Du Niger au golfe de Guinée par le pays de Kong et le Mossi, tome 1 (de 2)
Grandes cases des Komono.
Les rives du fleuve, que j’ai traversé pour la troisième fois, entre Yakasi et Kémokhodianirikoro, ne m’ont pas séduit, et j’ai dû renoncer d’y camper, comme c’était d’abord mon intention. Les abords ne sont pas jolis, les rives sont peu boisées ; j’aurais eu de la peine à y trouver un campement convenable.
Le gué est très mauvais ; il est oblique : après avoir traversé un chenal de 1 mètre de profondeur, on fait un grand détour pour gagner un banc d’alluvions à quelques centaines de mètres en aval. Les berges sont profondément érodées, surtout celle de la rive gauche, qui est à pic et a plus de 20 mètres au-dessus du niveau du fleuve actuellement. En aval du gué il existe un bief très long et très profond, dans lequel je me suis amusé à tirer sur des caïmans, afin de donner une idée de la portée de nos armes aux gens qui nous accompagnent.
En hivernage, le passage des pirogues a lieu en amont, à quelques centaines de mètres du gué.
Le Comoé me paraît navigable pour les pirogues pendant toute l’année, mais les indigènes ne l’utilisent nulle part : les villages riverains ne possèdent chacun qu’une ou deux pirogues, destinées à faire les passages, mais trop mal construites pour effectuer de longs trajets.
Samedi 17 mars. — A mon arrivée à Niambouanbo, Bakary, chef des Komono, me fit installer une case relativement propre et m’envoya deux paniers de mil et une chèvre ; de mon côté, je lui fis cadeau d’une pièce d’étoffe et d’un pistolet, ce qui le combla de joie ; mais là se bornent nos relations. Ce souverain, comme Pégué, a peur que la vue d’un Européen ne lui cause malheur ; je ne communique avec lui que par son griot. Je n’insiste du reste pas pour aller rendre visite à Sa Majesté. Son autorité est à peu près nulle, et elle n’agit que sur les ordres venus de Kong.
Niambouanbo est situé un peu à l’ouest de la route de Djenné. C’est ici que je dois attendre le captif de Kongondinn pour continuer ma route. Ce village, qui comprend la famille royale et ses captifs, n’est pas dans une situation bien prospère et offre peu de ressources ; j’ai cependant trouvé à y acheter un bœuf, que j’ai payé 80 sira, ou 16000 cauries (32 francs). J’ai vendu, pour me procurer les cauries, pour 4 fr. 40 de perles.
La plus grande préoccupation des habitants du village est de s’enivrer de dolo ; dans la matinée ils sont encore abrutis par les libations de la veille, et à partir de midi tout le monde est ivre ; cette race, qui ne comprend plus qu’une quarantaine de villages, est appelée à disparaître sous peu. Les enfants s’enivrent à la mamelle, et les vieux vivent dans un état d’abrutissement complet ; je n’ai pas vu une seule face, un seul regard ayant une expression intelligente.
Les hommes ne sont pas circoncis, ils sont d’une malpropreté révoltante. Dans ces conditions, la syphilis, qui a fait son apparition, ne peut que se développer. J’ai vu des plaies affreuses.
J’aurais voulu profiter des quelques jours que je passe ici pour prendre des notes sur la langue des gens de Niambouanbo, mais il m’a été impossible d’avoir le moindre rapport intelligent avec ces êtres dégradés, et j’ai dû y renoncer.
J’ai ressenti à mon arrivée une forte indisposition, suite de mon séjour extrêmement fatigant à Kong. Le jour, je n’avais pas un moment à moi, c’étaient visites sur visites, palabres sur palabres, et la nuit malheureusement il ne fallait pas songer à dormir : les habitations sont infestées de punaises et tellement surchauffées par le soleil dans la journée qu’il est impossible à un Européen d’y fermer l’œil. J’avais dû établir ma tente au milieu de la cour et j’y passais les nuits tant bien que mal, tourmenté par la vermine, qui me traquait partout.
La famille royale de Niambouanbo.
Lundi 19 mars. — Avec l’autorisation de Karamokho-Oulé, j’ai expédié ce matin mes deux hommes en courrier vers Bammako. Je les ai pourvus de tout ce qui est nécessaire pour une route de cinquante à soixante jours[74].
Ils sont porteurs d’un pli pour le commandant supérieur du Soudan français et de lettres destinées à ma famille. Karamokho-Oulé a voulu de sa main envoyer le salut au général Faidherbe, dont le nom a pénétré jusqu’ici. A Kong on n’ignore pas que c’est lui qui a abattu la puissance d’El-Hadj Omar à Médine.
Voici la traduction de cette lettre :
« Louange à Dieu qui a fait de la lettre un envoyé et de la plume la langue de celui qui parle ! Que la prière et le salut soient sur son prophète généreux !
« Cette lettre a été inspirée par le lieutenant Binger et est adressée à son frère, l’objet de ses espérances et son refuge, le général Faidherbe, par Karamokho-Oulé Ouattara, émir de notre pays.
« O mes frères, lorsque le lieutenant Binger est parti pour se rendre auprès de Kongondinn (un des chefs de la famille des Ouattara habitant la région nord des États de Kong), il n’a trouvé chez nous que bien et félicité.
« C’est à cause de cela que je t’ai envoyé cette lettre, ô Faidherbe, qui es notre frère.
« Salut à vous, Français. Que la paix soit sur vous. Que Dieu vous garde. Que Dieu vous enrichisse ! Que Dieu vous conduise, que Dieu vous honore, que Dieu ne vous délaisse pas. Puisse-t-il ne pas vous couvrir de confusion, tant que le soleil se lèvera et se couchera. Qu’il vous protège, car vous êtes nos frères !
« Demandez à Dieu pour moi la sécurité, le salut, ainsi que sa protection, comme je la demande pour vous.
« Salut sur celui qui suit la voie orthodoxe. »
Karamokho-Oulé m’a raconté, à propos du général Faidherbe, que El-Hadj Omar à son arrivée dans le Macina envoya l’ordre à Kong d’avoir à se soumettre. Les chefs de Kong envoyèrent alors Karamokho-Oulé et quelques notables à Hamdallahi pour prier El-Hadj Omar d’abandonner ce projet. Karamokho-Oulé revint sans solution, mais Kong était sauvé, car El-Hadj mourut quelque temps après, à la grande satisfaction de la population de Kong.
Dimanche 25. — J’ai dû prolonger mon séjour à Niambouanbo jusqu’au 25, attendant toujours l’arrivée de l’homme de Kongondinn qui doit m’accompagner jusqu’à Kotédougou et qui devait me rejoindre deux jours après mon départ de Kong. Bakary, chef des Komono, n’a du reste fait aucune difficulté pour me laisser partir et a mis un homme à ma disposition pour continuer ma route.
Après une courte étape j’arrive à Tiébata, village habité par des Komono et deux ou trois familles mandé-dioula. Je suis bien accueilli dans ce village ; le soir même on m’envoie un guide pour me permettre de me mettre en route le lendemain de bonne heure. Dans les pays habités par les Mandé-Dioula il est d’usage de donner comme rétribution aux guides ou personnes qui vous accompagnent 200 cauries (sira kili). Serait-ce de cet usage que le sira-kili tient son étymologie ? Sira kili veut dire : 200 cauries ou un chemin.
Lundi 26. — A 2 kilomètres de Tiébata nous traversons un petit village appelé Zibo, situé dans un endroit charmant, plein de verdure. Partout de beaux finsan au feuillage touffu m’invitent à me reposer. Et dire que la veille j’avais eu tant de mal à trouver un campement convenable et que j’ai été forcé de camper au milieu de tombes mal fermées et faites à la hâte comme pendant une épidémie !
Les Komono enterrent leurs morts à l’extérieur du village, tandis que les Mandé-Dioula, comme tous les Malinké, creusent les tombes dans le village même et quelquefois dans la case du défunt, comme je l’ai vu faire chez les Sissé.
Je fais étape à Dialacorosou, petit village exclusivement habité par des Komono. Dans la soirée, en allant me promener aux environs, je trouve, à ma grande surprise, un cours d’eau de 7 à 8 mètres de largeur et très profond. Je suis pendant une demi-heure ses nombreux méandres et constate bientôt que je me trouve en présence d’un bief seulement. En amont et en aval de cette cuvette, la rivière n’a pas d’eau et à peine 1 mètre de largeur. Des Komono y pêchent des grenouilles et des moules, qu’ils dévorent sur place.
Mardi 27. — Cette route de Djenné, pour être assez fréquentée et établie depuis fort longtemps, n’en est pas moins tracée d’une façon peu logique ; c’est la première fois que je vois une route indigène faire tant de circuits inutiles et rendre ainsi les étapes longues et fatigantes. Nous n’entrons à Gouété que vers dix heures, par une chaleur atroce. Gouété est aussi appelé Goté. Il n’a qu’une vingtaine de cases, habitées par deux familles de Komono. Quoique accompagné par un homme de Dialacorosou, je suis mal reçu et mes hommes ont toutes les peines du monde à se procurer un chaudron ; ils sont obligés de moudre et de préparer leur nourriture eux-mêmes, aucune femme du village n’ayant consenti (à aucun prix) à leur faire la cuisine. Le chef me refuse un guide, disant que la route est sûre et qu’il est impossible de s’y égarer, donnant comme prétexte que l’étape est trop longue et qu’il n’a pas l’autorité nécessaire pour ordonner à un homme de m’accompagner.
Si j’insistais pour obtenir un guide, ce n’était que pour m’assurer un bon accueil au village voisin, car pour quelqu’un ayant un peu la pratique des voyages au Soudan, il est difficile de s’égarer. Les chemins de culture se distinguent facilement des chemins fréquentés par les marchands ; ces derniers sont d’abord plus battus et creusés ; à droite et à gauche ils sont bordés par une série de petits trous, empreints du bâton sur lequel s’appuient les femmes porteuses de charges. De kilomètre en kilomètre environ, on rencontre sur les bords du chemin des arbres dont l’écorce des fourches est usée, car jamais un marchand ne pose sa charge à terre : elle est toujours trop lourde pour être rechargée sans l’aide de quelqu’un : c’est pourquoi ils la posent dans les fourches des arbres en l’arc-boutant à l’aide du bâton pour l’empêcher de tomber. Ils peuvent ainsi reprendre leur charge sans le secours de personne.
Mercredi 28. — Après quelques heures de sommeil, à minuit et demi je mets mon convoi en route par un beau clair de lune. Vers quatre heures du matin nous atteignons les bords d’une rivière qui conserve de l’eau toute l’année. Elle a de 5 à 8 mètres de largeur et sert de limite entre le territoire de Komono et des Dokhosié. Des marchands étaient campés sur les deux rives, où ils avaient passé la nuit, car pour des porteurs cette étape est trop longue pour être franchie d’une seule traite.
Rien n’est plus pittoresque que le campement d’une caravane dans la brousse, vue au petit jour : tandis que les hommes, couchés sur des nattes et enroulés dans leur couverture, sommeillent encore sous de grands arbres, autour des feux à moitié morts que ravivent les enfants plus frileux, les femmes empilent calebasses sur calebasses et sont occupées au doni-siri (arrimage des charges). Quand tout est prêt, les hommes font religieusement leur salam et mettent ensuite tout leur monde en route au son de quelques notes tirées de la traditionnelle flûte ou de la clochette.
Trois heures après, on atteint, à quelques centaines de mètres d’un ruisseau, un groupe de cases habitées par une famille de Mandé dont le chef se nomme Bagui. C’est pourquoi ce lieu s’appelle Baguisou (cases de Bagui). Comme il n’y a pas un seul arbre pouvant donner de l’ombre, j’avise une vieille femme qui, sans difficulté, me donne sa propre case pour me permettre d’y passer les heures chaudes de la journée.
Dans ce village règne une activité extraordinaire. Autour des pierres à moudre le mil, les femmes se disputent ; c’est une vraie lutte, dont le prix de la victoire est la possession pendant une ou deux heures de la pierre à moudre ; c’est qu’il s’agit de moudre pour aujourd’hui et pour demain, car une partie de ce monde fait route en sens contraire et va camper demain à la rivière que nous avons traversée cette nuit ; si, en arrivant, les feux de la veille sont éteints, un des voyageurs se dévoue en mettant un peu de poudre et un vieux chiffon dans le bassinet de son fusil, le briquet et la pierre n’étant pas en usage ici.
Je fais connaissance avec les gens de passage qui font route dans le même sens que moi. Les deux plus anciens, Karamokho Mouktar et un autre, tous deux de Dasoulami, m’offrent chacun une calebasse de mil ; de mon côté, je leur fais un petit cadeau, pensant que leur amitié ne pourra que m’être d’une grande utilité par la suite puisque je marche dans le même sens qu’eux.
Avant de quitter le territoire des Komono, j’ai voulu savoir quels étaient les noms de famille de ce peuple. J’en ai interrogé plusieurs sans apprendre rien de précis à cet égard. Ma conviction est qu’avant l’arrivée des Mandé-Dioula dans le pays ils ne se connaissaient pas de diamou ou bien qu’ils ont volontairement adopté ceux des nouveaux venus. C’est ainsi que le chef Bakary se dit Ouattara ; d’autres, qui font les marchands, disent s’appeler Barou ou Sakhanokho (noms de familles mandé-dioula).
J’ai dit lors de mon passage chez Bakary que leur unique occupation était de s’enivrer. Mon opinion ne s’est pas modifiée depuis. Dans les autres villages où j’ai passé, je les ai toujours trouvés ivres. J’ai cependant vu quelques femmes préparer du beurre de cé. Cet article donne lieu à quelques échanges avec les gens de Kong, qui leur procurent pour cette graisse de la poudre et des fusils, car aucun d’eux ne se sert d’arc et de flèches.
Ils élèvent aussi quelques bœufs dans le but de se procurer des armes, car jamais ils ne boivent de lait ; si par hasard ils font traire leurs vaches, ils abandonnent le lait à leurs captifs.
Jeudi 29. — En quittant Baguisou, on atteint bientôt un autre petit village, nommé Dialacoro, d’où part un chemin sur le Lobi. Au lieu de continuer vers le nord-nord-est, le chemin se redresse maintenant et l’on fait d’abord du nord, ensuite du nord-nord-ouest. Nous arrivons de bonne heure à Woungoro, village dokhosié de création récente, où nous passons la journée. L’accueil des habitants est bienveillant. On m’apporte un poulet et une calebasse de mil.
Campement d’une caravane dans la brousse.
30, 31 mars et dimanche 1er avril. — Les jours suivants, je fais étape successivement à Banatombo, Bougouti et Dandougou. La plupart de ces villages sont de création récente et l’on n’y trouve pas d’arbres assez gros pour y camper convenablement.
A Dablatona et à Tavancoro il y a cependant de très beaux finsan.
C’est un arbre splendide, très touffu ; les feuilles ont de l’analogie avec celles d’une variété de ficus. Son nom scientifique est Blighia sapida.
Il doit symboliser la paix, car on serait mal vu dans un village en appuyant des fusils contre son tronc.
Le fruit, d’abord jaunâtre, ensuite rouge, s’entr’ouvre à maturité. Il est à trois loges, renfermant chacune une amande blanche surmontée d’une fève noire comme la pomme acajou.
L’amande blanche a un goût de noisette très accentué ; mais il faut bien se garder de mordre dans la fève noire qui la surmonte : elle est d’un goût détestable, et on la dit vénéneuse.
