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Considerations politiques sur les coups d'estat

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Chapitre I.
Objections que l’on peut faire contre ce discours avec les Réponses necessaires.

Mais à grand peine, Monseigneur, ay-je tracé les premieres lignes de ce Discours, que je me treuve renfermé entre deux puissantes difficultez, capables à mon avis d’empécher toute autre personne qui auroit moins de courage & d’affection que moy, de passer outre, & de glacer le sang des plus échauffez à la recherche de ces Resolutions, non moins perilleuses que extraordinaires. Car si le judicieux Poëte Horace (Ode 1. lib. 2.) disoit ingenûment à son amy Pollio, qui vouloit écrire l’histoire des guerres civiles arrivées de son temps,

[3]Periculosæ plenum opus aleæ
Tractas, & incedis per ignes
Suppositos cineri doloso.

[3] Vostre ouvrage est perilleux, & vous marchez sur des feux cachés sous une cendre trompeuse.

Quel bon succés peut-on attendre de cette mienne entreprise beaucoup plus difficile & temeraire : veu que pour ne rien dire du danger qu’il y a de vouloir déchiffrer les actions des Princes, & faire voir à nud ce qu’ils s’efforcent tous les jours de voiler avec mille sortes d’artifices ; il y en a encore deux autres de non moindre consequence ; l’un desquels je puis en quelque façon apprehender pour ce qui regarde & touche vostre personne ; comme aussi rencontrer l’autre en ce qui concerne la mienne.

Et pour ce qui est du premier je dirois volontiers avec le Poëte qui a si bien traitté la Philosophie dans ses beaux vers, qu’il est maintenant le seul & unique soustien de sa secte :

[4]Illud in his rebus vereor, ne forte rearis,
Impia te rationis inire elementa, viamque
Indugredi sceleris.

(Lucret. lib. 1.)

[4] J’apprehende que de ce pas il ne vous viene en l’esprit que vous estes dans les elemens de l’impieté, & que vous entrez dans la voie du crime.

Au moins devrois-je craindre à bon droit de blesser les oreilles de V. E., d’effaroucher ses yeux, & de troubler la douceur & facilité de sa nature, aussi-bien que le repos & l’intégrité de sa conscience, par le recit de tant de fourbes, de tromperies, violences & autres semblables actions injustes (comme elles semblent de premier abord) & tyranniques, qu’il me faudra cy-aprés deduire, expliquer & defendre.

Que si Enée, l’un des plus resolus Capitaines de l’antiquité, fut tellement émeu de commiseration au seul recit qu’il luy falloit faire devant la Reyne de Carthage, du sac & des ruïnes de la Ville de Troye qu’il ne le put commencer que par ces paroles :

[5]Quanquam animus meminisse horret, luctuque refugit.

(Virgil. Æn. 2.)

[5] Bien que mon ame ait horreur de s’en souvenir, & qu’elle s’éloigne de tout son pouvoir de la seule pensée d’un deuil si sensible.

Et si un certain Empereur qui n’a toutefois pû éviter le surnom de Cruel, dit un jour au Prevost, qui luy faisoit signer la condamnation de deux pauvres miserables : [6]Utinam nescirem literas : (Senec. lib. 2. de clem.) Ne pourriez-vous pas souhaitter avec plus de raison de n’avoir jamais veu ce discours ; puis qu’il ne vous doit entretenir que de ce qui est le moins convenable à vostre grande humanité, candeur & bien-veillance ? Et puis ne ferois-je pas beaucoup mieux de suivre le conseil de Salomon, [7]coram Rege tuo noli videri sapiens, & vivre dans la continuation des estudes esquelles j’ay esté nourri dés ma jeunesse, que de paroistre devant vous avec ces conceptions extravagantes, comme Diognotus fit avec les siennes devant Alexandre, pour se faire estimer un grand Ingenieur & Architecte ? veu principalement que je puis apprehender d’avoir pareille issuë de ce raisonnement, qu’eut le Grammairien Phormion de celuy de l’art militaire qu’il fit devant Annibal, estimé le premier Capitaine de son temps ? [8]Omnes siquidem videmur nobis saperdæ, festivi, belli, quum simus copreæ. (Varro.)

[6] Pleût à Dieu que je n’eusse aucune connoissance des lettres.

[7] Ne veuille pas faire le sage devant ton Roy.

[8] Veu même qu’il nous semble à tous que nous sommes sages, plaisans & beaux, quoique nous ne soyons que des boufons.

Et à la verité quand je viens à considerer le peu de moyens que j’ay pour me bien acquiter de cette entreprise, qui est la seconde difficulté, que j’ay presque envie de ne point passer outre & de m’en déporter entierement ; afin de ne point encourir la censure que Phœbus donna en pareille rencontre à son fils dans le Poëte,

[9]Magna petis, Phaëton, & quæ non viribus ipsis
Munera conveniunt.

(Ovid. in Met.)

[9] Tu demandes des choses grandes, Phaëton, & des dons qui ne sont pas proportionnés à tes forces.

Aussi fit-il une cheute memorable pour s’estre approché trop prés du Soleil ; & plusieurs qui n’avoient pas moins de temerité ont signalé leur perte par la trop grande hardiesse de leur entreprise. Et moy qui suis encore tout nouveau en ces exercices,

[10]Ense velut nudo parmaque inglorius alba.

(Virgil. Æn. 9.)

[10] Comme portant une épée à la main avec une rondache blanche, pour ne m’estre point encore signalé dans le peril.

