Du doute à la foi
CHAPITRE III
LES DISPOSITIONS POUR CROIRE
1. L’orgueil d’une raison trop exigeante, grand obstacle ; exemple de Renan. — 2. Nécessité d’une adaptation : Humilité ; prière. — 3. Autres obstacles : Les sens et le cœur. — 4. Les écarter par la docilité, l’esprit de sacrifice, la fidélité aux bonnes œuvres.
1. — L’orgueil d’une raison trop exigeante, grand obstacle ; exemple de Renan.
En examinant les preuves de la religion, qui sont développées tout au long par les apologistes catholiques, il importe de se mettre en garde contre une déception, où se heurtent la plupart des rationalistes, et qui, dès les premiers pas, peut compromettre une conversion. Qu’on ne cherche pas dans ces arguments, tout concluants qu’ils soient, l’évidence immédiate et l’absolue clarté des axiomes mathématiques. Demander à tout un ordre de vérités un genre de démonstration qu’elles ne comportent pas, c’est un vice de méthode qui, à l’avance, frappe toute recherche de stérilité.
Il est diverses classes de connaissances dont l’objet, d’ailleurs absolument certain, ne se découvre pas sous le même jour[14]. Telles vérités sont plus à notre portée et se laissent mieux saisir que d’autres ; elles ne s’adressent qu’à l’intelligence et n’intéressent à aucun degré les facultés affectives, c’est-à-dire le cœur et la sensibilité. Les vérités religieuses, au contraire, entraînent pour ceux qui les reconnaissent de graves conséquences, dont l’appréhension suffit à porter le trouble au fond de l’âme. Quand on les considère, du cœur surtout s’élèvent des nuages, qui offusquent la clarté des meilleurs raisonnements.
[14] Voir Ollé-Laprune : la Certitude morale.
Elle est donc plus vraie qu’il ne semble de prime abord, cette parole de Vauvenargues : « C’est le cœur qui doute dans la plupart des gens du monde ; quand le cœur se convertit, tout est fait, il les entraîne. » Une raison altière, exigeante à l’excès ; des passions qui s’accommodent mal du joug religieux, tels sont les principaux obstacles à la foi.
Pourquoi, dans notre siècle, de tant d’âmes que l’on croirait s’élancer vers Dieu, un petit nombre seulement le rencontrent-elles ? Entendez-vous les plaintes, parfois déchirantes, de tous ces enfants prodigues de l’Église catholique qui soupirent vers la foi perdue ? « Je voudrais avoir la foi et les vertus de ma mère ! » — « Mon Dieu, faites-moi croire ! » s’écrient-ils en prose et en vers. D’où vient que ce mouvement, d’ordinaire, n’aboutit pas, et que les projets de conversion avortent, à peine ébauchés ? Serait-ce un indice que Dieu n’entend pas ces sanglots d’un cœur endolori, ou, s’il les entend, qu’il les dédaigne ? Non assurément la voûte d’airain, immobile au-dessus de nos têtes et contre laquelle se briseraient les plaintes humaines, n’est qu’une fiction des poètes. Il n’est pas de vœux, si timides soient-ils, que Dieu repousse ; mais il attend mieux que des désirs fugitifs, aussitôt évanouis qu’ils sont éclos.
Sincères, croyons-nous, en de rares moments, ces plaintes ne sont pas soutenues par la prière humble et persévérante qui frappe sans se lasser aux portes du monde invisible ; elles sortent d’un cœur qui continue d’obéir à ses passions terrestres, indocile à suivre les inspirations d’en haut. Si, par intervalles, il s’humilie comme pour adorer, il se redresse bientôt, dans l’attitude de la défiance ou de l’orgueil. Inconscients ou non, nous voudrions plier Dieu à nos caprices vraiment trop exigeants. Comme Thomas, l’incrédule, nous voudrions que le Christ nous fît palper, avec sa chair sacrée, la vertu même de sa divinité ! Nous ressemblons au malheureux qui, tombé, la nuit, dans un précipice et voyant un guide charitable se présenter à lui pour l’en arracher, repousserait ses avances et exigerait pour le suivre qu’il se montrât en plein jour.