J’arrive de bonne heure au village nord de Dandougou et suis très étonné d’y trouver deux Mandé qui me disent de me dépêcher de choisir une case et de m’y installer. « Ce village appartient aux lamokho (voyageurs, marchands), me disent-ils, ce sont eux qui l’ont construit. Si tu trouves une bonne case et qu’il y ait d’autres gens que des lamokho installés dedans, fais-les sortir ; ils ne feront, du reste, aucune difficulté. » Sans avoir besoin de me livrer à cette extrémité, je pris possession d’une jolie et riante habitation rectangulaire à véranda, proprement blanchie à la cendre, et ne laissant pas passer le moindre rayon de soleil. Comme je finissais de m’y installer, survint une vieille femme qui, par ses démonstrations, me fit comprendre qu’elle était très heureuse de m’offrir l’hospitalité. Sa propre case était contiguë à la mienne : elle se mit de suite en mesure de préparer deux volumineuses calebasses de to pour mes hommes et un peu de riz pour moi.
La femme, surtout la vieille femme, a réellement bon cœur chez les noirs ; partout j’ai vu de bonnes vieilles m’offrir quelque chose, faire la cuisine à mes hommes, ou leur rendre de petits services de ménagères que d’autres femmes plus jeunes avaient refusés.
Lundi 2 avril. — Un petit village de culture sépare Dandougou de Gandoudougou. Ce dernier village est composé de deux groupes, l’un de formation récente, l’autre plus ancien : c’est dans ce dernier que je fus installé. Les constructions sont enfouies dans le sol, et l’on descend toujours deux ou trois marches pour entrer dans la chambre principale, qui est basse et sombre et ressemble à un souterrain. Là dedans grouillent enfants, poules, chèvres, vieilles femmes préparant les aliments, le tout d’une malpropreté révoltante. Cette chambre basse est elle-même surmontée d’une case constituant le premier étage ou plutôt un rez-de-chaussée élevé. A cause de sa malpropreté et de la vermine, cette habitation n’est pour ainsi dire pas habitable pour un Européen. Les indigènes chassent bien de temps à autre les punaises en allumant dans l’intérieur des cases à toit en terre plusieurs bottes de paille, mais la vermine subsiste toujours. La flamme surchauffe les parois et fait mourir la plupart des punaises, mais celles qui sont nichées un peu profondément dans les murs se trouvent hors d’atteinte et ne meurent pas. Ce procédé est employé à Kong, où, tous les soirs, sur le marché, il y a en vente une cinquantaine de grosses bottes de cette paille, qui est appelée samakourou bing (paille à punaises).
Dans les villages de formation récente, les Dokhosié construisent des cases carrées en terre, recouvertes d’un toit en chaume. La porte, protégée par une véranda, est fermée par une petite natte en bambou. Cette construction est assez confortable, c’est un des types d’habitation des Mandé-Dioula, qui y disposent en outre à l’intérieur quelques rayons en terre pouvant supporter des menus objets, et un petit mur en paravent destiné à cacher le lit.
Dans ce village il y a plusieurs grands cônes en terre ornés de plumes. Ces cônes sont destinés à protéger les habitants contre les esprits malfaisants. A une cinquantaine de mètres du village se trouve en outre une grande case en terre élevée probablement dans le même but, mais dans laquelle je n’ai pu pénétrer.
Les magasins à mil sont recouverts d’un toit sphérique en terre surmonté d’une grosse pierre plate, afin d’empêcher le vent de les décoiffer.
Sur ma prière, un des deux vieux marchands de Kong qui faisaient route avec moi envoya prévenir Karamokho Koutoubou, auquel j’étais adressé, de ma prochaine arrivée à Sidardougou. Le courrier revint bientôt dire que ce notable était absent pour le moment et qu’il me priait d’attendre un jour à Dandougou ou Gandoudougou, qu’il fût de retour à Sidardougou. Je me décidai d’autant plus volontiers à rester un jour ici, qu’un jeune homme se disant le fils de Karamokho Koutoubou vint dans la journée m’annoncer que son père allait arriver le lendemain à Gandoudougou.
Mardi 3 avril. — Ce matin, après le départ de tous les lamokho, le chef du village est venu me voir et me prévenir que Karamokho Koutoubou lui avait envoyé quelqu’un dans la nuit pour le prévenir qu’il se rendrait directement à Sidardougou sans passer par ici, et qu’il était inutile de l’attendre : je n’avais donc qu’à me mettre en route. Comme il était encore relativement de bonne heure, je fis partir mon monde de suite.
En prenant congé de ma vieille diatigué mousso (hôtesse), je remarquai que chaque fois qu’elle voulait me parler, quelqu’un lui coupait brusquement la parole. Cet incident, l’étrange hésitation que mettait Karamokho Koutoubou à me recevoir et la rencontre de deux indigènes qui se détournèrent du chemin pour ne pas avoir à me saluer, éveillèrent ma défiance ; il me sembla que je courais quelque danger et je pris, séance tenante, des précautions pour éviter toute surprise.
Intérieur d’un village de Dokhosié.
Un de mes domestiques et mon palefrenier, envoyés en éclaireurs tandis que je continuais à avancer avec le convoi, se trouvèrent bientôt sur les derrières d’un groupe d’une centaine d’hommes qui délibéraient à une certaine distance sur la droite du chemin. Pendant qu’un de mes hommes les observait, l’autre revenait me rendre compte.
Je fis immédiatement arrêter le convoi dans une petite clairière et entraver mes animaux ; je retirai les cartouches à mes trois hommes armés de fusils, afin de les empêcher de commettre quelque imprudence, me réservant de leur distribuer des munitions si la nécessité s’en faisait sentir.
Une demi-heure après, un de mes hommes revint me prévenir que les gens armés venaient de rebrousser chemin et qu’ils s’étaient dirigés vers Sidardougou, suivis par un autre de mes hommes qui ne les perdait pas de vue.
Comme tout danger était momentanément écarté, je ne crus pas utile de suspendre davantage ma marche et continuai de me diriger sur Sidardougou, où j’arrivai une heure après sans incidents.
Le village, qui est très grand, semblait désert ; pas un habitant ne circulait aux environs et je ne trouvai personne à qui demander seulement de l’eau ou à acheter des vivres.
Il est difficile de s’imaginer ce que le voyageur éprouve lorsqu’il arrive près d’un village et qu’il ne trouve personne à qui parler. Cette hostilité sourde, cette réserve sont plus vexantes qu’une attaque à main armée ; au moins là on peut se défendre, tandis que dans les conditions où je me trouvais devant Sidardougou, on m’opposait une franche inertie.
Les deux vieux Dioula dont j’ai fait la connaissance à Baguisou vinrent me saluer ; ils me racontèrent qu’en route ils avaient rencontré un parti armé qui devait m’attaquer et auquel ils avaient fait rebrousser chemin. Les deux Dioula me prévinrent que tout danger était écarté, que je n’avais qu’à camper et attendre l’arrivée du fils de Karamokho Koutoubou, qui devait arriver ici aujourd’hui.
Dans la journée une pauvre vieille femme m’apporta deux grandes calebasses d’eau. Je ne vis pas d’autres habitants jusqu’à trois heures et demie, heure à laquelle apparut El-Hadj Moussa, fils de Karamokho Koutoubou. Il s’avançait vers le village, précédé de deux jeunes gens carillonnant sur des clochettes, et d’une vingtaine d’écoliers suivant à la file indienne en chantant un air religieux dans lequel se répétaient fréquemment les mots Mohammadou, Mohammady, etc.
El-Hadj Moussa, qui a accompagné son père à La Mecque, pouvait avoir vingt-cinq à trente ans ; il était vêtu très simplement, comme les Mandé-Dioula jouissant d’un peu d’aisance, et cherchait à se donner une contenance à l’aide d’une ombrelle à franges d’une dimension ridiculement petite, rapportée d’Égypte (comme celles qu’ont les fillettes de six à sept ans).
Une heure après, par une pluie battante, on me fit prier de me rendre au bourou (petite mosquée), où les hommes du village étaient rassemblés. Je m’y rendis de suite, et, après m’avoir fait asseoir, le fils du pèlerin commença un petit discours, qu’il débita ou plutôt qu’il récita comme un écolier de huit ans qui répète sa leçon. En voici le résumé :
Arrivée d’El-Hadj Moussa et types de Dokhosié.
« Mon père a appris qu’un nasara (chrétien) venait le voir. Mon père n’a pas besoin de voir ni d’avoir de relations avec ce blanc-là, car on ne sait pas ce qu’il vient faire dans le pays. Il ne vient pas y chercher du nafalou (des richesses), puisque tous les nasara sont plus riches que nous et que c’est de chez eux que viennent les armes, la poudre, les étoffes, les couteaux, les miroirs, etc. Mon père m’a envoyé pour le remplacer et demander à ce blanc ce qu’il veut. J’attends qu’il parle. »
Cet insipide discours d’un être fat et borné me mit hors de moi ; j’eus toutes les peines du monde à conserver mon sang-froid ; je réussis cependant à me calmer et à lui faire d’un ton modéré la réponse suivante :
« Quand je suis entré à Kong, j’ai fourni aux chefs toutes les explications sur les motifs qui m’amenaient dans le pays : je n’ai donc pas à les renouveler ici, puisque Sidardougou ne commande pas Kong, et que c’est le contraire qui a lieu. Une lettre de recommandation émanant de Diarawary Ouattara et contresignée par Karamokho-Oulé, chef de Kong, donne l’ordre à Karamokho Koutoubou de me faire conduire à Kotédougou : c’est tout ce que je viens demander ici. Voici cette lettre, qu’on en prenne connaissance. »
La lecture de ce document et sa traduction prirent un certain temps, après lequel on me pria de me retirer pour qu’on pût délibérer. Enfin, une heure après, l’insolent El-Hadj Moussa vint me dire que demain à la première heure, un homme me conduirait à Dissiné, comme on le demandait à son père.
J’avais encore à subir cette vexation de me voir contraint de partir le lendemain sans l’avoir demandé, car il est d’usage chez ces peuples de n’obtenir son départ qu’après l’avoir officiellement sollicité. Or ce n’était pas mon cas : je n’avais demandé à partir ni le lendemain matin, ni le lendemain soir. Je n’étais pas fâché de la chose par elle-même : mon intention était bien de partir le lendemain, l’accueil de la population n’étant pas fait pour m’encourager à rester, mais en d’autres circonstances je n’aurais jamais toléré qu’un noir quel qu’il fût me parlât d’une façon aussi autoritaire que l’a fait le fils peu stylé de Karamokho Koutoubou. Dans ces pays ignorés, ne faut-il pas subir tour à tour avanies et vexations, sans rien dire. Mon but est de réussir à tout prix. Peu m’importe, pourvu que je passe et que je rapporte de nombreux renseignements. Karamokho Koutoubou possède de nombreux captifs, et il a voulu me faire sentir qu’il fallait compter avec lui.
Dans la soirée, El-Hadj Moussa eut l’audace de laisser entendre à l’un de mes domestiques que je pourrais bien faire un cadeau à son père ; et le lendemain matin, malgré son échec de la veille, il renouvela sa démarche auprès de Diawé : « Ton blanc, dit-il, doit avoir dans ses bagages de belles marchandises ; je voudrais lui acheter quelques coudées de riches étoffes. »
Diawé lui répondit devant moi qu’il y avait, en effet, des étoffes excessivement belles dans mes ballots, mais que je n’avais pas pour habitude d’en vendre ; que je les réservais pour offrir comme cadeaux aux personnes dont l’accueil était bienveillant et l’hospitalité large.
Mercredi 4 avril. — Après une heure de marche j’arrive à Dissiné, où je me décide à faire étape pour permettre à mes hommes de faire sécher les bagages et leurs effets, car il a plu pendant toute la nuit à torrents.
L’accueil de la population est bien différent ici ; on m’installe de suite dans une case ; le chef du village et l’imam viennent me voir et me souhaiter la bienvenue. « Dissiné est un village de lounatié (d’étrangers) ; nous n’avons pas besoin de la lettre de recommandation ; tu n’es pas tombé du ciel, et si tu as traversé tant d’autres pays, tu traverseras aussi le nôtre. Si tu veux nous faire plaisir, tu resteras ici encore demain. »
J’accepte avec plaisir : un jour de séjour ici compensera aux yeux des villages situés en avant de moi le mauvais accueil de Sidardougou.
Ce dernier village a, du reste, la réputation de ne pas pratiquer l’hospitalité ; c’est ainsi que pas un marchand voyageant avec moi n’y avait campé la veille et que tous avaient poussé jusqu’à Dissiné.
Dissiné est le dernier village où l’on trouve quelques Dokhosié. Leur territoire est limité à l’ouest par le territoire des Mboin(g), des Tourounga et des Tousia, à l’est par le Lobi, au nord par les Tiéfo, et au sud par les Komono ; au total, il peut comprendre 80 à 100 villages ; la densité de la population ne doit pas dépasser 6 à 7 habitants par kilomètre carré. Cette région ne me paraît pas habitée depuis bien longtemps, la plupart des villages sont de formation récente et placés en pleine brousse, que l’on commence seulement à défricher ; comme villages établis ici de longue date, je n’ai vu que Bougouti, Dablatona, Tavancoro et Gandoudougou. Cela ne veut pas dire que ce pays n’ait jamais été habité ; j’ai, au contraire, vu dans maints endroits d’anciennes traces de culture, des amas de pierres, des sillons à demi effacés, de vieilles traces de défrichement qui prouveraient qu’il y a longtemps le pays était habité, mais qu’il a été ensuite en partie abandonné, puis tout récemment réoccupé.
Les quelques ruines que l’on traverse ne sont pas le résultat de guerres, c’est par superstition seulement que les Dokhosié évacuent leurs villages ; il suffit pour cela que, dans un espace de temps relativement court, il meure deux ou trois personnes dans un village pour qu’immédiatement on déménage.
Le Dokhosié n’a pas, comme le Komono, les traits rudes ; il a moins l’air d’une brute que son voisin ; mais, comme lui, il circule tout nu, n’ayant pour tout vêtement qu’un petit sac en coton dans lequel il renferme ce qu’il a à cacher[75], par-dessus lequel il porte un bila. Les hommes de la classe aisée se couvrent le matin ou le soir d’une méchante couverture en coton dans laquelle ils se drapent fièrement comme dans un plaid. Ils portent généralement les cheveux très longs, en grosses tresses, et se coiffent soit du bonnet dit bammada, soit d’un petit chapeau en paille aussi plat qu’une assiette creuse, dont les bords sont ridiculement petits et ornés de grandes plumes de poules.
Les femmes et les jeunes filles sont à peu près nues ; comme les Komono, elles ont toutes la tête rasée.
La pipe fait essentiellement partie de l’équipement du Dokhosié. Elle est du modèle décrit à Tiong-i, et fabriquée soit en terre, soit en cuivre fondu ; elle est armée d’un tuyau en bambou d’environ un mètre de long, autour duquel sont enroulés des cordonnets. A ces cordonnets sont suspendus des groupes de cauries, des sonnettes, des verroteries, des bagues en cuivre, etc.
Le tabac est cultivé dans le pays. Il est de même qualité que celui qu’on rencontre depuis Léra, de l’espèce dite sira et peut être employé comme tabac à priser. Quand la feuille atteint 7 à 8 centimètres, elle est cueillie et pilée dans un mortier avant qu’elle soit complètement sèche ; on obtient ainsi une sorte de pâte, qui est façonnée à la main en pains ovales de grosseurs diverses et dont le prix varie depuis 5 jusqu’à 40 cauries. Le prix du kilo est de 2 à 3 francs. Malheureusement, comme tout ce que cultivent les noirs, il est récolté en quantité insuffisante, et l’on serait embarrassé d’en trouver une dizaine de kilos dans chaque village.
On trouve dans les villages dokhosié un peu de petit mil (sanio), rarement du sorgho (bimbiri), quelques ignames, des poulets et même quelques bœufs et des chèvres.