Oseray-je bien me mesler de ces sacrifices, plus cachez que ceux de la Déesse Eleusine, sans y estre initié ? Avec quelle asseurance pourray-je entrer dans le fond de ces affaires, penetrer les cabinets des Grands, passer au sanctuaire où se forment tous ces hardis desseins, sans avoir eu l’addresse & la communication de ceux qui les conduisent ? Certes je pardonnerois volontiers à celuy qui me voyant en cette resolution, jugeroit incontinent, que ce seroit violenter la nature, laquelle ne passe jamais si promptement d’une extremité à l’autre ; ou pour en parler plus moderément, que ce seroit avec beaucoup plus de hardiesse que de raison, vouloir singler sur les plus hautes mers sans Boussole, & s’engager dans un labyrinthe de ruses, & de subtilitez infinies, sans avoir en main le filet de cette science pour s’en déveloper avec le succés d’une issuë favorable. Et ce d’autant plus volontiers qu’il n’en est pas icy, comme de ceux qui envisagent avec beaucoup moins de difficulté le Soleil, qu’ils sont plus éloignez de sa face ; ou bien comme de ces peintres, dont ceux qui ont la veuë courte, font d’ordinaire les plus excellens Tableaux : mais plustost que cette Prudence Politique est semblable au Prothée, duquel il nous est impossible d’avoir aucune connoissance certaine, qu’aprés estre descendus [11]in secreta senis, & avoir contemplé d’un œil fixe & asseuré, tous ses divers mouvemens, figures & metamorphoses, au moyen desquelles

[11] Dans les secrets de ce vieillard.

[12]Fit subito sus horridus, atraque Tigris,
Squammosusque Draco, & fulva cervice Leæna.

(Virgil. in Georg. IV.)

[12] Tout d’un coup il vous presente l’horreur d’un sanglier, il se couvre de la peau noire d’un tygre, des écailles d’un dragon, & du poil roux d’une lionne.

Toutefois comme le jeune Aristée ne fut point détourné par les grandes difficultez que luy proposoit Arethuse, d’entreprendre son voyage, & d’obtenir en suite toute sorte de contentement : Aussi les precedentes n’auront pas plus de force en mon endroit, & mille autres davantage ne me pourroient empescher, qu’aprés m’estre avisé du conseil que donne Pline le jeune, [13]tutius per plana, sed humilius & depressius iter ; frequentior currentibus quàm reptantibus lapsus ; sed & his non labentibus nulla laus, illis nonnulla laus etiamsi labantur, je ne fournisse entierement la carriere du dessein que je me suis proposé.

[13] Les chemins unis sont bien plus assurez, mais aussy plus bas & plus ravalez ; ceux qui courent tombent bien plus souvent que ceux qui marchent bellement ; mais ceux-cy ne remportent aucune loüange quoi qu’ils ne tombent pas, au lieu que ceux-là en acquierent en quelque façon encore bien qu’ils tombent.

C’est pourquoy, Monseigneur, pour répondre aux deux difficultez que je me suis faites cy-dessus ; & à celle qui regarde V. E. premierement, il ne faut point apprehender que cette doctrine heurte tant soit peu vostre pieté, ou trouble aucunement le repos & l’integrité de vostre conscience, comme il semble de premier abord, que ces trois vers de Lucrece le veüillent persuader : le Soleil épand sa lumiere sur les choses les plus viles & abjectes sans en estre gasté ou noircy,

[14]Nec quia forte lutum radiis ferit, est ideo ipse
Fœdus ; non sordet lumen quum sordida tangit.

(Paling. in Scorp.)

[14] Bien que de ses rayons il puisse toucher de la bouë, il n’en est pas pour cela soüillé ; la lumiere ne se soüille point quand elle touche des choses sales.

Les Theologiens ne sont pas moins religieux pour sçavoir en quoy consistent les heresies ; ny les Medecins moins preud’hommes, pour connoistre la force & la composition de tous les venins. Les habitudes de l’entendement sont distinguées de celles de la volonté, & les premieres appartiennent aux sciences, & sont toujours loüables, les secondes regardent les actions morales, qui peuvent estre bonnes ou mauvaises. Tritheme & Pererius ont monstré qu’il estoit expedient qu’il y eust des Magiciens, & que l’on sceust au vray le moyen d’invoquer les demons, pour convaincre par l’apparition d’iceux l’incredulité des Athées : Les soldats vont d’ordinaire aux exercices pour apprendre à bien manier la picque, & à tirer du mousquet ; afin de pouvoir avec plus d’artifice & d’industrie, tuër les hommes & détruire leurs semblables : mais ils ne s’en servent neanmoins que contre les ennemis de leur Prince, ou de la patrie : Les meilleurs Chirurgiens n’estudient autre chose qu’à pouvoir dextrement couper bras & jambes, & ce pour le salut des malades,

[15]Truncantur & artus,
Ut liceat reliquis securum degere membris.

(Claud. 2. in Eutrop.)

[15] On coupe certains membres, afin de garantir les autres par le retranchement de ceux-là.

Pourquoy doncque sera-t-il defendu à un grand Politique, de sçavoir hausser ou baisser, produire ou resserrer, condamner ou absoudre, faire vivre ou mourir, ceux qu’il jugera expedient de traitter de la sorte, pour le bien & le repos de son Estat.

Beaucoup tiennent que le Prince bien sage & avisé, doit non seulement commander selon les loix ; mais encore aux loix même si la necessité le requiert. Pour garder justice aux choses grandes, dit Charon, il faut quelquefois s’en détourner aux choses petites, & pour faire droit en gros, il est permis de faire tort en détail.

