Du Niger au golfe de Guinée par le pays de Kong et le Mossi, tome 1 (de 2)
Ali me présente à Iamori.
Toute cette région est soumise aux chefs de Kong et toutes les peuplades voisines reconnaissent leur suzeraineté. A l’ouest, les États de Kong sont limités dans cette région par le fleuve de Léra, qui les sépare du territoire des Pallaga (dépendance des États de Pégué).
Ces Pallaga constituent, comme les Mbouin(g), une nation encore sauvage. Personne n’entre dans leur pays et ils n’ont presque point de relations avec les marchands. Quelques hommes des villages frontières viennent au marché de Sandergou et de Kapi. Je n’en ai vu aucun. Les personnes que j’ai interrogées m’ont dit que hommes et femmes sont entièrement nus et ne se servent même pas de feuilles pour cacher ce qu’on ne doit pas voir. Leur tatouage consiste en de nombreuses petites entailles sur le front et les joues. Leur langue n’est comprise par personne. Ils sont très redoutés par les incursions qu’ils font sur les territoires limitrophes. On est impuissant à les châtier, car leur pays est très fourré et couvert de bois ; quand on marche contre eux, ils savent adroitement se dérober et fuir à l’intérieur.
Pour ces raisons, les Dioula ont complètement abandonné le chemin direct de Kong à Léra dont j’ai déjà parlé, et actuellement toutes les communications se font par la route que je vais suivre.
Iamory me prie de rester un jour ici ; il veut me donner deux hommes dévoués que son siratigui[45] a envoyé chercher dans un village voisin.
Samedi 11 février. — Départ à cinq heures et demie. Le siratigui et deux hommes m’accompagnent. Nous dépassons bientôt les cultures, qui ne s’étendent pas bien loin, Kanniara étant un tout petit village, et nous entrons dans la brousse. Bien que nous soyons dans la saison sèche, la végétation semble être plus belle que dans les régions que j’ai traversées jusqu’à présent ; de temps en temps on est absolument sous bois ; partout il y a des cé et surtout des netté ; des femmes et des enfants veillent les arbres dont le fruit est à maturité[46] et lancent des pierres pour éloigner les perruches et les autres oiseaux. Dans les bas-fonds il y a quelques maigres palmiers ban et quelques bouquets de palmiers de marais (sorte de dattiers sauvages).
Nous croisons en route beaucoup de gens porteurs de poudre, qu’ils vont échanger contre des captifs à Sikasso. Comme dans le Follona, les transports se font tous par porteurs. Il y a fort longtemps que je n’ai rencontré des animaux de bât avec les marchands.
Tandis que dans le Follona les charges sont arrimées sur un châssis en liane tordue en forme de huit, sous lequel est adaptée une torche, ici les hommes portent les bagages et marchandises dans une claire-voie de 1 m. 20 de longueur, nommée bouakha. Les femmes portent les piments ou menus articles dans une grande boîte en fibres de palmier ban ; comme cette boîte est assez fragile, elle est placée sur un fond en bois léger (bougou) auquel elle est fixée par un solide filet en corde.
Hommes et femmes sont munis d’un long bâton ferré qui leur sert au passage des rivières, marais, etc., et pour maintenir le colis en équilibre dans les fourches d’arbres quand ils se reposent.
Dans chaque groupe de dix à douze marchands, il s’en trouve toujours un qui, tout en marchant, carillonne à l’aide d’une baguette en fer sur une clochette double et entonne un chant qui est ensuite répété par toute la compagnie. A l’approche des villages et avant d’y entrer ils annoncent leur arrivée à l’aide de ces clochettes, de flûtes ou de flageolets ; au départ du village la même chose a lieu.
Femmes et enfants veillant sur les arbres néré.
Quelques-uns d’entre eux sont armés de grands fusils dits boucaniers. La batterie est toujours recouverte d’une peau de singe, pour empêcher l’humidité, et la crosse est généralement garnie de clous dorés. Au pontet sont suspendus une minuscule poire à poudre en bois pour amorcer le bassinet et un dé en cuir pour le doigt qui agit sur la détente. Les munitions sont portées dans une ceinture semblable à nos ceintures de chasse, mais les tubes en cuir, au lieu de renfermer, comme chez nous, une cartouche confectionnée, ne contiennent chacun qu’une charge de poudre renfermée dans une petite fiole en bois. Une cartouchière renferme les balles ainsi que des bourres confectionnées en fibre d’aloès.
En quittant Kanniara, on m’avait fait voir dans le lointain, sur une petite éminence, le groupe de bombax de Daamasou où je devais camper. En arrivant à quelques centaines de mètres du village, qui disparaît dans un fouillis de verdure, les guides, pour une raison que j’ignore, me font malgré mes protestations dépasser Daamasou de 1 kilomètre et camper à Fillinsou, où il n’y a pas un seul arbre. Fillinsou est le dernier village que j’ai traversé où il y a des Mbouin(g).
Dimanche 12. — En quittant Fillinsou on passe deux petits villages de culture, et, bientôt après, une végétation plus puissante annonce la proximité d’un grand cours d’eau ; de très beaux arbres font place au gardénia sauvage.
A sept heures et demie nous atteignons le fleuve. Le gué se trouve dans une boucle et est à quelques centaines de mètres en aval du point de passage pour pirogues.
Ce cours d’eau est plus important que celui de Léra. Sa largeur ici est d’environ 80 mètres. D’après mes guides, il vient des environs de Sikasso et coule vers le sud. On le traverse encore une fois avant d’arriver à Kong. C’est la branche principale du Comoé.
Les rives sont bien boisées, surtout la rive droite, dont la végétation s’étend à quelques centaines de mètres. Quoiqu’il n’y ait pas plus de 80 centimètres d’eau, il nous faut décharger les animaux, les berges étant trop escarpées. En aval du gué on trouve un bief assez profond dans lequel il y a des hippopotames. Le fond est de sable mélangé de nombreux fragments de quartz. Le courant est de 3 à 4 milles à l’heure.
Je fais étape à Lokhognilé, groupe de trois villages (environ 8 à 900 habitants).
Lokhognilé couronne le sommet d’un grand plateau granitique dont la base commence non loin du fleuve, les villages suivant une ligne nord-sud. Le plus grand (celui du nord) est séparé de celui du centre par des amas de granit et n’a rien de remarquable. Comme celui du centre, il est habité par des Mandé-Dioula. Le village du centre offre un très joli coup d’œil ; les toits en chaume tout neuf sont dominés par quelques dattiers, les deux minarets de la mosquée et un groupe de ficus ; vers l’est il y a également un groupe de palmiers-rôniers à deux branches (palmiers doum).
Je n’ai pas rencontré le palmier doum depuis mon départ du haut Sénégal. C’est un arbre qui est peu répandu dans cette région ; il a dû y être importé par des habitants de Lokhognilé.
Le fruit du palmier doum est de la grosseur du poing ; quand il est vert, on boit le contenu, et à maturité, lorsqu’il est sec et d’une couleur rouge foncé, on râpe avec les dents son enveloppe, qui a le goût de pain d’épice. Le nom scientifique de ce palmier bifurqué est Hyphæne thebaïca.
★
★ ★
Le groupe du sud est habité par des captifs commandés par un Ouattara nommé Birahima Sory. Ces captifs sont des Kéréboro ou Karaboro, peuplade à peu près disparue et qui offre comme type de la ressemblance avec les Mbouin(g).
Mosquée de Lokhognilé.
Les Mandé me firent présent de deux moutons, de mil, d’œufs, etc. J’en reçus une telle quantité qu’il m’a fallu prendre le parti d’en refuser quelques-uns, d’autant plus que je m’apercevais que l’espoir de recevoir des cadeaux plus importants était pour beaucoup dans cette générosité. Si j’avais laissé faire, j’aurais vidé mes colis en échange d’un superflu gênant.
Pour ne froisser personne, Diawé eut en cette circonstance une heureuse inspiration : il renvoyait poliment tout le monde en leur disant qu’après deux heures de l’après-midi les blancs avaient pour coutume de ne plus rien accepter, que jamais il n’oserait m’en parler, de peur de se voir vertement reprimandé.
Mon hôte Sory Birahima et sa femme furent pleins de prévenances pour moi et refusèrent absolument de me laisser partir le lendemain.
Je projetai une excursion à la montagne de Lokhognilé, située à 6 kilomètres environ dans le nord et qui domine toute la région (altitude 1150 mètres), mais, au moment de me mettre en route, Birahima s’y opposa, me disant qu’il valait mieux m’en abstenir, afin de ne pas éveiller les soupçons de gens pour qui un étranger est toujours un être suspect.
Lokhognilé possède une quinzaine de chevaux : comme je désirais faire l’acquisition d’une monture, je me les fis présenter, car ils étaient tous à vendre. Je ne fis choix d’aucun d’entre eux, les uns étant trop jeunes, les autres étant des juments pleines.
Comme j’étais privé de mon excursion sur la montagne, j’allai visiter la mosquée en compagnie de quelques fidèles, qui ne firent aucune difficulté pour m’y laisser pénétrer.
Cet édifice est carré et a environ 10 mètres de côté ; sa hauteur est de 5 mètres, et les minarets dépassent la terrasse de 3 mètres ; son style est celui des cases bambara. Ses minarets ont la forme de pyramides, et des pièces de bois sont fichées dans toutes les faces pour permettre au marabout de se hisser, les jours de grande fête, jusqu’au sommet et y appeler les fidèles. L’un des minarets est surmonté d’un œuf d’autruche apporté de Djenné.
La disposition intérieure est très simple : deux petits murs divisent la nef en trois compartiments, qui ont chacun une destination spéciale.
Au nord du pic de Lokhognilé habitent les Karaboro, puis les Tourouga ou Tourounga. On a peu de renseignements sur le premier de ces peuples : il ressemble comme type aux Komono, mais parle un idiome qui se rapproche de la langue des Mbouin(g).
Au nord, les Tourounga sont plus connus ; ils se rattachent à la famille des Siène-ré, me dit-on, mais construisent des habitations semblables à celles du Gourounsi. Les gens de Bobo Dioulasou sont en rapport constant d’affaires avec les Tourounga, qui leur vendent, avec les Dokhosié et les Tiéfo, la ferronnerie qui s’exporte de ce marché vers le sud. Ce sont les Tourounga qui ont la réputation d’être les meilleurs forgerons de cette partie du Soudan, ils peuvent rivaliser comme travail avec les Siène-ré du Kénédougou et ceux du Follona de Pégué.
Dans toute cette région on ne désigne plus l’Européen par cette sotte appellation de toubab[47], on nous appelle : lamokho, lounatié, karamokho et surtout nasara. Lamokho signifie textuellement en mandé « homme d’étape, voyageur » ; lounatié veut dire « étranger, homme d’un pays lointain » ; karamokho, « homme instruit » ; et nasara est le mot arabe qui correspond à chrétien. Dans le Ouassoulou on nous appelle aussi foronto (piment) ? Est-ce à cause de nos joues rouges ou de notre violent caractère ?
Une vue à Lokhognilé.
Mardi 14. — En quittant Lokhognilé on se dirige sur une autre montagne granitique moins élevée que celle de Lokhognilé, mais en arrivant à Diarakrou (deux petits villages d’aspect misérable, on change de direction en laissant la montagne au nord, et quelques kilomètres plus loin on atteint Sakédougou, petit village habité par des Mandé-Dioula, et des Dokhosié qui portent le nom de Bambadion-Dokhosié.
Aux cases rondes, en terre ou en paillote, à toit en chaume, succèdent de grandes constructions rectangulaires à véranda. Le toit, qui est incliné, est formé d’une série de fortes branches sur lesquelles on place de la paille disposée perpendiculairement aux branches. La couche de paille est elle-même recouverte de mottes de gazon découpées en forme de rectangle et placées sur la paille, le gazon en dessous.
Ces cases sont spacieuses : elles ont quelquefois 10 mètres de long sur 3 mètres de large ; elles sont confortables, et l’on y est absolument à l’abri du soleil.
Ce village de Dokhosié est entouré de quelques plantations de tabac, de l’espèce dite taba, et possède un troupeau d’une vingtaine de têtes de bétail ; il ne m’a pas été possible de trouver du lait : les Dokhosié ne savent ou ne veulent pas traire les vaches.
Cette contrée est relativement belle, et partout la couche de terre végétale est assez épaisse pour donner de belles récoltes ; malheureusement la densité de la population est faible. La guerre n’a cependant pas dévasté le pays, car depuis que j’ai quitté le Follona je n’ai vu aucune ruine, ni même un village fortifié, mais c’est l’eau qui manque. Partout le sous-sol est constitué de granit, et l’indigène ne peut le percer, comme il perce la roche ferrugineuse, par exemple, dans les environs de Niélé, où j’ai vu des puits de 4 à 5 mètres de profondeur creusés dans la roche.
Certains villages, comme Lokhognilé, s’alimentent en eau à un marigot situé à 2 kilomètres du village ; d’autres, tels que Diarakrou, Sakédougou, etc., boivent pendant toute la saison sèche de l’eau croupie d’un bas-fond, et quelquefois d’une grande excavation de laquelle les indigènes ont extrait la terre pour construire leurs cases : aussi tout le monde sans exception est atteint tous les ans du séguélé (filaire de Médine).
Jeudi 16. — J’ai été hier induit en erreur par mes guides, qui m’ont fait coucher à Diongara, petit village de Dokhosié dans lequel il faisait une chaleur étouffante, au lieu de pousser à 4 kilomètres plus loin et de me faire camper sur les bords du fleuve (branche principale du Comoé) que nous avons atteint ce matin à six heures et demie.
C’est très curieux ! le noir le plus honnête et le plus dévoué que vous puissiez trouver cherche toujours à vous induire en erreur quand il s’agit de camper dans la brousse, même lorsque c’est un très beau campement. Cette répulsion de coucher à la belle étoile ne s’explique que parce que dans les villages l’indigène se fait préparer ses aliments par les femmes du village ; il trouve aussi l’occasion de causer, ce qu’il ne déteste pas, mais le plus souvent c’est la femme qui l’attire.
J’étais d’autant plus vexé que les bords du fleuve ici sont splendides, bien ombragés et surtout très giboyeux. Ce fleuve, qui est le même que celui qu’on traverse avant d’arriver à Lokhognilé, a ici 100 mètres de largeur ; il a reçu la rivière de Léra à quelques kilomètres en amont du gué, et coule vers le sud. Au gué il y a 1 mètre d’eau ; en amont et en aval on voit émerger à la surface de l’eau quelques gros blocs de grès et de granit, mais ils n’empêcheraient pas la navigation d’une embarcation du genre de nos chalands de traite qui remontent le Sénégal. Sur la rive gauche il y a des arbres très hauts et droits d’une espèce que je n’ai pas encore rencontrée. J’en ai vu dont les premières branches ne commençaient qu’à 15 mètres du sol ; les indigènes m’ont dit qu’on utilisait cet arbre pour la construction de pirogues et qu’on le nommait ba-iri (l’arbre des fleuves[48]).
Une heure et demie après avoir quitté les bords du fleuve on atteint Ouasséto, premier village habité par les Komono, autre peuplade à demi sauvage dont je parlerai plus loin.
