une autre occasion de demeurer roide en l’execution de ces maximes, est lors qu’il est necessaire de ruiner quelque puissance, laquelle pour estre trop grande, nombreuse, ou étenduë en divers lieux, on ne peut pas facilement abatre par les voyes ordinaires,
[154] Parce qu’elle est defenduë par des troupes nombreuses & par des regimens armés.
Et quoy qu’il fut grandement à desirer que l’on pust en venir toujours aussi facilement à bout, que les Roys d’Espagne ont fait des Morisques & Marans, qu’ils chasserent par deux fois de leurs Royaumes, jusques au nombre de plus de deux cens quarante mille familles, & ce en vertu d’un simple Edict & Commandement : Neanmoins parce que toutes les affaires ne sont pas semblables en leurs circonstances, ny les maladies accompagnées de mêmes symptomes ou accidens ; aussi faut-il bien souvent changer de remedes, & en pratiquer quelquefois de plus violens les uns que les autres,
(Claudian. 3. in Eutrop.)
[155] On guerit par le fer & le feu, & non par quelque remede doux, les ulceres qui se sont attachés au plus profond des mouëlles ; les flammes penetrant jusques au vif, font entierement evacuer l’humeur peccante, & tarir ensuite la cause du mal, ayant tiré tout ce qu’il y avoit de mauvais sang dans les veines.
La main basse que Mithridates fit faire en un seul jour sur quarante mille Citoyens Romains épandus en divers endroits de l’Asie, estoit un des Coups d’Estat dont je pretens parler. Comme aussi les Vespres Sicilienes, autorisées par Pierre Roy d’Arragon, & subtilement tramées par Prochyte grand Seigneur du païs, lequel déguisé en Cordelier noüa si bien la partie, qu’un jour de Pasques ou de Pentecoste de l’an M CC LXXXII, lors qu’on sonnoit le premier coup des vespres, les Siciliens massacrerent tous les François qui estoient dans leur Isle, sans même pardonner aux femmes ny aux petits enfans. Pareille histoire se passa encore il n’y a pas vingt ans dans l’Isle de Magna, où les habitans de la ville de Corme, se delivrerent par un semblable moyen, & en une seule nuit d’une armée de trente mille hommes, qui y avoit esté envoyée par Arcomat Lieutenant du Roy de Perse. Mais puis que nous avons dans nostre Histoire de France l’exemple de la Saint Barthelemy, qui est un des plus signalez que l’on puisse trouver en aucune autre, il nous y faut particulierement arrester, pour la considerer suivant toutes ses principales circonstances. Elle fut doncques entreprise par la Reyne Catherine de Medicis, offensée de la mort du Capitaine Charry ; par Monsieur de Guise, qui vouloit venger l’assassinat de son Pere, commis par Poltrot à la sollicitation de l’Amiral & des Protestans ; & par le Roy Charles & le Duc d’Anjou ; le premier se voulant vanger de la retraite que lesdits Protestans luy firent faire plus viste qu’il ne vouloit de Meaux à Paris, & tous deux pensant de pouvoir par ce moyen ruiner les Huguenots, qui avoient esté cause de tous les troubles & massacres survenus pendant l’espace de trente ou quarante ans en ce Royaume. L’affaire fut concertée fort long-temps, & avec une telle resolution de la tenir secrete, que Lignerolles Gentilhomme du Duc d’Anjou, ayant témoigné au Roy, encore bien que couvertement, d’en sçavoir quelque chose, il fut incontinent aprés dépesché, par un duel que le Roy même sous main luy suscita. Le lieu choisi pour y attirer tous les plus riches & autorisez d’entre les Huguenots fut Paris. L’occasion fut prise sur la réjoüissance des noces entre le Roy de Navarre, qui estoit de la Religion, & la Reyne Marguerite. La blessure de l’Amiral causée par le Duc de Guise son ancien ennemy, fut le commencement de la tragedie : les moyens de l’executer en faisant venir douze cens Arquebusiers, & les compagnies des Suisses à Paris furent mêmement approuvez par l’Amiral, sur la croyance qu’il eut que c’estoit pour le defendre contre la Maison de Lorraine : bref tout fut si bien disposé, que l’on ne manque en chose quelconque sinon en l’execution, à laquelle si on eust procedé rigoureusement il faut avoüer que c’eust esté le plus hardy Coup d’Estat, & le plus subtilement conduit, que l’on ait jamais pratiqué en France ou en autre lieu. Certes pour moy, encore que la Saint Barthelemy soit à cette heure également condamnée par les Protestans & par les Catholiques, & que Monsieur de Thou nous ait rapporté l’opinion que son pere & luy en avoient par ces vers de Stace,
[156] Qu’il ne se parle jamais plus de ce jour, & que les siecles avenir ne croyent point qu’il ait esté ; & pour nous gardons le silence & couvrons les crimes de nostre propre nation, les ensevelissant dans des profondes tenebres.