Que si l’on m’objecte qu’il n’est pas toutefois à propos de discourir de ces choses, & que c’est proprement mettre [16]gladium ancipitem in manu stulti, que de les enseigner ; je répondray à cela, que les méchans peuvent abuser de tout ce qu’il y a de meilleur en ce monde, & faire comme les mouches bastardes & frelons, qui convertissent les plus belles fleurs en amertume : Les Heretiques trouvent les fondemens de leur impieté dans la Sainte Ecriture : Les Paracelsistes abusent du texte d’Hippocrate pour établir leurs songes : Les Avocats citent le Code & les Pandectes, pour defendre les plus coupables ; & neanmoins l’on n’a jamais songé à supprimer ces Livres : l’épée peut aussi-tost offenser que defendre, le vin aussi-tost enyvrer que nourir, les remedes aussi-tost tuër que guerir ; & personne toutefois n’a encore dit que leur usage ne fust tres-necessaire. C’est une loy commune à toutes les choses, qu’estant instituées à bonne fin, l’on en abuse bien souvent : la Nature ne produit pas les venins pour servir aux poisons, & à faire mourir les hommes, parce qu’en ce faisant elle se détruiroit elle-même : mais c’est nostre propre malice qui les convertit en cet usage, [17]Terra quidem nobis malorum remedium genuit, nos illud vitæ fecimus venenum. (Plin. lib. 18. cap. 1.)

[16] Une épée à deux tranchans entre les mains d’un fol.

[17] La terre nous a bien produit des remedes pour soulager nos maux ; mais nous les avons convertis en poison pour nous oster la vie.

Mais il faut encore passer outre, & dire que la malice & la depravation des hommes est si grande, & les moyens desquels ils se servent pour venir à bout de leurs desseins si hardis & dangereux, que de vouloir parler de la Politique suivant qu’elle se traitte & exerce aujourd’huy, sans rien dire de ces Coups d’Estat, c’est proprement ignorer la Pedie, & le moyen qu’enseigne Aristote dans ses Analytiques, pour parler de toutes choses à propos, & suivant les principes & demonstrations qui leur sont propres & essentielles, [18]est enim pædiæ inscitia nescire, quorum oporteat quærere demonstrationem, quorum verò non oporteat : comme il dit en sa Metaphysique. C’est pourquoy Lipse & Charon, bien qu’ils ne fussent pas des Timons & Mysantropes, ont voulu traitter de cette partie, pour ne point laisser leurs ouvrages imparfaits : Et le même Aristote qui n’avoit pas accoustumé de rien faire [19]ἀπαιδεύτως, lors qu’il a traitté de la Politique & des gouvernemens opposez à la Monarchie, Aristocratie & Democratie, qui sont la tyrannie, l’olygarchie & l’ochlocratie, il donne aussi-bien les preceptes de ces trois vicieux que des legitimes. En quoy il a esté suivi par Saint Thomas en ses Commentaires, où aprés avoir blasmé & dissuadé par toutes raisons possibles la domination tyrannique, il donne neanmoins les avis & les regles communes pour l’établir, au cas que quelqu’un soit si méchant que de le vouloir faire. Et qu’ainsi ne soit, voila ses propres mots tirez du Commentaire sur le cinquiéme des Politiques texte XI. [20]Ad salvationem tyrannidis, expedit excellentes in potentia vel divitiis interficere, quia tales per potentiam quam habent possunt insurgere contra Tyrannum. Iterum expedit interficere sapientes, tales enim per sapientiam suam possunt invenire vias ad expellendam tyrannidem, nec scholas, nec alias congregationes, per quas contingit vacare circa sapientiam permittendum est, sapientes enim ad magna inclinantur, & ideò magnanimi sunt, & tales de facili insurgunt. Ad salvandam tyrannidem oportet quod Tyrannus procuret, ut subditi imponant sibi invicem crimina & turbent se ipsos, ut amicus amicum, & populus contra divites, & divites inter se dissentiant, sic enim minus poterunt insurgere propter eorum divisionem : oportet etiam subditos facere pauperes, sic enim minus poterunt insurgere contra Tyrannum. Procuranda sunt vectigalia, hoc est exactiones multæ, magnæ, sic enim cito poterunt depauperari subditi. Tyrannus debet procurare bella inter subditos, vel etiam extraneos, ita ut non possint vacare ad aliquid tractandum contra tyrannum. Regnum salvatur per amicos, tyrannus autem ad salvandam tyrannidem non debet confidere amicis. Et au texte suivant qui est le XII, voila comme il enseigne l’hypocrisie & la simulation : [21]Expedit tyranno ad salvandam tyrannidem, quod non appareat subditis sævus seu crudelis, nam si appareat sævus reddit se odiosum ; ex hoc autem facilius insurgunt in eum : sed debet se reddere reverendum propter excellentiam alicujus boni excellentis, reverentia enim debetur bono excellenti ; & si non habeat bonum illud excellens, debet simulare se habere illud. Tyrannus debet se reddere talem, ut videatur subditis ipsos excellere in aliquo bono excellenti, in quo ipsi deficiunt, ex quo eum revereantur. Si non habeat virtutes secundum veritatem, faciat ut opinentur ipsum habere eas.

[18] Car c’est ignorer la pedie, que de ne sçavoir pas de quelles choses il faut ou ne faut pas chercher la demonstration.

[19] Sans en estre bien informé.

