Deux romanciers de Provence: Honoré d'Urfé et Émile Zola: Le roman sentimental et le roman naturaliste
I
On nous pardonnera sans doute une comparaison un peu subtile en songeant que ce n’est point impunément tout à fait, sans y gagner quelque recherche et quelque préciosité, qu’on lit l’Astrée d’Honoré d’Urfé. — Supposons qu’une très ancienne glace ait par miracle conservé l’image de tout ce qu’elle a reflété, que les profondeurs mystérieuses et endormies du vieux miroir se peuplent de fantômes charmants, d’ombres confuses de bergers et de bergères qui passent, entrelacés, couples touchants et fanés, d’un ridicule attendrissant ; et dans le cadre dédoré nous voyons saluer et sourire, avec des grâces vieillies, la société d’autrefois. Celle d’aujourd’hui nous apparaîtrait en face, reproduite dans une glace moderne, haute et claire. Il est bien évident que s’il s’agissait de comparer les deux glaces, nous serions amenés à comparer ce qu’elles reflètent, les deux sociétés. Nous parlerons donc de la société d’Honoré d’Urfé et de celle d’Émile Zola. Et nous pourrons ensuite nous occuper des miroirs, que l’on ne fait certes plus, aujourd’hui comme autrefois, courtisans et menteurs, prêtant des charmes, de la poésie, reflétant en beau, mais cruellement fidèles, reproduisant tout, avec un éclat dur, froid, implacable ; et il en est même quelquefois auxquels on reprocherait presque d’enlaidir.
C’est bien avant 1616, quoi qu’on en ait dit, que parurent les deux premiers volumes de l’Astrée ; la Bibliothèque de Marseille possède l’édition de Toussaint de Bray qui porte la date de 1610 : c’est vers 1608 que d’Urfé en dédiait à Henri IV la première partie.
Henri IV venait de rendre la paix à la France, et celle-ci, délivrée enfin des angoisses horribles de la guerre civile, respirait librement. C’était, comme après toutes les guerres meurtrières, ce brusque réveil des Amours dont a parlé le poète, des Amours qui vont refaire le sang tari. La nature prend sa revanche, et les campagnes dévastées, les champs foulés par les charges impétueuses reverdissent. C’est le grand renouveau : le mot « Je t’aime » paraissait avoir été oublié : mais voilà que les amants se le murmurent encore, lèvre à lèvre…
Et la France entière est amoureuse. Tout le monde est gagné de mollesse. Le Béarnais donne l’exemple des galanteries. Bientôt ce n’est plus seulement un besoin de tendresse qui se fait sentir, c’est aussi un besoin de volupté. Chacun, avide de jouir, semble avoir pris pour règle de conduite la devise rabelaisienne : vivons joyeux ! Les croyances depuis longtemps sont ébranlées, et la morale achève de se relâcher.
Il est à craindre maintenant que cette société ne se rue aux plaisirs avec trop d’emportement, qu’elle ne se souvienne des leçons dégradantes de vice données par la cour des derniers Valois. On prévoit déjà la perte de toute décence, de toute pudeur… Mais voilà que cette effervescence paraît se calmer. L’Amour ne se ressent pas aussi longtemps qu’on l’aurait pu craindre des habitudes soldatesques prises dans les dernières années : ces farouches ligueurs qu’on s’attendait à voir aimer en reîtres, en lansquenets, se changent en gentilshommes polis, raffinés, parlant un langage tendre et gracieux, facilement résignés au rôle de soupirants platoniques.
Le vent des passions qui commençait à souffler en tempête est tombé tout à coup : ce n’est plus qu’une brise caressante et douce. Il flotte une odeur de bergerie. On entend le chalumeau soupirer un air pastoral. Dans la folie amoureuse tous les freins n’ont pas été brisés : ce n’est pas, de tous côtés, l’assouvissement bestial. Loin de là : on aime avec mille délicatesses, avec mille nuances ; on madrigalise à ravir, on emploie les plus adroits artifices, les plus infinies précautions pour déclarer sa flamme ; jamais on n’a mis tant de retenue dans l’expression d’un sentiment. C’est à ce moment enfin qu’on invente pour le parfait amour, le nom joli, le nom discret et chaste d’honneste amitié.