Je ne craindray point toutefois de dire que ce fut une action tres-juste, & tres-remarquable, & dont la cause estoit plus que legitime, quoy que les effets en ayent esté bien dangereux & extraordinaires. C’est une grande lascheté ce me semble à tant d’Historiens François d’avoir abandonné la cause du Roy Charles IX, & de n’avoir monstré le juste sujet qu’il avoit eu de se défaire de l’Amiral & de ses complices : on luy avoit fait son procés quelques années auparavant, & ce fameux arrest estoit intervenu en suite, qui fut traduit en huit langues, & intimé ou signifié, si l’on peut ainsi dire, à toutes ses troupes ; on avoit donné un second arrest en explication du premier, & tous les Protestans avoient esté si souvent declarez criminels de leze Majesté, qu’il y avoit un grand sujet de loüer cette action, comme le seul remede aux guerres qui ont esté depuis ce temps-là, & qui suivront peut-estre jusques à la fin de nostre Monarchie, si l’on n’eust point manqué à l’axiome de Cardan, qui dit : [157]Nunquam tentabis, ut non perficias. (in Proxen.) Il falloit imiter les Chirurgiens experts, qui pendant que la veine est ouverte, tirent du sang jusques aux defaillances, pour nettoyer les corps cacochymes de leurs mauvaises humeurs. Ce n’est rien de bien partir si l’on ne fournit la carriere : le prix est au bout de la lice, & la fin regle toujours le commencement. On me pourra toutefois objecter qu’il y a trois circonstances à cette action qui la rendent extremement odieuse à la posterité. La premiere que le procedé n’en a pas esté legitime, la seconde que l’effusion de sang y a esté trop grande, & la derniere que beaucoup d’innocens ont esté envelopez avec les coupables. Mais pour y satisfaire je répondray à ce qui est de la premiere, qu’il faut entendre là-dessus nos Theologiens lors qu’ils traittent [158]de fide Hæreticis servanda, & cependant je diray de mon chef, que les Huguenots nous l’ayant rompuë plusieurs fois, & s’estant efforcez de surprendre le Roy Charles, à Meaux & ailleurs, on pouvoit bien leur rendre la pareille ; & puis ne lisons nous pas dans Platon (5. de Rep.) que ceux qui commandent, c’est à dire les Souverains, peuvent quelquefois fourber & mentir quand il en doit arriver un bien notable à leurs sujets ? Or pouvoit-il arriver un plus grand bien à la France, que celuy de la ruine totale des Protestans ? Certes ils nous la baillerent si belle par leur peu de jugement, que c’eust presque esté une pareille faute à nous de les manquer, comme à l’Amiral de s’estre venu enfermer avec toute la fleur de son party, dans la plus grande ville & la plus ennemie qu’il pust avoir, sans se défier de la Reyne mere, à laquelle il avoit tué Charry, de ceux de Lorraine desquels il avoit fait assassiner le Pere, & du Roy qu’il avoit fait galloper depuis Meaux jusques à Paris. Ne sçavoit-il pas que sa Religion estant haïe aux personnes mêmement les plus douces & traitables, elle ne pouvoit estre qu’abominée & detestée en la sienne, & en celle de tant de coupejarets desquels il estoit ordinairement accompagné ? D’ailleurs le bruit qu’on fit courir en même temps qu’ils avoient entrepris de nous traitter comme on les traitta incontinent aprés leur dessein découvert, ne pouvoit-il pas estre veritable ? beaucoup le tiennent pour tres-asseuré, & pour moy j’estime qu’excepté les Politiques, chacun le peut tenir pour constant. Quant à ce qui est de l’effusion de sang qu’on dit y avoir esté prodigieuse, elle n’égaloit pas celle des journées de Coutras, de Saint Denys, de Moncontour, ny tant d’autres tuëries, desquelles ils avoient esté cause. Et quiconque lira dans les Histoires, que les habitans de Cesarée tuërent quatre-vingts mille Juifs en un jour ; qu’il en mourut un million deux cens quarante mille en sept ans dans la Judée ; que Cesar se vante dans Pline d’avoir fait mourir un million cent nonante & deux mille hommes en ses guerres étrangeres ; & Pompée encore davantage ; que Quintus Fabius envoya des Colonies en l’autre monde, de 100000 Gaulois, Caius Marius de 200000 Cimbres, Charles Martel de 300000 Theutons ; que 2000 Chevaliers Romains, & 300 Senateurs, furent immolez à la passion du Triumvirat, quatre legions entieres à celle de Sylla, 40000 Romains à celle de Mithridate ; que Sempronius Gracchus ruina 300 villes en Espagne, & les Espagnols toutes celles du Nouveau monde, avec plus de 7 ou 8 millions d’habitans : Qui considerera, dis-je, toutes ces sanglantes tragedies, une bonne partie desquelles se trouve enregistrée dans le traitté de la Constance de Juste Lipse, il aura assez de quoy s’étonner parmy tant de barbaries, & de croire aussi que celle de la Saint Barthelemy n’a pas esté des plus grandes, quoy qu’elle fust une des plus justes & necessaires. Pour la troisiéme difficulté elle semble assez considerable, veu que beaucoup de Catholiques furent enveloppez dans la même tempeste, & servirent de curée à la vengeance de leurs ennemis ; mais il ne faut que la maxime de Crassus dans Tacite (Annal. 14.) pour luy fournir en deux mots de réponse, [159]habet aliquid ex iniquo omne magnum exemplum, quod contra singulos utilitate publica rependit. D’où vient doncques que cette action, puis qu’elle estoit si legitime & raisonnable, a neanmoins esté & est encore tellement blâmée & décriée ; pour moy, j’en attribue la premiere cause à ce qu’elle n’a esté faite qu’à demy, car les Huguenots qui sont restez, auroient mauvaise grace de l’approuver, & beaucoup de Catholiques qui voient bien qu’elle n’a de rien servy, ne se peuvent empescher de dire, qu’on se pouvoit bien passer de l’entreprendre, puis que l’on ne la vouloit pas achever ; où au contraire si l’on eust fait main basse sur tous les Heretiques, il n’en resteroit maintenant aucun au moins en France pour la blâmer, & les Catholiques pareillement n’auroient pas sujet de le faire, voyant le grand repos & le grand bien qu’elle leur auroit apporté. La seconde raison est, que suivant le dire du Poëte,
[157] Il ne faut jamais rien entreprendre si on ne le veut achever.