La véritable industrie de ce peuple est l’apiculture. Dans tous les villages, les vieux sont occupés à confectionner des ruches. Elles sont de deux espèces : en forme de nasse en paille, ou en écorce d’arbres ; ils emploient de préférence l’écorce du sanan.
La ruche terminée est bien enduite intérieurement d’une épaisse couche de bouse de vache ; elle est ensuite bouchée et l’on n’y laisse que deux ou trois petites ouvertures pour le passage des abeilles. Quand la bouse est bien sèche, on place la ruche au-dessus d’un petit feu allumé avec des bois odoriférants pour la parfumer. Les noirs emploient pour cela la racine d’un arbrisseau à écorce brune et lisse nommé nama, ou ses fruits, grosses cosses plates renfermant un minuscule noyau. Cet arbre et son fruit dégagent au feu une odeur qui ressemble un peu au sucre brûlé ou au cacao ; elle attire la mouche à miel.
Les ruches sont disposées sur des arbres de diverses essences, solidement amarrées avec des harts, et orientées l’ouverture face au sud. Quand une ruche est pleine de rayons, les indigènes ouvrent la porte et enlèvent environ la moitié des rayons, laissant l’autre aux insectes afin de les conserver. Ce miel est porté dans les grands villages et vendu sur les marchés ; on le mange le matin avec les niomies ; on en fait aussi de l’hydromel, qui est bu par presque tous les musulmans.
Bien qu’ils soient nus et qu’ils aient toutes les allures d’un peuple encore sauvage, les Dokhosié sont en train de se civiliser. Les hommes sont tous circoncis et s’enivrent moins que les Komono. Comme ces derniers, ils oublient peu à peu leur langue pour adopter le mandé-dioula, qu’ils connaissent déjà tous. Les villages neufs sont en outre très propres, ce qui est certainement un progrès.
Tous les Dokhosié reconnaissent l’autorité des Ouattara, qui les emploient actuellement à réprimer quelques désordres et châtier quelques villages rebelles du Tagouara. Leur chef de colonne se nomme Sabana Ouattara ; il est Mandé-Dioula, et réside pour le moment avec les guerriers dokhosié à Dandé (route de Dioulasou à Djenné). Tous les Dokhosié sont armés de fusils.
Le tatouage des Komono, des Dokhosié et des Tiéfo est analogue à celui des Mandé-Dioula : trois grandes cicatrices coupant obliquement les joues de l’oreille au coin de la bouche, où elles viennent rayonner. Quelques-uns y ajoutent une petite cicatrice semblable à un accent aigu à hauteur de la narine droite ou gauche ; de plus, le ventre des hommes et des femmes est agrémenté de douze grandes cicatrices disposées en rayons autour du nombril, qui est pris comme centre.
Ce sont les Mandé qui ont, à leur arrivée dans le pays, adopté le tatouage de ces sauvages, comme les Mandé-Dioula du Ouorodougou ont adopté celui des Siène-ré parmi lesquels ils vivent. Si je n’apportais pas plus loin une autre preuve de ce que je viens d’avancer, il serait plus logique de supposer que ce sont, au contraire, ces peuplades qui ont adopté le tatouage des Dioula, puisqu’ils leur ont déjà pris leurs diamou et leur langue, le mandé-dioula.
Ces trois peuples, Komono, Dokhosié, Tiéfo, de leur propre aveu appartiennent à une seule et même famille ethnographique et linguistique, à laquelle se rattachent encore deux peuplades moins importantes et presque disparues : les Gan-ne, qui habitent au sud du Lobi, et les Dian-ne, qui habitent au nord de ce même pays, dans le triangle formé par le territoire des Bobofing, le Dafina, le territoire des Bougouri et le Lobi.
Vendredi 6. — Le chef du village de Dissiné me fait conduire à Sambadougou. L’étape est peu fatigante ; on ne traverse que Siracorodini, appelé aussi Wangorodini. C’est le premier village tiéfo. J’y suis très bien accueilli, et le lendemain le chef met sans difficulté un homme à ma disposition pour me conduire à Koumandakha, où j’arrive de bonne heure.
Samedi 7. — Je vois ici des forgerons pour la première fois depuis mon départ de Kong.
En jetant un coup d’œil sur le croquis de la route suivie on sera certainement étonné de voir combien les étapes des marchands sont réglées avec peu de soin ; mais quand, comme moi, on a vécu de la même existence et qu’on a même été forcé de faire comme eux, on se rend facilement compte des exigences qui président au choix des gîtes d’étape.
Les Dioula cherchent avant tout les villages hospitaliers, car, bien que la femme du lamokho (marchand, voyageur) porte sur sa tête tout son ménage, il y a bien des petites choses qu’elle est forcée de demander aux habitants.
Beaucoup de lamokho n’ont pas de village à eux, plus de patrie, et voyagent avec leurs femmes et leurs enfants. Pendant toute l’année ils vont du Gottogo à Dioulasou ou ailleurs ; quand survient tout à fait la mauvaise saison, ils se fixent dans un village offrant quelques ressources en vivres. La femme vend des niomies, le mari se met tisserand et fait de la cotonnade, les enfants s’élèvent comme ils peuvent. Quand ils sont trop petits pour marcher, ils constituent un surcroît de bagages pour la pauvre femme, qui n’est pas pour cela exempte de porter sa charge. Dès que les enfants peuvent trottiner, ils portent des menus objets, nattes, couvertures, etc. ; à sept ou huit ans il leur échoit déjà une charge de 8 à 10 kilos de sel. En marche, quand l’étape a été longue la veille, ou pénible le jour même, à cause de la nature du sol, et que les hommes sont arrivés les premiers, ils retournent au-devant de leurs femmes et prennent leurs charges[76]. En arrivant, les femmes laissent leur charge dans le village et vont au loin chercher de l’eau ; les hommes vont couper du bois. On mange quand on peut, le premier repas n’étant prêt que dans l’après-midi. Les travaux terminés, le lamokho revêt un boubou propre et goûte un peu de repos tout en s’informant auprès des gens qui marchent en sens inverse des prix de vente du kola ou du sel dans les marchés situés en avant. Comme on le voit, ils mènent une existence pénible, et pour s’épargner quelque souffrance ou augmenter un peu leur bien-être ils sont forcés de faire entrer en ligne de compte la nature du sol, l’état de la route, l’éloignement des villages des endroits où il y a de l’eau, la facilité de se procurer des vivres, du bois, etc.
L’Européen qui voyage par ici est forcé de les imiter. Comme il n’a jamais de renseignements précis sur la route à suivre, et qu’il ne trouve pas d’autre nourriture que du mil pour lui et son personnel, il ne peut qu’exceptionnellement camper dans la brousse, encore faut-il que son mil soit moulu la veille. Le riz et les ignames, qui se préparent si facilement, sont très difficiles à se procurer ici ; si par hasard on trouve à acheter une calebasse de riz, il n’est pas décortiqué et il faut le faire piler comme le mil.
Cette région est en outre pénible à traverser. La chaleur est étouffante. Le sol, en général constitué de granit, est dans beaucoup d’endroits dépourvu de végétation, il renvoie la chaleur ; c’est une réverbération pénible à supporter, et l’Européen est continuellement en danger d’accès pernicieux. A partir de sept heures du matin, les animaux avancent déjà péniblement, s’arrêtent sous les arbres qui offrent un peu d’ombre, espérant y camper ; comme nous, ils souffrent énormément de la chaleur. Dans l’après-midi on goûte difficilement du repos.
Quoique les sadioumé[77] soient arrivés, l’hivernage n’est pas encore établi ; l’air est saturé d’électricité ; on subit tous les désagréments de l’orage qui approche, mais on n’en a pas le bénéfice ; l’eau ne tombe pas encore fréquemment et l’on ne jouit pas de l’abaissement de la température qui suit d’ordinaire la tornade.
Dimanche 8 avril. — Les Tiéfo de Lanfiala et de Ndodougou se sont emparés du sel de quelques Dioula, et afin de ne pas être mêlé à ce conflit je crois prudent de changer mon itinéraire et de prendre un chemin plus à l’est pour me rendre à Dasoulami.
Le chemin dont je fais choix est en réalité plus court que celui de Ndodougou, mais l’ascension de la montagne est, paraît-il, très pénible avec les animaux. Comme l’étape est longue et fatigante, je me mets en route à quatre heures du matin en compagnie du fils du chef de Koumandakha. On chemine d’abord sur un plateau ferrugineux auquel fait suite une large bande de terre végétale cultivée par les gens de Ningabé, petit village qu’on laisse à gauche sans l’apercevoir.
Au petit jour nous avons à quelques kilomètres devant nous une grande ligne bleue : c’est sur ce plateau que se trouvent Dasoulami et Bobo-Dioulasou. A sept heures et demie nous arrivons au pied de ce soulèvement qui a beaucoup d’analogie avec celui de Solinta (Soudan français), mais il est un peu moins élevé que ce dernier et l’on peut monter assez haut dans les éboulis sans décharger les animaux.
Comme toutes les hauteurs à parois verticales, celle-ci offre à l’œil complaisant les combinaisons et les figures géométriques les plus singulières : à droite on croit voir les vestiges d’un château moyen âge, des donjons à demi écroulés ; ailleurs, des courtines à moitié désagrégées.
C’est entre deux de ces soi-disant donjons que monte le sentier. Pendant que mes hommes hissent, avec des cordes, bagages et animaux sur le plateau, je jette un coup d’œil d’ensemble sur la région que je viens de traverser. On jouit, de ces hauteurs, d’une vue splendide.
Dans le sud-sud-ouest je reconnais facilement les deux pics de Diarakrou et de Lokhognilé ; plus près de nous, j’aperçois aussi les collines ferrugineuses à l’ouest de Tavancoro et de Dandougou.
Mais c’est dans l’est et dans le sud-est que l’on découvre le plus de sommets. C’est la chaîne des collines du Lobi se terminant par le pic des Komono. D’ici on se rend très bien compte du coude qu’il force à faire au Comoé près de Yakasi.
Cette première ascension terminée, on continue à s’élever en gravissant de larges terrasses de grès stratifiés formant comme un escalier par lequel on s’élève progressivement jusque sur le sommet du plateau. Puis on atteint Mai, joli village tiéfo enfoui dans une belle forêt de rôniers. Cette deuxième ascension nécessite encore le déchargement des animaux. Du pied du soulèvement au sommet, la différence de niveau est de 80 mètres (Mai : altitude 780). Mai offre le vrai type du village tiéfo, aussi vais-je le décrire pour initier le lecteur à ce nouveau genre d’habitations.
Le logement d’une famille de Tiéfo se compose d’une construction en terre glaise d’une quinzaine de mètres de longueur sur 8 à 10 mètres de largeur et comporte un rez-de-chaussée et un premier étage. La distribution intérieure varie naturellement selon le caprice du propriétaire, mais le type général est celui dont je donne le croquis et la légende à la page suivante.
Ces constructions permettent aux Tiéfo, qui ne sont pas vêtus, de séjourner dans des endroits offrant des différences de température assez sensibles entre elles, les diverses parties de ces constructions étant plus ou moins exposées au soleil, à la fraîcheur de la nuit ou à la brise.
Les habitations de deux familles sont généralement accolées ; dans ce cas, la distribution intérieure de celle de gauche diffère un peu de celle de droite.
Mai comporte une dizaine de groupes de deux familles, disséminés sur le plateau et séparés entre eux par des rôniers ou des groupes de bombax, de ficus ou de finsan. Sous ces arbres sont disposées en guise de nattes de larges dalles de grès prises dans la montagne et sur lesquelles les Tiéfo flânent pendant les heures chaudes de la journée. Ce qui donne encore un cachet particulier à Mai, ce sont les magasins à mil, qui ont exactement la forme de flacons à pharmacie.
De Mai on aperçoit les toits en paille de Dasoulami ; j’atteins ce dernier village vers onze heures du matin et suis immédiatement installé chez le chef de village, Karamokho-Dian Barou. L’accueil est bienveillant. Je retrouve du reste ici Karamokho Mouktar et l’autre vieux Dioula qui m’ont pris sous leur protection et ont préparé la population à mon arrivée.
Karamokho-Dian m’assure que d’ici je pourrai gagner sans difficulté Bobo-Dioulasou et Kotédougou, mais que la prudence commandait de séjourner ici quelques jours afin de lui permettre de préparer mon entrée dans ces villages. « Personne n’a vu de blanc dans ce pays, me dit-il, on te craint parce qu’on a peur que tu ne jettes un sort au pays : les blancs sont si intelligents et connaissent tant de choses, que nous en avons peur. »
C’est ridicule, mais absolument vrai : ces gens-là, Dioula et autres, nous considèrent comme des êtres surnaturels ; j’ai vu de braves gens avoir tellement peur de ma table, qu’ils venaient me prier de manger par terre. Je n’ai jamais pu comprendre ce qui dans ce meuble inoffensif pouvait inspirer une pareille terreur ; ma table est du modèle le plus simple qu’on puisse imaginer : le plateau est en bois blanc et le pied qui le supporte est un X.
Des musulmans lettrés sont venus à plusieurs reprises me demander si nous vivions dans l’eau comme les poissons ; comme j’essayais de leur prouver que non, l’un d’eux me dit brusquement : « Tu n’oses pas l’avouer, mais toi-même, on t’a vu te glisser dans un grand linge plein d’eau et y respirer. » J’ai de suite pensé à mon tub, qui contient environ 15 à 20 litres d’eau. Je le leur ai fait voir, mais ne les ai pas convaincus.
Le plateau de Dasoulami-Dioulasou est très grand. A l’ouest il s’étend fort loin et dans l’est il se termine près de Kotédougou ; vers le nord il s’affaisse insensiblement pour mourir sur les bords du Baoulé (une des branches de la Volta noire) (branche occidentale de la Volta). Sa constitution géologique est semblable à celle des pays que j’ai traversés de Kong jusqu’ici.
Habitations et magasins de mil des Tiéfo.
Le sous-sol est constitué de granit par-dessus lequel on rencontre assez fréquemment du grès stratifié très friable ou du schiste marneux. Au-dessus du grès et mélangé à ce dernier on trouve, mais rarement, un peu d’argile rouge mélangée à des agglomérés de fer. La végétation est luxuriante dans quelques endroits où la nappe d’eau est peu profonde, mais en général elle est rabougrie et clairsemée. La région est relativement bien arrosée, surtout au nord des Komono, mais les Dokhosié ont établi leurs villages à des distances quelquefois très grandes des biefs contenant de l’eau toute l’année. Sidardougou est le seul village possédant un puits. Les habitants, trop négligents, l’ont laissé s’écrouler à moitié et préfèrent boire de l’eau croupie qu’ils prennent dans une mare au nord du village.
La flore est la même que celle de notre Soudan ; le baobab cependant est devenu très rare, il est remplacé par le rônier, dont les indigènes tirent ici un vin de palme. Les Mandé-Dioula nomment cette boisson mboin. Ce palmier, de très belle venue en Casamance et même dans le Cayor, est ici beaucoup plus chétif ; dès qu’il a un mètre de hauteur il est mis en perce ; quand il est plus grand, les indigènes enfoncent dans le tronc de solides chevilles en bois pour qu’on puisse atteindre sans fatigue son sommet et y accrocher les boulines (calebasses) destinées à récolter le vin. Ce mode d’ascension dispense de l’emploi de la ceinture en liane à l’aide de laquelle les Sérères et les Diola de la Casamance grimpent sur les palmiers.
Le gibier à poil est peu abondant. De temps à autre on rencontre une bande de singes rouges dits pleureurs ou bien des singes noirs à long poil, à tête et queue blanches. Je n’ai pas vu de cynocéphales. On trouve aussi ici une variété de perruches grises un peu plus grosses que les youyou, mais également à courte queue comme ces derniers.
