Deux romanciers de Provence: Honoré d'Urfé et Émile Zola: Le roman sentimental et le roman naturaliste
INTRODUCTION
Qu’un écrivain célèbre ait débuté par des essais, qui n’ont aucun rapport avec le genre, qui a fait depuis sa réputation, c’est là ce qu’on a eu l’occasion de voir plus d’une fois : Corneille écrit d’abord des comédies, Pascal des traités scientifiques, Voltaire des tragédies, un poème épique ; plus proches de nous un Paul Bourget, un Jules Lemaître font des vers jusqu’à leur trentième année, et ce Zola, dont nous allons tout à l’heure avec Edmond Rostand évoquer la figure, est entré dans la vie littéraire en apportant des contes sentimentaux.
Mais il arrive à l’ordinaire que cette première activité — et c’est le cas de tous les écrivains que je viens de citer — s’est poursuivie durant quelques années et que les lettrés du moins n’en ont pas tout à fait perdu le souvenir.
Or qu’on vienne leur annoncer aujourd’hui, je dis même aux mieux informés : « Edmond Rostand a débuté, non point, comme on l’a dit, par un vaudeville, ce qui est déjà du théâtre, mais par un essai critique en prose, et non pas sur deux auteurs dramatiques, mais sur deux romanciers », ils s’étonneront, s’informeront des conditions où cet essai a paru, de son sujet, de sa valeur ; ils voudront des explications ; ces explications, en tête de ces pages, qui sont rééditées aujourd’hui par les soins d’Édouard Champion, voici que je dois donc les donner à la curiosité du public.
Pour bien comprendre il n’est que d’évoquer un instant celle qui a formé le jeune génie d’Edmond Rostand bien plus qu’il ne s’en est lui-même rendu compte et qu’on ne l’a dit en parlant de lui, la bonne fée penchée sur son enfance pour lui donner tour à tour les plus brillants des dons poétiques, je veux dire la Provence. Car c’est elle qui lui fournit à la fois l’occasion, le thème, les personnages de ce premier essai et les qualités d’esprit qu’il fallait pour le bien traiter et qu’il devait appliquer ensuite à de plus glorieux travaux.
On sait assez qu’Edmond Rostand est né à Marseille le 1er avril 1868, mais quand on a donné ce premier détail biographique, on passe et l’on en vient à considérer tout de suite le collégien de Stanislas ou le jeune auteur des Romanesques. Aujourd’hui soyons plus attentifs à ses origines. Arrêtons-nous un instant à Marseille, devant cette maison de la rue Montaux, aujourd’hui la rue Edmond Rostand, où cet enfant s’éveille à la vie, devant ce vieux lycée où il prend contact avec les poètes, devant cette Académie de Marseille qui lui tend sa première couronne.
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Edmond Rostand est né à Marseille, non point par hasard comme cet Honoré d’Urfé qu’il évoque à ses débuts, mais d’une vieille famille marseillaise, et, mieux encore, provençale. Car c’est d’Orgon, ce gros village voisin de Saint-Remy, la patrie de Roumanille, de Maillane, la patrie de Mistral, que s’élève cette famille des Rostand. A Orgon, au XVIIIe siècle, nous savons qu’un Esprit Rostand — Esprit, le joli nom pour qui doit faire souche de poètes ! — est notaire royal. A la fin du siècle un de ses fils descend à Marseille, y fonde une maison pour le commerce des draps, y épouse une fille de Toulon, Marguerite Lions, dont il a huit enfants. L’un d’eux, Alexis, sera l’aïeul d’Edmond Rostand. Il a vingt ans quand la Révolution éclate ; il sert à l’armée des Pyrénées-Orientales, il est cité à l’ordre du jour pour être entré le premier dans une redoute ; à l’armée des Pyrénées-Orientales servait aussi un jeune homme de Maillane, qui s’appelait Frédéric Mistral. C’était le père du poète. Père d’un Mistral, aïeul d’un Rostand, ces hommes d’action, qui ont vu s’illuminer leur jeunesse à la lueur de si grands événements, ont conservé toute leur vie le goût de l’activité uni au respect des choses de l’esprit.