[20] Pour le maintien de la tyrannie, il faut faire mourir les plus puissans & les plus riches, parce que de telles gens se peuvent soulever contre le Tyran par le moyen de l’autorité qu’ils ont. Il est aussi necessaire de se defaire des grands esprits & des hommes sçavans, parce qu’ils peuvent trouver, par leur science, le moyen de ruïner la tyrannie ; il ne faut pas même qu’il y ait des écoles, ni autres congregations par le moyen desquelles on puisse apprendre les sciences, car les gens sçavans ont de l’inclination pour les choses grandes, & sont par consequent courageux & magnanimes, & de tels hommes se soulevent facilement contre les Tyrans. Pour maintenir la tyrannie, il faut que le Tyran fasse en sorte que ses sujets s’accusent les uns les autres, & se troublent eux-mêmes, que l’ami persecute l’ami, & qu’il y ait de la dissension entre le menu peuple & les riches, & de la discorde entre les opulens. Car en ce faisant ils auront moins de moyen de se soulever à cause de leur division. Il faut aussi rendre pauvres les sujets, afin qu’il leur soit d’autant plus difficile de se soulever contre le Tyran. Il faut établir des subsides, c’est à dire des grandes exactions & en grand nombre, car c’est le moyen de rendre bientost pauvres les sujets. Le Tyran doit aussi susciter des guerres parmy ses sujets, & même parmy les étrangers, afin qu’ils ne puissent negotier aucune chose contre lui. Les Royaumes se maintienent par le moyen des amis, mais un Tyran ne se doit fier à personne pour se conserver en la tyrannie.

[21] Il ne faut pas qu’un Tyran, pour se maintenir dans la tyrannie, paroisse à ses sujets estre cruel, car s’il leur paroît tel il se rend odieux, ce qui les peut plus facilement faire soulever contre lui : mais il se doit rendre venerable pour l’excellence de quelque eminente vertu, car on doit toute sorte de respect à la vertu ; & s’il n’a pas cette qualité excellente il doit faire semblant qu’il la possede. Le Tyran se doit rendre tel, qu’il semble à ses sujets qu’il possede quelque eminente vertu qui leur manque, & pour laquelle ils lui portent respect. S’il n’a point de vertus en effet ; qu’il fasse en sorte qu’ils croient qu’il en ait.

Voila certes des preceptes bien estranges en la bouche d’un Saint, & qui ne different en rien de ceux de Machiavel & de Cardan, mais qui se peuvent toutefois sauver par ces deux raisons assez probables & legitimes. La premiere est, que ces maximes estant ainsi declarées & éventées, les sujets peuvent plus facilement reconnoistre quand les deportemens de leurs Princes tendent à établir une Domination Tyrannique ; & consequemment y donner ordre : tout de même que les mariniers se peuvent plus facilement retirer à l’abry, lors qu’ils ont preveu l’orage & la tempeste, par les signes que les routiers & pilotages leur en fournissent. La seconde, parce qu’un Tyran qui veut sans conseil & avis establir sa domination,

[22]Cuncta ferit, dum cuncta timet grassatur in omnes,
Ut se posse putent.

(Claudian.)

[22] Frape tout & n’épargne personne, & quand il craint le plus, c’est pour lors qu’il attaque tout le monde, afin qu’on croie qu’il est bien puissant.

& ressemble quelquefois au loup, lequel estant entré dans la bergerie, & pouvant se rassasier & appaiser sa faim sur une seule brebis, ne laisse pourtant d’égorger toutes les autres ; où au contraire s’il y procede avec jugement, & suivant les preceptes de ceux qui sont plus avisez & moins passionnez que luy, il se contentera peut-estre d’abatre comme Tarquin les testes des pavots plus élevez, ou comme Thrasibule & Periandre les esprits qui paroissent par dessus les autres ; & ainsi le mal qui ne se peut éviter le rendra beaucoup plus doux & supportable.

