Du Niger au golfe de Guinée par le pays de Kong et le Mossi, tome 1 (de 2)
Sterculia cola ou Sterculia acuminata.
1. Rameau florifère, 1/4 nature. — 2. Fruit entier, 2/3 nature. — 3. Fruit ouvert, 2/3 nature. — 4. Graine, grandeur nature.
Le même fait n’existe-t-il pas un peu plus au sud, pour les transactions entre les Lô ou leurs voisins, avec les comptoirs de la Côte de l’Or et des Graines ? Est-ce que les gens de Kinjabo ont jamais laissé aller à nos comptoirs d’Assinie et de Grand-Bassam un habitant de l’intérieur ? Jamais ! ils vivent de courtage, ils y trouvent un trop gros bénéfice probablement, et emploient tous les moyens pour éviter qu’il ne leur échappe.
Il y a là une zone qui semble vouloir se dérober à l’exploration, et plusieurs tentatives ont déjà échoué au départ des Européens voulant se diriger de la côte vers le nord. La rivière Comoé n’a été remontée qu’à quelques milles, par Héquart, qui fut abandonné par ses porteurs sur l’instigation des gens de Kinjabo. Les employés de comptoirs n’ont jamais dépassé Kinjabo. Espérons que, cette fois, les habitants de la côte seront moins rebelles, et qu’avec de la patience, de la diplomatie, et l’aide de Dieu, je passerai. Je pense que déboucher à la côte est moins difficile que la pénétration en partant de la côte. Les raisons à donner pour la pénétration sont quelquefois difficiles à faire comprendre, et l’on est toujours un peu suspect, tandis que lorsqu’il s’agit de déboucher on a une excellente raison à donner en disant simplement « que l’on regagne sa patrie », ce qui est vrai.
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Dans son livre Au Soudan Français, mon ami le capitaine Péroz donne des renseignements empreints d’une grande exactitude sur la vie et les conquêtes de Samory.
M’étant, pour mon compte, livré à de nombreuses investigations, j’ai pensé qu’il ne serait pas sans intérêt de les exposer à nouveau sommairement en les complétant et en rectifiant quelques dates erronées.
La genèse de l’œuvre de Samory m’a été racontée d’une façon qui diffère sensiblement de celle qui a été communiquée au capitaine Péroz. Sans vouloir préconiser ma version, j’ai pensé qu’il serait curieux de la présenter au lecteur pour lui faire sentir la différence de l’interprétation de certains faits, suivant qu’ils sont racontés à la cour même de Samory, comme c’est le cas pour Péroz, ou par des gens plus ou moins étrangers ou même hostiles aux événements qui ont marqué le commencement de la fortune de Samory.
« D’après la version contée au capitaine Péroz, la mère de Samory fut enlevée par les guerriers de Sori Ibrahim, marabout fort en renom, chef du Torokoto et suzerain de sa ville natale (Sanancoro). Samory, qui aimait beaucoup sa mère, s’en fut trouver ce chef, lui offrant ses services en échange de la liberté de sa mère Sokhona Kaméra. Ce chef refusa d’accéder immédiatement à son désir, mais laissa à Samory l’espoir de lui rendre sa mère si les services rendus ultérieurement étaient suffisants.
« Samory accepta avec reconnaissance la proposition de Sori Ibrahim et demanda à servir à la guerre, se cramponnant ainsi à l’espoir de voir rendre la liberté à sa mère. Il fit partie de plusieurs expéditions où il se distingua, mais n’obtint sa liberté et celle de sa mère qu’au bout de sept ans sept mois et sept jours de service.
« De retour chez son père, Samory prit du service auprès de Bitiké Souané, roi du Torong, comme chef de ses troupes. Bientôt Samory était devenu l’idole des guerriers du Torong, et, tout en laissant à Bitiké son autorité nominale, il disposa en maître de l’armée.
« Une victoire que Samory remporta en 1866 contre Famodou, chef du Kounadougou, eut un grand retentissement dans le Konia, qui se souleva contre Sori Ibrahim et appela Samory en libérateur ; Sanancoro, sa ville natale seule, lui ferma ses portes et ce ne fut qu’au bout d’un siège de six mois, que Samory réussit à s’en emparer ; puis, en ayant relevé ses murs, il en fit sa résidence habituelle. »
Si les événements se sont passés ainsi, la conduite de Samory serait toute digne d’éloges, et celle de Sori Ibrahim, qui le retint sept ans sept mois et sept jours prisonnier, serait blâmable. Mais ces sept ans sept mois et sept jours sont un peu des chiffres légendaires, il faut bien l’avouer, et la date de 1866 est inexacte ; il serait donc téméraire de porter tout de suite un jugement sur les actes qui ont amené Samory au pouvoir.
En 1887, époque à laquelle mon camarade Péroz fait le récit des exploits de Samory, il dit : « Il y a vingt-sept ans vivait à Sanancoro », etc., ce qui nous reporte à 1860. Or Samory était absent au moment où sa mère fut faite captive ; il ne revint que dans le courant de cette même année, ou même peut-être au commencement de l’année suivante. Si donc nous comptons le séjour de Samory chez Sori Ibrahim depuis le 1er janvier 1861 environ, et que nous considérions qu’il est resté sept ans sept mois et sept jours chez ce chef, nous ne pouvons reporter sa rentrée dans le Konia, avec sa mère, que tout à fait vers les derniers jours de l’année 1867, ou les premiers de 1868.
Il faut bien admettre que la confiance de Bitiké Souané ne se gagna pas en quelques mois, et que l’influence de Samory ne commença réellement à se faire sentir dans l’armée de Bitiké que quelques années plus tard, c’est-à-dire vers une époque que nous pourons sans trop grosse erreur faire correspondre aux années 1870-71. En tout cas, il est impossible d’admettre que la lutte de Samory contre Famadou ait eu lieu en 1866, comme l’indique l’auteur déjà cité, puisqu’à cette époque Samory était encore chez Sori Ibrahim. Il vaut donc mieux admettre que ces faits se sont passés plus lentement et à une époque plus récente, puisque le siège de Sanancoro seul a duré environ six mois. D’après le témoignage des gens du Ouorocoro, la prise de Sanancoro aurait eu lieu en 1873 ; il me paraît prudent de conserver cette date, qui correspond en effet à mes propres calculs.
Maintenant que nous avons exposé comment on dit à la cour de Samory que les événements se sont déroulés, nous allons raconter fidèlement la version que nous avons recueillie au cours de notre voyage.
En 1860, Samory avait environ 25 ans ; il habitait alors Bissandougou où, dit-on, il naquit. Son père, nommé Lanfia Touré, était d’origine mandé-dioula, tandis que sa mère, Sokhona Kaméra, était d’origine malinké. C’étaient de pauvres gens, vivant du commerce peu lucratif des kolas qu’ils transportaient de Maninian sur les marchés du Ouassoulou.
Dans une des guerres qui désolent périodiquement ces régions, Samory et sa mère furent faits prisonniers et conduits dans le Modioulédougou. En route, Samory réussit à s’échapper et vint se réfugier à Médina dans le Ouorocoro. Ce pays était commandé par un marabout vénéré nommé Sori Ibrahim, mais connu aussi sous le nom de Fodé-Birama. Ce musulman, auquel on amena Samory, le fit aller à son école et l’instruisit lui-même dans les principes du Koran, le traitant avec la plus grande bienveillance.
Sori Ibrahim fit à plusieurs reprises la guerre au Modioulédougou, au Gankouna et au Toukoro ; Samory eut toujours la bonne fortune d’accompagner son maître. Dans plusieurs de ces affaires le jeune homme se distingua par sa bravoure ; son maître et chef, pour l’en récompenser, lui donna un certain nombre d’esclaves. Mais les succès grisèrent Samory, il voulait commander dans la maison de son bienfaiteur ; de sorte qu’un jour de mauvaise humeur, Sori Ibrahim lui assena un coup de bâton dans la figure (ce coup de bâton est attribué à Bitikié Souané d’après la version racontée au capitaine Péroz), et bientôt Samory fut forcé de quitter la cour de Sori-Ibrahim avec ses esclaves et de faire retour à Bissandougou (1868). De sa mère, il n’en est point question.
A Bissandougou, il ne prit pas de service auprès de Bitikié Souané. Ce chef était vieux et n’avait que peu de guerriers ; du reste, Samory, à ce moment-là, s’il rêvait au pouvoir, ne songeait qu’à se créer des partisans, et pour cela il reprit son métier de marchand avec ses captifs ramenés du Ouorocoro.
Au bout de quelques années, le nombre de ses esclaves avait augmenté assez sensiblement pour poser Samory parmi les gens les plus influents de Bissandougou ; de sorte qu’à la mort de Bitikié Souané il n’eut pas de peine à se faire accepter comme chef de village. Ceci se passait à peu près en 1870-71.
Deux ans plus tard, en 1873, un nommé Famodou, descendant de Bitikié Souané, établi aux environs, marcha avec ses partisans contre Samory ; les deux partis se rencontrèrent non loin de Bissandougou. Samory battit les guerriers de Famodou, s’empara de sa personne et le fit décapiter sur la place du village.
Ce fait d’armes, insignifiant en apparence, eut cependant un grand retentissement ; tous les villages des environs vinrent se ranger sous la bannière de Samory. Le Komo, le Torong et le Konia, habilement préparés par les émissaires de Samory, se détachèrent de Sori Ibrahim et le proclamèrent leur chef. Seule Sanancoro ne voulut pas se rendre, pour se conserver à Sori Ibrahim. Samory alla assiéger cette petite ville, qui ne se rendit qu’au bout d’un siège de six mois, en releva l’enceinte, et en fit sa future capitale et citadelle. (Fin 1873.)
1874. — Sori Ibrahim, en guerre contre le Kabadougou, ne peut songer à chasser Samory du Konia, ce qui fait penser, dans le pays, qu’il craint de se mesurer avec lui, et augmente le nombre des partisans de Samory, qui accourent de tous côtés.
Maître de la situation, Samory songe à augmenter ses territoires et à se constituer un empire à l’aide des provinces de Kankan Mahmadou, dont l’empire a commencé à se désagréger à la mort de ce souverain, et n’a fait que s’amoindrir depuis la défaite de ses deux fils à Kangouéla et à Niako en 1870.
1874-1875. — Samory s’empare, presque sans un coup de feu, de toutes les provinces sud du Ouassoulou.
1875. — Alliance offensive et défensive de Samory avec le Mamby de Kangaba.
1875. — Guerre de Kankan Mori contre le Sankaran : alternative de succès et de revers ; finalement Moriba, frère de Kankan Mori, est pris et tué par les guerriers du Sankaran, ce qui force Kankan Mori à acheter l’alliance de Samory par un fort cadeau en or.
1876. — Guerre de Samory, de concert avec Kankan Mori, contre le Sankaran : Victoire des armées alliées et mort de Barou Famadou, chef du Sankaran. — Partage des provinces conquises : le Sankaran, le Diouma, le Kouroulamini tombent entre les mains de Samory, pour sa part.
1877. — Sori Ibrahim profite de l’éloignement de Samory pour chercher à reprendre le Konia, et envoie ses deux fils Amara et Mori-Laé avec une armée dans le Sankaran et le Konia.
Samory, occupé dans le Diouma, envoie une partie de ses troupes sous les ordres de ses deux frères, Kémébirama et Maninka Mory, contre les fils de Sori Ibrahim, dont ils s’emparent et que Samory fait mettre à mort à Bissandougou.
1878. — La campagne terminée, Samory déclare la guerre à Kankan Mori qui a refusé de marcher avec lui : Victoire de Kémébirama et de Maninka Mory sur les troupes de Kankan Mori et investissement de Kankan.
1879. — Reddition de Kankan après un siège de dix mois, et prise de Kankan Mori, encore prisonnier de Samory.
1879-1880. — Sori Ibrahim fait une nouvelle tentative contre Samory et veut venger la mort de ses fils, profitant de ce que Samory est occupé contre Kankan Mory. Samory lui oppose un de ses lieutenants nommé Modi Diân Fing, qui est battu ; Samory prend le commandement de toutes ses troupes, et se porte dans le Ouorocoro. Après plusieurs jours de luttes les troupes de Sori sont battues près de Ouorocoro et de Ouomalé ; lui-même est fait prisonnier.
Sori Ibrahim fut condamné à la prison perpétuelle et chargé par Samory de prier Dieu pour le succès de ses armes. Ce malheureux serait encore actuellement détenu, quoique certaines personnes affirment qu’il est mort il y a quelques années.
1880. — Samory, débarrassé de Kankan Mori et de Sori Ibrahim, prend le titre d’émir El-Mouménin (commandeur des croyants).
1881. — Campagne victorieuse dans le Toukoro. Alakamessa, sous-lieutenant indigène aux tirailleurs sénégalais, est envoyé en mission chez Samory par le colonel Desbordes ; il rejoint Samory à Guéléba (Ouorocoro).
1882. — Kémébirama ou Fabou, frère de Samory, après avoir pris les provinces nord du Ouassoulou, marche sur le Ségou avec Famako (voir page 14).
Siège de Kéniéra et reddition de cette place le 19 février ; la colonne du colonel Borgnis-Desbordes arrive trop tard à Kéniéra (le 25 février seulement) pour secourir cette ville.
Samory franchit le Niger en septembre, se porte jusqu’aux environs de Niagassola, mais n’ose pas attaquer Kita qu’il sait en état de résister.
Il regagne le Niger et complète la conquête du Ouassoulou.
Dans cette même année, il charge un almamy du Ouassoulou de la conquête du Gankouna et du Toma.
1883 (commencement). — Prise du Gankouna et mise à mort de son chef Sakhadigui.
1er avril. — Samory, passé sur la rive gauche du Niger, occupe Sibi et menace Bammako. Le colonel Borgnis-Desbordes le bat complètement le 2 avril au marigot d’Oyako.
20 avril. — Poursuite de Samory par le colonel Desbordes qui ne réussit pas à le joindre. Samory repasse le Niger.
1883. — Tari Mori, lieutenant de Samory, ravage les provinces situées entre le Baoulé et le Bagoé, s’établit dans le Ganadougou à Komina et Saniéna, rive droite du Bagoé, et pousse ses colonnes jusque dans le Bolé et le Baninko.
1884. — Liganfali, lieutenant de Samory, s’empare du Soulimana et de sa capitale Falaba.
1885. — Fabou ou Kémébirama et Samory ont envahi le Manding et le Bouré. Défense héroïque du capitaine Louvel, bloqué dans le tata de Nafadié par les troupes de Samory. Il est, après un siège de plusieurs jours, dégagé par la colonne Combes. Retraite de nos troupes sur Niagassola, combat du marigot de Kokoro. Retraite des troupes de Samory sur le Bouré.
Mai-juin 1885. — Liganfali, après la prise de Falaba, est invité par le gouverneur de Sierra-Leone, sir Samuel Row, à venir à Sierra-Leone. Entrée triomphale de ce chef au son de 21 coups de canon.
1885. — Amara Diali, griot de Samory, s’empare et ravage le Folou, le Kabadougou, le Yorobadougou et reçoit la soumission de Tengréla, qui chasse, quelques mois après, les gens de Samory et recouvre son indépendance.
Sékou Momi menace le Ouorodougou et fait accepter à ce pays le protectorat de Samory.
1886 (commencement). — Les troupes de Samory sous les ordres de Maninka Mory ont envahi le Birgo, le Gadougou et le Gangaran ; elles menacent Niagassola et Kita. Le combat de Farki Ndjingo les force à la retraite et amène Samory à témoigner le désir de traiter des conditions de paix. Le capitaine Tournier est chargé de négocier le traité, qui n’est pas ratifié en France. Diaoulé Karamokho, fils de Samory, est amené en France.
1886. — Incursion de Tiéba dans la région entre Bagoé et Baoulé. Il livre combat aux troupes de Samory à Baffa et à Diakha (un jour de marche du Baoulé).
1887. — Retour de Diaoulé Karamokho chez Samory. Le capitaine Péroz fait signer un traité à Samory par lequel il nous abandonne en toute propriété toute la rive gauche du Niger et place tous ses pays de la rive droite sous notre protectorat.
Mars 1887. — Départ de Samory pour son expédition contre Tiéba ; siège de Natinian.
Mai. Siège de Sikasso.
Juillet. Reddition de Natinian. Samory continue inutilement de bloquer Sikasso.
Août 1888. — Retraite des débris de l’armée de Samory qui n’est pas parvenu à s’emparer de Sikasso.
Nous venons de voir comment Samory s’était peu à peu créé un très vaste empire, aussi croyons-nous qu’il n’est pas sans intérêt de dire comment et par quels moyens il y est arrivé, comment son pays est organisé et ce que nous pouvons espérer de cet allié.
Samory possède toutes les qualités physiques et morales pour entraîner et fanatiser des peuples aussi crédules et aussi superstitieux que les nègres. Pour augmenter son prestige contre les peuples qu’il vent soumettre, il emploie surtout la terreur. Dans son pays, on ne prononce jamais son nom. Tout individu qui aurait l’audace de le désigner autrement que par le titre d’almamy aurait immédiatement la tête tranchée. C’est le despotisme dans toute l’acception du mot.
Son œuvre n’est pas comparable à celle d’El-Hadj Omar, qui poursuivait au moins un but, celui de créer un vaste empire musulman.