A cet égard, rien de plus tristement instructif que la crise qui, il y a cinquante ans, jetait Renan du sanctuaire où il allait entrer parmi les pires ennemis de la religion catholique. Lui aussi, à en juger par ses confidences, a laissé éclater quelques regrets ; mais combien arrogants et altiers, vis-à-vis de la Providence ! Il n’abdiquerait pas sa foi, écrivait-il à sa sœur, le 11 avril 1845, « si Dieu lui accordait, en ce moment, cette illumination intérieure qui fait toucher l’évidence et ne permet plus le doute ». Il convient en même temps que tenir la religion chrétienne pour fausse, c’est faire preuve d’un esprit borné, car jamais « le mensonge ne peut produire d’aussi beaux fruits[15] ». En dépit de ces derniers aveux, Renan, qui fut, on le sait, un pauvre logicien, hésite et doute. Et comme s’il voulait se décharger de la terrible responsabilité qu’il encourt, il s’ingénie à montrer son état d’âme comme la résultante fatale des circonstances. « Il ne dépend pas de lui de voir autrement qu’il ne voit », dit-il à sa sœur ; et celle-ci, depuis longtemps émancipée de toute idée religieuse, encourage le libre penseur encore timide et lui répond qu’« il ne dépend de personne de s’obliger à croire ».
[15] Lettre du 11 avril 1845. (Revue de Paris, 1er septembre 1895, p. 58.)
Par de discrètes insinuations, par des mots savamment évocateurs, cette femme, dont la culture intellectuelle et la distinction d’esprit n’atténuent pas les immenses torts, excita, fortifia ses inclinations au scepticisme en matière religieuse et son horreur naissante de la discipline cléricale. Un manque absolu d’humilité chez Renan, la lecture des philosophes sceptiques ou panthéistes d’Allemagne, avant de s’être armé d’une bonne logique pour démêler leurs sophismes, achevèrent d’en faire un apostat. Il n’est pas même nécessaire de supposer chez celui qui écrira plus tard l’Abbesse de Jouarre et donnera aux jeunes gens des conseils peu édifiants, certains motifs d’ordre intime qui ne se disent pas. En tous cas, nous ne consentons pas à voir en Renan, comme on l’a dit, « un esclave de sa conscience », un homme loyal, « fidèle à son devoir ». Non, vous aurez beau chercher dans sa vie et ses écrits, vous n’arriverez pas à saisir un caractère généreux et droit.
Croyez-le bien, quand il commence ses études de philosophie et de théologie au séminaire, ce ne sont ni les austères obligations de la vie sacerdotale, ni les charmes de la vérité qui l’attirent. Il étudie avec ardeur, mais pour se distinguer. Jamais il ne vise, durant ses heures de travail, à glorifier plus tard son Dieu, à éclairer, consoler et relever les âmes. Ce ministère convient aux esprits communs ; il se croit d’une essence supérieure, si on en juge d’après ses Souvenirs d’enfance et de jeunesse. « La première fois, nous dit-il, avec une pose de paon, que mes condisciples m’entendirent argumenter en latin, ils furent surpris. Ils virent bien alors que j’étais d’une autre race qu’eux et que je continuerais de marcher quand ils avaient trouvé leur point d’arrêt[16]. » Un peu plus tard, il confie à sa sœur qu’« une réputation commencée l’assure déjà qu’il parviendrait à sortir de l’insipide vulgaire ».
[16] Souvenirs d’enfance et de jeunesse. (Revue des Deux-Mondes, 1er novembre 1880, p. 91.)
De tels hommes sont trop épris d’eux-mêmes, pour tout sacrifier à la vérité, surtout à la vérité religieuse dont s’accommode mal leur amour-propre. On peut croire Renan, d’ordinaire si discret sur ses défauts, quand il écrit à l’un de ses amis de séminaire, l’abbé Cognat : « Je suis fort égoïste ; retranché en moi-même, je me moque de tout[17]. » Où l’on peut douter de sa sincérité, c’est quand il déclare à ses lecteurs que la perte de la foi est chez lui la résultante de ses études dans l’histoire et l’exégèse. En réalité, dès les premiers mois de sa philosophie, l’esprit d’indépendance, le désir de se distinguer et la fausse direction intellectuelle où il s’engage, à l’insu de ses maîtres, le jettent vite hors de la droite voie. Il estime, en effet, que « la première condition de la philosophie naturelle est de n’avoir aucune foi préalable ». Dans son langage, cela signifie qu’il faut débuter dans cette étude par un doute réel, effectif, universel. C’est une méthode erronée et très dangereuse : celui qui ne se fie ni à l’aptitude de la raison à discerner le vrai du faux, ni au fonds indispensable de connaissances, qui lui sont transmises par voie d’autorité, celui-là, s’il est conséquent, restera enfermé dans son scepticisme.
