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Considerations politiques sur les coups d'estat

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Chapitre II.
Quels sont proprement les Coups d’Estat, & de combien de sortes.

Mais pour ne pas demeurer toujours en ces prefaces, & parler enfin du sujet pour lequel elles sont faites, ce grand homme Juste Lipse traitant en ses Politiques de la prudence, il la definit en peu de mots, un choix & triage des choses qui sont à fuïr, ou à desirer ; & aprés en avoir amplement discouru comme on la prend d’ordinaire dans les Ecoles, c’est à dire pour une vertu morale, qui n’a pour objet que la consideration du bien ; il vient en suite à parler d’une autre prudence, laquelle il appelle meslée, parce qu’elle n’est pas si pure, si saine & entiere que la precedente ; participant un peu des fraudes & des stratagemes qui s’exercent ordinairement dans les Cours des Princes, & au maniement des plus importantes affaires du Gouvernement : Aussi s’efforce-t-il de monstrer par son eloquence, que telle sorte de Prudence doit estre estimée honneste, & qu’elle peut estre pratiquée comme legitime, & permise. Aprés quoy il la definit assez judicieusement, [52]Argutum consilium à virtute, aut legibus devium, Regni Regisque bono ; & de là passant à ses especes & differences, il en constitue trois principales : la premiere desquelles, que l’on peut appeller une fraude ou tromperie legere, fort petite, & de nulle consideration, comprend sous soy la défiance, & la dissimulation ; la seconde qui retient encore quelque chose de la vertu, moins toutefois que la precedente, a pour ses parties, [53]conciliationem & deceptionem, c’est à dire le moyen de s’acquerir l’amitié & le service des uns, & de leurer, decevoir, & tromper les autres, par fausses promesses, mensonges, presens & autres biais, & moyens, s’il faut ainsi dire, de contrebande, & plutost necessaires que permis ou honnestes. Quant à la derniere, il dit qu’elle s’éloigne totalement de la vertu & des loix, se plongeant bien avant dans la malice, & que les deux bases, & fondemens plus asseurez sont la perfidie & l’injustice.

[52] Un conseil fin & artificieux qui s’écarte un peu des loix & de la vertu, pour le bien du Roy & du Royaume.

[53] La conciliation & la deception.

Il me semble toutefois, que pour chercher particulierement la nature de ces secrets d’Estat, & enfoncer tout d’un coup la pointe de nostre discours jusques à ce qui leur est propre & essentiel, nous devons considerer la Prudence comme une vertu morale & politique, laquelle n’a autre but que de rechercher les divers biais, & les meilleures & plus faciles inventions de traitter & faire reüssir les affaires que l’homme se propose. D’où il s’ensuit pareillement que comme ces affaires & divers moyens ne peuvent estre que de deux sortes, les uns faciles & ordinaires, les autres extraordinaires, fascheux & difficiles ; aussi ne doit-on établir que deux sortes de prudence : la premiere ordinaire & facile, qui chemine suivant le train commun sans exceder les loix & coustumes du païs : la seconde extraordinaire, plus rigoureuse, severe & difficile. La premiere comprend toutes les parties de prudence, desquelles les Philosophes ont accoustumé de parler en leurs traittez moraux, & outre plus ces trois premieres mentionées cy-dessus, & que Juste Lipse attribue seulement à la prudence meslée & frauduleuse. Parce que, à dire vray, si on considere bien leur nature & la necessité qu’ont les Politiques de s’en servir, on ne peut à bon droit soupçonner qu’elles soient injustes, vicieuses ou deshonnestes. Ce que pour mieux comprendre, il faut sçavoir comme dit Charon, (Lib. 3. c. 2.) que la justice, vertu & probité du Souverain, chemine un peu autrement que celle des particuliers ; elle a ses alleures plus larges & plus libres à cause de la grande, pesante & dangereuse charge qu’il porte, c’est pourquoy il luy convient marcher d’un pas qui peut sembler aux autres detraqué & déreglé, mais qui luy est necessaire, loyal, & legitime ; il luy faut quelquefois esquiver & gauchir, mesler la prudence avec la justice, & comme l’on dit, [54]cum vulpe junctum vulpinari : C’est en quoy consiste la pedie de bien gouverner. Les Agens, Nonces, Ambassadeurs, Legats sont envoyez, & pour épier les actions des Princes étrangers, & pour dissimuler, couvrir, & déguiser celles de leurs Maistres. Louys XI, le plus sage & avisé de nos Roys, tenoit pour Maxime principale de son Gouvernement, que [55]qui nescit dissimulare nescit regnare ; & l’Empereur Tibere, [56]nullam ex virtutibus suis magis quàm dissimulationem diligebat. Ne voit-on pas que la plus grande vertu qui regne aujourd’huy en Cour, est de se défier de tout le monde, & dissimuler avec un chacun, puis que les simples & ouverts, ne sont en nulle façon propres à ce mestier de gouverner, & trahissent bien souvent eux & leur Estat. Or non seulement ces deux parties de se défier & dissimuler à propos, qui consistent en l’omission, sont necessaires aux Princes ; mais il est encore souventefois requis de passer outre, & de venir à l’action & commission, comme par exemple de gagner quelque avantage, ou venir à bout de son dessein par moyens couverts, equivoques, & subtilitez ; affiner par belles paroles, lettres, ambassades ; faisant & obtenant par subtils moyens, ce que la difficulté du temps & des affaires empesche de pouvoir autrement obtenir ; [57]& si rectà portum tenere nequeas, idipsum mutata velificatione assequi. (Cicero lib. 11. ad Lentul.) Il est pareillement besoin de faire & dresser des pratiques & intelligences secretes, attirer finement les cœurs & affections des Officiers, serviteurs, & confidens des autres Princes & Seigneurs étrangers, ou de ses propres sujets ; ce que Ciceron appelle au premier des Offices, [58]conciliare sibi animos hominum & ad usus suos adjungere. A quoy faire doncques établir une prudence particuliere & meslée, de laquelle ces actions dépendent particulierement, comme fait Juste Lipse, puis qu’elles se peuvent rapporter à l’ordinaire, & que telles ruses sont tous les jours enseignées par les Politiques, inserées dans leurs raisonnemens, persuadées par les Ministres, & pratiquées sans aucun soupçon d’injustice, comme estant les principales regles & maximes pour bien policer & administrer les Estats & Empires. Aussi ne meritent-elles d’estre appellées secrets de Gouvernement, Coups d’Estat, & [59]Arcana Imperiorum, comme celles qui pour estre comprises sous cette derniere sorte de prudence extraordinaire, qui donne le branle aux affaires plus fascheuses & difficiles, meritent particulierement & privativement à toutes autres, d’estre appellées Arcana Imperiorum, puis que c’est le seul titre que non seulement moy, mais tous les bons Auteurs qui ont écrit auparavant moy leur ont donné.

[54] Renarder, ou user de finesse, avec le renard.

[55] Qui ne sçait pas dissimuler ne sçait pas aussi regner.

[56] De toutes les vertus qu’il possedoit il n’y en avoit point qu’il aimast plus que la dissimulation.

[57] Et si on ne peut aller tout droit au port, y arriver en louvoyant & en changeant de cours.

[58] S’acquerir les cœurs des hommes, & les employer à son usage.

[59] Secrets des Empires.