[158] De la foy qu’on doit tenir aux heretiques.
[159] Tout grand exemple a quelque chose d’injuste, qui est recompensé envers les particuliers par l’utilité publique qu’il procure.
[160] Ce qu’on dit doucement à l’oreille irrite bien plus lentement les esprits, que ce qu’on voit d’un œil fidelle.
Aussi voyons nous qu’on ne parle pas en si mauvais termes de cette execution en Italie & aux autres Royaumes étrangers, comme l’on fait en France, où elle a esté faite, au milieu de Paris, & en presence d’un million de personnes ; & qu’ainsi ne soit les Polonois, qui en receurent l’histoire & le narré particulier, de la part même des plus seditieux & depitez Ministres, pendant que l’Evêque de Valence briguoit leurs suffrages pour l’élection de Henry III, ne firent pas grande difficulté de les luy accorder, parce qu’ils sçavoient bien, qu’il ne faut pas juger du naturel d’un Prince, sur le seul pied de quelque action extraordinaire & violente, à laquelle il aura esté forcé par de tres-justes & puissantes raisons d’Estat. J’ajouste que cette action n’est pas encore beaucoup éloignée de nostre memoire ; Que la pluspart de nos Histoires ont esté faites depuis ce temps-là par des Huguenots, & enfin que nous en avons la description si ample, & si particuliere dans les Memoires de Charles IX, l’Histoire de Beze, les Martyrologes, & beaucoup d’autres livres composez à dessein par les Protestans, pour condamner cette action, que rien n’y estant oublié de tout ce qui la peut rendre blâmable & odieuse, il ne se peut pas faire aussi, que ceux qui entendent la deposition de ces témoins corrompus, ne soient de leur opinion ; quoy que tous ceux qui la dépoüillent de ces petites circonstances, & qui en veulent juger sans passion, soient d’un sentiment contraire. Au reste personne ne peut nier, qu’il ne soit mort tant de factieux, & de personnes de commandement à la journée de la Saint Barthelemy, que depuis ce temps-là les Huguenots n’ont pû faire des armées d’eux-mêmes ; & que ce coup n’ait rompu toutes les intelligences, toutes les cabales & menées qu’ils avoient tant au dedans qu’au dehors du Royaume, & qu’enfin ce n’ait esté peu de chose de tous leurs plus grands efforts, lors qu’ils n’ont point esté soustenus par les broüilleries & seditions des Catholiques. Il est vray aussi comme quelques Politiques ont remarqué, que la même journée a esté cause d’un mal, duquel on ne se pouvoit jamais douter, car toutes les villes qui firent la Saint Barthelemy, & qui tuerent les Huguenots pour obeïr au Roy, & chercher les moyens de mettre le Royaume en paix, ont esté les premieres à commencer la ligue, sur ce qu’elles craignoient, & non sans raison, que le Roy de Navarre, qui estoit Huguenot, venant à la Couronne, il n’en voulust faire quelque ressentiment ; & par ce moyen l’on peut dire que la Saint Barthelemy, pour n’avoir pas esté executée comme il falloit, non seulement n’appaisa pas la guerre au sujet de laquelle elle avoit esté faite, mais en excita une autre encore plus dangereuse.
