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Deux romanciers de Provence: Honoré d'Urfé et Émile Zola: Le roman sentimental et le roman naturaliste

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II

Peindre la société qui lut l’Astrée — société d’élite cantonnée dans quelques salons, dont rien ne vit plus, placée maintenant au vrai point de vue pour l’observateur que n’agitent plus les passions, qui ne cherche plus à défendre les thèses du moment, — est en somme chose aisée. Mais donner la physionomie de l’heure présente, de l’heure qui sonne pour une société démocratique étendue à l’infini, où tout se mêle, se confond, — paraît plus difficile. Ce n’est plus un petit coin qu’il faut montrer, la société n’est plus composée d’un seul groupe lettré et délicat, c’est tout un monde énorme qu’il faudrait étudier. Cela devient presque impossible.

Il importe cependant, après avoir replacé d’Urfé dans la société qu’il anime, de camper dans son siècle, dans son milieu, Émile Zola. Ce sera l’étudier d’après ses principes mêmes.

Quel changement apporté par deux siècles ! Un abîme profond s’est creusé, dont les rives, maintenant lointaines, ne paraissent pas avoir pu être autrefois réunies.

La poésie et ses banalités tendres, la galanterie exquise dont le nom lui-même a été profané odieusement, toutes ces douces inutilités dont le souci du positif, le goût du pratique et du réel n’ont rien à faire, ont été balayées. La place est nette ; et le siècle dans son orgueil, se pare de ces ruines croulantes ; il se glorifie de sa vieillesse ; les décadences n’ont jamais été portées avec une telle fierté ; les hontes s’avouent. Bien vieille en effet cette société qui a tout vu, tout appris sans s’instruire, qui a essayé et brisé tant d’outils, qui se raille des enthousiasmes des sociétés jeunes, à qui reste seulement le culte de la matière, du tangible ! On ne se laisse plus bercer par les contes bleus, par les rêveries poétiques. On pense moins qu’on ne compte. Nous vivons sur une table de Pythagore, pour emprunter l’expression d’une héroïne de M. Dumas, un des contempteurs les plus âpres, les plus impitoyables de son siècle. On ne s’amuse pas, on jouit. Les goûts ont fait place aux besoins, les désirs vagues d’idéal, de bonheur vrai, aux appétits dont la brutalité s’affiche.

On est loin certes des rubans et des dentelles ; il n’y a plus d’élégance, ou du moins ce n’est qu’une élégance extérieure, superficielle (bien contestable d’ailleurs), qui masque à peine le fond de grossièreté, la parfaite inélégance dans les façons de sentir et de penser. La notion de l’amour a subi l’atteinte de cette dépravation générale, le culte chevaleresque est disparu, son rite ridiculisé !

Surprenez quelques-uns des madrigaux qu’adressent les jeunes hommes aux jeunes femmes d’aujourd’hui ; vous n’aurez certes pas à en admirer la discrétion, l’expression contenue : ils sont le plus souvent d’un cynisme à peine déguisé, et le désir s’y exprime plus que l’amour. Car on entre maintenant de plain-pied du monde où l’on ne respecte pas les femmes dans celui où on est obligé à des égards — on passe de l’un à l’autre si rapidement d’ordinaire qu’on n’a pas le temps toujours de changer d’habitudes, de langage. L’argot a envahi peu à peu les salons. Ne valait-il pas mieux la belle langue pure, un peu cérémonieuse, d’autrefois — ou même le jargon des précieux ?

Nous sommes dans une période de transition, comme toutes les périodes dites décadentes, malades de progrès, d’industrie, de science. Nous sommes dans un siècle de démolition ; « une poussière de plâtre emplit l’air, les décombres tombent avec fracas. » Plaise à Dieu qu’ils ne se trompent pas ceux qui ajoutent avec Zola : « Demain, l’édifice sera reconstruit » !