D’ailleurs il ne faut pas craindre que le narré de tous ces tragiques accidens puisse offenser les oreilles de V. E. ou troubler tant soit peu la douceur & facilité de vostre nature. L’entiere connoissance que vous vous estes acquise des affaires Politiques, la longue pratique & experience que vous avez de la Cour des plus grands Monarques, où ces Machiavellismes sont assez frequens, ne permettent pas que l’on vous prenne pour apprenty à les connoistre. Et puis, encore que la justice, & la clemence soient deux vertus bien sortables à un grand homme ; il n’est pas toutefois à propos qu’il ait pareille inclination à la misericorde : Seneque en donne cette raison, en son traitté de la Clemence, (lib. 2. c. 5.) [23]Quemadmodum, dit-il, Religio deos colit, superstitio violat, clementiam mansuetudinemque omnes boni præstabunt, misericordiam autem vitabunt ; est enim vitium pusilli animi ad speciem alienorum malorum subsidentis. Or ce seroit un crime de penser qu’il y eût rien en V. E. de vil, rempant & abject, d’autant que s’il est vray, comme dit le même, que [24]nihil æque hominem quàm magnus animus decet ; avec combien plus de raison, cet esprit fort se doit-il rencontrer en V. E. pour accompagner dignement, & rehausser cette grande dignité qu’elle soustient, non seulement de Prince de l’Eglise, mais encore de principal conseiller de sa Sainteté, & quasi de tous les plus puissans Princes d’Europe ; [25]Magnam enim fortunam magnus animus decet, qui nisi se ad illam extulit, & altior stetit ; illam quoque infra terram deducit ; au moins fait-il qu’elle en est administrée avec beaucoup moins d’autorité & de reputation. Ainsi voyons nous dans les histoires que le Roy Epiphanes, pour avoir méprisé sa dignité, & ne s’estre pas gouverné en Roy, fut surnommé l’Insensé : & que Ramire d’Arragon, qui n’avoit quitté toutes les façons de faire des Moines, en sortant du Convent pour prendre la Couronne, fut grandement mocqué & méprisé de tous ses Courtisans. Nostre temps même nous fournit les exemples d’un Roy de la grande Bretagne, lequel [26]è stato schernito & besseggiato per haver voluto comporte libri & fare del letterato ; (Tassoni lib. 7. cap. 4.) & de Henry III, tant chanté & remarqué dans nos Histoires modernes, lequel pour avoir vescu parmy les Moines, & dans un excés de devotion mal reglée, abandonnant son Sceptre & le Gouvernement de son Estat, donna sujet au Pape Sixte V, de dire : Ce bon Roy fait tout ce qu’il peut pour estre Moine, & moy j’ay fait tout ce que j’ay pû pour ne l’estre point. Et pour ce un des meilleurs avis que donna jamais Monsieur de Villeroy à Henry le Grand, qui avoit vescu en soldat & carrabin pendant les guerres qui se firent à son advenement à la Couronne, fut, lors qu’il luy dit, qu’un Prince qui n’estoit pas jaloux des respects de sa Majesté, en permettoit l’offense & le mépris. Que les Roy ses predecesseurs dans les plus grandes confusions avoient toujours fait les Roys : qu’il estoit temps qu’il parlast, écrivist & commandast en Roy. Mais à quoy bon chercher des exemples chez les Princes étrangers, puis que l’histoire de ceux qui ont gouverné la Ville où se treuve à present V. E. nous represente deux Souverains Pontifes, qui pour n’avoir accompagné cette grandeur de leur dignité supreme avec celle de l’esprit, servent encore de fables & de sujet de médisance, & de risée à la posterité : la grande pieté & religion qu’ils portoient empreinte sur leur face n’ayant pas eu le pouvoir d’empescher, que Masson ne dit du premier, qui fut Celestin cinquiéme, [27]Vir fuit simplex, nec eruditus, & qui humana negotia ne capere quidem posset. (in Episcop. Rom.) Et Paul Jove du second, en parlant d’une certaine sorte de poisson, qui estoit beaucoup encherie pendant son Pontificat : [28]Merluceo plebeio admodum pisci, Hadrianus sextus sicuti in Republica administranda hebetis ingenii, vel depravati judicii, ita in esculentis insulsissimi gustus, supra mediocre pretium ridente toto foro Piscatorio jam fecerat. (Libr. de piscib. Rom.) En quoy neanmoins il s’est monstré beaucoup plus retenu & moderé, que Pierre Martyr, non l’Heretique de Florence, mais le Protonotaire Apostolique natif d’une petite bourgade du Duché de Milan, lequel avoit dit en parlant de l’élection de ce même Pape : [29]Cardinalibus hoc loco accidit quod in fabulis de Pardo ac Leone super Agno raptando scribitur ; sortibus illis strenuè se dilacerantibus, quodcumque quadrupes iners aliud prædæ se dominum fecit. De maniere qu’il faut éviter les grandes charges, ou les administrer avec une force & generosité d’esprit si relevée par dessus le commun, qu’elle soit capable de donner envie à la Fortune de la seconder, & favoriser en toutes ses entreprises : la Maxime estant tres-asseurée, que quiconque apporte ce principe & fondement, qu’il faut bien souvent avoir de la nature ([30]bona enim mens, nec emitur, nec comparatur, dit Seneque) à la conduite de son bonheur, il ne peut manquer d’estre le propre ouvrier & createur de sa fortune ; [31]Sapiens pol ipse fingit Fortunam sibi. (Plaut. in Trinum.) Alexandre se propose-t-il, quoyque jeune & tres-mal fourny d’argent & de soldats, de subjuguer les Perses, & de passer jusques aux Indes, il en vient à bout. Cesar entreprend-il de gouverner seul cette grande Republique qui commandoit à toutes les autres, il en treuve le moyen. Deux Pastres Romulus & Tammerlan ont-ils volonté de fonder deux puissans Empires, ils l’executent ; Mahomet se veut-il faire de Marchand Prophete, & de Prophete Souverain d’une troisiéme partie du Monde, il luy reüssit : Et quel pensez-vous, Monseigneur, avoir esté le principal ressort qui a causé tous ces merveilleux effets, nul autre en verité, sinon celuy que Juvenal nous enseigne de toujours mettre & placer entre les premiers de nos souhaits avec son [32]fortem posse animum. (Satyr. 10.) Or de vouloir maintenant specifier quelles sont les parties qui bastissent, & composent ce fort esprit, ce seroit vouloir enchasser un discours dans un autre, & faire comme Montaigne, qui suit plustost les caprices de sa phantaisie, que les titres de ses Essais. Il suffit pour le present de dire, que l’une des premieres & plus necessaires pieces, est de penser souvent à ce dire de Seneque : [33]O quam contempta res est homo, nisi supra humana se erexerit : (In proœm. nat. quæst.) C’est à dire, s’il n’envisage d’un œil ferme & asseuré, & quasi comme estant sur le dongeon de quelque haute tour, tout ce Monde, se le presentant comme un theatre assez mal ordonné, & remply de beaucoup de confusion, où les uns jouënt des comedies, les autres des tragedies, & où il luy est permis d’intervenir [34]tanquam Deus aliquis ex machina, toutes fois & quantes qu’il en aura la volonté, ou que les diverses occasions luy pourront persuader de ce faire. Que si par avanture, Monseigneur, il vous semble extraordinaire, & hors de saison de mon âge, & peut-estre aussi de la bien-seance de ma condition, que je me fasse si resolu en ces matieres fort chatoüilleuses & delicates d’elles-mêmes, & beaucoup plus encore en la bouche d’un jeune homme, lequel est appellé par Horace, (de Arte Poët.) [35]Utilium tardus provisor, & n’a pas accoustumé de s’adonner à des estudes si serieuses & importantes,

[36]Quæque decent longa decoctam ætate senectam.