Et en cela certainement nous pouvons remarquer la faute de beaucoup de Politiques, & principalement de Clapmarius, lequel voulant faire un gros Livre de Arcanis Imperiorum, & les reduire sous quelques preceptes generaux, il dit premierement, que les secrets d’Estat ne sont rien autre chose que les divers moyens, raisons & conseils desquels les Princes se servent pour maintenir leur Autorité, & l’estat du public, sans toutefois transgresser le droit commun, ou donner aucun soupçon de fraude & d’injustice. Ce qu’ayant presupposé comme bien étably & veritable, il les divise en deux sortes, & dit que les premiers se doivent appeller secrets d’Empire, ou de Republiques, lesquels à raison des trois sortes de Gouvernemens il subdivise encore en six autres manieres, d’autant, par exemple, que l’Estat Monarchique doit avoir de certains moyens & raisons particulieres pour se donner de garde d’estre commandé par plusieurs qui le reduiroient en Aristocratie ; d’autres pour obvier au Gouvernement d’une populace & ne se changer en Democratiques : & ainsi ces deux derniers doivent faire en sorte de ne point devenir Monarchiques, ou de ne point tomber en quelque autre forme de Gouvernement qui leur soit opposé. Les seconds sont ceux qu’il nomme & qualifie du titre de secret de domination, lesquels ceux qui commandent sont obligez de pratiquer pour se conserver en leur autorité soit Monarchique, populaire ou Aristocratique. Ce qu’il confirme par une curieuse enumeration de tous ces moyens, suivant qu’il les a pû remarquer dedans Tite Live, Saluste, Amarcellin, & beaucoup d’Auteurs, lesquels semblent demeurer tous d’accord de la signification de ces mots, de la même façon que Clapmarius s’en est servy en tout son livre. Or cela me feroit aucunement redouter l’indignation de tous ces grands personnages, si je m’emancipois sans leur avoir demandé permission, de leur dire qu’usurpant ce mot de secrets d’Estat, selon qu’il a esté exposé cy-dessus, ils semblent s’éloigner de sa signification, & ne pas bien comprendre la nature de la chose ; estant certain que ces dictions Latines, [60]secretum & arcanum, desquels ils se servent pour l’exprimer, ne doivent point estre attribuez aux preceptes & maximes d’une science, laquelle est commune, entenduë & pratiquée par un chacun : mais seulement à ce que pour quelque raison ne doit estre ny connu ny divulgué, parce que suivant que remarque le Poëte Marbodæus,

[61]Non secreta manent, quorum fit conscia turba.

(Libr. de Gem.)

[60] Secret & caché.

[61] Les choses qu’on communique à plusieurs personnes, ne demeurent pas secretes.

[62] Secret.

Aussi apprenons nous des Grammairiens, que ce mot [62]d’arcanum, peut estre derivé ab [63]arce, soit comme est d’avis Festus Pompeius, que les Augures eussent coustume d’y faire un certain sacrifice, qu’ils vouloient éloigner de la connoissance du peuple, ou parce que toutes choses secretes & de consequence sont mieux gardées [64]in arce, qu’en autre lieu. Ceux qui le tirent [65]ab arca semblent aussi ne se pas éloigner de la même opinion, & les bons Auteurs ne se sont jamais servis de ces deux mots qu’en pareille signification. Virgile,

[66]Longius & volvens fatorum arcana movebo.

(Æneid. 1.)

[63] Forteresse.

[64] Dans une forteresse.

[65] Coffre.

[66] Et je vous raconteray plus au long le secret des fatalités.

& en un autre lieu :

[67]Te colere, arcanos etiam tibi credere sensus.

[67] T’honorer & te confier les plus secretes pensées & passions de mon cœur.

Horace,

[68]Secretumque teges & vino tortus & irâ.

[68] Le vin ni la colere ne te doivent pas faire reveler le secret qu’on t’aura confié.

Et pour finir par celle de Lucain, n’a-t-il pas dit en parlant de la source du Nil, qui estoit totalement inconnuë aux Egyptiens mêmes,

[69]Arcanum natura caput non protulit ulli,
Nec licuit populis parvum te Nile videre,
Amovitque sinus, & Gentes maluit ortus
Mirari quam nosse tuos.

[69] La nature n’a découvert à personne ta source, ô Nil, & il n’y a point de peuple qui ait pû te voir en ton commencement : elle a éloigné tes replis, & a mieux aimé faire admirer ton origine aux nations, que de la leur faire connoître.

Je remarqueray toutefois comme en passant, que l’on peut tirer un beau parallele entre ce fleuve du Nil & les secrets d’Estat. Car tout ainsi que les peuples plus voisins de sa source en tiroient mille commoditez sans avoir aucune connoissance de son origine ; ainsi faut-il que les peuples admirent les heureux effets de ces Coups de Maistre sans pourtant rien connoistre de leurs causes & divers ressorts. Or aprés avoir monstré que ces Ecrivains ont corrompu les mots, nous pouvons encore dire qu’ils ont pareillement depravé la nature de la chose, veu qu’ils nous proposent des preceptes generaux & des maximes universelles, fondées sur la justice & droit de Souveraineté, & par consequent permises & pratiquées tous les jours, au veu & sceu de tout le monde ; lesquels neanmoins ils estiment estre des secrets d’Estat. Aussi ne prenoient-ils pas garde qu’il y a une grande difference entre ceux-là, & ceux dont nous voulons parler ; puis que un chacun est fait sçavant, & rendu capable des premiers, pour si peu d’estude qu’il veüille faire dans les Auteurs qui en ont traitté ; où au contraire ceux dont il est maintenant question, naissent dans les plus retirez cabinets des Princes, & ne se traittent ny deliberent en plein Senat, ou au milieu d’une Cour de Parlement ; mais entre deux ou trois des plus avisez & plus confidens Ministres qu’ait un Prince. Et en effet, nous voyons qu’Auguste, lors qu’il eut dessein, aprés avoir gagné la bataille Actiaque, & appaisé les guerres civiles & étrangeres, de quitter le titre d’Empereur, & de rendre la liberté à sa patrie ; il n’en communiqua pas au Senat, quoy qu’il l’eust augmenté de six cens Senateurs ; ny à son Conseil particulier, qui estoit composé de vingt personnes les plus doctes & judicieuses qu’il avoit pû choisir ; mais il proposa & remit toute cette affaire au jugement de ses deux principaux Amis, Ministres, & Confidens, Mecenas & Agrippa, [70]quibuscum Imperii arcana communicare solebat, dit Dion. (Libr. 53.) Et si nous voulons remonter jusques à ce grand homme qui luy avoit resigné sa fortune entre les mains, Jules Cesar ; nous trouverons dans Suetone [71]in Julio, qu’il n’avoit que Quintus Pædius, & Cornelius Balbus, avec lesquels il communiquoit τὰ μυσικάτατα, c’est à dire ce qu’il avoit de plus secret & caché dans l’ame. Les Lacedemoniens qui augmenterent beaucoup leur Estat aprés la Victoire de Lisandre, établirent bien un conseil de trente personnes pour gouverner les affaires de leur Republique, mais non contens de ce, ils choisirent douze des plus judicieux & avisez de leurs Citoyens, pour estre comme les Oracles qui devoient par leur réponse conclure les Coups d’Estat. Les Venitiens font aujourd’huy de même avec leurs six Procureurs de Saint Marc ; & il n’y a aucun Souverain tant foible soit-il & de peu de consideration, qui soit si mal avisé, que de remettre au jugement du public ce qui à peine demeure assez secret dans l’oreille d’un Ministre ou Favori. C’est ce qui a fait dire à Cassiodore, [72]Arduum nimis est Principis meruisse secretum, (Libr. 8. Epist. 10.) & en un autre lieu, où il parle d’un Conseiller secret de Theodoric, [73]Tecum pacis certa, tecum belli dubia conferebat, & quod apud sapientes Reges singulare munus est, ille sollicitus ad omnia, tecum pectoris pandebat arcana. (Lib. 8. Epist. 9.) Eust-il pas fait beau voir, que Charles IX eust deliberé de faire la Saint Barthelemy avec tous les Conseillers de son Parlement, & que Henry III eust conclu la mort de Messieurs de Guise au milieu de son Conseil ? Je croy certes qu’ils y eussent aussi-bien reüssi, comme à vouloir prendre les lievres au son du tambour, ou les oiseaux avec des sonnettes. Et de plus je demanderois volontiers à ces Messieurs, si tant est qu’ils appellent les regles communes de regir & gouverner les Royaumes, [74]Arcana Imperiorum, quel nom ils pourront donner à ces secrets meslez d’un peu de severité, & sujets à la prudence extraordinaire, desquels nous venons maintenant de parler. Car de les appeller comme fait Clapmarius aprés Tacite, [75]Flagitia Imperiorum, c’est plustost remarquer ceux qui sont faits en consideration d’un bien particulier, & par quelque Tyran, que beaucoup d’autres qui se font pour l’interest public, & avec toute l’equité que l’on peut apporter en ces grandes entreprises, qui toutefois ne peuvent jamais estre si bien circonstanciées, qu’elles ne soient toujours accompagnées de quelque espece d’injustice, & sujettes par consequent au blasme & à la calomnie.

