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Considerations politiques sur les coups d'estat

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Chapitre V.
Quelles conditions sont requises au Ministre avec qui l’on peut concerter les Coups d’Estat.

L’on me pourra objecter icy que je ne devrois traitter des conditions du Ministre, qu’aprés avoir parlé de celles du Prince, puis que c’est luy qui donne le premier branle & mouvement à tout ce qui est fait dans son Conseil, comme le premier mobile entraine tous les Cieux avec soy, & le Soleil communique sa lumiere à tous les Astres & Planetes : Mais à cela je puis répondre, que les Souverains nous sont donnez ou par succession ou par élection ; or de ces deux moyens le premier suit la nature, à laquelle nous obeïssons ponctuellement, sans restriction ou consideration d’aucune circonstance voire même,

[248]Dum pecudes auro, dum murice vestit Asellos.

[248] Quand il revest d’or les brebis, & les ânes de pourpre.

Et le second dépend des brigues, monopoles, & cabales de ceux qui se trouvent les plus riches, & les plus puissans d’amis, de faveurs, & d’argent, pour satisfaire à leur ambition ; de maniere que ce seroit parler en vray pedant, de proposer ou de penser seulement, que les considerations de la vertu & des merites, puissent avoir lieu parmy un tel desordre. Mais pour ce qui est des Ministres, on en peut philosopher d’autre façon, parce qu’ils dependent absolument du choix que le Prince en peut faire ; luy estant permis, voire même bien-seant & honorable, de trier soigneusement d’entre tous ses amis ou domestiques, celuy qu’il jugera estre le mieux conditionné pour le serieux employ où il le veut mettre, [249]Sapientissimum enim dicunt eum esse cui quod opus sit veniat in mentem, proximè accedere, illum qui alterius bene inventis obtemperet. (Cicero pro Cluentio.) J’ajouste encore qu’outre l’honneur que le Prince reçoit d’une telle election, il en retire une commodité tres-grande, & si considerable, que s’il ne se veut negliger & abandonner luy-même, il est presque necessité de proceder à cette election, Velleius Paterculus ayant remarqué fort à propos, que [250]magna negotia magnis adjutoribus egent, (lib. 2.) & Tacite, que [251]gravissimi Principis labores queis orbem terræ capessit, egent adminiculis. (12. Annal.) Joint que comme dit fort bien Euripides, σοφὸς τύραννος τῶν σοφῶν συνουσίᾳ, [252]princeps fit sapiens sapientum commercio. Et en effet les Histoires nous apprennent, que ceux-là ont toujours esté estimez les plus sages entre les Princes, qui n’ont rien fait de leurs testes, ny sans avis de quelque fidele & asseuré Ministre ; d’où vient qu’Alexandre avoit toujours auprés de soy Clitus & Ephestion : qu’Auguste ne faisoit rien sans l’avis de Mecenas & d’Agrippa ; que Neron fut le meilleur des Empereurs pendant qu’il suivit le conseil de Burrus & de Seneque ; & pour venir à ce qui est plus de nostre connoissance, Charles V & Philippes II, ont eu les Sieurs de Chevres, & Ruy de Gomez pour confidents, tout ainsi que les intimes Conseillers de Charles VII, furent en divers temps le Comte de Dunois, Louvet President de Provence, Tannegui du Chastel, & un Comte de Dammartin. Pour ce qui est de son fils Louys XI, comme il estoit d’un esprit défiant, variable, & toujours trouble, aussi changea-t-il plusieurs fois de serviteurs secrets & affidez, mais neanmoins il en avoit toujours quelqu’un à qui il se communiquoit plus librement qu’aux autres, témoin le Cardinal Ballue, Philippes de Comines, & son Medecin Cottier. Charles VIII en fit de même du Cardinal Brissonet, & son successeur Louys XII, du Cardinal d’Amboise qui le possedoit entierement. Le Roy François I avoit plus de fiance à l’Amiral d’Annebaut qu’à nul autre, & Henry II, au Connestable de Montmorency. Bref nous voyons dans la suite de nos Annales, que les deux freres de Lorraine furent l’appuy de François II, le Cardinal Birague de Charles IX, Monsieur d’Espernon de Henry III, Messieurs de Sully, Villeroy, & Sillery de Henry IV, & Monseigneur le Cardinal de Richelieu de nostre Roy Louys le Juste & le Triomphant.

[249] Car on appelle le plus sage celuy, à qui vient en la pensée tout ce dont il a besoin, & que celui-là en approche de bien prés qui obeït aux bonnes inventions qu’un autre a trouvées.

[250] Les grandes affaires ont besoin de grandes aides.

[251] La plus grande peine qu’un Prince puisse prendre à gouverner le monde, a besoin d’assistance.

[252] Le Prince se rend sage par le commerce qu’il a avec les sages.

Mais cette maxime estant établie comme tres-certaine & veritable, que les Princes doivent avoir quelque Conseiller secret & affidé, les Politiques se trouvent bien en peine à se resoudre, s’ils se doivent contenter d’un seul, ou en avoir plusieurs en égal & pareil degré de confidence. Car si l’on veut agir par raisons & par exemples, Xenophon nous avertira d’un costé, que πολλοὶ βασιλέως ὀφθαλμοὶ καὶ πολλοὰ ὤτα, [253]multi debent esse Regis oculi, & multæ aures, (l. 28. pæd.) & le Triumvirat qui a si heureusement gouverné la France sous Henry IV, fera foy de son dire, quand bien nous n’aurions pas l’exemple d’Auguste & des anciens. D’ailleurs aussi nous sçavons qu’entre plusieurs [254]non voto vivitur uno, & qu’en matiere d’affaires il n’y a rien de plus prejudiciable, ny de plus fascheux que la diversité d’opinions ; que la haine, l’ambition, la vaine gloire ou passions semblables font bien souvent proposer & autoriser, ce qui est directement contraire à la raison, & Tacite remarque fort à propos, que [255]cæde Messalinæ convulsa est Principis domus, orto apud libertos certamine : de sorte que tout ainsi que le grand nombre de Medecins tuë souvent les malades, le trop grand nombre de Conseillers ruine aussi presque toujours les affaires. C’est pourquoy il me semble à propos pour accorder ces deux opinions si differentes, d’user de quelque distinction, & de dire, que si le Prince se juge assez fort, autorisé, judicieux, & capable pour estre au dessus de ses Conseillers & Confidens, il est bon d’en avoir trois ou quatre, parce que aprés qu’ils auront opiné sur quelque incident, il en pourra tirer diverses ouvertures ou moyens, & choisir celuy qu’il estimera plus expedient d’executer : Mais s’il est d’un esprit foible, peu entendu & incapable de choisir le meilleur avis & le faire suivre, il est sans doute plus expedient, qu’il ne se confie qu’à un seul qu’il choisira pour le plus judicieux & mieux conditionné de tous les autres ; parce que s’il se commet à plusieurs, il peut arriver que chacun d’eux aura ses interests particuliers differents, ses intentions diverses, ses desseins tout à fait dissemblables, sur quoy le Prince n’estant pas en estat de les regler, & de leur servir de chef, les brigues & les partis se formeront dans son Conseil, l’ambition s’y coulera, & la jalousie qui la suit d’aussi prés comme elle fait l’amour, la raison n’y fera rien, & la passion y fera tout, le secret en sera banny, & cependant le pauvre Prince sera inquieté d’une étrange façon, il ne sçaura à quoy se resoudre, ny de quel costé se tourner, il servira de fable à son peuple, & de joüet à la passion de ses Ministres. C’est ce qui a esté tres-judicieusement remarqué par Tacite à propos de l’Empereur Galba, [256]quippe hiantes in magna fortuna amicorum cupiditates, ipsa Galbæ facilitas intendebat ; cum apud infirmum & credulum minori metu, & majori præmio peccaretur. Autant en arriva-t-il à l’Empereur Claudius, & de nostre temps à Charles VIII, en ce qui concernoit les affaires de Pise & Siene. Guicciardin fait la même remarque de Clement VII, & les Politiques Italiens ont pris sujet d’en former cet Axiome, [257]Ogni volta che un Principe sarà in mano di più, quando non habbia consiglio e prudenza da se, sarà preda da tutti ; où au contraire s’il ne se fie qu’à un seul Ministre bien conditionné & entretenu suivant les devoirs reciproques de maistre à serviteur, toutes choses en iront beaucoup mieux pour le Prince, son credit luy sera conservé, son autorité maintenuë, sa personne aimée, ses commandemens executez, & tout son Estat en recevra des fruits pareils à ceux que reçoit maintenant la France du sage gouvernement de Monseigneur le Cardinal de Richelieu.