Les guerres finies, Alexis Rostand rentre à Marseille et dans la cité qui se réorganise occupe peu à peu une place éminente : juge et président du Tribunal de Commerce, maire de la ville de Marseille, président du Conseil général des Bouches-du-Rhône, fondateur et président de la Caisse d’épargne, auteur de nombreux mémoires, rapports et discours, il répand en tous sens une magnifique activité de grand travailleur et meurt en 1854, en sa quatre-vingt-sixième année, chargé d’ans et d’honneurs.
En même temps son frère Bruno commerce avec les Échelles du Levant. Un jour un riche voyageur vient le trouver, qui lui demande de noliser un brick à son intention, pour s’en aller vers la Palestine ; M. Bruno Rostand met à sa disposition un de ses meilleurs bâtiments, l’Alceste, commandé par le capitaine Blanc, du port de La Ciotat. On était en juin 1832 : le riche voyageur, qui voyait des fenêtres de l’Hôtel Beauvau l’Alceste se balancer dans le Vieux-Port, s’appelait Alphonse de Lamartine. Avec une gratitude émue le grand poète a cité dans son Voyage en Orient le nom de ce Bruno Rostand, qui « l’avait comblé de prévenances et de bontés, homme instruit, disait-il, et capable des emplois les plus éminents, entouré d’une famille charmante et ne s’occupant qu’à répandre parmi ses enfants des traditions de loyauté et de vertu ».
On voit assez ce milieu de bourgeoisie aisée et lettrée ; le fils d’Alexis, Joseph Rostand, est à Marseille même receveur des taxes municipales ; ses deux fils, Eugène et Alexis, le père et l’oncle d’Edmond Rostand, sont à la fois des hommes d’affaires et des artistes : Alexis Rostand, mort récemment directeur du Comptoir National d’Escompte à Paris, après en avoir longtemps dirigé la succursale à Marseille, et tout à la fois musicien estimé, auteur de mélodies et d’oratorios ; Eugène Rostand, économiste et poète.
Évoquons un instant sa figure ; aussi bien elle est à l’origine de ces pages que j’ai l’honneur de présenter au public lettré. Il les inspire directement et c’est par ses soins que, pour la première fois, elles voient le jour.
Économiste et poète, ai-je dit. Oui, poète mort jeune, à qui l’homme a survécu, poète qui s’est tu modestement, quand il a vu qu’un fils, infiniment doué pour la poésie, avait repris et amplifié le chant clair et sincère, qu’il avait essayé de moduler, sans autre prétention que celle d’apparaître un honnête homme, un amateur distingué. Ébauches, avait-il dit en 1865 ; la Seconde Page avait-il ajouté en 1866, livres simples et tendres, où l’on avait entendu les accents de l’amour et de la jeunesse ; les Sentiers unis, disait-il encore en 1887, pour désigner le livre de maturité où il notait les émotions plus profondes de la paternité auprès du berceau de ses filles et de ce petit garçon que tout le monde appelait Edmond et qu’il appelait, plus tendrement, Eddy.
Entre temps, humaniste, qui se souvenait d’avoir eu au lycée de Marseille un prix d’honneur et pour maître l’annotateur bien connu de Virgile, le latiniste Benoist, qui fut depuis à la Sorbonne professeur de poésie latine, il avait traduit Catulle en vers français, d’une façon charmante et telle qu’il est peu d’exemples d’une traduction aussi serrée et aussi élégante d’un auteur latin.
Mais, pris dans le tourbillon des affaires marseillaises, cet érudit, ce poète abandonne Catulle pour devenir président de la Caisse d’épargne, qu’avait fondée son grand-père Alexis, et puis de je ne sais combien d’œuvres diverses, et pour collaborer au Journal des Débats, comme au Journal de Marseille. Cependant, en 1877, il a été élu membre de l’Académie de Marseille, et c’est par là qu’il mérite ici de nous intéresser le mieux.
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Nous voici en effet revenus au point de départ de notre brochure. Car ce jeune Edmond, qui est le fils d’Eugène Rostand, et qui a fait au lycée de Marseille, de la sixième à la rhétorique incluse, des classes fort brillantes, en récoltant un grand nombre de nominations et toujours des prix de français et d’histoire, présage d’une vocation pour le drame historique, voici qu’il est devenu l’élève de René Doumic au collège Stanislas, et puis, tout grisé de cette littérature qui l’a enveloppé dès l’enfance, enivré de lumière méditerranéenne, il songe, lui aussi, à devenir à Paris ce poète que nul ne demandait, comme il dit dans son excessive modestie, au risque d’y être un « Daniel Eyssette sans Alphonse Daudet ».