De plus lors qu’il est question d’autoriser un homme, & l’affaire dont il se mesle, de mettre en credit quelque Prince, de gagner quelqu’un, ou de le porter & encourager à quelque resolution importante ; je croy que pour venir plus facilement à bout de ces choses on peut y mesler les stratagemes & les ruses d’Estat. Ainsi voyons nous que tous les Anciens Legislateurs voulant autoriser, affermir, & bien fonder les loix qu’ils donnoient à leurs peuples, ils n’ont point eu de meilleur moyen de le faire, qu’en publiant & faisant croire avec toute l’industrie possible qu’ils les avoient receües de quelque Divinité, Zoroastre d’Oromasis, Trismegiste de Mercure, Zamolxis de Vesta, Charondas de Saturne, Minos de Jupiter, Lycurgue d’Apollon, Draco & Solon de Minerve, Numa de la Nymphe Egerie, Mahomet de l’Ange Gabriel ; & Moyse, qui a esté le plus sage de tous, nous décrit en l’Exode comme il receut la sienne immediatement de Dieu. En consideration de quoy combien que le Regne des Juifs soit entierement ruïné & aboly, [161]mansit tamen, dit Campanella (in aphorism. Polit.) religio Mosaïca cum superstitione in Hebræis & Mahumetanis, & cum reformatione præclarissima in Christianis. C’est comme je croy, ce qui a donné sujet à Cardan de conseiller aux Princes, qui pour estre peu avantagez de naissance ou dépourveus d’argent, de Partisans, de forces militaires, & de soldats, ne peuvent gouverner leurs Estats avec assez de splendeur & d’autorité, de s’appuyer de la Religion, comme firent autrefois & fort heureusement David, Numa, & Vespasien. Philippe II Roy d’Espagne ayant esté un des plus sages Princes de son temps, s’avisa aussi d’une fort belle ruse pour autoriser de bonne heure son fils parmy les peuples à qui il devoit un jour commander. Car il fit un Edict qui estoit grandement prejudiciable à ses sujets, faisant courir le bruit qu’il le vouloit publier & verifier de jour à autre, de quoy le peuple commence à murmurer & à se plaindre ; luy neanmoins persiste en sa resolution, laquelle est pareillement suivie des plaintes redoublées de son peuple : enfin le bruit en vient aux oreilles de l’Infant, qui promet d’assister le peuple, & d’empescher par tous moyens possibles que cet Edict ne soit publié, menaçant à cet effet ceux qui voudroient entreprendre de l’executer, & n’oubliant rien de ce qui pouvoit découvrir l’affection qu’il avoit à delivrer le peuple de cette oppression : de maniere que le Roy Philippe venant à rachever son jeu, & à ne plus parler de l’Edict, chacun s’imagina que l’opposition du jeune Prince avoit esté la seule cause de le faire supprimer ; & par cette invention son Pere luy fit gagner un empire dans le cœur & dans l’affection des Espagnols, qui estoit beaucoup plus asseuré, que celuy qu’il avoit sur les Espagnes : [162]longe enim valentior est amor ad obtinendum quod velis, quàm timor, dit Pline le jeune. (8. epist.) Bref si nous prenons garde aux moyens que l’on pratiqua pour convertir Henry IV à la Religion Catholique, & pour l’y confirmer, nous trouverons que ç’a esté une action conduite avec beaucoup d’esprit & d’industrie. Car encore que nous la devions tenir pour tres-veritable & asseurée, comme en effet tant de témoignages qu’il en a rendus tout le temps de sa vie, ne permettent pas à personne de pouvoir douter qu’elle ne fust telle. Si toutefois nous voulons nous donner cette liberté de la considerer en Politique, nous pouvons facilement y remarquer trois choses, sçavoir les motifs de sa conversion, qui ne furent autres que l’obstinée resistance de Monsieur du Maine, lequel pour cette occasion est qualifié dans les memoires de Tavanes, seul auteur aprés Dieu de la conversion de Henry IV, & la verité est qu’il n’avoit tenu qu’à luy de traiter tres-avantageusement, lors que sa Majesté n’estoit encore convertie : Mais soit que Dieu eust fortifié son zele, ou que les esperances mondaines l’eussent charmé, il se reduisit comme dit l’Italien al verde, & ne faisant rien pour soy, il fit beaucoup pour la France. On met aussi entre les motifs de cette conversion le conseil donné au Roy par Monsieur de Sully, l’un des principaux & des mieux sensez Huguenots de son armée, que la Couronne de France valoit bien la peine d’entendre une Messe. Pour ce qui est des circonstances de la conversion, il s’y en passa deux fort remarquables ; la premiere que le Roy fut instruit & catechisé non par quelque Theologien bigot ou superstitieux qui luy eust peut-estre rendu l’entrée de nos Eglises semblable à ces portiques & vestibules, de qui le Poëte a dit,
[161] Toutefois la religion Mosaïque est restée avec superstition parmy les Juifs & les Mahometans, & avec une tres-belle reformation parmy les Chrestiens.
[162] Car l’amour est infiniment plus puissant que la crainte, pour nous faire obtenir quelque chose.
[163] Il y a des Centaures aux Portes, & des Scylles à deux formes.
