Du doute à la foi
CHAPITRE IV
LE DEVOIR ET LA MANIÈRE DE CROIRE
1. Doutes obsédants ; leurs causes. — 2. Remède : Appels à la raison et à l’intervention de la volonté. — 3. Elle est légitime, la foi étant un acte libre et vertueux, non moins qu’une conviction.
1. — Doutes obsédants ; leurs causes.
Dieu se manifestera donc tôt ou tard à celui qui le cherche de toute son âme et s’efforce de réaliser le bien dans la mesure où il se dévoile. Le point lumineux grandira de façon à dissiper tout doute sérieux. Même alors, cependant, pour ne point diminuer le mérite inhérent à la foi, Dieu proportionne sa lumière à nos besoins et, d’ordinaire, ne la prodigue pas. Toujours son objet, malgré les preuves irréfragables qui en montrent l’existence, reste lui-même dans un clair-obscur, impalpable et comme invisible.
C’est qu’une des conditions de l’acte de foi chrétienne est qu’il soit libre. Il est de sa nature que nous puissions, à notre gré, le poser ou bien l’omettre. Or comment pourrions-nous refuser notre assentiment à la divinité du Verbe, par exemple, si cette vérité, l’un des objets de notre foi, était en elle-même resplendissante de clarté. Alors, ce ne serait plus la foi, mais la science ; bien plus, s’il s’agit des vérités d’ordre surnaturel et des mystères, leur contemplation sans voiles serait la vision béatifique, acte d’intuition qui est le privilège des élus.
Entre celui qui croit, au sens propre du mot, et celui qui sait, la différence n’est pas dans un degré divers de certitude. Elle est en ceci, que l’homme de science saisit directement quelque chose de son objet. Il le voit tantôt en lui-même, tantôt dans ses causes, tantôt dans ses effets ou dans quelque rayon qu’il projette. Au contraire, croire ou faire un acte de foi, c’est admettre une chose qu’on ne voit point, sur l’autorité d’un témoin, qui sert ainsi d’intermédiaire entre nous et l’objet. Il est clair que si le témoin est bien instruit de ce qu’il raconte et d’une probité éprouvée, conditions qu’il est souvent aisé de constater, nous serons aussi sûrs des faits qu’il nous annonce que s’ils se passaient sous nos yeux.
Néanmoins, quand ces faits sont anciens, éloignés, d’un caractère extraordinaire, l’intelligence, surtout si elle est poussée par le mauvais vouloir, se voit sollicitée par des difficultés plus ou moins spécieuses. Elle est portée à contrôler avec plus de sévérité ces preuves qui sont des miracles.
Et puis, plusieurs des vérités qui font partie de la révélation sont non point inintelligibles en elles-mêmes, mais incompréhensibles à notre raison ; et ces mystères, par une sorte de réaction, jettent quelques ombres sur les événements qui en attestent du dehors l’absolue certitude. Aussi, quand la raison sera éclairée et convaincue, tous les nuages ne seront pas, pour cela, dissipés. Et, plus les vérités, fondées sur le témoignage le moins suspect, seront élevées, plus l’esprit devra faire effort pour se débarrasser de pensées troublantes qui, telles que des oiseaux de nuit, voltigeront autour de lui. Les croyances les plus fermes et les plus éclairées ne sont pas toujours à l’abri de ces inquiétudes qui devancent la réflexion. Du moment que le doute survient comme par surprise, sans acquiescement de notre part, la foi demeure indemne.
2. — Remède au doute : appels à la raison et à la volonté.
Si obsédant que soit le doute, lui résister est toujours un devoir. Et la tâche devient aisée pour celui qui a su approfondir, ne fût-ce qu’une fois en sa vie, l’une ou l’autre des preuves classiques de sa croyance. A la suite d’un attentif et loyal examen, il a été convaincu que la foi ne déprime pas la raison, mais la perfectionne ; que son objet est aussi bien prouvé que la plupart des faits historiques, dont nul ne s’avise de douter, et qu’il est non seulement légitime, mais rigoureusement obligatoire de s’y attacher. L’intelligence, éclairée par ces preuves convaincantes qu’elle ne perd pas de vue, sait que les doutes, d’où qu’ils viennent, sont imprudents et illogiques.
Dès lors, si spécieuses que soient les objections qu’on lui oppose, un homme sensé répondra comme répondait le chef des incrédules, Voltaire, à des difficultés analogues : « Si on vous prouve une vérité, cette vérité existe-t-elle moins parce qu’elle traîne après elle des conséquences inquiétantes[27] ? »
[27] Dialogues d’Éphémère. Second dialogue : Sur la Divinité. Édit. du Journal le Siècle, t. VI, p. 137. Même aveu dans ses Remarques sur le bon sens, éd. citée, t. IV, p. 746, et dans son Traité de Métaphysique, ch. II.
