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Deux romanciers de Provence: Honoré d'Urfé et Émile Zola: Le roman sentimental et le roman naturaliste

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III

Nous avons étudié les deux romanciers, après les avoir placés dans leurs milieux. Il est inutile d’insister sur les différences qui existent entre eux. D’un côté, l’ultra-sentimentalisme, de l’autre, le naturalisme brutal ; ici, l’artificiel, le convenu ; et là, l’affectation du naturel. Zola décrira les maladies les plus affreuses[2] ; — d’Urfé, au contraire, voulant faire allusion à une jeune femme atteinte de la petite vérole, supposera « une beauté qui se déchire le visage avec la pointe d’un diamant ». Car il est de ceux dont parle Sainte-Beuve « qui cherchent avant tout, dans le roman, l’embellissement ou l’oubli de la vie ». Ses peintures sont de fantaisie : « Quand j’ai visité les rives du Lignon, sur la foi de d’Urfé, disait Jean-Jacques à Bernardin de Saint-Pierre, je n’y ai trouvé que des forges et un pays enfumé. » Zola, lui, aurait décrit le pays enfumé et les forges.

[2] Voir les peintures de la goutte (La Joie de vivre), du delirium tremens (L’Assommoir), la mort de Nana.

Pourtant entre ces deux écrivains si opposés, placés aux deux extrémités d’une évolution opérée dans les mœurs, dans les esprits, ne pourrait-on trouver quelque chose de commun ? Pour être éclos sous le même soleil, leurs talents n’auront-ils conservé aucune parenté ? Ce sont deux novateurs, deux chefs d’école : tous deux traînent à leur suite une foule d’imitateurs qui les font méconnaître, qui nuisent à leurs théories par les applications bizarres ou excessives qu’ils en font. Mais ce n’est là qu’une coïncidence. Provençaux tous deux, n’ont-ils rien de commun en provençalisme ?

Tout de suite, nous remarquons chez eux la longueur, l’abondance immodérée des détails. N’est-ce pas là un peu le bavardage méridional ? Et aussi une tendance naturelle, très marquée, à décrire ? Nous touchons ici à cette importante question de la description, particulièrement intéressante à étudier dans Zola et dans d’Urfé.

« Il serait bien intéressant, a dit Zola, d’étudier la description dans nos romans, depuis Mlle de Scudéry jusqu’à Flaubert. Ce serait faire l’histoire de la philosophie et de la science pendant les deux derniers siècles : car sous cette question littéraire de la description, il n’y a pas autre chose que le retour à la nature, ce grand courant naturaliste qui a produit nos croyances et nos connaissances actuelles. Nous verrions le roman du XVIIe siècle, tout comme la tragédie, faire mouvoir des créations purement intellectuelles sur un fond neutre, indéterminé, conventionnel ; les personnages sont de simples mécaniques à sentiments et à passions, qui fonctionnent hors du temps et de l’espace ; et dès lors le milieu n’importe pas, la nature n’a aucun rôle à jouer dans l’œuvre… »

Zola se trompe. Très probablement, il n’a pas lu l’Astrée. Il y a chez d’Urfé une étonnante précision, la plus scrupuleuse exactitude dans les descriptions. Et nous n’hésiterions pas à dire qu’il est le premier qui ait introduit dans le roman le sentiment de la nature, encadrant les émotions du cœur humain. D’Urfé sait associer les impressions que nous font les paysages aux divers sentiments qui agitent ses héros. N’est-ce pas ainsi que l’on décrit aujourd’hui dans le roman, en montrant de quelle lumière triste ou rose s’éclaire un site, selon que nous sommes d’humeur joyeuse ou mélancolique ?

Sylvandre erre seul, la nuit, dans un bois, et « le lieu solitaire, le silence et l’agréable lumière se fait complice de sa rêverie. » « Tout ce qu’il voyait et tout ce qui se présentait devant lui ne servait qu’à l’entretenir en cette imagination. »

Ceci ne paraît-il pas tout moderne ? Sylvandre a surpris les confidences de Diane à Astrée :

« Il se retira vers ses compagnons aussi doucement qu’il en était parti, et ayant repris sa place, et regardé si quelqu’un de ces bergers ne veillait point, et trouvant qu’ils étaient tous profondément endormis, il se mit à la renverse, et les yeux en haut, il considérait à travers l’épaisseur des arbres les étoiles qui paraissaient et les diverses chimères qui se formaient dans la nue ; mais il n’y en avait point tant, ni de si diverses, que celles que les discours qu’il venait d’ouïr lui mettaient en la pensée… »

Toutefois la description chez d’Urfé n’a pas les mêmes caractères que chez Zola. Elle n’est pas toujours vivante comme celles que Zola s’efforce de faire. Car la nouvelle école essaie de faire une traduction de la nature, comme dit Zola, qui respire « dans ces frissons notés, ces chuchotements balbutiés, ces mille souffles rendus sensibles… ».

