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Du Niger au golfe de Guinée par le pays de Kong et le Mossi, tome 1 (de 2)

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Hommes et femmes Bobofing.

Les feuilles seraient mieux placées ailleurs que là, mais la pudeur est un vain mot chez ce peuple. Les femmes ne se contentent pas d’être toutes nues : sans se gêner et devant tout le monde, elles font en pleine rue ce que la pudeur la plus élémentaire défend ; cela leur paraît si naturel qu’elles conversent avec les passants sans même se détourner.

Comme la femme ne possède pas le moindre chiffon, elle porte son enfant comme les femmes des Mboin(g), dans le dos et retenu dans une natte ou une peau nouée autour de la ceinture et par-dessus les seins à l’aide de quatre fortes lanières en cuir.

Ces Bobo possèdent quelques têtes de bétail et cultivent le mil, le sorgho et les ignames. Le sanio (petit mil) et les ignames servent à leur alimentation, tandis que le sorgho n’est employé que pour faire le dolo.

Comme usages ou cérémonies, je n’ai vu que les dou, dont j’ai longuement parlé et un enterrement. Le cadavre, enroulé dans une natte en feuilles de palmier, était porté sur la tête par un individu et enterré à l’intérieur du village. Presque tout le village suivait en pleurant et poussant des cris. Ces pleurs sont probablement une marque de sympathie pour la douleur de la famille, car il est impossible que la mort d’un seul individu afflige tant de monde, surtout chez un peuple aussi apathique et indifférent que celui-ci. Du reste, une demi-heure après la cérémonie, le défunt est oublié, tout est rentré dans l’ordre.

Les habitations des Bobofing sont très diverses ; à Bobo-Dioulasou, par exemple, elles sont à peu près toutes construites d’après un même type, qui comprend un grand rez-de-chaussée sur une partie duquel seulement est élevé un premier étage ; les habitations sont accolées ensemble et à peu près alignées ; elles forment des rues perpendiculaires au ruisseau, et l’on peut circuler dans toute la rangée, soit par les argamaces du rez-de-chaussée, soit par celles du premier étage.

A Koroma, les cases sont à peu près semblables à celles-là, mais surmontées d’un petit réduit de 2 m. 50 de long sur 1 m. 50 de large, dont la porte s’ouvre face à l’ouest. Quelques-unes n’ont pas de porte ; elles renferment alors des gris-gris destinés à préserver les habitants de tous les maux. A Kotédougou et dans d’autres villages que j’ai traversés, l’habitation est plutôt un antre qu’une demeure. La case du rez-de-chaussée bien souvent n’a pas de porte. On monte sur le toit par un morceau de bois portant une ou deux entailles, car le rez-de-chaussée n’est pas haut et élevé en contre-bas du terrain. Une fois sur le toit, on descend par un trou de 50 centimètres de diamètre. Dans ces sortes de cavernes il règne une demi-obscurité, le jour ne pénétrant bien souvent que par en haut. C’est là que se trouvent les provisions, la cuisine, et qu’habitent les femmes — les hommes se réservant le premier. La vermine pullule ; il y a là dedans des rats, des punaises, des asticots et jusqu’à des scorpions.

La décoration des cases du premier n’est pas luxueuse ; on y trouve les arcs, les flèches, les haches, les fétiches, grossières sculptures en bois représentant des êtres informes imitant des personnages des deux sexes, auxquels ne manquent jamais les détails anatomiques. Aux murs sont appendus les maxillaires des animaux tués à la chasse, les têtes des poissons pêchés par les habitants, les plumes des perdrix ou des pintades surprises par les chiens. Dans les coins sont rangés de vieux chaudrons, sur lesquels ont été sacrifiés des poulets, etc.

Ces constructions mi-souterraines constituent l’habitation de transition entre le trou et la case. Je ne suis pas éloigné de croire qu’il y a seulement quelques siècles, ces gens-là étaient encore troglodytes ; ils n’ont cependant jamais dû habiter les grottes, car le Soudan n’est pas riche en montagnes et encore moins en grottes. Peut-être les montagnes du Hombori en renferment-elles quelques-unes. Barth prétend qu’à son passage on lui a signalé des troglodytes habitant ce massif. En tous cas, il est impossible que tous les noirs y aient habité, car les Mandé, eux aussi, étaient troglodytes, vu que, dans leur langue, ils n’ont encore actuellement qu’un seul mot pour exprimer ouvrir, soulever, grimper ou s’élever, le verbe élé, et qu’ils appellent une porte, un trou, un orifice, da, ce qui veut aussi dire bouche ; le mot sou : « case », signifie également creuser, trou, excavation.

Tous ces peuples devaient, avant de se construire des cases, se creuser des trous comme ceux que j’ai vus aux environs de Niélé et à Bobo-Dioulasou. Ces trous ne sont plus habités, les femmes seulement y passent la journée à faire de la vannerie. Elles s’y livrent peut-être aussi à d’autres travaux ou usages que j’ignore et sur lesquels je n’ai pu obtenir de renseignements.

J’ai lâché de savoir s’il y avait en quelque lieu des vestiges d’une occupation ancienne. Nulle part je n’ai rien découvert. Ce sont ces habitations souterraines ou demi-souterraines qui me paraissent être les seuls endroits où l’on aurait quelque chance de faire des fouilles heureuses.

Nous pensons que les noirs n’habitent cette région que depuis un nombre de siècles relativement court. Il y a une vingtaine de siècles, cette partie de l’Afrique devait être à peine habitée et les habitants excessivement disséminés.

On a beau chercher des vestiges d’une occupation ancienne, rien ne vient à votre secours ; à part les ruines assez récentes, on ne rencontre aucun indice qui puisse jeter la lumière sur ces pays. S’il n’y avait pas de terrains cultivés, à côté des villages, le pays aurait l’aspect vierge et imposant de la nature primitive.

Dans un de mes voyages au Soudan français on m’a cependant signalé des grottes naturelles dans les environs de Dogofili (bassin du Baoulé, Soudan français), dans le Kaarta-Biné, la Dialafara et le Dianghirté), il y en a près de Mambiri, Séfé, Kourouningkhoto, où on les appelle fanfan.

D’aucunes renferment des dessins à l’ocre rouge et à la cendre, dessins grossiers ne rappelant rien aux noirs, mais offrant peut-être de l’intérêt au visiteur. L’une d’elles, près de Séfé (Dialafara), renferme des trompes en ivoire, auxquelles les chasseurs se gardent de toucher, par superstition. Aux environs du même village, Diawé m’a signalé une gigantesque urne en terre cuite de la grosseur d’une grande case, dans laquelle est pratiquée une ouverture permettant le passage d’un homme. Pendant les pluies, les chasseurs s’y abritent.

Dimanche 13. — De Kadou à Bossola, il y a deux chemins : l’ancien qui est direct et que j’ai suivi, et un nouveau sentier plus long, à l’ouest du premier, que l’on prend vers Dougoudiourama ; il n’est suivi que lorsque les pillards de Sâra sont signalés aux environs.

Bossola est situé dans une grande plaine ; à l’ouest et au nord-ouest, l’horizon est limité par une ligne de collines basses au pied desquelles on aperçoit un épais rideau d’arbres qui masque le cours d’une rivière.