18 avril. — Arrivé le 8 avril à Dasoulami, j’ai dû, à cause du caractère superstitieux de la population, y prolonger mon séjour jusqu’au 17 du même mois.
Les musulmans lettrés et tous les habitants en général ont été très bienveillants à mon égard, je leur ai du reste fait de nombreux cadeaux, ce qui n’a pas peu contribué à me concilier leur amitié. J’ai trouvé ici un Sonninké nommé Mory Sory, originaire de Gondiourou, près Médine (Soudan français), qui a fait pour moi de la propagande tant qu’il a pu. Comme il jouit ici d’une grande considération, il est très écouté ; c’est chez lui que descendent les gens du Mossi, lui-même étant marié avec une femme du Yatenga et une autre de Mani.
J’ai rencontré chez lui plusieurs marchands de ce pays ; tous m’ont assuré que je serais bien reçu par le chef de Waghadougou, où je veux me diriger. Le fils du chef de Mani était également ici, et j’aurais volontiers fait route avec lui, mais il ne retourne pas de suite et doit auparavant faire encore deux ou trois voyages de Djenné à Dioulasou.
Il se tient ici, tous les cinq jours, un marché assez fréquenté ; c’est un marché de denrées seulement ; on trouve cependant à y acheter des bandes de coton blanc venant du Tagouara ; j’y ai aussi vu des boules de tiges d’oignons, sorte de julienne d’oignons qui est apportée de Bouna et vendue aux ménagères pour mettre dans les sauces.
Aspect des hauteurs à parois verticales du plateau de Dasoulami et de Bobo-Dioulasou.
Les gens du Dasoulami font un commerce de transit avec le sel, les kola, la ferronnerie et le koyo ou guisé, mais il est difficile d’apprécier l’importance de ce mouvement commercial ; je puis cependant avancer que les cauries sont rares ici et que deux ou trois familles seulement vivent dans une aisance relative. Je reviendrai sur le commerce de cette région à propos de Bobo-Dioulasou.
Pendant mon séjour ici j’ai vu une jeune fille qui avait les fesses tellement saillantes que je n’hésite pas à croire qu’elle est d’origine sud-africaine ; elle est du reste, comme type, couleur de peau et forme de seins, en tout semblable à la Hottentote exposée au Muséum d’histoire naturelle de Paris. Elle allait par les rues entièrement nue et portant toujours une petite calebasse sur la tête. Je m’informai de son propriétaire afin de savoir où il l’avait achetée et au besoin faire causer cette femme. Mais ce dernier, en fait d’explications, ne me raconta qu’une chose, c’est qu’il l’avait achetée enfant à Dioulasou et qu’il avait fait une fort mauvaise affaire, parce que cette fille est un peu folle : c’est ce qu’on appelle dans nos campagnes une innocente ; elle ne connaît rien sur son origine ; c’est une captive des Bobo, voilà tout ce que j’ai pu en apprendre. J’avais déjà vu une femme semblable à Sambadougou, mais la malheureuse était pour ainsi dire aveugle et totalement abrutie. Comment ces pauvres êtres sont-ils venus jusqu’ici, je me le demande. Si elles sont vraiment d’origine hottentote, pendant combien d’années et par quels chemins leurs malheureuses mères ont-elles été traînées ! Je serais plutôt porté à croire que dans des régions moins éloignées de nous que le bassin du fleuve Orange, dans un coin inconnu de cette mystérieuse terre d’Afrique, il y a encore quelques tribus de la même famille ethnographique.
C’est à Dasoulami que j’ai vu pour la première fois des lépreux, il y en avait trois dans le village ; on ne semble pas redouter la contagion. Ces hommes, quoique ayant les extrémités des mains et des pieds rongées, ne mangeaient pas à part et vaquaient parmi les autres personnes comme si de rien n’était.
Mardi 19 avril. — J’ai quitté Dasoulami accompagné par le frère de Karamokho-Dian qui doit me mener près de Guimbi, sa sœur aînée. Cette femme, qui est la veuve d’un chef, jouit, paraît-il, d’une grande considération dans la région ; c’est elle qui doit me faire présenter au chef des Bobo à mon arrivée.
Au départ, Mory Sory et beaucoup de musulmans sont venus me serrer la main et me souhaiter bon voyage.
La route est monotone, le plateau est presque dénudé, on coupe quelques oasis de jeunes rôniers et l’on traverse deux ruisseaux à eau courante ; vers le nord-ouest, le pays se relève assez sensiblement, on aperçoit dans cette direction une double ligne de collines. Plusieurs Bobo sont installés de distance en distance sur le bord du chemin et y vendent du mboin ; ce vin de palme est frais et vient d’être récolté ; celui que j’ai goûté à Dasoulami n’est pas buvable pour un Européen : il entre dans sa composition un noyau pilé qui est excessivement amer et qui lui donne un goût désagréable.
En approchant de Dioulasou nous laissons à droite un village bobo nommé Kinimé ; peu d’instants après, nous passons devant le premier village qui fait partie de Dioulasou et l’on m’installe sur la rive droite du ruisseau, dans le village des Dioula et des Dafing.
A mon arrivée, la veuve Guimbi fait les démarches nécessaires pour me présenter au chef de Dioulasou, qui consent à recevoir ma visite, mais, comme je me dispose à entrer dans son village pour le saluer, des hommes sur les argamaces (toits plats) me crient de m’en aller immédiatement, que le chef refuse absolument de me voir et de me laisser pénétrer dans son village ; certains d’entre eux brandissent des fusils et des sabres pour me faire peur. Je n’ai qu’à m’en retourner et attendre avec patience l’arrivée de l’imam, qui doit être de retour jeudi prochain, je le prierai de me faciliter une entrevue avec le chef : peut-être que les efforts de ce saint homme ne resteront pas stériles et que je pourrai voir ce terrible chef de Dioulasou.
Des hommes sur les toits s’opposent à l’entrée du capitaine à Dioulasou.
Bobo-Dioulasou, ou Sia, ou Dioulasou, est composé de cinq villages :
| Rive gauche du ruisseau. | ⎧ ⎨ ⎩ |
Un village de Bobo. |
| Le village du chef, où habitent des Bobo et des Dioula. | ||
| Le village de l’imam et de quelques Dioula Sakhanokho. | ||
| Rive droite du ruisseau. | ⎰ ⎱ |
Le village des Dioula de Kong et des Dafing. |
| Le village des Haoussa et des Sonninke. |
Le ruisseau qui sépare ces deux groupes de villages n’a qu’un filet d’eau courante et prend sa source un peu au delà de Kinimé. Son lit est formé de larges dalles de grès et ses berges sont par endroits profondément encaissées. Il y règne continuellement une grande activité : les femmes y lavent et y puisent de l’eau, des bandes d’enfants sont en permanence en train de s’y baigner, les ânes, chevaux, etc., y sont menés à l’abreuvoir, et quantité de canards, de poules, de pintades y prennent leurs ébats. C’est cette eau que boit la majorité des habitants, car il n’existe qu’un seul puits, près de Marrabasou (village des Haoussa).
Sur la rive droite de ce ruisseau sont disposés une série de locaux souterrains dans lesquels on descend par une ouverture ronde de 50 centimètres de diamètre et un tronc d’arbre entaillé en guise d’échelle ; des Bobo sont installés au fond de ces tanières et y font de la vannerie.
Pour se rendre compte du chiffre de la population totale de ces cinq villages, il faut distinguer la population fixe de la population flottante.
La première comprend :
1o Les Bobofing, non vêtus et sur lesquels je reviendrai plus tard ;
2o Les Bobo-Dioula ; ils sont tous vêtus, s’occupent un peu de commerce et possèdent quelques captifs ; ils ont adopté pour tatouage les marques du Mandé-Dioula ;
3o Les Dafing ou Dafina, qui sont venus il y a une quinzaine d’années du Dafina à la suite d’une guerre ; ils paraissent intelligents, font du commerce et possèdent quelques captifs ;
4o Les Dioula, venus de Kong ;
5o Quelques Haoussa et Sonninké, venus du Dagomba et de Salaga. Ils s’occupent de commerce et surtout de teinture. A Marrabasou ils ont une quinzaine de fosses à indigo en activité.
Au total, ces cinq éléments peuvent donner 3000 à 3500 habitants, auxquels il faut ajouter 1000 à 1500 étrangers du pays de Kong, du Haoussa, du Mossi, du Tagouara, etc., tous gens de passage ou momentanément fixés dans le village, mais n’y possédant que leurs marchandises et quelquefois rien du tout.
J’ai été frappé du peu de gens de Djenné que l’on rencontre ici. C’est que le commerce avec Djenné est à peu près exclusivement entre les mains des Mossi et des Haoussa. Ces derniers sont très nombreux ici, ils apportent tous du sel sur leurs ânes pour remporter des kola.
Les Haoussa ont un autre système de brêlage et de bâtage des bourricots que les Dioula, qui emploient, comme on sait, deux petits sacs remplis de balle de mil et placés perpendiculairement à l’échine de l’âne. Le système des Marraba consiste en un seul sac avec deux vides ménagés pour le passage de l’air et un large et épais paillasson destiné à protéger les flancs de l’animal bâté.
Quelques-uns de ces Haoussa sont des travailleurs, mais les autres, la grande majorité, quoique musulmans, s’adonnent à la boisson d’une façon peu raisonnable. Chez Guimbi, où j’habite, on débite de l’hydromel : ce sont eux les meilleurs clients. Presque tous ceux que j’ai connus ici venaient de faire partie d’une expédition contre le Gourounsi et n’en avaient rapporté comme fortune que quelques blessures de flèches. Leurs femmes haoussa ou yorouba sont de vraies ménagères : du matin au soir, elles s’occupent à filer du coton pendant que leurs maris dépensent ce qu’elles gagnent, et au delà, à boire du bési (hydromel). Beaucoup de ces femmes seraient jolies si elles n’étaient pas défigurées par une cicatrice qui commence au cuir chevelu pour finir à l’extrémité du nez, et une autre perpendiculaire à la première qui coupe le nez et la figure en deux ; elles ont aussi l’habitude de se rougir les dents en mâchant du kola et en se frottant ensuite les dents avec des fleurs de tabac.
J’ai remarqué que les Haoussa ne disent pas Djenné en mouillant le d pour obtenir le son du ج arabe, mais ils prononcent le nom de cette ville comme on le lirait en français, en ne prononçant presque pas le d : (d)Jenné.
Le marché de Bobo-Dioulasou a lieu tous les cinq jours et la veille du marché de Dasoulami ; on y trouve tout ce qui est nécessaire à l’existence, et, en ce sens, il est bien approvisionné. En fait de marchandises européennes, il s’y vend : le foulard rouge imprimé, à très bon marché ; quelques colliers de corail ; des pierres à fusil et quelques verroteries ; on y trouve aussi des bandes de coton du Tagouara, des fibres d’ananas écrues, rougies au kola ou teintes à l’indigo, pour broder les vêtements.
Il ne manque pas non plus de barbiers ambulants, ni de pédicures-manicures. Cette dernière profession est exercée par des gamins qui, à l’aide d’une méchante paire de ciseaux, coupent les ongles des pieds et des mains, à raison de 4 cauries par individu.
L’opération terminée, le pédicure remet au client les rognures des ongles, que ce dernier a soin d’enterrer précieusement dans un petit trou.
Mais la coutume qui m’a paru la plus singulière est la promenade, à travers le marché, d’un morceau de bois de 1 m. 20 de long, enroulé de chiffons, sur lesquels sont fixées des plumes de poule, le tout porté par un individu qu’accompagne un joueur de tam-tam, avec de nombreux gamins formant cortège.
L’heureux loustic.
Devant chaque marchand, le porteur du gris-gris le pose par terre avec cérémonie et puise à l’aide d’une petite calebasse à manche, qui peut contenir un litre environ, dans la calebasse du vendeur, sans que celui-ci proteste.
L’heureux loustic s’empare ainsi de tout ce qui lui convient, mil, riz, piments, sel, savon, graisse, etc., et dépose sa récolte dans les grandes calebasses que portent des gamins.
C’est en vain que j’ai demandé aux Mandé ce que cette coutume signifiait ; ils m’ont tous répondu que quand ils sont venus se fixer ici, cela existait déjà ; ils ne s’en préoccupent pas plus que cela. Probablement que le possesseur du fameux gris-gris, moyennant une petite gratification, les prévient quand il se dispose à faire un tour au marché.
Le commerce de transit a lieu dans les cases ; à cause de cela, il est difficile d’en apprécier l’importance. Ce commerce consiste en échange de sel, ferronnerie, bandes de coton, contre des kola. Ce sont là les principaux articles ; il y en a bien d’autres ; je les ai énumérés en parlant de Kong, je n’ai rien à y ajouter, si ce n’est qu’ils entrent pour une faible part dans le mouvement commercial de Dioulasou. Le commerce se fait à l’intérieur des cases ; c’est le diatigué (l’hôte) qui joue le rôle de courtier ; quand des étrangers descendent chez lui avec du sel, par exemple, c’est lui qui s’occupe de le leur faire vendre avantageusement et les abouche ensuite avec des gens venus avec des kola ou toute autre marchandise. Il serait, dans ces régions, de la plus grande impolitesse d’acheter ou de vendre quoique ce soit sans passer par l’intermédiaire du diatigué.
Pendant les vingt jours de route de Kong à Dioulasou j’ai soigneusement noté le nombre d’animaux et de porteurs que j’ai croisés en route.
Voici les chiffres :
| Sel. | Ferronnerie. | Tissus coton indigènes. | |||||
|---|---|---|---|---|---|---|---|
| 62 | ânes porteurs de : | 135 | barres | 10 | paniers | 6 | rouleaux |
| 12 | bœufs porteurs de : | 53 | — | — | — | ||
| 303 | porteurs de tout âge : | 220 | — | 26 | — | 65 | charges |
| Total pour les 20 jours : | 408 | barres | 36 | paniers | 71 | charges | |
| Chiffre total pour toute l’année : | 7344 | barres de sel | 648 | paniers | 1278 | charges |
| En chiffres ronds : | 7500 | — | 650 | — | 1300 | — |
Encore, dans cette énumération, il m’échappe forcément les marchandises qui suivent les sentiers latéraux passant par Donagué ; je ne compte pas non plus les animaux : bœufs, moutons, ânes, chevaux, etc. Je crois donc être au-dessous de la vérité en évaluant à 1200000 francs la somme des importations vers Kong pendant une année sur cette seule route de Kong à Bobo-Dioulasou.
Je puis sans hésiter avancer que les deux tiers de ces importations sont achetées avec des kola ; l’autre tiers est acquis avec du ponguisé (pagnes rouges de Kong), des cotonnades indigènes rayées bleu et blanc, des pagnes en calicot teints à Kong on Dioulasou, quelques armes, de la poudre, un peu de cuivrerie, du corail, du coton de couleur en fil, des foulards, quelques perles, etc. On peut admettre que les marchandises européennes ne rentrent que pour environ 100000 francs dans le mouvement commercial actuel sur la seule route de Dioulasou, Kong et Djenné.
La proportion des marchandises européennes dans les transactions pourrait certainement entrer pour moitié dans la valeur totale des importations, ce qui peut nous donner un champ d’opérations qui n’est pas à dédaigner, si notre commerce veut sérieusement s’en mêler.
Bobo-Dioulasou n’a actuellement aucune relation avec Sikasso, dont elle n’est éloignée que de douze petites journées de marche et avec laquelle ce marché traite quelques affaires en poudre, armes, captifs et chevaux en temps ordinaire.