[70] Auxquels il avoit accoustumé de communiquer les secrets de l’Empire.

[71] Sur Julius.

[72] C’est par trop difficile d’avoir merité d’estre introduit dans le secret du Prince.

[73] Il conferoit avec toy des choses certaines de la paix & des douteuses de la guerre, &, ce qui est une faveur singuliere d’un Roy sage & prudent, comme il avoit soin de tout, il te reveloit les plus secretes pensées de son cœur.

[74] Les secrets des Empires.

[75] Fourberies des Empires.

Ces mots estant ainsi expliquez, il nous faut passer à la nature de la chose qu’ils signifient : Or pour la bien penetrer & comprendre, il est besoin d’en tirer la recherche de plus haut, & monstrer comme en la Monastique ou gouvernement d’un seul, & en l’œconomie ou administration d’une famille, qui sont les deux pivots de la Politique, il y a de certaines ruses, détours, & stratagemes, desquels beaucoup se sont servis, & se servent encore tous les jours pour venir à bout de leurs pretensions. Charon en son livre de la Sagesse, Cardan en ses œuvres intitulées [76]Proxeneta, de utilitate capienda ex adversis, & de sapientia ; Machiavel en ses discours sur T. Live, & en son Prince, en ont donné assez amplement les preceptes. Pour moy ce me sera assez d’en rapporter quelques exemples ; aprés avoir toutefois observé qu’encore que Juste Lipse (Civil. doctr. lib. 4. c. 13.) ait dit du dernier, [77]Ab illo facile obtinebimus, nec maculonem Italum tam districtè damnandum (qui misera qua non manu hodie vapulat), & esse quandam, ut vir sanctus ait, καλὴν καὶ ἐπαινετὴν πανουργίαν, honestam atque laudabilem calliditatem, (Basil. in Proverb.) & que Gaspar Schioppius ait fait un petit livre en sa defense ; on luy peut neanmoins sçavoir mauvais gré, de ce que

[78]Floribus Austrum
Perditus, & liquidis immisit fontibus Apros.

(Virg. Bucol. Ecl. 2.)

[76] Le Courtier, ou moyenneur, du profit qu’on peut tirer des infortunes, & de la sagesse.

[77] Nous obtiendrons facilement de luy, que ce broüillon d’Italien n’est pas tant à blâmer, quoy que les plus chetifs se mêlent de le condamner aujourd’huy ; & qu’il y a de certaines ruses loüables & honnestes, comme dit le saint homme.

[78] Il a malheureusement jetté un vent furieux dans les fleurs, & des sangliers dans les fontaines pour en troubler les clairs ruisseaux.

Ayant le premier franchi le pas, rompu la glace, & profané, s’il faut ainsi dire, par ses écrits, ce dont les plus judicieux se servoient comme de moyens tres-cachez & puissans pour faire mieux reüssir leurs entreprises. Aussi ferois-je conscience d’ajouster quelque chose à ce qu’il en a dit, si les susnommez & beaucoup d’autres Politiques ne m’avoient devancé, & donné quand & quand sujet de dire en cette matiere, ce que Juvenal disoit de la Poësie.

[79]Stulta est clementia, cum tot ubique
Vatibus occurras, perituræ parcere chartæ.

(Satyr. 1.)

[79] C’est une sotte clemence d’épargner le papier perissable, puisque tu te rencontres si souvent en tant de lieux parmy les poëtes.

Or entre les secrets de la Monastique, je ne pense pas qu’il y en ait de plus relevez, eu égard à leur fin, que ceux qui ont esté pratiquez par certaines personnes, qui pour se distinguer du reste des hommes, ont voulu établir parmy eux quelque opinion de leur divinité. Ainsi voyons nous que Salmonée avoit fait élever un pont d’airain, sur lequel faisant rouler son carrosse attelé de puissans chevaux, & dardant d’un costé & d’autre des feux d’artifice, il s’imaginoit de bien contrefaire le foudre & les tonnerres de Jupiter, d’où le Poëte a pris occasion de dire,

[80]Vidi & crudeles dantem Salmonea pœnas,
Dum flammas Jovis, & sonitus imitatur Olympi.

(Virg. Æn. 6.)

[80] J’y vis aussi Salmonée qui soufroit d’étranges peines pour avoir imité les flammes de Jupiter Olympien, & pour avoir contrefait le bruit de ses foudres.

Psaphon, qui n’estoit pas moins ambitieux que le precedent, nourrissoit grande quantité de Pies, Merles, Jais, Perroquets & autres oiseaux semblables, & aprés leur avoir bien appris à prononcer ces paroles, Psaphon est Dieu, il les mettoit en liberté, afin que ceux qui entendoient tant & de si extraordinaires témoins de sa divinité, fussent plus facilement portez à la croire. Ainsi Heraclides le Pontique avoit commandé à un de ses plus affidez serviteurs, de cacher sous ses vestemens aprés qu’il seroit decedé, une grande Couleuvre, qu’il nourrissoit dés long-temps auparavant à ce dessein, afin que cet animal éveillé par le bruit que l’on feroit, portant son corps en terre, s’élançast au milieu des pleureurs, & donnast sujet à la populace de croire, que Heraclite avoit esté deïfié. Pour Empedocle il y proceda avec plus de courage & de generosité, comme il estoit bien-seant à un Philosophe ; car estant assez âgé & comblé de gloire & d’honneur, il se precipita volontairement dans les souspiraux & volcans du mont Ætna en Sicile, pour faire croire son ravissement au Ciel, ne plus ne moins que Romulus établit l’opinion du sien, en se noyant dans les Marests des Chevres,

[81]Deus immortalis haberi
Dum cupit Empedocles, ardentem frigidus Æthnam
Insiluit.

(Horat. de arte Poët.)

[81] Empedocle, voulant qu’on le tinst pour un Dieu immortel, se jetta froidement dans les flammes du mont Ætna.