En arrivant, les deux guides me conduisent à Mamourou, chef du village, frère aîné de Sélélou. Après m’avoir fait escalader une case, on me fait promener sur les toits par-dessus tout le village avant d’arriver chez Mamourou. Ce dernier, pendant ce temps-là, rassemblait tous ses amis pour me recevoir. Mamourou est un beau vieillard, taillé à coups de hache ; il a le fer à cheval et la moustache tout blancs, ce qui lui donne l’air d’un vieux sergent retraité. Assis sur une peau de bœuf, il est occupé à fumer une énorme pipe en cuivre fondu, de fabrication indigène. Cette pipe est armée d’un long tuyau ; un gamin est chargé de veiller à l’entretien du feu ; de temps à autre, à l’aide d’une longue pince en fer, il renouvelle la braise éteinte, car le tabac n’est pas menu, et l’on fume arêtes et tiges.

Après m’avoir fait souhaiter la bienvenue par un de ses hommes qui parle le mandé, Mamourou fait venir quatre grandes calebasses de dolo, dont il m’en offre une. Pour son compte, il en boit environ un litre d’un seul trait. Il me promet pour demain un guide devant me conduire à Bondoukoï et me conseille de ne partir que dans l’après-midi, puisque de toute façon l’étape est trop longue pour être faite d’un seul trait.

Bossola est un village de 500 habitants, Bobo-Dioula et Niéniégué ; on y trouve beaucoup de gens parlant le mandé. Pendant la journée je reçois la visite de quelques-uns d’entre eux, qui ne parlent d’une expédition qu’ils projettent contre Sâra de concert avec Sélébou et d’autres villages voisins. L’entretien se termine, comme bien on pense, par une demande générale de gris-gris devant préserver les guerriers pendant cette future expédition, et il ne faut rien moins qu’un discours d’une demi-heure de Diawé pour leur faire comprendre qu’ils n’obtiendront de moi rien de ce genre.

— Comme je ne pars que demain dans l’après-midi, je fais seller mon cheval pour aller reconnaître le cours d’eau. Afin de n’éveiller aucun soupçon je distribue à deux de mes hommes des hameçons et de la cordelette, de sorte que mon excursion a aux yeux de la population la pêche pour but.

On traverse pour s’y rendre une plaine de 4 kil. 500 de largeur, inondée pendant les hautes eaux et dans laquelle broutent des bandes d’antilopes de l’espèce appelée en mandé son. Je m’amuse pendant quelques instants à donner la chasse à un beau mâle, le terrain étant très propre à la course. Mais j’abandonne rapidement ce sport, songeant à la pauvre bête que je monte et qui n’en peut plus. Nous rejoignons la rivière au gué de Sioma, par lequel on passe pour se rendre dans le Tagouara. Mes hommes, arrivés avant moi, ont déjà, en se servant de boyaux de perdrix comme appât, pris deux beaux poissons à tête plate, sorte de mâchoirons dont la chair ne sent pas la vase et ressemble à celle de l’anguille.

Sur les toits des habitations bobofing.

La rivière vient du sud-sud-ouest et coule vers le nord-nord-est. Sa largeur est de 25 mètres environ au gué, et sa profondeur de 70 à 80 centimètres. Le fond est de gravier ; il n’y a de roches ni en amont ni en aval ; elle est bordée d’un épais rideau d’arbres offrant de jolis campements. A 5 kilomètres en aval de ce gué s’en trouve un autre, celui d’Aléarasou, par où passe la route Bossola-Douki-Djenné. Pendant les hautes eaux ces deux gués sont desservis chacun par une pirogue.

Cette rivière est formée des deux cours d’eau qui passent au nord de Dioulasou, et on les traverse pour se rendre à Djenné : l’un à Bama, l’autre à Samandini. Leur confluent est à quelques kilomètres en amont du gué ; ils forment la branche occidentale de la Volta, comme je l’avais supposé.

De Bossola la rivière décrit un grand arc de cercle vers le nord pour couler ensuite vers le sud-est, me dit-on. Ce renseignement me paraît exact, car chez les Tiéfo et ensuite à Kotédougou et à Kadou j’ai relevé des ruisseaux à eau courante coulant vers l’est-sud-est. Je ne serai du reste pas longtemps avant d’être fixé, puisque ma route va être est ; j’aurai donc l’occasion de recouper cette branche et d’en reparler.

Les deux rivières de Bama et de Samandini ont chacune 20 mètres de large, mais il n’y a plus actuellement qu’un filet d’eau ; j’ai du reste constaté que le lit de la rivière de Bossola était beaucoup trop petit, puisqu’en hiver l’eau couvre d’une nappe de 40 à 50 centimètres de profondeur une plaine de 4 kil. 500 et qu’elle s’est en outre creusé un lit secondaire parallèle, à sec actuellement, mais qu’on traverse pour se rendre à la rivière. Dans ce marigot ou lit secondaire sont construites, de 50 en 50 mètres, des huttes en forme de termitières par les créneaux desquelles les chasseurs tirent le gibier qui vient boire ou le traverser pour aller à la rivière.

Lundi 14 mai. — Je quitte Bossola à deux heures de l’après-midi, par une chaleur atroce. A quatre heures, nous atteignons une oasis charmante, pleine de palmiers, où nous faisons provision d’eau et prenons un quart d’heure de repos. J’y rencontre un marchand haoussa conduisant quelques ânes chargés de sel ainsi qu’un mulet alezan porteur de quatre barres de la même marchandise. Ce mulet est le premier que je vois depuis mon départ de Bammako ; sa taille est de 90 centimètres à 1 mètre, il a la tête et les oreilles du cheval, et la crinière, la queue et les sabots de l’âne ; je n’ai pu savoir auprès de son propriétaire si c’est un mulet ou un bardot. Ce Haoussa comprenait à peine quelques mots de mandé ; il m’a cependant dit l’avoir acheté à Salaga.

A sept heures du soir, ayant dépassé un endroit marécageux dit Borokho-Borokho et le chemin Sâra-Aléarasou, dont le voisinage est réputé dangereux, je cherchai un endroit découvert pourvu d’un peu d’herbe pour camper. Mes ânes ont beaucoup souffert de la chaleur aujourd’hui, je les laisse brouter en liberté autour des feux jusqu’à dix heures du soir. Le lieu où nous nous arrêtons n’est pas le campement habituel des marchands ; ils poussent tous à 6 kilomètres plus loin, jusqu’à un petit ruisseau où il y a de l’eau en toute saison. Ce petit cours d’eau sert de frontière entre le territoire des Bobofing et des Bobo-Niéniégué. En effet, vers huit heures du soir, une caravane d’une dizaine de personnes et cinq ânes nous dépasse pour y aller camper.

Le gibier abonde ici. A la tombée de la nuit, Diawé a tiré à 50 mètres un dagoé (koba), grande antilope, et l’a grièvement blessé ; nous ne l’avons malheureusement pas trouvé, ce lieu étant fourré, et puis on n’y voyait presque plus. Comme mes hommes se dispersaient et s’écartaient trop loin du campement, je fis cesser les recherches, abandonnant la bête, qui devait être morte.