« C’est injustement rapetisser notre ambition que de vouloir nous enfermer dans une manie descriptive n’allant pas au delà de l’image plus ou moins peinturlurée. »

Ce qui multiplie aussi les descriptions chez les romanciers de l’école naturaliste, c’est l’amour passionné de la nature ; ils en sont arrivés à mettre une âme dans tout, à faire souffrir le paysage pour ainsi dire. C’est là ce qui distingue bien leurs descriptions de celles de d’Urfé. « La passion de la nature nous a souvent emportés, et nous avons donné de mauvais exemples par notre exubérance, par nos griseries de grand air. Rien ne détraque plus sûrement une cervelle de poète qu’un coup de soleil. On rêve alors toutes sortes de choses folles ; on écrit des œuvres où les ruisseaux se mettent à chanter, où les chênes causent entre eux, où les roches blanches soupirent comme des poitrines de femme à la chaleur de midi. Et ce sont des symphonies de feuillages, des rôles donnés aux brins d’herbe, des poèmes de clartés et de parfums. S’il y a une excuse possible à de tels écarts, c’est que nous avons rêvé d’élargir l’humanité, et que nous l’avons mise jusque dans les pierres du chemin. »

Ce n’est évidemment pas avec cette poésie de la matière que d’Urfé dépeint. Mais il semble pourtant qu’il ait compris la description comme Zola, lorsque celui-ci la définit « un état du milieu qui détermine et complète l’homme. » Dans l’Astrée, les héros sont toujours placés dans un certain milieu ; on décrit avec soin le fond sur lequel ils se meuvent, et aussi leur manière de se mouvoir. D’Urfé peint toute chose avec une extrême vérité qui étonne lorsqu’on le lit aujourd’hui, et paraît toute moderne. Il montre ses personnages, et note soigneusement tous leurs mouvements, tous leurs gestes. On ne les entend pas seulement, on les voit parler : « Se tournant vers moi, comme souriant, elle dit en penchant dédaigneusement la tête de son côté. » Il y a dans l’Astrée des petites scènes que l’on pourrait mimer. Si nous ouvrons au hasard un roman de Zola, nous trouvons ce moyen employé ; ainsi dans une Page d’Amour l’arrivée du soldat, « le petit bonhomme bêta » cherchant dans sa poche la lettre qu’on lui a confiée. Tous ses gestes sont notés ; on les suit jusqu’au dernier, très trivial, de se taper sur les cuisses, désespéré. C’est là ce qu’on rencontre sans cesse chez d’Urfé. On voit bien la succession des mouvements de Galathée au moment où, assise entre ses deux compagnes, sur les rives du Lignon, elle aperçoit à travers les arbres Céladon évanoui :

« Parce qu’elle croyait d’abord que ce fut un berger endormi, elle étendit les mains de chaque côté sur ses compagnes… puis, sans dire un mot, mettant le doigt sur la bouche, leur montra de l’autre main, entre ces petits arbres, ce qu’elle voyait, et se leva le plus doucement qu’elle put pour ne l’éveiller. »

D’Urfé se préoccupe toujours de montrer les attitudes, de poser ses personnages, procédé encore tout moderne. Nous voyons Astrée « qui déjà s’étant assise sur un vieux tronc, le coude appuyé sur le genouil, la joue sur la main, se soutenait la tête et demeurait pensive… ».

Quand le berger et la bergère causent, assis l’un près de l’autre, tout comme un romancier d’aujourd’hui il nous montre l’endroit : « Un tertre un peu relevé, contre lequel la fureur de l’onde allait se rompant, soutenu par en bas d’un rocher tout nu, couvert en dessus seulement d’un peu de mousse… » ; et nous voyons le berger qui, tout en causant ainsi au bord de l’eau, distraitement « frappe dans la rivière du bout de sa houlette ».

S’il est vrai que sa description manque d’âme, n’a pas cette vie qui circule dans celle de Zola, et qu’on sent souvent, lorsqu’elle se prolonge, que l’auteur prend à la faire un « plaisir de rhétoricien », si elle ressemble à celle de Théophile Gautier, elle n’en est pas moins souvent gracieuse, et dément l’assertion de Zola qui nie qu’on ait décrit dans le roman au XVIIe siècle.

Cette description semble d’aujourd’hui : « Sur le penchant du vallon voisin, duquel ce petit ruisseau arrose le pied, il s’élève un bocage épais, branche sur branche, de diverses feuilles. Là, les arbres s’entre ombragent, épandus l’un sur l’autre, de sorte que malaisément pouvaient-ils être percés du soleil, et par ainsi au plus haut du midi même, une chiche lumière d’un jour blafard y pâlissait d’ordinaire. »

D’Urfé se rapproche encore de Zola par l’extraordinaire minutie, par l’amour du petit détail. Quand il peint les tableaux de la Grotte merveilleuse, il nous fait exactement voir la position de ses Amours. En voici un qui, « ayant mis la corde à un des bouts de l’arc, afin de la mettre en l’autre, baisse ce côté en terre, et du genou gauche plie ce côté en dedans ; de l’estomac il s’appuie dessus, et de la main gauche et de la droite, il tâche de faire glisser la corde jusqu’en bas. Cupidon est un peu plus haut, de qui la main gauche tient son arc, ayant la droite encore derrière l’oreille, le coude levé, les trois premiers doigts entre ouverts et presque étendus ».