Menguéra, d’après mes renseignements, n’est pas une ville, comme l’écrivent Caillié et Barth ; on entend ici par Menguéra tout le pays que nous connaissons sous le nom de Mienka, Mianka ou Mienkala, dont les centres principaux sont : Ngana, Tiéré, Fienso, Néneinsou, Ouattara et Djitamana. J’ai obtenu un bon itinéraire vers cette région. Quelques marchands portent des kola dans le Menguéra et en rapportent du sel.
Il existe encore un autre lieu d’échange pour le kola et le sel au sud-ouest de Djenné, on le nomme Faramakhana.
Le Mossi envoie quelques chevaux à Dioulasou et Dasoulami. Les marchands ne vont pas tous chercher le kola à Salaga ou dans le Gottogo, ils poussent généralement jusqu’à Kintampo (à environ huit jours de marche au sud-ouest de Salaga) ; pour s’y rendre, ils prennent la route de Lobi et de Bouna.
J’ai trouvé ici deux mots français en usage : le mot carda, désignant la carde à peigner le coton, et le mot barifiri (barre de fer), indiquant la quantité d’or qu’il fallait jadis porter à la côte pour obtenir une barre de fer. Le barifiri pèse 4 mitkhal, environ 17 grammes d’or, et coûte 120 à 130 sira de cauries. C’est une façon de parler que de donner le prix de l’or ; je n’ai pu en trouver une seule barifiri, même en en offrant 150 sira, d’où l’on peut inférer que s’il y a un peu d’or ici, il n’y en a pas suffisamment pour le faire entrer en ligne de compte comme objet de commerce.
1o Contrairement à ce que nous supposions, il existe au Soudan cinq variétés de sel de provenances bien diverses. Tout le sel, qui est consommé dans cette région jusqu’à Kong et au delà vient, d’après les Haoussa et les gens de Djenné que j’ai interrogés, des mines de sel gemme de Taodéni par Tombouctou à Djenné. Ce qui m’a frappé, c’est qu’il est absolument blanc, d’un grain très fin, et qu’écrasé il ressemble à notre sel fin de table. C’est une contradiction formelle avec ce que dit Barth : « Celle qui est la plus recherchée des cinq couches de sel des mines de Taodéni s’appelle El-Kahéla (la noire) ; sa couleur, en réalité, n’est pas noire, mais consiste en un beau mélange de noir et de blanc qui ressemble beaucoup au marbre. »
Il est impossible que Barth, qui est resté si longtemps à Tombouctou, fasse erreur ; je crois plutôt que cette quatrième couche a été épuisée quelques années après le passage de ce voyageur, et qu’actuellement ce sel blanc provient ou bien des trois premières couches, ou bien de la cinquième.
Les barres les plus légères pèsent au moins 32 kilogrammes ; elles sont marquées à l’encre de diverses façons.
Quelquefois ces marques sont accompagnées de noms propres ; j’y ai relevé ceux d’Omar, d’Othman et de Moussa. Ce sont probablement les noms des premiers acheteurs ou du producteur.
Les prix que donne Barth ont tous changé. Ce voyageur a vu vendre, à Tombouctou, les kola de 10 à 100 cauries ; leur valeur a depuis considérablement augmenté. Dans toutes les régions voisines des marchés que j’ai traversés, le plus petit kola coûtait toujours plus de 10 cauries ; il n’y a que le kola de Mango qui coûtait à Kong 5 cauries, mais qui, à Dioulasou, en vaut déjà de 20 à 25, et c’est le meilleur marché.
En 1855, Barth dit que le sel est envoyé de Djenné à Sansanding, où il est payé 2 mitkhal d’or la barre. Actuellement il vaut à Djenné de 20 à 25 ba de cauries, c’est-à-dire 3 mitkhal d’or ; rendue à Sansanding, la barre vaut 40000 cauries, chiffre bien trop élevé pour pouvoir lutter contre les sels de Tichit, venant par Ségou. D’après les renseignements que je crois avoir puisés à bonne source, le sel de Taodéni ne dépasse pas à l’ouest Sâro et San. La route qu’il suit est Taodéni, El-Arouan, Tombouctou, Kabara, Sofouroula, Hamdallahi, Bandiagara, ou bien encore Mopti, Niala, Djenné, Sâro, Bla. Ces marchés alimentent le Libtako, le Djilgodi, le Mossi, le Kipirsi, le Mianka, Bobo-Dioulasou et les États de Kong, une partie du Gourounsi, Oua et Bouna.
2o Le sel gemme en barres de provenance de la sebkha d’Idjil vient par l’Adrar et Tichit dans nos possessions du Soudan français ; dans l’est, les marchés extrêmes sont Sansanding et le Ségou ; il alimente les États de Madané, de Samory, le Ouorodougou et le Follona occidental.
3o Le sel en poudre de Daboya.
Transporté en calebasses ou en paniers, il alimente le Dagomba, le Mampoursi, une partie du Gourounsi, le Lobi, Oua, Bouna et pénètre dans la partie sud-est des États de Kong.
4o Le sel marin de la Côte d’Or anglaise, qui d’Accra remonte la Volta. Il alimente les mêmes régions que le sel de Daboya et pénètre beaucoup dans le Bondoukou et l’Anno.
5o Enfin, le sel marin fabriqué par les peuples de race agni, habitant la côte entre les lagunes et la mer (environs de Grand-Bassam et d’Assinie). Ce sel est transporté dans des paniers coniques par tout le Sanwi, le Bettié, l’Indénié, l’Anno, le Baoulé, le Morénou, l’Attié, l’Ébrié, etc. ; les Jack-Jack et les gens de Dabou en alimentent tout le bassin du Bandamma ou rivière Lahou.
En jetant un coup d’œil sur une carte, on constate qu’il existe dans cette partie du Soudan une zone, située entre 8° et 10° 30′ de latitude, où l’on peut se procurer les cinq variétés de sel, et que les autres régions sont moins favorisées sous ce rapport, puisqu’elles ne sont alimentées que par une seule variété.
On constate également que les sels de provenance européenne ne sont transportés qu’à 500 kilomètres environ de la côte ; que celui fabriqué par les indigènes ne supporte qu’un transport de 300 kilomètres ; tandis que les sels gemmes du Sahara, par leur extrême bon marché, peuvent encore lutter avec tous les autres sels à Kong, c’est-à-dire à près de 1300 kilomètres des mines de Taodéni.
Dès mon arrivée à Dioulasou, je m’informai de Kongondinn, le chef auquel j’étais adressé, et envoyai Diawé saluer celui qui le remplace à Kotédougou, car ce Ouattara est absent depuis des années. Il habite un village frontière du Tagouara, pays avec lequel il a maille à partir depuis plus de vingt ans et qui n’est pas encore absolument soumis. Actuellement ce chef réside, ainsi que son frère Pinetié, à Kokhoma, à quelques kilomètres au nord de Dandé (route de Djenné). Il est secondé, dans son organisation du territoire des Tagouara, par un autre chef, nommé Baba Ali, qui occupe, avec les Bobo-Dioula, un village situé un peu plus à l’ouest, nommé Gouéré. Sabana Ouattara avec les Dokhosié, et Souloumananofé avec les Tiéfo sont à Dandé, également dans le Tagouara, pour réprimer les brigandages auxquels se livrent les peuplades des environs. Ils occupent militairement la route de Bobo-Dioulasou à Djenné.
Diawé ne trouva à Kotédougou que Mamorou, connu sous le nom de Morou, un Ouattara, fils de Kankan, parent de Karamokho-Oulé, chef de Kong. Morou fit quelques difficultés pour me recevoir, mais quand il eut pris connaissance de mon sauf-conduit, il n’hésita plus ; c’était, d’après la lettre, bien chez lui que je devais me rendre et passer pour aller dans le Mossi. Lorsque Diawé lui demanda pour moi un homme pour me conduire chez Kongondinn, afin de conférer avec celui-ci sur le chemin à suivre, il avoua que ce dernier chef lui avait ordonné de faire le nécessaire pour me faire gagner le Mossi, et qu’il ne désirait pas me voir, de peur de mourir en voyant un blanc, etc. Ce refus me contraria beaucoup, d’abord parce qu’il m’enlevait l’occasion de juger de l’importance et de relever les deux rivières qui forment la branche occidentale de la Volta et d’amorcer les routes de Djitamana et de Djenné ; ensuite parce que depuis ma sortie de Kong c’est le cinquième chef qui refuse d’entrer en relations avec moi et de me voir. Voici leurs noms :
- 1o Bakary, chef des Komono ;
- 2o El-Hadj Karamokho Koutoubou, de Sidardougou ;
- 3o Amory, chef des Tiéfo, résidant à Noumandakha, qui me fit dire pendant mon séjour à Dasoulami de ne pas chercher à le voir ;
- 4o Dayagabé Soro, chef de Sia (village des Bobo, à Dioulasou) ;
- 5o Kongondinn Ouattara.
Voyageant dans d’aussi tristes conditions, je laisse à penser s’il m’est permis de faire utile besogne. Presque accusé de sorcellerie par cette population ignorante, et suspecté comme un être malfaisant, il m’est extrêmement difficile d’obtenir des renseignements sur la région que je parcours, toute question imprudente, tout acte de ma part mal interprété pouvant me faire sans merci rebrousser chemin. Je suis donc obligé de me tenir sur la plus entière réserve ; il ne m’est permis de voyager que très lentement et de ne m’avancer qu’avec la plus grande prudence, n’étant effectivement protégé par aucun chef du pays.
Si jusqu’à présent j’ai réussi à pénétrer jusqu’à Dioulasou, ce n’est que grâce à ma lettre de recommandation de Kong et à de nombreux cadeaux. Si je voyageais avec une simple petite pacotille, dès le quatrième ou cinquième jour de route je me verrais forcé de revenir en arrière, abandonné par tous ceux (musulmans et fétichistes) qui, peut-être, ne me secondent actuellement que par intérêt.
A Dioulasou j’ai été, plus qu’ailleurs, obsédé par des gens qui me demandaient des médicaments ; s’il y a une sollicitation de laquelle il faut se méfier, c’est bien celle-là.
Qu’un malade auquel on aurait administré un médicament absolument inoffensif, pour se débarrasser de son obséquiosité, vienne à mourir, sûrement l’Européen sera accusé de lui avoir jeté un sort ou d’avoir précipité sa mort.
C’est ainsi que le major Laing, qui soignait une vieille femme, près d’El-Arouan (au nord de Tombouctou), fut accusé par les Bérabisch de l’avoir empoisonnée et fut assassiné.
Voici comment je me tirais d’embarras ; cette méthode m’a toujours réussi et me procurait, outre l’avantage de m’éviter des clients, celui de me concilier l’amitié de la plupart des indigènes.
Je répondais invariablement aux solliciteurs :
« C’est vrai, les blancs connaissent beaucoup de médicaments, mais ils sont propres à leur pays. Allah a donné à chaque pays et à chaque peuple les médicaments et les plantes qu’exige le climat. Nos médicaments, qui sont bons pour nous, seraient certainement dangereux pour vous. Pourquoi me demandez-vous cela, à moi qui suis étranger ? Vous avez ici des vieillards à barbe blanche qui voyagent depuis plus de cinquante ans dans la brousse et qui connaissent tout : ce sont eux qu’il faut consulter ; leurs conseils ne vous feront pas défaut, j’en suis sûr ; adressez-vous à eux, Allah vous aidera. »
Les anciens, accroupis autour de moi, et l’auditoire entier ne manquaient jamais de dire en forme de conclusion : « Ce blanc parle bien, et ce qu’il dit est vrai, ini-sé, « merci ».
L’imam de Dioulasou, lui aussi, venait me demander des remèdes et des préservatifs contre les maladies, la guerre, les revers de fortune. Ce qu’il tenait surtout à savoir, c’est le nom des deux femmes d’Abraham. « Si tu me les apprends, me disait-il, ma fortune est faite, parce que j’ai rêvé cela la nuit, il faut que tu me le dises, j’ai absolument besoin de le savoir, sans quoi je ne réussirai nulle part. » Un autre musulman m’a demandé avec instance de lui révéler le nom de la femme de Jacob.
Ces malheureux sont d’une naïveté, d’une crédulité, dont rien n’approche. Heureusement qu’ils n’ont pas affaire à une société plus avancée qu’eux, sans quoi ils se feraient exploiter dans la belle acception du mot.
Mercredi 25 avril. — Le départ de Bobo-Dioulasou a lieu sans incidents : l’imam et quelques musulmans m’accompagnent jusqu’à la sortie du village.
Après avoir traversé Goua (village bobo), on atteint l’extrémité du plateau Dasoulami-Dioulasou, dont la descente a lieu assez facilement et ne nécessite pas le déchargement des animaux. On chemine ensuite le long de la base de ce soulèvement.
Dans la plaine on ne découvre que quelques collines mamelonnées peu élevées, isolées, semées au hasard, et n’ayant l’air de se rattacher à aucun système orographique. Sur une de ces collines est perché un village bobo nommé Koro, au pied duquel passe la route de Bouna.
Partout autour de la base du plateau se trouvent entassés de gros blocs de granit arrondis ; ailleurs ce sont des grès anguleux disposés et amoncelés d’une façon bizarre : on se croirait presque dans le lit d’un ancien glacier.
Il n’en est rien cependant, car nulle part je n’ai remarqué de traces d’affaissement ni de vestiges de moraines. Les couches de grès sont bien horizontales et disposées régulièrement. Ce désordre géologique est plutôt dû à l’action des eaux, qui, aidées des agents atmosphériques, ont à la longue désagrégé une partie de ce grand plateau, enlevé et entraîné les terres meubles, laissant à nu les blocs jadis recouverts de terre végétale, et érodé les hautes terres, dont les mamelons de la plaine ne sont plus en quelque sorte que les témoins.
A Bokhodougou on s’éloigne légèrement du plateau pour s’en rapprocher un peu plus loin. A la sortie de Niamadougou on franchit le dernier contrefort par un petit col d’où l’on aperçoit Kotédougou.
En approchant du village, je fus frappé de l’animation qui régnait aux abords ; je me demandais ce que cela signifiait, lorsque Diawé, qui a meilleure vue que moi, me dit : « Ici, ma lieutenant, jamais des dou qui fini », ce qui dans son langage veut dire : Il ne manque pas de dou par ici.
Il y en avait, en effet, partout, autour des cases, sous les arbres, dans les champs, dansant, faisant la roue, marchant sur les mains et courant de temps à autre après les spectateurs.
J’avais déjà vu de ces êtres grotesques à Dioulasou ; je vais dire ce que j’en sais :
Les dou sont des individus ridiculement déguisés, portant des vêtements sur lesquels on a cousu du dafou (chanvre indigène), des fibres et des feuilles de palmier ban ; comme coiffure, ils ont un bonnet ou une calotte également en dafou, surmonté d’un cimier en bois rougi à l’ocre, ou quelquefois muni d’un bec d’oiseau également en bois. Deux trous sont ménagés dans la calotte pour les yeux.
Ces dou sont abreuvés gratuitement de dolo par la population, qui leur fait cortège ; nuit et jour ils circulent dans le village, dans les champs, et rossent d’importance les gamins et quelquefois les grandes personnes, quand ils en rencontrent d’assez naïves pour avoir peur d’eux. Habillés de la sorte, circulant par la grande chaleur et buvant force dolo, on a vu de ces individus devenir ivres furieux et assommer des gens à coups de trique.
Promenade des dou.
C’est une coutume des Bobo : à la nuit tombante et au petit jour, les hommes suivent les dou en chantant en chœur à pleins poumons un air grave qui n’est pas sans harmonie. Malheureusement ce chant est entrecoupé par des cris de bêtes féroces que pousse ce peuple à demi sauvage.