Dans tous les villages à partir de Fourou, le pilon et le mortier en bois pour réduire le mil en farine ne jouent qu’un rôle secondaire : les pilons sont très légers, et l’on ne pile que d’une main. Les femmes se servent de deux pierres plates pour moudre le grain ; dans le Follona, ces pierres sont mobiles et peuvent se transporter partout. Pour moudre, les femmes sont forcées de s’agenouiller. A partir de Léra, les pierres à moudre sont fixées à demeure sur des établis en terre, de hauteur variable, pour que femmes ou enfants puissent moudre debout et sans fatigue.
La pierre à moudre est connue dans toute l’Afrique, on la trouve jusqu’au Cap. Dans l’Afrique orientale on la nomme merhaka.
Quelques-uns de ces établis sont abrités du soleil et de la pluie par une toiture en chaume. Dans tous les villages j’ai vu des femmes occupées à tailler des meules en granit en frappant sur la partie à rendre unie avec un autre morceau de granit servant de marteau.
Dans l’après-midi je pousse jusqu’à Tanamango, tout petit village caché dans un fouillis de verdure. J’y ai vu des bananiers, citronniers et papayers. Des gens de passage ici, conduisant trois chevaux à vendre à Pégué, m’ont dit qu’il y a fort longtemps que mon arrivée est connue à Kong, mais ils n’ont pas jugé à propos de me dire si j’y serais bien ou mal accueilli.
Vendredi 17. — D’après les instructions de Iamory, ses hommes devaient me conduire jusqu’à Niafounambo, auprès d’un de ses parents qui se nomme Wouintétou. J’arrivai de bonne heure dans ce village, où je fus fort bien accueilli. Dans la soirée il fut décidé que les hommes de Iamory continueraient à me servir d’escorte jusqu’à Limono, résidence de Dakhaba, frère de Iamory.
Niafounambo est un grand village de 6 à 700 habitants. La population est moitié mandé, moitié komono. Quelques Mandé ont des chevaux qui m’ont paru en très bon état.
Autour du village il y a quelques jardinets dans lesquels se trouvent des plants de tabac, quelques papayers et citronniers.
Samedi 18. — Entre Niafounambo et Limono nous avons traversé huit petits villages, et il y en a d’autres à droite et à gauche du chemin. Ces villages appartiennent aux gens de Kong, qui avec leurs captifs créent des villages de culture comme Pégué ; ici ils ne portent plus le nom de togoda, on les appelle konkosou (textuellement village de la brousse, des champs) ; pour les distinguer les uns des autres, on fait précéder le mot konkosou du nom du propriétaire.
Tous ces villages possèdent quelques gros bombax, on voit aussi quelques rôniers, dattiers, palmiers doum, des bananiers et surtout des finsan[49].
En revanche le baobab devient très rare. Le cé et le netté ou néré, sans être très abondants, se trouvent cependant partout.
Dans plusieurs des villages que j’ai traversés, les habitants ont insisté auprès de moi pour me faire camper chez eux : j’ai dû refuser, ayant hâte d’être fixé au sujet de mon entrée à Kong.
Comme il était plus de midi quand j’atteignis Limono, je me bornai ce jour-là à faire une visite de politesse à Dakhaba et à Sabana, frère et fils de Iamory, qui résident tous deux à Limono. Je remis au lendemain matin l’entrevue dans laquelle je devais leur exposer le but de mon voyage : cela me permit d’ouvrir quelques ballots et d’offrir à ces deux personnages quelques cadeaux qui devaient les bien disposer en ma faveur. Dakhaba fut très heureux que je lui demandasse l’hospitalité pour le lendemain ; ainsi que Sabana, il me fit cadeau d’une chèvre et de provisions de bouche.
A Dakhaba, qui est un homme de soixante ans, aveugle et presque paralytique, je fis cadeau de trois pièces d’étoffe, d’un pistolet à deux coups et de deux pistolets à silex. A Sabana, jeune homme d’une trentaine d’années, je donnai un fusil double à silex et quelques menus objets, glaces, perles, rasoirs, porte-monnaie, etc. Ils furent tous les deux très satisfaits de mes cadeaux et m’envoyèrent à plusieurs reprises leurs hommes pour me remercier.
Ma cause était gagnée d’avance, car le lendemain, après les premières paroles échangées, Dakhaba me rassura en me disant que c’était par simple curiosité qu’il me priait de lui dire ce que je venais faire dans son pays, que je pouvais être persuadé qu’il ferait tout son possible pour m’aider.
J’eus avec lui la même conversation qu’avec son frère Iamory ; il parut s’y intéresser, et avant de me quitter il me remit entre les mains de Sabana, qui, dès le lendemain, devait me conduire à Kong. « Je te ferais bien rester un jour de plus chez moi, me dit-il, mais mardi c’est jour de grand marché à Kong, il y vient beaucoup d’étrangers et tu serais obsédé par les curieux ; quand tu auras fait choix d’un bon chemin vers le Mossi, mes frères qui habitent la ville te donneront des guides et assureront ta sécurité sur la route à suivre. »
Lundi 20 février. — Comme il était convenu la veille, je me mis en route en compagnie de Sabana avec tous les souhaits de réussite de la petite population de Limono. Après avoir traversé ou laissé sur les flancs plusieurs petits villages de culture, j’atteignais bientôt une grande plaine découverte. Les approches d’un grand centre se faisaient sentir : partout le bois était coupé dans un rayon de 5 ou 6 kilomètres. Avant d’être en vue de Kong, il n’existe plus le moindre arbuste, les terrains sont incultes, épuisés par plusieurs siècles de culture. A l’horizon on n’aperçoit même pas une ride de collines : la chaîne des montagnes de Kong n’a jamais existé que dans l’imagination de quelques voyageurs mal renseignés.
Arrivés sur les bords d’un petit ruisseau, Sabana fit arrêter mon convoi et dans le sud me montra une ligne de grands bombax et quelques dattiers entre les éclaircies desquels j’aperçus les minarets de plusieurs mosquées et le sommet de quelques toits plats — c’était Kong.
Sabana dépêcha ensuite un de ses hommes vers la ville pour avertir Karamokho-Oulé de mon arrivée. Une demi-heure après, il était de retour, disant que tout était prêt pour me recevoir.
CHAPITRE VI
Avantages et inconvénients des déguisements pour l’explorateur. — Entrée à Kong. — Réception des autorités. — Curiosité de la population. — Je suis obligé de parler en public pour dissiper les craintes que mon arrivée avait éveillées. — Bienveillance des Ouattara. — Discours des chefs. — Description de la ville. — Division administrative et répartition du pouvoir. — Mosquées. — Population. — Esprit tolérant des musulmans. — Le commerce à Kong. — Mœurs, divertissements, costumes masculins et féminins. — La numération des Mandé de Kong. — Crédit, valeur de l’or, de l’argent et des cauries. — Le kola me rend de grands services ; ses propriétés. — Limites de culture du kola. — Bénéfices que réalisent les marchands. — Du sel. — Des différents objets de commerce. — Lieux d’importation et d’exportation. — Le marché. — Achat d’un cheval et articles d’Europe que j’ai vendus. — Objets d’Europe qu’on m’a demandés. — Desiderata de Kong. — Superstition. — Avenir commercial de Kong. — Histoire de Kong. — Tableau généalogique de la famille régnante. — Rôle de l’imam. — Dispositions pour le départ. — Choix d’une route et d’un itinéraire vers le Mossi. — Comment je me procurai des informations géographiques. — Fac-similé et texte du sauf-conduit délivré par les autorités de Kong. — Départ et composition de la mission.
Mes hommes m’avaient suggéré de me déguiser en musulman pour faire mon entrée à Kong. Mais comme je ne voyais aucun avantage à cela, et puisque partout je m’étais présenté comme Français et comme chrétien, je ne donnai aucune suite à cette idée.
Du reste, les déguisements sont toujours dangereux : quel est celui de nous qui peut se vanter de parler assez bien l’arabe pour tromper les indigènes et se faire passer pour Arabe ou Peul (les deux seules races bistrées qui existent au Soudan) ?
Et quand cela serait, peut-on répondre que dans un accès de colère ou dans un moment d’emportement on ne lancera pas un énergique juron qui sûrement sera dans la langue maternelle ? Et pendant les accès de fièvre, dans les rêves, pensez-vous que l’on va s’exprimer en arabe ?
Une fois la supercherie découverte, la méfiance s’éveille chez l’indigène, on est considéré comme suspect : il ne peut en résulter que des inconvénients pouvant faire échouer l’explorateur.
Quel avantage sérieux peut-on tirer d’un déguisement ? Il faut se soumettre aux pratiques musulmanes, s’astreindre à ne jamais s’informer de rien, puisqu’on est censé tout connaître dans le pays. Plus d’itinéraires, plus de renseignements, et puis quelle compensation ? Aucune. Le blanc a partout un prestige que n’a pas le musulman ; il a la réputation, bien justifiée, d’être plus instruit que n’importe quel pèlerin de la Mecque. Le musulman respecte les gens instruits : tout en discutant théologie avec eux on peut leur parler de notre armée, de notre forme de gouvernement, de la façon dont se rend la justice, de notre commerce, de notre industrie, et ils savent bien nous apprécier.
Si Caillié a réussi à traverser l’Afrique, c’est grâce à sa connaissance du mandé, et surtout à l’intelligente fable qu’il avait imaginée, en se donnant comme fils de musulmans élevé par des chrétiens et ne connaissant que médiocrement les pratiques religieuses.
Il n’est pas si aisé qu’on le pense de se faire passer pour musulman, et savoir réciter une ou deux prières est à la portée de tout le monde. C’est surtout dans les détails insignifiants que l’on reconnaît le profane, et j’étonnerai beaucoup en disant que ce que je considère le plus difficile est de savoir faire ses ablutions et se laver des pieds à la tête avec 25 centilitres d’eau, comme le font les musulmans.
Si Caillié a réussi à se faire passer pour musulman, c’est bien ce qui l’a empêché de préparer son itinéraire, de rapporter les noms des pays qu’il a traversés et surtout de conclure aucun traité ni convention. Il est donc préférable de rester ce que l’on est. Marcher sans nier sa religion et sa nationalité est une audace qui ne peut inspirer que le respect aux noirs et leur prouver notre force.
Un an, jour pour jour, après mon départ de Bordeaux, je fis donc mon entrée dans Kong, modestement monté sur un bœuf porteur, au milieu d’une population ni bienveillante, ni hostile, mais avide de voir un Européen. Les toits des cases, les rues, les carrefours étaient couverts de gens qui se battaient pour se trouver sur mon passage, et ce n’est que grâce à une dizaine de vigoureux gaillards, captifs du chef, armés de fouets, qui rossaient les curieux encombrant les rues et les carrefours, que je parvins à gagner une petite place où l’on fit arrêter mon convoi.
Un des fils du chef vint me prendre pour me conduire à son père sur la place du marché. Sous deux grands arbres et sur des chaises étaient assis vis-à-vis l’un de l’autre, à droite le roi Karamokho-Oulé Ouattara, entouré de ses amis et partisans, à gauche Diarawary Ouattara, chef de la ville de Kong, entouré également de ses créatures.
Il régnait un grand silence dans ces deux groupes, que j’évalue chacun à un millier de personnes. Tous étaient accroupis sur des nattes et des couvertures, et tout ce monde sans exception était bien et proprement vêtu.
Arrivée à Kong.
Cette réception revêtait un caractère grandiose et imposant auquel se prêtaient si bien le costume oriental et les faces noires à barbe blanche de cette réunion de patriarches.
Sabana me présenta d’abord à Karamokho-Oulé, qui me souhaita la bienvenue au nom de tous ceux qui étaient assis près de lui. Je fus ensuite remis entre les mains de Diarawary Ouattara, chef de la ville de Kong (sorte de maire), qui me fit également très bon accueil. Ce dernier me confia de nouveau à Karamokho-Oulé, qui avait demandé à m’offrir l’hospitalité.
Karamokho-Oulé me fit de suite conduire dans un groupe de cases voisines de son habitation et mit à ma disposition son chef de captifs, nommé Mokhosia Ouattara, et un de ses hommes, nommé Bafotigué Daou, en lui donnant l’ordre de me pourvoir de tout ce dont je pourrais avoir besoin. Il était près de trois heures de l’après-midi quand je pus gagner ma case, et, malgré toutes les protestations des personnes qui étaient à ma disposition, il ne fut possible de me soustraire à la curiosité de cette nombreuse population qu’à la nuit tombante. Même plusieurs jours après mon arrivée, je devais encore subir la curiosité de ces gens-là.
En allant à l’endroit où généralement on a besoin d’être seul, j’étais quelquefois suivi par mille à quinze cents personnes, ce qui ne laissait pas d’être très gênant....
Le lendemain matin et dans la soirée, conduit par Bafotigué, j’allai rendre visite au chef des qbaïla et aux notables de la ville. J’avais revêtu un uniforme propre et jeté sur mon épaule un burnous en soie blanche de l’espèce dite el-hellali, qui fit l’admiration de toute la ville.
Dans la journée je reçus la visite de Diarawary Ouattara et de Karamokho-Oulé accompagnés des chefs de qbaïla et de nombreux notables, tous musulmans lettrés. Ils venaient me prier d’expliquer en public les motifs qui m’avaient amené à Kong.
Je me mis à leur disposition et commençai à leur parler de la France, de l’établissement des Français sur le haut Niger, de la création de postes fortifiés destinés à protéger les marchands qui circulent sur le grand chemin reliant le Sénégal au Niger.
« Depuis fort longtemps, leur dis-je, les Français connaissent le nom de la ville de Kong ; nous savons aussi que le pays est commandé par une famille de Ouattara, que les habitants sont paisibles et ne font jamais la guerre, qu’ils sont actifs et commerçants, et que ce sont eux qui drainent dans toute la boucle du Niger les produits européens. Ce sont ces qualités qui ont décidé mon gouvernement à vous envoyer quelqu’un afin de lier des relations plus étroites avec vous.
« J’ai aussi pour mission de voir quels sont nos produits, tissus, armes, perles, etc., qui plaisent le mieux aux habitants, afin d’informer nos fabricants, à mon retour en France, de ce qu’il convient d’envoyer ici soit par le Niger, soit par la côte. Mais, avant de faire charger de grands bateaux de nos produits, il me faut connaître aussi ce que l’on peut obtenir en échange de nos marchandises, séjourner quelques semaines à Kong, et voir ensuite les autres grands centres commerciaux de la boucle du Niger. Je me propose donc de visiter surtout le Mossi : mais, comme je n’ai que fort peu de renseignements sur cette région, je ne suis pas fixé sur la route que je vais prendre. Je voudrais pouvoir commencer par le Yatenga ou Waghadougou, et ensuite faire retour à Kong, pour de là gagner la mer par Bondoukou et Krinjabo, si c’est possible.