Les Athées, qui trouvent à glosser sur tous les passages de la sainte Ecriture, tiennent que celuy-cy du Deuteronome, (cap. 34.) [82]non cognovit homo sepulchrum ejus usque in præsentem Diem, se doit entendre de la même sorte, & que Moyse s’ensevelit en quelque precipice ou abysme, pour estre puis aprés élevé dans les cieux par les Israëlites ; au lieu qu’ils devroient plûtost croire, & demeurer d’accord avec les Chrestiens, qu’il cacha veritablement son corps, pour empescher les Juifs de l’idolatrer aprés sa mort, connoissant fort bien qu’ils estoient portez non moins de leur naturel, que par la hantise qu’ils avoient eu avec les Egyptiens, à adorer tous ceux desquels ils avoient receu quelque bien, ou de qui ils croyoient que la vertu estoit singuliere & extraordinaire. L’on peut faire encore le même jugement de ce que Diogenes Laërce rapporte de la Cuisse d’or de Pythagore, puis que Plutarque en la vie de Numa dit ouvertement que ce fut une feinte & stratageme de ce Philosophe, pour établir aussi-bien que les autres l’opinion de sa divinité. Mais ce que fit Hercules fut beaucoup plus ingenieux ; car estant fort versé en Astrologie, témoin les Fables de sa vie qui luy font porter le Ciel avec Atlas, il choisit justement l’heure & le temps de l’apparition d’une grande Comete, pour se mettre sur le bucher ardant, où il vouloit finir ses jours, afin que ce nouveau feu du Ciel assistast comme témoin, & fist croire de luy ce que les Romains par aprés vouloient persuader de leurs Empereurs, au moyen de l’aigle qui s’envoloit du milieu des flammes, comme pour porter l’ame du defunct entre les bras de Jupiter. Beaucoup d’autres, qui estoient plus modestes & retenus en leurs desseins, se sont contentez de nous donner à connoistre le soin que les Dieux prenoient de leurs personnes, par la continuelle assistance de quelque Genie, ou particuliere divinité ; comme firent entre les Anciens Socrate, Plotin, Porphyre, Brutus, Sylla, & Apollonius, pour ne rien dire de tous les Legislateurs ; & parmy les modernes Pic de la Mirandole, Cecco d’Ascoli, Hermolaus, Savonarole, Niphus, Postel, Cardan, & Campanelle, qui se vantent tous d’en avoir eu & de leur avoir parlé, sans toutefois qu’on les puisse accuser d’avoir pratiqué les ceremonies Theurgiques, du livre faussement attribué à Virgile [83]de videndo Genio ; ou les mentionnées par Arbatel dans je ne sçay quel fatras de semblables Livres, que l’on a grand tort de publier sous le nom d’Agrippa. Aussi pour moy j’aimerois beaucoup mieux établir la verité de ces Histoires, sur la merveilleuse force des contractions d’esprit fort bien expliquées par Marsile Ficin & Jordanus Brunus, desquels aussi Palingenius en trois ou quatre endroits de son Zodiaque ne semble pas se beaucoup éloigner. Si nous n’aimons encore mieux dire que tous ces Messieurs ont joüé de l’imposture, & ont voulu imiter les fables de Numa, Zamolxis, & Minos, ou plustost celles que les Rabins & Cabalistes (Reuchlin. libr. de Cabala.) ont plaisamment forgées sur les Patriarches du Vieil Testament, & nous voulant faire croire de bonne foy, qu’Adam avoit esté gouverné par son Ange Raziel, Sem par Jophiel, Abraham par Frza-d-Kiel, Isaac par Raphaël, Jacob par Piel, & Moyse par Mittaron,

[84]Sed credat Judæus apella,
Non ego.

[82] L’homme n’a point connu son sepulchre jusques à ce jourd’huy.

[83] Du moyen de voir les Genies.

[84] Mais que le Juif circoncis le croye, & non pas moy.

Quoy que c’en soit, on peut remarquer dans les Historiens, que ces ruses n’ont pas toujours esté inutiles, puis que Scipion les ayant judicieusement pratiquées il s’acquit la reputation d’un grand homme de bien parmy les Romains, & fut envoyé conquester les Espagnes n’ayant encore atteint l’âge de XXIV ans ; Mais voyez aussi de quelle façon T. Live (Libr. 6.) en parle : [85]Fuit Scipio non tantùm veris artibus mirabilis, sed arte quoque quadam adinventa in ostentationem composita, pleraque apud multitudinem, aut per nocturnas visas species, aut veluti divinitus mente monita agens. Ainsi en ont fait beaucoup de Princes & particuliers, & quand leur esprit n’a pas esté capable de ces finesses & inventions si relevées, ils se sont contentez de donner par quelques autres, le plus de lustre & de splendeur à leurs actions qu’il leur a esté possible. C’est pourquoy Tacite a dit que Vespasien estoit, [86]omnium quæ diceret atque ageret arte quadam ostentator, (Annal. lib. 3.) & Corbulo nous est representé dans le même, [87]super experientiam sapientiamque, etiam specie inanium validus ; & ce avec grande raison, puis que comme il dit en un autre endroit, [88]Principibus omnia ad famam dirigenda, veu que suivant la remarque de Cardan, [89]Æstimatio & opinio rerum humanarum Reginæ sunt. (Lib. 3. de utilit.)

[85] Scipion ne se faisoit pas seulement admirer par les veritables arts & sciences qu’il possedoit, mais aussi par un certain artifice qu’il avoit trouvé & dont il se servoit fort utilement à se faire paroistre ; & faisoit plusieurs choses devant le peuple ou par le moyen des visions qu’il disoit avoir euës de nuit, ou comme s’il en avoit esté divinement averti & qu’on le luy eût inspiré du ciel.

[86] Fort artificieux à donner du lustre à tout ce qu’il faisoit & à tout ce qu’il disoit.

[87] Considerable par la belle apparence dont il sçavoit colorer même les choses vaines, outre l’experience & la sagesse qu’il avoit.

[88] Les Princes doivent gouverner, & avoir soin de tout, pour leur propre renommée.

[89] L’estime & l’opinion sont les Reines de toutes les choses humaines.

L’on pourroit encore faire beaucoup plus de remarques sur ce qui touche le gouvernement particulier des hommes ; mais parce que cette matiere n’est pas moins triviale que de peu de consequence, je m’en remettray à ce qu’en a dit Cardan au livre cité un peu auparavant ; & passeray aux secrets de l’œconomie, ou reglement & administration des familles, entre lesquels je me contenteray de remarquer seulement & pour exemple, quelques-uns de ceux qui ont esté pratiquez pour reprimer, & comme parer aux mauvais tours que joüent les femmes à leurs maris,

[90]Dum avidæ affectant implere voraginis antrum.

[90] Quand elles veulent remplir le trou de leur goufre insatiable.

A propos de quoy il me souvient d’en avoir leu un dans les contes facetieux de Bouchet, ou de Chaudiere, qui passera maintenant pour serieux, comme estant beaucoup plus propre à corriger ces humeurs gaillardes, que celuy de la Mule qui fut huit jours sans boire, dont parle Cardan en son livre [91]de sapientia. Certain Medecin, disent-ils, ayant eu avis que sa femme pour quelquefois se desennuyer

[92]Intrabat calidum veteri Centone lupanar,

(Juvenal.)

[91] De la sagesse.

[92] Elle entroit dans le lieu infame qui fumoit de l’ardeur des impudiques débauches sur les vieux tapis de diverses couleurs.