Nous vivons dans la fièvre : il nous faut des œuvres fiévreuses. Comme le dit le chef de l’école naturaliste, « nous nous plaisons à fouiller dans les plaies, à descendre toujours plus bas, avides de connaître le cadavre du cœur humain ». On ne veut plus vivre dans le convenu ; on repousse les banalités doucereuses du mensonge. Vaut-il pas mieux traiter cette société énervée par les « fortifiantes brutalités de la vérité ? »

Et alors on voit paraître des livres que nul n’aurait osé signer autrefois. Le lecteur, peu à peu habitué par les journaux qui racontent tout, finit par ne plus se choquer de rien. Et on s’accoutume si bien à la littérature malsaine que c’est, comme on la dit, le livre honnête que l’on cache et que l’on rougit de lire.

On se laisse entraîner par le courant, car cette littérature a sa grandeur, sa force. « Cela vous monte à la tête, comme un vin puissant ; on s’oublie à lire, mal à l’aise et goûtant des délices étranges. » La théorie artistique le proclame : peu importent l’hygiène, la santé morale — il faut du vrai, du vécu ; on veut retrouver un homme dans chaque œuvre, et l’on sait bien que l’homme a des bassesses. « Une œuvre d’art est un coin de la création vu à travers un tempérament. » Voilà la grande formule. Peu importe que ce tempérament soit plus ou moins ardent, plus ou moins libertin.

Zola, avec sa franchise qui ne recule devant rien, le dit bien haut, et presque toute l’époque le répète après lui : « J’aime les ragoûts littéraires fortement épicés, les œuvres de décadence où une sorte de sensibilité maladive remplace la santé plantureuse des époques classiques. Je suis de mon âge. »

Et malheureusement tous, nous sommes de notre âge : et qui sait même où nous irons, à force d’être de notre âge ?

La théorie de Zola est fort simple : point de héros, des hommes. La vie doit être étalée, racontée telle qu’elle est, dans sa banalité comme dans ses brutalités. L’intrigue habilement nouée, le deus ex machinâ, ces ressources de la scène, sont écartées ; c’est le journal quotidien, par doit et avoir, des faits. La nouvelle école, « lasse des héros et de leurs mensonges, s’est aperçue qu’elle n’avait qu’à se baisser, à déshabiller le premier passant venu, pour faire du terrible et du grand ». Oui ; mais le premier passant venu est souvent, presque toujours, l’être banal, commun, étranger à ce « terrible » et à ce « grand » qui attachaient et passionnaient dans le roman d’autrefois, ce roman relégué par les nouveaux venus dans l’armoire aux jouets cassés, aux amusettes d’enfants.

Émile Zola veut laisser dans le roman le moins de place possible à la création. « Le don de voir est moins commun que celui de créer. » Zola ne voit point le sophisme : l’auteur qui crée a vu déjà ; l’étude de l’individu et l’observation des détails lui sont indispensables pour la conception du type et de l’ensemble. Zola pousse à fond son idée, ingénieusement suivie d’ailleurs. « De même qu’autrefois on disait d’un romancier : il a de l’imagination, je demande qu’on dise aujourd’hui : il a le sens du réel. »

Les romans seront ainsi de fortes pages d’étude ; leur intérêt sera dans la nouveauté des documents et l’exactitude des peintures. Ils seront enfin le « procès-verbal humain » que rêve la nouvelle école.

Le romancier que veut être Zola, il nous l’a dit en deux lignes : « Celui qui a le sens du réel, et qui exprime avec originalité la nature en la faisant vivre de sa vie propre… »

Est-il arrivé à faire des tableaux aussi vrais qu’il le prétend ? C’est ce que nous ne croyons pas. Il l’avoue lui-même : le romancier, à notre époque, ne se dégage pas assez du littérateur. Il reconnaît qu’on trouve trop de plaisir à polir une phrase, à La faire harmonieuse, et qu’on a des recherches exagérées d’expressions. Il craint que bien des œuvres d’aujourd’hui ne soient que de « jolis joujoux » qui ne resteront pas. Il va jusqu’à regretter la belle prose simple du XVIIe siècle.