« Les Français ne veulent pas s’emparer du pays des noirs. Vous savez tous que nous n’avons pas besoin d’esclaves, vous savez aussi qu’il y a plusieurs siècles que nos bateaux viennent porter nos produits à la côte sans que nous ayons cherché en aucune façon à nous emparer des pays voisins, ce qui nous serait cependant facile avec les forces militaires dont nous disposons. »
Réponse de Karamokho-Oulé :
« Nasara (chrétien), ton parler est celui d’un homme qui parle droit, nous avons tous compris ce que tu viens de dire, je te remercie au nom de tous ; mais j’ai encore quelque chose dans le cœur qu’il faut que je te dise, c’est pour cela que nous nous sommes réunis. De mauvais bruits ont couru sur ton compte, on te soupçonne d’être un émissaire de Samory ; donne-nous quelques explications à ce sujet. »
Je n’eus pas de peine à prouver que je n’étais pas aux ordres de Samory et que je n’étais allé à Sikasso que pour lui demander l’autorisation de traverser son pays. Comme on sait ici que je ne suis resté que trois jours au camp de Samory et que je n’ai emmené que deux hommes, laissant mon convoi en arrière sur la route que je devais suivre pour arriver à Kong, tout le monde se déclara satisfait, d’autant plus qu’un interrupteur cria : « Si ce blanc est un mauvais homme, est-ce que Pégué, qui est notre ami, l’aurait remis entre les mains de Iamory ? »
Karamokho-Oulé déclara ensuite qu’il était très heureux que j’eusse pu prouver mon innocence ; pour son compte, il était convaincu qu’un blanc ne faisait pas de métier semblable. C’est pourquoi, sans m’interroger et m’avoir vu, il m’a pris sous sa protection.
« Si Dieu t’a laissé traverser tant de pays, dit-il en forme de conclusion, c’est que c’est sa volonté ; ce n’est pas nous qui pouvons agir contre la volonté du Tout-Puissant. »
Ensuite ce fut Diarawary Ouattara (le maire) qui parla :
« Kong est une ville qui est ouverte à tout le monde, et ce que tu as dit de ses habitants est vrai : tu peux considérer la ville comme la ville de ton père, et tu y resteras tant que tu voudras. Quand tu auras choisi un chemin, nous te donnerons des guides et des recommandations : nous sommes connus partout, et quand on vient de Kong on peut aller partout ; du moment que l’on sait que tu viens d’ici, on ne te demandera pas autre chose. »
Les explications que les Ouattara venaient de provoquer étaient absolument nécessaires. Kong, comme nos grands centres, renferme beaucoup de gens sensés ; malheureusement, les ignorants et les mécontents ne font pas défaut non plus.
Parmi cette dernière classe de la population, quelques tribuns ont, quelques jours avant mon entrée dans la ville, cherché à ameuter la population contre moi et à l’exciter à me faire un mauvais parti en disant que j’allais tuer le petit commerce, que Samory aussi avait commencé par être marchand et voyageur, qu’il fallait se méfier de moi, etc. ; leur avis était de me laisser entrer dans la ville, de s’emparer de moi pendant la nuit et de me couper le cou. C’est alors que les Ouattara, tous les musulmans lettrés et gens ayant quelque influence se réunirent afin d’examiner quel serait le parti à prendre. Après une séance de plusieurs heures, sur l’avis de trois braves vieillards, nommés Bala, Bakondé, Karayéguidian, et des Ouattara, il fut décidé que j’entrerais dans la ville, et jusqu’au jour de mon arrivée, tout le monde s’emploierait à calmer les mécontents et à les ranger à leur avis ; les Ouattara déclarèrent, en outre, qu’ils me prenaient absolument sous leur protection. « Il sera toujours temps de l’exécuter, dirent-ils, s’il ne nous donne pas d’explications suffisantes. »
Je reçus pendant les trois premiers jours une quantité de cadeaux, consistant surtout en mil, sorgho, ignames, poulets, viande, etc. Je fis le généreux de mon côté, ce qui ne contribua pas pour peu à m’assurer la sécurité de mon séjour ici.
J’avoue franchement qu’à mon entrée dans Kong je n’ai éprouvé aucune de ces émotions qu’ont eues Barth et d’autres voyageurs en apercevant le Niger ou Tombouctou. Cela tient à ce que jamais aucun indigène ne m’en a parlé avec emphase. Kong ou Pon[50] est bien ce que je me représentais ; cependant cette ville et ses soi-disant montagnes ont intrigué maintes fois les géographes, et sa position a donné lieu à beaucoup d’hypothèses et surtout à de nombreuses ouvertures de compas.
Croquis à vue de la ville de Kong. — Échelle au 1/20000.
No 1. Habitation de Diarawary Ouattara, chef de Kong. — No 2. Habitation de Mokhosia Ouattara, chef des captifs de Karamokho-Oulé Ouattara. — No 3. Habitation de Karamokho-Oulé, mon protecteur, souverain du pays. — No 4. Habitation de l’almamy Sitafa, chef religieux de Kong. — No 5. Habitation de Fotigué Daou, chez lequel je logeais. — No 6. Seul groupe de cases où l’on fabrique du dolo (Dolosou veut dire « village du dolo »).
Les sept qbaïla ont chacune un chef ; j’en donne les noms ci-dessous :
- Kourila. Chef : almamy Sitafa Sakhanokho.
- Soumakhana. Chef : Karamokho-Oulé Ouattara, souverain des États de Kong.
- Daoura. Chef : Karamokho Moukhtar Traouré.
- Sakhanokhora. Chef : Mfa Sabana Barou.
- Kérou. Chef : Diarawary Ouattara, chef de Kong.
- Sakhara. Chef : Yaya Konaté.
- Sisséra. Chef : Séri Dandé.
- A Marabassou, l’individu le plus influent se nomme Sory Traouré.
Une vue de Kong.
Kong est une ville ouverte, ayant la forme d’un grand rectangle et s’étendant de l’est à l’ouest, ayant toutes ses habitations construites en terre, à toit plat. Au centre de la ville se trouve la place du Marché, qui a environ 500 mètres de longueur sur 200 mètres de largeur ; comme les cinq ou six arbres qui s’y trouvent ne donnent pas suffisamment d’ombre, beaucoup de marchands se sont construit des échoppes en paillote assez confortables, dans lesquelles ils se tiennent les jours de grand marché.
La ville est divisée en sept quartiers ou qbaïla, ڧبيل, qui portent le diamou des habitants qui y logent en majorité, exemple : la qbaïla Daoura ou quartier Daoura, veut dire le « quartier des Daou », ra étant un affixe qui signifie « des ».
Outre les sept quartiers, il y a encore de petits groupes d’habitations, séparés du gros de la ville par des jardins ; ce sont, en quelque sorte, des faubourgs. Au nord Kokosou[51] (groupe de villages) fait partie du quartier Sakhara ; à l’est Marrabasou[52] (groupe de trois villages) fait partie de la qbaïla Soumakhana.
La ville n’est pas bâtie régulièrement. Les ruelles sont tortueuses et étroites. Sur quelques petites places il y a un ficus, un dattier ou un bombax couronné de nids de cigognes ; çà et là on trouve aussi des terrains vagues desquels on a extrait de la terre à bâtir. Les moutons, les chèvres et la volaille errent dans les rues, et partout où il y a un petit espace libre on s’en est emparé pour y construire des cages de tisserands. Dans le quartier de Daoura et à Marrabasou, sur les petites places et dans les carrefours, il y a 150 fosses à indigo qui répandent une très forte odeur. Ces fosses sont des puits ronds de 1 m. 80 à 2 mètres de profondeur sur 1 m. 20 de diamètre. Les parois sont rendues imperméables par un enduit de ciment ou de pouzzolane fabriqué à l’aide de terre calcinée. Entre la ville et les faubourgs il y a des jardins où l’on cultive du mil, du maïs ou du tabac. Ces jardins sont tous clôturés par une haie en pourguère. Aucune habitation ne mérite une description particulière.
Il y a cinq mosquées à Kong. L’une est commune à toute la ville et se trouve sur la place du Marché ; on la désigne sous le nom de Misiriba[53].
Ces mosquées ont deux minarets et sont en tout semblables à celle que j’ai décrite à Lokhognilé. La principale seule a des dimensions beaucoup plus grandes : elle mesure 20 à 25 mètres de côté. Devant sa face sud s’élève une pyramide en terre de 2 mètres de hauteur ; j’ai supposé d’abord que c’était la tombe d’un marabout vénéré, mais tout le monde m’a affirmé que non, que cela ne signifiait rien.
Les trois qbaïla qui n’ont pas de mosquées ou minarets ont chacune une grande case où se font les prières et dans laquelle ont lieu les réunions des musulmans lettrés ; on les nomme ici bourou. Marrabasou et Kokosou ont chacun un bourou seulement.
J’évalue la population de Kong à 15000 habitants[54] Dioula-Mandé et leurs captifs. On n’y parle que le mandé, qui est, à peu de chose près, analogue au dialecte de ma grammaire bambara ; comme différence sensible, le a-kha auxiliaire qui régit beaucoup de verbes se dit a-ka à Kong.
Presque toute la population est musulmane et se divise en trois classes : 1o les musulmans lettrés, qui constituent la classe éclairée et dirigeante ; 2o les musulmans non lettrés, mais stricts observateurs des préceptes du Coran ; 3o les musulmans qui boivent du dolo.
Tous les musulmans sont très tolérants ; aucun d’eux n’est assez sot pour ne pas prêter une marmite ou une calebasse à un infidèle, comme cela a lieu dans quelques contrées habitées par des Foulbé musulmans. Ils savent également qu’il y a trois religions principales, qu’ils nomment Mouça Sila, Insa Sila, Mohammadou Sila[55]. Ils m’ont souvent interrogé sur les différences qu’offrent ces trois religions entre elles, mais aucun d’eux n’a été assez sot pour me dire que la religion musulmane est la meilleure, je dois le dire à leur louange. Plusieurs d’entre eux m’ont affirmé qu’ils considéraient ces trois religions comme identiques, parce qu’elles mènent à un même Dieu ; toutes les trois renfermant des gens de valeur, il n’existerait d’après eux aucune raison de proclamer l’une meilleure que l’autre.
Une mosquée de Kong.
Beaucoup de ces Dioula vivent dans l’aisance. Leurs captifs peuplent quelques konkosou d’où ils reçoivent leurs approvisionnements. A côté de ces ressources, leurs enfants, accompagnés de deux ou trois captifs, font un ou deux voyages par an, soit du Gottogo à Bobodioulasou et Djenné, soit dans d’autres régions dont je parlerai plus loin. Le Dioula, qui ne voyage plus, s’occupe lui-même un peu, soit en achetant tous les ans aux gens du Dafina qui viennent ici un ou deux poulains ou pouliches qu’il élève et met en vente à l’âge de deux ou trois ans, dans les régions où l’on fait la guerre : chez Pégué, Samory et Tiéba. Il gagne ainsi deux ou trois captifs par an. D’autres Dioula emploient une partie de leurs captifs, à Kong même, au tissage ou à la teinture. Les filles de l’âge de six, sept ans, vendent et colportent dans la ville des kola, du miel, des ntokho, des sucreries faites avec le miel, des bakhadara[56], des bananes, des papayes, etc., et, à l’instar de nos marchands ambulants de Paris, elles crient tout en marchant :
| Li donna, donna é : | mil doux, doux, voilà ; |
| Niomi baba é : | niomies très grandes, voilà ; |
| Ntokho, siaman, siaman é : | ntokho, beaucoup, beaucoup, voilà ; |
| Ourou baba é : | kola très grands, voilà. |
Il y a aussi des bouchers. Leurs troupeaux ne sont pas dans la ville même, mais à Marrabasou, Kokosou ou dans les faubourgs. Presque tous les jours on peut se procurer de la viande fraîche à des prix raisonnables.
Les femmes des petits marchands, qui sont forcés de passer une partie de l’année au loin, vivent, pendant l’absence de leur mari, en vendant des niomies, des kola, etc. Les malheureux vont chercher du bois au loin et viennent le vendre au marché.
Des barbiers ambulants rasent dans les rues, les carrefours, et font des tournées dans les habitations. Comme en France, ils s’en rapportent souvent à la générosité du client, qui leur paye 10 ou 20 cauries pour s’être fait martyriser la figure pendant un quart d’heure ; l’opération terminée, il y a même la friction : dans une bouteille ayant renfermé du gin se trouve un mélange d’eau et d’huile de palme, dont le client a la faculté de s’enduire le crâne et les joues.
Quelques vieux musulmans lettrés pratiquent la médecine, cautérisent et soignent les plaies occasionnées par la filaire de Médine.
Le lavement me paraît être en vogue ici et j’ai vu quantité de gens circuler munis de la seringue. C’est une petite poche confectionnée à l’aide d’une peau de bouc, à l’extrémité de laquelle se trouve un morceau de bambou d’un centimètre de diamètre, faisant office de canule. Comme dans l’Achanti, il entre beaucoup de piment dans la préparation du lavement.
Le thé aussi est connu de nom à Kong ; on le nomme kankani ; les Mandé ont appris cela par les livres saints. Il n’y a pas de thé à Kong, mais le sucre n’y est pas inconnu ; il est acheté en petite quantité à Salaga et conservé soigneusement dans chaque bonne famille pour être donné à sucer aux nouveau-nés.
Les amusements du soir, les divertissements de la jeunesse ne consistent pas en danses, comme dans les autres régions que j’ai visitées. Jeunes gens d’un côté, jeunes filles de l’autre chantent des chœurs qui ne manquent pas d’harmonie ; tantôt ils se forment en procession et font lentement le tour de la place principale de la qbaïla, tantôt ils se rendent dans d’autres qbaïla tout en chantant. J’ai écouté quelques-uns de ces airs avec plaisir, malheureusement l’accompagnement au tam-tam et à la clochette double laisse à désirer.
Le lendemain d’un enterrement de quelque personne de marque, les écoliers (karamokhodinn) parcourent la ville en chantant. Ceux-ci s’accompagnent eux-mêmes à l’aide de clochettes doubles et de calebasses en forme de gourde, recouvertes de drap rouge, renfermant des graines[57]. Ces calebasses sont agitées avec rythme pendant le chant, et ce bruit ne choque pas trop l’oreille.
Le soir des jours de grand marché, les écoliers, deux par deux, vont dans leurs quartiers respectifs chanter une prière dans les cours des maisons. Dès qu’ils se présentent, on entend partout crier : Karamokhodinn, na (Écolier, viens), et de leur donner deux cauries, afin de s’en débarrasser. C’est en quelque sorte un impôt pour l’instruction publique. En rentrant, ils remettent toute la quête à l’instituteur, qui se fait payer ainsi l’encre, le papier et sa peine.
Écoliers chantant une prière dans la cour d’une maison.
La police est faite par les dou ; ce sont les dou qui, à l’aide de leurs fouets, m’ont ouvert un passage à travers la foule le jour de mon entrée. A partir de dix heures du soir, ils circulent dans les rues, font taire les conversations bruyantes à l’intérieur des habitations et s’emparent de tous ceux qui circulent dans les rues sans motif plausible. Les capturés sont conduits sur la place du Marché, et le lendemain ils n’obtiennent la liberté qu’après avoir payé une amende s’élevant à 400 cauries. Ces policemen portent le nom de dou parce que ce mot signifie « rentre » et que leur fonction est de faire rentrer chacun chez soi. Pour épouvanter le peuple, le soir ils se déguisent et poussent des cris de fauve ; d’autres fois ils se servent de cornes, desquelles ils tirent des sons étranges.