& qu’elle avoit même pris heure au lendemain pour luy joüer à fausse compagnie, il ne s’en émeut point, & n’en fit aucun semblant ; mais sur la minuit, & lors que sa femme ne songeoit à rien moins, il se réveille en sursaut feignant que les voleurs estoient dedans sa chambre, met la main à ses armes, tire deux ou trois coups de pistolet, crie au meurtre, à l’aide, frappe de son épée sur les tables & chenets, bref il fait tout ce qu’il peut pour mettre la terreur & l’épouvante en sa maison ; le matin tout estant appaisé il ne manque de taster le poux à sa femme, lequel il feint de trouver grandement alteré & oppressé à cause de la peur qu’elle avoit euë, & pour ce il luy fait tirer dix ou douze onces de sang, & cette evacuation ayant amené une petite émotion, il commence de s’épouvanter comme si c’eust esté quelque grosse fievre, fait redoubler sept ou huit bonnes saignées, par aprés vient à la raser, ventouser, & purger magistralement ; ce qu’il reïtera si souvent, qu’il la fit demeurer plus de six mois au lict, sans avoir esté malade, pendant lequel temps il eut tout loisir de rompre ses pratiques & connoissances, de luy diminuer son enbonpoint vermeil & attrayant, & sur tout de tellement refroidir, matter, & adoucir la ferveur, & les humeurs picquantes & acrimonieuses de son temperament, qu’il assoupit en elle ce feu plus inextinguible que celuy de la pierre Asbestos,

[93]Qui nulla moritur, nullaque extingitur arte.

(Trigault.)

[93] Qu’on ne peut éteindre ny faire mourir par aucun artifice.

Mais le secret que pratiquerent les peuples de la Chine, pour remedier au même desordre qui s’estoit glissé dans leurs familles, fut beaucoup plus gentil & industrieux. Car ils ordonnerent & établirent pour une des premieres Loix du Royaume, que toute la bonne grace des femmes, ne dépendroit doresnavant que de la petitesse de leurs pieds ; & que celles-là seroient jugées les plus belles, qui les auroient plus petits & mignons : ce qui ne fut pas plûtost publié, que toutes les Meres sans regarder à la consequence, commencerent de resserrer, estressir, & si bien envelopper les pieds de leurs filles qu’elles ne pouvoient plus sortir de la maison ny se soustenir droites, que sur les bras de deux ou trois servantes. Ainsi cette figure artificielle ayant passé en conformation naturelle, aussi-bien que celle des Macrocephales dont parle Hippocrates, les Chinois ont insensiblement arresté & fixé le Mercure que leurs femmes avoient dans les pieds, les faisant ressembler à la Tortuë nommée par les Poëtes,

[94]Tardigrada, & domi porta,
Sub pedibus Veneris Cous quam finxit Apelles.

[94] Marchant lentement & portant sa maison, laquelle Apelles natif de l’isle de Coos a peinte & placée sous les pieds de Venus.

Ils ont empesché par ce moyen, qu’elles n’allassent plus à la promenade des bons hommes, & à leurs passe-temps accoustumez : De même que les Dames Venitiennes sont forcées de garder la maison plus souvent qu’elles ne voudroient, par l’usage & les incommoditez nompareilles de leurs grands patins. Mais l’histoire rapportée par Mocquet est bien plus étrange, & sent beaucoup mieux son Coup d’Estat ; car il dit avoir appris, & veu mêmement pratiquer entre les Caribes, peuples barbares & farouches, qu’arrivant la mort du mary pour quelque cause que ce soit, la femme est contrainte sous peine de demeurer infame, abandonnée, & mocquée de tous ses amis & parents, de se faire aussi mourir, & d’allumer un grand feu au milieu duquel elle se precipite avec autant de pompe & de réjoüissance, comme si elle estoit au jour de ses nopces ; de quoy ledit Mocquet s’étonnant fort, & en demandant la cause, on luy répondit que cela avoit esté sagement étably, pour remedier à la grande malice & lubricité des femmes de ce païs, qui avoient accoustumé devant la publication de cette loy, d’empoisonner leurs maris, lors qu’elles en estoient lasses ou qu’elles avoient envie d’en épouser quelque autre plus robuste & gaillard,

[95]Quique suo melius nervum tendebat Ulysse.

[95] Et qui fût plus vigoureux que son Ulysse.

Or si ce remede estoit bien proportionné à la nature de ceux qui l’avoient ordonné ; celuy que pratiqua Denys Tyran de Syracuse pour empescher les assemblées & banquets qui se faisoient de nuit, n’estoit pas aussi trop éloigné de la sienne : car sans témoigner qu’elles luy dépleussent, ou monstrer qu’il craignist qu’on ne les fist à dessein de conspirer contre son Estat, il se contenta d’introduire peu à peu l’impunité pour toutes les voleries & larcins qui se commettoient de nuit, les tournant plûtost en risée, & donnant la hardiesse par cette tolerance à tous les mauvais garçons de ladite Ville, de si mal traitter ceux qu’ils rencontroient la nuit par les ruës, que personne ne pouvoit sortir de sa maison aprés le Soleil couché qu’il ne se mist au hazard d’estre dévalisé, ou de perdre la vie par cette sorte de voleurs. Venons maintenant à quelques autres moins serieux & par consequent aussi moins fascheux & dangereux, en ce qui estoit de leur pratique ; Les Republiques de Grece voulant par regle de Police faire manger le poisson frais & à bon marché à leurs sujets, ils n’eurent point recours à quelque tariffe particuliere, de laquelle peut-estre que les ἰχθυοπώλαι, ou poissonniers (comme nous les appellons) auroient eu raison de se plaindre ; mais en se servant de l’avis que le Poëte Comique Alexis dit leur avoir esté proposé par Aristonique, ils defendirent sous grieve peine ausdits Marchands de poisson, de se pouvoir seoir dans le marché ny en vendant leurs marchandises, [96]ut ii standi tædio lassitudineque confecti, quàm recentissimos venderent. Ainsi les Romains defendoient aux Prestres de Jupiter de jamais monter à Cheval, ne, comme dit Festus Pompeius, [97]si longius urbe discederent, sacra negligerentur ; & pour moy j’ose dire, que si l’on vouloit remedier à la grande confusion qu’apporte le nombre excessif des carosses dans la Ville de Paris, il ne faudroit que confisquer ceux que l’on trouveroit par les ruës avec moins de cinq personnes dedans, puis qu’au moyen de cette ordonnance, ceux qui y vont tous les jours seuls, prendroient la housse, & les autres qui ne pourroient augmenter leur famille de trois ou quatre personnes, se resoudroient facilement de la diminuer de trois ou quatre bouches inutiles telles que seroient pour lors celles d’un cocher & de deux chevaux.

[96] Afin que lassés & ennuyés de se tenir debout ils les vendissent tout fraix.

[97] De peur qu’ils ne s’éloignassent par trop de la ville, & qu’ainsy le service divin fust negligé ou discontinué.

Il seroit facile d’augmenter le nombre de semblables exemples & secrets d’œconomie ; si les precedens ne pouvoient facilement nous faire juger des autres, & nous tracer le chemin pour passer de ce second degré au troisiéme, qui est celuy de la Politique & du Gouvernement des peuples, sous l’administration d’un seul, ou de plusieurs. Or est-il qu’en ce qui regarde celui-cy, pour ne rien laisser à dire de tout ce qui peut servir à son éclaircissement, nous pouvons remarquer trois choses, c’est à sçavoir la science generale de l’établissement & conservation des Estats & Empires pour la premiere ; laquelle science ne comprend pas seulement la traditive de Platon & d’Aristote, mais encore tout ce que Ciceron en son Livre des loix, Xenophon en son Prince, Plutarque en ses preceptes, Isocrate, Synesius, & les autres Auteurs ont jugé devoir estre entendu & pratiqué par ceux qui gouvernent : Aussi est-il vray qu’elle consiste en certaines regles approuvées & receuës universellement d’un chacun, comme par exemple que les choses n’arrivent pas fortuïtement ny necessairement, qu’il y a un Dieu premier Auteur de toutes choses, qui en a le soin, & qui a étably la recompense du Paradis pour les bons, & les peines des enfers pour les méchans : Que les uns doivent commander, & les autres obeïr : Qu’il est du devoir d’un homme de bien de defendre l’honneur de son Dieu, de son Roy, & de sa patrie envers tous & contre tous : Que la principale force du Prince gist en l’amour & union de ses sujets : Qu’il a droit de faire des levées d’argent sur eux pour subvenir aux necessitez de la guerre, & de l’estat de sa Maison : & ainsi des autres que Marnix, Ammirato, Paruta, Remigio, Fiorentino, Zinaro, Malvezzi & Botero ont fort bien expliquées dans leurs discours & raisonnemens Politiques.