Et en effet, c’est là ce qui lui manque, à lui, presque toujours, presque partout, la simplicité. Il prétend en outre nous montrer la vie toute plate, toute banale, dans son désordre. Mais il n’y parvient pas toujours, car il y a une ordonnance souvent parfaite dans ses romans. Le dénouement romanesque n’existe pas si l’on veut ; mais on voit que l’auteur, pour nous donner une image parfaite de la vie, va remettre les personnages dans la position où ils étaient au commencement, et nous montrer, la crise une fois passée, l’existence humaine reprenant son train bourgeois. Mais pour en arriver là il faut quelquefois déployer plus d’art que pour ménager un dénouement, et cet art peut se laisser sentir. On aboutit aussi à écarter trop l’imprévu, à faire notre vie trop banale. Nous savons tous qu’il se passe quelquefois des drames singuliers, compliqués, presque semblables à ceux qu’inventent les auteurs méprisés par Zola.

Du reste, lui, si prosaïque, si brutal, qui crie contre le lyrisme, n’a-t-il pas souvent composé ses romans comme de véritables poèmes ? Il y a chez lui une étrange, une vigoureuse poésie, qu’il dégage de la matière. Je ne parle pas de ses premiers romans, Madeleine Férat par exemple, où l’on noterait des tirades d’amour dignes du théâtre de Victor Hugo. Mais dans ses romans les mieux observés, ceux dans lesquels il ne s’est infiltré, comme il dit, aucun lyrisme, qui passent pour être d’une terrible brutalité, tels que la Curée, Nana, Pot-Bouille, etc… ; réussit-il à peindre avec une parfaite vérité ? C’est encore contestable.

Qu’il le veuille ou non, il a exagéré le mal. Ou pour mieux dire (car le mal existe certainement, peut-être aussi horrible qu’il nous le dépeint), il n’a rien vu de la partie saine. On citera telle ou telle page, très vertueuse, très honnête : mais on sait bien que ce sont là des exceptions. Quand il a étudié la bourgeoisie, les classes riches, il les a étudiées par les cours intérieures, par les communs. Et le peuple, il l’a étudié par le mastroquet, par l’Assommoir. Dans sa maison de Pot-Bouille, tous ses bourgeois sont des misérables, et des abîmes de perversité se creusent « derrière leurs belles portes d’acajou verni ». Il y a peut-être dans tout l’hôtel une famille honnête : il ne nous en dit rien, il nous la montre seulement sortant en voiture, et cela lui suffit, de nous l’avoir fait admirer une fois, à travers les glaces du coupé. Dans son Assommoir, tous ses ouvriers sont des ivrognes, des dépravés. Et s’il veut en peindre un honnête, rangé, le bonhomme mal campé sur ses pieds est tout de suite ridicule, gauche : son Gueule d’Or prête à rire, avec ses sermons.

Il semble pourtant que la meilleure partie de son œuvre soit précisément cet Assommoir et tout ce qui ne prétend pas décrire le monde brillant, le monde riche. Car celui-là, Zola en donne la plus fausse idée : il le peint en homme qui en a toujours vécu éloigné ; il en décrit les luxes avec une véritable naïveté, parlant des intérieurs somptueux comme en doit parler un ouvrier socialiste qui n’en a jamais visité un. Il croit aux raffinements inouïs, aux baignoires d’argent, aux moindres objets en or fin, aux serres qui sont de véritables forêts vierges, aux boudoirs où s’entassent des fortunes en bibelots. Il exagère, il exagère toujours : c’est là son maître défaut, celui où se trahit le Provençal. Dans ce décor éblouissant qui tient du conte de fées, il ne fait mouvoir que des corrompus, que d’horribles vicieux, Là encore, il n’a rien voulu voir de ce qu’il peut y avoir de bon, d’honorable. Et n’en trouvons-nous pas la preuve dans cet aveu étonnant : « Nous autres, manants, gens de petite fortune, nous ne connaissons le monde que par les procès scandaleux qui éclatent chaque hiver… » ?