Mais par René Benoist Docteur en Theologie, & Curé de la paroisse de S. Eustache, lequel, si l’on en peut juger suivant le commun bruit, & ce qui se passa à l’article de sa mort, n’estoit ny Catholique trop zelé, ny Huguenot obstiné. D’où vient que maniant dextrement la conscience du Roy, & de la même sorte qu’il avoit fait celle de ses Paroissiens, pendant l’espace de 25 ou 30 ans, il luy fit seulement comprendre les principaux Mysteres, ne luy exaggerant point beaucoup de petites ceremonies & traditions, & conduit plûtost cette conversion en homme avisé & en Politique, que non pas en scrupuleux & superstitieux Theologien. La seconde chose notable fut l’Histoire de la possedée Marthe Brossier, laquelle à dire vray n’estoit qu’une pure feinte, entreprise par quelques zelez Catholiques, & appuyée par un bon Cardinal, afin que le Diable duquel on feignoit qu’elle fust possedée venant à estre chassé par la vertu du S. Sacrement, le Roy eust occasion de croire la presence réelle en l’Eucharistie, de laquelle presence ou pour mieux dire transsubstantiation, on ne tenoit pas qu’il fust entierement persuadé. Mais luy qui ne se laissoit pas facilement surprendre, voulut qu’auparavant que d’en venir aux exorcismes, les Medecins & Chirurgiens fussent appellez pour en dire leur avis, lequel ayant esté conceu en ces termes rapportez par Monsieur Marescot, dans le petit livret qu’il a composé sur cette Histoire : [164]Naturalia multa, ficta plurima, à dæmone nulla. Cette pauvre possedée, aprés avoir découvert l’ignorance & la bestise de tous les bigots de Paris, fut menacée du fouët, si elle n’en sortoit bien-tost. C’est pourquoy certain Abbé la mena à Rome, d’où Monsieur le Cardinal d’Ossat la fit si promptement chasser, qu’elle n’eust pas le loisir d’y surprendre personne. La derniere chose que l’on peut remarquer en cette conversion, est ce qui se passa en suite. Sur quoy le Politique qui doit faire son profit & tirer instruction des moindres syllabes & remarques des Historiens, pourra faire reflexion sur ce que répondit un païsan au même Roy Henry IV, que la poche sent toujours le hareng, comme il l’interrogeoit sans se faire connoistre de ce que l’on disoit parmy le peuple de sa conversion : Et aussi que le Mareschal de Biron estant fasché du refus qu’on luy avoit fait du Gouvernement de Bourg en Bresse, dit à quelqu’un de ses amys, que s’il avoit esté Huguenot on ne luy auroit pas refusé ; c’est de Cayet (Hist. sept.) que je tiens ces deux remarques, lesquelles neanmoins, excepté le Politique, personne ne doit estimer vraysemblables, puis qu’elles sont démenties par beaucoup d’autres, qui leur sont directement opposées.
[164] Beaucoup de choses naturelles, quantité de feintes, & aucune de la part du Demon.
Finalement la loy des contraires qui se doivent traitter sous même genre nous oblige de ranger encore icy les occasions qui se peuvent presenter, de borner ou ruiner la trop grande puissance de celuy qui en voudroit abuser au prejudice de l’Estat, ou qui par le grand nombre de ses partisans, & la cabale de ses correspondances, s’est rendu redoutable au Souverain ; voire même s’il faut le dépécher secretement, sans passer par toutes les formalitez d’une justice reglée, on le peut faire, pourveu neanmoins qu’il soit coupable, & qu’il ait merité une mort publique, s’il eust esté possible de le chastier de telle sorte. La raison sur laquelle Charron fait rouler cette maxime, est que en cela il n’y a rien que la forme violée, & que le Prince estant maistre des formalitez, il s’en peut aussi dispenser suivant qu’il le juge à propos. Chez les Romains, lors que quelqu’un s’efforçoit d’obtenir un office sans le consentement du peuple, ou qu’il donnoit le moindre soupçon d’aspirer à la Royauté, on le punissoit de mort lege Valeria, c’est à dire le plutost que l’on pouvoit, & sans forme de justice, à laquelle on songeoit seulement aprés l’execution. Le fameux Juris Consulte Ulpian passe encore plus outre quand il dit, que [165]si forte latro manifestus, vel seditio prærupta, factioque cruenta, vel alia justa causa moram non recipiant, non pœnæ festinatione, sed præveniendi periculi causa punire permittit, deinde scribere : telles furent les executions de Parmenion & Philotas par Alexandre ; de Plautian & de Seianus chez les Romains, de Guillaume Mason en Sicile, de Messieurs de Guise & du Mareschal d’Ancre sous le regne de deux de nos Roys, & du Colonel des Lansquenets dans Pavie, auquel Antonio de Leve fit donner un boüillon alteré, parce qu’il y fomentoit le trouble & la sedition. Or quoy que ces actions ne puissent estre legitimées, que par une necessité extraordinaire & absolüe, & qu’il y ait de l’injustice & de la barbarie à les pratiquer trop souvent ; les Espagnols neanmoins ont trouvé moyen de les accommoder à leurs consciences, & de surmonter beaucoup de difficultez en les prattiquant. Car ils donnent des juges cachez & secrets à celuy qu’ils estiment criminel d’Estat, ils instruisent son procés, le condamnent, & cherchent aprés de faire mettre leur sentence en execution par tous moyens possibles. Antoine Rincon Espagnol & par consequent sujet de Charles V, ne pouvant demeurer en seureté à son païs se retire vers François I, & est envoyé par luy à Constantinople, pour traitter d’une alliance avec Soliman : l’Empereur qui prevoyoit bien le dommage que luy pouvoit apporter cette Ambassade, fait tuer Rincon & Cesar Fregose son Collegue, comme ils descendoient sur le Po pour aller à Venise, par l’entremise d’Alfonse d’Avalos son Lieutenant au Milanois ; de quoy tant s’en faut que ledit Empereur s’estimast coupable, que même un de nos Evêques a bien voulu plaider pour son innocence, [166]Rinco exul Hispanus, & Francisci apud Solymannum legatione functus, non injuria fortasse, Fregosus præter jus cæsus videbatur. (Belcar. lib. 22.) André Doria ayant quitté le party du Roy de France, & pris celuy de l’Empereur, sous la faveur duquel il tenoit la ville de Genes comme en esclavage, Louys Fieschy Citoyen de la même ville, entreprend avec l’assistance de Henry II, & de Pierre Louys Farnese Duc de Parme & de Plaisance, de la mettre en liberté : il tuë d’abord Jannetin Doria & se noie par hazard, lors que l’entreprise estoit à peine commencée : Que fait l’Empereur Charles V ? sur cet incident il fait resoudre en son Conseil secret, que Pierre Louys est criminel de leze Majesté, & envoye les ordres en même temps à Doria de le faire assassiner, & à Gonzague Gouverneur de Milan de se saisir de la ville de Plaisance ; ce qui fut ponctuellement executé suivant le projet qu’il en avoit donné : & quoy qu’il ait fait le possible pour témoigner qu’il n’avoit eu aucune part en cette execution, tous les Historiens neanmoins écrivent le contraire, & le distique rapporté par Noël des Comptes nous apprend assez ce que l’on en croyoit dés ce temps-là :
[165] Si par fortune un larron manifeste, ou une sedition dangereuse, & une faction sanglante, ou quelque autre juste cause, ne demandent aucun retardement, il est permis de punir, non pas pour haster la punition, mais pour prevenir le danger ; & puis écrire ou faire les formalités du procés.
