Du doute à la foi
DU DOUTE A LA FOI
CHAPITRE PREMIER
LE BESOIN DE CROIRE
1. Toutes les facultés appellent la foi. — 2. Sans elle, point de vie complètement vertueuse. — 3. Point de bonheur.
1. — Toutes les facultés appellent la foi.
Croire est, en effet, un besoin pour l’âme, besoin d’autant plus impérieux qu’elle est plus généreuse et élevée. L’homme n’est pas seulement sur la terre, selon l’expressive parole de Sénèque, « pour filtrer des breuvages et cuire des aliments ». Son esprit, trop grand pour être tout entier absorbé par les instincts du corps, a des aspirations plus hautes que rien de ce qui passe ne peut satisfaire. Par toutes ses facultés, tant que celles-ci gardent leur direction et leur élan primitif et ne sont pas faussées ou alourdies par les vices, il se projette par-delà le temps et l’espace vers ce qui ne finit pas. Les découvertes les plus merveilleuses de la science profane intéressent un moment l’esprit ; elles ne le satisfont pas. Elles ne lui disent rien de son origine, de sa nature, de sa fin. Ce sont là pourtant les questions qui lui importent le plus, puisque son bonheur en dépend[1]. Abandonnée à ses propres forces, la sagesse humaine entrevoit bien quelque chose des hautes vérités qui sont l’unique aliment substantiel de l’âme. Mais que de loisirs, d’efforts, de pénétration ne requiert pas cette recherche hors des sentiers frayés par la religion ! Beaucoup d’esprits en sont incapables. Pour les mieux doués eux-mêmes, quand ils ne sont pas accablés par les infirmités ou les soucis quotidiens de l’existence, que de lacunes, d’incertitudes !
[1] F. Brunetière, Conférence sur la Renaissance de l’idéalisme, faite à Besançon, le 2 fév. 1896.
Ils voient qu’il faut honorer Dieu. Mais comment ? la nature du culte qui lui est dû et les autres devoirs auxquels sont astreints tous les hommes, qui les expliquera au genre humain ? Les philosophes ? Interrogés sur ces questions, les savants qui vivent à l’écart de la révélation bégayent, hésitent et donnent des réponses contradictoires. « Il est difficile, a dit Platon, de trouver le Créateur et le Père de l’univers ; mais le faire connaître philosophiquement à tous est absolument impossible[2]. » Le sublime philosophe ne voyait, dans les vérités découvertes par la sagesse humaine, que d’humbles épaves sur lesquelles il fallait provisoirement s’embarquer ; seule, une révélation venue du ciel lui semblait un navire assez sûr et résistant pour la traversée de la vie[3].
[2] Platon, Timée, édit. A.-F. Didot, vol. II, part. I, p. 204, n. 2, XXX.
[3] Phédon. vol. I, n. XXXV, p. 67. Le second Alcibiade, n. XIII et XIV.
Si elle n’avait la révélation pour guide, la raison humaine, distraite et appesantie par le souci des choses temporelles, obscurcie par les passions, connaîtrait mal ses devoirs essentiels, surtout envers Dieu. Ne voyons-nous pas des esprits distingués, à qui « le christianisme ne suffit pas », osciller inquiets d’une incrédulité absolue à de puériles superstitions ? Inhabiles à honorer Dieu comme il mérite d’être honoré, comment l’apaiserions-nous après l’avoir offensé ? Il y aurait toujours lieu de nous poser cette question troublante : mon péché est-il pardonné ? Comme écrasés sous le sentiment de l’infinie majesté, dont le mystère impénétrable ajouterait encore à notre terreur, nous n’entendrions pas au fond de la conscience cette consolante réponse : « Va en paix, tes péchés te sont remis. »
Non moins obscure pour nous serait la question de notre destinée et il y aurait là pour les grandes âmes qui se sentent plus à l’étroit dans ce monde, une source de poignantes anxiétés. Que d’hommes d’élite, poussés par cette inquiétude, sont venus comme M. Littré, se reposer aux pieds du Christ ! Ils se sont dit : Sans doute, la raison nous affirme que le désordre doit tôt ou tard faire place à l’ordre ; que les longues douleurs patiemment supportées, l’immolation de soi-même au bonheur des autres, la constante fidélité à ce que prescrit la conscience, méritent plus que la satisfaction intime du devoir accompli. Mais quand et dans quelles conditions la vertu sera-t-elle récompensée et l’injustice punie ? Pour donner à cette question une réponse claire, intelligible à tous ; pour verser une paix profonde à l’âme, qui, au milieu des plaisirs trompeurs et des amertumes de la vie, ne perd jamais entièrement la soif de l’infini, il fallait que son divin auteur lui parlât, s’approchât d’elle pour s’en faire aimer, l’élever par degrés jusqu’à lui ; et promît de combler un jour, en se donnant à elle, l’immensité de ses désirs.