Tout s’explique alors. Il étudie sur les exceptions. Car il nous est permis d’avancer que les procès sont des exceptions. On comprend qu’en travaillant de la sorte, Zola ne peut voir que ce qu’il y a de pire, ce que la société rejette chaque année. « Le monde, s’écrie-t-il, le voilà quand une passion le secoue, quand un drame violent le jette en dehors de ses politesses et de ses convenances. » C’est-à-dire : le monde, le voilà quand il n’est plus le monde. Puisque Zola veut étudier la vie ordinaire, dans son train de tous les jours, qu’il étudie la société dans ses habitudes, dans ses mœurs, lorsqu’elle n’est point « secouée ». Qu’il n’aille pas choisir justement pour la dépeindre, le moment où elle est en plein « drame violent » : d’abord parce que c’est imiter les romanciers qu’il décrie, qui cherchent l’extraordinaire, le poignant, et puis parce qu’il ne nous montre pas la vie banale, la vie qu’il nous a promis de copier.

Ceci ne fait point que nous n’admirions Zola ; il a écrit des pages superbes, des pages qui resteront : plus que tout autre, il a l’art de décrire, de donner l’impression. On garde le souvenir d’un roman de lui comme d’une chose qu’on a vue. On ne saurait lui nier la puissance, la grandeur, souvent l’éloquence indignée. Enfin, il faut respecter en lui la foi, la foi sincère, vibrante, que quelques-uns ont voulu mettre en doute, mais qui existe cependant chez lui. Nous avons peu d’écrivains plus convaincus.

Il nous reste à voir, comme pour d’Urfé, les services qu’il a pu rendre. N’hésitons pas à dire qu’il a nui. Au point de vue moral, quoiqu’il prétende être d’une lecture fortifiante, il a aidé certainement à la dépravation. Nous avons entendu dire à un médecin d’esprit supérieur qu’à notre époque où tout le monde est plus ou moins hystérique, il est impossible, scientifiquement impossible, qu’une jeune femme, un jeune homme lisent Zola sans en subir une atteinte pernicieuse. Certaines descriptions seraient d’un effet infaillible sur les nerfs d’un sujet un peu faible. Récemment, dans la Revue des deux mondes, M. d’Haussonville attribuait à la littérature naturaliste l’abaissement du sens moral, la recrudescence des crimes. Il ne faudrait pas exagérer ces effets : ils existent pourtant.

Au point de vue artistique, nous comprenons la thèse de Zola ; nous admirons dans ces œuvres de décadence, comme il les appelle, ce qu’il y faut admirer, l’art, la puissance, la vérité. Il a le droit, lui, quand paraît un de ces romans de malades « où tout souffre, tout se plaint », de louer, de s’enthousiasmer : car il n’est qu’artiste, et nous savons bien qu’il ne s’occupe pas de l’ordure que les autres voient. Il a le droit, devant ce roman, de s’écrier : « J’ai pour lui la curiosité du médecin qui est mis en face d’une maladie nouvelle. Alors je ne recule devant aucun dégoût : enthousiasmé, je me penche sur l’œuvre, saine ou malsaine, et au delà de la morale, au delà des pudeurs et des puretés, j’aperçois tout au fond une grande lueur qui sert à éclairer l’ouvrage entier, la lueur du génie humain en enfantement. » Mais combien en est-il qui aient le droit de parler ainsi ? C’est à un petit groupe très restreint d’artistes, de lettrés, de délicats que devraient s’adresser les œuvres de Zola. Je voudrais croire que pour ceux-là seuls il les a écrites, et qu’il s’irrite, comme il le dit, de voir ses livres achetés pour y chercher des gravelures. Mais le fait est indéniable ; et ceux qui peuvent véritablement comprendre ce qu’a voulu l’auteur ne sont pas assez nombreux pour faire monter si haut le chiffre des éditions de Nana ou de Pot-Bouille.

Au gros public ces livres ont fait du mal. On y a trop vu l’habileté, la coquinerie triomphantes. Enfin le vice y a trop été décrit, le vice qui, sous quelques couleurs qu’on le présente, ne fait jamais horreur. Ce pessimisme, dont tous ressentent les atteintes, n’est-il pas un des fruits de cette littérature ? Je ne crois pas qu’après avoir lu la Curée ou Nana on voie la vie sous des couleurs claires et gaies. On se sent attristé, plein d’amertume, quand on ferme un des ouvrages de cet homme de grand talent qui s’enorgueillit d’être un « hypocondre ».

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