A qui doit-on ce bienfait d’un voile poétique et charmant jeté sur la brutalité des passions ? Qui a accompli l’œuvre difficile de cette réforme dans les mœurs ? C’est Honoré d’Urfé, à n’en point douter. Mais il est juste de dire qu’il fut aidé en cela par l’hôtel de Rambouillet : son roman a été porté vers le succès à la faveur du courant créé par la marquise et ses amis.
Tous ceux que blessait la grossièreté des mœurs, tous les délicats s’étaient réfugiés autour de Catherine d’Angennes, marquise de Rambouillet, qui fuyait, au fond de son hôtel, le spectacle d’une cour corrompue. Dès qu’une fois on avait été admis dans son intimité, on lui demeurait dévoué, on revenait sans cesse. On était irrésistiblement gagné par la séduction de cette créature exquise, d’un esprit cultivé, bonne, indulgente, nature affinée encore par la maladie, par la vie renfermée, qui fait se replier sur soi-même, penser, analyser. Dans cette société d’élite, les grands plaisirs étaient ceux d’une conversation à la fois sérieuse et enjouée, sur toutes sortes de sujets nobles et décents. C’est là que naquit cet art si essentiellement français de gaspiller l’esprit, de le mettre en monnaie courante, de l’éparpiller aux quatre coins d’un salon, avec une grâce désinvolte, comme si on en était trop riche, d’assaisonner les moindres paroles de cette denrée si rare. C’est là qu’on apprit à le mêler à tout ce qu’on dit, à le faire circuler dans la conversation qu’il rend alerte et pimpante, dans laquelle il sautille de mot en mot sans qu’on puisse le saisir au passage, qu’il anime, invisible, sans qu’on puisse dire derrière quelle métaphore, dans quel recoin de phrase il s’est niché, sans qu’on puisse le montrer du doigt à ceux qui ne l’ont point aperçu, senti passer, l’expliquer à ceux qui ne l’ont pas compris. En un mot, c’est là que pour la première fois, on causa, que l’on fit cercle autour des parleurs de profession, « poètes de devant de cheminée ».
Dans ce milieu, grâce aux femmes qui y fréquentent, le respect de la femme se conserve, le bon ton continue de régner, et on l’exagère même, par esprit d’opposition. La politesse chaque jour se raffine, on en complète le code. Et dans le demi-jour de la chambre bleue d’Arthénice, de ce sanctuaire où flotte le parfum discret de toutes les vertus mondaines, au milieu des jolies femmes et des fleurs dont aime à s’entourer la marquise, on parle d’amour dans un langage tout nouveau, qui a des pudeurs outrées, mais exquises ; chacun s’efforce, suivant un mot d’alors, d’épurer sa flamme, et l’on cherche en tout le fin du fin…
Puisque, décidément, pour cette société revenue à l’Amour, il paraissait la grande affaire, l’occupation unique, il était bon qu’on lui donnât de la dignité en l’exigeant dépouillé de toute impureté, noble, fidèle, dévoué, sans mélange d’égoïsme, et qu’on l’érigeât presque en vertu ; il était bon qu’on s’occupât de l’analyser, de le quintessencier, que l’on consacrât du temps à l’étude de sa théorie, — autant de dérobé à sa pratique.
A ce beau monde délicat il fallait une lecture. Quel était l’ouvrage qu’on allait se passer de main en main, lire dans toutes les ruelles, discuter dans tous les ronds ?… Il a paru de tous temps de ces livres, autour desquels, dès leur apparition, se fait un grand remous de la curiosité, qui ont eu le bonheur d’arriver à propos pour saisir, pour dépeindre un état d’âme, dans lesquels toute une société aime à se reconnaître, se reconnaît avec enthousiasme. Il est difficile, pour ces romans, de dire s’ils ressemblent à la société qui fait leur succès comme le portrait au modèle, ou comme le modèle au portrait, — si l’exactitude de leur psychologie tient à ce que leurs héros pensent et sentent comme l’on pensait et comme l’on sentait alors, ou bien, simplement, à ce qu’il a été de mode, à leur époque, de sentir et de penser comme ces héros.