Mardi 15 mai. — Partis de bonne heure, nous dépassons au petit jour le campement des marchands. Sur l’autre rive du ruisseau commencent les cultures de Bondoukoï, qui s’étendent très loin. Au milieu des cultures et à mi-chemin entre les ruisseaux et Bondoukoï, on traverse le premier village niéniégué. C’est un village de forgerons, il s’appelle Moukkéna. De grands amas de scories se trouvent à l’ouest ; les forgerons y ont construit des abris dans lesquels ils travaillent pendant la journée. Ce village fournit beaucoup de houes, dites daba, à Dioulasou, et ne s’occupe presque pas de culture. Il a une fort mauvaise réputation, et jamais, sous aucun prétexte, on ne s’y arrête. Une heure et demie après on est à Bondoukoï.

En arrivant, Doufiné, mon hôte, me prend par la main et me fait loger dans une de ses propres cases ; bientôt après il m’envoie quelques provisions et du dolo.

Jusqu’à présent le territoire des Bobo-Niéniégué me paraît être étendu et bien peuplé, mais je ne suis pas encore en mesure d’en donner les limites exactes. Il n’est pas placé sous l’autorité d’un seul souverain, mais divisé, comme le Bélédougou et d’autres pays mandé, en confédérations plus ou moins grandes qui prennent le nom du village principal : telles sont les confédérations de Bondoukoï, Ouakara, Sâra, Bouki, Pa, Bangassi, etc.

Le chef de la confédération de Bondoukoï est un vieillard aveugle, sans autorité ; il possède peu, de sorte qu’il n’est pas considéré : c’est Doufiné qui en est le vrai chef ; il est aimé et craint de tout le monde, autant que j’ai pu en juger pendant le peu de temps que j’ai passé ici.

Bondoukoï est composé d’un groupe central de cinq villages, d’un village nommé Tanfi, situé à 1 kilomètre dans l’ouest, et d’un autre à 1 kil. 500 dans l’est, appelé Diampan.

Le village de Doufiné, qui est celui du nord du groupe central, se nomme Dérakouï ; les autres villages faisant partie de la confédération sont plus éloignés et connus sous d’autres noms : Moukkéna, Ta, Tambouï, etc. (voir la carte).

Croquis de Bondoukoï.

L’étendue d’un gros village niéniégué est souvent très grande ; à Bondoukoï et à Ouakara il est très gênant d’avoir à sortir du village pendant les heures chaudes : il faut près d’une demi-heure pour gagner les cultures quand on habite vers le centre du groupe.

Bondoukoï a de 2500 à 3000 habitants. A côté de la population niéniégué vit une colonie de Dokhosié (environ 150 personnes) et 11 familles foulbé de même origine que celles de Kotédougou.

A peine arrivés dans le village, des femmes foulbé viennent nous vendre du lait, du couscous tout frais, du beurre, du sorgho pour les animaux, des ignames et des cés. A ma grande satisfaction j’ai pu varier un peu mon menu, qui n’a pas changé depuis plus de deux mois que j’ai quitté Kong : matin et soir j’ai mangé du sanio to[84] avec la même sauce de feuilles de baobab et un poulet cuit à l’eau et au soumbala (sauce faite avec le noyau du netté). La monotonie du menu n’a été rompue que de temps à autre par quelques œufs ou du mouton.

Jusqu’à présent je n’ai encore rencontré que les gens de Kong d’aussi curieux et importuns que les Niéniégué ; ils n’ont quitté les abords de ma case que quand le clair de lune a cessé. Deux Mandé albinos, de passage ici, ont été par la même occasion très ennuyés ; les Niéniégué, après m’avoir bien examiné, se rendaient auprès de ces deux malheureux, et faisaient des comparaisons entre la couleur de leur peau et celle de la mienne. J’ai même cru comprendre qu’ils étaient un peu la risée de cette population, qui les plaisantait probablement d’une manière peu polie, car ces deux individus se sont fâchés à plusieurs reprises, et il a fallu l’intervention de Doufiné pour faire cesser la sotte aventure qui leur arrivait.

Doufiné[85] est certes un brave homme, mais qu’il est gênant ! Il abuse en outre du dolo, et sous prétexte que je suis son meilleur ami, il ne me quitte que pour venir m’ennuyer cinq minutes après. A dix heures du soir, ce trop bienveillant ami est venu me réveiller pour me souhaiter bonne nuit : Allah man sira ! « Que Dieu te donne un bon sommeil », me crie-t-il de toutes ses forces.

Jeudi 17. — Doufiné m’accompagne à cheval jusqu’à Ouakara, afin de prendre langue avec des Dafing qui y sont de passage, et me mettre en bon chemin. A la sortie de Diampan, il me fait voir à l’horizon une ligne de hauteurs (collines ferrugineuses de 40 à 80 mètres de relief) courant du nord au sud, et en avant de laquelle se trouve Bangassi, sur la limite du Niéniégué et du Dafina.

Ouakara est un très gros village, comme Bondoukoï. L’élément peul n’y est représenté que par quatre familles.

Les abords du village sont entièrement dénudés ; il n’y a que quelques maigres mimosées, ne donnant pas d’ombre. Pendant que mes hommes s’installent sous un méchant bombax sans feuilles, Doufiné me trouve heureusement une case passable en face du campement.

Une vingtaine de marchands mossi et dafing se trouvent de passage ici se rendant ou venant de Ouaranko. Ce village, qui est à deux petites étapes dans le nord sur la route de Bandiagara, est habité par des Bobo-Niéniégué, des Bobo-Dioula, des Dafina et des Foulbé. Quoique je me trouve encore en territoire niéniégué, l’influence peule s’y fait déjà sentir ; on prévoit, d’après la conversation des marchands, que le territoire de Wouidi n’en est pas bien éloigné, car le nom de ce chef peul est mêlé à tous les incidents.

Ouakara fait le commerce de chevaux avec le Dafina et le Yatenga, il fait également un gros trafic en sel et en kola. Ce qui est curieux, c’est que la barre de sel coûte le même prix qu’à Dioulasou, de 45 à 50 ba de cauries. Bon nombre de marchands viennent cependant en acheter ici, parce que le kola vaut de 12 à 15 cauries de plus qu’à Dioulasou.

Je m’informe, auprès des gens de passage, de la route que j’ai à prendre, car c’est ici qu’il me faut opter entre les quatre chemins qui mènent dans le Mossi.

Le premier, celui qui passe à Barani et dans le Macina, est de suite écarté pour les raisons que j’ai données à Kotédougou.

Le deuxième, conduit par Ouaranko, Boussé, le territoire des Sommo ou Somokho ou Songo, par Gombéro à Ouadiougué (capitale du Yatenga) ou à Mani et Waghadougou. Ce chemin est, paraît-il, assez fréquenté, et je le prendrais volontiers, si à Satéré on ne m’avait déjà laissé comprendre que Ouaranko est un village soumis à l’influence de Wouidi, dans lequel personne ne commande en réalité, mais qui renferme plusieurs partis. Je crains donc d’y être arrêté pour une raison futile, et de voir ma marche en avant retardée comme à Dasoulami et à Dioulasou.