2. — Sans la foi, point de vie complètement vertueuse.
Puisque l’une des conditions préalables, pour arriver à la foi, est d’en sentir le besoin et de la désirer, établissons-en la souveraine importance, en faisant voir que, sans elle, il n’est guère de solide et constante vertu, et point de vrai bonheur.
Sans religion, il est fort malaisé, pour ne rien dire de plus, d’être vertueux. Il se peut bien que l’élévation naturelle de l’âme, l’excellence de l’éducation, la nature même du caractère et du tempérament, le manque de loisirs, l’éloignement des occasions dérobent l’incrédule à certaines tentations ou l’empêchent, le cas échéant, d’y succomber.
Mais, si privilégié soit-il, d’autres tentations plus délicates, peut-être, auront prise sur lui. Où trouvera-t-il les moyens de leur résister ? En lui-même ? Cela serait vraiment étrange. Il est des cas, — et ils ne sont pas rares, — où le croyant, pour ne pas tomber, doit faire usage contre le tentateur de toutes les armes que lui fournissent la nature et la foi appuyées sur la grâce ; il se voit forcé de recourir à la prière, d’appeler Dieu à son secours, de songer au législateur et juge suprême qui le contemple, lui intime ses ordres absolus, lui montre, en perspective, selon l’issue de la lutte, de sublimes récompenses ou de terribles châtiments. Comment, privé de tous ces mobiles, dont le poids est infini, celui qui ne croit pas sera-t-il toujours victorieux ?
Le sentiment de l’honneur humain suppléera, peut-être, soit à la grâce qui est un spécial secours de Dieu, soit au défaut de tout auxiliaire surhumain ! Sans doute, nous aurions tort de dédaigner le sens de l’honneur, quand celui-ci est véritable. Mais, il faut bien convenir que l’honneur, d’après lequel se guident ceux qui n’obéissent plus à aucun motif surhumain, ne s’étend pas, d’ordinaire, aux pensées, aux désirs, aux actions secrètes.
Un juge peu autorisé, l’opinion mondaine, décide dans ces questions d’honneur ; elle tolère et souvent absout bien des actes publics, condamnables aux yeux de la conscience.
Elle ne regarde pas toujours comme un crime les unions dépourvues, non seulement du visa civil, mais — ce qui est autrement grave — de la bénédiction religieuse. L’infidélité conjugale, elle-même, en certaines circonstances, n’attire aucune flétrissure. Il est tant de manières habiles de voler ou de se mal conduire qui assurent l’indulgence du monde, ce jury impersonnel et capricieux ! Devant lui, ceux-là seulement sont déshonorés, qui sont assez maladroits pour se laisser prendre la main dans la poche du voisin, et se faire condamner aux assises. Encore, un coup d’épée, bravement donné ou habilement esquivé, suffit-il, la plupart du temps, à rétablir l’honneur compromis.