[253] Le Roy doit avoir plusieurs yeux, & plusieurs oreilles.

[254] On n’est pas toujours d’un même sentiment.

[255] Par la mort de Messalina la maison du Prince fut toute bouleversée, à cause de la contestation qui survint entre ses affranchis.

[256] Car la trop grande facilité de Galba augmentoit la convoitise de ses amis, qui baailloient aprés une grande fortune ; veu même que les fautes que l’on commettoit auprés d’un esprit foible & credule comme le sien, estoient suivies de moins d’apprehension, & de plus de recompense.

[257] Toutes les fois qu’un Prince se met entre les mains de plusieurs, s’il n’a du conseil & de la prudence de soy-même, il sera la proye de tous.

Cela donc estant resolu qu’un Prince doit avoir quelque Ministre ou Conseiller secret, fidele, & confident, il faut maintenant voir de quelle façon il le peut choisir, & quelles qualitez il doit rechercher en sa personne ; ou pour mieux dire, de quelle condition il le doit prendre, tant pour ce qui est du corps & des accidens qui le suivent, que de l’esprit. Aprés quoy nous ajousterons aussi ce que doit contribuer le Prince à la satisfaction de son Ministre, & mettrons fin à ce present discours.

Or pour ce qui est du premier point qui nous doit principalement monstrer de quelle qualité, office ou sorte de personnes on peut prendre un Ministre, je m’y trouve aussi empesché que l’estoit Vegece pour resoudre de quel lieu & de quelle condition de personnes on pouvoit choisir un bon soldat. Car comme toutes les affaires ne sont pas semblables, aussi toutes sortes de personnes ne sont pas toujours bonnes à toutes sortes de negociations, non plus que tout bois n’estoit anciennement propre à faire la statue de Mercure. Je diray neanmoins pour vuider ce different, qu’il faut distinguer entre le Ministre de Conseil, & le Ministre d’execution, car encore que l’on leur puisse donner à tous deux cet avertissement rapporté par T. Live, (lib. 24.) [258]magis nullius interest quàm tua, T. Ofacili, non imponi cervicibus tuis onus, sub quo concidas ; il faut neanmoins pour les considerer tous deux en particulier, y apporter aussi des conditions differentes, & dire pour ce qui est du dernier, qu’on ne peut manquer de le tirer d’entre les plus nobles & illustres familles, afin qu’il exerce la charge & le commandement qu’on luy donnera, avec plus d’éclat, de grandeur & d’autorité. Il faut aussi prendre garde qu’il ait l’inclination & la suffisance proportionnée à l’employ auquel il est destiné,

[259]Nec enim loricam poscit Achillis Thersites.

[258] Il t’importe plus qu’à aucun autre, Titus Ofacilius, de ne te charger pas d’un fardeau dont tu puisses estre accablé.

[259] Car un Thersite ne demande pas la cuirasse d’Achilles.

Et comme un Appius ne duisoit aucunement aux affaires populaires, Cleon n’entendoit pas la conduite d’une armée, Philopœmen ne sçavoit nullement commander sur mer, Pericles n’estoit bon que pour gouverner, Diomedes que pour combattre, Ulysse que pour conseiller ; il faut de même tirer avantage de ces diverses inclinations, afin d’appeller à chaque vacation celuy qui pour y avoir du naturel, la peut exercer avec honneur & satisfaction ; autrement ce seroit faire tort à ceux qui sont nez pour commander, de les assujettir aux autres, qui ne sont faits que pour obeïr ; à ceux qui ne sont pas hardis & belliqueux, de leur donner la conduite d’une armée ; & d’employer aux Ambassades ceux qui ne sçavent ny parler ny haranguer ; estant beaucoup plus à propos, comme nous avertit un Ancien, [260]quemque cuique functioni pro indole admovere : mais pour ce qui est du choix d’un Ministre secret, je croy qu’on en peut discourir d’autre façon, & pour resoudre le doute proposé cy-dessus si on le doit tirer d’entre les familles illustres de l’Estat, ou des personnes de mediocre condition ; il me semble qu’on le peut faire de toutes les deux sortes indifferemment, parce que [261]dum nullum fastidiretur genus in quo eniteret virtus, crevit imperium Romanum. (T. Livius lib. 4.) Il y a toutefois ces difficultez du costé des nobles & grands Seigneurs, qu’ils sont enviez des autres, que bien souvent au lieu d’obeïr ils veulent commander, qu’ils conseillent plutost le Prince suivant leur interest particulier, que le bien de l’Estat, qu’ils veulent avancer leurs creatures, & ruiner ceux qui sont contraires à leur cabale ; qu’ils veulent bien souvent entreprendre sur l’autorité de leur Maistre, comme firent les Maires du Palais en France, qu’ils broüillent le Royaume pour se rendre necessaires, qu’ils ne sont jamais contens de ce qu’on leur donne, comme estant toujours au dessous de ce qu’ils pensent avoir merité, soit pour leurs services ou pour la grandeur de leur maison ; bref il me semble qu’en cette occasion, où l’on n’a que faire de la noblesse & dignité des personnes, mais plutost de leur avis, conseil, & jugement, un Marquis, un Duc, un Prince, ne peuvent pas mieux rencontrer que les hommes de mediocre condition, & peuvent causer beaucoup plus de mal ; où au contraire ceux-cy peuvent faire autant de bien, ne coustent pas tant, se rendent plus sujets, plus faciles & traitables, & sont beaucoup moins à craindre. Et à la verité Seneque avoit raison de dire, [262]nulli præclusa est virtus, omnes admittit, nec censum, nec sexum eligit. (in epistol.) A propos de quoy Tacite remarque que les Allemans prenoient même conseil de leurs femmes, [263]nec consilia earum aspernabantur, nec responsa negligebant. (de morib. Germ.) Ce que Plutarque confirme aussi des Lacedemoniens, & beaucoup d’Historiens, des Empereurs Auguste & Justinien ; & Cecilius disoit fort bien dans les Tusculanes de Ciceron, [264]sæpe etiam sub sordido pallio latet sapientia. Ce sont les occasions, l’employ, & les affaires qui la découvrent, & qui la font briller & éclatter. Si l’on n’eust employé Matthieu Paumier Florentin, à l’ambassade de laquelle il s’acquita si dignement, envers le Roy Alphonse, on auroit toujours creu qu’il n’estoit bon qu’à battre le mortier pour faire des medecines & clysteres ; si le Cardinal d’Ossat ne se fust rencontré dans les affaires de la Cour de Rome, on se fust toujours persuadé qu’il n’estoit propre qu’à pedanter dans les Colleges de Paris & à defendre Ramus contre Charpentier. Et le semblable peut-on dire encore des Cardinaux Balue, Ximenes, & du Perron, [265]quorum nobilitas sola fuit atque unica virtus. L’on dit que de toutes tailles bons Levriers, & pourquoy non de toutes sortes de conditions de bons esprits : Cardan estoit Medecin, Bodin Advocat, Charon Theologien, Montagne Gentilhomme, la Nouë Soldat, & le Pere Paul Moine : enfin