Pour des raisons à peu près analogues, je ne prendrai pas un des chemins qui mènent de Koulouso à Safané ou Tounou, ces deux villages dafina étant rivaux ; le premier est sous l’autorité d’un musulman influent, et l’autre est un famadougou (résidence du chef).

J’opte donc pour Ouahabou, territoire dafina soumis à Karamokho Mouktar, qu’on me vante partout comme un brave et honnête homme. Doufiné de son côté le connaissait particulièrement et approuva mon choix ; dans la journée il avait rencontré des gens de Karamokho Mouktar, venus à Ouakara pour y acheter des chevaux ; il fut décidé que l’un d’eux rebrousserait chemin jusqu’à Yaho, et de là me ferait conduire par quelqu’un de dévoué à Ouahabou, près de Karamokho Mouktar.

Vendredi 18 mai. — En arrivant à Yaho, qui n’est éloigné que de 12 kilomètres de Ouakara, je suis conduit au chef, comme il avait été convenu la veille. Ce chef doit m’assurer le chemin jusqu’à Bangassi. Il me reçoit bien, mais que cette population niéniégué est curieuse et gênante ! Malgré les exhortations des vieux du village, mon campement a été jusqu’à la nuit noire entouré de toute la population ; environ un millier d’habitants me suivaient à une centaine de mètres de distance quand je me déplaçais pour aller chez le chef du village, ou me promener aux environs des trois campements foulbé[86] qui se trouvent au nord du village niéniégué.

Deux Mandé du Gottogo, sorte d’aventuriers revenant de guerroyer avec Gandiari, dans le Gourounsi, me donnèrent sur ce pays et sur les trois chemins qui mènent à Bangassi (voir la carte) quelques renseignements que je consignerai plus loin.

Samedi 19. — Comme l’étape que j’ai à franchir doit être longue, mon personnel est sur pied à trois heures du matin ; le chef du village assiste en personne au chargement des ânes, disant que le guide est prêt et m’attend à l’origine du chemin.

Mais tandis que nous nous mettons en route, ce Massatié[87] vient me dire que la femme du guide venait de mourir, qu’il fallait retarder mon départ d’un jour. J’étais fort ennuyé de ce contretemps et j’insistai auprès de ce personnage pour obtenir un autre compagnon de route. En me fâchant un peu j’eus gain de cause, et nous partions deux heures après. C’était naturellement un grossier mensonge que cette mort subite. Il arrive malheureusement trop souvent, qu’au moment du départ on se trouve à la merci de ces gens-là, tellement peu intelligents qu’ils ne savent même pas mentir adroitement. Ils ne manœuvrent de la sorte que pour avoir l’occasion de vous refaire un modeste cadeau et d’obtenir en échange quelques marchandises.

Et puis ce sont les guides : croirait-on qu’un individu absolument nu a besoin d’une heure environ pour faire ses préparatifs de départ ! Une fois réveillé, il erre en dormant, cherchant un gris-gris, un bracelet oublié dans une case, sa pipe et du feu, son arc, son carquois, que sais-je ? Impatienté, si vous vous informez de lui, on vous répondra invariablement : A tara ton ta : « Il est allé prendre son carquois ».

Le nègre n’aime pas à se mettre en route de bonne heure : il a horreur de l’humidité, et il est difficile de le faire partir avant que le soleil ait séché la rosée.

Toutes ces raisons font que l’Européen qui voyage dans cette partie du Soudan est toujours tenu de marcher une partie des heures chaudes et il lui est absolument impossible d’éviter le grand soleil, malgré les dispositions qu’il prend et tout l’esprit de prévoyance qu’il déploie.

A proprement parler, il n’existe pas de sentiers de Yaho à Bondou, où je dois passer ; on chemine tantôt dans des terrains ferrugineux où toute trace de passage est effacée, tantôt dans des cultures où la terre du chemin a été travaillée, car les indigènes s’emparent de la moindre parcelle de terre végétale pour y cultiver.

La région n’étant qu’un aggloméré de fer, les terres végétales sont soigneusement recherchées pour être exploitées.

Comme il fait déjà très chaud en arrivant au petit village de Bondou (2 familles) et qu’il y a auprès un bon pâturage, j’y campe. Une heure après mon arrivée, des jeunes gens venant de Mahon et de Mahdy firent leur entrée dans le village ; ils venaient pour me voir, disaient-ils, et me donner le bonjour de la part des anciens de leur village.

Il n’y a ici qu’un pauvre puits : je dois envoyer boire mes animaux à 2 kil. 500 de là, à Minna. Une bonne pluie, tombée vers midi, me permet de me mettre en route vers deux heures et de finir l’étape sans avoir trop à souffrir du soleil.

Comme nous cheminions dans un terrain assez couvert, à environ deux kilomètres de Dousi, je fus en un clin d’œil entouré à une centaine de mètres de distance par environ 200 hommes armés qui couraient sur nous l’arc bandé et deux flèches à la main. J’eus heureusement le temps de défendre à mes hommes de tirer : deux d’entre eux apprêtaient déjà les armes. J’avais vu les vieillards qui conduisaient cette bande armée faire dés efforts pour empêcher les jeunes gens de courir sur nous. C’était tout simplement une battue conduite par des hommes de Dousi et de Bangassi. Les jeunes gens ne couraient sur nous que par simple curiosité, pour nous voir plus vite. Les vieux comprenaient bien le danger ; ils ont, en cette circonstance, fait preuve d’esprit, et, après avoir réprimandé ces jeunes imprudents, ils sont venus me serrer la main et probablement me souhaiter la bienvenue, car je ne les comprenais pas, et le guide qui m’accompagnait ne connaissait pas assez le mandé pour me traduire ce qu’ils disaient.

Bangassi, que nous atteignons à cinq heures du soir, est un gros village de 1000 à 1500 habitants, tous Bobo-Niéniégué. Les habitants m’ont paru avoir quelque aisance. Ce village a des cultures très étendues et un beau troupeau de bœufs (environ 300).

C’est en vain que je cherche le repos : toute la population, hommes, femmes, enfants, ne cesse de stationner autour de nous. Les coups de trique que les esclaves du chef de village distribuent sont impuissants à faire évacuer la population. Enfin vers minuit les spectateurs, ne voyant plus rien, se sont peu à peu retirés.

Cette région est très pauvre en eau, il n’y a pas de ruisseau ni de rivière, on prend l’eau dans de nombreux puits situés quelquefois à près d’un kilomètre des villages. A Bangassi, pendant toute la nuit les femmes ne font que puiser et porter de l’eau ; il est difficile de goûter le repos dans ce village : aussi, vers deux heures du matin, mes hommes, renonçant au sommeil, me prient de les faire partir.

Je fus en un clin d’œil entouré par 200 hommes armés.

Dimanche 20. — Au départ de Bangassi on fait un peu de sud-est pour contourner les collines ferrugineuses aperçues de Diampan, puis la route se redresse et revient vers l’est-nord-est. On traverse un terrain ferrugineux légèrement ondulé et quelques bas-fonds marécageux actuellement à sec. La végétation n’y est pas brillante, et les terrains stériles couverts de termitières sont nombreux. C’est un pauvre pays. On trouve deux ruines et un village nommé Koho, habité par des Dagari (peuple du Gourounsi). Une heure après on est à Ouahabou.