Samory n’en est pas là : chez lui, l’organisation religieuse est à peu près nulle, et le Coran ne préoccupe pas outre mesure ses sujets ; il y a bien dans quelques villages une mosquée, ou plutôt un emplacement servant de lieu de prières, mais le salam est chez lui une chose secondaire. La seule stricte observation du Coran est la défense, sous peine de mort, de boire du dolo. Encore cette prescription ne lui est-elle pas suggérée par les lectures saintes, elle a tout simplement pour but d’augmenter les ressources en céréales, maïs, mil et sorgho, destinées à nourrir tous les gens qui constituent la maison de l’almamy, femmes, esclaves, guerriers, et d’alimenter les colonnes expéditionnaires.
Nous avons parlé déjà de l’obligation de chaque village de cultiver pour l’almamy un champ dont la surface n’est nullement proportionnée au nombre d’habitants, mais qui est laissé au libre arbitre des dougoukounasigui et des sofa sous leurs ordres. Eh bien, les produits de ces champs ne suffisent pas, à cause de l’immense gaspillage : il lui faut encore s’emparer des récoltes sur pied de tous les malheureux Bambara sans défense, et de celles des habitants des pays nouvellement annexés.
Un tel état de choses ne peut faire prospérer un pays. Du reste, de budgets il n’y en a pas, les ressources directes ou indirectes ne sont pas organisées, et aucune fonction n’est rétribuée.
Il faut un train de maison à Samory et à sa cour, il lui faut récompenser les gens qui lui rendent service et donner à ses chefs de colonne les moyens de pourvoir à l’organisation de leurs troupes, achats de chevaux et de munitions, d’armes et d’effets.
Comment payer tout cela :
1o En laissant tout le monde piller un peu à l’aise ;
2o En organisant des razzias d’esclaves, car chez Samory le but de toute expédition est de se procurer de nouvelles ressources à l’aide d’esclaves.
Samory n’est qu’un marchand d’esclaves, le fournisseur des marchands maures du Sahara.
Dans ces dernières années et pendant le mémorable siège de Sikasso, ne faisant que bien rarement de prisonniers, Samory a été forcé de vendre une partie de ses propres sujets pour se procurer des chevaux et de la poudre.
Aussi aujourd’hui quelques-unes de ses provinces ne sont qu’une immense ruine : 1,7 habitant par kilomètre carré ! Je n’y connais pas un seul centre ayant 2000 habitants.
La population, déjà très réduite, ira sans cesse en décroissant ; la dernière guerre va encore la faire diminuer dans de fortes proportions. Les souffrances physiques endurées par tout ce qu’il y a de valide dans le pays pendant dix-huit mois ne sont pas faites pour augmenter la population. Car, en dehors des hommes et des guerriers employés à la colonne, tout ce qu’il y avait de valide, hommes, femmes, enfants, a été employé au service des vivres et du ravitaillement en munitions, ce qui n’est pas le service le moins fatigant.
On peut estimer les pertes de Samory, par le feu, la famine et les prisonniers faits par Tiéba, à environ 10000 individus.
Le nombre de ses sujets vendus et des gens qui ont émigré vers des régions plus clémentes ne peut être évalué, même approximativement.
A quelles étranges circonstances devons-nous ce triste résultat d’avoir réussi à mettre sous notre protectorat au bout de sept ans de labeurs, après d’aussi lourds sacrifices en hommes et en argent, un pays comptant 280000 habitants au lieu de près de 2 millions ?
A l’indécision dont nous avons fait preuve dans la politique suivie au Soudan.
A la fin de la campagne 1882-83, le colonel Desbordes avait fidèlement rempli le programme qui lui avait été tracé : « Se porter sur le Niger et créer une ligne de postes reliant ce dernier fleuve au point terminus de la navigation du Sénégal ».
Une nouvelle ère devait commencer, celle qui en réalité doit suivre la conquête, c’est-à-dire l’ère de l’organisation pratique des pays nouvellement conquis et de leur mise en valeur ; en un mot, il s’agissait de livrer à l’exploitation industrielle, commerciale et agricole les vastes territoires que trois campagnes glorieuses avaient annexés à notre vieille colonie du Sénégal.
Mais là ne devaient pas se borner nos efforts, et parallèlement à l’ère d’organisation devait se poursuivre un autre but : « continuer la pénétration ».
Notre influence et notre autorité bien assises auraient certainement eu pour résultat la substitution d’un commerce honnête aux infâmes pratiques de brigandage, de la traite et de l’esclavage.
Pour cela il importait en premier lieu d’arracher les populations de la rive droite à la tyrannie de Samory, il aurait fallu abattre la puissance de ce marchand d’esclaves.
Il y avait donc encore à faire et je n’apprendrai rien de nouveau à ceux qui ont collaboré avec le colonel Desbordes, car tous en étaient intimement convaincus.
A ce moment, les populations opprimées par ce tyran de Samory imploraient notre secours et réclamaient notre protectorat ; de tous côtés nous arrivaient des émissaires nous demandant de les protéger et nous offrant leur alliance.
On sait comment ni l’un ni l’autre de ces buts n’ont été atteints complètement.
Les crédits successifs demandés au pays avaient indisposé nos législateurs contre l’œuvre du haut fleuve. Et il ne pouvait en être autrement, les crédits affectés à la construction de la ligne de chemins de fer avaient été engloutis par une coupable négligence. A Paris on ne voulait plus entendre parler de rien.
De 1883 à 1889, on a immobilisé sans profit dans le triangle Kayes-Yamina-Siguiri des forces qui, sous prétexte de ravitailler nos postes, appauvrissaient le pays en dévorant ses ressources, tandis que pour la même dépense de crédits on aurait pu établir notre influence du Sénégal au Tchad et du Tchad au Congo.
Loin de nous aliéner la sympathie de tous les pays actuellement sous la domination de Samory et de Tiéba, nous aurions au contraire été reçus et accueillis par eux en libérateurs. De simples traités d’amitié et de commerce conclus avec les diverses confédérations de la boucle du Niger auraient assuré notre suprématie en nous donnant le monopole du commerce dans la boucle entière du Niger.
Quand comprendra-t-on que l’organisation en confédérations est la seule qui puisse assurer la prospérité des peuples noirs ? A l’aide d’alliances sagement conclues sous notre patronage, elles auraient pu étouffer l’avènement de n’importe quel aventurier et limiter sa puissance.
Chez les nègres plus que partout ailleurs, où le despotisme existe au plus haut degré, où l’organisation doit être substituée à la rapine et au brigandage, il ne faut pas de grosses agglomérations de territoires soumises au même individu.
Qu’un chef se fasse appeler Damel, Brack, Bour, Massa, Almamy, Naba, dès qu’il commande à une population de plus de 25000 âmes il doit être supprimé, sans quoi il dévaste au lieu d’organiser et de régénérer.
CHAPITRE IV
Séjour à Bénokhobougoula. — Cadeau à Samory et à ses femmes. — Le harem de l’almamy. — Le Baniégué. — Du tabac. — Nouvelles de la colonne : difficultés à se ravitailler. — Je me décide à quitter Bénokhobougoula. — Lettre à Samory. — Départ sans guide. — Égaré dans une ruine. — Arrivée sur les bords du Banifing. — Ouarakana et Caillié ; traces d’éléphants. — Tiong-i. — Départ pour Tengréla. — Accueil peu encourageant à Tintchinémé. — Conversation avec un Mossi. — Des poissons. — Menaces du chef de Tengréla. — Pourquoi l’on me nomme Diara. — Retraite de nuit sur Gongoro. — Position difficile à Tiong-i. — Population de Tiong-i. — Chasse aux iguanes. — Les Haoussa. — On cultive le safran indien. — Retour d’un courrier envoyé à Bammako. — Mort de ma mule. — Pourparlers avec Fourou. — Nouvelles de la colonne. — Indusstrie de Tiong-i. — Départ pour Fourou. — Le dolo, superstition de mon hôte. — Comment les noirs appliquent les préceptes et maximes. — Arrivée sur les bords du Bagoé. — Des termites comestibles. — Fourou, description de la ville, de ses fortifications. — Le culte des morts. — Les Soubakha. — Industrie. — Défiance de quelques habitants. — Le marché. — Nouveaux comestibles. — Histoire de Fourou. — Les habitants cachent leurs richesses. — Concours de beauté. — Du Peul et de l’élevage. — Le bois sacré. — Famine chez Samory. — Excursions aux environs. — Je réussis à me faire conduire chez Pégué, chef de Niélé (Follona).
Ma première visite en arrivant a été pour le vieux Bénokho, chef du village et de la région environnante appelée Mpéla.
Je lui fais quelques cadeaux pour la façon bienveillante dont il avait accueilli mon personnel et pour le remercier des vivres qu’il me donne.
Le restant de la matinée a été consacré à préparer les cadeaux destinés à Samory et à Karamokho. Un sofa qui m’a accompagné jusqu’ici doit se charger de les lui faire parvenir.
Voici la liste détaillée de tout ce que j’ai envoyé à Samory et à Karamokho avec le prix de revient des objets en France :
| Fr. | c. | |||
|---|---|---|---|---|
| 1 fusil double, à pierre, canons gravés or, plaque de couche et sous-garde en cuivre doré | 90 | » | ||
| 1 paire pistolets, crosse ébène, incrustés argent, canon de 45 centimètres | 60 | » | ||
| 1 paire pistolets à piston à canons superposés | 54 | » | ||
| 1 pistolet ordinaire | — | 15 | » | |
| 5 boîtes de capsules | — | 2 | 50 | |
| 3 pièces étoffes imprimées | — | à 8 25 | 24 | 75 |
| 1 pièce étoffe brodée de perles argent | 40 | » | ||
| 1 tapis de selle en velours rouge brodé en galon or | 35 | » | ||
| 1 pièce de velours rose | 30 | » | ||
| 4 flacons odeur à 0 fr. 65 | 2 | 60 | ||
| 2 tabatières à 1 fr. 45 | 2 | 90 | ||
| 12 grelots, 2 rasoirs, 1 paire ciseaux, boutons assortis et 5 calepins | 15 | » | ||
| 2 écharpes, banderoles de sabre brodées en soie | 6 | » | ||
| 1 rouleau tissu façon or, gaze | 20 | » | ||
| 1 rouleau — plomb | 20 | » | ||
| Ganses et galons divers | 10 | » | ||
| 6 fichus en soie de couleur assorties pour ses femmes | 9 | » | ||
| 1 harmonica | 1 | 45 | ||
| 1 boîte de thé | 3 | » | ||
| 110 cartouches | 44 | » | ||
| 1 couverture | 6 | 50 | ||
| Total | 491 | 70 | ||
| Le tout renfermé dans une malle fermant avec un cadenas | 25 | » | ||
| 516 | 70 | |||
| Au total et en chiffres ronds 500 francs, ce qui fait dans le pays environ 2000 francs. | ||||
Dès que tout fut prêt, le sofa réquisitionna deux porteurs et se mit en devoir de regagner Sikasso.
Puis ce fut le tour des femmes de l’almamy, auxquelles je fis parvenir le cadeau quelques instants après leur avoir fait visite.
Voici le détail de ce que je leur envoyai :
| Fr. | c. | |
|---|---|---|
| 12 colliers en corail avec fermoir en or | 24 | » |
| 12 bracelets en corail | 12 | » |
| 1 pièce dentelle | 3 | » |
| 1 rouleau étoffe | 20 | » |
| 1 rouleau gaze | 20 | » |
| Et sur leur demande 6 rasoirs (dont je me dispense de désigner l’usage) | 12 | » |
| Au total | 91 | » |
Les épouses de l’almamy sont logées dans un petit groupe de cases entouré d’un palanquement en bois, à l’ouest et à 500 mètres du village. Elles ont à leur service quelques vieilles femmes de griots, et ont comme homme d’affaires ou majordome un vieux Sonninké, diawara du Kingui, qui sait lire et écrire l’arabe.
Les femmes de l’almamy sont au nombre de vingt ; six d’entre elles sont mariées depuis plusieurs années, les quatorze autres sont des jeunes filles de huit à quinze ans qui attendent que leur seigneur et maître veuille bien les admettre dans son home. Quand l’almamy passe dans une région et qu’il remarque des petites filles qui lui plaisent, elles sont immédiatement envoyées dans un de ces dépôts. Peu d’entre elles sont filles de chefs, il puise partout. On pourrait supposer que son choix ne porte que sur des beautés exceptionnelles. Loin de là, il y en a peu de jolies parmi celles que j’ai vues au camp et ici.
Femmes de Samory et leur surveillant.
Leur condition n’est pas heureuse, la plupart d’entre elles ont été le jouet d’un caprice de l’almamy, puis elles sont délaissées ; mais, pour faire voir qu’il en possède beaucoup, il en emmène partout où il va. Il doit en avoir à peu près une centaine ; les femmes d’ici m’ont dit : un peu plus de quatre-vingts. La plus grande partie des femmes se trouve actuellement à Koussan (Ouassoulou), à Niako et à Sanancoro. Ces trois villes sont en quelque sorte les capitales des États de Samory.
Ces femmes sont gardées par de vieilles dialimousso (femmes de griots) et placées sous la haute surveillance du vieux Sonninké du Kingui. Personne n’ose leur adresser la parole : une simple politesse de la part d’un sujet de ce tyran est punie de mort ; aussi, quand une fama mousso (femme de roi) passe dans le village, tout le monde se range.
Deux des femmes d’ici sont enceintes ; elles m’ont confié qu’elles voudraient bien mettre au monde un garçon, la mère qui a une fille étant à peu près sûre d’être délaissée tout à fait par Samory.
Toutes ces femmes sont à peu près vêtues de la même façon : elles portent, les jours ordinaires, un pagne du pays, bleu rayé de blanc, et s’enveloppent les épaules et le haut du corps d’un morceau de calicot blanc dont la bordure est effilochée. Les jours de fête, le calicot est remplacé par de la mauvaise florence, jaune, rouge, verte, violette, etc. Les petits anneaux d’or des oreilles sont remplacés par d’autres boucles en or du poids de 100 grammes environ. Comme ce serait gênant de porter un poids semblable suspendu à l’oreille, à chacune de ces boucles est adaptée une chaînette plate en argent, de fabrication européenne, qui se passe, celle de droite, à gauche du cimier de la coiffure, celle de gauche, à droite ; les chaînettes forment ainsi une croix sur le front.
La coiffure en casque est très répandue sur cette rive-ci ; elle est analogue à celle des femmes du Khasso (Soudan français), mais toutes les femmes de l’almamy l’agrémentent d’une petite tresse de cheveux qui retombe sur le front et qui descend jusque entre les deux sourcils. C’est aussi la coiffure des femmes du Sankaran. Un collier en cuir, sur lequel sont fixées des cassolettes en or ou en argent, complète cette toilette de gala.
Ces gros pendants d’oreilles sont en forme d’anneaux et hérissés de petites tiges en or semblables à des branches de corail. On obtient cela avec de l’or fondu dont le modèle a été façonné dans de la cire.
Les branches ne sont pas nettoyées, on y aperçoit des boursouflures et des grains de sable. Cette orfèvrerie est bien au-dessous de celle qu’obtiennent nos forgerons-orfèvres du bas fleuve avec le filigrane.
Les effets et les parures d’une de ces femmes constituent environ la valeur de 1000 francs ; les 100 femmes ont donc coûté 100000 francs à l’almamy. Que de mères ont eu leurs enfants vendus et combien de villages l’almamy a-t-il détruits pour procurer ce luxe à ses femmes ! car le monarque n’a pas d’autres revenus que ceux que lui crée la chasse aux esclaves.
Mardi 11 octobre. — Je viens de passer deux jours pleins à manipuler mes marchandises : l’humidité a pénétré partout, les objets en fer et en acier sont tous légèrement rouillés, le cuivre terni, les étoffes sentent le moisi, ma pauvre petite bibliothèque est dans un triste état, les reliures sont décollées et les pages collées ensemble.
J’ai eu tellement de déceptions avec mon appareil photographique, que je dois me résigner à le renvoyer à Bammako, par un de mes captifs libérés qui porte en même temps mon courrier. J’avais soixante-cinq très bonnes plaques que j’ai eu tant de mal à développer et à conserver, et dans une nuit de rosée beaucoup d’entre elles ont été détériorées.
Ce matin, je les ai trouvées recouvertes de champignons. Elles étaient cependant séparées les unes des autres par des feuilles de papier buvard et enfermées dans des boîtes en carton, le tout protégé par une triple enveloppe de coutil. C’est vraiment décourageant de s’être donné tant de mal pour le développage, d’y avoir passé tant de soirées pour arriver à un semblable résultat.
Les autres marchandises détériorées, je les fais vendre au marché contre des cauries avec lesquels j’achète le riz, le fonio et le sel pour mes hommes. De la viande, il est impossible de s’en procurer à n’importe quel prix. Le bétail a disparu du pays. Bénokhobougoula, qui n’a jamais été un grand village, mais dont les habitants avaient la réputation d’être possesseurs de beaucoup de bétail et d’avoir des graines en quantité, n’est plus aujourd’hui qu’une misérable ruine habitée par une centaine d’habitants, y compris les femmes de l’almamy. Le fond de la population était Bambara Traouré, comme presque tout le pays entre Baoulé et Bagoé.
Les Foula du Ganadougou, quoique n’étant pas de même race, vivaient en très bonne intelligence avec eux, et tout ce pays formait plusieurs petites confédérations, dont les principaux centres étaient Niankourazana, Diakha et Baffa.