Quant aux sentiments d’honneur plus chevaleresques et plus élevés, semblables à un juge intègre dont l’œil serait toujours ouvert sur la vie entière, ils sont rares ceux qui les conservent dans leur première délicatesse. Le sens religieux une fois émoussé, celui de l’honneur, cette ombre pâle de la conscience, s’atrophie et s’altère peu à peu. Que des passions ardentes viennent alors à s’attiser au fond du cœur ; que l’ambition, la haine, l’avarice, les amours illicites, la cupidité soufflent sans trêve leurs coupables suggestions. Qu’un homme, en butte à leurs terribles sollicitations, puisse se dire : Voilà de l’or, des dignités, des plaisirs, je n’ai qu’à tendre la main pour en jouir, sans que nul œil au monde y prenne garde… Qui osera affirmer que la volonté toujours obsédée résistera toujours ! Beaucoup d’hommes irréligieux, en cela inconséquents, ne se fient guère à une vertu qui n’a pas pour fondement la religion. Les opinions de Rousseau et même de Voltaire, à cet égard, sont trop connues pour que nous les citions[4].
[4] Émile, éd. Didot, vol. 2, ch. IV, p. 23, 114 avec la note p. 119 ; articles de Voltaire sur l’Athéisme dans le dictionnaire philos.
Jetée dans la société, cette idée qu’il n’est d’autre bonheur que celui d’ici-bas et que la religion est un vain mot, me semble le plus redoutable explosif qu’on puisse jamais imaginer. Comme le désir du bonheur sort du fond de leur nature, il va de soi que les hommes déploieront toute leur énergie pour le conquérir là où ils espèrent le rencontrer. Anarchistes et socialistes ne sont si redoutables que parce que leurs chefs ont détourné et déchaîné contre l’ordre établi ce formidable instinct, en leur persuadant qu’il n’est pas de bonheur hors de la vie présente.
Et vraiment, s’il n’est pas de législateur souverain qui ordonne, récompense et punisse, les principes sur lesquels repose notre civilisation perdent leur base sacrée. Les idées corrélatives de droit et de devoir n’ont plus rien d’absolu et d’obligatoire ; elles deviennent inertes, comme un arc brisé. Pourquoi serais-je obligé de vous respecter dans votre honneur, votre fortune ou votre vie ? Pourquoi serais-je tenu de respecter ma propre vie ? Dieu supprimé, je ne vois dans ce qu’on appelle devoir ou même vertu, qu’une affaire de convenance, de prudence ou de bon ton. Au sens rigoureux, le devoir n’existe plus. Il y a encore des actions malséantes, des gens inconvenants et grossiers ; il n’y a plus de criminels ; le péché a disparu ; car le péché suppose la violation d’une loi établie et sanctionnée par un législateur suprême. Et nous verrons plus loin que, dans l’état présent du monde, renier le Christ et son Église, c’est, par une conséquence fatale, rejeter jusqu’à la Providence divine.
Quoi qu’on ait pu dire, les seules conséquences morales qui découlent des systèmes incompatibles avec la foi au surnaturel démontrent la fausseté de ces systèmes. Le mensonge ne peut être un principe de vie indispensable à l’individu et à la société. Vainement on s’efforce d’esquiver cette écrasante objection, et de reconstruire une morale sur des fondements nouveaux. A la suite de Kant, on élimine l’intervention de Dieu comme principe de l’obligation morale et on fait dépendre celle-ci de la raison humaine, ainsi devenue indépendante et autonome : comme si une loi dont je suis l’auteur pouvait s’imposer à moi, d’autorité ! Comme si le lien que j’ai pu former, je ne pouvais le défaire !
Pour m’obliger, invoquera-t-on l’intervention de l’État ? Mais, d’abord, la plupart de mes devoirs sont antérieurs à sa formation et survivraient à sa destruction. Et puis, ceux qui en appellent à l’État comme au principe d’obligation morale ne voient en lui que la résultante des volontés individuelles, et tournent dans un cercle vicieux, d’où ils ne sortiront qu’en s’attachant à des principes surhumains, c’est-à-dire religieux.