[23] Ainsy comme la religion revere les Dieux, & que la superstition les offense, tous les gens de bien embrasseront la clemence & la douceur ; mais ils éviteront la compassion. Car c’est une marque d’un cœur bas, & d’un esprit foible, de se laisser toucher aux maux que l’on voit souffrir aux autres.

[24] Qu’il n’y a rien qui soit si bienseant à un homme qu’un grand courage.

[25] Car pour ménager une grande fortune il faut un grand esprit, & tel que s’il ne s’est élevé jusques à elle & ne s’est placé au dessus, il la renverse & la met plus bas que la terre.

[26] A esté méprisé & moqué pour avoir voulu composer des livres, & faire l’homme de lettres.

[27] Ce fut un homme simple, sans erudition, & qui ne pouvoit pas même comprendre les affaires humaines.

[28] Adrien sixiéme qui avoit le goust insipide pour toutes sortes de viandes aussi-bien que l’esprit hebeté, & le jugement depravé pour l’administration de la Republique, avoit déja mis un prix excessif au Merlus, qui est un poisson assés commun, ce qui attira la risée de tout le marché aux poissons.

[29] Il arriva en ce rencontre aux Cardinaux ce que la fable raconte du Leopard & du Lion sur l’enlevement d’un agneau ; que pendant que ces deux genereux animaux se déchiroient en disputant vaillamment à qui auroit la proye, une autre beste à quatre pieds, des plus brutes & lâches, s’en rendit la maitresse.

[30] Car on ne peut acheter l’esprit, ni l’acquerir par aucune autre voie.

[31] En verité l’homme sage se fabrique sa fortune lui-même.

[32] Demandés un fort esprit qui soit gueri des craintes de la mort.

[33] O que l’homme est une chose méprisable, s’il ne s’éleve au dessus des choses humaines.

[34] Comme quelque divinité qui sort d’une machine.

[35] Negligent aux choses qui lui sont utiles.

[36] Et qui convienent à la vieillesse consumée dans l’âge.

Je puis premierement répondre à V. E. que l’âge auquel je me treuve, n’est aucunement disproportionné à la matiere & au sujet que je traitte. Le Poëte qui a le premier proféré ces deux beaux vers,

[37]Optima quæque dies miseris mortalibus ævi
Prima fugit, subeunt morbi tristisque senectus.

(Virgil. 3. Georg.)

[37] Le meilleur de nos jours passe & fuit le premier : les maux marchent ensuite & la triste vieillesse.

passeroit à un besoin pour garend & caution de mon dire, puis qu’il luy donne une si belle epithete ; sur lequel Seneque voulant glosser à sa mode, [38]Quare optima ? dit-il, quia juvenes possumus facilem animum, & adhuc tractabilem ad meliora convertere ; quia hoc tempus idoneum est laboribus, idoneum agitandis per studia ingeniis. (Epist. 108.) Et si beaucoup de personnes ont executé plusieurs belles entreprises, auparavant la fleur de leur âge ; pourquoy me sera-t-il defendu de les suivre de loin, & de produire sinon des actions genereuses & relevées, au moins quelques fortes & hardies conceptions ? Veu principalement que je me suis toujours efforcé d’acquerir certaines dispositions d’esprit, qui ne m’y doivent pas estre maintenant inutiles. Car il est vray que j’ay cultivé les Muses sans les trop caresser ; & me suis assez plû aux estudes sans trop m’y engager : j’ay passé par la Philosophie Scholastique sans devenir Eristique, & par celle des plus vieux & modernes sans me partialiser,

[39]Nullius addictus jurare in verba magistri.

[38] Pourquoy le meilleur ? pource que nous pouvons beaucoup apprendre en nostre jeunesse, & faire tourner nostre ame encore facile & traitable du costé de la vertu ; parce que ce temps-là est le plus propre à supporter la peine, à exercer l’esprit dans l’estude & le corps dans le travail.

[39] Ne m’estant point obligé par serment, de suivre l’opinion d’aucun maistre.

Seneque m’a plus servi qu’Aristote ; Plutarque que Platon : Juvenal & Horace qu’Homere & Virgile : Montaigne & Charon que tous les precedens. Je n’ay pas eu la pratique du Monde, pour découvrir par effet les ruses & méchancetez qui s’y commettent, mais j’en ay toutefois veu une grande partie dans les Histoires, Satyres & Tragedies. Le Pedantisme a bien pû gagner quelque chose pendant sept ou huit ans que j’ay demeuré dans les Colleges, sur mon corps & façons de faire exterieures, mais je me puis vanter asseurément qu’il n’a rien empieté sur mon esprit. La Nature, Dieu mercy, ne luy a pas esté marastre, elle luy a donné une bonne base & fondement, la lecture de divers Auteurs l’a beaucoup aidé, mais celle du Livre de S. Anthoine luy a fourny ce qu’il a de meilleur. En suite de quoy je ne croy pas que V. E. puisse treuver mauvais qu’estant tout plein de zele & de bonne affection à son service, j’employe ces pensées qui me sont particulieres, pour honnestement le divertir : sans avoir dessein de rencontrer quelque Agamemnon, lequel me dise comme à ce jeune homme de Petrone qui venoit faire une longue declamation, [40]Adolescens, quoniam sermonem habes non publici saporis, & quod rarissimum est amas bonam mentem, non fraudabere arte secreta : (Init. Satyr.) Et je n’estime pas aussi de manquer d’occasion pour faire valoir mon petit talent dans la vie contemplative, à laquelle j’ay voüé & destiné tout le reste de la mienne, sans me vouloir empescher & empestrer dans l’active, sinon autant que le service de V. E. à laquelle j’ay fait le premier vœu d’obeïr, m’y pourroit engager.