Les gens de Dousi, de Bangassi et des villages voisins exploitent les terrains environnants pendant la saison des pluies et en extraient de l’or en grande quantité, d’après le dire des indigènes. Les puits à or sont nombreux dans les vallées que forme la série de collines d’où sortent les affluents de la Volta.

Ce bassin aurifère semble se prolonger jusque sur la rive gauche de la Volta. Les villages du Gourounsi que j’aurai à traverser se livrent également à l’exploitation de l’or.

Le métal de ces régions est d’un beau jaune, mais légèrement plus pâle que celui du Lobi, qui est lui-même plus pâle que celui du Gottogo.

Ouahabou est très grand et renferme quantité de terrains vagues. Le village s’étend de l’est à l’ouest et a environ 1500 à 1800 mètres de longueur, tandis que sa largeur du nord au sud n’excède pas 500 mètres. Le tata qui l’entoure consiste en un petit mur d’enceinte à moitié détruit d’une hauteur maximum de 1 m. 50 aux endroits où il est encore en état. Il règne peu d’animation dans le village ; en arrivant je n’ai pas rencontré cinquante personnes ; il est vrai que c’est pendant les heures chaudes et que personne n’est prévenu de mon arrivée. A l’est et presque contre le tata s’est élevé un autre petit village qui porte le même nom et qui fait partie de Ouahabou. La population de ces deux groupes n’excède pas 700 à 800 habitants.

Les constructions sont toutes en terre, à toit plat ou recouvertes en chaume ; aucune ne diffère de celles que j’ai déjà eu souvent l’occasion de décrire. Il n’y a de remarquable à Ouahabou que la mosquée, en ce sens qu’elle diffère des mosquées de Kong par quelques dispositions extérieures (voir la gravure de la page 417).

La mosquée est séparée de la place qui l’entoure par un premier mur d’enceinte assez élevé pour qu’on ne puisse voir dans la cour, et par un second petit mur en bornes reliées entre elles. Ces bornes servent à limiter l’endroit où le public peut venir causer sans déranger les fidèles. Ces deux cours sont proprement sablées d’un beau sable rouge ; et les murs d’enceinte, la mosquée et le minaret sont blanchis à la cendre. L’ensemble de cette construction est sévère.

Ouahabou est le village dafina situé le plus au sud sur la frontière du Niéniégué. Il y a une cinquantaine d’années, il n’était pour ainsi dire habité que par des Bobo-Niéniégué et fort peu de Dafing, lorsqu’un marabout originaire des environs de Saro[88] vint s’y fixer et y entreprendre la conversion à l’islamisme des peuplades païennes de la région. Revenant d’un pèlerinage à la Mecque, El-Hadj Mohammadou Karanta n’avait guère besoin d’autres titres pour entreprendre une série d’expéditions, qui lui rapportèrent beaucoup de captifs naturellement, mais qui ne convertirent, en réalité, aucun de ses peuples à l’islamisme. Après quelques succès achetés facilement en capturant les habitants de plusieurs petits villages niéniégué voisins, de fervents musulmans du Yatenga et du Mossi, des Mandé du Dagomba et du Haoussa vinrent se grouper autour du pèlerin, dans le double espoir de gagner beaucoup de captifs et le paradis pour l’éternité.

Les Dafing de cette région qui se joignirent à El-Hadj Mohammadou furent peu nombreux. Depuis longtemps dans le pays et vivant en bonne intelligence avec les Bobo-Niéniégué, ils ne voulurent pas, en général, prendre part aux expéditions, ou désirèrent au moins rester neutres. Se trouvant par ce fait, après les victoires d’El-Hadj, dans une fausse position, ils émigrèrent en partie et se fixèrent à Dasoulami et à Bobo-Dioulasou.

El-Hadj Mohammadou se créa peu à peu un petit État, à cheval sur le fleuve de Boromo, comprenant une dizaine de villages gourounsi et niéniégué, avec Ouahabou comme capitale. A sa mort, on envoya chercher son frère qui résidait à Komina (Ganadougou), mais ce dernier était mort depuis longtemps ; on confia alors le pouvoir au fils de ce frère, à Karamokho Mouktar, neveu de El-Hadj Mohammadou. Il est encore chef de ce petit État, qui ne comprend plus, en dehors de Ouahabou, que Nonou, petit village situé à 1 kilomètre dans le nord-est ; Koho, dont nous avons parlé ; et Boromo, gros village situé dans l’est sur la route du Mossi.

Dès mon arrivée à Ouahabou et une fois installé chez un des captifs de Karomokho Mouktar, je fis des démarches pour obtenir de lui une entrevue dans laquelle je pourrais lui demander les moyens de continuer ma route vers l’est. Je commençais à perdre tout espoir de le voir, lorsque, quarante-huit heures après mon arrivée, le marabout me fit dire qu’il était disposé à me recevoir.

Je m’empressai de me rendre à son désir et m’acheminai vers sa demeure précédé et suivi de toute la population. Il me reçut devant sa porte et me pria de m’asseoir en face de lui, en attendant l’arrivée de quelques notables qu’il attendait.

Ce saint homme me produisit une fâcheuse impression. Il était vêtu d’un doroké blanc d’une malpropreté excessive, coiffé d’un lambeau de chéchia autour duquel il avait enroulé une bande de cotonnade blanche également très sale. Sur son épaule gauche il portait une loque qui devait être jadis un burnous ; devant lui, couché par terre, son bâton de pèlerin en fer et se terminant par une poignée en cuivre. De la main droite il égrenait son chapelet avec une rapidité extraordinaire et remuait de temps à autre les lèvres, tout en levant furtivement les yeux sur moi. Karamokho Mouktar peut avoir de cinquante-cinq à soixante ans ; l’extrémité de sa barbiche commence à grisonner. Tout en ayant des traits et un regard qui dénotent une intelligence au-dessus de la moyenne chez les noirs, l’ensemble de sa physionomie m’a de suite arraché cette réflexion : « Ce saint homme m’a tout l’air d’être une franche canaille ».

La mosquée de Ouahabou.

A sa gauche et à sa droite étaient accroupis deux petits captifs nus, tenant chacun un pistolet entre les mains, armes peu dangereuses, vu qu’elles étaient non seulement privées de chien, mais encore de la platine.

Dès que tous ses amis furent arrivés, il me souhaita la bienvenue et s’excusa de m’avoir fait attendre un peu, puis il ajouta : « Ne vois en moi qu’un ami ; tu peux compter sur moi pour tout ce dont tu auras besoin. » L’heure de la prière du coucher du soleil (fittiri) s’approchant, il me demanda de vouloir bien revenir le lendemain pour parler de mon départ et du chemin que je désirais prendre.

Au moment où il se levait pour rentrer chez lui, des assistants se précipitèrent sur lui, le soulevèrent en le tenant au-dessous des bras, tandis que d’autres lui baisaient les pieds et lui chaussaient ses sandales.