[266]Sæpe etiam est olitor verba opportuna locutus.

[260] D’employer chacun à la fonction dont son genie est plus capable.

[261] L’empire Romain s’est toujours augmenté, pendant qu’on n’a point dedaigné ceux où l’on voyoit éclater la vertu, de quelle condition qu’ils fussent.

[262] La vertu n’est inaccessible à personne ; elle reçoit un chacun, & ne fait choix, ny de condition ny de sexe.

[263] Ils ne méprisoient pas leurs conseils, & ne negligeoient pas leurs réponses.

[264] Et souvent aussi il y a de la sagesse cachée sous un vilain manteau.

[265] Qui n’avoient point d’autre noblesse que leur seule vertu.

C’est pourquoy je n’exclus personne de cette charge, non les étrangers, parce que Tibere [267]subinde res suas quibusdam ignotis mandabat, (Tacit. 4. Annal.) & que Charles V se servit de Granvelle, François I de Trivulse, Henry II de Strozzi, & Charles IX du Cardinal de Birague. Non les jeunes, parce que [268]cani indices ætatis non sapientiæ, & que Ciceron nous avertit, [269]ab eximia virtute progressum ætatis expectari non oportere, (Philip. 5.) témoin les exemples de Josephe, David, Ephestion, & Papyrius. Non les vieux, puis que Moyse par le conseil de son beau-pere Jethro, en choisit LXX pour gouverner avec luy le peuple d’Israël ; & que Louys XI pensa estre accablé par la guerre du bien public, pour n’avoir pas voulu croire aux vieux Conseillers, que son Pere luy avoit laissez. Non les ignorans, puis que, comme dit Seneque, [270]paucis ad bonam mentem opus est literis, & que suivant l’opinion de Thucydides les esprits grossiers sont plus propres à gouverner des peuples, que ceux qui sont plus subtils & épurez ; les grands esprits ayant cela de propre qu’ils sont plus portez à innover qu’à negotier, novandis quàm gerendis rebus aptiora, (Curt. l. 4.) à dépendre qu’à conserver, à poursuivre leur pointe avec obstination qu’à ceder ou s’accommoder à la necessité des affaires, & à traitter enfin avec des Anges ou intelligences, qu’avec des hommes, [271]quod enim celeriter arripiunt, id quum tardè percipi vident discruciantur. (Cic. pro Roscio.) Non les lettrez, veu que [272]Imperator Alexander consiliis togæ & militiæ literatos adhibebat, & maxime eos qui historiam norant, (Lamprid. in eo.) joint que le Cardinal de Richelieu a esté tiré du fond de sa Bibliotheque pour gouverner la France. Non les Philosophes, à cause de Xenophon, Seneque & Plutarque. Non les Medecins, puis que Oribase par ses bons conseils & avis éleva Julien à l’Empire, que Apollophanes estoit chef du Conseil d’Antiochus, qu’Estienne fut envoyé par l’Empereur Justinien à Cosroës, que Jacques Cottier & Olivier le Dain furent des principaux Conseillers de Louys XI, le Pere de Monsieur le Chancelier de l’Hospital de Charles de Bourbon, & Monsieur Miron du Roy Henry III. Non les Moines à cause du Pere Paul de Venise, ny pour finir, telles autres sortes de personnes que ce soit, pourveu qu’elles ayent les conditions que nous expliquerons cy-aprés ; [273]magna enim ingenia sæpe in occulto latent, comme disoit Plaute, (in Capt.) & la Prudence & Sagesse ne fait point choix de personnes, elle habite aussi-bien dans le tonneau de Diogenes, aux écoles, sous un froc, & sous des méchans haillons, que parmy les delices & somptuositez d’un Palais. Tant s’en faut, [274]nescio quomodo factum est, ut semper bonæ mentis soror sit paupertas.

[266] Un jardinier même a dit souvent de bonnes choses.

[267] Commettoit quelquefois l’administration de ses affaires à des gens inconnus.

[268] Les cheveux blancs sont les marques de l’âge, & non de la sagesse.

[269] Qu’il ne faut pas attendre le progrés de l’âge d’une extraordinaire vertu.

[270] Un bon esprit n’a pas besoin de beaucoup de lettres.

[271] Car ils enragent de voir aller lentement ce qu’ils ont entrepris avec precipitation.

[272] L’Empereur Alexandre employoit aux conseils de la robe & de la guerre des hommes lettrez, & particulierement ceux qui sçavoient l’histoire.

[273] Car il arrive souvent que les grands esprits demeurent cachez.

[274] Je ne sçay comment il est arrivé que la pauvreté soit toujours la sœur & la compagne du bon esprit.