De nos jours, par exemple, nous savons que la jeunesse qui s’est reconnue dans le désespéré de Gœthe s’est surtout façonnée sur lui, et qu’il y a eu plus de Werthers après qu’avant la publication du roman.
L’Astrée fut pour le XVIIe siècle ce livre privilégié, copie et modèle tout à la fois. On l’attendait vaguement. L’École des parfaits amants avait besoin d’un manifeste. Il fallait à la jeunesse précieuse un héros sur qui se régler, le Céladon dont elle allait pouvoir imiter les manières de parler, sur les amours de qui elle pourrait arranger les siennes.
Pour plaire à ce public, le roman avait à réunir des qualités bien diverses.
Tout d’abord à ces gens sortant de la période agitée des guerres civiles plairait l’éloge de la vie tranquille, oisive, la peinture des bonheurs de la paix, de la vie des champs : la note devait être doucement attendrie ; on allait aimer à voir des pâtres conduisant leurs troupeaux, chantant comme Tityre à l’ombre des hêtres, disputant de leurs belles. Comme on s’adressait à des blasés, à des esprits déjà compliqués, il fallait se garder de faire une trop candide pastorale, une paysannerie trop vraie : le tableau devrait être artificiel, avoir la simplicité de convention des époques de décadence ; des amours de village, simplement contées, n’auraient point intéressé. Il fallait que les personnages eussent toutes les qualités de l’honnête homme, assez d’esprit pour discuter les problèmes de métaphysique amoureuse qui intéressaient alors. Il fallait que ces bergers fussent les « sophistes pointilleux » que Fontenelle a critiqués, et qu’on pût dire d’eux ce que la bergère de d’Urfé dit de ses parents : qu’ils n’ont point pris la houlette « pour n’avoir de quoi vivre autrement, mais pour s’acheter par cette douce vie un honnête repos ». Il fallait enfin, aux lecteurs d’alors, de cette sensiblerie de bon goût, de ce champêtre raffiné, de toutes ces fadeurs jolies. Après les Saint-Barthélemy, et les coups d’arquebuse dans les rues, et les égorgements impitoyables, par ce besoin de réaction bien gaulois qui rejette à l’extrême de siècle en siècle nos mœurs, nos idées, nos goûts, on voulait de la bergerie, de l’Amaryllis de bon ton, le tout aimable, parfumé, fleurant bon… De ces désirs, de ces besoins naquit l’Astrée, qui leur donna satisfaction et élan. On ne saurait trop insister sur l’importance prêtée par l’époque à une œuvre qui la personnifait : notre histoire littéraire compte de ces identifications, mais point de plus étroite, de plus solennellement proclamée par le goût public, par les milieux et les cercles qui donnaient le ton et faisaient la mode.