Samedi dernier, quelques habitants ont traversé le Baniégué pour se rendre au marché de Fourou qui a lieu tous les lundis, afin d’y acheter des provisions qui font absolument défaut ici. Fourou est un village soumis à l’autorité de l’almamy et contre lequel les gens de Tiéba n’ont encore rien tenté jusqu’à présent. Les habitants, dit-on, vivent en bonne intelligence, à la fois avec les gens de Tiéba, de Pégué, de Samory et de Tengréla ; le village m’a tout l’air de constituer une sorte de place neutre, dans laquelle tout le monde est le bienvenu, à la condition de n’appartenir à aucun parti.
Le marché serait situé à cinq ou six étapes dans le sud-est, sur l’autre rive du Bagoé : on y vit à très bon compte, paraît-il ; aussi je ferai tout mon possible pour m’y arrêter quelque temps en me rendant à Tengréla, si sa position n’est pas trop excentrique par rapport à mon itinéraire.
Vue de Bénokhobougoula.
Mardi 18 octobre. — C’est aujourd’hui la nouvelle lune, celle qui doit apporter un si grand changement dans la situation de Samory et dans la mienne aussi, puisque c’est dans cette lune que je dois être dirigé, sous la recommandation de Samory, sur les pays de l’est avec lesquels, dit-il, il est en relations.
Le temps que je suis forcé de perdre ne me coûte pas trop : la saison est encore bien mauvaise et il est pénible de voyager dans un pays comme celui-ci où toute transaction semble éteinte ; les sentiers doivent avoir disparu entièrement sous la végétation.
Tandis que pendant le mois d’août il y a eu vingt-trois jours de pluie, dans le mois de septembre il n’y en a eu que seize, et depuis le commencement d’octobre, sept jours de pluie seulement et deux tornades sèches. C’est la fin de l’hivernage. Le Baniégué, qui passe à quelques centaines de mètres dans l’est du village, a baissé de 3 m. 25 en dix jours ; il est entièrement rentré dans son lit. D’après les indigènes, son niveau ne baissera maintenant qu’en décembre, et il n’est jamais guéable avant la fin de l’année.
Cette rivière est formée de plusieurs petits cours d’eau qui prennent leur source dans le Bodougou ; ils se réunissent dans le Sibirila. Le Baniégué sépare le Siondougou du Mpéla et se jette dans le Badié ou Bagoé, un peu en aval de Bénokhobougoula. Il est de la largeur du Baoulé à Kondou (environ 20 mètres) et coule dans une plaine herbeuse en partie inondée. Ses berges et ses rives sont garnies de verdure ; on y remarque même à certains endroits de très beaux arbres.
On y prend trois espèces de poissons : une sorte de poisson blanc comme le meunier, mais ayant des dents. Sa chair est bonne, mais il a trop d’arêtes. Puis deux espèces de poissons à tête plate avec une mâchoire garnie de barbillons ; l’une de ces variétés est très bonne à manger, elle a le goût de l’anguille, mais l’autre est détestable et sent la vase et le musc. Les indigènes en prennent peu ; je n’en ai mangé que deux fois depuis que je suis ici, et ce sont mes noirs qui les ont pris à la ligne.
Samedi 22 octobre. — Aujourd’hui il est arrivé ici deux marchands, l’un vient de Bla et l’autre de Baba ; ils sont venus par Kourousina et sont porteurs chacun d’une charge de tabac qu’ils vont porter à Fourou pour le vendre.
Le tabac n’est pas ficelé en carotte comme sur les bords du Niger ; cinq ou six feuilles de 15 à 16 centimètres de long sont liées ensemble par la tige ; un de ces lots se vend maninkémé (60 cauries) ; les arêtes enlevées, il reste environ 60 grammes de tabac, comme je l’ai constaté, ce qui porte le kilo à 3000 cauries (7 fr. 50). Ce tabac, qui s’appelle sira (en poudre) ou taba quand il est destiné à être fumé, est d’une qualité inférieure à celui que l’on vend à Bammako et à Ténetou ; il est surtout récolté sur les bords du Badié, dans les environs de Fougani, Kinian et Baba. Il sert à faire le tabac à priser et est employé de préférence à une autre variété à tiges beaucoup plus élevées, qui s’appelle diamba. Cette variété est celle qui est cultivée dans nos possessions de la rive gauche du Niger ; elle sert pour la pipe.
Vers midi, Makhanian, neveu de Bénokho, est venu me confier que deux hommes qui reviennent de la colonne et qu’il a hébergés, parce que ce sont de ses camarades, lui ont appris que Tiéba s’était emparé, il y a trois jours, du diassa de Baffa, que tous les hommes avaient été tués sauf Baffa et un griot qui ont fui à cheval. C’est le contingent fourni par la région Ténetou-Bénokhobougou qui tenait garnison dans ce diassa ; Makhanian m’a recommandé le secret le plus absolu. « Jamais on n’en parlera, dit-il, avant que la guerre soit finie. » Tous les hommes de Bénokho et des villages aux environs sont morts. Je remarquai dans la journée qu’il y avait plus d’hommes revenant de la colonne, des déserteurs sans doute.
Dans l’après-midi, j’allai voir les femmes de l’almamy, qui me tinrent un tout autre langage. La guerre était sur le point de finir. Tiéba avait envoyé des bœufs et des chevaux en cadeau à l’almamy en lui demandant de faire la paix, mais Samory aurait refusé : « Dans huit jours, Sikasso sera pris et Tiéba aussi ».
Un peu plus tard un homme, que j’ai déjà vu rôder dans le village il y a deux jours, vient soi-disant de la part de l’almamy me saluer et me dire de ne pas perdre patience : « Peut-être Sikasso sera pris ; tous les chemins sont coupés maintenant ; on a rapproché les diassa du tata, on est si près que l’on peut tirer dans le village. »
Mouça, mon domestique, renvoie cet homme en le traitant comme il le méritait : « Comment, lui dit-il, il y a quatre jours que je te vois circuler par ici, et aujourd’hui tu viens dire que tu es un envoyé de l’almamy ? tu as de la chance que mon blanc ne te fasse pas administrer une correction à coups de corde ». Dans ce malheureux pays, le mensonge prime tout ; l’almamy, du reste, en donne un triste exemple.
Dimanche 23 octobre. — Il y a dix-sept jours que je suis ici et j’attends toujours ce chef du Pourou (?) qui doit me conduire vers Kong en me faisant traverser son pays. Jamais l’almamy ne m’a envoyé saluer par quelqu’un ; je ne sais qu’il a reçu mes cadeaux que parce que ses femmes se pavanent avec mes étoffes dans le village ; elles sont fières d’être un peu bien vêtues. Il ne m’a pas encore envoyé dire le barka (merci) de rigueur.
Comme cette lune-ci est déjà fortement avancée, je songe depuis plusieurs jours à partir ; malheureusement, il ne m’est pas possible de trouver de nourriture pour plus de deux jours à la fois.
Le village est très pauvre : y compris la fortune des femmes de l’almamy, il n’y a ici que 8800 cauries ; je les ai eues un jour toutes en ma possession. Dès le lendemain, les femmes, ayant besoin de monnaie pour se procurer du bois ou des piments, venaient m’apporter du riz et du fonio par lots de deux, trois ou quatre cents cauries ; un de mes hommes ne s’occupe que de la vente toute la journée.
Fourou, où je veux me diriger, afin de me rapprocher de Tengréla, est éloigné de quatre à cinq jours de marche pour les ânes. En route, il me sera impossible de trouver quoi que ce soit.
Mes besoins sont cependant minimes : mes hommes et moi nous nous contentons de 2 kil. 500 de riz (250 grammes par jour). Voilà plus d’un mois que personne n’a mangé de viande. Les femmes de l’almamy m’ont donné un jour une épaule de mouton ; de temps à autre, Diawé, qui va chasser deux fois par jour, me tue une tourterelle ou un youyou (sorte de perruche), car il n’y a ici ni perdrix, ni pintades.
Lundi 24 octobre. — Deux femmes du village auxquelles, hier, j’ai fait voir du corail, m’ont dit qu’elles m’apporteraient ce matin de bonne heure deux grandes calebasses de fonio pour acheter chacune un collier.
Deux femmes du village apportent deux grandes calebasses.
Avant le jour elles me les ont apportées ; me voilà donc en possession de quatre jours de vivres (environ 12 kilos de fonio) ; c’est avec cela que je vais essayer de gagner un centre où il me sera possible de subsister. Dans la journée, vers quatre heures, je suis allé rendre visite aux femmes de l’almamy et leur ai parlé de mon départ pour Fourou. A la même heure un de mes hommes faisait main basse sur la pirogue du Baniégué et mes hommes commençaient le passage des bagages. Les femmes, le vieux Bénokho, le kéniélala des femmes de l’almamy vinrent me trouver à plusieurs reprises pour me faire changer d’avis ; si je restais, disait la femme de l’almamy, qui a l’air d’avoir le pas sur les autres, elles me donneraient trois bœufs, trente foufou de riz et deux captives pour me marier. Sauf ce dernier article, il leur serait impossible de tenir ce qu’elles me promettaient, car elles manquent de tout.
Le vieux Bénokho et son neveu Makhanian, dont j’avais gagné l’amitié, vinrent me trouver à la nuit tombante et me tinrent à peu près le langage suivant : « Nous sommes bien peinés de te voir partir, car il va nous arriver malheur, l’almamy va peut-être nous couper le cou, tu es notre ami et je ne puis te donner un guide, ni te prêter ma pirogue, qui serait bien loin maintenant si tu ne l’avais pas prise de force. »
Ma résolution était bien prise : il me fallait à tout prix quitter et aller de l’avant. Samory ne s’occupait pas de moi, il ne fallait donc compter que sur moi-même. J’allai coucher sur l’autre rive du Baniégué après avoir écrit la lettre suivante à l’almamy :
« Louange à Dieu, etc.
« Je suis resté, comme il était convenu, ici jusqu’à ce que la lune soit finie ; il y a neuf jours que l’autre lune est commencée, et tu ne me parles pas. Tu sais pourtant qu’à Bénokhobougoula il n’y a rien à manger ; je te préviens donc que je me rends à Fourou, où il y a un marché bien approvisionné, car si je retourne à Bammako, les Français ne seront pas contents.
« Je te salue », etc.
Mardi 25 octobre. — Ce matin de bonne heure, nous nous mettons en route sans guide. Comme il n’y a que deux chemins et que j’en avais déjà suivi un pour venir, il n’y avait pas de doute possible. Arrivé aux ruines de Kouloussa, la question changeait. Kouloussa comprend sept ou huit grosses ruines reliées entre elles par de petits sentiers ; les herbes ont trois mètres de hauteur, il est impossible de marcher sans s’égarer dans cette végétation. Je faisais arrêter mes hommes et paître les animaux sous la surveillance de quatre âniers. Les huit autres hommes, sous ma conduite, dépassèrent les ruines d’environ un kilomètre et je leur fis suivre une direction perpendiculaire au sentier que je cherchais. Je savais que c’était le chemin le plus à l’est qu’il fallait prendre. Une fois le chemin trouvé, il est facile de savoir si c’est le bon. Toutes les directions que m’ont données les indigènes et dont j’ai noté l’angle sont bonnes à dix degrés près au grand maximum.
C’est surtout aux abords des ruines et des villages que l’on s’égare ; les sentiers ne sont point frayés ; l’indigène, sachant que telle route passe auprès de tel ou tel arbre, près de telle ou telle colline, se dirige dessus directement, à travers les lougans ou la brousse ; quelquefois ce point est à sept ou huit cents mètres du village, et ce n’est qu’à partir de là que le chemin est réellement frayé.
Au bout d’une demi-heure le chemin était trouvé ; un de mes hommes, en vedette dans un tamarinier, aperçut vers l’est un feu dans la brousse ; il s’y rendit et réussit à mettre la main sur un homme qui faisait cuire un épi de maïs. Amené auprès de moi, cet homme me raconte qu’il est captif à Tiékoungo et qu’il garde un lougan de maïs contre les singes. Ce malheureux était tout effrayé. Je le rassurai en lui disant qu’il n’avait rien à craindre de nous, mais que le guide qu’on nous a donné à Bénokhobougoula s’étant enfui, il fallait qu’il nous accompagnât jusqu’à Tchikina. Ce mensonge me sauva. En route, je lui donnai une pipe de tabac et une pierre à fusil.
Arrivé à Tchikina, où je fis étape, il raconta dans le village ce que je lui avais dit, et sans aucune difficulté on me promit un guide pour le lendemain.
Je recommande à mes hommes la plus grande prudence dans leurs propos avec les quatre hommes qui constituent la population totale de ce village, afin de ne pas éveiller leur défiance.
Toute cette région a été pillée et ravagée à la fois par Samory et par Tiéba ; tel village ruiné par Tiéba est partisan de Samory, et vice versa, de sorte qu’il ne faut parler d’aucun de ces deux personnages sous peine de se compromettre.
Dans la soirée, le plus âgé des quatre habitants dit à un de ses hommes qu’il prévoit qu’il sera malade demain et qu’il ne pourra nous faire voir le chemin ; je ne m’en inquiétai pas, car un jeune homme venait de me dire que si le vieux ne voulait pas nous conduire, lui, ne demandait pas mieux, qu’il viendrait avec moi, même si le tiékoro (vieillard) le lui défend.
Dans les grandes herbes aux abords de Kouloussa.
Mercredi 26 octobre. — Ce matin, au petit jour, le vieux était en tête de mes hommes avec son arc et ses flèches. On traverse deux petits villages insignifiants dont l’un est connu sous deux noms (Fougouba ou Sirakoroni) ; bientôt après on arrive à Bakaribougou, très grand village où il n’y a plus que 30 à 40 habitants. Tous ces villages de Gantiédougou avaient encore, il y a quatre ans, de 800 à 1000 habitants, les ruines sont toutes très grandes. Le chef Bakary met à ma disposition deux solides gaillards pour nous faire traverser en pirogue le Bafing, qui est séparé du village par une plaine marécageuse de 1 kilom. 500. Cette rivière a 75 mètres de largeur ; elle est très profonde et encaissée ; les berges seules sont couvertes de très gros arbres, presque tous des sounsoun.
Elle vient du Kabadougou, environs de Timé, passe entre Foutiéré et Débété, à Ntiola, et se jette dans le Bagoé près de Komina. Les piroguiers m’ont dit qu’ils ne connaissaient pas de chutes et qu’elle était guéable pendant trois mois de l’année en certains endroits.
La rive droite est plus basse que la rive gauche, elle est encore en partie inondée ; au delà des terrains marécageux se trouve Ouarakana (Sirakana de Caillié).
Je fus très bien accueilli dans ce village. Mon hôte m’offrit des patates, du maïs et du mil. Dans la soirée, il apporta un barbotage de farine de mil à mon mulet ; c’est un indice certain d’un peu d’aisance. Mon hôte s’excusa de ne pouvoir mieux me recevoir. « Avant que le village fût détruit par Tiéba, nous avions beaucoup de bœufs et de chèvres, dit-il, il nous en restait encore pas mal il y a un an, mais les sofa qui passent ici de temps à autre nous ont tout pris ; nous aurions été contents de te donner tout cela, car nous aimons les blancs, nous savons qu’ils ne font pas la guerre pour prendre des captifs, etc. »
La population de Ouarakana (120 habitants) est composée de Malinké Konaté et de Bambara Kouloubali et Traouré. Il y a ici, comme à Bakaribougou, en face sur l’autre rive, des hommes charpentés d’une façon remarquable ; ils ont 1 m. 80. Leurs torses et leurs bras bien modelés rappellent l’homme de l’âge de pierre tel que nos peintres et sculpteurs le représentent. Si ces hommes n’étaient pas privés de sel et de viande, ce seraient des géants. Ils portent pour tout vêtement le bila (bandelette d’étoffe qui passe entre les jambes).
Toute cette région que je viens de traverser est très fertile ; c’est un terrain d’alluvion. Les cultures sur pied sont belles ; on y voit de beaux cés, des tamariniers, des bombax, des baobabs, etc., mais pas de caoutchouc et fort peu de ficus. Dans beaucoup de villages il y a des citronniers[31]. A l’est, un tout petit dos d’âne sert de ligne de partage entre les eaux du Baniégué et du Bafing. Il n’y a en fait de gibier que quelques petites biches de l’espèce appelée en bambara mangarang-o. Au Sénégal, on les nomme vulgairement biche-cochon.
Jeudi 27 octobre. — De bonne heure je quitte Ouarakana, accompagné de trois hommes mis à ma disposition par le chef du village. En route, je fais causer un des hommes, et mes doutes se confirment : je viens bien de recouper l’itinéraire de Caillié.
Le guide me fait voir la direction de Douasso et de Fala, et me dit qu’entre Ouarakana et Fala il n’y a qu’un village, qui s’appelle Sounouba (c’est évidemment le Sounibara de Caillié).
La marche est difficile, le terrain est détrempé ; voilà quatre nuits de suite qu’il pleut à torrents, on ne se croirait pas à la fin de l’hivernage.
Korokobougou, par où l’on passe, est un village insignifiant (20 habitants). A sa sortie on traverse un gros torrent (eau 1 m. 60) sans pont, et quelques instants après on est sur les bords d’une jolie rivière de 10 à 12 mètres de largeur. Cette rivière, qui coule du sud au nord, est vraisemblablement celle qu’a coupée Caillié entre Ouarakana (Sirakana) et Sounouba (Sounibara).
Les cultures de Tiong-i.