Or les conditions que le Ministre doit apporter & contribuer du sien au service de son Prince, ne se peuvent expliquer qu’assez difficilement. C’est ce qui a fait suer tant d’écrivains, ce qui a ouvert la carriere à tant de discours, & ce qui a produit tant de livres sur l’idée, l’exemple & la parfaite description du bon Conseiller, du fidele Ministre, du prudent Politique, & de l’homme d’Estat, quoy que tous ces auteurs ayent plutost ressemblé aux Archers de Diogenes, qui sembloyent tirer au plus loing du but, qu’à Ciceron en son livre de l’Orateur, ou à Xenophon en son Prince. Pour moy qui n’ay pas entrepris comme eux de publier un gros livre de toutes les vertus, sous ombre de trois ou quatre qui sont necessaires à un Ministre, je diray premierement : Que je le veux estre tel en effect qu’il sera en predicament, connu du Prince, & choisi de luy-même par la seule consideration de ses merites, sans autre recommendation que de sa propre vertu, [275]virtute enim ambire oportet non favitoribus. Beaucoup qui viennent sur le theatre du monde pour entrer aux honneurs & confidences, y paroissent bien souvent revestus d’ornemens empruntez, de faveurs, d’amis, d’argent, de sollicitations & poursuites ambitieuses, ils s’y presentent comme la Corneille d’Esope couverts des plumes d’autruy, & font parade de ce qui n’est pas à eux, pour obtenir ce qu’ils ne meritent pas ; mais leur nudité paroist toujours à travers de ces habits, qu’ils n’ont que par emprunt, & qui les expose aussitost à la honte sur le propre Theatre de la gloire. Il faut doncques qu’un homme qui se veut maintenir en credit & en reputation jusques à la fin, entre & penetre dans le credit & la bonne opinion de son Maistre, orné comme l’estoit Hippias Eleus de vestemens faits de sa main, de sçavoir, de prudence, de vertu, de merite, de courage, bref de choses qui soient de son propre creu : il faut que comme le Soleil il produise du dedans la lumiere qu’il éclaire au dehors, de peur qu’il ne ressemble à la Lune, qui n’ayant ce qui la fait luire que par emprunt, monstre bien-tost sa defaillance. Mais parce que ce n’est rien de parler des merites en general, si l’on ne determine en particulier, quelles sont les vertus qui les composent ; je croy qu’on les peut toutes rapporter à trois principales, sçavoir la Force, la Justice, & la Prudence. Sur lesquelles je me veux un peu étendre, pour les expliquer d’une façon moins triviale & commune que celle des écoles.

[275] Car il faut aspirer aux charges par la vertu & non pas par le moyen des fauteurs.

Par la force j’entens certaine trempe & disposition d’esprit toujours égale en soy, ferme, stable, heroïque, capable de tout voir, tout oüir, & tout faire, sans se troubler, se perdre, s’étonner ; laquelle vertu se peut facilement acquerir en faisant des continuelles reflexions sur la condition de nostre nature foible, debile, & sujette à toutes sortes de maladies & d’infirmitez, sur la vanité des pompes & honneurs de ce monde ; sur la foiblesse & imbecillité de nostre esprit ; sur les changemens & revolutions des affaires ; sur les diverses faces & metaschematismes du Ciel & de la terre ; sur la diversité des opinions, des sectes, des religions, sur le peu de durée de toutes choses ; bref sur les grands avantages qu’il y a de fuïr le vice & de suivre la vertu. Aussi est-ce à peu prés comme l’a décrite Juvenal par ces beaux vers de sa X. Satyre.

[276]Fortem posce animum, mortis terrore vacantem,
Qui spatium vitæ extremum inter munera ponat
Naturæ, qui ferre queat quoscunque dolores,
Nesciat irasci, cupiat nihil, & potiores
Herculis ærumnas ducat sævosque labores
Et Venere, & plumis, & cœnis Sardanapali.

[276] Demandez un esprit qui soit gueri des craintes de la mort, qui mette au rang des presens de la Nature le dernier terme de la vie, qui puisse endurer toutes sortes de fatigues, qui ne se fasche point, qui ne desire rien, & qui estime davantage les peines d’Hercule, & ses longs travaux, que les delices, les festins, & les plumes (licts) de Sardanapale.

Monsieur le Chancelier de l’Hospital qui estoit pourveu de cette force d’esprit autant qu’aucun autre de ceux qui l’ont precedé ou suivy, la décrivoit encore plus brievement, quoy qu’en termes beaucoup plus hardis, desquels même il avoit composé sa devise, [277]si fractus illabatur orbis impavidum ferient ruinæ. Arriere doncques de ce Ministere tant d’esprits foibles & effeminez, tant d’ames coüardes & pusillanimes, qui s’épouvantent des premieres difficultez, qui fuyent à la moindre resistance, & qui perdent l’esprit lors qu’on leur parle de quelque grande resolution. Je veux un esprit d’Epictete, de Socrates, d’Epicure, de Seneque, de Brutus, de Caton, & pour me servir d’exemples plus familiers, du Pere Paul, du Cardinal d’Ossat, du President Janin, de V. Eminence, de Ferrier, & de quelques autres de pareille marque. Je veux qu’il ait les bonnes maximes de Philosophie dans la teste non pas sur les levres ; qu’il connoisse la nature en son tout & non pas en quelque partie ; qu’il vive dans le monde comme s’il en estoit dehors, & au dessous du Ciel comme s’il estoit au dessus, afin qu’il ne puisse pas seulement comme les Gaulois apprehender la ruine de cette grande machine, je veux qu’il s’imagine de bonne heure que la Cour est le lieu du monde où il se dit & fait plus de sottises, où les amitiés sont plus capricieuses & interessées, les hommes plus masquez, les maistres moins affectionnez à leurs serviteurs, & la fortune plus folle & aveugle ; afin qu’il s’accoustume aussi de bonne heure à ne se point scandaliser de toutes ces extravagances. Je veux enfin qu’il puisse regarder [278]oculo irretorto ceux qui seront plus riches, & moins dignes de l’estre que luy, qu’il se picque d’une pauvreté genereuse, d’une obstination au bien, d’une liberté Philosophique mais pourtant civile, qu’il ne soit au monde que par accident, à la Cour que par emprunt, & au service d’un Maistre que pour s’en acquiter honnestement. Or quiconque aura cette premiere, universelle, & generale disposition, qui conduit l’homme à une apathie, franchise, & bonté naturelle, il aura par même moyen la fidelité, [279]optimum enim quemque fidelissimum puto, disoit fort bien Pline en parlant à l’Empereur Trajan ; & cette fidelité ne sera pas commune, bridée de certaines circonstances, & assujettie à diverses considerations de nos interests particuliers, des personnes, de la fin des affaires, & de mille autres, mais une fidelité telle que doit avoir un galand homme, pour servir celuy à qui il la promettra envers tous & contre tous, sans exception de lieu, de temps, ny de personnes. C’est ainsi que C. Blosius servoit son amy Tiberius Gracchus, (Valer. Max. lib. 4. cap. 7.) & le Pere du Chancelier de l’Hospital son maistre Charles de Bourbon, duquel se trouvant Medecin & Confident lors de sa disgrace & persecution, il ne l’abandonna jamais, le suivant en habit déguisé, participant à toutes ses infortunes, le secondant en tous ses desseins contre le Roy, contre l’Empereur & contre Rome, les Cardinaux & le Pape même. Action que son fils ce grand Chancelier de France a tellement estimée, qu’il l’a bien voulu placer comme la plus remarquable de sa famille, en teste de son Testament. Il faut doncques qu’un affectionné Ministre soit premierement & principalement garny de fidelité, & que lors qu’il sera besoin de la témoigner, il dise librement,

[280]Huic ego nec rerum metas nec tempora pono,
Obsequium sine fine dedi.