La seconde est proprement ce que les François appellent, Maximes d’Estat, & les Italiens, [98]Ragion di stato, quoyque Botero ait compris sous ce terme toutes les trois differences que nous voulons établir, disant, que la [99]Ragione di stato, è notitia di mezzi atti à fundare, conservare, e ampliare un Dominio, en quoy il n’a pas si bien rencontré à mon jugement, que ceux qui la definissent, [100]excessum juris communis propter bonum commune, d’autant que cette derniere definition estant plus speciale, particuliere & determinée, l’on peut au moyen d’icelle distinguer, entre ces premieres regles de la fondation des Empires, lesquelles sont établies sur les loix & conformes à la raison ; & ces secondes que Clapmarius appelle mal à propos, [101]Arcana Imperiorum, & nous avec plus de raison, Maximes d’Estat ; puis qu’elles ne peuvent estre legitimes par le droit des Gens, civil ou naturel ; mais seulement par la consideration du bien, & de l’utilité publique, qui passe assez souvent par dessus celles du particulier. Ainsi voyons nous que l’Empereur Claudius ne pouvant par les loix de sa patrie prendre à femme sa niepce charnelle Julia Agrippina fille de Germanicus son frere, il eut recours aux loix d’Estat, pour fonder son evidente contradiction aux loix ordinaires & l’épousa, [102]ne fœmina expertæ fœcunditatis, dit Tacite, integra juventa, claritudinem Cæsarum in aliam domum transferret. (Libr. 12.) C’est à dire, de crainte que cette femme venant à se marier en quelque grande maison, le sang des Cesars ne s’étendist en d’autres familles, & ne produisist une multitude de Princes & Princesses, qui auroient eu avec le temps quelque pretension à l’Empire, & en suite occasion de troubler le repos public. Tibere pour cette même raison ne vouloit donner un mary à Agrippina veuve de Germanicus, & mere de celle dont nous venons de parler, bien qu’elle luy en demandast un avec pleurs & remonstrances, appuyées sur des raisons si puissantes & legitimes, qu’on ne pouvoit luy refuser sans commettre une injustice, laquelle neanmoins estoit legitimée par la loy de l’Estat, puis que Tibere n’ignoroit point [103]quantum ex Republica peteretur, (Tac. lib. 4. Annal.) c’est à dire de quelle consequence ce mariage estoit, & que les enfans qui en proviendroient, estant arriere-neveux d’Auguste la Republique Romaine tomberoit quelque jour en des grands troubles & partialitez, à cause des divers pretendans à la succession de l’Empire. Aucune loy ne permet pareillement, que nous procurions du mal & du desavantage, à celuy qui ne nous en a jamais fait ; & neanmoins cette maxime d’Estat rapportée par Tite Live, (Lib. 2. dec. 5.) [104]id agendum ne omnium rerum jus ac potestas ad unum populum perveniat, nous oblige de donner secours à nos Voisins contre ceux qui ne nous ont jamais offensé, de crainte que leur ruine ne serve d’un échelon pour haster la nostre, & que tous nos compagnons, estant devorez par ces nouveaux Cyclopes, nous n’en attendions autre grace que celle qui fut donnée à Ulysse, d’estre reservé pour satisfaire à leur derniere faim. C’est le pretexte duquel se servirent les Etoliens pour obtenir secours du Roy Antiochus, & Demetrius Roy des Illyriens pour exciter Philippes Roy de Macedoine & pere de Perseus à prendre les armes contre les Romains. C’est encore la raison pourquoy ce grand homme d’Estat Cosme de Medicis, n’eut rien tant à cœur, que d’empescher Milan de tomber sous l’autorité des Venitiens, lors que la race des Vicomtes & Ducs de Milan fut éteinte : & Henry le Grand ayant sceu que le Duc de Savoye avoit failly à surprendre Geneve, il dit tout haut, que si son coup eust reüssi, il l’auroit assiegé dedans dés le lendemain. Mais neanmoins quand le Roy d’Espagne a voulu envahir les Estats du même Duc, la France en vertu de la susdite Maxime, est allée puissamment au secours : Et c’est elle aussi qui a fourny d’excuse legitime aux alliances d’Alexandre Sixiéme & de François Premier avec le Grand Seigneur ; de pretexte aux traittez secrets de l’Espagnol avec les Huguenots de France ; & de passeport à tant de troupes que nous avons fait glisser de temps en temps non moins en la Valteline qu’en Hollande, bien qu’en apparence contre les regles sinon de la religion, au moins de la pieté commune & de nostre conscience. Bref sans cette consideration l’on n’auroit pas rompu tant de ligues dans Guicciardin ; Charles V n’auroit pas abandonné les Venitiens au Turc ; Charles VIII n’eust pas esté si promptement chassé d’Italie ; Paul V n’eust pas joüy si facilement du Duché de Ferrare ; ny le Pape qui siege à present de celuy d’Urbin : Tant de Princes ne desireroient pas la restitution du Palatinat, ny tant de prosperité au Roy de Suede, ny que Casal demeurast au Duc de Mantouë, si ce n’estoit pour borner en vertu de cette maxime, l’ambition demesurée de certains peuples, qui voudroient pratiquer sur les Princes voisins, ce que les riches Bourgeois pratiquent sur les pauvres,

[105]O si angulus ille
Parvulus accedat qui nunc denormat agellum.

(Horat. 2. lib. serm.)

[98] Raison d’Estat.

[99] Raison d’Estat est la connoissance ou science des moyens propres à poser les fondemens d’une Seigneurie, à la conserver & à l’agrandir.

[100] Excés du droit commun à cause du bien public.

[101] Secrets des Empires.

[102] Afin que cette femme dont la fecondité estoit reconnuë, & qui estoit en la fleur de son âge, ne portast en une autre maison l’illustre tige des Cesars.

[103] Combien il y alloit de l’interest de la Republique.

[104] Il faut faire cela afin que toute l’autorité ne viene point entre les mains d’un seul peuple.

[105] O, si nous pouvions faire approcher ce petit coin, qui defigure maintenant nostre terre, & la rend inégale.