La liste serait longue de tous les succédanés imaginés pour les remplacer. L’intérêt, sous toutes ses formes, a été érigé en système unique de morale par les utilitaires. Malgré leurs efforts, les consciences honnêtes ne confondront jamais l’utile, l’avantageux avec l’honnête, l’égoïsme avec la vertu, l’esprit de sacrifice avec un défaut de calcul. L’un nous dit que le principe de la morale consiste à subordonner l’inclination vers tel bien présent et inférieur à tel autre bien éloigné mais supérieur. L’autre s’imagine nous entraîner dans les rudes sentiers de la vertu, en nous avisant que nos bonnes actions concourent au progrès de l’humanité. Tel croit nous ravir d’enthousiasme en nous montrant d’avance les pages du siècle futur où seront retracés les progrès accomplis par la génération dont nous faisons partie[5]. Un dernier, enfin, nous conseille de nous en tenir bonnement aux coutumes en vigueur autour de nous. Il oublie seulement de nous dire s’il approuve le musulman qui épouse un nombre indéfini de femmes, le chinois qui rejette son enfant nouveau-né, le sauvage enfin qui, fidèle à la coutume, tue ses parents devenus infirmes !
[5] Buchner : Der Fortschritt, 1884, p. 36. — Ziegler : Sittliches Sein, p. 42.
De tels jeux amusent peut-être les sceptiques bien rentés, rêvant à loisir, l’hiver, près d’un bon feu, dans une chambre bien capitonnée. Mais, au fond, ces philosophes n’ignorent pas qu’un homme, aux prises avec les difficultés de la vie, se souciera peu d’une morale que n’impose aucune autorité supérieure, que n’accompagne aucune sanction. Ils savent bien qu’avec des toiles d’araignée on n’arrête pas les bêtes fauves et qu’on n’apaise pas la faim avec des bulles de savon.
Voilà, en raccourci, ce que les prétendus sages, hostiles à la révélation, ont imaginé de mieux pour supplanter les principes de la morale religieuse. Ingénieusement échafaudés, leurs systèmes produisent de loin sur l’œil inexpérimenté l’effet d’un imposant édifice. Regardés de plus près, à leur base surtout, ils ne tiennent pas : un souffle d’enfant les renverse.
3. — Sans la foi, point de bonheur.
La foi seule donne aux arrêts de la conscience, avec un complément de lumière la force et l’autorité qui les rendent efficaces. Elle seule également, dans les circonstances les plus critiques, est une consolation et un appui. L’homme qui, aux heures de ténèbres, de souffrance et d’angoisse, demande à une philosophie que n’éclaire et n’échauffe pas la foi, des encouragements, des paroles d’espoir, ne sent plus près de lui qu’une compagne aveugle, sourde, un cœur glacé, le laissant seul aux prises avec l’épreuve.
Percez le voile dont leur fierté s’enveloppe ; la tranquillité de parade, dont se drapent les plus fermes, ne vous paraîtra qu’une sombre résignation. — Le 24 mars 1898, M. Hanotaux, alors ministre des affaires étrangères, prononçant, à l’Académie française, l’éloge de son prédécesseur M. Challemel-Lacour, décrivait en ces termes l’attitude du philosophe incroyant devant la mort : « Élégant et discret jusqu’au bout, il entra dans le chagrin d’abord, puis dans le silence, comme dans les antichambres de la tombe… L’âme s’était repliée ; elle se préparait, dans une sorte de taciturnité farouche, aux inexprimables lendemains… C’était, conforme à sa vie tout entière, la fin stoïque du vieux loup, telle que l’a dite le poète des destinées :
Attendre avec la farouche résignation de la brute, le coup fatal qui le fait passer du temps à l’éternité, voilà donc, au dire d’un admirateur, l’idéal de l’incroyant. Sombre est sa mort ; non moins sombre est sa vie. La philosophie, qui, au moment suprême, ne lui propose rien de mieux que l’exemple du loup, n’offre contre les épreuves de l’existence humaine aucun vrai réconfort.
De grâce, quelle doctrine se cache donc sous le « stoïcisme actif et vigoureux » dont l’académicien fait honneur à son héros ? Que signifie cette « religion secrète et réservée », cette « ambroisie dont les grossiers mortels ne veulent pas » ? Qu’on appelle ces conceptions philosophiques pessimisme, positivisme, matérialisme, scepticisme, égoïsme transcendantal, nihilisme, elles n’en sont pas moins vides et désolantes. Le devoir y apparaît comme l’effet de la volonté individuelle de l’homme. La vie humaine y est présentée sans vue sur l’au-delà, comme « une chasse incessante », dans une arène fermée par des murs de granit, « où tantôt chasseurs, tantôt chassés, les êtres se disputent les lambeaux d’une sinistre curée » ; partout la lutte, la souffrance, puis la mort sans réveil ; « ainsi dans les siècles des siècles jusqu’à ce que notre planète éclate en morceaux »[6].
