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Deux romanciers de Provence: Honoré d'Urfé et Émile Zola: Le roman sentimental et le roman naturaliste

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IV

Le roman sentimental confond la mièvrerie et la grâce, le subtil et le fin, le maniéré et le joli ; le roman naturaliste, la violence et la force, la brutalité et l’énergie.

L’un aboutit à la convention, à la fadeur, à la chimère ; l’autre à l’exagération ou à la médiocrité. On peut dire des rapports du roman sentimental et du roman réaliste ce que M. Paul Bourget dit de ceux du roman réaliste et du roman piétiste, qui est aujourd’hui le dernier terme du roman idéaliste : « Chacun d’eux n’est pas seulement coupable de ses propres fautes ; les premiers doivent répondre aussi des réactions antilittéraires chez ceux que révoltent leurs tableaux trop crus ; les autres, par leurs fades inventions, redoublent chez les esprits énergiques le désir d’étonner le lecteur par le scandale… »

N’y aurait-il pas un juste milieu à prendre ? Où se place la vérité ? Pour nous, il nous paraît que ce sera dans une observation impartiale, dans une peinture exacte, évitant les exagérations de couleur. Non point le réalisme, mais la nature.

Pour voir juste, comme le demande Zola, pour avoir le « sens du réel », dont il parle tant, il ne faut pas voir trop en beau, ou en fin, comme d’Urfé, ni trop en laid et en grossier comme Zola. La vérité montrée simplement, c’est là la grande tradition du roman français, qui va de la Princesse de Clèves (surtout de cette première partie que Mme de Sévigné trouvait admirable) à Manon Lescaut, à René, à Adolphe, aux romans rustiques de George Sand, à la Comédie et au roman de mœurs si humain de Balzac.

Le débat entre les deux écoles correspond à l’éternelle lutte qui se prolonge en France entre l’esprit gaulois et l’esprit précieux. Il y eut de tout temps chez nous deux tendances qui se combattent et qui ne réussissent à se concilier que dans les très grands écrivains. Au-dessous d’eux, les uns sont gaulois, les autres précieux, dit M. Brunetière. Pour comprendre ce que nous voulons exprimer, il faut entendre le mot gaulois au sens où il l’emploie : « l’esprit gaulois est un esprit d’indiscipline dont la pente naturelle, pour aller tout de suite aux extrêmes, est vers le cynisme et la grossièreté. » Et l’esprit précieux est un esprit de mesure, de politesse, qui trop vite dégénère en esprit d’étroitesse et d’affectation.

Les romanciers souverains seront ceux qui auront su n’être ni trop précieux par amour de l’idéalisme, du sentimental, ni trop réalistes par brutalité, par franchise cynique, et qui auront équilibré leur talent entre ces deux tendances, « également fortes parce qu’elles sont également intimes à l’esprit national ».

De ces maîtres du premier ordre dans l’art ingénieux, exquis, du roman, maîtres par la mesure, par l’équilibre, comme par le génie, par l’art de concilier l’idéal avec l’observation et la vérité humaine, notre Provence passionnée, excessive, en produira-t-elle jamais ?

Que l’avenir lui réserve ou non cette gloire, elle a celle d’avoir vu deux Provençaux porter au plus haut point d’éclat les deux formes opposées et extrêmes d’un genre littéraire excellemment français.

Février-avril 1887.

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