Cette promenade des dou n’a lieu que rarement. Les Mandé, qui ne sont pas observateurs, ne m’ont pas renseigné, mais je crois pouvoir affirmer que c’est surtout à l’entrée de l’hivernage qu’ont lieu ces cérémonies. Pour eux, les processions dans les lougans ont peut-être pour but d’en chasser les esprits malfaisants au moment de la culture, ou bien encore de faire pleuvoir.
Chez les Bambara et les Malinké du haut Sénégal, il existe aussi des dou, mais ceux-ci sont inoffensifs. J’en ai vu deux un soir à un tam-tam de Komantara (Médine) chez Demba Sambala qui ne venaient là que pour danser. Les Khassonké les appellent mama (ancêtres).
Kotédougou était encore il y a une trentaine d’années un village peuplé exclusivement de Bobofing. Quand Kongondinn Ouattara et son frère Pinetié vinrent des environs de Kong (route de Djimini), avec leurs captifs à leur suite, s’y fixer, les Mandé suivirent, et peu à peu les immigrants formèrent deux villages. Le groupe total prit alors le nom mandé de Kotédougou. Ce changement de nom n’est pas rare dans cette région. En jetant un coup d’œil sur l’itinéraire que j’ai parcouru pour me rendre de Kong ici, on remarquera que les villages traversés par le chemin Kong-Djenné portent en majorité des noms mandé, quoique la plupart d’entre eux aient été créés par des Komono, des Dokhosié, des Tiéfo, des Bobo, et aient porté, à l’origine, des noms d’étymologie autochtone.
A la suite des guerres qu’El-Hadj Mohammadou Karanta, ex-chef de Ouahabou, fit dans le Dafina et le Niéniégué, un troisième élément, peu nombreux, composé de quelques familles du Dafina, est venu se greffer à cette population.
Les étrangers qui sont ici les plus anciens et en même temps les moins nombreux sont les Foulbé[78], représentés par une dizaine de familles, dont quelques-unes possèdent des captifs ; d’autres moins heureuses n’ont ni captifs ni troupeaux, et celles-ci élèvent le bétail pour le compte des Bobo et des Mandé, dont ils sont en quelque sorte les métayers. Cependant aucun d’eux n’est captif, comme je l’ai constaté dans le Follona, à Kong, chez les Komono et les Dokhosié. Dans ces pays on trouve un ou deux Peul captifs dans chaque village où il y a un troupeau, mais ce sont des Foulbé métissés, presque noirs.
Kotédougou marque la limite sud où l’on rencontre le Peul libre établi avec sa famille. Les Foulbé que j’ai interrogés m’ont dit qu’ils sont Sidibé, venus du Borgou ou Bourgou il y a environ soixante ans. J’ai cru tout d’abord qu’il s’agissait du Bargou ou Borgou situé au nord du Yorouba, et je me disais que Duncan pouvait bien avoir raison en signalant la présence vers Assafouda de gens qu’il croyait d’origine peul. Je me suis donc plus amplement informé auprès des vieux Foulbé, qui m’ont fait voir le Borgou au nord et au nord-est ; cela m’a fait souvenir que Mage, dans son histoire du Macina, dit que tandis que Tidiani gouvernait Hamdallahi et Bandiagara, Balobo, frère d’Ahmadou cheikh, s’était réfugié dans le Borgou.
Voici ce que j’ai appris à ce sujet : Borgou veut dire en poular « fourrage vert », c’est le bing kendé du Mandé. On est convenu de dénommer ainsi la presqu’île formée par les deux bras du Niger des environs de Sâro à Mopti, parce que c’est seulement dans cette région que pendant toute l’année on trouve du fourrage vert pour les chevaux : du borgou[79].
Djenné et ses environs, quoique faisant partie du Borgou, sont désignés aussi sous le nom de Djennéri.
Les environs de Sofouroula, Hamdallahi et jusque vers Bandiagara sont désignés sous le nom de Fakhalla.
L’ensemble des pays foulbé de la rive droite est connu par les Foulbé de cette région sous le nom de Fouta et ils n’entendent par Macina que les pays de la rive gauche du bras principal du Niger au nord de Diafarébé et de Sarédina.
Quant à Bandiagara et à toute la région des environs, c’est simplement le Tombokho. Bandiagara en est la capitale. Elle sert en même temps de résidence à Mounéri, chef des Foulbé, et à Domo, chef des Tombokho.
Il n’y a à Bandiagara que fort peu de Foulbé. La suite de Mounéri, successeur de Tidiani, occupe un groupe de cases, tandis qu’il y a dans Bandiagara quatre ou cinq gros villages de Tombokho. Le tout est entouré d’une seule et même enceinte.
Un Peul, venu de Ouaranko, m’a exactement fixé sur l’époque de leur migration chez les Bobo ; elle date de 1828 ou 1829, de l’époque où Ahmadou cheikh, fils d’Ahmadou Amat Labbo, conquit le Djenné sur le Ségou.
Les Foulbé de Kotédougou ne vivent pas dans le village même : ils se sont établis dans des cases en paille très confortables, à quelques centaines de mètres à l’ouest et au sud des villages Bobo et Mandé. Leurs petites propriétés sont entourées de haies vives ou de haies artificielles en épines. L’intérieur de leurs demeures est d’une propreté remarquable. Les abords sont dépourvus d’herbe et sablés. Les Foulbé vivent ici sous l’autorité des chefs du pays, mais règlent leurs différends en les soumettant au plus ancien des leurs ; dans certains cas, ils en réfèrent à Wouidi, qu’ils considèrent un peu comme leur souverain. Ce chef réside à quinze jours de marche vers le nord, à Barani ou Baréni (route de Dioulasou à Bandiagara).
Les hommes sont uniformément vêtus d’un grand doroké blanc en cotonnade du pays. Moins ample que celui des noirs musulmans, ce vêtement a beaucoup d’analogie avec la gandoura arabe. Ils ont adopté comme coiffure le bonnet mandé à deux pointes dit bammada, également en cotonnade blanche. Ils sont peu métissés et presque blancs. Tous sans exception sont musulmans, mais ivrognes dans toute l’acception du mot. Vers cinq heures du soir il n’est plus possible d’avoir un entretien sérieux avec eux : jeunes gens, adultes et vieillards sont ivres.
En dehors de l’élevage du bétail ils ont aussi de belles cultures entretenues avec soin, je pourrais presque dire avec luxe.
En général ils ne sont pas tatoués, quelques-uns sont cependant marqués comme les Dioula ou les Dafina. Tous ont les dents de la mâchoire supérieure excessivement saillantes, ce qui rend leur bouche plus que disgracieuse.
Les femmes ont le type sémitique très prononcé. Comme coiffure, elles portent les cheveux relevés sur le sommet de la tête en forme de casque, dont le cimier est agrémenté de cuivrerie mélangée de petits coquillages blancs. A l’extrémité postérieure du cimier sont suspendus six ou huit tubes plats en cuivre recouverts de coton artistement arrangé en forme de grappes de sorgho qui retombent en arrière et dissimulent la nuque.
Leurs enfants sont absolument nus. J’ai vu de jolies fillettes de sept à huit ans bien coiffées, mais pas même couvertes d’un chiffon. Pour des nègres, passe encore ; pour des enfants à peu près blancs, cela choque l’œil et fait pitié.
Leur langue est à peu près celle que parlent les Toucouleur du Fouta sénégalais. Quand la conversation ne sortait pas des choses banales, je comprenais tout ce qu’ils disaient. Entre eux ils ne parlent que le poular. J’ai remarqué qu’ils disent indifféremment : a nani poular, « tu comprends le poular », ou a nani foulfouldé, « tu comprends le foulfouldé ».
Habitations des Foulbé de Kotédougou.
Hommes, femmes et enfants savent en outre parler le bobo et surtout le mandé-dioula. La population totale de Kotédougou s’élève à environ un millier d’habitants. Dans ce chiffre les Bobofing entrent pour moitié.
Quoique ce village soit grand, il n’a pas de marché : les habitants sont forcés d’aller soit à Dasoulami, soit à Dioulasou, pour faire leurs provisions et vendre leurs produits. Les Mandé-Dioula et les Dafina s’occupent un peu de tissage et surtout du commerce de chevaux.
En arrivant à Kotédougou, je tombai très gravement malade (fièvre bilieuse hématurique). La nouvelle s’en répandit bientôt dans la région, et je reçus à cette occasion des cadeaux en vivres des gens de Dousoulami et de Dioulasou, qui envoyèrent souvent prendre de mes nouvelles. Si un peu plus haut j’ai porté un jugement téméraire sur les gens qui se disaient mes amis, je m’empresse ici de leur rendre justice : quelques-uns d’entre eux m’ont prouvé qu’ils avaient réellement de l’affection pour moi.
Dès que je me sentis hors de danger, je fis des démarches auprès de Morou pour partir. Ce chef a malheureusement peu d’influence, il est apathique et presque abruti, quoique étant tout jeune. N’étant jamais sorti de Kotédougou, c’est à peine s’il connaissait quelques villages aux environs et le nom de leurs chefs. Il s’adressa tout d’abord aux Foulbé pour me faire conduire par l’un d’eux auprès de Wouidi, à Baréni, en priant ce chef de me faire gagner le Mossi. Aucun de ceux-ci ne voulut s’en charger, donnant pour prétexte la sotte légende de la mort de Tidiani causée par la visite récente de Caron.
Leur refus ne me déplut pas du tout, au contraire : le territoire de Baréni est loin d’ici et n’est séparé du Fouta que par deux villages du Dafina ; de plus, Wouidi est parti avec ses guerriers pour une expédition dans le Djimballa ; une fois entré dans ce pays, je n’en serais plus sorti de longtemps.
Le successeur de Tidiani est mort, et personne n’a voulu me donner le nom du nouveau souverain[80] : j’ignorais donc ses dispositions à notre égard ; de plus, une lettre du docteur Tautain (commandant du cercle de Bammako), qui me parvint à Tiong-i, m’annonçait qu’il fixait au mois de décembre son départ pour un voyage par terre à Tombouctou et dans le Macina. Ma présence dans ce pays était donc inutile ; il ne m’était du reste pas facile de rouvrir des négociations avec le Macina, ignorant absolument les causes pour lesquelles le commandant de la canonnière le Niger n’avait pas réussi à traiter. La canonnière n’était pas de retour à Bammako au départ du courrier du commandant de Bammako et il ne savait pas de détails.
Morou, pressé par moi, se renseigna auprès des Dafina ; de mon côté, je m’entourai de renseignements sur la nouvelle région que j’avais à traverser, et il fut décidé qu’on m’adresserait à Doufiné, chef des Bobo Niéniégué de Bondoukoï. Ce chef est en relations avec le Dafina et se chargerait de me faire gagner le Yatenga par le Dafina.
Trois jours avant mon départ, Diawé me présenta un homme originaire du Gadiaga qui demandait à me parler. Ce malheureux a été fait captif tout jeune par les gens d’El-Hadj Omar et conduit à Djenné et Bandiagara, où il fut plus tard vendu à Ahmadou Barou, chef de qbaïla à Kong, qui le libéra[81] ; il a fait de nombreux voyages dans ces régions, mais il n’a jamais réussi à se créer des ressources suffisantes pour regagner son pays. Ce pauvre homme n’était pas vêtu : il me supplia de le prendre à mon service et de lui faire gagner plus tard Bakel. Sur ses instances je me décidai à l’engager, comptant l’utiliser ultérieurement comme courrier. Il me donna d’utiles renseignements sur ces régions et surtout sur Bandiagara, Djenné et les chemins qui y conduisent. Il me confirma des itinéraires que j’avais réussi à me procurer à Dioulasou et pendant la route. Je crois utile de les donner ci-dessous, car, surtout à propos de Djenné et des cours d’eau avoisinants, il règne encore une certaine confusion, due au manque de détails dans la relation de voyage de Caillié et dans celle de Barth, qui n’en parle qu’accessoirement.
Renseignements sur Djenné.
Djenné n’est pas situé dans une île : quand on vient du sud, il n’y a que le Baoulé à traverser ; mais pendant les hautes eaux il se forme autour de la ville des inondations qui proviennent soit du débordement du marigot de Diafarébé, soit du Baoulé, ce qui permet en hivernage de communiquer en pirogue de Niala et Diombalo, situés sur la rive gauche du Baoulé, avec Séno-Say, et le marigot de Diafarébé en passant contre le tata de Djenné.
En saison sèche les marchandises venant de Tombouctou et passant en transit à Djenné sont débarquées à Niala, portées à bras à Djenné, et de Djenné à Séno-Say, où elles sont embarquées pour Diafarébé. De même, les marchandises venant ou allant à San et tout le long du Baoulé sont débarquées et embarquées à Diombalo.
Niala et Diombalo, ces deux escales du Baoulé, sont situées à une bonne portée de fusil de Djenné. Séno-Say en est éloigné d’un kilomètre environ.
D’après El-Békri, la ville de Djenné fut fondée au commencement du deuxième tiers du Ve siècle de l’hégire (435 ; ère chrétienne 1043-44). Elle était au début païenne. A la fin du VIe siècle de l’hégire (vers l’an 1200), les habitants commencèrent à se convertir. A cette époque le sultan de Djenné, كنبر (probablement Kanbara), embrassa l’islamisme, et les habitants de Djenné suivirent son exemple.
La ville s’enrichit par la suite avec le commerce du sel (de Teghasa) et de l’or (de Bitou).
Ahmed Baba (Zeitschrift der Deutschen Morgenländ.-Gesellsch., Bd IX, S. 528) s’exprime clairement sur l’emplacement de Djenné ; aucun doute ne peut subsister.
Voici son texte :
« Quand le fleuve monte, Djenné se trouve pour ainsi dire dans une île du fleuve ; mais dès que le fleuve baisse, les eaux se retirent de la ville. Du commencement d’août, l’eau du fleuve entoure la ville, et à partir de février l’eau reste éloignée de la ville. »
Il est très curieux de remarquer qu’Ahmed Baba, quoique étant né et ayant vécu à Tombouctou, connaisse les noms des mois du calendrier Julien.
« Dans le temps, Djenné était situé en un lieu nommé زخرُ (peut-être Zakhorou). Plus tard les habitants abandonnèrent ce lieu et vinrent se fixer à l’endroit où s’élève la ville aujourd’hui. »
Voici les routes principales venant du sud, en les énumérant de l’ouest vers l’est :
1o La route du Mianka et Djitamana, aboutissant à San, où elle se bifurque pour se diriger d’une part sur Sâro, de l’autre sur Djenné par Koroni, où elle rejoint l’itinéraire Caillié.
2o La route suivie par Caillié, qui de Koroni se dirige sur Médina, Koninian, etc., et suit le fleuve. Caillié en atteignant Somou a traversé un débordement du Baoulé, et à partir de Koro il a suivi, sans s’en douter, les bords de cette rivière à 10 kilomètres environ et même quelquefois moins.
3o La route Kong-Dioulasou, qui de Foromandougou passe à Bankoumani, Papourou et Baramandougou.
4o La route de Bouna et du Lobi, qui passe soit à Kotédougou, soit à Dioulasou, pour de là traverser la Volta Noire à Bossola et passer à Aléarasou. Elle se bifurque à Bénéna, se dirige à l’ouest par Fiou sur Bankoumani, et à l’est par Yéréni sur Koninian.
5o La route venant de Ouaranko par le territoire de Wouidi et Tori, où elle quitte la route de Bandiagara pour passer à Tou et Tomina.
Le point de passage du Baoulé pour toutes ces routes est Touara ; on débarque un peu en aval, à Diombala.