[6] Voir encore le discours prononcé à l’Académie par M. Hanotaux, le 24 mars 1898.
Puisque l’incroyant n’attend rien après cette existence terrestre, on peut bien dire que pour lui le vrai bonheur n’existe pas. On voit, il est vrai, des gens qui se disent incroyants et dont la vie, vue par le dehors, semble heureuse. Mais on voit aussi des criminels qui, joyeusement en apparence, montent à l’échafaud, tandis que le fond de leur âme est livré à la stupeur ou au désespoir. Ne confondons pas le bonheur intime et véritable avec la joie extérieure. Celle-ci n’est souvent qu’un masque, parfois une menteuse caricature. N’oublions pas, d’ailleurs, que, parmi les incroyants, il en est beaucoup de fort superficiels : ceux-ci tâchent de vivre dans un étourdissement perpétuel de projets, de désirs et de sensations. Quant aux conséquences logiques de leur doctrine, ils n’y réfléchissent guère ; comme le poète épicurien de Rome, ils se gardent bien de songer au sort que leur réserve le lendemain.
Il y a pourtant, même pour les existences les plus agitées, pour les âmes les plus mobiles, les esprits les plus superficiels, un moment où les joies factices s’épuisent et disparaissent ; où l’intelligence et le cœur se sentent à l’étroit dans le cercle borné qu’enferme la vie présente. Alors des réflexions, jusque-là refoulées, surgissent au fond de l’âme avec une force irrésistible. En présence d’un deuil inopiné, d’un brisement soudain, d’une souffrance sans espoir de guérison, l’âme compare tristement son désir ardent de connaître, de comprendre et d’aimer avec les mesquines et caduques réalités, en dehors desquelles l’incrédule ne distingue rien. Il y a entre ce besoin légitime, incompressible de l’infini qu’il éprouve, et la sphère étroite, vulgaire où le mure sa croyance, un contraste si violent que la partie la plus intime de son être en est toute meurtrie.
Il aspire à voir le vrai, au foyer d’où partent tous ses rayons ; et il est enveloppé de ténèbres. Il souhaite de s’unir intimement, par la contemplation et l’amour d’un objet toujours le même, toujours vivant, qui, réciproquement, verse continuellement sur lui, par son regard, son souffle et l’influence de tout son être, les purs trésors d’une bonté et d’une tendresse inépuisables ; et, par contre, au lieu d’un océan d’affections pures, sans fond et sans rives, où il cherche à s’abreuver, ses lèvres ne sont humectées que de rares gouttes, dont sa soif est exaspérée. A la place du bonheur sans mélange et sans terme, que sa nature réclame, il trouve, au premier coup de sonde, le vide douloureux, la fin de toutes les jouissances d’ici-bas ; elles ne lui apparaissent profondes que parce qu’elles sont troubles et agitées. Puis, à mesure qu’il les sent diminuer et tarir au dedans comme au dehors, la disproportion entre ses joies et ses désirs s’accroît, son sort se révèle à lui plus affreux.
Il se croit jeté sur la terre, semblable à la vague roulée au hasard par l’océan et il se dit que, dans un instant, il disparaîtra comme elle, confondu dans la poussière ou dispersé aux quatre vents du ciel. De sa famille, de ses amis, de tout ce qu’il aime, il se voit séparé pour jamais. Plus il est aimé et se sent pris par des liens étroits, plus douloureux et profond est le déchirement. C’est le supplice d’un homme qui, en adressant aux siens un dernier adieu, regarde le tombeau dans lequel il sera muré vivant. A moins qu’il n’étouffe toute pensée et toute prévoyance, ses plaisirs les plus vifs, par cela seul qu’il les sait éphémères, évoquent, au moment même où il les goûte, de plus violents désespoirs et de plus âpres regrets.