[17] Lettre à un ami du séminaire, l’abbé Cognat, dans le Correspondant du 25 janvier 1883, p. 337.
Renan, ses confidences le prouvent, a cessé de croire au témoignage de la raison humaine, quand il rejette les données de la foi. « On est frappé, observe-t-il, de l’incertitude de toutes les opinions qui ne sont fondées que sur la raison[18]. »
[18] Lettre d’Issy, 15 sept. 1842. (Revue de Paris, 15 août 1895.)
« Je perdis de bonne heure, raconte-t-il ailleurs, toute confiance en cette métaphysique abstraite qui a la prétention d’être une science en dehors des autres sciences et de résoudre à elle seule les plus hauts problèmes de l’humanité. La science positive m’apparut dès lors comme la seule source de la vérité[19]. » Bref, il doute déjà de l’existence d’un Dieu personnel et de la spiritualité de l’âme ; et, au lieu de chercher dans la prière, auprès de ses maîtres ou dans les grands apologistes chrétiens la solution de ses difficultés, il se dresse de toute sa petite taille, pour lutter, selon son expression, avec Dieu. Et comme s’il n’était point assez fort et hardi pour secouer par lui-même le joug de la religion, il cherche dans les objections de ses livres de classe, surtout dans la métaphysique brumeuse de Kant et de ses successeurs, des raisons qui encouragent ses instincts de libre penseur. Lui qui prétend rejeter toute autorité en matière philosophique, il écrit à sa sœur : « J’aime beaucoup la manière de tes penseurs allemands, quoique un peu sceptiques et panthéistes. Si tu vas jamais à Kœnigsberg, je te charge d’un pèlerinage au tombeau de Kant[20]. »
[19] Souvenirs d’enfance et de jeunesse. (Revue des Deux-Mondes, 15 décembre 1881, p. 741 et 742.)
[20] Lettre du 15 décembre 1847.
En définitive, si Renan a cessé de croire, c’est donc sa faute. Lui-même avoue qu’à ce point de vue, il n’est pas sans reproches[21]. On serait tenté non point de l’excuser entièrement, mais de le plaindre quand, avec tous les dehors d’une vive émotion, il s’écrie : « Que de fois j’ai maudit le jour où je commençai à penser, et j’ai envié le sort des simples, que je vois autour de moi si contents, si paisibles ; Dieu les préserve de ce qui m’est arrivé[22] ! » Mais là encore se trahit sa colossale vanité, et l’on songe avec tristesse et indignation aux quarante années consacrées par cet homme à tuer dans l’âme des croyants la foi à Dieu, au Christ, à la vertu et à une vie future, sachant bien d’ailleurs que toute éclipse de la religion chrétienne entraîne avec elle un immense déclin dans la morale et le vrai bonheur du monde civilisé. Tout s’explique si on se souvient que Renan était, de son aveu, fort enclin à « se moquer de tout » et à « manquer de franchise dans le commerce de la vie[23] ».
[21] Lettre à l’abbé Cognat. (Le Correspondant du 25 janvier 1883, p. 314.)
[22] Lettre du 21 juin 1845. (Revue de Paris, 1er septembre 1895.)
[23] Revue des Deux-Mondes, 15 novembre 1882, p. 255.
2. — Nécessité d’une adaptation : humilité, prière.