[277] Si le monde se bouleversoit, ses ruïnes me fraperoient, sans que j’en fusse épouventé.

[278] D’un œuil droit & non de travers.

[279] Car j’estime que le plus homme de bien est aussi le plus fidelle.

[280] Je ne mets point icy de bornes, & n’y limite point de temps, j’ay témoigné une obeïssance sans fin.

Il faut aussi qu’il soit dégagé d’ambition, d’avarice, de convoitise & de tout autre desir, que de bien servir son Maistre dans l’estat d’une fortune mediocre, honneste, & capable de le delivrer luy & ses plus proches parens, d’envie & de necessité. Car s’il commence une fois à aller au plus à se vouloir avancer dans les charges & dignitez, il ne se pourra pas faire qu’il ne prefere son bien propre à celuy de son Maistre, & qu’il ne se serve premier que luy ; & cela estant, c’est ouvrir la porte à l’infidelité, perfidie & trahison, il n’y aura plus de secret qu’il ne découvre, plus de conseil qu’il n’évente, plus de resolution qu’il ne declare, plus d’ennemy qu’il ne courtise, bref

[281]Publica privatis postponet commoda rebus.

[281] Il preferera son profit particulier au bien public.

S’il desire la grandeur de son Maistre ce ne sera que pour avancer la sienne, à laquelle s’il ne peut parvenir en le servant avec fidelité, il ne fera point de doute de le deservir, de le vendre & livrer à ses ennemis pour satisfaire à son ambition, ou à son avarice demesurée,

[282]Namque ubi avaritia est habitant ferme omnia ibidem
Flagitia, impietas, perjuria, furta, rapinæ,
Fraudes atque doli, insidiæque & proditiones.

(Paling. in Sagit.)

[282] Car là où est l’avarice, tous les autres vices y habitent aussi, l’impieté, le parjure, le vol, la rapine, les fraudes & tromperies, les embusches & les trahisons.

C’est ce que pratiqua autrefois Stilico, quand pour s’acquerir l’amitié d’Alaric Roy des Gots, & s’appuyer de son secours pour se saisir de l’Empire d’Orient, il fit une paix honteuse avec luy & obligea l’Empereur de luy payer tribut sous le nom de pension ; & Pierre des Vignes Chancelier de Frederic II, fut à bon droit privé de la veuë, pour avoir noüé une intelligence trop secrete avec le Pape Alexandre III, ennemy capital de son Maistre. Ce fut encore pour la même cause que le Cardinal Balue demeura XII ans resserré dans la Tour des Loches sous le Regne de Louys XI, & que le Cardinal du Prat décheut de sa faveur, & fut long-temps en prison pendant celuy de François I. Cette même force & disposition d’esprit defend aussi à nostre Ministre d’estre trop credule ou superstitieux, & bigot : Car bien que [283]credulitas error sit magis quam culpa, & quidem in optimi cujusque mentem facillimè obrepat, (Cic. l. 1. ep. 23.) c’est toutefois le propre d’un homme judicieux & bien sensé, de ne rien croire [284]nisi quod in oculos incurret ; (Senec. de Ira.) au moins Palingenius est d’avis qu’il faut ainsi faire, crainte d’estre trompé, parce que

[285]Qui facilis credit facilis quoque fallitur idem.

[283] La credulité soit plutost une erreur qu’une faute, & qu’elle s’empare facilement des meilleurs naturels.

[284] Que ce qu’il void de ses yeux.

[285] Qui croit facilement se laisse aussi facilement tromper.

Et comme nous avons dit cy-dessus, qu’il y avoit quatre ou cinq moyens d’attraper ou tromper les trop credules & superstitieux, aussi faut-il que celuy qui se mesle de les pratiquer, ne soit pas si sot que de s’y laisser prendre par d’autres qui s’en voudroient servir contre luy-même. Joint qu’à un Ministre qui aura l’esprit assez bas pour le ravaler & soumettre à la creance de tant de fables, impostures, faux miracles, tromperies, & charlataneries qui se font ordinairement, ne pourra pas donner grande esperance de bien reüssir en beaucoup d’affaires où il faut gaillardement enjamber par dessus toutes ces folies. Les souplesses d’Estat, les artifices des Courtisans, les menées & pratiques de quelques avisez Politiques, trompent aisément un homme plongé dans des devotions excessives & superstitieuses. La prediction d’un devin, le croassement d’un corbeau, la rencontre d’un maure, un faux bruit, quelque vau de ville, tromperie, ou superstition, luy feront perdre l’escrime, l’étonneront, & le reduiront à prendre quelque party honteux & deshonneste ; A quoy s’il est tant soit peu porté de sa nature, la superstition sœur germaine de cette grande credulité, l’y plongera tout à fait, & luy ostera si peu de jugement qui luy pouvoit rester. [286]Occentus soricis auditus Fabio Maximo dictaturam, C. Flaminio magisterium equitum deponendi causam præbuit. (Val. Max. l. 1. cap. 10.) Elle luy ravira le repos du corps, & la fermeté, constance, & resolution de l’esprit ; [287]superstitione enim qui est imbutus quiescere nunquam potest : (Cicero de fin. l. 1.) elle l’assujettira à mille terreurs paniques, & luy fera craindre & redouter,

[288]Nihilo metuenda magis, quàm
Quæ pueri in tenebris pavitant, finguntque futura.

[286] Le chant d’une souris fut cause que Fabius Maximus se démit de la Dictature, & Caius Flaminius de la charge de Colonel de la Cavalerie.

[287] Car quiconque est imbu de superstition, il luy est impossible de reposer.

[288] Des choses qui ne sont non plus à craindre que celles dont les enfans ont peur dans les tenebres, & qu’ils s’imaginent devoir arriver.