[166] Il sembloit que Rincon banni d’Espagne, & Ambassadeur de François vers Soliman, n’avoit pas esté tué à tort, ni Fregose tout à fait contre le droit.
[167] Le Heros Farnese fut assassiné sans que l’Empereur l’eût commandé, mais les meurtriers furent recompensez par son ordre.
Quoy plus, le Cardinal George de Hongrie ne fut-il pas sententié de la même façon, & executé encore avec plus d’inhumanité par Ferdinand d’Austriche, sur la crainte qu’il eut que ledit Cardinal ne recherchast l’assistance du Turc, pour commander toujours dans la Transilvanie ? Et n’avons nous pas veu depuis quatre ans seulement, que le Walstein a esté assassiné dans Egra, par les secretes menées du Comte d’Ognate, qui estoit pour lors Ambassadeur du Roy d’Espagne auprés de l’Empereur ? & que le Bourgmestre la Ruelle a esté traitté de la même sorte dans la ville de Liege par le Comte de Warfuzée, suivant les Ordres que le Marquis d’Aytone Gouverneur des armes du Païs-bas luy en avoit donnez, avec des formalitez si precises, que celles de le faire mourir bien confessé & resigné à la volonté de Dieu, n’y estoient pas oubliées, pour valider davantage cette action, & la rendre semblable à une sentence criminelle legitimement rendue & executée ? Bref cette maniere de justice est tellement en usage dans les Maisons d’Austriche & d’Espagne, que le pere même ne voulut pas en exempter son propre fils, lors qu’il jugea qu’il estoit moins expedient pour le bien de son Royaume de le laisser vivre, que de le faire mourir. [168]Cætera enim maleficia tunc persequare cum facta sunt, hoc nisi provideris ne accidat, ubi evenit, frustra judicia explores, comme disoit fort bien Caton en discourant de la conjuration de Catilina dans Saluste. Et pleust à Dieu que ce grand Empereur Charles V, qui avoit tant fait d’autres Coups d’Estat, ne fust point demeuré court en celuy qu’il falloit pratiquer sur la personne de Luther, lors qu’il comparut à la Conference d’Ausbourg ! nous ne serions pas maintenant contraints de dire avec le Poëte Lucian,
[168] Poursuivez la punition des autres crimes quand on les a commis, mais pour celuy-cy, si vous ne le prevenez avant sa naissance, quand il est arrivé en vain recherchez-vous d’en faire justice.
[169] Helas ! quelle grande étendue de terre & de mer auroit-on pû acquerir par ce sang que les guerres civiles ont fait verser.
Et nous n’aurions pas éprouvé combien ce vers de Lucrece estoit veritable,
[170] La religion a produit des actions méchantes & impies.
Car pour ne rien dire de l’Allemagne, & des autres païs étrangers, l’on a verifié (Bodin & autres) que depuis les premiers tumultes excitez par les Calvinistes jusques au regne de Henry IV, les pretendus Reformez nous ont livré cinq batailles tres-cruelles & sanglantes, & ont esté cause de la mort d’un million de personnes, des surprises de 300 villes, d’une dépense de 150 millions pour le seul payement de la gendarmerie, & que neuf villes, 400 villages, 20000 eglises, 2000 Monasteres, & 10000 Maisons ont esté tout à fait bruslées ou razées. A quoy si l’on joint ce qui s’est passé dans les dernieres guerres contre le Roy d’à present, je m’asseure que l’on pourra bastir un spectacle d’horreur, capable d’émouvoir à compassion les cœurs les plus inhumains, & de tirer encore cette exclamation de la bouche des plus retenus,
[171] La religion a-t-elle pû conseiller tant de maux, qui servent maintenant d’un triste spectacle aux mortels !