A Kong, personne ne circule dans les rues armé d’un fusil ou d’un sabre. J’ignore si le port d’armes est prohibé : toujours est-il que les gens qui viennent de très loin n’apportent pas leurs armes dans la ville. J’ai vu très souvent des personnes armées de lances et d’une autre arme, sorte de baïonnette de 60 centimètres de longueur, ayant un coude au milieu pour s’emboîter sur l’épaule. Cette arme se nomme sanégué, « fer en forme de serpent ». Ces deux armes sont plutôt des armes de luxe, car une simple trique vaut mieux pour attaquer ou se défendre.
Le costume national des habitants de Kong consiste, pour les hommes, en une culotte très large sans plis, tombant à 10 centimètres environ au-dessus de la cheville. Le bas des jambes est toujours orné de quelque broderie en coton rouge ou blanc. La culotte est rayée bleu blanc rouge, ou bleu et blanc ; elle est toujours faite en cotonnade indigène. On peut dire que ces trois couleurs sont les couleurs nationales de Kong. Le doroké, ou surtout, est long. La poche et le tour du col sont en général ornés d’une broderie dite lomas ; cette broderie est en coton blanc, ou rouge ou blanc, ou encore en soie ; on la nomme alors hanniki-lomas[58]. Par-dessus le doroké, ou jeté négligemment sur les épaules, se porte le burnous, appelé ici bouroumousso. Il est confectionné soit en kassa (laine provenant de Djenné) soit en forte cotonnade blanche ou bleue fabriquée à Kong[59]. La bordure est en franges de couleur différente, ainsi que les ornements du capuchon. Quelques burnous en laine sont teints en jaune à l’aide de saouaran (safran).
Comme coiffure, les gens aisés portent la chéchia de tirailleur ou encore le bonnet en velours ; mais la coiffure que l’on voit le plus fréquemment est le bonnet napolitain en cotonnade rouge fabriqué dans le pays ; il remplace le bonnet à deux pointes dit bammada (gueule de caïman) porté dans le Pomporo et le Follona. Les jours de fête, celle coiffure est complétée par un turban blanc ou bleu. Tout le monde sans exception est chaussé de bottes jaunes, de babouches ou de sandales faites ici.
J’ai vu quelques chaises en palmier ban, mais le siège favori est la natte dite débé, en fibres de ban, et mieux encore le kassa, en laine blanche du Macina, qui est étendu par terre et sur lequel on place un coussin en cuir rembourré avec la soie du bombax ou du bougou ou boumou.
Quand les anciens circulent dans la ville, ils sont munis de la canne ferrée du pèlerin ou de la lance ; sur l’épaule droite ils portent leur trousseau de clefs en bois, un long couteau de boucher, et une serviette végétale avec laquelle ils s’épongent la figure. Cette serviette n’est autre chose que l’écorce bien battue d’un arbre appelé fou, qui pousse un peu plus dans le sud, dans l’Anno.
Le Mandé-Dioula de cette région est un grand bel homme du type de nos Wolof de Saint-Louis, mais le port de la chéchia, de la barbe, de la moustache ou du fer-à-cheval lui donne un air de vieux soldat d’Afrique. On croirait voir de nos vétérans.
Le costume de la femme se compose d’une pièce d’étoffe enroulée autour des reins (le pagne) et tombant jusque sur le cou-de-pied. Sa hauteur est de douze, treize ou quatorze bandes de 10 centimètres ou 1 m. 20, 1 m. 30, 1 m. 40 ; sa largeur est invariablement fixée à 1 m. 75. Les pagnes les plus estimés sont les ponguisé et kébéguisé à dessins rouge et blanc, avec filets jaune et bleu, ou encore le pagne uniformément bleu indigo ; ce dernier se termine toujours par une bande rouge dans le bas. Le prix d’un de ces pagnes varie de 8000 à 15000 cauries (16 à 30 francs), mais il y en a à bien meilleur marché : on en trouve de fort coquets à partir de 5 francs.
Les épaules sont couvertes d’une pièce d’étoffe blanche ou teinte à l’indigo ; ce tissu très léger est fait pour imiter la gaze ou le voile, mais il ressemble plutôt comme travail à de la toile d’emballage. Les femmes portent aussi de la cotonnade européenne et du calicot non écru teint à l’indigo.
Les coiffures sont naturellement très variées. La plus répandue consiste en un cimier très aplati et une touffe de cheveux en boule sur le front, qui est toujours ceint d’un fattara, bandelette d’étoffe de couleur pour les jeunes filles et noire pour les femmes mariées. Le fattara en soie noire ou coton et soie noire est le comble de l’élégance. Comme boucles d’oreilles, les femmes portent à chaque oreille deux petits rouleaux de corail long. Les bijoux en or se portant au cou et aux oreilles ne sont pas rares ici : j’ai vu une jeune mariée couverte d’or ; elle avait en outre une légère chaînette en filigrane d’argent enroulée autour de la figure et des cheveux.
Costumes et types de Kong.
Comme les hommes, les femmes sont toutes chaussées.
C’est dans la matinée qu’elles font les visites ; elles sont d’une politesse extrême, saluent toujours en faisant une révérence et accompagnent leur salut d’un vœu : « Que Dieu te donne une longue vie » ; « Que Dieu te rende à ton village », etc. Quand on leur fait un cadeau, elles viennent vous remercier d’abord le jour même, puis une seconde fois le lendemain avec moins de cérémonial, en disant simplement : « Ini kounou » (Merci pour hier).
Suivant que la femme est jeune fille, mariée, veuve ou divorcée, elle porte un costume différent. Ainsi les jeunes filles ne portent jamais de voile ; elles se promènent généralement le torse nu, simplement couvertes d’un pagne, ou bien se vêtent d’une coussabe toute courte descendant un peu au-dessous de la taille.
Les femmes mariées portent toutes le voile, mais sans se couvrir la figure ; il est simplement placé sur la tête comme une mantille.
Quant aux veuves ou femmes divorcées, elles portent une grande coussabe d’homme, ce qui les fait reconnaître de suite.
Avant de parler du commerce et de l’industrie à Kong, il est nécessaire d’entrer dans quelques détails sur la façon de compter et sur la valeur des cauries, de l’argent et de l’or.
Pour les achats en cauries, on se sert des appellations suivantes :
- Une caurie : kékié.
- Deux cauries : pigo.
- Trois cauries : din-saba.
- Quatre cauries : din-nani.
- Cinq cauries : din-loulou.
- Six cauries : din-ouoro, etc.
- Dix cauries se dit : porokho.
- Vingt cauries : togo, ou moukhan.
- Pour les dizaines au-dessus de 20 jusqu’à 100, on fait précéder le nombre de dizaines par le mot daba ou dava[60]. Ex. : dabaouoro, 60 (dizaines, six), dava ségui (80), etc.
- 100 se dit indifféremment davatan ou kémé ; employé après le mot sira (200), 100 se dit kourou.
- La vraie grande unité pour exprimer de gros nombres n’est plus le ba des Bambara, qui est inconnu ici, c’est le sira = 200 et le mokho[61] (20.)
- Pour dire 565 par exemple, on dira : sira foula ni mokho ségui ni din-loulou, 200 × 2 et 20 × 8 et 5.
- Pour dire 300 par exemple, on dit : sira kili ni kourou 200 et 100.
- Le sira mokho foula vaut 200 × 20 × 2 = 40 sira ou 8000 cauries.
- Le sira mokho saba vaut 200 × 20 × 3 = 60 sira ou 12000 cauries.
- Le sira kémé vaut 200 × 100 = 20000 cauries.
- Le sira kémé loulou vaut 200 × 100 × 5 ou 100000 cauries.
- Le sira ourou kili vaut 200000 cauries.
- Le sira ourou foula vaut 400000 cauries.
- Le sira ourou loulou vaut 1 million de cauries.
- Le sira ourou tan vaut 2 millions de cauries.
- Quand un chiffre atteint presque une centaine ou un multiple de 100, comme par exemple 392, on l’exprime par 400 moins 8.
Le crédit existe à Kong d’un grand marché à un autre (cinq jours), et le vendeur est tenu de venir compter et chercher les cauries chez l’acheteur ; ils pensent avec juste raison que le vendeur ayant le bénéfice doit aussi avoir la peine.
Le Mandé est d’une rare adresse pour compter les cauries. Accroupi par terre, il étale devant lui le contenu du sac ; puis, avec une dextérité incroyable, en les prenant par 5, il fait d’abord des tas de 200 cauries (sira kili) ; quand il en a 10, il les réunit encore par tas, ce qui lui fait des lots de 2000 (sira tan).
Ici l’or se compte par mitkhal. Dans chaque qbaïla il y a un ou deux hommes possédant une petite balance à fléau : ce sont eux qui pèsent. Quand ils se rendent à domicile, ils reçoivent quelques cauries comme rétribution. Les poids dont ils se servent ne sont connus que d’eux ; ils consistent en charnières en cuivre, vieux cachets à cire, entrées de serrure, dents de bœuf, etc. Toute cette ferraille remplit une grande boîte. On suppose bien qu’avec ce système le pesage laisse à désirer. J’ai constaté que les poids dont se servait le peseur de Soumakhana étaient de 4 gr. 125, 4 gr. 150, 4 gr. 100, suivant qu’il pesait un, deux ou trois mitkhal ; il aurait été très avantageux d’acheter chez lui mitkhal par mitkhal ; le poids représentant huit mitkhal pesait exactement 30 grammes, ce qui met le mitkhal à 3 gr. 75 seulement.
Le mitkhal est donc, en général, de 4 gr. forts. Il vaut ici sira moukhan ni tan, c’est-à-dire 30 sira ou 6000 cauries. En estimant le mitkhal d’or à 12 francs (4 gr. à 3 francs), on trouve que 100 cauries valent 20 centimes et le sira kili 40 centimes ; il est impossible de faire de comparaison avec l’argent, car il n’y en a pas en circulation. Quand les lokho (orfèvres) en ont besoin, ils achètent la pièce de 5 francs environ 2500 à 3000 cauries, ce qui fait 5 à 6 francs.
On peut trouver à échanger un peu d’argent (en pièces de 50 centimes), peut-être 100 francs dans toute la ville, à raison de quinze à vingt pièces de 50 centimes pour un mitkhal d’or.
La pièce de 5 francs ici est appelée darahima ; c’est probablement le même mot arabe que drachme, en tout cas darahima est le même mot que le dorom ou doroma des Wolof et du Soudan français.
Depuis ma rentrée on m’a demandé souvent à quel prix j’achetais l’or. Je répondais : « A des prix variables et, en principe, toujours le moins cher possible ».
Étant donné que le mitkhal est un poids d’or qui vaut en France environ 12 francs (4 grammes à 3 francs) et que ce mitkhal a des subdivisions, demi, tiers, quart, dixième, etc., j’exigeais en échange de ma marchandise une quantité d’or plus ou moins considérable, suivant que je voyais mon objet plus ou moins plaire à l’acheteur.
Pour exiger 3 francs d’un objet, j’en demandais un quart de mitkhal d’or, ou alors le nombre de cauries avec lequel j’aurais pu me procurer cette quantité d’or.
Les bénéfices peuvent varier de 100 à 500 pour 100 et même au delà.
Quand, dans le courant de ma relation, je parle d’un objet qui coûte 3, 4, 5 francs, cela veut dire qu’avec le nombre de cauries que j’exigeais, j’aurais pu me procurer 3, 4, 5 francs en poudre d’or au taux de 3 francs le gramme.
★
★ ★
Un des principaux articles d’échange à Kong est la noix de kola.
La noix de kola (ourou en mandé) constitue dans tout le Soudan un article de luxe, et donne, par cela même, lieu à de très importantes transactions.
Le Soudanais lui attribue les mêmes qualités que nous accordons au café. Pour l’indigène, le fruit mâché constitue un remède à bien des maux. A-t-il besoin de sommeil ? Le kola est un soporifique ! Doit-il veiller ? C’est le kola qui l’empêche de dormir ! Il calme la faim et la soif, et a, en outre, chez les noirs la réputation d’être un aphrodisiaque incontesté.
J’en ai usé le plus souvent possible pendant mon voyage ; chez moi, son action se traduisait surtout sur les nerfs ; il me semble qu’il augmentait, dans certaines circonstances, ma force de résistance et qu’il me permettait plus facilement d’endurer les fatigues.
Je le goûtais surtout quand je n’avais à boire que de l’eau croupie ou chargée de substances organiques.
Son goût étant excessivement amer, l’eau la plus mauvaise paraît bonne à boire après, et fait oublier l’odeur fade de la boisson qu’on vient d’avaler.
Mais là où j’ai surtout apprécié le kola, c’est par les services qu’il m’a rendus en me permettant d’en distribuer aux nombreux visiteurs que je recevais. C’est une politesse facile à faire, et quoique le prix du kola soit très élevé dans certaines régions, mon approvisionnement en marchandises me permettait de faire des achats fréquents de kola et de vivre en grand seigneur en en faisant de nombreuses distributions. C’est avec le kola que je me faisais des amis et que je déliais la langue des noirs qui daignaient me rendre visite. Combien d’itinéraires et de renseignements portés sur ma carte et dans la présente relation ne sont-ils pas dus à l’à-propos avec lequel je distribuais cette consommation de luxe !
Le kola était donc pour moi un excellent auxiliaire.
Pour bien définir les propriétés du kola, il faudrait en faire de minutieuses analyses, et surtout pouvoir employer en France le fruit frais, non séché.
Je le crois appelé à rendre de réels services. Pour l’Européen qui en use au Sénégal, son bienfait est indéniable. Tous ceux qui s’habituent à en mâcher s’en sont bien trouvés et ont été moins éprouvés par les fièvres. Pour moi, je crois que l’usage de ce fruit supprime l’essoufflement, prolonge le travail musculaire et calme assurément la faim. C’est un tonique par excellence.
Je l’ai essayé dans une fièvre bilieuse hématurique ; mais ses effets ne m’ont pas paru d’une action diurétique bien marquée ; il m’a pourtant semblé, au moment où l’absorption immodérée de quinine m’avait donné des palpitations de cœur, que le kola m’a fait un bien réel.
Je l’ai employé avec succès contre une diarrhée rebelle, mais n’ai observé aucun effet aphrodisiaque. Ce qui est acquis, c’est qu’il énerve et produit sur quelques personnes l’effet du café noir très fort.
C’est un médicament d’épargne ; il est probable qu’avant peu on saura tirer parti de cette précieuse plante et de ses alcaloïdes, et que bientôt ses principes seront introduits dans certaines préparations alimentaires destinées au cheval et à l’homme en campagne.
Le nom scientifique du kola est Sterculia acuminata (kola rouge) et Sterculia macrocarpa (kola blanc) ; les indigènes le nomment gourou, ourou. Ces deux variétés se subdivisent en plusieurs autres.
Le kola existe à l’état spontané sur toute la côte occidentale d’Afrique, on le trouve jusque par 10° de latitude nord, mais il reste stérile par cette latitude. Son véritable habitat est compris entre 6° et 7° 30′ de latitude pour les régions qui nous occupent.
Vers Sierra Leone et le Ouorocoro, le kola stérile est signalé par 10°, tandis que dans les régions que j’ai visitées, j’ai rencontré le premier arbre à kola (stérile) dans le Coranza, près de Kintampo, par 8° 5′, et près de Groumania dans l’Anno (8°).