[40] Jeune homme, parce que vos discours ont un agrément particulier, & que vous avez de la passion pour les bons esprits, ce qui est tres-rare, vous ne manquerés pas d’avoir de talens particuliers.

Reste doncques maintenant à voir, si je n’outrepasse point les bornes de ma capacité, en voulant traitter de ces choses autant éloignées semble-t-il de ma connoissance, que le jour l’est de la nuit ; qui est la derniere difficulté que je me suis proposé cy-dessus de resoudre. Et à cela je pourrois répondre brievement, que la difficulté seroit bientost vuidée, si l’on en vouloit passer par cet arrest de Seneque, [41]Paucis ad bonam mentem opus est literis. Mais pour en specifier quelque chose davantage, j’avoüe ingenûment que je n’ay point tant de presomption, & de bonne opinion de moy-même que de penser gagner le prix en cette course, où je suis encore tout nouveau. Neanmoins puis que suivant le dire du Poëte, (Horat. 1. Ep. 1.)

[42]Est aliquid prodire tenus, si non datur ultra ;

[41] Un bon esprit n’a pas besoin de beaucoup de lettres.

[42] C’est toujours faire quelque progrés, si on ne peut pas passer outre.

je feray quelque petit effort, & marcheray jusques à ce que je sois las ou hors du droit chemin, alors je me reposeray, & attandray quelque nouvelle connoissance ou instruction pour passer plus outre. Le bon homme Aratus qui n’entendoit pas grand’chose en l’Astrologie, fit toutefois un beau Livre de ses Phenomenes ; Celse qui n’estoit que pur Grammairien, a nonobstant composé un livre de grande importance en Medecine : Dioscoride estoit soldat, Macer Senateur, & tous deux ont fort bien écrit des plantes ; Hippodamus même de simple architecte & masson devint grand Politique, & auteur d’une Republique mentionnée par Aristote. Aussi j’ay toujours esté de cette opinion, que quiconque a tant soit peu de naturel & d’acquis par les estudes, il peut inferer & deduire de cinq ou six bons principes, toutes sortes de conclusions, comme Pline dit, que les Peintres anciens faisoient leurs plus belles pieces par le meslange de quatre ou cinq sortes de couleurs seulement. On peut aussi ajouster, que les sciences semblent estre comme enchainées, & cadenacées les unes avec les autres, & avoir une telle correspondance, que qui en possede une, possede aussi toutes celles qui luy sont subalternes. Et de plus que le siecle où nous sommes, semble beaucoup favoriser ce dessein, puis que l’on peut à peu prés sçavoir & découvrir tous les plus grands secrets des Monarchies, les intrigues des cours, les cabales des factieux, les pretextes & motifs particuliers, & en un mot, [43]quid Rex in aurem Reginæ dixerit, Quid Juno fabulata sit cum Jove, (Plaut.) par le moyen de tant de relations, memoires, discours, instructions, libelles, manifestes, pasquins, & semblables pieces secrettes, qui sortent tous les jours en lumiere, & qui sont en effet capables de mieux & plus facilement former, dégourdir, & deniaiser les esprits, que toutes les actions qui se pratiquent ordinairement és Cours des Princes, dont nous ne pouvons qu’à grand’peine connoistre l’importance, faute d’avoir penetré dans leurs causes, & divers mouvemens. Bref pour finir en peu de mots ce qui concerne le particulier de ma personne,

[44]Quod Cato, quod Curius sanctissima nomina quondam
Senserunt, non quid vulgus, plebsque inscia dicat,
Mente agito, atque mihi propono exempla bonorum.

(Paling. in Tauro.)

[43] Ce que le Roy a dit en secret à la Reine, & les discours que Junon a tenus à Jupiter.

[44] Je ne pense point à ce que pourra dire le vulgaire, & la populace ignorante, mais je medite sur les sentimens qu’ont eu jadis Caton & Curius, dont les noms sont en grande veneration, & me propose toujours l’exemple des gens de bien.

Il est bien vray que ce dessein estant un des plus relevez que l’on puisse choisir en toute la Politique, il en sera d’autant plus difficile ; mais aussi me fait-il esperer que la fin en sera plus glorieuse ; pour moy je me suis toujours plû de dire avec Properce,

[45]Magnum inter ascendo, sed dat mihi gloria vires ;
Non juvat ex facili lecta corona jugo.

[45] J’entreprens quelque chose de grand & qui surpasse ma portée, mais la gloire que j’espere y acquerir me donne des forces pour le faire ; je n’aime point les couronnes qu’on remporte sans peine.