Or d’autant que personne n’a encore fait de reflexion sur cette Histoire de Luther, je diray en passant que l’on fit trois grandes fautes, à mon avis, lors qu’il commença de publier ses heresies : la premiere d’avoir permis qu’il passast de la correction des mœurs à celle de la doctrine, puisque la plus commune est toujours la meilleure, qu’il est tres-dangereux d’y rien changer & peu utile, que ce n’est pas à un particulier de le faire, & enfin qu’un Royaume Chrestien bien policé ne doit jamais recevoir d’autres nouveautez en la religion, que celles que les Papes ou Conciles ont accoustumé d’y introduire de temps en temps pour s’accommoder au besoin que l’Eglise en peut avoir, laquelle Eglise doit estre la seule regle de la sainte Ecriture & de nostre foy, comme les Conciles le sont de l’Eglise, & entre les Conciles celuy-là qui a esté celebré le dernier doit estre preferé à tous les precedens. La seconde fut, que Luther estant venu de bonne foy à Ausbourg pour conferer & s’accorder, s’il estoit possible, avec les Catholiques, le Cardinal Cayetan devoit accepter les offres qu’il fit de ne plus rien dire, ny écrire en la matiere dont il s’agissoit, pourveu que reciproquement on imposast silence à Ecchius, Cochleus, Sylvester Prierias, & autres ses adversaires : & non pas le presser de se dédire en public, & de chanter la palinodie de tout ce qu’il avoit dit & presché, avec tant d’ardeur & de vehemence. Aprés quoy la troisiéme faute fut de n’avoir pas eu recours à un Coup d’Estat lors que l’on vit qu’il prenoit le frain aux dents, & qu’il regimboit à bon escient contre le zele indiscret du Legat. Car il luy falloit jetter quelque os en bouche, ou luy cadenasser la langue en mettant dessus un Aigle, puisque les Bœufs & les Syrenes, que l’on employoit à même fin au temps passé, ne sont plus en usage, c’est à dire qu’il le falloit gagner par quelque bon benefice ou pension, comme l’on a fait du depuis beaucoup des plus doctes & autorisez Ministres. Ferrier avoit bien entrepris il n’y a pas trente ans, d’aller soûtenir dans la ville de Rome que le Pape estoit l’Antichrist ; & toutefois la Reine Mere n’eut pas grande peine à luy faire quitter son party, pour se ranger au nostre : Et Monsieur le Cardinal de Richelieu fut-il jamais venu à bout de tant de glorieuses entreprises contre les Huguenots, s’il ne se fust servy bien à propos des finances du Roy, pour gagner tous leurs meilleurs Capitaines ? tant ce dire d’Horace est veritable :
(Ode 16. l. 3.)
[172] L’or passe au travers des gardes & brise les rochers avec un plus violent effort que le tonnerre.
Que si l’on ne pouvoit venir à bout de Luther par ce moyen-là, il falloit en pratiquer un autre, & faire en sorte de le mettre en lieu de seureté, comme l’on a fait depuis peu l’Abbé du Bois & le Benedictin Barnese ; ou passer outre, & l’expedier sourdement, comme l’on dit que Catherine de Medicis, fit un signalé Magicien ; ou publiquement & par forme de justice, comme les Peres du Concile de Constance avoient fait Jean Huz & Hierôme de Prague : quoy qu’à dire vray les premiers moyens estoient plus à propos, puis qu’ils estoient les plus doux, faciles & couverts, & qu’ils pouvoient plus asseurément produire l’effet que l’on en esperoit ; ce que ne pouvoient pas faire les derniers, qui eussent peut-estre aigry l’esprit du Duc de Saxe, & confirmé davantage les Sectateurs de Luther en leurs fausses opinions ; ce que disoit un ancien des Chrestiens, [173]Sanguis Martyrum semen Christianorum, se pouvant aussi dire de tous ceux qui ont une fois commencé à maintenir des opinions qu’ils se persuadent estre veritables. Et en effet Henry II, pensant étouffer par ce genre de supplice, non l’heresie, mais les occasions que pourroient avoir un jour les Princes étrangers de le traverser par le moyen des Calvinistes, comme il avoit broüillé & traversé l’Empereur en assistant les Lutheriens d’Allemagne, il se trompa de telle sorte que le nombre des Heretiques croissant tous les jours davantage, ils broüillerent enfin la France sous Charles neuf de la façon que chacun sçait ; & Henry troisiéme ne pouvant moins faire que de s’appuyer de leurs forces, cela échauffa tellement la melancolie & le zele indiscret du Jacobin, qu’il n’apprehenda point de perdre sa vie pour luy oster la sienne. Le docte Mathematicien Regiomontanus ayant esté appellé d’Allemagne à Rome pour servir à la reformation du Calendrier, il y mourut lors qu’il estoit au plus fort de son travail, & si l’on en veut croire ses amis, & la plus grande part des Heretiques, ce fut par un Coup d’Estat de Gregoire XIII, qui aima mieux joüer du gobelet, que de voir son dessein & le travail des plus habiles Astronomes de l’Italie non seulement retardé, mais entierement renversé par les oppositions d’un si docte personnage : Mais il est tres-certain, que la mort de Regiomontanus ne doit aucunement flestrir l’innocence d’un si bon & si genereux Pape, puis que ce fut plustost un crime des enfans de George Trapezonze, lesquels faschez de sa mort, & croyant que Regiomontanus en estoit cause, pour avoir trop librement remarqué une infinité de fautes dans la traduction Latine de l’Almageste de Ptolomée faite par ledit Trapezonze, ils se resolurent enfin de luy rendre la pareille & de le traitter plutost à la Grecque qu’à la Romaine. Si les Venitiens eussent esté aussi innocens de la mort de leur Citoyen Lauredan, que le Pape de celle de Regiomontanus, Bodin (l. 6.) n’auroit pas remarqué dans sa methode qu’il ne vescut guere, aprés avoir appaisé par sa seule presence, une furieuse sedition des gens de la Marine, acharnez contre la populace, aprés que tous les Magistrats & les forces même de la ville assemblées, n’y avoient pû donner ordre. Peut-estre craignoient-ils qu’ayant reconnu quel estoit son pouvoir, & quel empire il avoit sur les sujets de la Republique, il ne luy prist envie de se rendre maistre absolu de leur Estat ; Peut-estre aussi le firent-ils par jalousie & emulation, comme Aristote dit que les Argonautes ne voulurent point d’Hercule en leur compagnie, crainte que toute la gloire d’une si belle entreprise ne fust attribuée à sa seule valeur & vertu :
(Horat. Ep. l. 2. ep. 1.)
