← Retour

Deux romanciers de Provence: Honoré d'Urfé et Émile Zola: Le roman sentimental et le roman naturaliste

16px
100%

DEUX ROMANCIERS DE PROVENCE
HONORÉ D’URFÉ ET ÉMILE ZOLA

LE ROMAN SENTIMENTAL ET LE ROMAN NATURALISTE

« N’allons pas surfaire l’ancien roman, ni le sacrifier. Et pourquoi s’obstiner absolument à donner le prix, à chercher un vainqueur et un vaincu ? Il n’y en a pas, ou plutôt je ne vois que deux vainqueurs : chacun des deux, vu à son heure, a sa couronne. »

(Sainte-Beuve, Nouveaux lundis.)

Il semble que nulle part le Roman ne doive être plus en faveur qu’au pays de l’imagination toute-puissante, en cette Provence amoureuse de l’Amour (c’est chez elle qu’il a tenu des cours célèbres), et qui aime tout ce qui en parle, où jadis, dans les manoirs seigneuriaux, on attendait impatiemment la venue, chaque nouvel an, avec la saison des violettes, du troubadour, — ce romancier voyageur…

Là, près de la mer chantante, sous le ciel bleu, dans l’air parfumé, tout est Roman. Et ce qui ne l’est pas le devient. Car l’imagination des Provençaux est comme leur soleil, ce soleil dont la lumière chaude transfigure et fait resplendir. La couleur éclate partout où il pose sa caresse ; d’une vieille rue grimpant dans un quartier sale, d’un groupe déguenillé, il fait quelque chose de pittoresque et de saisissant. Demandez à tous les peintres : d’un rien on fait un tableau avec ce soleil ! Et avec cette imagination, qui n’a qu’à rayonner comme lui pour que tout se dore et se poétise, — il n’en faut pas beaucoup non plus pour faire un roman.

A-t-on noté comme en Provence le moindre incident de la vie banale, une anecdote insignifiante, triviale, se transforme et se dramatise ? Et cela, grâce à cette facilité de conter — peut-être aussi un peu d’en conter — que presque tous possèdent, à cette verve, à cet enthousiasme dans le récit qui le font vif, coloré, entraînant, l’enrichissent de détails point authentiques toujours, mais choisis à merveille, propres à faire voir, si naturels qu’ils donneraient de la vraisemblance à la vérité même, qui peut en manquer. Il faudrait être bien ennemi de son plaisir pour reprocher une pointe d’exagération méridionale, — si inconsciente d’ailleurs, — et ne pas admirer l’art surprenant de mettre en scène, de camper les personnages, d’engager le dialogue. On ne peut s’étonner vraiment qu’il y ait eu beaucoup de romanciers en Provence. Mais chez nous, tout le monde l’est plus ou moins, romancier !…

Si on demandait la liste des romanciers provençaux, peu de gens, après avoir cité les plus connus, les deux Méry, Léon Gozlan, Pontmartin, Louis Reybaud, Mme Reybaud, Amédée Achard, Alphonse Daudet, oublieraient de terminer par le nom d’Émile Zola… Combien songeraient à commencer par celui d’Honoré d’Urfé ?

Et pourtant il faut bien consentir à ce que nos romanciers — non seulement les nôtres, mais tous ceux de la France, — descendent de lui. Après tout, ces jolis bergers qui errent, dolents, sous les ombrages du Forest, nous devons les regarder comme les frères aînés des héros de roman d’aujourd’hui, quoiqu’on ait peine à reconnaître la parenté.

On les peignait, autrefois, avec des couleurs discrètes, dans des teintes assourdies, amoureux plutôt que passionnés, tendres pasteurs d’une mélancolie virgilienne et très douce, sans rien de troublé ni de malsain, qui toujours conservent les grâces naïves, le visage frais et rose des Amours folâtrant à la première page, autour d’une vieille estampe. On les montre aujourd’hui sous une lumière crue, pâles et flétris le plus souvent, ayant des emportements de passion cynique ou des tristesses maladives, — moins enrubannés et plus vrais, à ce qu’on prétend. Mais un lien subsiste toujours. Et Céladon commence la série des soupirants sympathiques ; il est l’éternel jeune premier, qui devrait commencer à devenir vieux, mais qui va se métamorphosant selon le temps et les mœurs, suivant les modes. Jadis il levait les yeux au ciel, et avec de grands gestes parlait de rochers de cruauté, invoquait le dieu malin Cupidon, — et sa tirade se prolongeait interminablement, pleine d’allusions mythologiques. Aujourd’hui cette manière de faire sa cour prêterait à rire, et il a adopté la nouvelle, prenant des poses plus simples, mais non moins étudiées, sur les canapés et les poufs de peluche, accoudé au dossier du fauteuil, glissant un mot derrière l’éventail… Mais c’est toujours Céladon !

Sans doute il faut se garder d’aller trop loin, et de vouloir découvrir des rapports étroits entre le vieux roman sentimental et le roman nouveau. Mais les étudier l’un en face de l’autre, indiquer même avec discrétion un parallèle, ne serait-il pas piquant ?

J’aurais devant moi deux toiles de maîtres différents, très éloignés l’un de l’autre, par exemple un Boucher et un de Nittis… Un peintre aurait beau me dire : « Cela n’a aucun rapport, — Boucher, l’artiste délicat, fade, et Nittis, le maître impressionniste, ne comparez donc pas ! » Je comparerais… ou plutôt, non, comparer n’est pas le terme exact, — je voudrais voir simplement ce que fait naître dans mon esprit cette rencontre, jouir du rapprochement, noter ce qu’il peut éveiller d’idées, ouvrir de points de vue, analyser tout ce que me fait éprouver de curieux le sentiment d’avoir là, à ma droite, l’impression du XVIIIe siècle, et là, à ma gauche, celle du XIXe

C’est pour cela que dans la liste des romanciers de Provence il paraît bien intéressant de considérer le premier et le dernier, Honoré d’Urfé et Émile Zola. N’est-ce pas plein d’attrait et de nouveauté de parler de l’un à propos de l’autre, de l’Astrée et de l’Assommoir, et de la série de l’Astrée à propos de celle des Rougon-Macquart ?…

D’Urfé et Zola ! Dans le contraste de ces deux noms, le génie de la Provence se révèle, plein d’âpreté et de violence, et aussi de délicatesse. Elle est le pays des amours ardentes et sensuelles, comme aussi celui des tendresses pures et platoniques, qui garde le souvenir d’un Pétrarque et d’une Laure de Noves. Il y a la Provence sauvage, fille aux cheveux fauves plantés drus sur une nuque puissante, brunie au soleil, superbe de santé, de sève débordante, aimant une langue forte et vraie, mais dure souvent et cynique… Et il y a aussi une femme d’une grâce amollie et presque énervée, raffinée de goûts, italienne dans son amour des douceurs et des concetti, d’un parler musical et enjôleur, ayant préféré à l’odeur simple et saine de ses lavandes les parfums quintessenciés et musqués… Et le mot célèbre nous revient en mémoire : la Provence nous apparaît bien ici comme la gueuse parfumée, parfumée avec d’Urfé, gueuse avec Zola !

Chargement de la publicité...