Eh bien, les faits sur lesquels repose ma foi sont aussi incontestables que les exploits de César. Ces faits prouvent que le Christ est Dieu et a fondé l’Église catholique. Il importe peu qu’entre les conséquences qui découlent de ces faits il y ait plusieurs mystères, c’est-à-dire des choses dont je ne comprends pas la nature, parce qu’elle dépasse infiniment mon intelligence. Ma raison tient les deux bouts de la chaîne et tranquillise ma foi sur les chaînons invisibles qui les réunissent ; si, d’ailleurs, toute certaine qu’elle est du bien-fondé de sa croyance, elle hésite et se trouble devant une difficulté qu’elle est impuissante à résoudre directement, elle trouve dans la volonté, pour l’aider à croire, un auxiliaire tout-puissant.
C’est le devoir de celle-ci d’intervenir. Pour déterminer indirectement l’acte de foi, il suffit qu’elle opère une salutaire diversion aux doutes importuns, qu’elle détourne l’esprit des difficultés plus ou moins imaginaires qui l’inquiètent et le ramène sur les raisons d’une valeur éprouvée qui le rassurent. Tel un matelot se dégage, de haute lutte, des récifs et des tourbillons puis, parvenu vers la haute mer, il ouvre ses voiles au seul vent favorable et se dirige droit vers le port.
En certaines circonstances l’action de la volonté est encore plus prompte et plus décisive. Obéissant à la voix de la raison et du devoir, sollicitée par les plus sacrés intérêts qui sont en jeu, elle peut et doit pousser directement l’intelligence, d’ailleurs suffisamment éclairée, à donner son assentiment, et l’entraîner, comme de haute lutte, à faire un acte de foi. Ainsi, un chef d’armée, sûr de la justice de sa cause, de l’excellence des dispositions prises avant le combat, surtout de la position avantageuse qu’il occupe et d’où il domine des ennemis sans valeur, imposera silence aux murmures de ses soldats timides et hésitants, et, s’élançant à la tête de ses meilleures colonnes, entraînera toutes ses troupes ralliées à la victoire.
3. — Ces appels à la volonté sont légitimes ; car la foi est un acte vertueux et libre non moins qu’une conviction.
Pourquoi cette double intervention de la volonté serait-elle illégitime ? Quel est l’homme qui, sans scrupule, n’écarte tous les jours, par un acte de volonté, des difficultés heurtant ses opinions, du moment que celles-ci lui semblent d’autre part suffisamment justifiées. Par un de ces appels à la volonté, Renan lui-même, si on l’en croit, posait quelques limites à son scepticisme et continuait de croire à la réalité du monde physique : « Le scepticisme subjectif a pu m’obséder par moments, écrivait-il dans ses Souvenirs d’enfance et de jeunesse ; il ne m’a jamais fait sérieusement douter de la réalité ; ses objections sont par moi tenues en séquestre dans une sorte de parc d’oubli ; je n’y pense pas. »
D’ailleurs bien que ce soit la volonté qui, au dernier instant, nous détermine à l’acte de foi, il n’en est pas moins vrai que croire est le fait de la faculté intellectuelle. Car à la raison seule il appartient de discerner le vrai du faux, de juger de la valeur du témoignage, sur lequel s’appuie et se mesure la foi ; et, suivant la confiance que mérite le témoin, de donner à la vérité qu’il propose tel degré d’adhésion.
La volonté attend donc d’être éclairée pour se porter vers l’acte de foi, qu’elle atteint, pour ainsi dire, par le dehors. Elle est comme le nerf de l’intelligence. L’une et l’autre faculté n’est pas moins nécessaire à l’homme pour croire aux vérités révélées, que l’œil, les ailes et les serres à l’oiseau pour découvrir et saisir sa proie.
En effet, placée seule en face des vérités révélées, l’intelligence humaine, faute de pénétration, les saisirait mal. Si elle n’était point faussée par les préjugés, elle regarderait, il est vrai, la révélation comme plausible et même digne de sa créance. Mais son assentiment, s’il se produisait, serait faible, hésitant. L’esprit, faute de cette évidence qui rend tout doute impossible, oscillerait sans cesse du oui au non, selon qu’il s’arrêterait aux arguments en faveur de la révélation ou à ceux qui lui sont contraires.
En toute hypothèse, cette adhésion serait le résultat exclusif d’une démonstration philosophique et se mesurerait uniquement sur elle. Or, un tel assentiment ne mérite point les louanges et les récompenses qui sont décernées à la foi. Elles ne lui conviennent que parce qu’elle est une vertu. Or, c’est le propre de l’acte vertueux et méritoire d’être essentiellement libre.
Concluons que toute âme a le droit et le devoir d’employer toute sa force de volonté pour devenir et rester croyante. Son libre arbitre, en arrêtant et maintenant la raison sur les plus solides preuves de la révélation, doit contribuer à produire en elle de fermes convictions religieuses. C’est à lui de l’entraîner ensuite, au travers de quelques obscurités plus apparentes que réelles, vers une entière adhésion à la parole de Dieu. Celui-ci, étant la vérité souveraine comme il est la bonté infinie, exige l’hommage complet de notre intelligence et de notre cœur. C’est son droit de ne vouloir être cru ni aimé à demi ; et il manquerait certainement quelque chose à l’hommage de notre esprit et de notre cœur, s’il n’était à la fois libre et absolu.