De Ouarakana à Tiong-i on la traverse quatre fois. Les deux premières fois, son passage nécessite la construction d’un pont de fortune ; cette besogne est assez facile heureusement, le lit de la rivière étant encombré d’arbres de belle venue dont on utilise les fourches comme supports. La construction d’un pont de ce genre, le passage des bagages et des ânes d’un petit convoi de quatorze animaux, exigent trois heures.
La troisième fois qu’on la traverse on a de l’eau jusqu’aux aisselles, et la dernière fois, un peu avant d’arriver à Tiong, elle n’a plus que 40 centimètres d’eau.
Vendredi 28 octobre. — Cette rivière retarde ma marche d’un jour, je suis forcé de scinder l’étape en deux et de camper à Kéblé. C’est un très grand village détruit par l’almamy. « Tous les habitants sans exception, me dit le guide, ont été vendus comme captifs. » Blénio et Nélébougou, un peu plus loin, ont eu le même sort, mais c’est Tiéba qui les a ruinés ; il reste une vingtaine d’habitants à Nélébougou et à Blénio ; à Kéblé, il n’y a personne.
La végétation est un peu plus dense que dans le Gantiédougou : il y a beaucoup de bambous le long des marigots et le rideau d’arbres s’éloigne un peu des rives. Une heure après avoir quitté Nélébougou, on entre dans les cultures de Tiong-i, qui s’étendent fort loin ; on sent qu’on est près d’un gros village ; partout, sous de petits abris en chaume ou dans les fourches des arbres sont assis des gamins qui jouent de la flûte ou du fabrésoro pour éloigner les oiseaux, et surtout les éléphants qui saccagent tout par ici. De Ouarakana à Tiong-i il y a partout des traces de ces animaux, de jeunes arbres déracinés, des branches tordues, etc. ; ils ne doivent cependant pas être très gros ; les empreintes les plus grosses que j’aie vues n’avaient que 40 centimètres de diamètre, et il n’y a que les toutes basses branches qui soient cassées sur leur passage. A Korokobougou, me dit le guide, il y avait un chasseur qui en tuait tous les ans deux ou trois, mais il y a longtemps qu’il est mort et personne dans le pays n’ose les chasser. Ici du reste il y a peu de fusils ; tout le monde est armé d’arc et de flèches ; les rares fusils que l’on voit sont des armes de rebut, et tout à fait de bas prix ; je n’ai pas vu un seul gros fusil connu dans la traite sous le nom de boucanier mâle ou femelle.
Tiong ou Tiong-i a l’aspect d’une ville : ses grandes murailles en terre glaise d’un gris cendre avec de grossières tours de flanquement espacées de 25 à 30 mètres et ses toits plats qui, par-ci par-là, dominent l’enceinte, rappellent les gravures de Viollet-le-Duc dans son Histoire de la Fortification. C’est bien là l’enfance de la fortification et du flanquement.
Ce village, qui était le Famadougou (la capitale) du Niendougou, a dû contenir dans le temps 3000 habitants. Actuellement l’enceinte est loin d’être bien garnie d’habitations ; il y a à l’intérieur du village de grands terrains vagues qui séparent les groupes d’habitations les uns des autres ; le tata extérieur est assez bien entretenu. J’évalue sa population actuelle à 500 habitants.
Tiong-i.
Le chef du Niendougou prélevait de lourds droits de passage sur les marchands, qui pour cette raison évitaient généralement de passer sur son territoire ; c’est ce qui explique le détour que Caillié et sa caravane ont fait pour se rendre de Tengréla à Fala et leur passage à Débéna et Douasso ; car la route directe passe à Fala, Konlonza, Koulousa, Tiong-i, Ouoblé, et Fala sur le Bagoé.
Me voyant tout près de Tengréla, je me demandais si je ne ferais pas mieux de tenter de m’y introduire, quoique Samory m’ait dit qu’on m’y couperait le cou ; lorsque dans la soirée mon hôte Basoma me proposa d’y aller. « Puisque tu dois aller à Kong, passe à Tengréla ; cela vaut mieux que d’aller à Fourou, car de Fourou il te faudra revenir à Tengréla ; tu serais donc forcé de traverser deux fois le Bagoé, et pour un oui ou un non, les riverains ne prêtent pas leurs pirogues. Je trouvai son raisonnement fort logique et m’empressai d’accepter sa proposition. Il fut décidé qu’il m’accompagnerait avec un homme du village.
Samedi 29 octobre. — Nous prenons un jour de repos bien gagné, et je m’occupe de trouver pour quelques jours de vivres avant de me mettre en route pour Tengréla.
On ne voit pas d’êtres malingres comme ailleurs à Tiong-i ; tout le monde, sans vivre dans l’abondance, a au moins de quoi se nourrir. Sur le marché, il y a du fonio, du riz et du mil en petite quantité ainsi que quelques patates. A côté de cela, on y trouve des condiments, du sel et du beurre de cé ; mais ni bestiaux ni poulets.
Dimanche 30 octobre. — Ce matin, au départ, il s’est produit un moment d’indécision ; il régnait parmi mes noirs une sourde crainte. L’un d’eux, Kéléba Diara, Dioula originaire du Ouorodougou, et que j’ai engagé à Médine, ainsi qu’un autre ânier, ne se trouvent pas à leur poste au moment du départ. Je préviens à haute voix le chef de Tiong-i que deux de mes hommes s’étant évadés je l’autorisais à s’en emparer et à les vendre. Cinq minutes après, les gaillards avaient rallié. Ce qui avait produit cette défection, c’est que mes hommes avaient appris que Tengréla étant en hostilité avec Samory, il pouvait très bien se faire que ces gens-là veuillent nous piller et peut-être nous massacrer.
En partant nous nous dirigeons sur Gongoro (Bangoro de Caillié), parce que Basoma disait y avoir des amis. Pour s’y rendre, on traverse deux grosses ruines, Zanbougou et Sanancoro, dans lesquels il y a deux captifs qui surveillent des cultures de tabac appartenant au chef de Tiong-i.
Après quatre heures de marche dans une plaine presque sans rides, couverte de hautes herbes et ravagée par les éléphants, on arrive à Gongoro — j’écris Gongoro, c’est presque Bangoro, ce son est très difficile à prononcer. — Il faut se faire répéter ce mot plusieurs fois pour être fixé. Je comprends très bien que Caillié l’ait transcrit par un B.
Gongoro est composé de trois gros villages, en partie détruits par Tiéba. Ils sont à cheval sur un petit ruisseau marécageux bordé de quelques groupes de nté ou tin (palmier à huile). Les abords inondés sont plantés de riz et de tabac. La population totale est de 200 habitants Bambara Traouré ou Sénoufo Diarabassou. On y parle tout aussi bien le sénoufo que le bambara. Ces gens-là ont l’air de vivre en très bonne intelligence. Je comprends à présent très bien que Caillié n’ait pas signalé les Sénoufo, car, quand il adressait la parole à quelqu’un en mandé on devait lui répondre de même ; il a, du reste, peu séjourné dans ces villages ; comme il allait à pied, en arrivant il devait être extrêmement fatigué et s’y reposer. Sa qualité de Maure et de fervent musulman lui créait en outre des obligations, et l’a plus d’une fois empêché de faire le tour du village. C’est ainsi qu’à Sirakana (Ouarakana) il passe la journée sans voir ni mentionner le Bafing, qui coule au nord du village et dont on aperçoit très bien le rideau de verdure.
De Bangoro à Sirakana je trouve 13 kilomètres de plus que mon prédécesseur. Cela s’explique aisément : au moment où Caillié passait (en février), toutes les herbes étaient brûlées, les ruisseaux presque à sec : le terrain est très plat, on franchit rapidement de grandes distances. De plus, dans les conditions où voyageait notre compatriote, il devait lui être bien difficile de noter soigneusement ses haltes, car même devant les personnes avec lesquelles il marchait il ne pouvait se permettre d’écrire. Il est du reste remarquable que Caillié, dans les conditions où il voyageait, ait pu rassembler suffisamment de notes pour permettre de construire son itinéraire avec autant d’exactitude.
A Gongoro se trouvait de passage un homme de Tengréla ; il me proposa d’aller saluer de ma part Massa, mansa (chef) de Tengréla, fils de feu Yanokho, et de lui demander pour moi la permission de traverser le village.
J’acceptai avec plaisir ; il fut décidé que j’attendrais un jour ici et que le surlendemain je me mettrais en route pour Tintchinémé où je m’arrêterais. Cet homme, qui s’appelle Fanko, sans m’assurer absolument du succès de ses démarches, me donne bon espoir.
Comme Basoma me l’avait affirmé, les gens de Gongoro étaient ses amis. On m’apporta dans la journée deux poulets et du riz ; c’était du luxe pour moi, car depuis mon départ de Ténetou je n’en avais pas mangé.
Lundi 31 octobre. — Fanko est reparti hier à Tiong-i ; il doit revenir ce soir à Gongoro, nous ne partirons donc d’ici que demain ; j’en profite pour mettre un peu d’ordre dans mes notes et mon journal de marche.
Personne ici n’a eu connaissance du passage de Caillié : « Jamais un Maure n’a passé ici, disent-ils, mais souvent nous avons vu des founé (albinos) ».
La population n’est plus aussi nombreuse que du temps de Caillié : depuis que Diali Amara, lieutenant de Samory, a passé par ici, le pays est à peu près ruiné.
Mardi 1er novembre. — Le départ a lieu vers huit heures du matin seulement, Fanko est long à faire ses adieux.
Tout le long de la route, Basoma est aux aguets ; il examine avec soin la brousse ; il a sorti le fusil de son étui en cuir et en examine soigneusement la batterie. Des gens de Gongoro nous suivent en se mettant pour ainsi dire sous ma protection. Toutes les communications ayant cessé depuis l’ouverture des hostilités avec Tiéba, aucun homme des villages de Samory n’était entré dans Tengréla, plusieurs qui avaient tenté l’aventure ayant eu le cou coupé.
Arrivés en vue de Tintchinémé, tout ce monde reste peu à peu en arrière, et je me trouve seul avec mes deux guides et un Mossi qui se rendait à Tengréla. Je fais camper mes hommes sur le bord de la route menant à Tengréla et vais voir le chef du village. Les habitants n’ont pas l’air hostile. Un vieillard me donne quelques diakhaté, sorte de tomates que l’on fait cuire dans le riz.
Après avoir expliqué au chef que j’étais tout à fait neutre dans la lutte entre Tiéba et Samory, et lui avoir montré que j’étais seul avec quelques serviteurs, je lui dis que j’étais chargé par les Français de me rendre à Kong et de saluer en passant le chef de Tengréla et les habitants. Ce chef fit monter à cheval un homme, qui partit du campement à deux heures de l’après-midi. Il ne voulut se charger ni de la lettre de recommandation, en arabe, du colonel Gallieni, ni de celle adressée à Alpha Moussa, marabout vénéré de Tengréla, par El-Hadj Mahmadou Lamine de Ténetou, ajoutant que je les remettrais moi-même à qui de droit.
En attendant qu’il revienne, je me mis à causer avec le mossi qui avait fait route avec nous. Cet homme, qui est originaire du Yatenga, a voyagé un peu partout ; aussi sa conversation m’est-elle précieuse. Il est tatoué comme les Bambara Kouloubali ; en outre, il porte une grande entaille circulaire partant de chaque côté du haut des narines et allant se terminer à la hauteur de la dernière molaire.
Il me parla de son pays, me disant qu’il y avait beaucoup de musulmans dans le Mossi et que les étrangers y circulent librement. Plusieurs chefs se partagent le commandement du pays ; les plus influents résident à Wagadougou, Mani et Koupéla. Il m’apprit que dans tout le Mossi il y a fort peu de gros gibier, ce pays étant très peuplé.
Je fis un petit cadeau à ce brave homme, qui n’avait pas l’air de rouler sur l’or.
Son bagage consistait en un panier à kolas, renfermant un peu de poivre rond, une dizaine de pierres à fusil, quelques grains de soufre et une ceinture munie d’un crochet en fer pour suspendre les effets en arrivant à l’étape. Il possédait en outre un ou deux milliers de cauries. Son arc était très bien conditionné et fabriqué en bois dur. La corde était une lamelle de bambou, et les extrémités de l’arc fortement liées à l’aide de bandelettes de peau de kana (sorte d’iguane, appelée au Sénégal gueule tapée), pour empêcher l’écartement. Les flèches surtout sont fabriquées avec soin. Lourdes, un peu allongées, les deux tranchants bien affûtés et trempées de poison, ces flèches doivent faire des blessures terribles. Le fer, forcé dans le roseau, était également entouré de bandelettes de peau de kana. C’est une arme bien conditionnée ; nulle part je n’en ai vu d’aussi bien faites.
L’arbuste qui fournit le poison à flèches se nomme kouna, il croît généralement en forme de haie épaisse. Le bois ressemble au sureau. La feuille, légèrement velue, est d’un vert presque foncé. Sa tige est à peu près semblable à celle du rosier, mais porte moins de piquants.
Son fruit est formé de deux grandes gousses d’un vert brun, d’une longueur de 20 à 30 centimètres. Ces gousses renferment une sorte de soie blanche dans laquelle on trouve des graines de la grosseur du café.
En juillet, elles ne renferment encore que de la soie ; les graines ne se forment qu’en août et ne sont mûres qu’en décembre ou janvier.
Après la cueillette, les gousses sont ficelées par petites bottes et suspendues aux solives des cases pour les sécher. Pour préparer le poison, on pile les graines quand elles sont bien sèches et on les laisse macérer dans de l’urine pendant plusieurs jours ; le tout est ensuite cuit avec du mil et du maïs, pour lier la préparation jusqu’à ce qu’elle ait la consistance d’une pâte ressemblant au goudron, dans laquelle on trempe ensuite les pointes de flèche, de lance et même les balles.
Les blessures occasionnées par des armes enduites de kouna sont toutes mortelles quand la préparation est fraîche ; mais, lorsqu’il y a longtemps que la préparation n’a pas été renouvelée, on peut guérir de ses blessures en prenant une boisson qui sert d’antidote. La formule de ce contrepoison n’est connue que de peu d’individus, qui se font payer très cher les doses qu’ils administrent aux blessés ; quelques forgerons et kéniélala seuls en possèdent le secret, il ne m’a pas été possible d’obtenir aucune information à ce sujet.
Cette plante a été reconnue par M. Cornu, professeur au Muséum, pour être un Strophantus. Son action sur le cœur se rapproche de la digitaline.
En dehors du poison pour flèches (kouna), on fait encore usage, dans le Soudan, de divers autres poisons.
Le plus commun se nomme doung-kono ; il est préparé de la façon suivante : une tige de petit mil (sanio) est introduite dans l’anus d’un cadavre et laissée pendant une vingtaine de jours, puis la tige est séchée et pilée. La poudre, délayée dans une sauce que l’on mange avec le to, n’incommode pas et il est impossible de s’apercevoir que l’on est malade ; ce n’est qu’au bout de quelques jours que le ventre de la victime enfle légèrement ; au bout d’un mois, l’embonpoint est devenu manifeste, on voit que c’est une obésité factice, et huit ou dix jours après l’on meurt.
Ce poison est très connu ; il est d’autant plus redouté, qu’il frappe bien souvent, à côté de gens dont on veut se débarrasser, des malheureux qui par hasard viennent à passer devant la case de la victime et qui, tout à fait accidentellement, sont invités à manger, comme il est de coutume ici.
J’avais dans mon convoi un jeune Ouassoulounké nommé Diam-Diallo, qui un jour à Ténetoubougoula a accepté de partager un repas avec un marchand venant de son pays ; Diam-Diallo était convive accidentellement, puisqu’on était en train de manger quand il est arrivé.
Huit jours après, les premiers symptômes se faisaient sentir. Diawé me confia ses craintes. « A l’autre lune, il faut que mort », disait-il. Je le renvoyai à Bammako, où le docteur Tautain l’employa comme jardinier ; un mois après il mourait du doung-kono.
Une pincée de poudre de doung-kono jetée dans du lait le fait immédiatement lever ; c’est, paraît-il, le seul moyen de voir si le namougou, ou poudre à sauce, est oui ou non empoisonné.
Un autre poison bien redoutable, qui fait mourir dans les vingt-quatre heures, c’est le korty-mougou (ou poudre de korty). Peu de personnes savent à l’aide de quelle plante ce poison est fabriqué ; il est cependant très répandu, et souvent j’ai entendu parler d’empoisonnements par la poudre de korty. Ce poison est mis sous l’ongle du pouce, que l’on a soin de faire négligemment tremper dans la calebasse d’eau offerte à la personne que l’on veut empoisonner.
Le korty-mougou est connu partout, du Bakhounou à Grand-Bassam ; il est surtout employé chez les peuples de race agni, où l’empoisonnement est très fréquent.
On m’a également entretenu d’une autre variété de poison dont l’effet est tellement foudroyant et l’emploi si original qu’il est permis de mettre son existence en doute. Les noirs cependant en parlent avec tant de terreur que j’ai pensé bien faire en transcrivant ce que j’ai appris à ce sujet.
Ce poison se nomme également korty et serait fabriqué avec une plante très rare que l’on ne trouve que dans le nord du Bélédougou. Il est porté dans un ergot de coq enroulé dans un chiffon. Pour s’en servir, il suffirait tout simplement à la victime de voir l’ergot à travers un linge pour qu’immédiatement elle tombe foudroyée.
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Tout en appréciant beaucoup la conversation intéressante de mon Mossi, j’attendais avec impatience le retour du courrier de Tengréla.