Karamokho Mouktar passe ici pour un saint qui prie continuellement ; quelquefois c’est plusieurs semaines qu’il fait attendre ceux qui viennent le voir ; rarement on obtient de lui une entrevue avant dix jours d’attente. Il est très aimé, s’occupe peu de politique et ne sévit avec rigueur que contre les voleurs et les buveurs de dolo. Il est impuissant à réprimer n’importe quel désordre, n’étant pas assez énergique, ce qui fait que journellement les Niéniégué de Pa, petite confédération voisine de Bouki, enlèvent et font captifs des gens de Ouahabou. Aussi est-il prudent de ne jamais s’éloigner à quelques centaines de mètres du village sans être armé.

Je fis à Karamokho Mouktar un petit cadeau dans lequel figuraient, entre autres menus objets, un pistolet et un beau surtout, qu’il me renvoya, disant que c’était beaucoup trop. Comme j’insistais pour lui faire accepter ces objets, il consentit à garder le pistolet, disant qu’il était très heureux de le posséder puisque je le lui offrais de si bon cœur, mais qu’il n’accepterait pas l’étoffe.

Les assistants rendant leurs devoirs à Karamokho Mouktar.

Il fixa mon départ au 26, me promettant de me faire conduire aux Mossi de Boromo, qui, par leurs relations et la connaissance des pays de la rive gauche du fleuve, me feraient gagner sans difficulté soit le Yatenga et Ouadiougué sa capitale, soit le Mossi et Waghadougou, à mon choix.

La population entière du Dafina n’est formée que de diamma ou de lounta ou louna. Ces deux mots signifient en mandé « étrangers ». Elle se compose de deux éléments principaux, venus à des époques différentes. La première migration importante dont les gens du pays ont conservé le souvenir est celle qui a suivi le désagrégement de l’ancien empire de Mali (vers la fin du XVIIe siècle).

A cette époque, des familles d’origines diverses ont quitté les villes des bords du Niger, entre autres Nyamina, Ségou, Sansanding, Saro et Djenné, et se sont portées, d’abord vers Djenné, puis de là vers le Dafina actuel, où elles ont trouvé déjà établies parmi les Bobo-Niéniégué d’autres familles de même origine qu’elles, venues antérieurement dans le pays et déjà un peu mélangées avec les Bobo-Niéniégué. Sur l’époque de l’arrivée des premiers Dafing je n’ai rien pu apprendre. Quand on cherche à éclaircir un fait qui a plus de deux siècles d’existence, il n’est pas possible de rien obtenir de précis chez ces peuples sans traditions ni histoire ; ils n’ont souvenir que d’une chose, c’est qu’ils viennent de l’ouest.

Le deuxième élément qui a fourni un appoint sérieux à cette population est venu ici au moment des guerres d’El-Hadj Omar, de 1850 à 1862. Tout ce qui se dit Dafing à Ouahabou vient du Fouta sénégalais, du Bondou, Bambouk, Khasso, Logo, Bakel, Guidimakha, Dialafara, Kingui, Kaarta, Bakhounou, etc. Dès le deuxième jour de notre arrivée, mes indigènes avaient lié connaissance avec tout ce monde-là, qui s’informait, les uns de leurs anciens villages, les autres des personnes qu’ils avaient laissées au pays, etc. ; ces familles ont suivi le même chemin que les premières et ont traversé le Niger en trois endroits principaux : Fogny, Nyamina et Bammako.

Les enfants de ces derniers venus sont déjà tatoués comme les Dafing, et parlent le malinké des Bobo-Dioula, quoiqu’il y ait parmi eux bon nombre de Toucouleur et de Sonninké.

Les femmes dafina sont de mœurs particulièrement légères ; elles ont la réputation de ne jamais refuser une aventure, à la condition toutefois de ne pas être vues. Mes hommes m’ont fait une consommation extraordinaire de corail dans ce pays, ils avaient toujours quelque cadeau à donner.

Comme j’étais forcé de payer leurs fredaines, j’avais un moyen de contrôle qui ne me laissait aucun doute sur la moralité de mes voisines et des jeunes femmes dafina en général.

J’ai profité de la présence de Sonninké ici pour me faire préparer une peau de bouc pleine de basi (couscous[89]). Ce mets, si précieux au voyageur, est difficile à se procurer dans les pays que j’ai traversés, les femmes ne sachant pas le faire. On me procura aussi quelques patates, car sur le marché qui se tient tous les soirs il n’est possible d’y trouver que du mil, de la cotonnade, du savon, du soumbala, des niomies, etc.

A Ouahabou il n’y a ni commerce ni industrie, c’est à peine si l’on fabrique quelques étoffes en bandes blanches ou rayées bleu et blanc, pour les besoins locaux. Le sel et le kola viennent de Ouaranko et ne sont obtenus pour cette raison qu’à un prix exorbitant : le sel vaut 10 francs le kilogramme, et le moindre kola 50 à 60 cauries. Les Dafing de Ouahabou vont commercer sur les routes Djenné et Bandiagara-Dioulasou ; quand ils ont acquis un ou deux captifs, ils s’occupent de leurs cultures et ne voyagent plus que rarement.

On m’avait parlé d’une industrie spéciale au Dafina, de la préparation de la soie en écheveaux et d’un tissu en soie appelé tombo foroko fani[90]. Voici en quoi consiste cette industrie : Le ver à soie existe dans le Soudan et a été signalé par presque tous les voyageurs, mais les noirs ne connaissent pas l’élevage de ce précieux insecte. Ils se bornent à récolter les cocons sur les tamariniers et sur les mimosas, dont ces insectes mangent la feuille. Dans le Dafina, le ver à soie existe peu, les cocons sont récoltés dans les forêts du Gourounsi et achetés par les Dafing, qui filent la soie comme ils préparent le coton. On en fait une grossière étoffe qui, teintée à l’indigo, est portée comme pagne par les femmes ; elle ne ressemble en rien à une soierie : l’œil le plus exercé ne la distinguerait d’un tissu en coton qu’après un examen attentif. Ce pagne coûte cependant très cher, de 20 à 30000 cauries, et semble être recherché par les femmes du Dafina.

Quand on n’en confectionne pas de tissu, la soie est préparée en écheveaux et vendue écrue à Djenné ou à Sâro. Cette soie, teinte en plusieurs nuances, sert en partie à broder les doroké et à les orner de lomas[91].

A ce propos je ferai remarquer que Barth et d’autres voyageurs disent que c’est avec cette soie indigène teinte en vert que sont brodés les dorokés dits de Sansanding. C’est une erreur : la soie verte en écheveaux est importée d’Europe ; le Soudanais ne connaît pas la teinture verte, il ne sait teindre et obtenir que diverses nuances de bleu, le noir sale, le jaune, le rouge brique, le rouge rouille, diverses nuances de brun et le rouge brun.

1o Les nuances bleues sont obtenues avec l’indigo, soit pur, soit mélangé à diverses feuilles d’arbres qui donnent, suivant le dosage, toutes les nuances depuis le bleu azur jusqu’au bleu de prusse et cobalt.

2o Le noir est obtenu avec une sorte de sulfate de fer (voir chapitre Fourou).

3o Le jaune, à l’aide du safran (voir chapitre Tiong-i).

4o Le rouge brique, à l’aide du jus de kola.

5o Le rouge rouille n’est employé qu’à Djenné, dans le Fermagha et le Macina ; il sert à teindre la laine qui entre dans la confection du kassa, tapis ou couvertures que l’on nomme kassa.