Ajoustons encore que le droit de guerre ne permet point, que ceux-là soient en aucune façon outragez, qui mettent les armes bas pour implorer la misericorde du vainqueur ; & neanmoins lors que la quantité des prisonniers est si grande qu’on ne les peut facilement garder, nourrir & mettre en lieu de seureté, ou que ceux de leur party ne les veulent racheter, il est permis de les mettre tous bas par Maxime, d’autant qu’ils pourroient affamer une armée, la tenir en défiance, favoriser les entreprises de leurs compagnons, & causer mille autres difficultez. Et pour cette raison Alde Manuce (Discorso 3.) a creu, de pouvoir legitimement excuser Hannibal, de ce que en partant d’Italie il fit tuer au temple de la Deesse Junon tous les captifs Romains qui ne le voulurent pas suivre ; encore qu’eu égard à cette action & à quelques autres, Valere Maxime ait dit de luy, [106]Hannibal cujus majore ex parte virtus sævitia constabat. On peut encore rapporter à semblables maximes, les façons de faire, ou coustumes particulieres de certains peuples en ce qui est de leur gouvernement ; comme par exemple celle de nostre Loy Salique, si religieusement observée touchant la succession des Masles à la Couronne & l’exclusion des femmes, au moyen de laquelle le Royaume fut preservé pendant la Ligue de l’invasion des Espagnols : les bons & fideles François ayant protesté de nullité contre toutes les poursuites étrangeres, & donné congé à ces beaux Corrivaux par le texte formel de la Loy,

[107]Francorum Regni successor masculus esto.

[106] Hannibal dont la vertu consistoit pour la plus grande partie en cruauté.

[107] Que le successeur du Royaume de France soit mâle.

De même nature est aux Chinois la loy qui defend sur peine de mort l’entrée de leur Païs aux étrangers ; au Grand Turc la coustume de faire mourir tous ses parens ; au Roy d’Ormus de les aveugler ; à l’Ethiopien de les enfermer sur le plus haut coupeau d’une montagne inaccessible ; l’Ostracisme aux Atheniens ; la Matze aux peuples de Valaiz en Allemagne ; le Conseil des Discoles aux Luquois ; le Lac Orfane à Venise ; l’Inquisition en Espagne & en Italie, & autres semblables loix & façons de faire particulieres à chaque nation, qui n’ont toutes pour fondement autre droit que celuy de l’Estat, & neanmoins sont tres-religieusement observées, comme estant du tout necessaires à la manutention & conservation des Estats qui les pratiquent.

Finalement la derniere chose que nous avons dit cy-dessus devoir estre considerée en la Politique, est celle des Coups d’Estat, qui peuvent marcher sous la même definition que nous avons déja donnée aux Maximes & à la raison d’Estat, [108]ut sint excessus juris communis propter bonum commune, ou pour m’étendre un peu davantage en François, des actions hardies & extraordinaires que les Princes sont contraints d’executer aux affaires difficiles & comme desesperées, contre le droit commun, sans garder même aucun ordre ny forme de justice, hazardant l’interest du particulier, pour le bien du public. Mais pour les mieux distinguer des Maximes, nous pouvons encore ajouster, qu’en ce qui se fait par Maximes, les causes, raisons, manifestes, declarations, & toutes les formes & façons de legitimer une action, precedent les effets & les operations, où au contraire és Coups d’Estat on void plustost tomber le tonnerre qu’on ne l’a entendu gronder dans les nuées, [109]ante ferit quam flamma micet, les matines s’y disent auparavant qu’on les sonne, l’execution precede la sentence ; tout s’y fait à la Judaique ; l’on y est pris [110]de Gallico sur le vert & sans y songer ; tel reçoit le coup qui le pensoit donner, tel y meurt qui pensoit bien estre en seureté, tel en patit qui n’y songeoit pas, tout s’y fait de nuit, à l’obscur, & parmy les brouillars & tenebres, la Deesse Laverne y preside, la premiere grace qu’on luy demande est,

[111]Da fallere, da sanctum justumque videri,
Noctem peccatis, & fraudibus objice nubem.

(Horat.)

[108] Qu’elles sont un excés du droit commun, à cause du bien public.

[109] Il frape avant que d’éclater.

[110] Selon le proverbe François.

[111] Fai qu’on se trompe & que je paroisse juste & saint, couvre mes pechés d’une nuit & mes fraudes d’une nuée.

Ils ont toutefois cela de bon que la même justice & equité s’y rencontre que nous avons dit estre dans les Maximes & raisons d’Estat ; mais en celles-là il est permis de les publier avant le coup, & la principale regle de ceux-cy est de les tenir cachées jusques à la fin. Et qu’ainsi ne soit les executions notables du Comte de S. Paul sous Louys XI, du Maréchal de Biron sous Henry IV, du Comte d’Essex sous Isabelle Reyne d’Angleterre, du Marquis d’Ancre sous le Roy à present regnant, des deux freres sous Henry III, de Majon sous Guillaume premier Roy de Sicile, de David Riccio sous Marie Stuart Reine d’Escosse, de Spurius Melius Chevalier Romain sous Ahala Servilius Colonel de la Cavallerie Romaine, & de Seianus & Plautian sous divers Empereurs ont esté toutes aussi legitimes & necessaires les unes que les autres, & toutefois les trois premieres doivent estre rapportées aux Maximes & raisons d’Estat, parce que le procés fut instruit auparavant l’execution ; & toutes les autres aux secrets & Coups d’Estat, parce que le Procés ne fut fait qu’en suite de l’execution. Nous y pouvons aussi apporter cette difference, que quand bien les formalitez auroient precedé l’execution, si neanmoins la religion y est grandement profanée, comme lors que les Venitiens disent, [112]somo Venetiani, dopo Chrestiani ; qu’un Prince Chrestien appelle le Turc à son secours ; que Henry VIII fit revolter son Royaume contre le saint Siege ; que le Duc de Saxe fomenta l’Heresie de Luther, que Charles de Bourbon prit Rome & fut cause de la prison du Pape & de la mort de trois Cardinaux : ou que l’affaire est du tout extraordinaire & de tres-grande consequence pour le bien & le mal qui en peut arriver ; alors on se peut encore servir du terme de Coup d’Estat, comme on pourra juger par le denombrement suivant de quelques-uns, qui ont esté pratiquez, non par des Turcs infideles ou Canibales ; mais par des Princes Chrestiens, tels qu’ont esté pour ne point flater ny épargner nostre Nation, les Roys de France, entre lesquels Clovis premier Roy Chrestien, en commit de si étranges, & de si éloignez de toute sorte de justice, que je ne sçay pas quelle pensée a eu le bon homme Savaron, de faire un livre de sa sainteté : Charles VII se contenta de pratiquer celuy de Jeanne la Pucelle ; Louys XI viola la foy donnée au Connestable, trompoit un chacun, sous le voile de Religion, & se servoit du Prevost l’Hermite pour faire mourir beaucoup de personnes sans aucune forme de procés ; François I fut cause de la descente du Turc en Italie, & ne voulut observer le traitté fait à Madrit ; Charles IX fit faire cette memorable execution de la Saint Barthelemy, & fit assassiner secretement Lignerolles & Bussy ; Henry III se défit de Messieurs de Guise ; Henry IV fit la Ligue offensive & defensive avec les Hollandois, pour ne rien dire de sa conversion à la Foy Catholique ; & Louys le Juste, duquel toutes les actions sont des miracles, & les Coups d’Estat des effets de sa justice, en a pratiqué deux notables en la mort du Marquis d’Ancre, & au secours des Valtelins. Pour les Venitiens s’il est vray qu’ils tiennent la maxime rapportée cy-dessus, il faut avoüer qu’ils demeurent plongez dans un continuel Machiavelisme, afin de passer sous silence beaucoup d’autres qu’ils commettent tous les jours : Les Florentins en se réjoüissant de la captivité de S. Louys en la terre Sainte, ne commirent pas un secret d’Estat ; mais une action tres-blasmable & honteuse, [113]e nota, dit le Villani, che quando questa novella venne in Firenze signoreggiando, Gibellini ne fecero festa à grandi fallo. Entre les Papes on peut remarquer la prison de Celestin, le poison d’Alexandre sixiéme, l’assassinat intenté & non parfait du fra Paulo, comme preuves tres-certaines, qu’ils ne dépoüillent pas toute leur humanité lors de l’élection. Charles d’Anjou Roy de Sicile fit decapiter Conradin & Frederic d’Austriche : Pierre d’Arragon autorisa les Vespres Sicilienes. Alphonse Roy de Naples, & Alexandre sixiéme eurent recours à Bajazet contre les forces de nostre Charles VIII : Henry VIII fit revolter l’Angleterre contre le saint Siege ; Charles V ne tint conte d’infeoder le Milanois au Duc d’Orleans, comme il avoit promis lors qu’il passa par la France ; le même pouvant ruiner les Protestans, il s’en servit pour nous faire la guerre, & les appella ses bandes noires ; il détourna ce que l’Allemagne avoit contribué pour la guerre du Turc à ruiner François premier, sa haine contre le Roy d’Angleterre à cause de sa tante fit roidir Rome contre Henry VIII, & donna occasion par ce moyen au schisme qui en survint, aprés lequel il se ligua avec luy, & le fit armer contre le Royaume de France : son Lieutenant Charles de Bourbon prit Rome, & y établit une telle persecution contre les Ecclesiastiques, [114]che non vi era Huomo che havesse ardire, di andar per la via in habito di chierico, ò di frate : (Il dialogo di Charonte.) Bref il se fit de son temps, & par son commandement un tel carnage d’hommes aux Indes, & païs nouvellement découverts, qu’il ne s’en est jamais fait un pareil. Philippes second ne voulut jamais permettre que le Pape se meslast de l’affaire de Portugal ; & fit pendre tous les soldats François, qui allerent au secours de Dom Antonio ; & qui ne sçait par quels moyens il traversa la reduction à l’Eglise de Henry IV & sa reconciliation avec le saint Siege, il le peut apprendre du Cardinal d’Ossat, qui a fort bien enregistré dans ses lettres tous les artifices qui furent lors pratiquez contre nostre Monarchie. Or ces exemples tirez de l’Histoire de dix ou douze Princes seulement, estant en si grand nombre, je croy qu’ils pourront aussi servir de preuve tres-veritable, pour monstrer, qu’encore que les écrits de Machiavel soient defendus, sa doctrine toutefois ne laisse pas d’estre pratiquée, par ceux même qui en autorisent la censure & la defense.