Elle luy fera commettre plus de pechez qu’il n’en est defendu aux dix commandemens, & se frottant les yeux avec de l’eau benite, ou touchant la chape d’un Prestre, il pensera effacer toutes les mauvaises actions de sa vie : [289]sic errore quodam mentis famulatur impietati ; (Paschas. de virtut.) elle luy fera trouver des scrupules où il n’y en a point, & auparavant que de conclure une affaire, il en voudra parler cent fois à un confesseur. Il luy revelera le conseil de son Prince, le soumettra à sa censure, l’examinera suivant toutes les regles des Casuistes, & à la fin [290]ea quæ Dei sunt audacter excludet, ut sua tantùm admittat ; bref elle le rendra sot, impertinent, stupide, méchant, incapable de rien voir, de rien faire, de rien juger ou examiner à propos, & capable seulement de causer la perte & la ruine totale de quiconque se servira de luy, & la sienne propre, puis que [291]superstitione quisquis illaqueatus est, non potest effugere proximas miserias, ipsa sibi superstitio supplicium est, dum quæ non sunt mala hæc fingit esse talia, & quæ sunt mediocria mala, hæc maxima facit ac lethalia. Il ne faut point tant de mysteres & de ceremonies pour estre homme de bien, Lycurgue fut estimé tel quoy qu’il eust retranché beaucoup de choses superflues & inutiles à la Religion. Le vieux Caton passoit pour le plus vertueux de Rome, encore qu’il se fust mocqué de celuy qui prenoit pour mauvais augure que les souris eussent rongé ses chausses, & qu’il luy eust dit, [292]non esse illud monstrum quod arrosæ sint à soricibus caligæ, sed verè monstrum habendum fuisse si sorices à caligis roderentur. (D. August. de Doct. Christian.) Luculle ne fut estimé impie pour avoir combatu Triganes un jour que le Calendrier Romain marquoit pour malheureux ; ny Claudius pour avoir méprisé les auspices des poulets ; non plus que Lucius Æmilius Paulus pour avoir le premier commencé d’abatre & ruiner les Temples d’Isis & de Serapis. D’où l’on peut conjecturer que la superstition est le vray caractere d’une ame foible, rampante, effeminée, populaire, & de laquelle tout esprit fort, tout homme resolu, tout bon Ministre doit dire, comme faisoit Varron de quelque autre chose qui ne valoit pas mieux,

[293]Apage in directum à domo nostra istam insanitatem.

(in Eumenidib.)

[289] Et ainsi par l’erreur de l’entendement on se rend esclave de l’impieté.

[290] Il rejettera hardiment les choses qui sont de Dieu pour admettre les sienes propres.

[291] Quiconque est enlassé dans la superstition, il ne peut pas éviter les miseres qui luy panchent sur la teste ; sa superstition luy est un supplice, lors qu’il s’imagine mauvaises des choses qui ne le sont pas ; & qu’il fait grands & mortels les maux qui ne sont que mediocres.

[292] Que ce n’estoit pas un prodige que les souris eussent rongé des chausses, mais que c’en seroit veritablement un si des chausses rongeoient des souris.

[293] Chassons de nostre maison cette folie.

La seconde vertu qui doit servir de base & de fondement aux merites & à la bonne renommée de nostre Conseiller, c’est la Justice ; de laquelle si nous voulions expliquer toutes les parties, il la faudroit comparer à une grosse tige qui produit trois branches, dont l’une monte à Dieu, l’autre s’étend vers soy-même, & la tierce vers le prochain ; & chacune desdites branches produit encore divers petits rameaux que je n’expliqueray point en particulier, m’estant assez de prendre les choses en gros, & non en détail. C’est pourquoy je mettray le principal fondement de cette justice à estre homme de bien, à vivre suivant les loix de Dieu & de la Nature, noblement, philosophiquement, avec une integrité sans fard, une vertu sans art, une religion sans crainte, sans scrupule, & une ferme resolution de bien faire, sans autre respect & consideration, que de ce qu’il faut ainsi vivre, pour vivre en homme de bien & d’honneur,

[294]Oderunt peccare boni virtutis amore.

[294] Les gens de bien haïssent le vice pour l’amour de la vertu.

Mais d’autant que cette justice naturelle, universelle, noble & philosophique, est quelquefois hors d’usage & incommode dans la pratique du monde, où [295]veri juris germanæque justitiæ solidam & expressam effigiem nullam tenemus, umbris & imaginibus utimur. Il faudra bien souvent se servir de l’artificielle, particuliere, politique, faite & rapportée au besoin & à la necessité des Polices & Estats, puis qu’elle est assez lâche & assez molle pour s’accommoder comme la regle Lesbienne à la foiblesse humaine & populaire, & aux divers temps, personnes, affaires & accidens : Toutes lesquelles considerations nous obligent bien souvent à plusieurs choses que la justice naturelle rejetteroit & condamneroit absolument. Mais quoy, il faut vivre comme les autres, & parmy tant de corruptions, celuy qui en a le moins doit passer pour le meilleur, [296]beatus qui minimis urgetur ; entre tant de vices on en peut bien quelquefois legitimer un ; & parmy tant de bonnes actions en déguiser quelqu’une. C’est doncques une maxime, que comme entre les lances celles-là sont estimées les meilleures, qui sont les plus souples, aussi entre les Ministres, on doit priser davantage ceux qui sçavent le mieux plier, & s’accommoder aux diverses occurrences, pour venir à bout de leurs desseins, imitant ainsi le Dieu Vertumnus qui disoit dans Properce :

[297]Opportuna mea est cunctis natura figuris,
In quamcunque voles verte decorus ero.

[295] Nous n’avons aucune solide & expresse effigie du vray droit, & de la veritable justice, nous nous servons seulement de leurs ombres.

[296] Bienheureux est celuy qui est travaillé des plus petites.

[297] Ma nature est propre à prendre toutes sortes de figures, donnez moy celle que vous voudrez, je seray beau sous chacune.

Qu’il se souvienne seulement d’observer toujours ces deux preceptes, le premier de conjoindre & assembler autant qu’il luy sera possible l’utilité & l’honnesteté, l’envisageant toujours & la costoyant le plus prés qu’il luy sera possible : l’autre de ne servir jamais d’instrument à la passion de son Maistre, & de ne rien proposer ny conclure, qu’il ne juge luy-même estre necessaire pour la conservation de l’Estat, le bien du peuple, ou le salut du Prince, demeurant à couvert pour ce qui sera du reste sous ce bon avis de Plutarque, Que bien souvent pour faire la justice il ne faut pas tout ce qui est juste. (Livre de la curiosité.)

Enfin la troisiéme & derniere partie qui doit composer & perfectionner nostre Ministre, est la Prudence, Vertu si necessaire à un homme de cette qualité, qu’il ne peut en aucune façon s’en passer, veu que comme nous enseigne Aristote, [298]prudentia & scientia civilis iidem sunt animi habitus, (l. 6. Eth. c. 8.) & qu’au reste elle est si puissante qu’elle seule domine & gouverne les trois temps de nostre vie, [299]dum præsentia ordinat, futura prævidet, præterita recordatur : si universelle qu’elle comprend sous soy toutes les autres vertus, circonstances, & observations que nous pouvons faire icy de la science, modestie, experience, conduitte, retenuë, discretion, & particulierement de ce que les Italiens appellent Segretezza par un terme qui leur est propre. Juvenal (Sat. X.) ayant fort bien dit que

[300]Nullum numen abest si sit prudentia :

[298] La prudence & la science civile sont les mêmes habitudes d’un esprit.

[299] Lors qu’elle ordonne pour le present, prevoit l’avenir & se souvient du passé.

[300] La fortune ne manque jamais là où il y a de la prudence.