Les premiers arbres en rapport se trouvent à Kamélinso (près Groumania, par 7° 50′) et les derniers près d’Attakrou, par 7° ; la zone où l’arbre est en plein rapport semble donc être très limitée et comprise entre le 7° et le 8° pour l’Anno et le Ouorodougou.
Bien que je n’aie pas visité ce dernier pays, il m’a été donné de calculer assez facilement par quelle latitude se trouvait le kola. De Tengréla partent des itinéraires, bien connus des marchands, sur Touté, Siana, Kani et Sakhala.
Les deux premières localités se trouvent, d’après les indigènes voyageant avec des ânes chargés (faisant 16 kilomètres en moyenne par jour), à environ 25 jours de marche, à peu près 350 kilomètres dans une direction sud-sud-ouest, ce qui place ces marchés par 7° 40′ de latitude nord. Sakhala, d’après les mêmes calculs, se trouverait par 7° 20′.
Mais nous avons vu au chapitre Samory (III) que ces marchés étaient situés à une trentaine de kilomètres au nord des lieux de production ; nous pouvons donc en inférer que les kola se trouvent environ par 7° 15′.
Dans l’Achanti, l’habitat du kola est sensiblement le même ; les missionnaires de Bâle et le docteur Mähly, qui ont exploré la basse Volta, signalent le kola dans l’Akam et l’Okouawou ; or ces deux régions se trouvent précisément entre 6° 30′ et 7° 30′ : on peut donc en déduire que le kola se trouve en plein rapport dans une zone comprise entre 6° 30′ et 7° 30′ et, par extension, dans certaines régions du 6° au 8° ; qu’à l’état isolé et stérile il est rencontré jusque par 10° de latitude nord.
Nous avons dit à propos du kola du Ouorodougou, dans le chapitre Samory, quelles sont les diverses variétés que l’on récolte dans cette région.
Sur le marché de Kong on en voit deux espèces : le kola blanc de l’Anno (Sterculia macrocarpa) et le kola rouge de l’Achanti (Sterculia acuminata).
Le kola blanc de l’Anno est de deux variétés : l’une d’un blanc jaune pâle, analogue à la couleur du kola de Sakhala du Ouorodougou, mais plus petite que ce dernier ; l’autre, de même grosseur, ne diffère que par sa teinte d’un rose si pâle qu’il n’est pas classé dans le kola rouge par les indigènes ; on le vend mélangé aux blancs sans différence de prix, ce qui n’aurait pas lieu s’il était plus foncé, car le kola rouge est toujours plus cher que le kola blanc de même grosseur.
Le goût du kola de l’Anno est bien moins fort que celui du kola rouge, mais il renferme une teinture rouge, qui est usitée par l’indigène en concurrence avec celle du kola rouge. Comme teinture, le kola blanc de l’Anno a donc les mêmes qualités que le kola rouge de l’Achanti.
Ce kola est récolté en février, en juin et en octobre ; les fruits de février se gâtent assez rapidement, tandis que les récoltes de juin et octobre se conservent plus facilement ; ce kola, cependant, ne peut supporter de bien longs trajets, il se conserve au maximum et avec des soins pendant cinquante à soixante jours.
A Groumania, un ourou-fié (calebasse de kola, 200 fruits) coûte 200 cauries ; à Kong, un fruit se vend 2, 3, 4 et jusqu’à 12 cauries, suivant la grosseur. A Djenné, cette variété n’est pas beaucoup goûtée par les indigènes, de sorte que son prix n’en est jamais assez élevé pour qu’il y ait avantage à le transporter au loin. Aussi ce fruit ne dépasse-t-il guère Bobodioulasou, Léra, Niélé, Oua et Bouna. Il est vendu contre des cauries, avec lesquelles les marchands de Kong se procurent surtout du coton en vrac, de l’indigo, des piments rouges ; c’est le kola de la vente au détail, celui dont le prix est abordable pour la classe moyenne de la population.
Ce kola de l’Anno va aussi beaucoup à Salaga. Ce marché n’est pas du tout bien alimenté de kola de l’Achanti, et les gens de Kong trouvent toujours à y écouler les kola de Mango.
Les missionnaires de Bâle et le docteur Mähly prétendent qu’une charge de kola de l’Okouawou vaut à Salaga de 37 à 38 francs ; c’est une grosse erreur.
Une charge de kola (2500) vaut bien davantage ; à Salaga, le kola le meilleur marché coûte 40 cauries, et une charge coûte 100000 cauries, qui représentent 120 francs.
A Sakhala, sur la limite des pays de production, la même charge de kola coûte 8 kokotla de sel, dont le prix de revient est de 8/12e d’une barre de 55 francs = 36 fr. 64 ; à Tengréla, la charge vaut déjà de 80 à 100 francs.
On peut dire que Kong, Kintampo et Groumania sont les marchés où le kola se paye le plus bas prix.
Partout le kola rouge de l’Achanti atteint le prix le plus élevé : 2400 kola coûtent à Kintampo 12000 cauries, c’est-à-dire 5 cauries pièce. Il est, à ce propos, intéressant de se rendre compte des bénéfices que peut réaliser un couple, homme et femme, se livrant à ce commerce. Le ménage quittant Kong avec une pacotille, ferronnerie ou étoffe, d’une valeur locale de 20 francs, se procurera à Kintampo ou Bondoukou environ 5000 kola, qu’il revendra à Bobo-Dioulasou. Avec le produit de la vente de ses kola, il achète deux barres de sel. Il emportera une barre et demie seulement à Kong, l’autre demi-barre servant à acheter quelques cadeaux à rapporter au pays et à subvenir à ses besoins en vivres pendant sa route.
Le trajet de Kong à Kintampo et de Kintampo à Bobo-Dioulasou et retour à Kong aura duré cent jours environ. La barre et demie de sel rendue à Kong représentant une valeur de 240 francs, le couple aura gagné 220 francs, c’est-à-dire 2 fr. 20 par jour ou 1 fr. 10 par jour et par personne, tous frais payés.
Il faut envisager l’existence que mènent ces gens-là. Ils marchent chargés chacun avec 30 ou 40 kilogrammes, et cela pendant la plus grande partie de la journée.
Arrivés à l’étape, il faut piler et préparer les aliments, couper du bois, chercher de l’eau, souvent à plusieurs kilomètres de distance. S’il y a un enfant dans le ménage, la femme le porte sur le dos. Ils vivent sans feu ni lieu.
Surpris par les pluies, ils voyagent quand même, supportant toutes les intempéries sans se plaindre.
Quand le noir a travaillé avec sa femme pendant un an, il achète un esclave ; c’est la meilleure acquisition qu’il puisse faire, c’est un auxiliaire de plus pour travailler ; il vivra de la même façon que ses maîtres ; le bien-être des uns rejaillit sur les autres dans cette vie en commun.
Quand le cas se présente où l’esclave se sauve, le maître n’en est pas découragé pour cela. « C’est la volonté du Tout-Puissant », dit-il avec résignation. « Je vais aller chercher la fortune in chi Allaho, « si Dieu le veut ». Et il recommence.
Ne blâmons pas trop ce malheureux nègre. S’il y en a qui attendent paisiblement allongés sur leur natte l’occasion d’agrandir leur famille et d’augmenter leur bien-être par des rapines ou une guerre, il y en a d’autres qui sont bien méritants, et ce ne sont pas les moins nombreux.
Voici le même calcul par un marchand de kola allant de Bammako dans le Ouorodougou avec une barre de sel :
Il achète une barre de sel à Bammako de 55 à 60 francs, et vit sur son sel pendant six semaines que dure sa marche pour aller. Il dépense ainsi, y compris l’achat d’un panier de nattes, de feuilles à emballer et droits de passe, environ 3 ou 4 kokotla. Il lui en reste 8 à échanger, et je suppose qu’il prenne à Kani ou Touté des kola de grosseur moyenne et qu’on lui en donne 350 par kokotla, il aura donc échangé sa barre de sel contre 2800 kolas.
Pendant le voyage du retour, il achète sa nourriture et paye son hôte et ses droits de passe en kola ; il en pourrit également une certaine quantité en route ; les Dioula m’ont affirmé qu’il était difficile d’en rapporter à Bammako plus de bafoula kémé dourou (2000).
Les kola de cette variété se vendent en général au détail deux pour kémé (25 centimes), ce qui met le cent à 12 fr. 50 et porte sa charge totale à 250 francs.
Comme pour les vendre ce prix, il lui faut d’un mois à six semaines, il mange une partie de son bénéfice ; on peut dire que, l’opération terminée, il lui restera 180 francs, soit 120 francs de bénéfice pour quatre mois de travail de porteur et de vie de privations. Quelquefois il perd tout quand ses kola se gâtent ou qu’il est pillé.
Un des grands facteurs dans la conservation du kola est son mode d’emballage. Faute de précautions, il se gâte ou se racornit et dessèche, et par cela même perd toute sa valeur.
La feuille dans laquelle on emballe le kola est à peu près semblable à celle de l’arum, mais plus ouverte et d’un vert plus accusé. Elle est supportée par une tige très fine, d’environ 40 à 50 centimètres de hauteur. On la trouve généralement dans les endroits humides et ombragés.
La vraie feuille, vue à l’envers, porte sur sa partie gauche une bordure d’un centimètre de largeur, d’un vert plus foncé que le reste de la feuille. Ce vert est assez accentué pour qu’on puisse le reconnaître à un simple examen, surtout quand on la tourne vers le soleil ou un endroit éclairé.
Il existe beaucoup de feuilles analogues comme structure et l’on s’y trompe à s’y méprendre quand on n’est pas initié à la façon de les reconnaître.
Les fausses feuilles ne sont pas employées vertes ; pour les utiliser, il faut les faire bouillir très longtemps et les faire bien sécher avant de s’en servir : faute de cette précaution, au lieu d’être propices à la conservation du kola, elles hâtent, au contraire, la pourriture du fruit et développent la maladie du kola. Elles ne sont employées qu’à défaut de la vraie feuille, qui ne se trouve pas sous certaines latitudes.
Jusqu’à présent les expériences faites en France sur l’emploi du kola ont donné peu de résultats : cela tient à ce que l’on se sert de kola desséché. Il serait cependant bien facile d’en faire venir de frais, en se servant de l’emballage en feuilles dont je viens de parler.
Les kola arrivent frais à Tombouctou et à Kano, ce qui leur fait un voyage minima de trois mois. Nous sommes donc plus près du kola que nous ne pensons, puisque de l’Anno à Grand-Bassam il y a à peine un mois de voyage, ce qui le met à six semaines de France et même à un mois si l’on veut sérieusement s’en occuper.
Plantation de kola.
★
★ ★
Le sel qui se vend ici est plus fin et plus blanc que celui qui passe en transit à Bammako venant de Tichit, de la sebkha d’Idjil et d’autres mines de sel gemme du nord du Bakhounou ; la barre de sel est aussi plus grande. Il vient des mines de Taodéni par El-Arouan et Tombouctou.
On vend aussi ici du sel marin de Grand-Bassam, de la Côte-d’Or anglaise et du sel de Daboya (Gondja).
En dehors du kola, les gens de Kong portent encore quatre autres articles à Djenné pour y acheter du sel et les burnous en laine ; ce sont, par ordre d’importance :
1o Le tissu rouge et blanc fabriqué en bandes à Kong et cousu par les femmes en pagnes de 12, 13, 14 et 15 bandes. Ce pagne, qui est un vêtement de luxe pour les femmes de Kong, l’est aussi à Djenné et surtout à Tombouctou où on le nomme el-harottaf. A Kong, suivant les dessins, il porte les noms de babouroumosi, kébéguisé, ponguisé et dadji[62].
Ces pagnes valent ici, suivant le dessin et surtout la grandeur, de 8000 à 15000 cauries. A Djenné, un pagne de 10000 cauries vaut une barre de sel.
Cette étoffe est exclusivement fabriquée à Kong ; le fil de coton rouge est acheté par eux à Salaga ou à Bondoukou ; quand il fait défaut, ils achètent des foulards rouges et les font effiler par les enfants afin d’en utiliser les fils ; partout, dans les rues, on voit des gamins occupés à cela ; ils gagnent 10 cauries par foulard.
2o Le piment rouge (provenance de Niélé, du Follona, de Léra).
3o Le niamakou, espèce de poivre renfermé dans des coques de la dimension de grosses noix ; il est très estimé à Djenné et à Tombouctou ; ce condiment entre dans la composition de tous les plats de viande et des sauces. Il provient du Djimini, de l’Anno et du Gottogo ou Bondoukou.
4o L’or. Il n’est porté que fort peu de poudre d’or à Djenné, les gens de Kong ne tenant pas à s’en défaire. La majeure partie de la poudre d’or qui se trouve entre les mains des gens de Kong provient du Lobi, où on se la procure en échange de cuivre en barre ou d’esclaves, à bien meilleur compte que dans le Gottogo.
Sur Bobo-Dioulasou s’exportent en plus des mêmes articles que sur Djenné :
1o Un pagne pour femme, confectionné en mauvais calicot écru (provenant de Salaga). Cette pièce d’étoffe, composée de deux longueurs de 1 m. 75 cousues ensemble afin d’obtenir une plus grande largeur, est ourlée avec des fibres de palmier ban de façon à former des plis que l’indigo n’attaque que faiblement. Quand ce pagne est teint, il présente ainsi une série de petites raies d’un bleu azur, tandis que le fond du tissu est bleu indigo sombre.
Ce tissu est acheté à Salaga à très bon marché (60 centimes le mètre) ; le prix de revient d’un pagne pour les gens de Kong est de 2 fr. 10 ; prix de l’étoffe, confection et teinture, 80 centimes : total, 2 fr. 90.
A Kong même, le pagne se vend sira-tan = 2000 cauries ou 4 francs.
2o Le voile dont j’ai parlé à propos du costume des femmes à Kong.
Ces deux articles sont surtout échangés à Bobo-Dioulasou contre la ferronnerie, bêches, haches, lances de luxe, marmites en fer battu, etc., venant du pays de Tiéba et fabriqués par les Tousia et les Tourounga, peuples situés à l’ouest des Komono et des Dokhosié. Dans les environs de Kong il n’y a ni fer ni forgerons.
Tous ces articles en fer, y compris le beurre de cé[63] de provenance des Dokhosié et du Lobi, sont portés sur le Djimini et l’Anno (Mango), d’où l’on rapporte beaucoup, en dehors du kola, un tissu blanc grossier rayé de bleu. Une bande de 1 mètre de long sur 12 centimètres de largeur vaut 100 cauries ou 20 centimes, ce qui porte le mètre carré à environ 1 fr. 60.
Les achats de kola ou de marchandises de provenance d’Europe à Salaga ou à Bondoukou se font avec des pagnes en bande bleu et blanc de divers dessins, appelés logué ici, et surtout contre une couverture en coton bleu et blanc imitant le dampé de Ségou, mais bien moins bonne et moins chère, qu’on appelle siriféba. Ces deux articles sont exclusivement fabriqués à Kong et par les gens de Kong établis aux environs. Le prix du premier article est très variable, à cause du dessin et de la largeur de la bande, mais celui de la couverture est invariablement fixé à 6000 cauries (12 fr.) ; à Salaga elle vaut 16000 cauries (25 fr. 60).