[173] Le sang des Martyrs est la semence des Chrestiens.
[174] Car celuy de qui la valeur ternit la gloire de toutes autres entreprises que des sienes, attire l’envie par l’éclat de ses glorieuses actions.
Et le même ajouste que les Ephesiens bannirent leur Prince Hermodorus, parce qu’il estoit trop homme de bien. C’est la raison qui fit établir l’Ostracisme à Athenes, & qui obligea Scipion & Hannibal à faire mourir deux braves soldats leurs prisonniers. Mais si le stratageme estoit vray duquel on dit que les Venitiens se servirent il n’y a pas long-temps, lors qu’ils firent courir le bruit que le Duc d’Ossone vouloit entreprendre sur leur ville, je croy que ç’a esté un des plus judicieux dont nous ayons encore parlé ; aussi leur estoit-il tres-important de le faire, pour obliger l’Ambassadeur d’un des plus grands Princes de l’Europe, à quitter ses prattiques qui n’alloient à rien moins qu’à la ruine de leur Estat, & le forcer en suite à une honneste retraite. C’est ainsi qu’il faut reserver ces grands remedes pour les maladies perilleuses, & pour s’en servir comme Horace dit qu’il faut faire des Dieux, que l’on introduit aux tragedies, pour achever & finir ce dont les hommes ne peuvent plus venir à bout.
(De arte poëtica ad Pis.)
[175] Il ne faut point qu’un Dieu s’entre-mêle dans l’action, si quelque incident n’y met un nœud qui ne se puisse défaire par un autre moyen.
Ou comme les Mariniers font de l’ancre double, qu’ils ne jettent en mer qu’aprés avoir perdu toute autre asseurance. Et à la verité si un Conseiller ou Ministre proposoit, à toutes les difficultez qui se presentent, d’en sortir par quelqu’un de ces expediens, il ne le faudroit pas tenir pour moins sot & méchant, que seroit le Chirurgien qui voudroit guerir chaque blessure en brûlant ou coupant le membre qui l’auroit receuë, [176]extremis siquidem malis extrema remedia adhibenda sunt. J’ajouste que si le même Conseiller abuse de ces remedes pour appuyer ses interests, ou donner plus de champ à ses passions, outre qu’il trahit le service de son Maistre, il se rend encore coupable devant Dieu, & devant les hommes, du mal qu’il entreprend de faire ; & le Souverain même, quand il en use autrement que le bien du public ou le sien, qui n’en est pas separé, le requiert, il fait plûtost ce qui est de la passion & de l’ambition d’un Tyran, que l’office d’un Roy. Ainsi voyons nous que la Reyne Catherine de Medicis, [177]quam exitio patriæ natam Mathematici dixerant, ne pouvant souffrir d’estre mariée à un fils de Roy sans estre Reyne, employa l’artifice d’un Montecuculi pour se delivrer du seul obstacle qu’elle en avoit, en la personne de l’aisné de son mary. [178]Adfinitatem enim nuper cum Clemente contractam, tanto sceleri causam dedisse postea compertum, quamvis inscio marito ; verùm illo mortuo, cum frater proximus esset ut in regnum paternum succederet, omissa indagandæ rei cura est, & suppressa veritas, comme a fort bien remarqué Monsieur de Thou dans l’original de son Histoire. Elle entreprit en suite la protection des Huguenots par lettres & avis secrets, pour contrecarrer la puissance du Connestable & de Monsieur de Guise, à l’assassinat duquel arrivé devant Orleans, les memoires de Tavanes disent qu’elle se vanta d’avoir eu part, comme elle eut encore du depuis à celuy de l’Amiral ; sans toutefois qu’elle eust d’autres motifs pour joüer toutes ces sanglantes tragedies, que le seul desir de contenter son ambition, de regner sous le nom de ses enfans, & de maintenir l’inimitié entre ceux, de qui l’autorité portoit trop d’ombrage à la sienne.
[176] Car il ne faut employer les extrêmes remedes qu’aux extrêmes maladies.
[177] Dont les Mathematiciens avoient dit qu’elle estoit née pour la ruine de la patrie.
[178] Car on remarqua puis aprés que l’alliance qui avoit esté contractée peu de temps auparavant avec Clement, avoit fourni l’occasion d’une si grande méchanceté, quoi qu’à l’insceu de son mary : mais quand il fut mort, son frere estant le plus proche qui pût succeder au royaume du pere, on negligea d’en faire la recherche, & la verité fut par ce moyen supprimée.