Mais, en ses débuts, nostalgique et presque dégoûté d’avoir à se faire « une place au soleil d’une ville qui n’a pas de soleil », de ce Paris où il fait un peu figure d’exilé, ses yeux se tournent, éblouis encore, vers sa ville natale.
Or un jour, en 1887, son père lui communique le sujet que propose l’Académie de Marseille pour le prix du maréchal de Villars, qu’elle décerne annuellement. Il est un peu bizarre, ce sujet, et il diffère notablement des bons travaux ordinaires que proposent aux concurrents bénévoles les Académies de province. Peut-être doit-on penser que c’est Eugène Rostand lui-même qui l’a soufflé à ses confrères : « Deux romanciers provençaux, Honoré d’Urfé et Émile Zola », le premier et le dernier de la série, l’un toute grâce et toute élégance, peintre d’une société raffinée, l’autre toute crudité et toute grossièreté parfois, miroir brutal du monde moderne en toute sa vulgarité. Quel intéressant contraste ! Quelle gageure à soutenir que cette comparaison paradoxale ! Et voici que, piqué au jeu, ce jeune homme de dix-huit ans se met à l’œuvre. Il aime la Provence, le passé que représente d’Urfé, et il n’est pas insensible au présent d’affaires et de négoces que représente Zola ; il retrouve en un tel sujet les goûts même, si divers, de sa race complexe.
Et puis obtenir le prix du maréchal de Villars à l’Académie de Marseille, ce n’est point déjà si mince honneur aux yeux d’un jeune homme qui, dès son enfance, a entendu parler avec éloges de cette digne compagnie, dont son père et son oncle font partie.
N’est-elle pas une des plus notables parmi les Académies de province ? Ces Académies de province, on les a volontiers ridiculisées. Elles n’ont pas toujours mérité qu’on se moquât d’elles à ce point. Au XVIIIe siècle la plupart d’entre elles poursuivent une tâche noble, belle, utile, qui est de représenter dans toute la France la culture française et de ne point la laisser se perdre dans les salons où paradent, après les Précieuses ridicules, bien d’autres beaux esprits de province. Au XIXe siècle leur tâche est plus austère peut-être, mais peut-être aussi plus utile ; par les recherches de leurs travailleurs, elles éclairent l’archéologie, l’histoire, la géographie régionales ; dans leurs mémoires reposent bien des documents, présentés parfois, je l’accorde, de façon maladroite, mais infiniment utiles à consulter.
En outre l’appréciation des valeurs littéraires ne leur a point manqué ; pouvons-nous oublier que l’Académie de Dijon a révélé Rousseau à la France et que l’Académie des Jeux Floraux de Toulouse, berceau du premier romantisme, a couronné, la première, Victor Hugo ?
L’Académie de Marseille, elle aussi, a quelques titres qu’elle peut faire valoir avec assez d’honneur. Elle fut fondée en 1726 par le maréchal de Villars, qui, l’année même de la victoire de Denain, avait été nommé gouverneur de Provence. En ces fonctions Villars s’était fait une vraie popularité qu’il aimait à cultiver ; il avait de l’affection pour sa « grosse ville » et ses « bons amis » de Marseille, comme il le disait ; il entretenait les rapports les plus cordiaux avec la Chambre de Commerce, qui, chaque année, à l’époque du carême, lui envoyait un quintal et demi de café trié, deux barils d’huile d’un quintal pièce, un baril de thon mariné, un baril de soles marinées, douze pots d’anchois, douze bouteilles d’olives.