Ce ne sont point là des peintures fantaisistes, des fantômes créés par l’imagination surchauffée d’un croyant. C’est la réalité même, qui se pose inexorable en face de celui qui n’a pas la foi, dès que le tumulte de ses impressions et le bruit du monde ne l’étourdissent plus.
En voici l’aveu de la bouche de David Frédéric Strauss, le père de l’incrédulité contemporaine, un homme dont le cœur était aussi froid que le style, et qu’on n’a guère l’habitude de ranger parmi les âmes sentimentales : « On se voit, dit-il, engagé dans cette monstrueuse machine du monde, aux roues dentelées ; on l’entend siffler, frapper, broyer ; pas un instant de sécurité ; d’un mouvement inexorable la roue nous saisit, les marteaux nous écrasent, et ce sentiment d’abandon absolu a quelque chose d’épouvantable[7] ! » Ne dirait-on pas un condamné qui, sonnant son glas funèbre, lui donne un son plus déchirant ? Et à ce mal il ne trouve d’autre remède que de ranimer en soi la pensée de l’évolution universelle, de continuer par le souvenir les amitiés brisées par la mort, de se réjouir des beautés de la nature et de l’art, de s’associer par sympathie aux plaisirs et aux douleurs d’autrui, de remplir sa tâche et, enfin de « s’abandonner aveuglément à la nécessité et d’être joyeux de mourir ».
[7] Der alte und der neue Glaube, 8e éd. Bonn., 1875, p. 268.
Ainsi, à toutes les douleurs humaines l’athée n’offre rien de mieux que l’impassibilité de la mort : si la vie est intolérable, elle cesse au moins de peser sur ceux qui ne sont plus. De tous les conseillers du suicide, croyez-le bien, le plus persuasif n’est pas la souffrance ou la misère, mais le manque de foi.
Les statistiques nous apprennent que parmi les cent vingt ou cent quarante décès enregistrés chaque jour à Paris, il y a, en moyenne, de 2 à 3 suicides. Au moment où nous écrivons ces lignes on signale au cours de la semaine qui vient de s’écouler, sur 884 décès, 27 suicides et 17 autres morts violentes. De ceux qui succombent volontairement, il en est bien peu qui croient en Dieu et surtout au Christ[8]. Les uns n’ont pas reçu d’éducation chrétienne ; d’autres, corrompus par les exemples pervers, les mauvaises lectures, dominés par leurs passions, ont étouffé la croyance qui était leur unique frein et leur dernier appui. Il n’est pas rare que le prêtre en écoutant les confidences de certaines âmes éprouvées, recueille de ces sortes d’aveu, qui, à la fois, l’attristent et le consolent : « Si je n’étais arrêté et soutenu par la foi, je ne résisterais pas à tant d’épreuves. »
[8] Voir l’article de M. Proal : Les suicides par misère, à Paris (Revue des Deux-Mondes, 1er mai 1898). A noter cet aveu : « J’attribue le défaut de résignation à l’affaiblissement du sentiment religieux dans le Peuple de Paris », p. 144. — Voir aussi l’article de M. Henri Joly : Les suicides des jeunes à Paris, d’après les archives du Parquet. (Correspondant, 10 avril 1898, en particulier, p. 62.)
Voilà pourquoi, s’il est louable de soulager les misères corporelles, et d’ouvrir aux indigents des maisons hospitalières, il est plus méritoire encore de soigner et de guérir les misères de l’âme, de donner aux désespérés la force de vivre, en leur faisant connaître, aimer et craindre Dieu, en leur montrant le chemin de l’espérance et de la foi.