Nous savons pourquoi Renan apostasia : l’humilité, la droiture et la générosité d’âme lui firent défaut. Ceux qui à travers des épreuves douloureuses conservent la foi ou la conquièrent, comme Maine de Biran, Marceau, Gratry, Lacordaire, Louis Veuillot, Augustin Thierry, etc., suivent le chemin opposé. Ils cherchent, ils aiment la lumière, non pour devenir plus savants, mais pour devenir meilleurs ; ils ne s’acharnent point à trouver Dieu en défaut pour se dispenser de croire et de soumettre leur vie à ses préceptes. Ils vont à lui avec leur âme entière. Ils savent que ce n’est pas toujours assez, pour connaître pleinement la vérité religieuse, de la faire poser devant la raison comme l’objet devant la chambre noire du photographe. La foi n’est pas « un précipité chimique » qu’il faut considérer d’un regard curieux et désintéressé, un « phénomène objectif qui se passe en nous et devant lequel nous devons rester passifs[24] ». Tout au plus, la méthode prônée par les positivistes serait-elle suffisante, appliquée aux questions d’ordre moral, si le regard de l’âme humaine était parfaitement pur. Malheureusement, même après que les preuves des vérités religieuses ont été clairement exposées, il peut y avoir en nous des obstacles qui les empêchent d’agir et de produire la conviction. Pour en être bien pénétrés, il est besoin de préparer et d’accommoder notre âme, par une sorte d’épuration intérieure, à recevoir la lumière qui nous vient des hommes et surtout celle qui descend directement de Dieu.
[24] Examen de conscience philosophique, par M. Ernest Renan. (Revue des Deux-Mondes, 15 août 1889, p. 721.)
Est-ce que toute connaissance ne requiert pas une adaptation préalable entre l’âme et son objet ? C’est là une des lois essentielles qui président à l’éclosion de la pensée et même de la sensation ; en sorte que les philosophes ont défini la vérité comme l’assimilation ou l’équation entre le sujet connaissant, c’est-à-dire l’intelligence, et l’objet connu dont elle reproduit les traits. Veritas est adæquatio inter rem et intellectum. Or il est bien évident que plus une faculté sera bien disposée et dégagée des obstacles qui arrêtent, détournent ou dénaturent l’action de l’objet qui s’y reflète, plus la vérité y resplendira fidèle et précise. Un miroir déformé, ou seulement couvert çà et là d’un peu de vapeur ne présentera de son objet qu’une image confuse et menteuse. Plus parfait que les instruments sortis de nos mains, l’œil s’accommode avec une rare souplesse à la distance et aux dimensions des choses qu’il contemple. Mais un brin de paille, placé devant lui, c’est assez pour troubler la vision. Au lieu d’un obstacle extérieur à l’œil ou d’un accident transitoire, supposez un vice organique, le daltonisme par exemple. Dès lors, l’œil ne sera plus sensible aux rayons rouges, verts ou violets.
Dans les choses du cœur, il y a également des faits qui, évidents pour les uns, restent pour les autres des énigmes indéchiffrables. Il n’est pas rare d’entendre des personnes se plaindre qu’elles ne sont pas comprises. Je veux bien avouer que ces natures-là ne sont pas toujours transparentes. Mais il n’en ressort pas moins que certains états d’âme sont lettre close pour des esprits doués peut-être d’une science profonde, mais qui manquent de je ne sais quelle délicatesse et flexibilité de sentiment, et dont le tempérament froid et concentré ne s’harmonise en rien avec le caractère auquel ils se heurtent.
Toute dissonance trop forte entre l’âme et les vérités d’ordre moral qui lui imposent de graves obligations l’empêche aussi de les saisir : si les lois de la géométrie, a-t-on dit bien des fois, s’opposaient autant à nos passions et à nos intérêts présents que les préceptes de la morale, leur certitude serait contestée et combattue à grand renfort de sophismes.
Ce jugement n’a rien d’exagéré ; nous voyons tous les jours des consciences faussées par l’habitude du crime, appeler, avec une demi bonne foi, ce qui est bien, mal ; et ce qui est mal, bien. Tous vos beaux raisonnements, par exemple, ne convaincront jamais certains anarchistes que leur cause est injuste et immorale, si vous ne redressez d’abord leur volonté.