Ces relations gastronomiques entre Villars et Marseille ne devaient pas être les seules ; il voulut satisfaire aussi aux exigences de l’esprit. En 1726 il fondait, sur le modèle de l’Académie française, dont il était membre, une Académie à Marseille, et cette même année, le 19 septembre, en séance solennelle, cette Académie était adoptée par l’Académie française. Fontenelle répondant au discours de Chalamond de la Visclède, le délégué de l’Académie de Marseille, disait amicalement :
« Votre Académie sera plutôt une sœur de la nôtre qu’une fille ; cet ouvrage, que vous êtes engagés à nous envoyer tous les ans, nous le recevrons comme un présent que vous nous ferez, comme un gage de notre union, semblable à ces marques employées chez les anciens pour se faire reconnaître à des amis éloignés. »
Par ces paroles il faisait allusion au tribut littéraire que l’Académie de Marseille s’était engagée à payer chaque année à l’Académie française, sous forme de vers ou de prose, tribut qui fut en effet fourni régulièrement pendant quelques années. Et puis, à la suite de quelques froissements, les rapports entre les deux compagnies subirent diverses fluctuations et finalement furent interrompus par la Révolution. Mais jusqu’alors les Académiciens de Marseille avaient eu, en principe, le droit de siéger avec les Immortels, aux séances de l’Académie française, quand ils étaient de passage à Paris. Il serait peut-être intéressant d’examiner aujourd’hui s’il ne serait pas opportun de renouer de tels rapports entre les Académies de province et l’Académie française.
Mais sans prétendre discuter ici cette question, bornons-nous à noter qu’après la Révolution le Provençal François Raynouard, le premier éditeur des Troubadours, secrétaire perpétuel de l’Académie française et membre associé de l’Académie de Marseille, avait essayé de rétablir de tels rapports que sa personnalité facilitait et qu’en 1831, en un jour d’exaltation, le plus glorieux des Académiciens d’alors, Lamartine, était solennellement reçu par ses confrères marseillais, quand il s’embarquait pour l’Orient, et leur laissait, en mémoire de cette réception, le magnifique poème par lequel il faisait ses adieux à la France et à Marseille.
Depuis l’Académie de Marseille a compté parmi ses membres associés bien des écrivains français, parmi ses membres résidants des hommes remarquables, et à côté des principales personnalités de la région, des hommes comme Joseph Méry, Joseph Autran, J.-Ch. Roux, Frédéric Mistral, que recevait solennellement, par un beau discours, Eugène Rostand, alors directeur de l’Académie, le 13 février 1887 : en cette même année 1887, quelques mois après, elle couronnait la première le jeune Edmond Rostand.
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Ce n’était pas seulement qu’elle saluât en ce jeune homme le fils bien doué d’un de ses membres les plus sympathiques, mais c’est aussi que ce travail, qu’elle récompensait ainsi, témoignait vraiment — on en jugera — des plus rares qualités par lesquelles devait se signaler un critique qui était en même temps un poète.
La poésie, il l’avait respirée, on vient de le voir, dès ses premières années dans sa famille et dans sa ville, dans son pays, « au pays, dit-il lui-même, de l’imagination toute-puissante, près de la mer chantante, sous le ciel bleu, dans l’air parfumé », sous la caresse d’un soleil, qui « d’une vieille rue grimpant dans un quartier sale, d’un groupe déguenillé, fait quelque chose de pittoresque et de saisissant », et, comme dira Chantecler, fait un étendard en séchant un torchon.
La Provence lui a donc donné, dès son enfance, « cette facilité de conter, cette verve, cet enthousiasme dans le récit qui le font vif, coloré, entraînant », et qu’il salue dans les écrivains dont il va parler. Elle lui fournit aussi les deux types sur lesquels cette imagination et cette verve vont s’exercer : Zola, né à Aix, où il a passé son adolescence et dont toujours le souvenir revient vers la vieille ville, qu’il appelle Plassans, et qu’il introduit dans ses premiers romans et dans quelques-uns de ses derniers ; Honoré d’Urfé, de race savoyarde, à dire le vrai, mais qui naît à Marseille, au cœur de la vieille ville, et qui va mourir, non loin de là, sur la Côte d’azur, à Villefranche.
Pour comparer ces deux écrivains si différents, il fallait toutes les ressources d’un esprit singulièrement ingénieux. Si l’étude de chacun de ces deux romanciers était relativement aisée, leur parallèle devenait périlleux. Je crois que c’est justement cette difficulté qui a tenté Edmond Rostand.
Qu’il traitât ce sujet parce qu’il y voyait une occasion facile d’avoir un prix littéraire, faisons-lui l’honneur de ne point le croire. Au reste, ce prix n’était pas tellement important ni glorieux qu’il eût mérité cette contrainte intellectuelle. Si donc ce jeune homme, cédant aux suggestions de son père, se laisse aller à traiter un tel sujet, c’est qu’il y trouve un certain intérêt littéraire, et la joie tout d’abord certainement de vaincre une difficulté.