Neanmoins comme plusieurs choses sont requises pour former l’or, qui est le Roy des Metaux, la preparation de la matiere, la disposition de la Terre, la chaleur du Soleil, la longueur du temps ; aussi pour former cette Prudence, la Reyne des vertus politiques, l’or des Royaumes, le thresor des Estats, il faut de grandes aides, & des avantages tres-heureux ; la force de l’esprit, la solidité du jugement, la pointe de la raison, la docilité pour apprendre, l’instruction receuë des grands personnages, l’estude des sciences, la connoissance de l’histoire, l’heureuse memoire des choses passées, sont les dispositions pour y parvenir : la saine consultation, la connoissance & consideration des circonstances, la prevoyance des effets, la precaution contre les empeschemens, la prompte expedition, sont les belles actions qu’elle produit ; & enfin le repos des peuples, le salut des Estats, le bien commun des hommes, sont les fruits divins que l’on en recueille. Mais encore n’est-ce rien dire, si nous n’ajoustons quels sont les lignes, par lesquels on peut juger du progrez que quelqu’un aura fait en l’acquisition de ce thresor, & s’il est veritablement assez sage & prudent pour seconder un Prince en l’administration de son Estat. Or entre plusieurs que l’on en peut donner, je proposeray ceux-cy comme les plus ordinaires & communs, sçavoir tenir secret ce qu’il n’est à propos de dire, & parler par necessité plutost que par ambition, ne croire trop promptement ny à toutes sortes de personnes, estre plus prompt à donner ce qui est à soy qu’à demander ce qui appartient à autruy, examiner bien les choses auparavant que d’en juger, ne médire de personne, excuser les fautes, & defendre la renommée d’un chacun, ne mépriser personne, non pas même les moindres : Honorer les hommes selon leurs merites & qualitez, donner plus de loüange à ses compagnons qu’à soy-même, servir & entretenir ses amis, demeurer ferme & constant parmy leurs adversitez, ne changer de dessein & de resolution sans quelque grand sujet, deliberer à loisir & executer gayement & avec diligence, ne s’émerveiller de ce qui est extraordinaire, ny se mocquer de personne, mais sur tout épargner les pauvres & ses amys, n’envier la loüange à ceux qui la meritent, non pas même à ses ennemis, ne parler sans sçavoir, ne donner conseil qu’à ceux qui le demandent, ne faire l’entendu en ce qui n’est pas de sa profession, & ne parler de ce qui en est qu’avec modestie & sans jactance & affectation, comme faisoit Piso, duquel Vell. Paterc. a dit, [301]quæ agenda sunt agit sine ulla ostentatione agendi ; avoir plus d’effets que de paroles, plus de patience que de violence, desirer plutost le bien que le mal à ses ennemis, plutost perdre que plaider, n’estre cause d’aucun trouble ny remuement, finalement aymer Dieu, servir son prochain, & ne souhaitter la mort ny la craindre. Or ce qui m’a fait recueillir tous ces signes si particulierement, c’est parce que le choix d’un Ministre est de si grande importance, que les Princes ont grand interest de ne s’y pas tromper, & encore qu’il ne faille pas esperer de les pouvoir tous rencontrer en un homme, on ne peut toutefois manquer de preferer celuy qui en aura le plus. Et quand le Prince l’aura trouvé, ce sera à faire à luy de le bien maintenir & choier comme un precieux thresor, parce que si la naissance ne luy a donné des couronnes, les couronnes toutefois ne se peuvent passer de luy : si la fortune ne l’a fait Roy, sa suffisance le rend l’oracle des Roys, & tout ce qu’il dira des loix, ses simples paroles passeront pour raisons, ses actions pour exemples, & toute sa vie pour miracle.

[301] Il fait ce qu’il faut faire sans aucune ostentation de ses actions.

Aprés avoir expliqué ce qui est du devoir du Ministre envers le Prince, il nous reste à considerer, comme en passant neanmoins, ce que le Prince doit contribuer de son costé, pour bien traitter avec son Ministre, & parce qu’en matiere de regles & preceptes, j’ay toujours estimé avec Horace, que les plus courts sont les meilleurs,

[302]Quicquid præcipies esto brevis ;

[302] Sois succinct dans tous les preceptes que tu donneras.

Je reduiray tous ceux qui me semblent les plus necessaires en cette occasion à trois principaux, dont le premier sera de le traitter en amy, non pas en serviteur, de parler & conferer avec luy à cœur ouvert, de ne luy rien celer de tout ce qu’il sçaura, de luy ouvrir une entiere confidence, & de traitter avec luy comme il feroit avec soy-même, sans avoir honte de luy declarer sa foiblesse, ignorance, imbecillité ou tel autre defaut qu’il pourra avoir ; Ny aussi son dépit, ses fascheries, coleres, mécontentemens, & semblables passions, qui le pourront tourmenter. Et si je n’ay assez d’autorité pour établir cette maxime, qu’on defere au moins quelque chose à l’avis de Seneque, [303]Cogita, dit-il, an tibi in amicitiam aliquis recipiendus sit, quum placuerit id fieri, toto illum pectore admitte, tam audacter cum illo loquere quàm tecum. C’est ce qu’il avoit encore dit auparavant en beaucoup moins de paroles, [304]tu omnia cum amico delibera, sed de illo prius. Que si l’autorité d’un si grand homme a besoin d’estre appuyée & soustenue par quelques raisons, T. Live nous en fournira une tres-puissante & valable, [305]vult sibi quisque credi, & habita fides ipsam fidem obligat : les experimentez Chymistes tiennent que pour faire de l’or on ne se doit servir que de l’or même,

[306]Nec aliunde quæras auri primordia, in auro
Semina sunt auri, quamvis abstrusa recedant
Longius, & multo nobis quærenda labore.

(Augurel.)

[303] Pense s’il te faut recevoir quelcun en ton amitié, & quand tu l’auras voulu faire, admets l’y de tout ton cœur, & luy parle aussi hardiment qu’à toi-même.

[304] Delibere de toutes choses avec ton amy ; mais delibere premierement d’en avoir un tel qu’il faut.

[305] Un chacun veut qu’on se fie à luy, & la confiance que nous avons en quelcun l’oblige à se confier en nous & à nous estre fidelle.

[306] Ne cherche point ailleurs l’origine de l’or ; l’or contient les semences de l’or, quoi qu’elles nous soient fort cachées, ce qui fait que nous sommes obligés à travailler beaucoup pour les chercher.

Les Lapidaires épreuvent tous les jours, qu’il se faut servir du diamant pour en tailler & preparer un autre ; les Oiseleurs que pour faire bonne chasse il se faut servir de ces oiseaux que Varro appelle, [307]illices & traditores generis sui : Les Philosophes moraux, que l’amour ne se peut acquerir que par une amitié & affection reciproque.

[307] Traitres de ceux de leur espece, & servant à les faire prendre.

Veux-tu mon fils que t’apprenne en peu d’heure
Le beau secret du breuvage amoureux ;
Aime les tiens, tu seras aimé d’eux ;
Il n’y a point de recepte meilleure.