Il est donc aisé de comprendre que, pour recevoir l’empreinte fidèle de la vérité chrétienne, il soit nécessaire de l’étudier avec les dispositions dont le Christ nous offre le parfait modèle, et, autant qu’il se peut, de lui ressembler. L’un des traits humains les plus saillants de sa physionomie est l’humilité. Aussi l’exige-t-il tout d’abord de ceux auxquels il se communique : Et cum humilibus sermocinatio ejus. Au contraire, c’est de loin qu’il regarde l’orgueilleux qui, n’ayant rien que d’emprunté, se redresse pour traiter avec lui d’égal à égal. La bonté l’ayant poussé à se révéler, il devait sans doute se présenter à nous, environné de signes qui rendissent toute méprise impossible. Mais, en qualité de Seigneur et Maître, il avait en même temps le droit de s’imposer d’autorité à notre intelligence et à notre volonté, et de les contraindre à s’humilier devant les mystères cachés dans les abîmes de l’essence infinie.
Idéal achevé de la Justice et de la Sainteté, il exige moins de ceux qui l’approchent les dons d’une intelligence supérieure que l’excellence des dispositions morales. Et c’est de quoi il faut lui savoir un gré infini. Par là, il relève la valeur des convictions religieuses et en même temps les rend accessibles à toute bonne volonté. Si la facilité d’arriver à la foi, d’où dépend notre éternel avenir, se mesurait sur la pénétration d’esprit, le talent, le génie ou la science, et non sur la droiture d’âme et les efforts pour devenir meilleur, Dieu ne semblerait-il pas préférer à la culture morale la culture intellectuelle : ce qui, à coup sûr, ne pourrait manquer de nous choquer ?
La prière est à la fois un acte d’humilité et un acte de confiance en Dieu. Aussi est-ce l’un des moyens les plus nécessaires et les plus sûrs pour se préparer à la foi et obtenir du ciel plus de lumière et de force. Ce que disait le capitaine Marceau : « Je crois, parce que j’ai réfléchi et prié », combien de convertis pourraient le répéter ! Lancée d’un cœur humble et persévérant, la prière monte vers les cieux comme un trait acéré : elle pénètre, dit l’Écriture, la nue où Dieu se cache et en fait descendre la grâce comme une pluie fécondante sur une terre desséchée : Oratio humiliantis se penetrabit nubes. (Ecclesiastic., XXXV, 2.)
3. — Autre obstacle : les sens et le cœur.
Dieu s’éloigne de l’orgueilleux ; il se cache aussi à l’âme qu’absorbe le désir des jouissances terrestres. Elle n’est pas assez libre ni assez pure pour voir la vérité et la suivre. Elle ne se possède pas : comment se tournerait-elle vers Dieu ? Elle n’a de souci, elle ne vit que pour les objets dont elle est éprise. Si on lui parle d’une religion dont l’observation est incompatible avec l’état criminel où elle se complait, elle s’en détournera comme d’un souvenir importun.
Que ne fait pas l’esclave des voluptés pour se distraire et s’étourdir ? Mis, pour ainsi dire, de force en face des preuves de notre foi, il se tourne d’instinct vers les objections et s’ingénie à trouver des raisons qui le dispensent de croire. Il n’est pas rare alors que la Vérité, méconnue, se venge en se voilant par degrés, de sorte que la conscience, d’abord inquiète, finit par se tranquilliser un peu et s’assoupir dans une obscurité qui est presque la nuit. Ainsi, quand la vase monte du fond d’un réservoir à la surface, l’eau perd sa transparence et ne reflète plus rien de l’azur des cieux. Les rayons du soleil qui l’enveloppent de toutes parts sont pour elle comme s’ils n’existaient pas. Délivrée de ses éléments impurs, elle redeviendra une nappe limpide où se réfléchiront les astres du firmament : Heureux ceux qui ont le cœur pur, car ils verront Dieu. — Un jeune homme ayant un jour proposé au P. de Ravignan ses doutes contre la foi, l’illustre prédicateur, avant de discuter avec lui, le détermina d’abord à se confesser. Quand l’enfant prodigue se releva, pleurant de joie et de repentir, les objections qu’il croyait insolubles avaient disparu.