C’est sur la route Salaga, Bouna, Bondoukou, Kong, Bobo-Dioulasou et Djenné que se fait le plus de commerce.
L’autre débouché, par ordre d’importance, s’étend vers les régions belliqueuses de l’ouest : les pays de Pégué et de Tiéba, sur lesquels les gens de Kong dirigent chevaux, fusils, poudre, silex, etc., qu’ils se procurent à Groumania et échangent exclusivement contre des esclaves.
Le fusil en vente ici est d’un modèle unique (le boucanier femelle) et se vend à Kong même : sira mokho saba, ou 12000 cauries (24 fr.).
Il existe également un petit mouvement commercial entre les Komono, les Dokhosié et les gens de Kong, qui leur vendent des armes et de la poudre contre du beurre de cé. Cette graisse, portée dans l’Anno et le Coranza, est échangée contre des kola ou des tissus.
Les relations avec le Mossi sont difficiles, parce que les routes directes n’offrent pas de sécurité aux marchands, qui sont forcés pour gagner le nord d’aller chercher une route soit à Salaga, soit dans le Bondoukou, ou bien alors il faut qu’ils prennent la route du Dafina et du Yatenga à Bobo-Dioulasou : aussi le commerce est moins important ; on envoie cependant dans le Mossi le pagne rouge et surtout de la vaisselle en cuivre, et du laiton en fil. Ces objets s’échangent avec de beaux bénéfices contre des chevaux et des esclaves.
On peut dire que le commerce d’ici est exclusivement entre les mains des gens de Kong. Je l’ai déploré bien des fois, car cet état de choses est un obstacle sérieux pour l’Européen qui voyage et qui cherche à recueillir le plus de renseignements possible sur la région. Quand on est forcé de s’informer auprès des gens mêmes du pays, on n’est jamais aussi bien renseigné que par les étrangers, qui ne mettent aucune défiance dans leurs réponses et ne se perdent pas en conjectures à la moindre question indiscrète.
Les gens de Kong voyagent beaucoup ; on en trouve un peu dans toute la boucle du Niger. Ceux qui ont eu des revers de fortune en route se fixent momentanément dans le pays qu’ils traversent ; aussi jamais ils ne voyagent sans emporter un métier portatif, car tous, sans exception, savent tisser.
Il y a relativement peu d’animaux de bât ici, c’est pourquoi les transports se font en général sur la tête ; si ce mode de transport est plus pénible, il est bien moins coûteux et presque plus rapide : là où un noir passe seul, il ne passerait pas avec ses bêtes.
Chaque jour on trouve à acheter matin et soir tout ce qui est nécessaire à la vie, ainsi que le coton et l’indigo ; le soir, vers cinq heures, le marché est très animé. A cette heure-là il y a au moins un millier d’acheteurs et de vendeurs sur la place.
Quant au grand marché, qui a lieu tous les cinq jours, c’est une vraie foire. Le côté nord et les échoppes sont appelés mokholokho (marché des hommes) ; c’est là que se vendent les tissus, couvertures, fusils, bonnets, glaces, perles, aiguilles et autres objets de provenance européenne, tels que vaisselle en cuivre, saladiers en faïence, calicot écru, foulards, etc. La partie sud du marché est appelée moussolokho (marché des femmes) ; c’est là qu’on trouve les denrées, condiments, coton, indigo, fruits, bois, les marchandes de niomies, de victuailles, etc.
On abat tous les jours un ou deux bœufs, et les jours de grand marché, plusieurs. Les rognons appartiennent de droit à Diarawary (le maire). Certains jours, il m’envoyait jusqu’à douze rognons en cadeau.
On ne débite pas de dolo sur le marché. Les visiteurs vont boire dans le quartier de Soumakhana. Là se trouve un groupe de cases où les femmes n’ont d’autre occupation que la préparation et la vente du dolo ; les jours de grand marché il s’en débite plusieurs hectolitres. Les buveurs sont assis dans les cases et se font servir dans des calebasses plus ou moins grandes ; le litre coûte environ 20 à 25 centimes. Ce qu’il y a de bien curieux, c’est que le monopole de la brasserie à dolo appartient à un groupe de fervents musulmans.
Je n’ai vu ni légumes ni fruits nouveaux sur le marché ; on trouve cependant à acheter ici du tintoulou[64] et du tingolotoulou[65] (tinkouloutoulou) ; on se sert aussi comme graisse du pépin pilé d’une courge sauvage appelée sira. Cette graisse donne très bon goût aux sauces de viande.
Comme il y a une cinquantaine de chevaux dans la ville, je priai mon hôte Karamokho-Oulé de vouloir bien me chercher une monture passable à un prix raisonnable. Il me trouva bientôt un cheval de cinq à six ans, qui me coûta 400000 cauries. Son propriétaire venait de Dafina et voulait le vendre contre des captifs à Pégué. Je comptais le décider à accepter du corail, des étoffes ou des armes en échange, mais il ne voulait vendre sa bête que contre des captifs ou 400000 cauries (sira ourou foula, environ 800 francs). Sur les conseils de mon diatigué (hôte), je me décidai à vendre au détail les marchandises nécessaires jusqu’à réalisation de la somme fixée.
Je fis un choix d’articles qui ne sont pas partout de vente courante, afin de conserver intact mon stock précieux, car, en dehors des marchandises que je savais recherchées par les noirs, j’avais emporté de France d’autres articles achetés en solde, afin de voir s’il est possible de les écouler dans les régions que j’avais à traverser.
J’ai vendu pour réaliser cette somme :
| Des galons en laine de toute nuance | ⎫ ⎪ ⎪ ⎬ ⎪ ⎪ ⎭ |
provenant de soldes. |
| Des galons en dentelle de couleur | ||
| Des boutons de livrée démodés | ||
| Des chromos | ||
| Des colliers et chaînes à chiens | ||
| Des foulards et fichus soie et coton | ||
| De l’étamine défraîchie | ||
| Des hameçons, aiguilles à coudre et d’emballage, des alênes de sellier, par centaines seulement, des perles blanches pour chapelets, du papier, etc. | ||
J’ai de plus dû vendre à mes protecteurs et à quelques amis douze pistolets à silex, six pièces d’étoffe, deux couvertures, quelques colliers de perles, un peu de corail et quelques coudées de soieries.
La vente de mes deux bœufs porteurs et de trois ânes[66] produisit en outre 128000 cauries. J’obtins ainsi un excédent de recettes de 200000 cauries, avec lequel j’achetai vingt pagnes rouges, dits ponguisé. Ces pagnes, me dit-on, sont très estimés dans le Mossi, et il est facile de les convertir avec quelque bénéfice en cauries.
L’aisance des habitants est manifeste ici ; on peut vendre des étoffes, soieries, florences, algériennes, gazes, jusqu’à 10 et 15 francs le mètre ; il en est de même des haïks, gandouras, turbans, burnous, etc., qui peuvent se vendre excessivement cher. J’ai dû nier avec la plus grande énergie que je possédais quelques-uns de ces articles, sans quoi il aurait fallu m’en défaire ; mes amis seraient venus insister auprès de moi pour me les faire céder.
On m’a beaucoup demandé aussi le tapis de Stamboul, le Coran, les autres livres saints, le foulard algérien, soie et or, dit lagan, les ombrelles, lunettes, revolvers, bougies, et même des montres, des balances et des mètres. Je puis dire qu’il est possible de vendre presque tout ce qu’on veut ici, à la condition de pouvoir en démontrer l’utilité et l’emploi.
Les acheteurs ont été assez raisonnables pour ne pas marchander, mes vendeurs ayant dès le premier jour posé en principe le prix fixe.
Voici une liste des articles demandés le plus souvent :
Soie à broder de toutes nuances en écheveaux ;
Livres saints, Corans, Évangiles, Pentateuques, Traités de jurisprudence, etc. ;
Drap ordinaire (rouge surtout, dit mourfi) ;
Du corail creux en grosses branches ;
De l’antimoine ;
Des bracelets en cuivre et en nickel ;
Des flèches pour les cheveux en métal ou en corne ;
Des médaillons façon or et bijoux or, bagues, chaînettes, etc. ;
Des foulards en soie noire et de couleurs voyantes ;
Des couleurs pour orner les Corans, de l’encens qu’ils nomment ousouma, des aimants pour sortir les paillettes de fer qui se trouvent mélangées à la poudre d’or du Lobi.
Les gens de Kong ont donné un nom caractéristique à l’aimant : ils le désignent sous le nom de négué-massa, « le roi du fer ».
On trouverait aussi le placement avantageux d’élégants petits étuis à antimoine, avec lesquels les gens aisés, femmes, hommes et enfants, se font les yeux.
L’antimoine, réduit en poudre très fine, est mélangé à du poivre très fort venant du Sud, de l’espèce dite feffé, qui, sans faire pleurer l’œil, l’humecte légèrement, force à ouvrir les yeux et donne de l’expression au regard.
On m’a également demandé des perles noires en verre, dites jai, rondes ou oblongues ; de petits peignes à barbe en corne, bois, écaille ou ivoire, à trois ou quatre dents, pour pendre au chapelet.
La population de Kong a six desiderata : elle demande pour être heureuse :
1o Un remède contre la filaire de Médine ;
2o Un remède pour guérir l’engorgement des ganglions du cou ;
3o Le moyen de percer le granit pour faire des puits et obtenir de l’eau ;
4o Une teinture rouge ;
5o Un remède qui donne l’intelligence[67] ;
6o Une bonne et courte route vers un comptoir européen plus rapproché que Salaga.
Dans mes conversations avec les anciens, j’ai eu souvent l’occasion de leur parler de Bammako. Pour plusieurs raisons les marchands de Kong ne s’y rendront jamais, même s’il s’y trouvait un grand choix de marchandises. Parce que :
1o De Kong à Bammako il y a cinquante jours de marche ;
2o Les pays de Pégué, de Tiéba et de Samory sont difficiles à traverser ;
3o La vie est trop chère dans toute la région de Samory ;
4o Il y a de grands espaces inhabités à traverser ;
5o Le marchand de Kong ne suit que des routes sur lesquelles il peut régler les étapes à 12 ou 16 kilomètres environ, car il porte sur la tête ;
6o Il ne suit que les routes qui appartiennent aux gens de Kong ou à leurs alliés, de préférence celles qui sont jalonnées par des colonies musulmanes ;
7o Autant que j’ai pu m’en assurer, on vend à Salaga aux mêmes prix qu’à Médine, si ce n’est à meilleur marché ;
8o Salaga est distant de Kong de vingt-six jours de marche pour un homme non chargé et de trente-huit jours pour un homme chargé à 25 ou 30 kilos ;
9o La route appartient aux gens de Kong presque jusqu’à Bondoukou, et partout on peut circuler sans armes ; il n’est pas rare de voir une femme seule faire le trajet sans incident.
Si nous portons aux gens de Kong des produits dans le Bondoukou ou à Groumania, dans l’Anno, ils créeront immédiatement une route sûre en envoyant de leurs gens s’établir dans tous les gîtes d’étapes, et abandonneront Salaga, beaucoup plus éloigné que Bondoukou. Nos marchandises sont plus prisées que celles des Anglais et des Allemands : la qualité inférieure de ces dernières ne les fait accepter qu’à défaut d’autres. Toutes mes marchandises sans exception sont de fabrication française et ont été proclamées par tout le monde de première qualité. J’aurais pu vendre, par exemple, tout mon calicot (acheté à Paris, 4 fr. 30, la pièce de 15 mètres) à raison de deux mitkhal d’or (24 francs). Nos comptoirs d’Assinie et de Grand-Bassam sont absolument inconnus. Je n’ai vu qu’un seul homme qui m’a dit qu’à huit jours de marche dans l’est de Mango (Gouénedakha ou Groumania) se trouvait Bondoukou, d’où partaient deux chemins, l’un sur Coumassie, l’autre sur Krinjabo. « Derrière Krinjabo, me dit-il, il y a des Nasara à côté de la mer, mais je ne connais personne qui y soit allé. »
Si nos maisons françaises ont un peu d’énergie, elles créeront des comptoirs à Bondoukou, à Groumania ou dans les environs, et enlèveront ainsi une bonne partie du commerce à Salaga.
Pendant mon séjour ici, j’ai reçu à plusieurs reprises la visite de fils de chefs ou de gens influents établis sur la route de Bondoukou ; ils venaient m’assurer que je serais bien reçu en passant chez eux et que l’on me faciliterait mon départ vers la côte quand je voudrais.
★
★ ★
J’espérais beaucoup trouver à Kong un document historique quelconque ou quelque légende sur l’établissement des Mandé-Dioula dans la région, et les péripéties qu’ont traversées jadis la région et les États voisins. Il n’existe malheureusement rien de semblable ici[68]. Une lettre de recommandation d’El-Hadj Mahmadou Lamini ez-Znéin, de Ténetou, pour l’almamy Saouty me donnait quelque espoir ; l’almamy malheureusement est mort et je n’ai pas trouvé auprès de ses fils quelque chose qui pût me renseigner.
Voici ce que j’ai appris : Kong aurait été fondée à la même époque que Djenné (1043-44). Ce n’est pas impossible, mais j’en doute fort, car dans aucune histoire arabe il n’est fait mention de l’existence de cette ville, et les premiers voyageurs qui révèlent l’existence de montagnes à Kong et d’un pays portant ce nom sont : Mungo-Park et Bowdich. Barth, lui, parle de l’existence d’une ville de Kong.
D’après mes informations, le pays était anciennement habité par :
Les Falafalla, se rattachant ethnographiquement aux Tagouano, rive droite du Comoé ;
| Les Nabé, | ⎱ ⎰ |
se rattachant aux Pakhalla de la rive gauche du Comoé ; |
| Les Zazéré, |
Les Miorou, se rattachant aux Komono, à cheval sur le haut Comoë.
Avant l’arrivée des Mandé-Dioula dans la région, Kong existait déjà, mais était une localité sans importance. Les Mandé-Dioula n’obtinrent pas des autochtones l’autorisation de s’y fixer, mais habitèrent Ténenguéra et un petit village disparu aujourd’hui (à deux ou trois kilomètres de la ville) que l’on nommait Limbala.
Les Mandé sont venus de deux directions différentes.
Les familles Ouattara, Daou, Barou, Kérou et Touré seraient venues du nord, de la région Ségou-Djenné. Les Sissé, Sakha, Kamata, Daniokho, Kouroubari, Timité, Traouré et une branche des Ouattara, eux, seraient originaires de la région Tengréla-Ngokho et surtout des villages situés sur la route du Ouorodougou à Tengréla (de Tengréla à Tombougou).
Leur apparition par ici ne se fit pas en masse et ne peut être comparée à une migration générale ; c’est au contraire par petits lots qu’ils sont venus, comme le font les Foulbé.
Plus intelligents que les autochtones, très actifs et généralement musulmans, ils ne tardèrent pas à se créer de belles situations dans le pays et à acquérir de l’influence.
Les Kouroubari fondèrent et occupèrent Limbala. Tandis que les Ouattara du nord s’établissaient solidement à Ténenguéra, Kawaré, Bogomadougou, une autre branche de Ouattara, venue du Ouorodougou, traversa le Kouroudougou[69], s’établit dans le Diammara et bientôt vint dans le Djimini.