Un tel esprit, durant toute sa carrière, loin de fuir ou de tourner les obstacles, les accumulera complaisamment devant lui pour avoir le plaisir de les franchir. Deux amoureux s’aiment quand ils se croient séparés par la haine de leurs pères et ne s’aiment plus sitôt que l’amour leur est permis ; un homme intelligent et laid emprunte, pour se faire aimer, le masque d’un beau garçon naïf ; un troubadour s’éprend d’une dame qu’il n’a jamais vue et meurt le jour qu’il la voit ; un coq croit faire lever le soleil et s’aperçoit qu’il n’en est rien ; autant de sujets impossibles pour la moyenne des poètes et qui sont pour l’esprit de Rostand de merveilleux excitants ; et la difficulté n’était sans doute pas moindre de mettre à la scène le Christ de la Samaritaine ou le fils de Napoléon. Sujets difficiles, et dans la façon de les traiter détails à chaque instant imprévus, surprise continuelle de l’épithète, de la coupe, de la rime, amour toujours éveillé de la chose rare, de l’effet inédit, de ce qui est subtil, fragile, irréel, des ombres et des fumées ; frère de ces ratés, de ces délicats qui ne peuvent traduire les finesses qu’ils sentent et qui gardent leurs œuvres en eux-mêmes, ne pouvant réaliser de trop magnifiques projets, de ces peintres que « désespère la toujours fuyante couleur », et descendant aussi de cette race des troubadours, qui avait poussé jusqu’à l’extrême limite le raffinement de l’amour et des termes par lesquels il s’exprime, — tel sera Edmond Rostand, tel il est, quand il se trouve à dix-huit ans excité par ce sujet paradoxal : comparer d’Urfé et Zola, le romancier de toutes les grâces et de toutes les subtilités amoureuses, celui de toutes les audaces et de toutes les vulgarités naturalistes. Voilà le parallèle qu’il trouve « piquant », l’opposition de cette ancienne glace, un peu estompée, peuplée de fantômes charmants, d’ombres confuses de bergers et de bergères, et de ce cruel miroir moderne, haut et clair, reproduisant tout avec un éclat dur, froid, implacable, — le contraste enfin de ces deux Provences, l’une ardente et sensuelle, cynique et dure, l’autre amollie, raffinée, italienne déjà, vraie gueuse parfumée, « parfumée avec d’Urfé, gueuse avec Zola ».
Cet exercice ingénieux enchante, à n’en pas douter, l’esprit d’Edmond Rostand et si l’on sent assez qu’il connaît bien l’œuvre de Zola, (son Flambeau d’ailleurs ne dédaignera pas le mot populaire et parfois le mot cru), mais qu’il l’aime assez peu, tout en lui rendant beaucoup mieux justice que les gens de son monde vers 1887 n’avaient coutume de le faire, par contre on sent qu’il adore parler d’Honoré d’Urfé, comme sans doute il a pris plaisir à le lire, « à la Bibliothèque de Marseille, dans l’édition de Toussaint de Bray, qui date de 1610 », nous dit-il.
On devra y songer, toutes les fois qu’on voudra parler de Cyrano : à dix-huit ans Edmond Rostand a lu Honoré d’Urfé. Combien de gens de lettres, d’universitaires, de spécialistes même peuvent-ils se vanter d’en avoir fait autant ? Il a lu l’Astrée, non point par simple devoir de postulant consciencieux d’un prix académique, mais avec plaisir, on le sent à la façon dont il en parle, en soulignant d’un doigt complaisant les bons endroits. Et n’avoir éprouvé à cette lecture aucun ennui, si cela est normal au XVIIe siècle, à la fin du XIXe siècle cela est beaucoup plus rare et situe tout de suite un tempérament.