L’Astrée fut exactement ce qu’on attendait, ce qu’il fallait pour intéresser. On voulait du sincère, du délicat ; d’Urfé sut en mettre partout. Aussi, me paraît-il se faire quelque illusion, lorsqu’il dit à Céladon, dans la lettre qu’il lui adresse en préface d’un de ses volumes : « Aimer comme toi, c’est aimer à la vieille gauloise, comme faisaient les chevaliers de la Table Ronde, ou le beau Ténébreux. » A la vieille gauloise ! le mot est charmant ; il exprime à ravir « ce train d’amour qui allait », comme dit Marot dans son gentil rondel, si simplement, si naïvement « au bon vieux temps »… Mais Céladon aime beaucoup plutôt à l’italienne ; j’allais écrire à la provençale ; c’est un raffiné, un littérateur en amour, il a lu Pétrarque et s’en souvient dans les sonnets qu’il adresse à sa belle. Il est de l’école de Ronsard, nourrie de l’antiquité classique ; il n’a pas cependant l’allure trop raide de celui-ci, et je reconnais souvent dans ce qu’il dit, n’en déplaise à certains auteurs, les grâces maniérées, les épiceries que la Pléiade reprochait à l’école des Melin de Saint-Gelais et autres poétereaux de cour. Le livre se ressent du séjour prolongé de son auteur en Italie. Il serait difficile de noter toutes les imitations qu’a faites d’Urfé ; elles servirent certainement au succès du roman, furent très goûtées des lettrés, qui savourèrent avec délices ce plaisir de reconnaître çà et là des fragments de leurs auteurs. Les prêtres apprécient pour cela particulièrement l’Astrée[a]. Théocrite et Virgile sont mis à contribution : Marini a fourni des concetti ; l’Aminte du Tasse et le Pastor fido se retrouvent par fragments. D’Urfé s’est servi aussi de la Filli di Seiri de Guidubaldo Bonarelli, de l’Arcadie de Sannazar, et enfin de toute la poésie de Montemayor. La fameuse Diane de Montemayor a été pour lui le modèle qu’il a réussi à dépasser.
Dès son apparition, le roman eut donc un succès éclatant, qui durant tout le XVIIe siècle ne se démentit pas. Les romans de chevalerie avaient fini leur temps : on n’en pouvait plus comprendre le charme naïf, la poésie très simple. On délaissait les insipides récits d’Ollenix du Mont-Sacré, et ce n’était plus qu’en bâillant, faute de mieux, qu’on lisait les Bergeries de Juliette, les Amours de Cléandre et de Domiphille. Dans ces compilations, le style était absurde, l’intérêt n’existait pas. On acclama le premier roman qui eût un réel mérite littéraire, qui valût non seulement par le style, mais par l’art de la narration, l’ordre, la régularité.
Ceux qui entreprennent de lire l’Astrée aujourd’hui sont rares ; cet ouvrage a eu pourtant des admirateurs, récemment encore. Jules Janin le disait à un Marseillais lettré[1] : il faisait de ce roman une de ses lectures préférées. On est découragé par la longueur, la diffusion. Aussi peut-on s’étonner que nous louions l’ordre et la régularité du développement. Sans doute le récit des amours d’Astrée et de Céladon s’embarrasse de mille autres récits, et l’auteur semble avoir cherché à rendre l’œuvre touffue. Ce roman dans lequel se serrent, s’entassent tant d’autres petits romans, nous paraît indigeste. Mais il faut avoir essayé de lire les romans qui précédèrent l’Astrée pour comprendre combien cette narration, qui nous paraît si embrouillée aujourd’hui, était simple, relativement. Un ordre très grand règne dans cette diffusion apparente ; tout cela s’enchevêtre avec art. La netteté subsiste, grâce à la disposition même adoptée par d’Urfé qui va régulièrement à la ligne lorsqu’il commence une histoire en dehors de l’action, et annonce, tout naïvement : Histoire d’Alcippe… Histoire de Sylvandre.
Il faut surtout saisir ce fait qu’à l’époque de l’Astrée on demandait seulement ceci : avoir beaucoup à lire. On ne lisait point, comme aujourd’hui, sans préférences, sans méthode, avec une envie dévorante de tout voir, de tout connaître, des appétits de curiosité jamais satisfaits. L’heure n’était pas venue encore du journal, du feuilleton, ces miettes du repas substantiel auquel s’attablaient nos pères. La vie de cour et de salon avait de calmes et longs loisirs ; on ne lisait point hâtivement, avec la crainte toujours de n’avoir pas le temps. Une lecture suffisait pourvu qu’elle durât, qu’elle pût occuper les veillées, être reprise à tous les intermèdes d’une existence que n’activait même pas l’émotion guerrière. Il ne fallait point non plus l’angoisse poignante, la passion qui assombrit le roman moderne. On voulait un récit qui ne fût pas un drame trop vivement conté, obligeant à lire d’un trait, mais quelque chose d’un intérêt continu, un livre que l’on pût feuilleter sans précipitation, sans l’anxiété qui fait courir à la dernière page, qui eût mille petits dénoûments secondaires, permettant de s’arrêter ici et là, sans que la curiosité trop excitée en souffrît. Et c’est comme cela qu’on s’explique le succès de ce long, compendieux roman[c] de l’Astrée, avec ses cinq énormes volumes.