Ce rouge est obtenu à l’aide d’une pierre appelée say qui vient du Hombori. Pilée, elle donne une ocre rouge dans laquelle on fait tremper la laine avec de l’eau de cendre (potasse), employée comme mordant. La teinture ainsi obtenue a un teint mat, terne, ressemblant au rouille sale.

6o Diverses nuances de brun obtenues avec les feuilles d’un arbrisseau appelé bassi en mandé, et raat par les Wolof et les Toucouleur. C’est la couleur nationale du Bambara et du Malinké.

7o Le rouge brun, avec lequel les cordonniers teignent les peaux. Ce rouge est obtenu à l’aide de la tige d’une variété de sorgho stérile appelée en mandé fara ouoro. Ce sorgho n’est pas beaucoup cultivé dans les pays mandé ; on ne le rencontre qu’à l’état isolé, planté autour des villages et mélangé au maïs.

La moelle de cette plante, calcinée et mélangée à l’eau de cendre, donne aux peaux, en les laissant longtemps infuser, une teinte d’un rouge qui passe bientôt au brun ; les noirs ne s’en servent jamais pour teindre du coton ou des étoffes.

A ces produits tinctoriaux il convient d’ajouter :

1o Le sey, jaune citron qu’on tire d’un arbuste de 50 à 60 centimètres de hauteur et dont on utilise la racine. L’arbuste est nommé sey-iri par les Mandé de Kong.

Dans le Djimini j’ai plus tard retrouvé la même racine sous le nom de gouéré ; elle s’emploie comme le souaran (dont j’ai parlé à Tiong-i), mais la teinte est plus mate.

Dans un village du Djimini j’ai vu obtenir du vert avec une superposition de jaune (du gouéré ou sey) sur du bleu indigo, mais cela ne donne que des teintes maculées n’ayant rien d’uniforme. Aussi cette couleur n’est-elle jamais employée.

2o Le henné, fourni par un petit arbuste que l’on trouve partout. Les indigènes se servent volontiers des feuilles de henné pour se rougir les ongles. Quelques chevaux gris ont aussi les balzanes, la crinière et la queue teintes dans cette couleur, ce qui leur donne un aspect bizarre, surtout quand cette toilette est agrémentée de taches pommelées.

Les Dafing élèvent quelques bœufs, qui sont de même race que ceux de Fourou, Niélé, Kong, etc. La race ovine est représentée par un magnifique mouton à poil ras, de race maure, qui donne un bon rendement de viande. A Dioulasou, Kotédougou et Ouahabou, le prix d’un bel animal varie entre 7000 et 10000 cauries (10 à 15 francs).

Il existe aussi ici une variété d’ânes à robe grise de l’espèce nommée en mandé sarfatté, mais qui offre cela de particulier avec les ânes du Mossi, du Bakhounou et du Macina, qu’ils ont tous le museau noir. On les appelle dafing[92]. C’est, m’a-t-on dit, cette variété d’ânes qui a donné le nom de Dafina au pays, et de Dafing aux gens qui l’habitent[93].

Nous avons déjà parlé des Bobofing et des Bobo-Dioula, il nous reste à dire quelques mots sur les Bobo-Niéniégué et les Bobo-Oulé.

Les Niéniégué diffèrent peu de leurs voisins les Bobofing. Comme chez ces derniers, on peut observer toutes les faces, tous les profils et toutes les nuances de peau ; ils ont la même coiffure et les dents taillées en pointe. Ils sont également tous de belle taille.

On les reconnaît cependant facilement à leur tatouage, dans lequel figurent les marques du Mossi, du Dafing, du Nonouma[94], du Siène-ré, du Mandé, etc. Leur face n’est plus qu’une vaste cicatrice ; ils ne sont pas uniformément marqués, on distingue trois tatouages différents.

On ne rencontre chez eux ni nez, ni lèvres percés. Ils sont circoncis et non circoncis.

Comme chez les Bobofing, il y a plus de gens nus que d’autres ; les chefs seuls portent pour tout vêtement une couverture en coton en guise de plaid ; à Yaho, les jeunes gens ont une petite jupe, sorte de ceinture en coton à laquelle pendent des franges de trente à quarante centimètres de longueur, de la grosseur d’une forte ficelle ; ces mêmes jeunes gens portent également comme boucles d’oreilles, à chaque oreille, une dizaine d’anneaux de rideaux passés dans un seul trou.

Les femmes niéniégué sont mieux faites, et n’ont pas le buste long des femmes bobofing ; elles fument toutes la pipe.

Le caractère de ce peuple est plus belliqueux ; ils sont redoutés non seulement par les Bobofing, mais encore par les Dafing et les Bobo-Dioula, dont ils sont voisins.

Leurs cases sont mieux conditionnées et tenues plus proprement que chez les Bobofing. On s’élève sur le toit par un escalier en terre, au lieu d’un simple morceau de bois entaillé.

Il existe encore une autre famille de Bobo, appelée Bobo-Oulé, mais je n’ai traversé aucun de leurs villages, situés plus dans le nord. D’après les Dioula et les gens de Ouahabou, ils ne seraient autre chose que des Niéniégué, mais de mœurs plus douces ; ils vivent en bonne intelligence avec leurs voisins et n’inquiètent pas les marchands qui traversent leur pays pour se rendre de Dioulasou à Djenné ou Bandiagara. C’est probablement le contact avec les étrangers qui les a mis sur la voie de la civilisation ; on ne voit plus chez eux de personnes nues et ils s’occupent un peu de tissage et de confection d’objets en cuir, qu’ils vendent à Djenné. Leur langue est l’idiome des Bobo-Niéniégué. Ils incisent leur physique des mêmes cicatrices que les Niéniégué et y ajoutent, sur le front, une croix à simple ou à double entaille.

Maintenant que nous avons passé en revue les diverses variétés de Bobo, il nous reste à les examiner au point de vue ethnographique et à voir à quelle famille noire il faut les rattacher. Avant tout, il y a lieu d’écarter de suite les Bobo-Dioula, qui ne sont que des étrangers vivant au milieu d’eux. Je n’hésite pas à affirmer que ce ne sont que des Malinké venus dans cette région à la suite de quelque guerre du Mali ou même plus récemment au moment du désagrégement de ce vaste royaume. Ils parlent, comme nous l’avons vu, un dialecte malinké, portent encore le vêtement teint au bassi (en brun), et sont tatoués comme le Mandé de Kong ; eux-mêmes disent qu’ils viennent du Ségou. Beaucoup de Bobofing et de Bobo-Niéniégué, plus avancés en civilisation que leurs compatriotes, font du commerce ; dès qu’ils se trouvent un peu dégrossis, ils marquent leurs enfants comme les Mandé-Dioulé et prennent le titre de Bobo-Dioula. On peut donc dire que les Bobo-Dioula constituent la caste élevée des Bobo en général.

Restent les Bobo-Niéniégué, Bobo-Oulé et Bobo-Fing. Comme on m’a affirmé que ces deux premières variétés faisaient partie de la même famille, on peut dire que les Bobo sont, ou bien les Bobo-Niéniégué, ou bien les Bobo-Fing.