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Extraire donc ces premières pages d’Edmond Rostand des quelques rares bibliothèques provençales où elles étaient enfouies, sans que nul s’inquiétât de les relire, ce n’est point simple curiosité de bibliophile. Il y fallait ce bibliophile ; grâces en soient rendues à M. Auguste Rondel, qui, depuis des années, collectionne avec un soin pieux tout ce qui peut éclairer l’histoire du théâtre ; je dois à sa complaisance d’avoir lu, à quelques pas de la maison où naquit Edmond Rostand, cette brochure, où l’esprit du poète est né à la lumière de l’édition ; et tous les lettrés lui devront, maintenant, tout comme moi, de pouvoir les lire.
Mais ce n’est pas, je l’ai dit, simple curiosité ; à nous pencher sur de telles pages, nous surprenons à sa source même le génie d’Edmond Rostand. C’est dans un jardin de Provence, qui serait un peu semblable à ceux de l’Astrée, le premier murmure d’une fontaine où viendraient se mirer de jeunes romanesques ; c’est le clair de lune sur les quais de Tripoli, ou sur le balcon de Roxane ; c’est, dans le parc de Schœnbrünn, la fuite en pleurs de « la petite source ». Voici, en raccourci, soumises dès 1887 au jugement de l’Académie de Marseille, toutes ces brillantes qualités, qui, dans un soir de décembre 1897, vont éblouir Paris, la fantaisie joyeuse et déjà par instants étincelante, le goût du subtil, du rare, du précieux, la sentimentalité tendre, un peu d’ironie juvénile, sans insolence ni méchanceté, un joli cliquetis de phrases et de mots. Voici surtout l’évocation de toute cette charmante société du XVIIe siècle à son début, telle que l’ont faite l’Astrée et l’Hôtel de Rambouillet, le monde délicieux qui, dix ans après, entrera dans la figuration de Cyrano ou sera évoqué dans La Journée d’une Précieuse. Voici enfin ce grand amour de la lumière qui depuis les Musardises baigne l’âme de ce charmant lazzarone et la soulèvera jusqu’à la faire éclater, ouverte et chantante, dans les appels passionnés de Chantecler à la lumière.
Oui, très jeune, ce poète est déjà lui-même, et de là vient que, s’étant trouvé ainsi dès l’aube de sa vie il s’est imposé au public dès son aurore. On conserve dans sa famille un portrait de son enfance, dû à un peintre marseillais, où déjà les traits essentiels de sa physionomie sont dessinés. De même sa physionomie intellectuelle ; à dix-huit ans il est déjà ce qu’il sera plus tard ; dans cette œuvre de jeunesse, — et c’est son intérêt, — reconnaissons déjà une sorte de poème subtil et lumineux.
Tel quel cet essai obtient en 1887 le prix du maréchal de Villars. J’imagine les Académiciens de Marseille se penchant sur ce travail, un peu inquiets peut-être de certains tours paradoxaux de pensée et de style, mais agréablement impressionnés tout de même par les grâces charmantes de l’ensemble ; je les vois félicitant avec une cordialité toute marseillaise M. Eugène Rostand, qui accepte avec une satisfaction modeste ces félicitations, dont le murmure flatteur salue le premier succès de son fils. Il veut prolonger ce succès : ce travail ne doit pas rester dans l’ombre d’une Académie ; il le publie dans le Journal de Marseille, et, profitant de sa composition typographique, il en fait une brochure, qui paraît en 1888 ; et est le vrai début d’Edmond Rostand dans le monde littéraire ; deux ans plus tard ce nom devait reparaître en tête d’un volume de vers, publié par l’éditeur Lemerre, et qui s’appelait Les Musardises ; cinq ans plus tard sur la verte brochure, que l’on vendait dans les couloirs du Théâtre-Français aux représentations des Romanesques.
Il n’y a pas, on le voit, de solution de continuité ; si le début d’Edmond Rostand, à le juger par sa forme extérieure, n’a aucun rapport, nous l’avons dit au début, avec le genre qui a fait sa gloire, cependant ne nous laissons point tromper par les apparences et, plus exactement renseignés maintenant, saluons dans le jeune lauréat de l’Académie de Marseille le futur auteur de Cyrano et de Chantecler. S’il est vrai, comme il l’a dit lui-même, que « l’âme des coutelas rêve dans les canifs » et qu’il ne faut pas prendre « des essais pour des diminutifs », soyons assurés que ce n’est pas diminuer le génie d’Edmond Rostand que de publier cet essai, où l’on entend déjà vibrer les accents les plus intimes de son âme et de sa poésie.
Émile Ripert.