Les trois centres les plus peuplés après Djenné sont : 1o Hamdallahi, à 4 kil. 500 du Baoulé. 2o Sojouroula, marché très important pour le sel ; il alimente tout le Yatenga, le Gourounsi, Oua et la partie ouest du Mossi ; le sel de Waghadougou provient de Sofouroula. 3o Bandiagara, capitale du Tombo ou Tombokho, à la fois résidence du souverain du Macina et de Domo, chef le plus influent du Tombokho.
Dans le Sâro, qui n’appartient ni au Ségou ni aux États toucouleur du Macina, se trouvent des Sonninké ou Marka, qui forment la classe gouvernante et dirigeante, et une population nommée Pondouri[82]. Ce peuple habite quelques villages, et ne parle ni le sonninké, ni le songhay.
De Bobo-Dioulasou à Djenné, ou plutôt de la branche nord de la Volta Noire (à deux jours de marche dans le nord de Dioulasou) jusqu’au Baoulé de Djenné, se trouve une région très étendue, soumise à l’autorité du chef de Kong, mais divisée en nombreuses petites confédérations comprenant des peuples qui diffèrent essentiellement entre eux.
Elle n’est désignée par les gens qui voyagent que par deux noms : le territoire des Bobo-Oulé, qui s’étend jusqu’à Djenné, et le Tagouara, qui comprend toute la partie sud-ouest voisine du Kénédougou et du Mianka. La population du Tagouara semble offrir quelques liens de parenté avec les Siène-ré des États de Tiéba.
S’il est vrai que les deux peuples qui habitent cette région appartiennent en majeure partie aux Tagouara et aux Bobo-Oulé, il faut aussi citer de nombreuses petites enclaves d’autres peuples qui, semées comme au hasard sur ce vaste territoire, empêchent d’en déterminer exactement les limites linguistiques et ethnologiques.
L’élément dominant de cette région est le Bobo-Oulé, parmi lequel on distingue encore le Bobo-Dioula (partie civilisée, commerçante et industrielle de cette vaste famille) ; viennent ensuite :
Les Dafing ou Dafina ;
Les Niéniégué ;
Les Foulbé, dont nous venons d’entretenir le lecteur ;
Les Mandé, disséminés un peu partout ;
Les Léna ou Léla, peuplade peu considérable envahie par l’élément peul (centre principal Tabanincoro) ;
Les Bobofing ;
Les Tagouara ;
Les Bobo-Tombo, fraction des Bobo, habitant sur les confins du Yatenga.
C’est cette région, avec le Gourounsi, le Lobi et la partie est des États de Tiéba, qui renferme la plus grande quantité de peuples d’origine et de famille ethnographiques diverses. Ils offriront un vaste champ d’étude aux voyageurs qui auront plus tard la bonne fortune de les décrire.
La région dont nous venons d’énumérer les divers peuples est arrosée par les affluents de la branche nord de la Volta Noire, et probablement aussi par le fleuve coupé par Caillié à Kouoro (Kouara-ba).
Les marchands circulant souvent sur le chemin Bobo-Dioulasou-Djenné m’ont affirmé cependant qu’on ne traversait aucune rivière de Samandini au Baoulé de Djenné, ce qui prouverait que si l’on coupe le Kouara, c’est qu’il n’est encore qu’une rivière insignifiante.
Il existe une certaine confusion dans l’ouvrage de Caillié à ce sujet (voir tome II, page 130). « Cette rivière, dit-il, vient du sud et coule rapidement du nord-est à l’est. » Dans ce cas, elle ne se dirigerait pas sur Kaya et le Ségou, comme Caillié le dit lui-même plus haut ; il y a certainement erreur d’impression.
Enfin, une troisième rivière, le Bendougou, sépare cette région du Mianka et du Bendougou. Vers le nord, quelques débordements du Baoulé s’avancent très loin dans les terres et constituent des marais aux environs de Fienso, San et Somou.
Les routes principales qui coupent cette région ont toutes une direction générale nord-sud ; elles relient les entrepôts de sel aux entrepôts de kola (voir pour le mouvement commercial les chapitres Kong et Bobo-Dioulasou).
Le Touagara est traversé par le chemin Dioulasou, Djitamana, Yankasou, Bla et le Ségou. Ce chemin coupe l’itinéraire Caillié à Ouattara et rejoint la grande route Sikasso-Djenné à Djitamana même.
Un chemin direct relie les États de Kong à Djenné ; il part de Bobo-Dioulasou, passe à Bama et à Samandini et aboutit à Baramandougou et à Touara au Baoulé. Enfin, le chemin direct de Bouna, par le Lobi, Kotédougou, Bossola, Aléarasou, Douki et Bénéna, où il se bifurque en deux : la branche ouest passe à Fiou [résidence d’un fils de Balobo (Ahmadou Labbo), ex-chef du Macina], pour aboutir également à Baramandougou, tandis que la branche est passe à Yéréni, pour aboutir à Koninian.
Un seul chemin important traverse cette région de l’ouest à l’est. Il met en communication Bla et le Bendougou, San, Ouonincoro et le Yatenga.
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La description d’une autre région non moins intéressante, dont je n’ai traversé que quelques districts, doit également trouver place ici. Je veux parler du vaste rectangle compris entre le Gottogo ou Bondoukou au sud, les États Foulbé au nord, les territoires de Kong et de Bobo-Oulé à l’ouest et le Mossi à l’est. Le Dafina y occupe à peu près une position centrale.
Le Dafina est borné au nord : par le territoire des Bobo-Oulé et le Tombo, qui fait partie des États toucouleur du Macina ; à l’est, par le Yatenga, le territoire des Sommo, le Kipirsi et le Gourounsi ; au sud, par le territoire des Lama ou Nokhodossi, le pays des Bougouri et les Bobofing ; enfin, à l’ouest, par le territoire des Niéniégué, des Léla et des Bobo-Oulé.
La partie nord du Dafina se nomme Douroula ; elle est, comme la partie méridionale, subdivisée en petites confédérations, dont les principales sont celles de Tori, Konna, Kon, Yéré, Soin, Safané (chef Ousman), Ouri, Tounou (chef Yéritié) et Ouahabou (chef Karamokho Mouktar).
Dans le Dafina même se trouve une enclave de Foulbé qui comprend une vingtaine de villages, dont les plus importants sont Férobé, Ouonincoro (chef Saloundaba), Kolonka et Baréni, résidence de Wouidi, chef peul très influent, dont j’ai déjà eu l’occasion de parler lors de mon voyage à Kotédougou.
Ce territoire peul n’est séparé du Macina que par une petite confédération dafina, qui comprend Soukoura et Tori. Au sud de l’État peul de Wouidi se trouvent, répartis comme en avant-gardes, des groupes de Foulbé variant, suivant les villages, de quatre à quatorze familles ; ils sont établis à Kotédougou, Koroma, Satéré, Bondoukoï, Ouakara et Yaho. Plus à l’ouest il y a aussi quelques groupements, dont le plus important se trouve à Douki, qui, tout en étant habité en majorité par des Bobofing, a un chef peul.
Si ces avant-gardes ne semblent avoir fait aucun progrès depuis soixante ans qu’elles sont venues dans le pays, c’est que leur mouvement vers le sud s’est subitement arrêté, en se heurtant à l’élément mandé-dioula de Kong.
Les Foulbé se trouvent en effet ici en présence d’une puissante race envahissante qui procède à peu près comme eux. Les Mandé viennent se fixer d’abord dans les pays nouveaux par petites agglomérations, puis, tout en se développant plus rapidement qu’eux par l’acquisition d’esclaves qu’ils affranchissent et groupent autour d’eux, ils ne cessent de renforcer leurs avant-gardes par de nouvelles colonies qu’ils envoient s’établir dans le pays.
L’immigrant mandé a un avantage considérable sur son concurrent peul. Il est d’abord noir, ce qui le rend moins suspect ; puis, par sa connaissance de beaucoup de pays et sa réputation justifiée de commerçant, il est neuf fois sur dix favorablement accueilli par les chefs du pays. Ne sont-ce pas les Dioula-Mandé qui procurent armes, poudre et chevaux aux chefs ? N’est-ce pas par leur intermédiaire seulement que ces derniers écoulent les captifs qu’ils font à la guerre ? Tout le monde sait que les peuples primitifs, mal armés, ne peuvent s’aventurer en dehors de leur pays sans être faits captifs ; le Mandé-Dioula seul passe partout. L’arrivée de quelques familles mandé-dioula dans un pays peut donc être considérée par un chef comme un nouvel élément de puissance.
Les relations des Mandé-Dioula avec les pays voisins les appellent aussi bien vite à s’immiscer dans les affaires extérieures du pays : ils deviennent médiateurs et conseillers intimes des chefs.
Ils sont, en outre, assez politiques pour adopter les tatouages de leurs nouveaux compatriotes, comme l’ont fait les Mandé du Follona et du Ouorodougou en adoptant le tatouage siène-ré, les Dioula de Kong en s’entaillant les joues et le ventre comme les Komono, les Dokhosié et les Tiéfo, et ceux du Mossi en prenant les marques caractéristiques des autochtones.
Puis, tout en s’occupant activement de culture, les Mandé font élever leur bétail par des captifs peuls métissés, se procurent à l’aide du tissage et de la teinture des ressources qu’ils font prospérer.
Pendant la saison qui suit la récolte et précède l’époque des semis (novembre à juin), leurs enfants et leurs wolossou (captifs de case) vont commercer par tous les chemins. Le Mandé est donc, dans un sens, beaucoup plus actif que le Peul, son concurrent envahisseur, puisqu’il sait utiliser toutes ses forces vives pour augmenter le nombre de ses esclaves, ce qui dans ces régions équivaut à richesse ou au moins à aisance relative, car il ne faut par oublier que le plus ou moins grand nombre d’esclaves fixe la richesse individuelle. Cette activité commerciale place rapidement le Mandé dans une situation bien supérieure à celle du Peul, qui ne s’occupe que de culture et de l’élevage du bétail.
Dans le Macina seulement, les Foulbé travaillent la laine et confectionnent les couvertures dites kassa ; rarement ils sont marchands. Arrive une épidémie, une razzia ou un revers de fortune quelconque, le Peul est forcé de se faire domestique, de garder et de s’occuper des troupeaux pour le compte de gens auxquels il est souvent intellectuellement supérieur. Dans beaucoup de régions, le Peul arrive aussi en trop petit nombre, les agglomérations sont forcées de se disséminer dans le pays à cause des précautions qu’ils doivent apporter dans le choix des pâturages. Ils ne peuvent pas se fixer dans les contrées très coupées, peu défrichées, où les pâturages sont rares, et les nombreux insectes nuisibles aux animaux. Il leur faut des plaines élevées et non des pays à demi sauvages, couverts d’arbustes et coupés par des bas-fonds marécageux.
Le plus souvent aux premiers groupes n’en succèdent pas d’autres ; ils finissent ainsi par se noyer dans la population noire à un tel point qu’il est à peine possible de les distinguer. Nous en avons des exemples frappants : je ne citerai que les Kassonké, pour la plupart Sidibé, les Malinké du Fouladougou et du Gangaran, pour la plupart Diallo, Diakhité, Sankaré, puis la population peule, absolument noire, du Ouassoulou, portant les mêmes noms de famille et chez laquelle les traits du Peul ont subsisté.
La population peule noire du Ba-ni-mono-tié, du Ganadougou, les Toucouleur du Fouta sénégalais, la population du Bondou, les colonies de Foulbé noirs de Fourou, de Ouahabou et de Boromo sont autant de groupes foulbé qui, n’ayant pas été renforcés, ont été noyés dans la population noire. Ceux-là, tout en conservant leurs noms de famille et le type de leur race, se sont absolument assimilés aux peuples chez lesquels ils vivent. Ils ont oublié leur propre langue et pratiquent la même religion que les fétichistes. Même quand ils sont très nombreux, ils n’ont pas de chef et ne s’organisent pas en États, comme les Foulbé qui sont restés blancs.
Ces Foulbé blancs sont ceux que nous ont fait connaître les voyageurs dans le Haoussa, le Djilgodi, Tombouctou, le Macina, le Baghéna, le Fouta-Djallo, et que j’ai moi-même vus dans le Ferlo et la forêt de Bounoun, ou encore dans le Firdou et chez les Houbbou, aux sources du Niger.
Ils se caractérisent par un teint plus clair, souvent aussi par leur fanatisme religieux et toujours par les dispositions qu’ils ont pour l’élevage du bétail.
Quand ils n’ont pas de souverain, on trouve au moins un chef à la tête de leur parti, et nulle part ils n’ont oublié leur propre langue.
Il n’est pas de peuple dont l’origine ait donné lieu à plus de recherches que le peuple peul. Sans discuter avec les auteurs qui se sont occupés de ce grand exode, si les Foulbé viennent de l’Inde ou de la Malaisie, nous pouvons au moins, d’après ce que nous apprend Ahmed Baba, affirmer ceci : c’est que dès le IVe siècle les Foulbé sont signalés dans le Baghéna. « Le royaume de Ghanata, dit cet auteur, fut fondé environ trois siècles avant l’hégire par Wakayama Mangha[83]. La famille régnante était blanche. »
Puis s’écoule une période de huit siècles sans qu’il en soit fait mention. Ce n’est qu’en 1260 que le même historien, en parlant de Djenné, dit que le marché de cette ville est fréquenté par des Foulbé.
Enfin, en 1492, Sonni Ali se noie en revenant d’une expédition contre les Foulbé dans le Gourma.
Puis, en 1499, Askia s’empare du Baghéna et bat le roi des Foullani, Demba Doumbi.
Il existait donc deux régions dans lesquelles les historiens signalent la présence des Foulbé, à l’ouest et à l’est de la grande boucle du Niger. A l’ouest ils occupaient le Ghana, à l’est le nord du Haoussa.
En étudiant leur marche et les progrès qu’ils ont faits dans la boucle du Niger, on peut inférer ceci : c’est que si les Foulbé sont venus de l’est, ils se sont arrêtés, dans leur marche vers l’ouest, vers la région des Garamantes (peut-être les Foulbé sont-ils même des Garamantes). Là le courant s’est divisé en deux : l’un s’est dirigé vers le sud, a fondé des colonies dans le Zaberma, le Haoussa, le Bornou, et même dans l’Adamaoua, le Gourma et le Boussangsi. C’est cette fraction des Foulbé qui a fondé, avec Othman, l’empire peul de Sokoto ; c’est elle qui a essaimé des tribus vers le Libtako et le Djilgodi, pour donner la main à leurs autres frères de l’ouest déjà établis dans le Gharnata, à Douentsa et le Djimbala.
Cette fraction des Foulbé a dû venir dans l’ouest bien avant le groupe oriental et a dû vivre assez longtemps en contact avec les Touareg, et même se mélanger assez intimement avec eux, car, encore aujourd’hui, on trouve de nombreux yeux bleus chez les Foulbé du Fouta-Djallo et du Macina.
Le royaume de Ghana ne s’est disloqué qu’en 1499, à la suite des victoires d’Askia. C’est alors que les Foulbé ont dû l’évacuer en partie et se disperser un peu à l’aventure dans la vallée du Niger. C’est vers cette époque que se sont formés : le Fouta sénégalais, les colonies du Ferlo et de la forêt de Bounoun, du Firdou, et que se sont produites les infiltrations du Peul chez le Ouolof et le Sérère, qui ont encore des mots poular dans leur langue. En même temps que ces migrations, il s’en produisait d’autres non moins importantes vers le Fouladougou, le Khasso, le Bondou, le Bambouk, le Fouta-Djallo et les Houbbou.
D’autres Foulbé, en quittant le Ghanata, ont traversé le Ségou, sont venus dans le Ganadougou, le Ouassoulou, ont formé les colonies du Ba-ni-mono-tié, de Fourou et de Boromo.