Certes, nous ne prétendons pas que les obstacles à la foi soient toujours de ceux qu’il coûte d’avouer, comme l’attrait des jouissances sensuelles ou la cupidité. Beaucoup plus rarement, à coup sûr, que parmi les catholiques croyants et surtout pratiquants, on rencontre assez souvent, parmi les protestants et quelquefois même parmi les incrédules, des personnes dont le sentiment est élevé, le caractère bienveillant, la vie honnête ou du moins exempte de ces scandales auxquels prédispose singulièrement la morale mondaine, autrement dite indépendante. Sur la haute mer du scepticisme, on voit de ces rares et privilégiés nageurs — rari nantes — qui se soutiennent plus ou moins longuement près de l’abîme où sombre la foule des libres penseurs.
Pourquoi ces âmes, qu’on dirait naturellement chrétiennes, que la morale de l’Évangile attire, se détournent-elles des dogmes qui en sont la base nécessaire, et restent-elles ainsi hors de l’Église ? Ne serait-ce pas la marque d’une certaine insouciance au sujet de leurs devoirs envers Dieu et de leur destinée ? On s’imagine avoir fait le tour des preuves de la religion, et l’on déclare n’être pas satisfait. De vrai, le catéchisme qu’on apprit autrefois, si on ne l’a pas oublié, n’a jamais été approfondi. Pendant que les objections courantes de la libre pensée continuaient de pénétrer sous mille formes dans l’esprit, l’instruction religieuse, qui aurait permis d’étouffer l’erreur ou de lui résister, loin de se développer, s’arrêtait brusquement ou même s’effaçait.
4. — On écarte ces obstacles par la docilité, l’esprit de sacrifice, la fidélité aux bonnes œuvres.
Chez ces hommes dont nous craindrions de médire, la distinction d’esprit, l’amabilité de caractère, rehaussées, si l’on veut, par une tenue correcte, s’allient aisément avec une indépendance d’esprit, souvent louable vis-à-vis des hommes, mais blâmable à l’égard de Dieu.
Sous une générosité réelle se cachent aussi les raffinements d’un égoïsme à peu près inconscient qui répugne à tout effort soutenu pour reconquérir la foi ; on ne veut pas rompre les attaches, renverser les obstacles qui séparent et isolent de Dieu. Comment un homme qui ne refuse à son esprit, à son imagination, à son cœur et à ses sens, aucun de ces désirs, aucune de ces jouissances ou de ces curiosités que la morale mondaine autorise, mais que la religion catholique condamne, enfermera-t-il sans quelque violence ses inclinations dans le cercle que lui trace la foi ? Il lui faudrait un désir du mieux plus intense, plus continu et qui se traduisît en actes. Il faudrait ne point admettre de degrés dans les renoncements nécessaires, ne point se réserver, comme Saül, la meilleure part dans les sacrifices que Dieu ordonne, en un mot se soumettre pratiquement à la vérité religieuse dans la mesure où elle se découvre, pour avoir le droit de dire qu’on est en règle avec sa conscience au sujet de la foi.
Le Christ est la vérité, mais la vérité en marche et vivante : via, veritas et vita. Pour le bien comprendre il faut l’imiter et le suivre. Toutes les bonnes œuvres rapprochent de lui. Les pratiques du christianisme observées avec un vif désir d’être éclairé ne manquent pas de réagir sur l’âme. Et qu’on ne dise pas qu’il est peu honnête d’agir extérieurement en chrétien sans avoir une foi parfaite, et qu’une telle conduite serait de l’hypocrisie. Comment voir un défaut de sincérité ou de prudence dans un homme qui, ayant à cœur de mener une vie vertueuse et agréable à Dieu, rentre d’abord dans le devoir autant qu’il dépend de lui, et travaille ensuite à mettre ses convictions en plein accord avec sa conduite ?
Sans doute, l’ordre logique demande que la raison soit avant tout instruite et éclairée. Et telle est la voie qu’il faut s’efforcer de suivre. Mais il serait téméraire de vouloir imposer des règles absolues aux opérations de l’Esprit divin ; celui-ci, avec une souplesse admirable, se fait tout à tous et, quand un esprit est droit, sait s’accommoder à sa méthode, fût-elle parfois extraordinaire. Il est des âmes qui ont besoin d’admirer et surtout d’aimer la religion pour la bien connaître et arriver à la certitude qu’exige l’acte de foi. En observant certains préceptes de la religion, elles en voient mieux la beauté, la grandeur et la sainteté. Et cette vue leur ouvre l’intelligence de ce qu’elles comprenaient mal. Au fond, c’est déjà la vérité qui se montre d’abord par ses côtés les plus aimables et se découvre peu à peu plus entièrement à mesure qu’on se rapproche d’elle et qu’on la chérit davantage.