[112] Nous sommes Venitiens, & puis Chrestiens.

[113] Et remarquez que quand cette nouvelle vint à Florence, les Gibellins en firent une grande réjoüissance, mais mal à propos.

[114] Qu’il n’y avoit homme qui osast entreprendre d’aller par la ruë en habit de Clerc ou de religieux.

Mais d’autant qu’aprés avoir amplement discouru sur la definition des Coups d’Estat, il est aussi fort à propos de considerer quelle division l’on en peut faire ; il semble que la premiere & plus legitime est, de les diviser en secrets d’Estat justes & injustes, c’est à dire en Royaux & Tyranniques ; & que l’on peut rapporter aux premiers la mort de Plautian, de Seianus, du Mareschal d’Ancre, comme aux seconds celle de Remus & de Conradin.

Mais outre cette division, que je croy devoir estre suivie comme la principale, on peut encore les diviser en ceux qui concernent le bien public, & les autres qui ne regardent que l’interest particulier de ceux qui les entreprennent. Hannibal voulant pratiquer les premiers, commanda qu’on fist mourir ce prisonnier Romain, lequel en sa presence avoit combatu & surmonté un Elephant, [115]dicens eum indignum vita qui cogi potuerat cum bestiis decertare ; bien qu’il soit plus vray-semblable, comme a judicieusement remarqué Sarisberiensis, [116]eum noluisse captivum inauditi triumphi gloria illustrari, & infamari bestias, quarum virtute terrorem orbi incusserat. (Polycrat. cap. 2. lib. 1.) Et les Eliens, peuples de la Grece, ayant fait venir le sculpteur Phidias de la Ville d’Athenes, pour leur faire la statuë d’un Jupiter Olympien, comme ils virent que cette statuë estoit merveilleusement bien faite, & que, s’ils laissoient retourner Phidias à Athenes où il estoit rappellé, il y en pourroit faire quelque autre qui terniroit la gloire de celle-là ; ils l’accuserent de sacrilege, & luy ayant coupé les deux mains le renvoyerent en tel estat ; [117]nec puduit illos Jovem debere sacrilegio, dit Seneque : & le pauvre Phidias, [118]talem fecit Jovem, ut hoc ejus opus Elii ultimum esse vellent. Quant à ceux des particuliers ils ont esté pratiquez par tous les Legislateurs & nouveaux Prophetes, comme nous dirons cy-aprés.

[115] Disant que celuy qu’on avoit pû contraindre ou obliger à se battre contre une beste estoit indigne de vivre.

[116] Qu’il ne voulut pas qu’un prisonnier fust honoré de la gloire d’un triomphe inouï, & que les bestes, par la vertu desquelles il avoit donné de la terreur à tout le monde, fussent ainsy diffamées.

[117] Et ils n’eurent pas honte de devoir Jupiter à un sacrilege.

[118] Fit un tel Jupiter que les Eliens voulurent que ce fust son dernier ouvrage.

De plus on peut aussi les diviser en fortuits ou casuels, comme lors que Colomb persuada à certains habitans du nouveau monde, qu’il leur osteroit la Lune (qui se devoit bien-tost eclipser) s’ils ne luy fournissoient des vivres en abondance ; & en ceux qui sont premeditez, & que l’on entreprend aprés une meure deliberation, pour le bien evident que l’on juge en pouvoir avenir, tels que sont presque tous ceux desquels nous avons parlé.

Il y en a pareillement de simples qui se terminent par un seul coup, comme la mort de Seianus, & de composez qui pour lors sont ou suivis, ou precedez de quelques autres. Precedez, comme la saint Barthelemy de la mort de Lignerolle, des nopces du Roy de Navarre, & de la blessure de l’Admiral ; Suivis, comme l’execution du Mareschal d’Ancre, de celle de Travail, de sa femme la Marquise, & de l’exil de la Reine Mere.

De plus il y en a qui se font par les Princes, quand la necessité & la conjoncture des affaires le requierent ainsi, comme sont ceux desquels nous pretendons de parler seulement en ce discours ; & d’autres qui s’executent par leurs ministres, lesquels se servent bien souvent de l’Autorité de leurs Maistres pour conclure beaucoup d’affaires, soit pour leur utilité particuliere ou celle du public, sans neanmoins que le Prince en puisse connoistre les premiers ressorts ou mouvemens ; ainsi voyons nous que l’avancement de Postel sous François I, fut un petit Coup d’Estat du Chancelier Poyet ; que le mauvais rapport, que l’on fit du Philosophe Bigot au même Roy, en fut un de Castellan Evesque de Mascon ; & de nos jours la mort de Reboul, la prison de l’Abbé du Bois, le Chapeau rouge de Monsieur le Cardinal d’Ossat, ont esté attribuez à Monsieur de Villeroy ; ne plus ne moins que celuy de du Perron à Monsieur de Sully, & l’execution de Travail à Monsieur de Luynes. Mais parce qu’il seroit trop long & peut-estre ennuyeux, de rapporter icy toutes les divisions que l’on peut faire sur cette matiere, & que d’ailleurs elles sont presque inutiles & superfluës, je me contenteray des precedentes, & laisseray la liberté à un chacun d’en introduire & inventer telles autres que bon luy semblera.

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