Nous trouvons toujours le radical de ghana dans leurs nouveaux pays d’occupation : Ghana, Ghana-ta, Baghéna, Gana-dougou, Gouana, Gouane-diakha, etc.
Enfin d’autres Foulbé n’ont pas été si loin, et se sont contentés, à la destruction du Ghanata, de se fixer vers Djenné, le Macina et Tombouctou. Ce qu’il y a de certain, c’est que le Macina ne s’est pas alimenté de Foulbé par l’est, c’est-à-dire par le Haoussa, mais bien par l’ouest. C’est sur la rive gauche du Niger, vers Ténenkou, qu’il s’est formé, et les anciens chefs du Macina sont originaires de l’ouest du Baghéna ; ils sont mélangés à des familles arabes de l’Adrar et de Tichit (voir Barth, édition allemande).
D’après ce que nous venons d’exposer, on peut admettre : ou bien deux invasions foulbé à des dates différentes, et venant s’établir des deux côtés du Niger en des théâtres bien différents, ou bien un seul grand courant qui, en se heurtant au coude de Bourroum, se serait fendu en deux et se serait écoulé, l’un vers Tombouctou et le Baghéna, l’autre vers le Zaberma et le Haoussa.
Les Foulbé entre eux disent, du reste, être de deux familles distinctes, les Kairouan-bé et les Bissina-bé.
En jetant un coup d’œil sur une carte des migrations et des emplacements actuels des Foulbé, on est particulièrement frappé de voir qu’en général l’élément peul a su lutter avec avantage contre l’élément noir fétichiste, et se créer des royaumes et des empires assez importants, et que, au contraire, partout où l’élément peul s’est trouvé en contact avec l’élément mandé, il a été noyé et absorbé par ce dernier. Aujourd’hui encore, il lui est particulièrement difficile de s’implanter dans les pays où est fixé le Mandé. Bien plus, chaque fois que le Peul s’est métissé au Mandé, c’est ce dernier qui a pris le pouvoir, et les derniers États foulbé qui sont debout ont maintenant à leur tête, non pas des Foulbé blancs, mais bien des Foulbé métissés de Mandé, — des Toucouleur, comme nous les appelons.
CHAPITRE VIII
Second sauf-conduit. — Arrivée chez Sélélou. — Les Bobo-Dioula. — Quelques observations sur la phonétique. — Satéré. — Un jeu bien innocent. — Des Bobo en général et de leurs diverses fractions. — Habitations de transition. — Ils étaient troglodytes il n’y a pas bien longtemps. — Arrivée à Bossola. — Chasse à courre et pêche. — Départ pour Bondoukoï. — Rencontre du premier mulet. — Foulbé. — Un ami gênant. — Les collines du Niéniégué. — Caravanes. — Quelques mots sur Wouidi. — Arrivée à Yaho. — Difficultés avec les guides. — Bangassi. — Traces de terrains aurifères. — Arrivée à Ouahabou. — La mosquée. — Audience chez Karamokho Mouktar. — Choix d’une route vers le Mossi. — Réflexions sur les Dafing. — Industrie de la soie. — Des teintures. — Quelques mots sur les Niéniégué et les Bobo-Oulé. — Je renvoie un domestique. — Départ par Boromo (colonie Mossi). — Passage de la Volta Noire, chasse au caïman et à l’antilope. — Entrée dans le Gourounsi. — Habitations bizarres. — Départ de Diabéré, nous nous égarons pendant la nuit. — Arrivée à Ladio. — On me vole trois ânes. — Poursuites et vaines recherches sur les frontières du Kipirsi. — Nos soupçons se portent sur un malheureux que mes hommes veulent exécuter. — Départ de Ladio dans de pénibles conditions. — On ne nous attaque pas, mais la population est partout sur pied. — J’exécute un indigène. — Arrivée à Dallou. — Colonies mossi. — Bouganiéna. — Arrivée chez Boukary Naba. — Quelques mots sur la partie du Gourounsi que je viens de traverser ; sur les Nonouma et leurs mœurs. — Soins de propreté bizarres aux enfants. — Le dolo fait avec le kountan (prunier sauvage). — Les Sommo. — Les Kipirsi.
Mercredi 9 mai. — Morou m’a apporté hier soir un sauf-conduit écrit au nom de Kongondinn, par lequel il me recommande à Sélélou, chef de Koroma.
Voici la traduction de cette lettre ; elle est bien moins correctement écrite que celle de Kong, et l’arabe en est moins pur :
« Louange à Dieu qui nous a donné le papier comme messager et le roseau comme langue !
« Les bénédictions et la paix de Dieu soient sur son prophète Mahomet, seigneur des hommes d’autrefois et des hommes d’aujourd’hui.
« Certes, cette lettre émane de Kongondinn Ouattara, émir de notre pays et lieutenant du généreux.
« Toute chose a une cause. Voici donc ce qui motive cette lettre. Certes, l’un de nos princes, nommé Kongondinn Ouattara, envoie son hôte le chrétien vers son frère Sélélou.
« O Sélélou, conduis-le vers Mamourou, chef de Bossola, qui le conduira à Bondoukoï vers Doufiné, qui lui témoignera des égards et lui indiquera le chemin du pays de Dafina, afin qu’il parvienne dans le pays du Mossi.
« O Sélélou, certes je suis Kongondinn Ouattara.
« Lorsqu’on nous a parlé de ce chrétien, nous avons entendu de très mauvaises paroles sur son compte. C’était avant son introduction auprès de nous. Dès qu’il s’est présenté devant nous, nous l’avons interrogé sur ce qui le concerne et nous l’avons mis à l’épreuve au sujet de son affaire. Mais nous n’avons rien trouvé en lui, si ce n’est du bien et des idées de trafic.
« Salut soit sur celui qui suit la voix droite ! »
Ce n’est pas sans une certaine satisfaction que je me suis mis en route ce matin ; ma santé est revenue, j’ai des ânes bien portants et vigoureux, un cheval qui peut encore faire un ou deux mois de service, ce qui me permettra d’atteindre le Mossi, où je pourrai m’en procurer un autre.
Après avoir franchi quelques amas de roches granitiques qui se trouvent à la sortie du village, on chemine dans un terrain peu accidenté où l’on voit tour à tour émerger le fer, le grès et le granit ; la population des deux villages bobofing : Moussobadougou et Niamouso, prévenue de mon arrivée, est perchée sur les toits des cases ; les enfants se pressent sur mon passage ; toute cette gent nue est avide de voir un Européen ; des femmes m’offrent de l’eau et du dolo.
A Koroma, Sélélou, le chef de village, est assis sur une peau de bœuf, à l’ombre d’un gros finsan. En arrivant, il me souhaite la bienvenue et m’installe de suite dans un groupe de cases neuves isolées, au nord du village, chez une famille de Bobo-Dioula, venue de Douki, où l’on me fait fort bon accueil.
Sélélou, avec quelques autres familles de Bobo-Dioula, ses captifs, un troupeau et quelques chevaux, est venu des environs de Fo et Dimah (route Dioulasou-Djenné) il y a une vingtaine d’années et s’est fixé à Koroma, afin de s’éloigner du voisinage des Tagouara, qui razziaient trop souvent son village ; il a des captifs de toute nationalité, et chez les vieux on remarque plus de dix sortes de tatouages ; mais les enfants issus de ce croisement sont tous tatoués comme Sélélou et les Bobo-Dioula de Dioulasou (tatouage des Mandé de Kong). A côté de cette population étrangère à la région, il y a les autochtones : les Bobofing, plus trois familles de Foulbé.
Les Bobo-Dioula sont en général musulmans, mais non lettrés ; ils portent le doroké court du Malinké, teint en jaune brun à l’aide du basi (râat en poular), une culotte longue, très collante, tombant jusqu’à la cheville et le bonnet du Mandé-Dioula. Leurs diamou sont Sanou et Noungoro.
Entre eux, ils parlent le mandé-dioula, avec cette particularité qu’ils ne prononcent ni le f ni le k, et les changent en p. Ex : kilé, foula, « un, deux, » se disent : pilé, poula ; de même, ils disent : a tara pani pou (pour : a tara fani kou), « il ou elle est partie laver le linge » ; mfa, « mon père », se dit mpa, etc.
Chez les Malinké et les Kagoro, la permutation de consonnes est fréquente ; il en est une que tous ceux qui ont séjourné un peu à Kita ont certainement remarquée, c’est le changement de l’f en h fort. Ex : fali, marfa, fina, fing, etc., font hali, marha, hina, hing, « âne, fusil, champignon, noir ».
Dans le mandé-dioula on peut prouver la permutation de toutes les consonnes entre elles ; j’en donne un tableau dans l’appendice no 1.
Des femmes m’offrent de l’eau et du Dolo.
Sélélou gorgea mes hommes de victuailles et refusa de me laisser partir le lendemain, ayant fait mander ses frères aux environs pour me saluer et tuer un bœuf en mon honneur. Il est impossible de décrire quel bonheur ce brave homme avait à posséder un blanc comme hôte. Il m’a questionné sur mes nom, prénoms, etc., me demandant de les lui inscrire en arabe sur un chiffon de papier pour qu’il pût plus tard faire voir cela à ses amis et connaissances. Je me suis naturellement prêté de bonne grâce à cet enfantillage. Le surlendemain je quittais Koroma, accompagné d’un frère de Sélélou et de deux captifs devant me conduire jusqu’à Bossola.
Vendredi 11 mai. — Satéré, où je fais étape, est un grand village de 700 à 800 habitants, dont la majeure partie est Bobo-Dioula. Les Bobofing sont peu nombreux et il n’y a dans ce village que deux familles de Foulbé.
A Satéré aboutissent deux chemins venant de Bandiagara et Djenné par Bossola, où ils se séparent encore ; l’un passe à l’ouest par Dougoudiourama ou Fina, et l’autre à l’est par Kadou ; de Satéré à Dioulasou le chemin direct se dirige à Sala, Pouénetou et Dafinsou. Cette situation donne un peu de mouvement au village ; on y rencontre tous les jours environ une vingtaine d’étrangers, marchant dans un sens ou dans l’autre. Le jour de mon arrivée, des marchands mossi de Yako étaient de passage : avec leur large pantalon à la zouave tombant sur le cou-de-pied et leur immense turban, ils faisaient contraste avec la population bobofing, entièrement nue.
Quoique accompagné du frère de Sélélou, je fus froidement accueilli par ce village. Mon diatigué et quelques habitants m’offrirent cependant un peu de mil et des œufs.
Les Bobo-Dioula ont un jeu favori : sur une tablette en bois contenant trente-six creux, les deux adversaires posent alternativement, en guise de pions, un haricot rouge ou blanc. La science de ce jeu consiste, une fois tous les jetons posés, à en aligner trois perpendiculairement à un des côtés de la tablette, ce qui donne le droit de prise, au choix, d’un pion à l’adversaire.
Un des joueurs, me voyant suivre des yeux ce jeu naïf, me proposa une partie, que je lui gagnai, ce qui me fit passer auprès de ces gens simples pour un joueur de première force.
Samedi 12. — Sous la conduite des deux guides que me donne Sélélou, je gagne de bonne heure Kadou, un des derniers villages bobofing en allant vers le nord. Le terrain est ferrugineux. Entre Satéré et Kadou on traverse deux petites ruines entourées d’amas de scories. Les forgerons qui les habitaient se sont portés plus au nord, me dit-on, à Moukkéna, près Bondoukoï. Ce Kadou, qui est un tout petit village bien situé auprès d’un joli ruisseau à eau courante, devrait rapidement se développer ; malheureusement personne ne vient s’y fixer, ses habitants vivent dans des transes continuelles causées par le voisinage de Sâra, fort village niéniégué situé dans le nord-est, qui est toujours en hostilité avec eux.
Il y a là toute une région dont la cruauté des habitants est de notoriété publique ; personne n’y pénètre quoique la route directe pour se rendre de Koroma ou Satéré à Ouahabou et dans le Dafina passe par Sâra, Bouki et Pa. Pour éviter cette région, le chemin actuel décrit un grand arc de cercle vers l’ouest et passe à Bossola, Bondoukoï, Ouakara et Yaho (voir la carte), ce qui allonge le trajet.
Un marchand mossi.
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Pourquoi appelle-t-on les Bobo dont je viens de traverser le pays : Bobofing, qui veut dire Bobo noir ? Ce n’est certes pas à cause de la nuance de leur peau, car on peut observer chez eux plus de dix teintes différentes, depuis le rouge brun sale jusqu’aux couleurs terreuses les plus variées, mais aucun de ces tons n’approche du noir des Wolof. On a dû leur donner ce nom de Bobofing tout simplement pour les différencier des Bobo-Dioula, des Bobo-Niéniégué et des Bobo-Oulé, absolument comme on différencie dans tous les pays mandé les divers cours d’eau par trois désignations invariables : Ba-fing, Ba-oulé, Ba-dié, « rivière noire, rouge ou blanche ».
De même qu’on remarque chez eux toutes les nuances, on voit aussi tous les profils, depuis le nez épaté jusqu’au nez fin caractéristique du Peul.
J’ai cependant constaté que le nez épaté, de même que les grosses lèvres lippues, ne se rencontrent que chez peu d’individus. Ils se marquent sur les joues de trois très petites entailles parallèles se terminant de chaque côté à 3 centimètres environ du coin de la bouche. Tous sont d’une belle taille (1 m. 72 en moyenne).
La plupart de ces gens sont absolument nus ; peu d’individus des deux sexes portent le bila. Cette bande d’étoffe n’est employée que par les vieillards ; chez les femmes âgées, elle est remplacée par un bouquet de feuilles.
A Dioulasou et Kotédougou, les quelques jeunes gens à qui j’ai vu un bila l’agrémentaient d’une queue en cotonnade noircie se terminant par une houppette. Vu à une certaine distance, cela imite parfaitement une queue de bête.
En dehors de ce bila à queue porté seulement par quelques élégants, l’accoutrement des Bobofing consiste en un collier à double ou triple rangée de cauries, une paire de jarretières en peau et une feuille de palmier bien enroulée autour de chaque pied un peu au-dessus de la cheville ; comme autres bijoux, une ou deux boucles d’oreilles en fer et une flèche en corne traversant le nez. Ces deux ornements sont assez souvent remplacés, les boucles d’oreilles par deux longues épines de porc-épic, et la flèche du nez par un simple roseau de 10 à 15 centimètres de longueur.
Ils portent peu les cheveux en tresse, presque tous ont la tête rasée ou les cheveux courts et les dents taillées en pointe.
Sur l’épaule droite et pendu par devant, ils ont un petit fouet en cuir auquel sont appendus des gris-gris en peau de singe, échines de poissons, sonnettes en fer, osselets, etc., qui retombent dans le dos. Sur l’épaule gauche est toujours placée une sorte de massue en bois servant plutôt de tabouret que d’arme. Ce tabouret est de divers modèles et toujours confectionné en un seul morceau de bois.
Comme armes, ils possèdent l’arc, les flèches et une hache. Ils ont comme religion un obscur fétichisme et consultent surtout les kéniélala. La circoncision n’existe pas chez eux.
A Niamouso et Moussobadougou, quelques individus avaient le buste enduit d’ocre rouge mêlée à du beurre de cé.
Tous les hommes fument la pipe du modèle que j’ai déjà décrit chez les Dokhosié.
La femme est laide dans toute l’acception du mot ; elle se distingue des autres peuples voisins par une longueur démesurée du buste et par la lèvre inférieure, qui est percée d’un large trou dans lequel est passé un morceau d’albâtre de 3 centimètres de longueur et de la grosseur d’une bougie ; celles qui n’ont pas le bonheur de posséder cet ornement portent dans la lèvre un petit rouleau de feuilles.