N’est-ce point par ce détour que Maine de Biran a été amené à la foi ? Pressé par le sentiment de sa misère, il aspire d’abord à trouver au milieu des fluctuations de tout ce qui est mortel, quelque chose de permanent. Pour se rapprocher de Dieu qui seul ne passe pas, il tâche de devenir meilleur, il prie, il s’adonne aux « bonnes œuvres », et le goût suave et la profonde quiétude qu’il éprouve doublent les clartés de son intelligence, enfin initiée à la grâce de la foi : Gustate et videte quia suavis est Dominus. « J’ai vu, disait quelques jours avant sa mort le célèbre économiste Frédéric Bastiat, que la meilleure partie du genre humain est du côté des croyants : j’ai fait comme eux, j’ai pris la chose par le bon bout, par l’humilité » ; et, purifié par le sacrement de pénitence, il s’écriait en mourant : « La vérité, oh ! je vois enfin la vérité[25] ! »
[25] Aug. Nicolas, L’Art de croire, t. II, p. 9.
Cette méthode est conseillée par la prudence et n’offre guère que des avantages, quand un homme, en quête de la vérité dans l’ordre religieux, s’aperçoit que les ténèbres qui l’environnent tardent trop à se dissiper. Il voit bien, malgré toutes les difficultés qui l’arrêtent, que le catholicisme comparé aux autres systèmes de religion et de morale est sans contredit le mieux prouvé, le plus raisonnable, le plus logique, le plus admirable par les vertus qu’il suscite, la paix intérieure qu’il établit, l’espoir qu’il provoque et fortifie. Pourquoi, dès lors, craindrait-il de se tromper en soumettant son esprit et son cœur à cette règle souveraine, puisque, tout compte fait, c’est encore le parti le plus sûr ; puisqu’il est en droit de présumer, sur l’autorité de nombreux exemples, que la lumière tant souhaitée apparaîtra tôt ou tard à un degré suffisant pour calmer ses inquiétudes. Une noble convertie de l’anglicanisme, Lady Herbert de Lea, a traduit la même idée en une phrase saisissante dans sa pittoresque familiarité : « On s’imagine, dit-elle, qu’il est nécessaire d’avoir dissipé tous les doutes avant de franchir le dernier pas. Au contraire, il faut faire le plongeon pour en arriver à tout voir et à tout comprendre ; Dieu récompense de la sorte notre foi et notre simplicité[26]. »
[26] Comment j’entrai au Bercail, traduction de M. de Beauriez. Paris, 1898.
Si, d’ailleurs, quelqu’un n’a pas assez de foi pour se soumettre à des pratiques chrétiennes, il peut et doit au moins supplier le divin auteur de l’univers de l’éclairer et lui donner des gages de sa docilité. Fût-il tenté contre Dieu, c’est encore à lui qu’il faut demander la force et la lumière. Celui qui prie et ne se complaît pas dans le doute, porte en lui un germe de foi que la grâce de Dieu entretient et développe à travers les circonstances les plus diverses. Il grandit sous les douleurs, les deuils, les épreuves de toute sorte, sous les bonnes œuvres surtout, et un jour la conscience s’aperçoit avec joie qu’en elle s’est épanouie, pour ne plus se faner, la fleur céleste de la foi.
On ne s’étonnera pas de nous entendre nommer ici un sympathique et brillant poète, que nous avons l’honneur d’avoir pour voisin, et dont, sans quitter notre bureau de travail, nous apercevons, à cette heure, la calme demeure et le petit jardin, pâle image de la Fraisière. On devine M. Coppée. Lui-même nous racontait naguère, avec une émotion et un charme pénétrants, comment, sous la pression de la souffrance et le pieux souvenir de sa mère, a jailli dans son cœur la prière, qui l’a remis en pleine possession de la foi.