Je commençais à être très inquiet. Diawé venait de m’apprendre que Basoma et l’autre guide s’étaient sauvés en nous abandonnant à notre triste sort. Enfin, vers six heures et demie, le chef parut ; il était accompagné de deux autres cavaliers armés, mais misérablement vêtus ; ils entrèrent d’abord dans le village et bientôt après revinrent accompagnés du chef du village pour me donner la réponse de Massa.
Voici à peu près textuellement cette réponse : « J’ai dit à Massa et aux gens de Tengréla tout ce que tu m’as dit. Voici sa réponse : « Tu diras à ce blanc qu’il ne marche pas plus loin, et qu’il s’en retourne immédiatement d’où il vient, car s’il n’est pas parti ce soir, je lui fais couper le cou. Jamais, tant que Tengréla nous appartiendra, un blanc n’y passera ; nous ne voulons plus entendre parler d’eux. Ils ont fait la paix avec Samory et emmené son fils Karamokho en France.
« Qu’ils aient fini la guerre, nous le comprenons, car on ne peut pas se battre toujours, et puis Samory a donné aux blancs le pays qu’ils demandaient, mais ils n’avaient pas besoin de conduire son fils en France. Nous étions beaucoup qui luttions contre Samory et il ne pouvait pas nous vaincre, mais quand on a appris que vous aviez emmené son fils en France, beaucoup de petits pays qui étaient hostiles à Samory se sont mis avec lui, en nous disant : « Vous voyez, les blancs ont porté Karamokho en France, leurs soldats lui aideront, nous sommes perdus si nous ne disons pas que nous sommes contents de lui. » C’est ainsi que nous restons seuls avec Tiéba, le Kantli, le Niéné, le Follona et Dioma. Si Samory arrive à prendre Sikasso, nous sommes perdus, mais nous lutterons, et avant qu’il prenne nos femmes et nos enfants, il faut que nous lui tuions quelques centaines de soldats. Si nous faisons la paix, c’est pire : nos femmes et nos enfants seront vendus pour des chevaux et nous ne serons pas vengés. Quand les blancs de Bammako verront nos femmes et nos enfants passer le fleuve en prisonniers, ils pourront dire : « C’est nous Français qui avons fait cela. »
« Ah ! si les Français étaient venus il y a trois ou quatre ans, nous aurions été contents de leur donner notre pays, et Tiéba aussi. Niakhalemba (chef de Mbeng-é, Follona) et Sakhadigui (chef du Gankouna et du Toukoro) ont aussi envoyé des hommes à Bammako pour vous parler et vous demander des secours. Il est vrai que vous n’avez pas aidé Samory avec des soldats, mais vous avez fait plus de mal en emmenant son fils en France.
« Dis à ce blanc que nous le connaissons ; il y a déjà quelque temps qu’il voyage dans le pays ; des Dioula l’ont vu ; nous savons très bien qu’il ne vient pas pour autre chose que pour nous faire voir ses marchandises ; il aurait pu tout vendre ici, car nous n’avons ni étoffes, ni pierres à fusil, ni perles, ni rien ; ce n’est pas pour lui que nous refusons de le laisser entrer, car ce blanc n’est pas un mauvais homme, il connaît notre parler et on l’appelle Diara[32] ; mais c’est pour faire voir aux blancs de Bammako que nous ne voulons plus entendre parler d’eux. Partout où il voudra passer, ce sera la même chose : nous avons tous dit que maintenant c’était fini pour les blancs. »
La façon calme et réfléchie dont cet homme m’a débité tout ce que ces pauvres gens ont sur le cœur m’a vivement impressionné ; j’ai essayé de lui faire comprendre que les blancs n’attachaient pas grande importance au voyage d’un fils de chef en France, que c’étaient eux qui exagéraient la portée de cet acte, que nous étions disposés à faire quelque chose pour eux, et que leur chef avait grand tort de ne pas vouloir me donner une audience.
Le chef de Tintchinémé était inébranlable ; il avait une consigne qu’il observait avec la plus grande discipline. Je voyais même qu’il en ressentait un réel chagrin, car ce n’était pas un mauvais homme. Il fallait me décider à m’en retourner.
Il faisait nuit noire, il pleuvait légèrement, nous n’avions rien mangé ; notre riz n’étant pas cuit, j’essayai de retarder mon départ. Toute mon éloquence fut impuissante à fléchir ces gens, qui restèrent en selle, surveillant nos préparatifs de départ.
Vers huit heures, sans guides, par une pluie battante, nous nous mettions péniblement en route pour revenir sur nos pas. Cette marche de nuit fut particulièrement fatigante ; l’étape du matin avait été longue et pénible à cause des hautes herbes, qui atteignaient de trois à cinq mètres de hauteur.
Comme mon armement ne consistait qu’en deux fusils Beaumont et un fusil de chasse, pour la circonstance je crus prudent de prendre dans mes bagages quatre pistolets doubles à pierre et d’en armer mes hommes, afin de pouvoir nous défendre en cas d’alerte ; je fis prendre toutes les précautions en vue d’une attaque probable.
A distance nous étions suivis par les cavaliers.
A plusieurs reprises nous avons failli nous égarer ; le sentier se perdait dans les herbes, et nos hommes étaient forcés de s’appeler pour ne pas se perdre. Vers deux heures du matin, les cavaliers s’en étant retournés, je fis arrêter le convoi dans une petite clairière et nous nous installâmes en halte gardée : ânes entravés et bagages disposés en croix, pour pouvoir au besoin nous en servir comme retranchement.
Les hommes en sentinelle ont signalé dans la nuit des individus venant rôder autour du bivouac, mais, en nous voyant faire bonne garde, ils n’ont pas osé nous attaquer[33].
2 novembre. — En atteignant Gongoro, je trouvai Basoma et l’autre homme de Tiong-i ; je ne leur fis aucun reproche de s’être sauvés, car s’ils avaient mis le pied dans le village, ils étaient sûrs de leur affaire et tués comme « hommes de Samory ».
Cet échec sera bien difficile à réparer.
Que de renseignements j’aurais pu obtenir pendant un séjour d’un mois à Tengréla. Les directions et les itinéraires sur toute la région Folou, Kabadougou, Bodougou, Noolou, Fadougou, sur le Ouorodougou, le Follona, le Kouroudougou, etc., tout cela est perdu et jamais je ne pourrai retrouver cette occasion.
Tiong-i, qui n’est pas éloigné de Tengréla, en est séparé par un monde, car tous les chemins de cette région partent naturellement du centre le plus important, de Tengréla. Il n’existe, comme je l’ai dit, aucune relation entre Tiong-i et Tengréla ; je voudrais insister pour y entrer, mais qui envoyer ? Un de mes hommes ou un homme de Tiong-i ? L’un et l’autre seraient infailliblement assassinés ou au moins faits captifs.
Bivouac de nuit.
De retour à Tiong-i j’attendrai une occasion pour communiquer avec les gens de Tengréla, peut-être se laisseront-ils convaincre : il faut toujours espérer. Ma situation est loin d’être brillante, le plus sage parti à prendre est de faire retour à Tiong-i.
Jeudi 3 novembre et jours suivants. — Zan, le chef de Tiong-i, que je vais voir souvent, m’abreuve de mensonges. D’après lui, il paraît que l’almamy vient de lui défendre de me laisser traverser le Bagoé, si je voulais me rendre à Fourou. Ce dernier village aurait, du reste, reçu l’ordre de me refuser l’hospitalité si je m’y présentais. Il m’est également interdit d’envoyer mes hommes au marché de ce dernier village.
L’almamy n’envoie personne pour me saluer, ne répond à aucune de mes lettres : son seul désir serait, je crois, de me voir m’en retourner volontairement vers Bammako, car il n’ose pas m’en donner l’ordre. Il est absolument convaincu que jamais il ne pourra m’être utile pour mon voyage, quoiqu’il parle avec emphase de ses bonnes relations dans l’est.
7 novembre. — Dans la journée j’ai reçu la visite de Toumané, chef des sofa de Fourou ; il me dit revenir de la colonne où l’almamy l’avait appelé. Samory lui a dit que j’étais en route pour me rendre à Fourou. Il lui a donné l’ordre de m’installer provisoirement dans le village et d’envoyer demander au chef de Ngiélé l’autorisation de passer. Ngiélé est un grand village dans l’est, sur la route de Kong ; il m’a déjà été signalé par El-Hadj Mohammed Lamine de Ténetou. Si Toumané obtient cette autorisation, il devra me faire escorter jusque-là.
Un jour il m’est interdit de quitter Tiong-i, un autre jour on me propose officiellement de continuer ma route ! Tout cela n’est-il pas étrange !
Un instant après, trois Sonninké de Touba sont venus me saluer. Le chef de ces marchands est un Diabi ; ils ont traversé le Niger à Fogny et sont venus ici par le chemin Ouola, Tiékoungo, etc. Ils m’apprennent que la canonnière est de retour à Bammako, ayant effectué son voyage à Tombouctou.
Ce Diabi, qui est allé six fois déjà dans le Ouorodougou, me propose de parler aux gens de Tengréla ; il me dit de patienter, peut-être réussira-t-il mieux que moi ; je prêche ma cause avec chaleur naturellement, et il me quitte en me promettant de m’informer du résultat de ses démarches ; c’est demain matin 8 qu’il se met en route. Je lui fais cadeau d’une chechia violette, d’une pièce de ganse blanche pour orner son boubou et d’un porte-monnaie.
Tengréla, d’après ce Diabi et mes hommes, est un peu plus grand que Tiong-i, et bâtie dans le même genre, mais sa population est plus dense, quoiqu’il y ait autant de terrains vagues qu’ici. En estimant à 1500 le nombre de ses habitants, on ne doit pas être bien éloigné de la vérité.
Tengréla est habité par des Bambara forgerons, des Siène-ré et surtout des Mandé Dioula. Massa, fils de Ianokho, n’a, paraît-il, pas grande influence ; le vrai chef serait Bakémory, qui est à la tête du parti mandé dioula.
8 novembre. — En attendant le résultat des démarches du Diabi à Tengréla et le départ de Toumané pour Fourou, je me suis installé chez Basoma, qui a mis à ma disposition une case assez confortable, mais un peu obscure. Dans le toit on a ménagé une ouverture pour la fumée, qui s’évacue par un tuyau en terre, que l’on recouvre d’une vieille poterie quand il pleut. A Gongoro j’ai vu une vraie cheminée qui fait saillie à l’extérieur de la case, elle a environ 70 à 80 centimètres de largeur, sa hauteur est celle de la case. Le feu se met devant, la fumée s’introduit dans la cheminée par une ouverture de 60 centimètres de hauteur en forme de T renversé. A un mètre vingt à peu près au-dessus du sol, on a ménagé une ouverture demi-circulaire qui permet de placer la viande à boucaner sur un gril en rondins. Pour que la pluie ne pénètre pas dans la cheminée, le haut est fermé par des rondins de bois recouverts de terre glaise comme le toit de la case ; la fumée s’échappe par une ouverture ménagée sur un des flancs ou bien encore sur le grand côté extérieur, cela dépend de l’orientation ; elle est disposée pour ne pas être gênée par les vents. On appelle ces cheminées dibi.
Dibi, type de cheminée des environs de Tengréla.
La population de Tiong-i se compose de Bambara Kouloubari et Traouré ; il y a aussi quelques familles siène-ré ou sénoufo ; ces derniers sont les plus anciens habitants du village. Les Bambara ne sont venus du Ségou qu’avec Ali Diara, dernier roi bambara du Ségou, qui vint faire des incursions dans le Niéné vers 1845.
La domination des Bambara du Ségou à Komina et dans le Gantiédougou n’a cessé que vers 1860. Au moment où Barth faisait son voyage et à propos d’un itinéraire par renseignements de Nyamina à Tengréla, il dit ceci (édition allemande, t. IV, p. 577) :
« Sur le chemin de Tengréla à Nyamina (29 courtes marches), on atteint, le quatrième jour, un grand fleuve (probablement le Bagoé de Caillié) sur l’autre rive duquel commence le domaine de Nyamina. »
L’occupation du Gantiédougou par les Bambara au Ségou vers 1852 est donc entièrement confirmée.
Les habitants de Tiong-i, sans être riches, ne vivent pas dans la gêne, et la plupart de Siène-ré et Bambara sont forts et robustes. J’ai vu cependant deux femmes atteintes d’éléphantiasis très prononcé ; il y a aussi dans le village une dizaine d’enfants et d’hommes qui, sans être albinos, sont d’un rouge terne, et ont les cheveux roux sale. On désigne ces gens-là sous le nom de diabiyang-é en sarakollé et de bala ou gouambélé, ou gouangouélé en bambara, par comparaison avec la couleur gris roux d’une variété d’ânes, très remarquable par sa vigueur et sa sobriété. Ces bala ne constituent pas une race, on ne constate pas leur naissance plus ou moins fréquente parmi telle ou telle tribu non plus, il en vient au monde indifféremment dans telle ou telle famille, et, contrairement aux founé (albinos), on n’attache aucune croyance ni superstition à la naissance d’un de ces êtres.
On peut voir, à partir de Bénokhobougoula jusqu’à Tengréla, toutes les coiffures imaginables chez les deux sexes. Celle de nos clowns est une des plus répandues. Beaucoup de femmes ont la tête entièrement rasée.
Les femmes sont laides sans exception ; elles ont toutes la lèvre inférieure percée par une pointe en argent ou en fer qui y est introduite à l’âge de neuf ou dix ans ; elle peut se retirer à volonté. Caillié a déjà signalé cet ornement de la femme bambara, près de Tengréla. Tiong-i est la limite nord où ce né-gué-koulou soit en usage ; je n’en ai vu nulle part ailleurs. A peu d’exceptions près, tout le monde est nu ici ; les jeunes filles, les femmes mariées, même les vieilles femmes, ne portent que le bila, ceinture en coton de trois doigts de largeur qui passe entre les jambes ; ce bila est commun aux deux sexes. Les hommes ainsi vêtus se nomment bilakoro, les femmes wakoro.
Le bien-être relatif qui règne ici ramène le soir un peu de gaieté parmi cette population déshéritée ; les petits enfants dansent jusque vers neuf heures. Basoma, mon hôte, en a bien une vingtaine à lui et à ses woulousou (captifs de cases). Il leur fait un peu de musique avec une sorte de petite harpe montée sur calebasse, qu’on appelle nkoni et qui est pourvue de cinq cordes en boyau, tendues sur un arc en bois.
Les gamins de dix à douze ans parcourent le village avec des torches allumées, pour chercher des ntori (crapauds), à l’aide desquels ils attrapent au bord du petit ruisseau des gueules-tapées (sorte d’iguane). A cet effet, ils introduisent dans le corps du crapaud une alêne droite de sellier très affûtée aux deux extrémités ; au milieu de cette alêne, ils fixent une forte ficelle dont ils amarrent l’extrémité à un petit piquet sur la rive. La gueule-tapée avale le crapaud, mais quand elle se meut pour retourner dans l’eau, elle se sent retenue par l’alêne qui s’est mise en travers, elle se débat, et les deux pointes de la tige lui entrent profondément dans les chairs ; les gamins l’assomment alors à coups de bâton.
Basoma fait danser les petits enfants.
La préparation de la viande de cet animal est bien simple : on fait roussir la bête sur le feu, pour en enlever la première petite peau mince ; elle est ensuite vidée et cuite entière sur de la braise ; le lendemain, elle est mangée froide, sans sel presque toujours, car ici le prix du kilo de cet assaisonnement varie entre 5 francs et 5 fr. 50.
Les jeunes gens partent surveiller les cultures, vers six heures et demie du soir ; ceux qui restent dans le village jouent de la flûte ou du fabrésoro.
9 novembre. — Hier, dans la soirée, Toumané et le fils du chef de Fourou sont venus m’annoncer leur départ pour ce matin et prendre congé de moi. Le fils du chef de Fourou est un Sénoufou, il s’appelle Nason ; dès son arrivée à Fourou, il va avec son père faire les démarches nécessaires pour obtenir mon passage à travers le Pomporo et Dioumanténé ; de là il me fera gagner Niélé, capitale de la région Follona où règne Pégué. Un de ses frères serait auprès de ce chef et il compte bien me faire passer.
Toumané me dit aujourd’hui qu’il vaut mieux que je reste à Tiong-i, en attendant le résultat de leurs démarches. Je ne sais plus que penser, je vis dans un milieu des plus effrontés menteurs, mais que faire ? Je patiente. Si dans quinze jours il n’y a rien de décidé, j’aviserai. Quelle triste situation !
En attendant, j’ai prié Nason de m’acheter un bœuf pour du calicot et lui ai donné deux de mes hommes pour le ramener. Ce garçon m’inspire confiance, mais j’ai été trop souvent trompé pour ne pas conserver des doutes sur les prétendues démarches qu’il va faire.
Il y a ici deux Haoussa, nommés Ahmadou et Abd er-Rahman : le premier est de Yendi, le second d’Abéokouta ; j’ai souvent des entretiens avec eux sur les pays que je me propose de traverser.
Les Mandé désignent les Haoussa sous le nom de Marraba, et toute la région comprenant le Dagomba, Salaga, le Noufé, le Yorouba et le Haoussa sous le nom de Marrabadougou.
Je n’ai pu apprendre l’étymologie de cette appellation bizarre ; les Haoussa eux-mêmes ne la connaissent pas.