On voulait aussi qu’un livre pût être discuté, qu’il servît de thème aux conversations. Après avoir lu quelques pages, on allait en parler dans une ruelle. Et l’on discutait sur un de ces cas curieux de psychologie amoureuse que d’Urfé, continuellement, soumet à son lecteur.
Cette psychologie, qui, sans être très profonde, ne manque pas de subtilité, séduisait alors beaucoup. Et l’on raffolait de certaines petites analyses de sentiments, telles que celles-ci. La bergère Astrée pleure la perte de Céladon qui s’est allé jeter dans les eaux du tranquille Lignon, devenu pour la circonstance un torrent impétueux. Toutefois elle n’est pas fâchée qu’il lui ait donné cette preuve d’amour, et, bien femme, elle a un sourire de satisfaction au milieu de ses larmes… « Elle recevait un déplaisir extrême de la mort de Céladon, et toutefois elle n’était point sans quelque contentement au milieu de tant d’ennuis, connaissant que véritablement il ne lui avait point été infidèle. »
Astrée a fait semblant d’aimer Lycidas ; une bergère lui dit très justement : « A quoi nous servait, pour cacher ce que vraiment nous aimions, de faire croire un amour qui n’était pas… puisque vous deviez bien autant craindre que l’on crût que vous voulussiez du bien à Lycidas comme à Céladon ? — Ma sœur, ma sœur, répliqua Astrée, lui frappant de la main sur l’épaule, nous ne craignons guère qu’on pense de nous ce qui n’est pas, et au contraire le moindre soupçon de ce qui est vrai ne nous laisse aucun repos. »
On se pâmait sur ces mille menues observations du cœur humain :
« Et quoiqu’elle reconnût que vraiment c’était lui, se disputait-elle le contraire en son âme, suivant la coutume des personnes qui veulent toujours fortifier comme que ce soit leur opinion. »
Enfin on était ravi de retrouver des discussions très subtiles, des duos d’amour tels qu’on en entendait à l’hôtel de Rambouillet, tels que celui que nous transcrivons d’Alcippe et d’Amaryllis :
« Je n’eusse jamais cru avoir si peu de force que de ne pouvoir résister aux coups d’un ennemi qui me blesse sans y penser… » Elle lui répondit : « Celui qui blesse par mégarde ne doit pas avoir le nom d’ennemi. — Non pas, répondit-il, ceux qui ne s’arrêtent pas aux effets, mais aux causes seulement… Quant à moi, je trouve que celui qui offense comme que ce soit est ennemi, et c’est pourquoi je vous puis bien donner ce nom. »
Le dialogue, engagé sur ce ton-là, ne s’arrêtera plus. Mais on ne s’en impatientait pas, et l’on trouvait agréables des compliments dans le goût de celui-ci : « C’est de votre glace que procède ma chaleur, et de ma chaleur votre glace. »
A ce moment, on avait aussi la rage des petits vers : M. de Montausier lui-même, comme on l’a fait remarquer, était plus capable de faire les vers d’Oronte que de les juger dignes du cabinet. Tout honnête homme se piquait d’un peu de littérature, et après s’être fait convenablement prier, se levait pour dire, en se dandinant d’un air satisfait : « Sonnet… c’est un sonnet ! » Les petits abbés ne venaient point en visite sans rimer quelque impromptu, déclamer quelque madrigal, en s’écriant :