Ne serait-il pas piquant enfin de montrer dans quelques descriptions d’Urfé naturaliste, d’Urfé aussi réaliste qu’a pu l’être Zola ? Voilà sans doute ce que peu de gens soupçonnent. Prenons cette vieille qui est dépeinte « une baguette en la main droite, un livre tout crasseux en l’autre, avec une chandelle… ». Les oppositions des ombres, les effets de la chandelle entre les obscurités de la nuit, sont notés comme par Zola lui-même : « le côté gauche du visage fort clair, la bouche entrouverte paraît par le dedans claire, autant que l’ouverture permet à la clarté d’y entrer ; le bras qui tient la chandelle, vous le voyez auprès de la main fort obscur, à cause que le livre qu’elle tient y fait ombre, et le reste est si clair par le dessus qu’il fait plus paraître la noirceur du dessous. »

Voici une page, la description d’un noyé, qui est du pur naturalisme, il n’y aurait pas un mot à changer pour l’introduire dans un livre moderne :

« Il avait encore les jambes en l’eau, le bras droit mollement étendu par-dessus la tête, le gauche à demi tourné par derrière et comme engagé sous le corps. Le cou faisait un pli en avant pour la pesanteur de la tête qui se laissait aller en arrière ; la bouche, à demi entrouverte et presque pleine de sablon, dégouttait encore de tous côtés ; le visage en quelques lieux égratigné, souillé, les cheveux qu’il portait assez longs si mouillés que l’eau en coulait comme de deux sources le long de ses joues ; le milieu des reins était tellement avancé qu’il semblait rompu, et cela faisait paraître le ventre plus enflé, quoique, rempli de tant d’eau, il le fût assez de lui-même. »

Le dernier trait est tout à fait remarquable : « Au même instant l’eau qu’il avait avalée ressortit en telle abondance, que Nyope eut opinion qu’on pouvait le sauver. »

Nous pourrions citer encore bien de ces descriptions. En quelques mots, d’Urfé nous montre le petit Sanymède « grasset, potelé, blanc, les cheveux dorés et frisés », ou un nègre horrible, « le visage reluisant de noirceur, les cheveux raccourcis et mêlés, la barbe à petits bouquets, la bouche grosse, les lèvres renversées et presque fendues sous le nez. » — Ce tableau de Saturne dévorant ses enfants prouvera que ce n’est point un paradoxe de soutenir qu’il y ait du naturaliste dans d’Urfé. Il nous montre le dieu « la bouche dégouttante de sang, pleine encore d’un morceau de ses enfants dont il avait un demi mangé en la main gauche, auquel par l’ouverture qu’il lui avait faite au côté avec les dents on voyait comme panteler les poumons et trembler le cœur… » L’enfant a la tête renversée, « les jambes élargies d’un côté et d’autre, toutes rougissantes du sang qui sortait de la blessure que ce vieillard lui avait faite, de qui la barbe longue et chenue se voyait tachée des gouttes de sang qui tombaient du morceau qu’il tâchait d’avaler. Ses bras et jambes nerveuses et crasseuses étaient en divers endroits couvertes de poils, aussi bien que ses cuisses maigres et décharnées ».

Ainsi, tout comme Zola, d’Urfé a eu la passion de décrire : il a introduit dans le roman le sentiment de la nature, que plus tard Zola ramène, après George Sand, en le concevant d’autre manière. Les deux romanciers ont ce même soin du menu détail, de la précision. Ils en arrivent l’un et l’autre à écrire de trop longues pages d’inventaire. Et ces descriptions auront sans doute la même fortune. Combien de celles de d’Urfé aujourd’hui nous paraissent insupportables ! Et pourtant elles durent intéresser autrefois, alors qu’elles montraient les choses de l’époque, qu’elles portaient sur ce qui plaisait. Que de descriptions chez Zola paraîtront aussi fastidieuses que celles de l’Astrée !

Nous cherchions quel caractère commun pourrait trahir en ces deux Provençaux leur pareille origine, pourquoi ne pas nous arrêter à ce goût très vif qu’ils ont tous deux de dépeindre, d’énumérer longuement, à cette habitude bien provençale de faire tout voir à celui à qui on raconte, de n’omettre rien ? Notre amour du pittoresque se révèle dans ces paysages vivement brossés, enlevés de verve. Et ne pouvons-nous pas reconnaître notre prolixité, notre bavardage légendaires, dans les interminables pages de description ennuyeuse, infatigable, vide ?

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