Ils parlent le haoussa entre eux, mais comprennent également le poul, le mandé et le mossi. Ahmadou parle aussi le nago. Ce sont des gens de ressource pour moi, malheureusement ils ne veulent pas m’accompagner. C’est auprès d’eux que j’obtiens les premiers renseignements sur Kong.
La date de la migration de ces Haoussa vers le Dagomba et le Yorouba ne leur est pas inconnue, ils m’ont dit qu’elle datait de quatre-vingts ans ; je pense qu’il faut la reculer vers 1802, époque des guerres du Cheikh Othman.
Ce sont ces Haoussa émigrés de leur pays qui fournissent des soldats aux troupes britanniques en garnison à Lagos et sur la côte.
Leurs diamou (noms de tribu) sont : Traouré, Touré, Sissi. Quoiqu’ils nient énergiquement tout lien de parenté avec les Mandé, il est évident qu’ils ont jadis appartenu à cette grande famille ; les noms de Traouré, Touré, sont des noms de famille mandé-dioula. Quant aux Sissi (Sissibé en poul, Sissellebaoua en haoussa), Barth en parle longuement à plusieurs reprises ; il affirme qu’ils sont également une subdivision de la grande famille Wangaraoua (mandé) à laquelle appartiennent les Soso et les Malinkés, et qu’ils ont oublié leur propre langue pour adopter soit le poul soit le haoussa. Quelques Sissi, habitant les districts orientaux de la province de Saberma, seuls, ont conservé leur idiome propre (le mandé) (Voy. Barth, édition allemande.)
Dans le Ouassoulou et dans la région Gangaran et Nouroukrou (Soudan français), nous retrouvons les Sissi sous le nom de Sissokho ; ces derniers se disent Malinkés, et ceux du Ouassoulou revendiquent le titre de Foula.
Dans la case de ces Marraba j’ai vu une petite fille captive du Yorobadougou, qui portait en guise de doroké (surtout) une sorte de fichu en coton à petites mailles de filet, dont le bas était garni de pampilles en coton de couleur. Cet ouvrage, que j’ai examiné de très près, est fort bien fait ; il est cependant facile de reconnaître sa fabrication indigène.
Ces Marraba ont dans leur cour quelques pieds d’une plante qu’on nomme saouaran. La racine de cette plante, pilée et arrosée de jus de citron, donne une teinture jaune d’or, très riche, qui ne passe pas au lavage quand elle est préparée de la sorte. Cette plante est, dit-on, fort répandue dans le Ouorodougou et a été rapportée de ce pays. La feuille, qui est du vert des feuilles de bananier, est lisse au toucher et a 25 à 30 centimètres de longueur ; chacune d’elles est supportée par une tige d’égale grandeur. La racine ressemble au gingembre et se casse facilement. L’intérieur est d’un jaune orange[34].
Mercredi 16 novembre. — Je profite de mon séjour ici pour apprendre un peu de sénoufo ; malheureusement je me trouve très mal servi comme auxiliaire et je ne suis encore que dans une période de tâtonnements quant au mécanisme de la langue ; les mots aussi me donnent beaucoup de mal : il y a dans cette langue cinq idiomes, différant assez sensiblement l’un de l’autre pour ne pas être reconnus de suite par un profane comme moi.
Celui qui me parait le plus répandu est parlé dans le Follona ; les autres sont ceux du Kompolondougou (Kénédougou), du Mienka, du Pomporo (environs de Papara) et des Tousia, qu’on dit anthropophages et qui habitent à l’est des États de Tiéba ; je n’ai pas encore pu savoir non plus quel est l’idiome qui doit être le plus pur.
Fondou, que j’ai envoyé de Bénokhobougoula à Bammako, vient d’arriver. Il apporte une longue lettre du docteur Tautain, me donnant quelques nouvelles et m’annonçant l’envoi d’un courrier antérieur qui, malheureusement, ne m’est pas encore parvenu ; les lettres de France, de ma famille et de mes amis, font défaut. Il ne peut en être autrement : tous doivent me croire dans le cœur de la boucle du Niger. Hélas ! il n’en est rien.
Les camarades de Bammako m’envoient par la même occasion tous leurs journaux jusqu’au 31 août, et une bouteille de vin.
Dans la soirée, la mort de ma mule vient tristement troubler le bonheur que je goûte à lire les journaux. Ma pauvre bête était en pleine santé, et depuis mon séjour ici je pouvais lui donner sa ration de mil. Vers cinq heures et demie, elle broutait le long du tata lorsqu’elle a été foudroyée par un accès pernicieux. En moins de dix-sept minutes elle expirait, malgré tous les soins que j’ai pu lui donner. C’est une perte cruelle pour moi, car il m’est impossible de me procurer une autre monture, il n’y a pas un cheval dans toute la région.
Il est extrêmement dangereux de circuler autour de ces villages en pisé pendant les heures chaudes, à cause de la réverbération qui est excessive sur ces murs gris cendre ; les plus grandes précautions sont nécessaires pour ne pas être terrassé en un clin d’œil.
Deux de mes hommes, dans la même journée, ont eu de violents accès de fièvre.
Vendredi 18 novembre. — J’envoie Diawé ce matin à Fourou pour informer le chef de mon arrivée prochaine, car de jour en jour la vente de mes marchandises devient plus difficile : il n’y a pour ainsi dire pas d’étrangers qui passent ici, et une fois que le village même est pourvu de ce qu’il lui faut, il est difficile de réaliser plus d’un millier de cauries par jour ; si je n’avais pas un assortiment très complet de tout ce qui peut se vendre dans ces régions, il y a longtemps que j’aurais été forcé de céder à prix coûtant pour réaliser les cauries nécessaires à l’achat des subsistances quotidiennes.
J’ai dû interrompre pendant quelques jours mes leçons de sénoufo : le Follona qui me servait de professeur vient de quitter pour un mois Tiong-i. Alléchés par les cadeaux que je faisais à cet homme, des Sénoufo du village sont venus me proposer de m’apprendre le sénoufo parlé dans le Kompolondougou. J’ai naturellement accepté : cela me permettra peut-être plus tard de comparer ces deux idiomes entre eux. J’ai déjà une centaine de phrases usuelles et tout à fait élémentaires, mais je ne les tiendrai pour bonnes qu’après les avoir contrôlées au moins encore une fois.
Dimanche 20. — Diawé revient de Fourou ; il a été bien reçu par Yaouakha, le chef du village. Toumané, le chef des sofa, me prie d’attendre encore quelques jours à Tiong-i ; il m’enverra chercher quand il aura une réponse de Pégué, chef de Niélé (Nouélé ou Ngiélé).
D’autre part le Sonninké Diabi, parti le 8 pour Tengréla, ne m’a rien fait dire au sujet des démarches qu’il a dû tenter pour obtenir mon passage ; décidément on ne peut avoir confiance en personne dans ce maudit pays.
Je n’ai aucune nouvelle de la guerre. Samory se fait envoyer des renforts de partout ; hier une cinquantaine d’hommes, dont la moitié est armée de fusils, passait ici, venant des environs de Maninian. Des sofa qui viennent chercher des vivres pour Kélifa, chef de Tiong-i, me disent que Sikasso est entièrement cerné par les diassa de l’almamy. Le même soir un Bilakoro que j’ai vu à la colonne me dit qu’on a reconstruit le diassa de Baffa, mais qu’à part cela la situation est toujours la même.
Deux hommes de Fourou qui sont venus vendre des nattes ici m’ont raconté la façon dont procédait Tiéba pour ne pas trop épuiser son pays. Des colonnes de renfort fortes d’un millier d’hommes environ sont tirées à peu près périodiquement de chaque province et envoyées à Sikasso. Le lendemain de leur arrivée dans le village assiégé a lieu une sortie, dans laquelle, sans chercher à débloquer totalement, on fait le plus de mal possible aux troupes de Samory ; à la nuit, les hommes de Tiéba rentrent dans le village ; Tiéba les remercie et les renvoie chez eux en leur donnant l’ordre de dire à tel autre district d’envoyer ses hommes dans une quinzaine de jours. A l’aide de ces envois de troupes de renfort, il n’épuise pas sa garnison de défense et a l’avantage de lancer des troupes fraîches et vigoureuses contre les troupes de l’assaillant, fatiguées et épuisées, d’abord par les combats continuels qu’elles sont forcées de livrer, ensuite par le manque de nourriture et de confort. C’est ce qui explique les succès que remporte souvent l’assiégé.
Lundi 21. — On a apporté aujourd’hui à Basoma, qui est forgeron, quelques boucles d’oreilles en or, en le priant de les faire sécher légèrement au feu[35] et d’en apprécier la valeur. Le vendeur en demandait 70 ba, c’est-à-dire 70 fois 800 cauries, ce qui représente ici 140 francs en argent. Basoma a conseillé au chef de village de n’en donner que 120 francs en disant qu’à ce prix il ferait une bonne affaire. Curieux d’en connaître le poids exact, j’ai pesé ces trois anneaux : leur poids total atteignait 29 grammes, ce qui représente en France une valeur de 87 francs. Le prix de revient ici est donc de 4 francs le gramme, comme je l’avais déjà constaté une fois à Ouolosébougou et l’autre fois à Ténetou, où j’avais demandé également à acheter deux boucles d’oreilles.
Basoma, mon hôte, est forgeron : je suis donc bien placé pour examiner sa forge, sa façon de travailler et ses outils.
Outre le soufflet portatif, qui est composé de deux peaux de bouc communiquant avec un vieux canon de fusil, Basoma possède un vrai soufflet fixé à demeure dans la forge.
Ce soufflet consiste en un grand compartiment charpenté en bois recouvert de terre glaise. L’extrémité qui communique avec le brasier est en argile fortement recuite ; sur ce compartiment sont ménagés deux trous ronds dans lesquels on a maçonné le rebord de deux vieux pots à cuisine ; sur ces vieux pots sont noués deux morceaux de peau de mouton qui, alternativement soulevés et abaissés par un gamin accroupi sur le soufflet, donnent le vent.
Les enclumes sont des morceaux de fer pesant 3 à 4 kilos, enfoncés dans un bloc de bois ; la surface sur laquelle on forge n’excède pas 30 centimètres carrés. Les marteaux ne sont autre chose qu’une barre de fer de 30 centimètres de long, du poids de 1 à 2 kilos. Des limes grossièrement fabriquées, de petits ciseaux à froid non emmanchés, des pinces, un ou deux chasse-pointes et de la braise constituent tout ce qui est nécessaire à ces ouvriers d’art pour faire des grenadières de fusil, des vis, des hachettes, herminettes, houes, faucilles, etc., et pour retremper les ressorts de fusil. Les noumou sont aussi bijoutiers ; ils font des anneaux en fer, en cuivre et en argent, soit directement, soit par la fonte ; dans ce dernier cas ils font le moule en cire. Tout cela est grossièrement fabriqué, et ne peut en aucune façon être comparé au travail des forgerons du Sénégal.
Dans la même case, il y avait toujours un ou deux saggué (ouvriers en bois) occupés à creuser des calebasses et à confectionner des manches d’outils.
Pour creuser, ils emploient une série d’herminettes d’un tracé plus ou moins courbe. La plus petite n’a qu’une poignée en bois au lieu d’un manche. Pour la confection des écuelles, les saggué emploient le bois du cé et du diala. Pour les manches, c’est le lengué et le sounsoun.
Vendredi 25. — J’envoie trois de mes hommes au marché de Fourou avec des marchandises, car décidément ici je n’arrive plus à vendre assez pour me procurer des vivres. Diawé, mon domestique, doit également demander à Toumané si oui ou non je puis me rendre à Fourou. Je ne peux pas indéfiniment rester ici, il me faut à tout prix sortir du pays de l’almamy : voilà près de six mois que je me traîne dans cette ruine perpétuelle, il y a longtemps que je devrais être à Kong si ce n’était le mauvais vouloir de Samory, qui, au lieu de me faciliter mon voyage, n’y a mis jusqu’à présent que des entraves.
Mardi 29. — Mes hommes sont revenus avec 7000 cauries et l’autorisation d’aller à Fourou. Toumané leur a dit qu’il serait enchanté de me voir ici. C’est à n’y rien comprendre. Je m’empresse de profiter de cette autorisation et prépare tout pour mon départ, fixé à demain soir.
Mercredi 30. — A neuf heures du soir, par un magnifique clair de lune, je me mets en route à pied. Une bonne partie du village de Tiong-i a voulu me faire ses adieux ; femmes, enfants et vieillards sont devant la porte du village pour me serrer la main et me souhaiter bon voyage.
« Que Dieu te donne bientôt un cheval ! disent-ils.
— Que Dieu te ramène en bonne santé à ta mère !
— Que Dieu fasse que ton chemin soit bon ! »
Je réponds à toutes ces marques de sympathie par le mot consacré : amina, qui veut dire amen.
Quelques vieilles femmes disent à voix basse. « Pauvre blanc, jamais il ne reverra son pays, son village est déjà trop loin, et il va encore dans des pays que nous ne connaissons même pas. »
J’ai été frappé de trouver tant de sympathie parmi une population aussi arriérée et sans religion, car il y en a fort peu de musulmans. Tous les hommes portent cependant un chapelet en grossière verroterie comprenant un nombre variable de grains. A ce chapelet sont fixés le petit pinceau à tabac à priser, la spatule à tabac et un petit crochet en fer ou en cuivre qui sert à se nettoyer le nez. Ces trois objets font essentiellement partie du costume du Bambara de ces régions, même quand il n’a pas de pantalon. Des prières, ils n’en connaissent point, et personne ne fait le salam.
Comme partout ailleurs, il est défendu par l’almamy de faire du dolo (bière de mil) : les habitants ne s’en consolent pas facilement, et souvent les vieux se plaignaient à moi de l’ennui que la privation du dolo leur causait. Un jour que Basoma gémissait plus que de coutume, je lui proposai de me faire du dolo pour moi ; il saisit cette occasion qui s’offrait à lui et dit aux autres hommes, qui l’approuvaient : « En effet, l’almamy nous a défendu, à nous, de boire du dolo, mais la défense ne peut pas s’étendre à ce blanc, puisque dans son pays on boit beaucoup de dolo ».
S’appuyant sur cette bonne raison, maître Basoma me faisait de temps à autre une calebasse de dolo. Ce jour-là, je recevais la visite de tous les vieux, qui, dans un coin de ma case, en buvaient un verre avec bonheur.
Tous les voyageurs ont décrit le dolo, je ne reviendrai pas là-dessus : c’est une bière faite avec du mil, du sorgho, du maïs ou du fonio. Dans les postes de notre Soudan où la ration de vin est insuffisante, beaucoup d’officiers en font leur boisson de table et ne s’en trouvent pas mal. Le dolo est connu dans l’Afrique entière. Les voyageurs le signalent dans l’Afrique orientale aussi bien qu’en Cafrerie, où il porte le nom d’n’chimmian. Tous les peuples s’en attribuent l’invention ; les Bambara disent que c’est une boisson mandé ; son invention remonterait fort loin et serait attribuée à une femme nommée Niabélé.
Aussi, quand les vieux bambara sont assis autour d’une grande calebasse de dolo, jamais ils ne portent aux lèvres le konsoro (petite calebasse à manche servant de verre) sans le promener circulairement au-dessus du vase en prononçant les paroles suivantes : « Niabélé n’soma ! Bamanao mousso, kabacoro ouossi », ce qui veut dire : « Niabélé encore ! Femmes Bambara, vos aisselles vont suer (car il vous faudra récolter beaucoup de mil) » ; cette dernière partie de la phrase est sous-entendue.
Les gens de Tiong-i, à défaut de dolo, préparent une boisson avec du tamarin et du piment. Avant chaque repas ils boivent une petite calebasse de cette boisson, qui est rafraîchissante et ne fait pas de mal aux Européens ; mais il faut cependant se garder d’absorber le fond de la calebasse, qui est trop chargé de piment et produit une légère inflammation des voies urinaires. On appelle cette boisson tombidji (eau de tamarin).
Basoma, mon hôte, est on ne peut plus superstitieux. Tous les jours je découvrais chez lui une nouvelle pratique plus bizarre encore que celle de la veille. C’est ainsi qu’il ne mettait jamais son pantalon sans cracher dedans, ne s’asseyait ni sur un tabouret, ni sur un banc, sans également y cracher. En se levant il ne manquait jamais de retourner son siège.
Beaucoup de ces pratiques sont des sentences mal appliquées dont les gens font usage sans savoir à quoi elles servent. C’est ainsi que le soir, dans les villages, on renverse les mortiers à piler le mil ; si vous en demandez la raison, on vous répondra invariablement : « Cela porte bonheur », ou bien encore : « C’est la coutume du pays ». La raison est tout à fait logique : on les retourne pour ne pas les laisser mouiller en dedans par la pluie ou la rosée et les empêcher de pourrir.
D’autres maximes ou sentences, qu’on pourrait réellement attribuer à des sages, sont appliquées aussi d’une façon bien originale.
En voici quelques exemples :
1o « Conserve toujours une grappe de sorgho dans ton grenier. » C’est-à-dire : « Sois prévoyant, conserve toujours quelques provisions ». Les Bambara observent ce sage précepte en suspendant dans leur case une grappe de sorgho, laquelle grappe donne au plus un kilo de mil et n’est renouvelée que tous les deux ou trois ans, quand on refait la case ou le toit.
2o « Ne passe jamais avec une marmite devant des gens sans t’arrêter près d’eux. »
Celui-ci peut se traduire par : « Ne passe pas avec des mets préparés devant les visiteurs sans les convier à partager ton repas ».