Les vers de d’Urfé servirent au succès de l’Astrée. Il sema tout son roman de petites pièces écrites dans le goût du temps. Il ferait beau voir que l’on puisse être amoureux sans rimer !… Et ces bergers, dès qu’ils ont un chagrin ou une joie, vite vont l’écrire sur l’écorce d’un arbre, en vers. Il fallait par-ci par-là, des madrigaux : d’Urfé ne prend guère la peine de les amener ; il sait qu’après quelques pages de prose on attend un peu de poésie, et tout bonnement, il arrête le récit pour dire :
« Et sur ce sujet, un jour qu’il fut prié de chanter, il dit de tels vers… »
Ou bien :
« Après qu’ils furent séparés, Alcippe grava de tels vers sur un arbre… »
La plupart de ces vers sont déplorables, il faut le dire. Mais dans le nombre on en peut noter quelques-uns de jolis. En voici quatre que nous citons pour leur coupe toute moderne, un je ne sais quoi qui rappelle les vers de M. Sully Prudhomme :
Par toutes ces fadeurs, par tout cet artificiel, le roman devait plaire. Chacun alla habiter en imagination ce pays de Forest qui, tel que d’Urfé le dépeignait, paraissait si bien fait pour des gens frivolement amoureux, avec son paysage de décors, joli et frais, comme peint, et ses grands arbres dont les troncs noueux se couvrent d’inscriptions rimées, de chiffres entrelacés, et ces fontaines, ces grottes merveilleuses, ces apparitions de nymphes dans le feuillage… O le ravissant pays ! n’est-ce pas le pays du Tendre lui-même ? La nature y est complice, truquée, comme nous dirions aujourd’hui : un petit bois s’offre toutes les fois qu’on en a besoin ; sous les pas des couples enlacés le sol se feutre d’un gazon épais ; le soleil se couche à propos, la lune éclaire au bon moment, des rochers tapissés de mousse prêtent pour s’asseoir à deux une place engageante ; et les vieux arbres sont creux, pour servir de boîte aux lettres…
Ce petit coin délicieux où tout, par une divinité invisible, a été arrangé pour qu’on s’y aime à l’aise, devait paraître un paradis à cette société qui subordonnait tout à l’amour. Car on était alors parfait amant, et rien de plus ; tout autre sentiment que celui d’honneste amitié était étouffé. A tel point que lorsqu’Astrée perdit ses parents, « ce ne fut pour elle un faible soulagement, pouvant plaindre la perte de Céladon sous la couverture de celle de son père et de sa mère ». Le petit calcul de la tendre bergère n’est-il pas du dernier touchant ? Et d’Urfé nous conte cela naïvement, sans y rien voir de mal. Il semble, d’après ces deux lignes négligemment jetées, que les liens de famille au XVIIe siècle n’étaient pas très resserrés.
Comme dernier élément de succès, notons les allusions contemporaines. Mais il faut se garder de voir dans l’Astrée un roman à clef. On a voulu tout expliquer ; cela paraît absurde. Ce qui est vrai, c’est qu’Henri IV est représenté sous les traits d’Euric, roi des Wisigoths, Bellegarde sous ceux d’Alcidon ; la belle Daphnide n’est autre que Gabrielle d’Estrées.