Comment doncques un Prince pourra-t-il trouver de la confidence en quelque amy, s’il ne luy en communique auparavant de son costé, s’il ne luy monstre ce qui sera de son devoir en s’acquittant du sien propre : [308]Si vis me flere, disoit Horace, dolendum est prius tibi. [309]Cur te habebo ut Consulem, si me non habeas ut Senatorem, repliquoit un autre ? Il faut tout ou rien, & jouïr d’une entiere confidence, ou n’en avoir point ; declarer aujourd’huy une affaire, en taire demain une autre, en entamer quelqu’une, & ne la pas achever, garder toujours quelque [310]retentum, & ne pas tout dire, sont des marques de défiance, d’inquietude & d’irresolution, qui font perdre au Ministre la visée pour ce qui est du conseil, & l’affection pour ce qui concerne le service.

[308] Si tu veux que je pleure, il faut que tu t’affliges auparavant.

[309] Pourquoy te traiteray-je comme un Consul, si tu ne me traites pas comme un Senateur.

[310] Chose de retenu.

La seconde chose que le Prince doit observer envers son Ministre, est qu’il le tienne comme amy, & non pas comme flateur, qu’il luy permette de parler & d’opiner librement, d’expliquer & fortifier son opinion, sans le contraindre ou luy sçavoir mauvais gré de ne point condescendre à la sienne, [311]meliora enim vulnera diligentis, quàm oscula blandientis, & puis que comme disoit un brave Conseiller à son Maistre, [312]non potes me simul amico & adulatore uti. Si un Prince veut estre flatté, il a assez de Gentilshommes & Courtisans qui ne cherchent que l’occasion de le faire, sans y employer celuy qui doit estre sa bouche de verité. Et celuy-là ne peut jamais bien reüssir, [313]cujus aures ita formatæ sunt, ut aspera quæ utilia, & nihil nisi jucundum non læsurum accipiant. (Tacit. 3. hist.)

[311] Car les blessures d’un amy sont meilleures que les baisers d’un flateur.

[312] Tu ne peux pas te servir de moy comme amy & flateur tout ensemble.

[313] Dont les oreilles sont formées, à trouver rudes les choses qui sont utiles, & à n’écouter rien que de plaisant, & qui ne peut blesser.

Finalement comme ceux qui demeurent quelque temps au Soleil sont échauffez par sa chaleur ; aussi faut-il que celuy qu’un Prince ou Souverain approche de sa personne, ressente les effets de son pouvoir, & de l’amitié qu’il luy porte par la recompense deüe à ses services ; & quoy que la plus honorable & glorieuse qu’il luy puisse donner, soit de les agréer, & de s’en declarer satisfait, [314]beneficium siquidem est reddere bonitatis verba, (Senec.) & suivant même l’opinion commune,

[315]Principibus placuisse viris non ultima laus est.

[314] Veu que c’est un bienfait, ou une recompense, que de parler en bons termes des services qu’on a reçus.

[315] On ne remporte pas peu de loüange d’avoir plu aux Princes.

Il faut neanmoins passer outre, & pratiquer à son occasion cette belle vertu de la liberalité, en luy subministrant les choses necessaires pour vivre honnestement dans un estat mediocre, & autant éloigné de l’ambition que de la necessité. Philippes II disoit à Ruy Gomes son Confident serviteur, faites mes affaires & je feray les vostres : Il faut que tous les Princes en disent autant à leurs Ministres, s’ils en veulent estre servis avec affection & fidelité, [316]liberalitas enim commune quoddam vinculum est, quo beneficus & beneficio devinctus astringuntur. Et j’estime qu’il seroit encore meilleur de les mettre promptement en repos de ce costé-là, afin que n’ayant plus à la teste cet horrible monstre de pauvreté, ils apportent un esprit entierement libre & dégagé de toutes passions au maniement des affaires, qui seroit le premier fruit de cette liberalité, comme le second d’acquerir beaucoup d’honneur & de recommandation à celuy qui l’auroit pratiquée, d’autant que, selon la remarque d’Aristote, entre tous les Princes vertueux, [317]ii fere diliguntur maximè, qui fama & laude valent liberalitatis ; & le dernier de rendre les personnes entierement liées au service de ceux qui leur font du bien, veu que, suivant le dire d’un Ancien, qui a le premier inventé les bienfaits, il a voulu forger des seps & des menottes, pour enchaisner les hommes, les captiver & traisner aprés soy.

[316] Car la liberalité est un certain lien qui lie le bienfaiteur & celuy qui reçoit le bienfait.

[317] On aime particulierement ceux qui ont le renom & la loüange d’estre les plus liberaux.

Voila, Monseigneur, tout ce que j’avois à dire en cette matiere, de laquelle je n’eusse jamais voulu entreprendre de traitter, si V. Eminence ne me l’eust commandé, & que sa grande bonté & facilité ne m’eussent fait esperer une excuse favorable, de toutes les fautes que je puis y avoir commises. Je sçay qu’elle desiroit d’autres forces que les miennes, une plume plus diserte & eloquente, une erudition plus grande, un jugement plus fort, un esprit plus universel : Mais nous aurions peu de statues de Jupiter s’il n’eust esté permis qu’à Phidias de les faire, & Rome seroit maintenant sans peintures & tableaux, si d’autres n’y avoient travaillé que Michel Ange, & Raphael d’Urbin : les bons ouvriers ne se rencontrent pas si souvent, que l’on se puisse passer des mauvais, ny les grands Politiques, que l’on ne se divertisse quelquefois dans les écrits des moindres, sous le titre desquels s’il plaist à V. Eminence de recouvrir le present discours, elle m’obligera de songer à quelque autre de plus longue haleine ; & j’ose bien me promettre sous la continuation de vostre faveur & bienveillance, que

[318]Illa dies olim veniet (modo stamina
Longa trahat Lachesis) quum te & tua facta canemus
Uberius, nomenque tuum Gangetica tellus,
Et Tartessiaci resonabunt littora ponti.
Ibit Hyperboreas passim tua fama per urbes,
Et per me extremis Libyæ nosceris in oris,
Tunc ego majori Musarum percitus œstro,
Omnibus ostendam, quanto tenearis amore
Justitiæ, sit quanta tibi pietasque fidesque,
Quantum consilio valeas & fortibus ausis,
Quàm sis munificus, quàm clemens, denique per me
Ingenium, moresque tuos mirabitur orbis.
At nunc ista tibi quæ tradimus accipe læto
Interea vultu, & præsentibus annue cœptis.

[318] Le temps viendra un jour (pourveu que la Parque fasse nostre fusée longue) que nous publierons plus amplement les belles actions de vostre personne ; & que vostre nom retentira dans la terre du Gange, & sur les costes de la mer d’Espagne. Vostre nom ira jusques aux villes du Nord, & je vous feray connoistre dans les extremités de la Libye. Alors poussé d’une plus grande veine poëtique, je feray voir à tout le monde combien vous estes amateur de la justice, combien grande est la foy & la pieté dont vous estes orné ; combien vous estes puissant en conseil, & en courageuses entreprises ; combien vous estes liberal, & clement, & enfin je feray que toute la terre admirera vostre esprit & vos mœurs. Mais cependant recevés ce que je vous offre maintenant, & daignés prendre en bonne part & favoriser la presente entreprise.

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