Le premier Mandé-Dioula qui jouissait d’une influence réelle fut Fatiéba Ouattara, auquel succéda Bagui Ouattara, qui eut lui-même pour successeur Sékou Ouattara, grand-père de Karamokho-Oulé, chef actuel.
Sous le règne de Sékou, les Kouroubari avaient réussi à fixer leur résidence dans Kong même, mais ils n’y étaient pas les maîtres. Profitant d’un jour de grand marché, et de connivence avec les Kouroubari, les Ouattara de Ténenguéra, ayant à leur tête Sékou, et comme alliés les Barou et les Daou, s’emparèrent de la ville par un hardi coup de main, massacrèrent les chefs des Falafalla et substituèrent leur pouvoir à celui des autochtones.
L’avènement de Sékou Ouattara date environ de la fin du siècle dernier.
A sa mort, ses douze fils se partagèrent le pouvoir et s’établirent un peu partout, mais surtout sur les grandes routes rayonnant vers Kong. L’un d’eux, généralement le plus âgé, exerçait le pouvoir suprême.
Depuis une quarantaine d’années, le pouvoir est entre les mains de Karamokho-Oulé Ouattara, et sa résidence est Kong.
Diarawary, chef de village, est un Ouattara également, mais pas de la famille des souverains de Kong ; il ne descend ni de Fatiéba, ni de Sékou. C’est un Mandé d’origine Veï ou Kalo-Dioula, comme on les nomme ici, et il appartient à une famille influente du Diammara (pays situé entre le Djimini, le Tagouano et le Kouroudougou).
Il exerce les fonctions de maire, et est secondé par les sept chefs de qbaïla, qui sont en quelque sorte des maires d’arrondissement. Ils tranchent les différends que ceux-ci n’arrivent pas à régler et en réfèrent à Karamokho-Oulé pour les questions graves, peines capitales, expulsions, etc.
Karamokho-Oulé est un petit-fils de Sékou Ouattara. Son père, Gouroungo Dongotigui, appelé aussi Bagui, habitait Kimini, près Léra. Par ordre d’âge, il est le plus vieux des petits-fils de Sékou après Soukouloumory, qui n’a pas le pouvoir, pour des causes dont nous parlerons plus loin.
Son teint clair, presque celui d’un Peul pur sang, lui a valu le surnom de Oulé (rouge). Il est de taille moyenne, porte un beau collier de barbe blanche et a une figure tout à fait sympathique ; ses traits ne sont pas ceux d’un nègre, ni son intelligence non plus.
Dans le tableau généalogique de la famille des Ouattara que je donne ci-contre, on remarque que Sékou a laissé de nombreux descendants répartis sur tout le territoire, et qui ont tous un petit commandement, ce qui ne les empêche pas de reconnaître l’autorité absolue de Karamokho-Oulé et de la djemmâa de Kong, sorte de conseil des anciens dont Karamokho-Oulé est le président et le pouvoir exécutif.
Il veille à ce que ses parents ne se livrent pas au pillage et n’engagent aucune guerre ; aussi peut-on dire que, grâce à cet homme intègre et juste, estimé et aimé de tous, les États de Kong vivent dans la plus parfaite quiétude. On ne connaît pas d’ennemis à ce brave chef.
Il exerce le droit de haute justice ; mais avant de prendre une décision il en réfère toujours au conseil des anciens.
Les Mandé-Dioula de Kong ont une horreur instinctive de la guerre, qu’ils considèrent comme déshonorante quand il ne s’agit pas de défendre l’intégrité du territoire. Leur force armée réside surtout dans l’emploi des guerriers de leurs vassaux, les Komono, Dokhosié, Lobi, etc. Karamokho-Oulé n’a qu’une cinquantaine de guerriers à Kong, ils lui servent de courriers et vont porter ses ordres. Par sa simple volonté, tout le pays se lèverait, tellement cet homme a su conquérir les sympathies et l’estime de tous.
Tableau généalogique de la famille des Ouattara, qui occupe le pouvoir dans les États de Kong depuis deux siècles environ.
Fatiéba, ancêtre des Ouattara.
Bagui lui succède.
Sékou, chef de Ténenguéra (route de Djimini), s’empare de Kong par un hardi coup de main, succède aux Kouroubari, qui y commandaient, et disperse les Falafalla et les Nabé, autochtones de la région.
Sékou laissa douze fils (tous morts actuellement), dont voici la liste par rang d’âge :
| RÉSIDENCE | |
|---|---|
| Samandougou | Bono, près Fasélémou (route de Bobo-Dioulasou). |
| Kombi | Kawaré (route de Bondoukou). |
| Morimakhary | Bogomadougou (route du Djimini). |
| Souma-Fing | Limono (route de Léra). |
| Souma-Oulé | Niafounambo (route de Léra). |
| Samba-Kari | Saouta, près Dialacoro (territoire des Dokhosié). |
| Kérémory | Tosiansou, près Sikolo (route de Léra). |
| Karakara | Kéméné, près Niassan (route de Bobo-Dioulasou). |
| Famakha | Noumandakha (territoire des Tiéfo). |
| Gouroungo-Dongotigui, appelé aussi Bagui | Kimini, près Léra. |
| Saliasahanou | Kondou, près Nafana. |
| Soury | Kapi (route de Léra). |
| PETITS-FILS DE SÉKOU ENCORE EN VIE | RÉSIDENCE ACTUELLE | |
|---|---|---|
| (4) | Kongondinn, fils de Morimakhary. | Territoire des Tagouara. |
| (7) | Pinetié, — id. — | — id. — |
| (8) | Badioula, — id. — | — id. — |
| (3) | Dakhaba, fils de Souma-Fing. | Limono (route de Léra). |
| (6) | Iamory, — id. — | Kimini (route de Léra). |
| (2) | Karamokho-Oulé, fils de Gouroungo-Dongotigui (appelé aussi Bagui). | Kong. |
| (5) | Kérétigui, — id. — | Kong. |
| (1) | Soukouloumory, fils de Saliasahanou. | Birindarasou (route de Léra). |
| ARRIÈRE-PETITS-FILS DE SÉKOU AYANT QUELQUE AUTORITÉ | RÉSIDENCE | |
|---|---|---|
| Mory Ciré, petit-fils de Samandougou. | Bono (route de Bobo-Dioulasou). | |
| (9) | Bakari, petit-fils de Kombi. | Kawaré (route de Bondoukou). |
| Dabéla, fils aîné de Pinetié. | Mélenda (route du Djimini). | |
| Massa-Gouli, fils puîné de Pinetié. | Ténenguéra (route de Djimini). | |
| Morou, autre petit-fils de Morimakhary et fils de Kankan, décédé. | Kotédougou (près de Bobo-Dioulasou). | |
| Sabana, fils de Iamory. | Limono (route de Léra). | |
| Wouintétou, petit-fils de Souma-Oulé. | Niafounambo (route de Léra). | |
| Massa-Dabéla, petit-fils de Samba-Kari et fils de Barakhatou (décédé). | Saouta (territoire des Dokhosié). | |
| Ali-Ierré, frère cadet de Massa-Dabéla. | Diébougou (territoire des Dian-ne). | |
| Baba Ali, petit-fils de Kérémory. | Territoire des Tagouara. | |
| Kongondinn, frère cadet de Baba Ali. | Tosiansou (route de Léra). | |
| Soma, plus jeune frère des deux précédents. | Gouéré (près Dialacoro, territoire des Dokhosié). | |
| Mori-Fing, petit-fils de Karakara. | Kéméné (route de Bobo-Dioulasou). | |
| Kandingara, petit-fils de Famakha. | Dandé (territoire des Tagouara). | |
| Lasiri, fils de Karamokho-Oulé. | Kong. | |
| Pinetié, fils de Soukouloumory. | Birindarasou (route de Léra). | |
| Assounou, petit-fils de Soury. | Kapi (route de Léra). | |
Les numéros indiquent l’ordre de succession au pouvoir si les choses se passaient légitimement. Actuellement le pouvoir est entre les mains de Karamokho-Oulé, quoique, suivant les règles, ce soit Soukouloumory qui devrait régner. Ce dernier mène une vie de débauche et d’ivresse qui l’a plongé dans l’abrutissement le plus complet, de sorte qu’il n’a jamais régné et qu’il est absolument oublié et méprisé de tous.
Le chef religieux de Kong est l’almamy Sitafa Sakhanokho ; il semble ne jouer aucun rôle politique et a beaucoup moins d’influence que n’en avait son prédécesseur l’almamy Saouty. Il est en quelque sorte le ministre de l’instruction publique de Kong, et a sous son autorité les écoles arabes (au nombre d’une vingtaine). Lui-même fait un cours aux adultes et aux hommes âgés. Karamokho-Oulé et tous les anciens, du reste, vont deux ou trois fois par semaine assister à des conférences faites par l’almamy Sitafa sur le Coran, l’Évangile et le Pentateuque.
L’instruction est très développée à Kong ; il y a peu de personnes illettrées. L’arabe qu’ils écrivent n’est pas ce qu’il y a de plus pur ; on est cependant étonné de les voir aussi instruits, car aucun Arabe n’a jamais pénétré jusqu’à Kong. L’instruction est donnée aux écoliers par des Mandé-Dioula qui en ont rapporté les éléments et quelques manuscrits provenant de la Mecque.
Actuellement il n’y a pas à Kong un seul musulman revenant de la Mecque. C’est à peine si, dans une période de vingt ans, il se trouve un pèlerin se rendant à la ville sainte.
Tous les Ouattara portent le titre de fama, massa, mansa (roi) ou massadinn (fils de roi) ; dans les actes écrits on les désigne par le titre d’émir beled (chef du pays).
Si les gens de Kong ne font pas la guerre, cela ne les empêche pas de faire des conquêtes ; ils y procèdent avec un ordre et une méthode remarquables, en envoyant le trop-plein de la population de la ville s’établir sur toutes les routes qu’ils ont intérêt à tenir.
Environnés de toutes parts de peuplades fétichistes, qui ne vivaient que de rapines et de brigandages, les gens de Kong ne pouvaient se livrer aux transactions commerciales et écouler leurs cotonnades qu’avec de grosses pertes, provenant de droits exorbitants à payer aux roitelets fétichistes des environs, sous peine de pillage.
Qu’ont-ils fait ? Ils ont établi, de proche en proche, des familles de Kong dans tous les villages situés sur le parcours de Kong, à Bobo-Dioulasou d’abord, à Djenné ensuite. Ils ont mis cinquante ans pour doter chaque village fétichiste d’une ou deux familles mandé.
Chacun de ces immigrants a organisé une école, demandé à quelques habitants d’y envoyer leurs enfants ; puis peu à peu, par leurs relations avec Kong d’une part, les autres centres commerciaux d’autre part, ils ont pu rendre quelques services au souverain fétichiste de la contrée, captiver sa confiance et insensiblement s’immiscer dans ses affaires.
Y a-t-il un différend à régler, c’est toujours au musulman que l’on s’adresse, d’abord parce qu’il sait lire et écrire, ensuite parce qu’il a la réputation d’être un homme de bien en même temps qu’un homme de Dieu.
Arrive-t-il que le musulman ambassadeur échoue dans sa mission, il ne manque pas de proposer au roi fétichiste d’employer l’intermédiaire des gens de Kong.
Du coup, voilà le pays placé sous le protectorat des États de Kong.
Les Mandé-Dioula de Kong ont ainsi essaimé sur toutes les routes qui mènent à un centre où leur commerce et l’écoulement de leurs produits les appellent.
Même dans les territoires appelés par les Mandé-Dioula : Bambaradougou[70], pays fétichistes limitrophes de leurs États, le chef ne décidera jamais sans consulter et prendre l’avis du karamokho ou du kémokhoba[71] le plus voisin de son village.
Le prestige dont jouissent les musulmans de Kong est considérable ; ils travaillent avec une méthode, une patience et une ténacité remarquables.
Leur influence s’étend partout, sauf dans le sud-ouest. Ils ont en effet jusqu’à présent presque négligé entièrement la direction de Tengréla et celle du Ouorodougou. Dans l’ouest, leurs colonies s’étendent par Nafana vers Djindana et Kouakhara dans le Tagouano ; mais, vers le sud, elles ne dépassent pas le Djimini et l’Anno.
On voit par tout ce que j’ai eu l’occasion de dire sur Kong et ses habitants que les Mandé-Dioula constituent une population active, laborieuse et intelligente. J’ajouterai que le fanatisme religieux est absolument exclu chez eux et que l’esprit de caste a presque disparu. Ainsi on ne voit pas un seul griot chez les Dioula, et tout le monde s’occupe de tissage et de teinture, tandis que chez les autres peuples que j’ai visités, tout ce qui n’est pas cultivateur et guerrier fait partie d’une caste inférieure et méprisée.
Dès que l’achat de mon cheval et des pagnes fut terminé, je priai Karamokho-Oulé de vouloir bien conférer avec moi sur le choix de la route à prendre pour gagner le Mossi. Les deux routes données par Barth, dans ses itinéraires, comme reliant directement le Mossi à Kong, n’existent plus. Peut-être n’ont-elles jamais existé. Aucun des villages cités par lui n’est connu ici. Quand on veut aller de Kong dans le Mossi, on se rend soit dans le Gottogo pour y prendre un des chemins menant par Bouna et Oua à Waghadougou, soit à Salaga, afin d’y gagner la grande route Salaga, Oual-Oualé, ou bien on passe par le Dagomba, Yendi, Sansanné-Mangho, Noungou et Koupéla.
Il existe également un chemin qui, du territoire des Komono, se dirige vers le Lobi, par le pays des Dian-ne, Diébougou, le Bougouri et Ouahabou.
Il aurait certes été bien intéressant pour moi de visiter les territoires aurifères du Lobi, mais je ne me sentais pas suffisamment protégé pour entreprendre ce voyage et il me semblait du plus haut intérêt, pour assurer le succès de mon entreprise, de voyager le plus longtemps possible sous la protection des gens de Kong. C’est pourquoi j’optai pour l’autre communication, la route Kong-Djenné, qui est très fréquentée et beaucoup plus courte que les autres, quoique moins directe.
Elle passe à Bobo-Dioulasou, et se dirige ensuite vers le nord-est à travers le Dafina sur Waghadougou.
Je me réservais, après avoir visité le Mossi et touché à l’itinéraire de Barth vers le Libtako, de prendre une des autres routes pour retourner à Kong, d’où je pourrais peut-être, comme on me l’a fait espérer, gagner facilement la côte par l’Anno, Groumania et la rivière Comoé.
J’allais quitter Kong dans d’excellentes conditions : mon séjour ici m’avait été profitable au point de vue des renseignements géographiques ; j’avais pu faire une ample moisson d’itinéraires.
Quelques informateurs ont poussé l’obligeance jusqu’à m’initier à la longueur des étapes à l’aide de bouts de paille servant de mesures de comparaison. Le mandé-dioula est réellement précieux dans beaucoup de cas. Quand, après-demain, je me mettrai en route, j’aurai en ma possession deux excellents itinéraires par renseignements de la route à suivre.
A ce propos, je vais dire en quelques mots comment j’ai dû procéder en route pour me diriger.