Ce charitable conseil est suivi en s’arrêtant devant tout le monde quand on transporte un chaudron vide, par la bonne raison que le noir ne circule jamais avec un chaudron plein. Celui-ci serait trop lourd, trop chaud, et puis il est dépourvu d’anses, ce qui en rend le maniement difficile.
3o « Celui qui boit dans la même calebasse que son cheval aura beaucoup de chevaux. »
Ce dernier précepte, emprunté aux Maures et aux Diawara, est destiné aux éleveurs de chevaux pour les engager à veiller sur la nourriture et la boisson de leurs bêtes, le cheval étant un animal très délicat et auquel il faut beaucoup de soins. Cette prescription est si rigoureusement observée par les Bambara de Ségou, qu’ils boivent l’eau restant dans la calebasse quand le cheval a fini de boire. Ils sont persuadés que cela suffit pour augmenter le nombre de leurs montures.
Vieux buvant du dolo.
4o « De temps en temps donne un peu de ton superflu aux autres. » Cette prescription est observée par les musulmans et les idolâtres de la façon suivante :
De temps à autre le noir achète une calebasse de niomies ou de pistaches et envoie dans le village un de ses hommes distribuer des friandises à tous les gamins qu’il rencontre. Il n’emploierait jamais la même somme pour faire l’aumône à un malheureux.
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Basoma et quelques hommes armés m’ont accompagné jusqu’à 3 kilomètres du village ; là attendaient une quinzaine de personnes, hommes, femmes et enfants, qui m’ont demandé à marcher avec moi, le chemin étant pillé par les gens de Nangalasou et des environs, qui attaquent tous ceux qui s’y aventurent peu ou point armés.
On traverse deux ruines et le petit ruisseau qui passe près de Zambougou ; après on entre dans la grande plaine herbeuse dans laquelle coule le Bagoé, que nous atteignons à deux heures et demie du matin.
Quoique les noirs aient allumé de grands feux, aucun d’eux n’a pu dormir : les nuits sont déjà trop froides pour eux. Le thermomètre a marqué 11 degrés au-dessus de zéro. Ce qui fait une différence de près de 40 degrés avec la température du jour.
Jeudi 1er décembre. — Ce matin de très bonne heure, deux coups de fusil attiraient l’attention du passeur, qui commençait bientôt le transbordement avec son unique pirogue. Le Bagoé, ici, est un peu moins large que l’autre bras, connu sous le nom de Banifing, qui passe à Ouarakana : il n’a que 65 mètres de largeur, quoique très profond, et son cours est beaucoup plus long que celui de son principal affluent[36]. Elle traverse tout le Ouorodougou et vient des environs de Touté ; le passeur m’a dit qu’il n’avait pas entendu parler de chutes, ni en amont ni en aval ; mais il ne se fait aucune communication par eau dans toute cette région.
En sortant du Ouorodougou, le Bagoé sépare les États de Tengréla du Follona, le domaine de Tiéba de celui de Samory, et se dirige sur le Ségou. Un peu en amont du gué du Kouralé, le Bagoé reçoit le Baoulé. A eux deux ils forment le bras secondaire du Niger, qui atteint le cours principal à Mopti.
Je quittai de bonne heure les rives du Bagoé afin d’arriver à Fourou avant la grande chaleur. Il n’y a des arbres que sur les berges mêmes de la rivière ; la rive droite, plus élevée, n’est jamais inondée, et le pays n’a pas l’aspect désolé de la rive gauche.
A 1 kilomètre du Bagoé se trouve le petit village de Lolé ; les environs sont bien cultivés ; il y a des plantations de tabac et partout de grands champs d’ignames, qui sont bien soignés. Entre deux alignements est creusé un large sillon au-dessus duquel sont placés quatre échalas qui se croisent en faisceau au sommet et qui sont destinés à supporter les liserons de quatre pieds d’ignames.
Du Bagoé jusqu’à Fourou, les cultures se succèdent presque sans interruption ; elles sont cependant coupées d’espaces dévastés par une espèce de termite qui habite dans des terrains d’argile grisâtre et qui construit des termitières en forme de champignon.
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Les indigènes utilisent les termites et termitières de la façon suivante : les champignons sont coupés à la base et portés dans le village ; là ils sont concassés et les termites donnés en nourriture aux poules ; la terre est conservée et sert à la construction des cases ou des magasins à mil. Quand la terre est d’un beau gris cendre, elle est lavée, bien triturée et calcinée, et mangée par les femmes enceintes. On en trouve à acheter des petits lots sur les marchés.
Dans beaucoup de villages, pour ne pas avoir la peine d’aller chercher cet insecte bien loin, les habitants procèdent de la façon suivante : après avoir enlevé les herbes dans un endroit quelconque près du village, on y jette de la bouse de vache séchée et des épis de maïs dont le grain a été enlevé ; au bout de quelques jours, le termite fait son apparition ; on dispose alors, en cet endroit, de vieux chaudrons en terre, renversés : l’insecte y construit immédiatement des galeries, et cinq ou six jours après, quand le chaudron est plein, on l’emporte dans le village avec les termites qu’il contient.
Quand ce termite envahit un terrain, il est impossible de songer à en tirer parti ; il est plus nuisible que celui qui construit les termitières gigantesques de 2 à 3 mètres de hauteur. Ce dernier se plaît dans les argiles jaunes, que les indigènes recherchent pour confectionner leur poterie.
Quand ces termitières sont évacuées par l’insecte, l’intérieur, complètement creux, se couvre de salpêtre qu’on récolte pour la fabrication de la poudre.
Au commencement de l’hivernage, les termites, qui construisent les gros tumulus, se transforment en fourmis ailées ; ils sortent de terre de tous côtés ; les cases, les villages en sont infestés.
Cette invasion donne lieu à des réjouissances et, en quelque sorte, à des fêtes, car on leur fait une vraie chasse, suivie d’orgies ; partout on allume des feux, auxquels ils viennent se brûler les ailes ; gamins et femmes les retirent du feu et les ramassent soigneusement pour les faire frire au beurre de vache ou au beurre de cé ; ce mets, réputé délicieux, est donné aux enfants, comme très délicat et très recherché.
Les souris et les lézards, sommairement grillés, forment aussi un des plats les plus appréciés de cette région.
Voici les noms sous lesquels on désigne les termites ailés :
| Dans le | Ouassoulou | Mouri. |
| — | Bélédougou | Milli. |
| — | Kaarta | Mama (ancêtre). |
| Chez les | Kagoro du Kaarta | Mantombo. |
| — | les Mossi | You. |
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En arrivant à Fourou, Toumané, le chef des sofa, me fit installer dans le village de Iawakha, chef de Fourou. L’accueil que me fit la population, sans être enthousiaste, était cependant bienveillant ; on m’envoya quelques cadeaux.
La ville de Fourou, distante du Bagoé de deux petites heures de marche, est composée de trois villages, dont un très gros et deux plus petits.
La densité de la population de ces trois villages est considérable ; les cases sont bondées d’habitants. Comme à Kourala, les rues sont très étroites. A tous les carrefours il y a des abris couverts où se rassemblent les oisifs pendant les heures chaudes de la journée et jusque dans la soirée. La population totale de ces trois villages s’élève à 3000 habitants au moins.
Les deux petits villages sont simplement entourés d’un tata ordinaire ; quant au village principal, son système de défense est plus compliqué : tous les groupes de cases sont fortifiés. En différents endroits il y a deux ou trois murs d’enceinte ; vers le sud on a ménagé deux secteurs fermés par une large coupure qui permet aux assiégés de se mettre rapidement à l’abri en s’écoulant sur chaque flanc de la coupure après une sortie malheureuse. Le petit bois est traversé par un ruisseau, met le village absolument à l’abri d’une attaque par l’ouest ; jamais l’assaillant n’oserait s’aventurer dans cette petite forêt vierge, d’abord parce qu’il est extrêmement difficile d’y circuler, ensuite parce que les gens de Fourou ne négligeraient pas d’y tenir constamment des hommes armés.
Entre les enceintes sont disposés cinq parcs à bœufs ; ils contiennent ensemble 800 têtes de bétail (taureaux, vaches, veaux). Mon hôte possède, à lui seul, 63 têtes et 38 veaux ; il y a aussi, dans chaque enceinte, quelques puits et des fours à chauffer les bois d’arc, afin de les bander plus facilement.
C’est aussi là que se trouvent les forges et les cages à tisserands, qui sont très nombreuses ici.
Comme presque tous les villages, Fourou est remarquable par la malpropreté de ses voies de communication ; il y a des amas d’eau croupie et des tas d’ordures de tous côtés ; les habitants sont cependant assez propres.
A l’entrée de quelques groupes de cases se trouve une construction en terre qui comporte généralement deux petites cases de 1 m. 50 de hauteur, ornées sur toutes les faces de grossières têtes de bœufs en relief.
La première de ces cases n’est, en quelque sorte, que le vestibule de la seconde ; l’entrée n’est pas fermée, et à droite et à gauche sont placées quelques calebasses et poteries. Elle communique avec la case ronde par une petite porte en bois fermée à clef ; dans cette seconde case est suspendu un gros sac en cotonnade du pays qui renferme les os et les plumes des poulets égorgés à l’occasion des repas funéraires ; les calebasses servent à apporter les mets préparés à l’intention des morts.
Un carrefour de Fourou.
Ce culte des morts paraît exister chez toute la famille mandé.
Les Malinké et les Bambara de la rive gauche du Niger font aussi des offrandes, mais avec moins de cérémonies. Quand il survient à l’un d’eux un événement important, bonheur ou malheur, tels que mariages, naissances, maladies graves, etc., il délaye une petite quantité de farine de mil ou de maïs dans de l’eau et en asperge le sol de sa case en disant : « Voilà pour mon père, ou ma mère, ou mon frère », etc. Si c’est en voyage que se fait cette offrande, la nourriture est projetée par petites pincées sur le mur extérieur qui entoure l’habitation et, mieux encore, sur le tata du village face à la campagne.
Dans quelques endroits retirés, près des tata, à l’intérieur des villages et dans les champs, on voit également de petites cases dans chacune desquelles est suspendu un sac contenant divers objets ; ces sacs sont destinés, m’a-t-on dit, à préserver le village et les habitants des esprits malfaisants qui errent autour du village pendant les nuits noires ; on nomme ces esprits soubakha (en mandé) et ouarra (en siène-ré).
Par soubakha ou ouarra, les Mandé en général désignent tout ce qui peut inspirer la terreur pendant la nuit ; les chats-huants et tous les oiseaux nocturnes sont des soubakha. Si, dans la nuit, un de ces animaux se perche sur un arbre du village et fait entendre son cri, c’est signe de mort d’homme prochaine. Cette superstition existe encore dans beaucoup de nos campagnes ; on s’en inquiète cependant moins qu’ici, où tel homme qui ose tirer un coup de fusil sur l’arbre où l’oiseau est perché est considéré comme un héros. Circuler la nuit sans clair de lune est regardé par ces gens-là comme un acte d’une témérité extraordinaire ; aussi jamais les indigènes n’attaquent de nuit.
Cette terreur est soigneusement entretenue par certains individus, sorte de sorciers qui se livrent nuitamment à des actes extravagants, et circulent avec des feux en poussant des cris rauques. Ces gens-là sont-ils simplement atteints d’insomnie ou d’aliénation mentale ? Je ne le crois pas ; c’est plutôt une vieille coutume qui a pour but d’empêcher de circuler la nuit dans le village et dont profitent quelques loustics pour semer la crainte et se faire passer pour sorciers, comme les kéniélala.
Les mœurs sont très légères à Fourou : nous y étions à peine depuis trois jours, que tous mes hommes étaient en possession d’une amie au vu et au su de tout le monde. Contrairement à ce qui se passe dans nos pays civilisés, une jeune fille qui a un enfant n’est pas déconsidérée chez les Siène-ré : au contraire, elle trouve plus facilement à se marier, puisqu’on est sûr qu’elle n’est pas stérile.
Les cases servant d’habitation sont, ou rondes à toit de chaume, ou carrées avec toit plat, mais moins bien soignées que celles des Bambara que j’ai vues à Sanancoro. L’extérieur n’est pas ornementé du tout ; à l’intérieur seulement il y a quelques dessins en relief, parmi lesquels la tête de bœuf domine.
Ceux qui ornent la case représentée à la page suivante figurent un homme à cheval, un oiseau à quatre pattes, un homme, une gueule-tapée, un siège.
J’ai peu vu de meubles chez le chef du village ; il y a cependant six lits en diala, d’une seule pièce, dont je donne un croquis.
Ils sont grossièrement équarris, mais le dessus est d’un poli rendu brillant par l’usage.
Les tisserands, assez nombreux ici, font, outre des bandes de coton blanc très fin, une autre étoffe rayée de bleu et de blanc dont ils semblent avoir la spécialité et qui est recherchée par les marchands ; on la nomme kani-fini. Les teintures à l’indigo obtenues ici sont d’un bleu terne, inférieur à celles des noirs du Sénégal.
Les Sénoufo emploient pour teindre leurs étoffes, outre l’indigo, la couleur brune tirée d’un arbrisseau appelé bassi chez les Malinkés et raat par les Toucouleur, mais ils l’emploient plus légère, plus claire. Une fois l’étoffe teinte, on l’étend sur une calebasse ou sur une planche bien unie et l’on y dessine en noir, à l’aide d’une tige de mil taillée grossièrement en plume, des losanges, des carrés, des triangles, etc., qui forment généralement des damiers irréguliers. Le noir employé à cet effet est obtenu par de la terre ferrugineuse ramassée dans le lit des marigots et déposée pendant quelque temps dans de vieux chaudrons en terre. On obtient ainsi une sorte de couperose (sulfate de fer).
Les forgerons, appelés en sénoufo toumono, ne s’occupent exclusivement que de l’extraction et de la préparation du fer. Le cubilot, de petite dimension, est mis quelquefois directement en contact avec le soufflet de forge pour qu’on puisse à volonté ralentir ou activer le feu. Ces cubilots ne peuvent donner qu’une très petite quantité de fer, aussi les toumono ont-ils des hauts fourneaux en terre glaise de grande dimension dans les endroits où le minerai est abondant. Le tirage obtenu avec des tuyères n’est pas assez puissant pour leur permettre d’obtenir de la fonte, qui est absolument inconnue chez eux. Contrairement aux hauts fourneaux qu’on voit généralement, ils ne sont pas ronds, mais carrés et surmontés d’un tuyau rond de 60 centimètres de hauteur. Aux deux angles diamétralement opposés sont élevés deux grands contreforts en terre munis de marches permettant aux individus qui chargent le fourneau de monter facilement le minerai.
Les toumono fabriquent les outils, la batterie de cuisine, réparent les fusils, mais ils ne font aucun bijou en or, argent, cuivre ou fer : c’est ici une spécialité dont ne s’occupent que les fono (sorte de bijoutiers) ; ceux-ci font aussi de grossières sonnettes en cuivre.
Figures dans l’intérieur des cases et lit.
La poterie est polie intérieurement avec des gourmettes en fer fabriquées par les fono.
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Iawakha, le chef de Fourou, auquel j’ai déjà fait visite plusieurs fois, m’a envoyé une belle génisse ; le jour de mon arrivée, mon hôte m’a donné à plusieurs reprises du mil et du maïs.
Quand je me promène, tous les habitants me saluent par le mot Diarabasou (c’est le Diara du Sénoufo). Décidément ce surnom me suivra pendant tout mon voyage.
Je n’inspire pas la défiance à ces braves gens, mais quelques amis parlant le mandé sont venus me confier qu’il me fallait éviter de regarder dans les puits, quelques femmes craignant que je ne sois capable de jeter un sort au pays. On m’a également prévenu de ne laisser traîner aucun papier aux abords du village et de n’en faire usage sous aucun prétexte : c’est ainsi qu’une pièce d’étoffe offerte au chef et qui était munie d’une belle étiquette m’a été retournée. On ne l’a reprise que dépourvue de l’étiquette. L’explication de ce refus était pour eux bien simple : ils craignaient que l’étiquette et l’écriture ne leur portassent malheur.
Lundi 5 décembre. — C’était aujourd’hui grand marché : il régnait ici beaucoup d’animation. Pendant toute la matinée, des vendeurs et des acheteurs arrivaient en foule. A midi le marché battait son plein ; il y avait à ce moment un millier de personnes (acheteurs et vendeurs).
Voici, en tout, ce qu’il y avait en vente en chiffres ronds avec le prix de vente :
| Fr. | c. | ||
|---|---|---|---|
| 1000 kilogrammes de sorgho (principalement du bimbirri), valeur en cauries des 100 kilogrammes. | 5 | 60 | |
| 500 kilogrammes d’arachides, le kilogramme | 0 | 75 | |
| 500 kilogrammes d’ignames, le kilogramme | 0 | 15 | |
| 150 kilogrammes de sel (6 barres) (la barre 50 ba), prix du kilogramme, de | 3 fr. 50 à | 4 | » |
| 20 rouleaux de cotonnades du pays. Prix variables. | |||
| 20 kilogrammes de graines de da (chanvre indigène,) le kilogramme | 1 | 25 | |
| 60 kilogrammes de coton brut (je n’ai pu apprécier exactement le prix, mais il est cher). | |||
| 100 pièces de poterie (fabrication indigène). Prix divers. | |||
| 30 nattes dites débé, la natte. | 1 | » | |
| 200 kilogrammes de maïs, le kilogramme | 0 | 10 | |
| 20 kilogrammes indigo, et environ 10 kilogrammes de tabac. | |||
Quelques couteaux, outils, stylets en corne pour les chevaux, aiguilles de fabrication indigène, pas d’étoffe du tout, pas d’articles européens. Tous les condiments connus y figuraient par petits lots, ainsi que de la viande en brochette.