Si après avoir expliqué le succès de l’Astrée nous voulons le constater, cela nous est facile dans tous les écrivains du temps. Ce fut un des seuls romans qui, devant le clergé lui-même, trouvaient grâce. Pierre de Camus, évêque de Belley, adorait d’Urfé. François de Sales lui-même en fut l’admirateur. L’Histoire littéraire des Bénédictins dit qu’Honoré d’Urfé tira les romans de la barbarie dans laquelle ils avaient végété jusqu’alors. Les esprits les plus graves furent séduits : Honoré d’Urfé exerce sur toute la littérature classique une grande influence. Patru savait par cœur trois volumes de l’Astrée, et La Fontaine en faisait ses délices, malgré sa peur des grands ouvrages. Il a dit de d’Urfé :
Boileau en a fait un bel éloge : « d’Urfé a soutenu, dit-il, l’intérêt de sa longue pastorale par une narration également vive et fleurie, par des fictions très ingénieuses et par des caractères aussi finement imaginés qu’agréablement variés et bien suivis. »
Longtemps après l’apparition du livre, la vogue de l’Astrée était extraordinaire dans les salons, dans le monde. Un honnête homme est tenu de savoir son Astrée : on peut le questionner. Et même cela devient un passe-temps, un jeu de société : « Chez l’abbé de Gondy on se divertissait entre autres choses à s’écrire des questions sur l’Astrée, et qui ne répondait pas bien payait pour chaque faute une paire de gants de frangipane… » Il ne fallait pas se tromper sur les aventures de Céladon et de Sylvandre ; on devait, pour être du bel air, en connaître tous les détails. Ce genre de succès, très mondain, restreint dans les limites des salons, ressemble peu à celui qu’obtiennent aujourd’hui les romans d’Émile Zola. Voit-on, dans une réunion élégante, au thé de cinq heures d’une mondaine, ces dames se distraire à poser des questions sur les aventures de Gervaise ou de Coupeau ?…
Ce succès ne fut pas seulement français. Il s’étendit dans toute l’Europe. Honoré d’Urfé reçut, vers 1624, une lettre fort curieuse, adressée par 29 princes ou princesses, 19 grands seigneurs ou dames d’Allemagne, qui ayant pris les noms des personnages de l’Astrée avaient formé l’Académie des vrais amants, une réunion pastorale à limitation de celles du roman. Datée du « carrefour de Mercure », elle le suppliait de prendre pour lui le nom de Céladon.
L’Astrée a rendu à la langue française un grand service en la tirant du pathos. Car les périodes trop fleuries, les expressions prétentieuses, n’empêchent pas le style d’être coulant, vif, aisé, même par moments ingénu, simple, et d’une grâce facile. C’est de la véritable prose française. La phrase se balance harmonieusement sans être trop longue. On a souvent cité le début, cette jolie description du pays du Forest et du Lignon. En mille endroits, le style est délicieux, d’une pureté parfaite. On a dit que d’Urfé avait préparé la langue dont allaient se servir les maîtres, la langue pure et élégante de Racine ; et cela ne semble pas exagéré.
Mais l’œuvre de d’Urfé, celle dont il faut le plus lui être reconnaissant, est celle qu’il a accomplie avec l’hôtel de Rambouillet. L’influence que son roman a exercée sur les mœurs est incontestable ; cette société polie, raffinée du XVIIe siècle, que nous admirons, a copié l’Astrée. C’est à d’Urfé qu’on est redevable de toutes les élégances de sentir et de penser du siècle de Racine. C’est grâce à lui que l’on vit à Paris, au Louvre, à Chantilly, à l’hôtel de Soissons, s’ouvrir de véritables cours d’amour ; la société déjà mise en goût de vertu par l’exemple de la marquise de Rambouillet acheva de se convertir à l’amour honnête qui lui paraissait si séduisant et prit de belles leçons de morale en écoutant la parole grave du druide Adamas qui, dans l’Astrée, fait toujours entendre la voix de la raison et de la vertu tolérante.
Allons chercher dans M. Zola lui-même une expression qui peint bien ce que fit d’Urfé : « il planta les petites fleurs bleues de l’idéal dans la brutalité des désirs. » Et qui sait ? peut-être est-ce grâce à lui qu’Henri IV, le roi joyeux viveur, peu délicat en fait d’amour, eut sa petite fleur bleue, lui aussi ! Il aima une fois platoniquement, le libertin Béarnais ; il conçut un pur amour, une respectueuse adoration pour la charmante Mme de Guercheville qui sut, avec une fermeté douce, le repousser. Et pourquoi ne pas reconnaître l’influence de l’Astrée, lorsqu’il lui écrit, à la veille d’une bataille : « Si je meurs, bien vous puis-je assurer que ma pénultième pensée sera à vous, et ma dernière à Dieu, auquel je vous recommande, et moi aussi… » ?