Ah ! il est autrement consolant que l’exemple du loup cité par M. Hanotaux, l’exemple d’un Homme-Dieu subissant la mort pour m’en adoucir les amertumes, et me frayer la voie vers une vie glorieuse, immortelle ! — Quand Malesherbes vint annoncer à Louis XVI qu’il était condamné à mort, il ne put maîtriser ses sanglots. Quelle ne fut pas son admiration de voir le roi aussi calme que s’il eût été question, pour lui, d’un court voyage : « Ne pleurez pas, dit-il à son ancien ministre, nous nous reverrons dans un monde meilleur. » Le surlendemain, 21 janvier 1793, apprenant la fin héroïque de son prince, Malesherbes ne put s’empêcher de s’écrier : « Il est donc vrai que la religion seule peut inspirer une parfaite sérénité en un tel moment. »
Quant à lui, l’ancien protecteur des philosophes, qui s’était piqué de penser comme eux, il retrouva dans le malheur les convictions de son enfance. Un an plus tard, condamné a son tour à l’échafaud, il disait à son petit-fils de Tocqueville qui venait l’embrasser : « Mon ami, si vous avez des enfants, élevez-les pour en faire des chrétiens ; il n’y a que cela de bon[9]. » C’était reconnaître que la foi est le viatique indispensable, la condition de la vertu sans défaillance et du vrai bonheur.
[9] Les Lamoignon, une vieille famille de Robe, par L. Vian. Paris, Lethielleux, 1896, p. 305, 306 et 311.
La vie morale, pour prospérer, exige donc une atmosphère supérieure, où elle se renouvelle, s’alimente, s’épure et se fortifie incessamment. Telles que des plantes privées de soleil, les vertus de l’incroyant, le plus heureusement doué, languissent d’ordinaire et n’atteignent jamais leur plein développement.
Au contraire, éclairé, stimulé, soutenu par son divin guide, l’homme qui a la foi se sent porté de degré en degré, plutôt qu’il ne marche, vers la perfection. Il gravit allègrement le rude sentier de la vie ; il franchit plein d’espoir le sombre passage de la mort. Et tout ce qu’il aime, ou du moins, tout ce qui mérite d’être aimé, il ne le quitte un instant que pour le retrouver.
Il est une patrie invisible, un asile indestructible où toutes les âmes chrétiennes se donnent rendez-vous. Ceux qui ne croient pas oublient vite. Pour eux, disparue la fleur, rien ne reste du parfum qui les charmait. Comment s’intéresser au néant ? Dans le cœur, au contraire, de celui qui croit, et surtout à l’autel du Christ, se perpétue le culte du souvenir ; souvenir non point banal et impuissant, mais suave pour ceux qui survivent, et salutaire à ceux qui sont partis. « Ce que je vous demande seulement, disait à son fils sainte Monique mourante, c’est que vous vous souveniez de moi à l’autel du Seigneur, en quelque lieu que vous soyez. »
La lumière et la paix que donne ici-bas la révélation, ne sont que le crépuscule et l’avant-goût de la vision et du bonheur réservés, dans la vie à venir, aux âmes vertueuses. Pourtant, ces lueurs et ces douceurs secrètes évoquées par la foi, nourries par la charité, prolongées par l’espérance, laissent loin derrière elles, par leur sérénité, tous les plaisirs terrestres et caducs. Quel incroyant, pour peu qu’il pense et réfléchisse, n’a maintes fois envié le sort de celui qui, à l’heure où tout sombre, embrasse quelque chose de permanent, de celui qui se dit : « Le Maître que j’adore, invisible par nature, s’est rendu sensible pour entrer en société avec moi à toute heure, il est là qui m’éclaire, m’aide, me console et me soutient. Il me communique la vie surnaturelle qui a sa source au pied de la croix ; il me stimule par ses préceptes, m’entraîne par ses exemples ; et de vertu en vertu, si je le veux suivre, m’emporte sur les ailes de son amour jusqu’à la ressemblance et l’union avec Dieu. » Pas de fardeau que cette conviction n’allège, pas de deuil qu’elle ne rende supportable. Quelles que soient ses épreuves, l’âme croyante cherche et trouve, par la prière, un refuge assuré dans le sein de Dieu. Là, comme l’oiseau, que la vigueur de ses ailes a élevé au-dessus de la sphère des tempêtes, elle plane dans une région sereine, à peine secouée par le contre-coup des orages qui grondent au-dessous d’elle.