Avant de partir, muni de tous les renseignements contenus dans les auteurs arabes anciens, El-Békri, Ebn Khaldoun, Ebn Batouta, etc., possédant tout ce qui a paru dans les ouvrages des explorateurs modernes, Barth, Bowdich, Caillié, j’avais déjà pu me constituer une sorte de carte par renseignements, contenant souvent, il est vrai, des renseignements tronqués, mais où il se trouvait aussi, semés au hasard, certains noms de pays exacts, mais mal placés.
Arrivé à Bammako, à l’aide des tirailleurs en garnison dans ce poste je me constituai une série d’itinéraires par renseignements à travers les États de Samory et de Tiéba, ainsi que les noms des pays qui limitaient à peu près le domaine de ces deux souverains.
En route et au fur et à mesure que j’avançais, de nouveaux renseignements venaient confirmer ou annuler tout ou partie de mon travail, et voilà comment je procédais à des vérifications et à des rectifications. Arrivé dans un centre ayant quelque importance, lieu de marché ou point de passage de marchands, je m’installais dans le village, liant connaissance avec les habitants. Sachant parler convenablement le mandé, je ne manquais jamais d’amis, grâce aussi un peu aux cadeaux que je distribuais judicieusement.
Dans nos conversations, et sans avoir l’air de les interroger, j’apprenais le nom des divers États que l’on rencontrait successivement en allant vers les quatre points cardinaux. Une fois au courant des grosses lignes, je m’informais des centres principaux, et, de proche en proche, au bout d’une quinzaine de jours, j’arrivais à ébaucher quelques itinéraires.
Le malheur, c’est que le crayon et le calepin sont absolument prohibés : le papier excite la défiance chez l’indigène, de sorte qu’il faut faire de prodigieux efforts de mémoire pour se rappeler ce que l’on apprend par eux.
Les jours de marché, quand les indigènes des pays voisins arrivaient, ils ne manquaient pas de venir satisfaire leur curiosité et me rendaient visite. Là aussi il fallait lutter de ruse, je prêchais souvent le faux pour savoir le vrai, afin de me faire indiquer de quelle région et de quelle direction ils venaient. Après une conversation laborieuse d’une heure, ils ne manquaient jamais de me demander si je passerais dans leur pays. Sans rien leur affirmer, je leur disais que tout dépendrait de la viabilité des chemins, du passage des cours d’eau, de la longueur des étapes, de l’accueil que je recevrais des chefs, etc. Dans l’espoir d’obtenir un beau cadeau à mon prochain passage, ils me renseignaient sur le nombre d’étapes, la nature des cours d’eau à traverser et le nom des chefs à visiter.
Ce travail est laborieux, très laborieux ; mais il est utile et je dirai indispensable. Je n’ai jamais quitté une localité sans avoir au préalable, dans ma poche, un ou deux itinéraires différents et latéraux à la route que je me proposais de suivre, de façon qu’à la moindre difficulté je pusse me rejeter sur l’un d’eux et continuer ma route même, au pis aller, sans guide.
Je partais donc toujours dans d’excellentes conditions.
A ce propos, je ne manquerai pas de recommander d’avoir à se passer du secours d’un interprète, de ne pas poser de question brutalement, d’agir avec beaucoup de circonspection et d’amener l’indigène à vous parler de son pays sans qu’on ait l’air de l’interroger. Avec cela, il faut une excellente mémoire, contrôler souvent et surtout ne pas sortir de calepin.
D’autres fois, c’étaient mes hommes, de connivence avec moi, qui interrogeaient, et, dissimulé dans ma case, je notais soigneusement tous les noms propres et les directions.
Voilà pour les renseignements généraux, assez vagues quelquefois, mais prenant, par la suite, et avec de la patience, une consistance suffisante pour les considérer comme exacts.
Dans certains villages, quoique bien accueillis dans un but de lucre ou de trop franche hospitalité, on voulait quelquefois me retenir et ne pas me fournir de guide le lendemain pour l’étape suivante.
Afin d’éviter ces retards, en arrivant à l’étape mes indigènes avaient ordre immédiatement de reconnaître tous les chemins et où ils menaient. J’étais arrivé à les dresser et à en faire d’habiles limiers.
Voici comment ils s’y prenaient : en allant au fourrage ou au bois et quand ils rencontraient du monde rentrant au village, ils s’abouchaient avec les voyageurs, leur souhaitant le bonjour et leur demandant au hasard des nouvelles d’un village que nous savions à proximité et sur la route à suivre. Si réellement ils venaient de cet endroit, la route à suivre était connue ; dans le cas contraire, le marchand ou le voyageur ne manquait pas de répondre : « Mais je ne viens pas de tel endroit, la route est à droite ou à gauche de celle-ci », ou bien ils indiquaient de la main la direction.
Chez les Siène-ré, où j’étais plus versé que mes noirs dans la langue du pays, c’est moi qui faisais ce métier.
Mon départ est fixé au lundi 12 mars, d’accord en cela avec Diarawary et Karamokho-Oulé, qui me remettent une lettre de recommandation, sorte de sauf-conduit qui doit me permettre de passer partout.
J’en donne ci-dessous le fac-similé[72] et sa traduction :
« Louanges à Dieu qui nous a donné le papier comme messager et le roseau comme langue ! Que les bénédictions et la paix de Dieu soient sur son prophète Mahomet, seigneur des hommes d’autrefois et des hommes d’aujourd’hui !
« Certes cette lettre émane de Diarawary Ouattara, émir de notre pays, lieutenant du Généreux.
« Toute chose a une cause. Voici donc ce qui motive cette lettre :
« Un de nos princes, nommé Iamory, qui réside dans le pays de Kimini, a envoyé son hôte, le chrétien, vers notre prince nommé Soukouloumory. Soukouloumory l’a envoyé vers Karamoko le Rouge, dans notre pays, pour que Karamokho le présentât à l’émir de notre pays Diarawary Ouattara. Lorsqu’on nous a parlé de ce chrétien, nous avons entendu de très mauvaises paroles sur son compte. C’était avant son introduction auprès de nous. Dès qu’il s’est présenté devant nous, nous l’avons interrogé sur ce qui le concernait, puis nous l’avons mis à l’épreuve au sujet de son affaire.
« Mais nous n’avons rien trouvé en lui, si ce n’est des idées de bien et de trafic. Nous en sommes restés là jusqu’au jour où ce chrétien a manifesté le désir d’aller de chez nous au pays de Mossi ; et il a laissé chez nous une des femmes de son convoi, qui est en état de grossesse, car son intention est de revenir vers nous.
« Et la raison pour laquelle j’envoie ce chrétien, avec cette lettre, vers toi, ô Othman Kouroubari, qui résides dans le pays de Nassian, c’est pour que tu le conduises auprès de l’émir des Komono, nommé Bakari, qui le conduira vers le maître, fils de maître, le chef, fils de chef, nommé Abd el-Kader et surnommé Karamokho Koutoubou, dans le pays de Sidardougou, qui le conduira auprès de Mohammed, fils de Kankan, dans le pays de Kotédougou, qui le conduira enfin auprès de notre maître, l’objet de nos espérances après Dieu, Kongondinn, et auprès de son frère Pinetié.
« O notre maître, par Allah, par son prophète, par les liens de parenté qui nous unissent, je t’adjure de conduire ce chrétien-là où il désire aller.
« Salut soit sur celui qui suit la voie droite ! »
En somme, c’est une série de recommandations qui assure ma route jusqu’à la limite nord des États de Kong ; et le dernier chef qui devra me protéger vers le Mossi est Kongondinn, « enfant de la brousse », un des petits-fils de feu Sékou Ouattara. Un de ses hommes qui est à Kong en ce moment doit me rallier en route et me servir de guide.
11 mars. — Quelle journée fatigante ! j’ai fait encore quarante visites, par une chaleur atroce ; tout le monde me souhaite un prompt retour ; les vœux de réussite d’une bonne partie de la population m’accompagnent.
12 mars. — Départ à cinq heures du matin. Karamokho-Oulé, son frère, son fils, Mokhosia, les habitants influents de mon quartier, de celui de Daoura et de Marrabasou, m’accompagnent jusqu’à environ un kilomètre de la ville et me font leurs adieux sous un gros arbre vert, comme il est de coutume par ici.
Karamokho-Oulé me fait accompagner par mon hôte Bafotigué et un jeune homme ; ils ne doivent me quitter qu’après m’avoir remis entre les mains de Bakary, roi des Komono.
Voici la composition de mon convoi au départ :
| 1 | cheval. | ||
| 10 | ânes. | ||
| 8 hommes : | ⎧ ⎨ ⎩ |
5 | âniers. |
| 1 | palefrenier. | ||
| 2 | serviteurs de confiance (Diawé et Moussa). |
Les 10 ânes sont porteurs :
| De 10 caisses : | ⎧ ⎪ ⎨ ⎪ ⎩ |
1 caisse livres, papiers, cartes, etc. |
| 2 caisses effets personnels, pharmacie, argent, instruments. | ||
| 1 caisse munitions. | ||
| 2 caisses pistolets à silex pour cadeaux. | ||
| 4 malles marchandises diverses (corail, perles, quincaillerie, articles de Paris.) | ||
| De 10 ballots : | ⎧ ⎪ ⎨ ⎪ ⎩ |
Calicots et étoffes imprimées. |
| Tissus de prix. | ||
| Gazes, voiles, lainages. | ||
| Effets algériens, burnous, haïks, chéchias, etc. |
Je n’avais conservé que les marchandises qui, sous un faible poids et volume, représentaient une grande valeur. Je me sentais aussi riche qu’au départ de Bammako.
C’est donc plein de confiance et bien approvisionné que je quittais Kong, comme une nouvelle base d’opérations.
En dehors de mes huit indigènes, j’en emmène deux autres qui me suivront jusque chez les Komono et qui me quitteront, porteurs de mon courrier, dès que nous aurons touché Niambouambo. Dès mon départ de Kong j’organise leur départ, de façon à pouvoir les renvoyer sans jeter une perturbation dans l’organisation de mon petit personnel, dont chaque individu a un rôle bien défini.
CHAPITRE VII
Départ de Kong. — Flore des Komono. — Troisième traversée du Comoé. — Séjour dans la capitale des Komono. — Départ d’un courrier pour la France. — Comment les noirs de Kong connaissent le général Faidherbe. — En route pour le pays des Dokhosié. — Coutumes des Komono. — Arrivée chez les Dokhosié. — Hostilité de Sidardougou. — Accueil d’El-Hadj Moussa. — Arrivée à Dissiné. — Quelques mots sur les Dokhosié. — Arrivée chez les Tiéfo. — Vie accidentée des marchands. — Ascension de la montagne de Dioulasou. — Superstition des habitants. — Le vin de palme et les cultures. — Arrivée à Dasoulami. — Entrée à Bobo-Dioulasou. — Description de la ville. — Le marché. — Commerce sur la route. — Importance commerciale de Dioulasou. — Statistique. — Difficulté de voyager. — Arrivée à Kotédougou. — Désordre géologique. — Les dou. — Apparition des Foulbé. — Choix d’une route vers le Mossi. — Renseignements sur Djenné. — Peuplades de cette région. — Les Dafing. — Prospérité des Mandé ; décadence de l’élément peul. — Quelques mots sur les Foulbé ; leur origine.
La route du Djenné jusqu’au fleuve de Diongara, branche principale du Comoé, est parallèle à celle que j’ai suivie pour venir ; elle se trouve à quelques kilomètres seulement plus dans l’est.
La région que l’on traverse est en général plus boisée que toute la rive gauche du Bagoé. A partir de Fourou dans le Pomporo et le Follona on trouve bien quelques endroits boisés, mais ils sont beaucoup plus rares qu’ici où, quoique les arbres aient perdu leur verdure, le pays est plus riant que ne l’est le Soudan en général. Il y a beaucoup de gibier, surtout des biches et de petites antilopes.
Les cultures ne comportent qu’une variété de mil : le sanio, petit mil en épis qui se récolte en décembre et janvier, et une variété de sorgho : le bimbiri, gros sorgho rouge et blanc, qui se récolte en novembre. La base de l’alimentation est le kou (igname) dans ses diverses variétés. On ne cultive presque pas d’arachides, juste ce qu’il faut pour préparer quelques sauces de temps en temps. Les fruits dont j’ai déjà parlé sont plus rares sur cette route, on ne voit guère que des papayes, et les bananiers sont chétifs ; du reste, toutes les bananes du marché de Kong viennent sans exception des villages situés à deux, trois, cinq et même huit journées de marche plus au sud.
On rencontre les mêmes essences d’arbres que dans le Soudan français. J’ai cependant constaté que le gommier est très abondant et de plusieurs variétés. J’en ai fait cueillir au hasard quelques larmes, qui ne sont pas uniformément nuancées ; elles ressemblent aux gommes de la forêt d’El-Fatak, près du lac Cayar, ou à celles d’El-Ebiar (gomme rouge), près du marigot des Maringouins (Bas Sénégal). Quant à la gomme blanche, semblable à celle de la forêt de Sahel, chez les Trarza, et que l’on traite à Dagana, elle m’a paru fort rare.
Les deux indigènes de Kong qui m’accompagnent m’ont de suite demandé si nous achetions cela, se promettant, quand il y aura un chemin sûr vers la côte, d’en faire transporter des charges par leurs captifs.
En quittant Kong, le terrain se relève sensiblement vers l’est, et l’horizon est borné par plusieurs rangées de collines boisées derrière lesquelles on voit, après quatre jours de marche, émerger le sommet et les flancs d’une montagne dénudée dont j’évalue l’altitude à 1800 mètres. Cette montagne n’a pas de nom particulier, on l’appelle Komono konkili (montagne des Komono). Je suppose que c’est en atteignant la base de ce soulèvement que le Comoé change brusquement de direction et abandonne la direction est-sud-est pour prendre celle du sud-sud-est.
Le granit est toujours abondant ici, mais on trouve aussi, parsemées dans toutes les terres végétales, des paillettes de mica de 25 à 30 centimètres carrés de surface qui brillent d’un vif éclat au soleil ; j’en ai rapporté quelques échantillons ; on en trouve incrustées dans les cailloux, dans les murs des cases, mélangées au quartz, etc.
Je fis étape successivement à Fasélémou, Nasian, Botto, Kémokhodianirikoro, Farakorosou et Niambouanbo, résidence du chef des Komono. Aucun de ces villages ne mérite une description particulière ; ce sont presque tous des konkosou (villages de culture) de 25 à 100 habitants ; il n’y a que Nasian et Farakorosou qui soient des villages un peu peuplés (environ 500 habitants). Jusqu’au fleuve ils sont habités par des Mandé-Dioula. Passé le fleuve, on entre dans le pays des Komono[73] ; les cases rondes des Mandé font place aux grandes cases rectangulaires des Komono, pareilles à celles des Dokhosié. Les vêtements décents des Mandé sont remplacés par le bila, et bien souvent par rien du tout chez les personnes de tout âge et des deux sexes, ce qui donne à l’œil l’occasion de sonder des régions qu’il ne lui est pas permis d’explorer en France.
Dans tous les villages où j’ai fait étape, j’ai été bien accueilli et partout il m’a fallu refuser de prolonger mon séjour, tous mes hôtes ayant insisté pour me faire rester un jour chez eux.