Pas de bétail : il se vend tous les jours ; on s’adresse directement au propriétaire. La pièce de 5 francs en argent vaut (ba foula kémé dourou) 2000 cauries. Il y avait peu de beurre de cé ; il ne se vend pas ici en pain, c’est en boulettes de la grosseur d’une noix ; chaque boulette coûte deux cauries. A quatre heures, le marché est terminé, à peu près tout est vendu.
Une grande activité régnait autour des marchandes de maumi ou niomi, qui étaient au nombre d’une trentaine. On fait des niomi avec de la farine de fonio, de maïs, de sorgho, de toutes les variétés de mil et de riz. La farine est délayée la veille dans de l’eau, ce qui lui donne un goût un peu sûr ; on ajoute généralement un peu de farine de graine de coton. Une cuillerée de cette pâte liquide placée dans une petite soucoupe en terre avec un peu de beurre de cé est mise sur un feu vif ; la galette ainsi obtenue se nomme niomi. Les femmes en confectionnent de grosseurs variables, dont le prix est de 2, 3, 4 ou 5 cauries. Avec la farine de soso (haricots) on fait ici des beignets frits dans de grosses marmites en terre pleines de beurre de cé ; on les nomme, en sénoufo, tenteng-o.
Quand on réussit à s’accoutumer aux niomi, c’est une grande ressource pour l’Européen voyageant dans ces régions, car le matin, avant le départ des villages, on trouve presque toujours à en acheter, et l’on évite ainsi de partir à jeun ou simplement avec un verre de thé sans sucre.
Il se tient aussi un marché quotidien, où l’on trouve surtout des condiments, du sel ou du bois. Le bois est coupé en bûches régulières de 80 centimètres de longueur environ et d’un équarrissage de 5 à 6 centimètres ; il se vend à très bon marché.
J’ai vu deux comestibles que je ne connaissais pas : le premier est un tubercule ressemblant par la grosseur et la pelure à la pomme de terre ; il se nomme donna en sénoufo. On le mange cuit à l’eau. L’intérieur, d’un blanc verdâtre, ressemble comme goût à la pomme de terre venue en terrain humide. La chair est plutôt aqueuse que farineuse. J’ai trouvé ce légume inférieur à l’igname. Il ne m’a pas été possible de voir des plants, ni même des feuilles. Sa culture semble s’être localisée à Fourou et aux environs.
Le deuxième est une sorte d’arachide qui vient sans coque. L’intérieur est un peu laiteux et sucré. Ce fruit ne ressemble en rien au haricot arachide. On le nomme en sénoufo mouné et en mandé ntokho. Je n’ai encore rencontré aucune culture de ce nouveau comestible ; il n’y en a pas à Fourou même, mais dans les villages des environs.
En résumé, ce village offre de grandes ressources, et l’on peut y vivre à des prix raisonnables. Un beau bœuf coûte 40 francs, un mouton 10 francs, un poulet 1 franc, les œufs 5 centimes, le miel brut 2 fr. 50 le kilo. Mon convoi se compose encore de 10 personnes, 13 ânes et 2 bœufs porteurs. J’arrive ici à le nourrir convenablement, avec viande, sel et mil pour animaux, à raison de 5 fr. 50 par jour.
Quelle différence avec les pays ruinés que je viens de traverser ! Quand je songe qu’à Ouolosébougou, le riz ou le mil seul pour moi et mes hommes me coûtait 12 francs par jour, sans viande, sans sel, et pas de mil pour les animaux. Qu’aurait pensé Barth, qui, à Dôre, se récrie sur la cherté des vivres et dit qu’il dépense tous les jours 400 cauries (40 centimes)[37] pour la nourriture de ses trois chevaux !
Mais une des grosses ressources de Fourou pour l’Européen est sa production d’ignames. Il en existe une quinzaine de variétés plus ou moins farineuses ou filandreuses. Certaines ne sont bonnes que cuites à l’eau et au sel, d’autres grillées, etc. C’est une racine très nutritive. Elle peut se manger en ragoût, en purée ou encore sautée au beurre. On en fait aussi d’excellents gâteaux.
Les indigènes mangent surtout l’igname bouillie et pilée avec une sauce de to (lakh lalo des Wolof) au piment, à l’oseille, à la feuille de baobab ou de haricot, etc.
Quand l’Européen arrive à s’assimiler cette préparation, il est sauvé, car l’igname et la patate sont quelquefois difficiles à digérer pour les estomacs un peu débilités.
Fourou et ses deux villages alliés (Lolé et Garamoukourou) avaient été pendant bien longtemps indépendants, grâce à leur situation géographique, qui leur donne pour limites : à l’ouest et au sud, le Bagoé ; au nord et à l’est, une grosse rivière, le Banifing. Ce dernier cours d’eau traverse une large bande de terrain dont les villages, situés à l’extrême limite des États de Tiéba, ont été rarement mêlés aux luttes qui se soutenaient entre Tiéba et Pégué, le chef de Niélé.
Iawakha doit se faire craindre aux environs, et les gens de Fourou ont gardé la réputation de n’être pas commodes.
Depuis le commencement de la guerre avec Tiéba, Samory a fini par gagner l’amitié du fils du chef de Fourou, grâce à quelques cadeaux de captifs et surtout en lui donnant le titre pompeux de fils de roi, ce qui flatta son amour-propre. Nason est un jeune homme de vingt-quatre ans ; il a influencé son père, qui est très âgé, et bientôt est survenue une sorte d’accord entre lui et l’almamy, qui, en échange d’une neutralité, promit de laisser vivre en paix les gens de Fourou et de ne pas toucher à leurs biens.
Quelque temps après, Samory, sous prétexte de protéger Fourou des entreprises des gens de Tengréla, alliés de Tiéba, envoya Toumané avec une dizaine de sofa y tenir garnison. Ce Toumané est un Ouassoullounké Sankaré et le frère de Kélifa, dougoukounasigui de Tiong-i.
Les sofa et Nason emmenèrent, il y a plusieurs mois, une cinquantaine de guerriers à la colonne ; ils n’y restèrent que quelques jours et désertèrent dès que l’occasion s’en présenta. Enfin, dernièrement, sur les instances de Samory, un frère de Nason est allé faire des ouvertures à Pégué, pour l’engager à seconder l’almamy contre Tiéba, ou au moins obtenir sa neutralité.
Pégué, qui a été battu par Tiéba il y a un an environ, et qui a dû payer à ce dernier, comme contribution de guerre, 120 chevaux et 1000 captifs, dit-on, est sur le point d’accéder aux désirs de l’almamy. Hier sont arrivés six hommes de Niélé ; ils se rendent à Sikasso pour ramener à l’almamy deux femmes de chefs prises par Tiéba et vendues à Niélé.
Le chef de ces envoyés, un Ouattara qui porte une barbe comme un sapeur, est venu me voir ; il ne m’a pas surpris en me disant que Toumané n’avait rien fait pour moi et que c’était tout à fait par hasard, à Dioumanténé, qu’il avait appris mon séjour à Fourou. De sorte qu’à l’heure qu’il est, ma situation est la même qu’il y a trois mois : l’almamy n’a rien fait et ne fera rien pour moi. Il m’est impossible de quitter Fourou dans ces conditions ; ces gens-là n’ont pu venir ici que grâce à leur qualité d’envoyés de Pégué. Personne d’autre n’est venu à Fourou depuis longtemps, et moi moins que tout autre, grâce à ma qualité de blanc, je ne pourrais atteindre Niélé sans l’appui de Pégué, car nous sommes tellement redoutés dans ce pays que notre bravoure frise la légende : pour ces gens-là, un blanc, serait-il tout seul, vaut une armée !
Ce Ouattara part le 9 ; il mettra cinq jours pour aller à Sikasso, y restera probablement une huitaine de jours en pourparlers, ce qui mettra son retour ici vers la fin du mois. « Alors, dit-il, je partirai demander à mon maître la permission pour toi de passer, et je crois que tu l’obtiendras, car nous sommes déjà amis avec toi. » Tout cela est très joli, et si je suis sorti du pays de l’almamy pour le 1er février, j’en serai encore fort aise. Pourvu que Samory, afin de se venger de ne pas recevoir de renforts de Bammako, n’aille pas influencer ces braves gens, qui, jusqu’à présent, paraissent animés des meilleures intentions à mon égard !
En attendant, je n’ai qu’à me livrer avec ardeur à l’étude du sénoufo, car, après quelques journées de marche dans l’est, il faudra que je me familiarise avec l’idiome des Samokho. Si Dieu me conserve la santé, je suis décidé à patienter tant qu’il le faudra.
Mercredi 7 décembre. — J’ai parlé plus haut de la façon dont l’almamy s’est ingéré habilement dans les affaires de Fourou. Saura-t-il se maintenir ici, et, s’il s’y maintient, le pays restera-t-il ce qu’il est ? J’en doute. Les sofa se livrent à toutes sortes de vexations et veulent, comme dans les pays bambara de l’autre rive, puiser partout ; ils sont déjà en horreur ici et tellement craints pour leur sans-gêne qu’il est impossible de vendre sur leur marché quelque chose dont la valeur dépasse 500 cauries. Les habitants, craignant de faire voir qu’ils possèdent, et pour éviter de se voir pillés par les sofa, viennent, à la tombée de la nuit, vers huit ou neuf heures, me demander à acheter quelques coudées d’étoffe[38], un couteau ou un rasoir, etc. ; sur le marché, je ne vends, pour ainsi dire, que de menus objets.
J’ai demandé, il y a quatre jours, à acheter du miel : tout le monde m’a affirmé qu’il n’y en avait pas dans le village. A huit heures du soir, un Sénoufo m’a conduit dans sa case et m’en a fait voir plein un très grand vase ; il y en avait plus de 50 kilos, et il n’est pas le seul qui en possède autant. Tout se fait ici en cachette.
Trois ou quatre fois par an, il y a ici une sorte de concours de beauté. Un tam-tam orné de sculptures est spécialement destiné à ces fêtes. Ce jour-là, tout le village s’habille, car en temps ordinaire tout le monde est à peu près nu ; les jeunes filles se parent de leur mieux et mettent des bijoux en cuivre et en or. Les spectateurs sont rangés derrière le tam-tam sur la place du grand marché, du côté opposé aux jeunes filles ; l’une après l’autre, elles doivent traverser la place en dansant. Celles qui sont séduisantes par leur beauté et par leurs parures sont longuement acclamées, les autres au contraire sont huées sans pitié par toute la foule.
Ce doit être un curieux spectacle ; on pourrait y juger de la richesse générale des habitants par leurs bijoux, qui doivent être mieux conditionnés qu’ailleurs, puisqu’ils sont fabriqués par des gens spéciaux.
Depuis que les sofa sont là, cette fête n’a pas eu lieu, et si ce n’était leur présence, j’aurais été gratifié d’une de ces séances.
La population de Fourou est composée d’un tiers de Foulbé et de deux tiers de Sénoufo ; il y a aussi quelques familles Mandé-Dioula et une famille de Samokho, venue de Pananzo, rive gauche de la rivière de Loufiné.
Les Foula ou Foulbé sont si intimement mélangés aux Sénoufo ou Siène-ré qu’à un voyageur ne séjournant ici que quelques jours, ils pourraient très bien passer inaperçus. Tatoués comme les Sénoufo, habillés comme eux, parlant leur langue, ayant totalement oublié la leur, et se livrant aux mêmes occupations que leurs concitoyens, ils ne sont réellement reconnaissables que dans quelques rares types, ayant conservé le nez droit et mince, et les membres grêles, signes distinctifs de leur race. Quand on vit un peu autour d’eux, on s’aperçoit cependant bien vite qu’on est en présence de Foulbé, car tous portent le nom de Sankaré, qui est un des quatre noms de tribus foulbé du Ouassoulou, qui sont : Sankaré, Sidibé, Diallo, Diakhité.
J’en ai interrogé beaucoup : aucun ne connaît leur pays d’origine, mais tous sont d’accord pour affirmer qu’il y a très longtemps, ils habitaient le nord du Ganadougou, à peine à quatre journées de marche d’ici.
Ils ne s’occupent pas spécialement des troupeaux ; ils sont du reste fort ignorants sur les questions d’élevage : quelques-uns que j’ai interrogés m’ont dit que la vache portait quatre, cinq ou six mois, d’autres m’ont dit qu’ils n’en savaient rien.
Les bœufs de Fourou offrent beaucoup d’analogie avec ceux du Bambouk ; leur taille est petite ; leurs membres grêles, mais bien musclés ; les jambes sont très courtes ; la robe est presque uniformément noire, mouchetée de blanc. Les bœufs ont les cornes très minces, même à la base, et recourbées en avant comme les chamois. Le veau est très petit quand il naît, jamais on ne croirait qu’il puisse atteindre la taille de la mère, mais il se développe rapidement.
Cette race me paraît se plaire parfaitement ici ; elle se contente des pâturages des environs et s’assimile bien la nourriture. Tout le bétail que j’ai vu est plein de santé. La chair est très bonne et grasse. Un bœuf donne environ 75 à 80 kilos de viande.
Ici on peut dire que Siène-ré et Foulbé se soucient fort peu de leurs troupeaux : vaches et taureaux vont paître ensemble, les saillies se font au hasard, les veaux errent autour du village et l’on ne semble pas rechercher pour eux les endroits où il y a le meilleur fourrage ; les troupeaux sont cependant beaux, ce qui prouve que si ce bœuf n’est pas de race indigène, il est totalement acclimaté.
La race ovine n’est représentée ici que par une centaine de moutons de petite taille, caractéristiques par la tête et l’encolure noires. Ce mouton est celui du Bambouk ; il donne 8 kilos de viande environ ; son poil, tout en étant ras, est légèrement laineux, mais on ne peut pas l’utiliser. Comme chez les Bambara du Bélédougou, il y a beaucoup de chiens d’une race analogue à celle qui se trouve dans notre Soudan. Il y en a cependant d’autres à poil long, de vrais chiens de berger, mais roux ; les Bambara les appellent safo. Les indigènes classent ces pauvres bêtes dans la catégorie des animaux de boucherie et s’en font un régal.
Chez plusieurs Sénoufo j’ai vu, comme animal de basse-cour, des pintades domestiques blanches et de diverses nuances. Je n’en connaissais que deux variétés :
1o La belle pintade grise, avec son plumage demi-deuil, qui est très commune sur toute la côte occidentale d’Afrique et dans le Soudan et qui a été importée en Europe par des moines portugais : c’est celle de nos basses-cours de France.
2o La pintade rouge, très commune sur la côte orientale.
Celle qui est élevée ici a le plumage d’un blanc un peu terne, émaillé de petits pois d’un blanc beaucoup plus éclatant ; elle a les pattes et le bec d’un beau jaune orange ; et ses deux joues charnues, qui pendent de chaque côté de la tête, sont d’un rouge sang ; elle a la taille de la pintade sauvage ; comme celle-ci, elle a le crâne recouvert d’une sorte de carapace et le cou légèrement déplumé. Les habitants m’ont dit qu’elle provenait de l’est et que j’en verrais dans tous les grands villages que je traverserais à l’avenir.
23 décembre. — La fin du mois approche, et les hommes de Niélé partis pour Sikasso ne sont pas de retour ; je passe mon temps à me familiariser avec le langage des Siène-ré et à prendre des renseignements sur la région. Tous les matins, avant la forte chaleur, je vais chasser aux environs. Le petit bois est le lieu favori de mes excursions. Bien qu’il soit à côté du village, il renferme beaucoup de gibier, les indigènes ne mangeant rien de ce qui en vient, parce qu’ils y enterrent leurs morts et y font leurs sacrifices.
C’est sous des arbres de diverses essences que l’animal à sacrifier est égorgé. Les abords de cet arbre fétiche sont soigneusement nettoyés et les herbes enlevées ; il en est de même des avenues qui y conduisent. Une fois l’animal tué, on l’emporte dans le village pour le manger. La tête est ensuite rapportée sous l’arbre et placée dans une fourche ou suspendue à des branches. Autour de ces arbres fétiches, il y a quantité de chaudrons en terre de formes diverses, de vieux manches d’instruments de culture, et autres objets hors de service, tels que vieux linges, calebasses de diverses dimensions, queues de vache, etc. ; sous l’un des arbres est disposé sur des fourches un morceau de bois creux de 80 centimètres de diamètre dans lequel il y a des herbes et des plantes diverses.
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Les Siène-ré se reconnaissent à trois incisions de 4 centimètres de long qu’ils se font de chaque côté de la bouche ; elles ne sont pas absolument parallèles et s’écartent légèrement en éventail vers leur extrémité qui atteint le milieu de la joue. Certains d’entre eux ajoutent à ces entailles une marque de chaque côté du nez et quelquefois deux ou trois entailles de 2 centimètres seulement de chaque côté de l’œil.
Ces trois marques de chaque côté de la bouche se retrouvent dans tous leurs dessins ou moulures en relief chaque fois qu’ils représentent une tête de bœuf ou de fauve : elles doivent représenter la moustache d’un lion ou d’une panthère.
Quelques Siène-ré hommes ont des incisions sur le ventre ; mais les femmes ont toutes le ventre et la poitrine plus ou moins agrémentés de carrés, de losanges et de figures géométriques bizarres.