Et au pire aller, aux choses grandes l’oser est honorable, aux perilleuses l’entreprise est hardie, aux hautes & relevées, la cheute glorieuse ; aux grandes mers si la route n’est heureuse, le naufrage est celebre : J’ébauche, un autre achevera ; j’ouvre la lyce, un autre touchera le but ; je sonne la trompette, un autre gagnera le prix, il y a assez de personnes en ce monde qui ne peuvent marcher que sur les chemins tracez par ceux qui les ont precedé ; le nombre des esprits, qui travaillent tous les jours à imiter les autres est assez grand, sans que je captive encore le mien sous cet esclavage : & puis que tous les Auteurs qui traittent de la Politique, ne mettent point de fin à leurs discours ordinaires de la Religion, Justice, Clemence, Liberalité, & autres semblables vertus du Prince, ou du Ministre, il vaut mieux que je m’écarte un peu, pour n’estre atteint de cette contagion, ny envelopé d’une telle foule ; & que pour n’arriver des derniers, je passe par un nouveau chemin, qui ne soit point fréquenté par le [46]servum pecus d’Horace, ny entrecoupé de ces grands Fangears & Marais relentis, où il y a si long-temps que

[47]Veterem in limo Ranæ cecinere querelam.

[46] Les esclaves, ou gens de basse condition.

[47] Les grenouilles ont chanté leurs vieilles plaintes dans la bouë.

Or entre tous les points de la Politique, je ne voy pas qu’il y en ait un moins agité & moins rebatu, ny pareillement plus digne de l’estre que celuy des secrets, ou pour mieux dire des Coups d’Estat, car ce qu’en a dit Clapmarius en son traitté [48]de Arcanis Imperiorum, ne peut fournir une exception valable, puis que n’ayant pas seulement conceu ce que signifioit le titre de son livre, il n’y a parlé que de ce que les autres Ecrivains avoient déja dit & repeté mille fois auparavant, touchant les regles generales de l’administration des Estats & Empires. Et d’autant que cette matiere est si nouvelle, & relevée par dessus les communs sentimens des Politiques, qu’elle n’a presque encore esté effleurée par aucun d’eux, comme l’a remarqué Bodin au sixiéme de sa Methode en ces mots : [49]Multi multa graviter & copiosè de ferendis moribus, de sanandis populis, de Principe instituendo, de legibus stabiliendis, leviter tamen de statu, nihil de conversionibus Imperiorum, & iis quæ Aristoteles Principum σοφίσματα, seu κρύφια Tacitus Imperii Arcana vocat, ne attigerunt quidem : Je marcheray toujours la bride en main, & apporteray toute la precaution, modestie, & retenuë possible, pour assaisonner & temperer ces discours, desquels on peut encore mieux dire, que Platon ne faisoit de ceux de Theologie, οὑτοί γε οἱ λόγοι χαλεποί, [50]difficiles & cum discrimine hi sermones. (Libr. de Repub.) Cardan & Campanelle font passer pour un precepte d’importance, que pour bien traitter, ou presenter quelque sujet, il en faut concevoir une parfaite idée, & y transmuer, s’il est possible, tout son esprit, & toute son imagination ; d’où l’on voit souvent arriver, que ceux des Comediens qui sont le mieux pourveus de cette faculté imaginative joüent aussi toujours mieux leurs personnages. L’on dit en France, que Dubartas auparavant que de faire cette belle description du Cheval où il a si bien rencontré, s’enfermoit quelquefois dans une chambre, & se mettant à quatre pattes souffloit, hennissoit, gambadoit, tiroit des ruades, alloit l’amble, le trot, le galot, à courbette, & taschoit par toutes sortes de moyens à bien contrefaire le Cheval. Agrippa même avouë, que lors qu’il voulut composer sa declamation contre les sciences, il s’imagina d’estre comme un Chien qui abayoit à toutes sortes de personnes ; & lors qu’il voulut écrire de la Pyrotechnie, ou des feux d’artifice, il se persuadoit d’estre changé en un Dragon, qui souffloit le feu, & le souphre par la gueule, les yeux, les oreilles & les narines. Pour moy lors que je traitteray ou écriray de quelque sujet absolument bon & profitable, je seray bien-aise de me servir de ces imaginations ; mais en cette matiere qui est si panchante vers l’injustice, je ne m’imagineray jamais d’estre quelque Neron, ou Busiris, pour mieux treuver les moyens de perdre & d’exterminer le genre humain. Ce me sera assez de ne pas encourir le blasme & la censure, que Neron donnoit aux Politiques & Conseillers de son temps, [51]quod tanquam in Platonis Republica, non tanquam in Romuli fæce sententiam dicerent. Et si je sçavois que le peu que j’en diray pust causer quelque abus & desordre plus grand que celuy qui est aujourd’huy en pratique entre les Princes, je jetterois tout maintenant la plume & le papier dans le feu, & ferois vœu d’eternel silence, pour ne me point acquerir la loüange d’un homme fin & rusé dans les speculations Politiques, en perdant celle d’homme de bien, de laquelle seule je veux faire capital, & me vanter tout le reste de ma vie.

[48] Des secrets des Empires.

[49] Plusieurs ont traité au fond & fort amplement de l’établissement des mœurs, de la guerison des peuples, de l’institution des Princes, & de l’affermissement des loix ; mais ils ont passé fort legerement sur les affaires d’Estat, & n’ont rien dit des revolutions des Empires, & de ce qu’Aristote appelle sophismes ou secrets des Princes ; & Tacite, secrets de l’Empire.

[50] Ces discours sont fort difficiles & dangereux.

[51] Qu’ils donnoient leur avis ou opinoient comme s’ils estoient dans la Republique de Platon, & non parmy la populace abjecte & basse de Romulus.

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