Si ces deux familles ne constituent qu’un seul et même peuple, il semblerait qu’ils ont toujours vécu assez loin l’un de l’autre. Ils ne parlent pas la même langue, mais se comprennent cependant.

Les Niéniégué tiennent le chien des Foulbé ; comme eux, ils le nomment labbo, tandis que les Bobo-Fing appellent cet animal bouki (à comparer avec le mot wolof loup et hyène). Pendant le peu de temps que j’ai passé au milieu d’eux, il ne m’a pas été possible de pénétrer beaucoup leur vie intime, ni d’étudier la langue qu’ils parlent, mais je tiens cependant à consigner ici les quelques remarques que j’ai faites sur eux, en général.

Les Bobo-Fing s’ornent des colliers, bracelets, jarretières des Mboin(g) ; les femmes portent leurs enfants, comme les Mboin(g), dans une natte ou une peau, et leur tatouage est absolument semblable ; de plus, ils aiment le vin de palme et cultivent le rônier ; or le vin de palme est appelé mboin(g) en mandé : Mboin(g) ne serait-il que le surnom du peuple dont j’ai traversé quelques villages, et Bobo serait-il leur vrai nom ? Je l’ignore. Toujours est-il que les deux peuples offrent assez de traits de ressemblance pour qu’on puisse les apparenter ou au moins supposer qu’ils ont longtemps vécu côte à côte dans une même région.

Les Niéniégué, au contraire, se rapprochent beaucoup plus de la famille siène-ré. Les briquettes plates et rectangulaires qu’ils emploient pour la construction des cases sont semblables à celles des Siène-ré du Kénédougou. Le baobab est très abondant autour des villages comme chez les Siène-ré, et l’on ne voit plus le rônier qu’isolément. La teinture noire existe ici comme à Fourou. Dans leur tatouage figurent les trois marques du Siène-ré ; de plus, la rive gauche du Bagoé, aux environs de Tiong-i, se nomme Niéné ; or Niéné et Niéniégué sont deux mots semblables, la terminaison gué s’ajoutant à beaucoup de noms propres et de noms communs du Follona. Ils ont quelques mots et usages semblables à ceux des Siène-ré.

Si les Niéniégué ne sont pas des Siène-ré, ils vivent à côté d’eux depuis fort longtemps. Actuellement encore les Niéniégué et les Bobo-Oulé touchent au Mianka (pays où l’on ne parle que le siène-ré). En tout cas, ils offrent beaucoup plus de ressemblance avec ce dernier peuple qu’avec les Bobo-Fing, desquels ils paraissent avoir vécu assez éloignés.

Ce qu’il y a de curieux chez le Niéniégué, c’est qu’il enterre ses morts d’une façon toute particulière et qui ne doit pas être passée sous silence. Le défunt, après les ablutions, est placé verticalement dans un trou de 1 m. 80 de profondeur et adossé à une des parois de ce puits. Ce trou est recouvert de branchages, et tous les jours on porte de la nourriture au défunt, car ce dernier n’est réputé mort, chez eux, que lorsque la tête s’est détachée du tronc. Comme ces puits sont creusés dans le village même, l’odeur que répandent un ou deux cadavres, dans ce pays si chaud, rendrait un village inhabitable pour des Européens. Les Niéniégué ne semblent cependant pas en être incommodés, car pendant toute la période qui suit la mort jusqu’au moment où l’on maçonne le puits, ce n’est qu’une orgie, et le dolo et la nourriture sont absorbés devant la tombe.

Avant de quitter Ouahabou j’ai dû, à mon grand regret, congédier Moussa Diawara, un de mes deux domestiques, qui m’avait jusqu’à présent servi avec beaucoup de dévouement. L’ayant déjà eu à mon service il y a quatre ans, j’avais été très heureux de le retrouver à Kayes et de l’emmener ; il était intelligent, et, sans savoir parler le français, il me comprenait très bien. Tout à coup il se produisit un arrêt subit dans son développement intellectuel : d’éveillé qu’il était, il perdit la mémoire et tout esprit d’initiative. Pour comble de malheur, il prenait la moindre observation pour un acte d’hostilité de ma part. A plusieurs reprises et dans des moments difficiles, se croyant peut-être indispensable, il manifesta l’intention de me quitter pour faire du commerce. A la suite d’une réprimande méritée, il demanda à me quitter, ce que je lui accordai. De Ouahabou il pouvait gagner sans danger Djenné et le Ségou, son pays natal. Je lui payai ses gages, partie en argent monnayé, partie en poudre d’or et en marchandises.

Le même jour je trouvais à me défaire avantageusement d’un de mes ânes qui commençait à dépérir, de sorte que je me suis mis en route le 26 mai avec un convoi de neuf ânes, un domestique, un palefrenier et cinq âniers ; au total sept hommes.

Samedi 26 mai. — Comme toujours, au départ, les guides de Karamokho Mouktar faisaient défaut. A six heures, ne les voyant pas, je me mets en route sans eux ; ce n’est qu’à huit heures vingt, à hauteur d’une ruine, que je suis rejoint par un des fils de Karamokho Mouktar et trois autres cavaliers. C’était une véritable escorte que Karamokho Mouktar mettait à ma disposition ; il tenait à me prouver que son amitié était sincère. Je n’ai eu, du reste, qu’à me louer de ses bons procédés à mon égard, ses sentiments ne répondant pas du tout à son physique peu engageant.

A Boromo, les cavaliers me font descendre chez un riche musulman du Mossi, nommé Abd er-Rahman, qui m’accueille fort bien. C’est un homme qui a beaucoup voyagé ; il parle fort bien le mandé-dioula.

Boromo comprend quatorze villages, répartis sur un espace de 1 kil. 500. La population est composée de douze villages mossi, un petit village dafing et un autre, habité par quelques familles de Foulbé noirs (Sankaré) venus du Ganadougou. Tout le monde parle le mossi.

Les Mossi sont venus ici au moment des guerres d’El-Hadj Mohammadou de Ouahabou ; ils proviennent du Yatenga et de Waghadougou. Fervents musulmans et mécontents de vivre dans un pays où les naba (chefs, rois) boivent du dolo et se soucient peu de leur religion, ils ont rallié, par conviction, le pèlerin de Ouahabou et se sont groupés autour de lui.

Boromo compte environ 1200 habitants. Le village m’a paru assez prospère ; il y a beaucoup de bœufs, de moutons et quelques chevaux. Les habitants s’occupent de culture et, accessoirement, du tissage et de commerce. Ils tirent quelques chevaux et du bétail du Mossi, qu’ils vont vendre dans le Dafina et même à Dioulasou et à Ouaranko.

Dès notre arrivée, les gens de Karamokho Mouktar se mirent en relation avec les Mossi influents afin de me faire traverser le Gourounsi. Ce pays est fort peu connu actuellement. Il est sillonné par les guerriers de Gandiari, qui, à la tête des Songhay du Zaberma (rive gauche du Niger, nord du Haoussa) et de quelques bandes d’aventuriers de toute nationalité, mettent depuis plusieurs années le pays à feu et à sang. Il m’est difficile de trouver une route offrant quelque sécurité.

Trois chemins conduisent de Boromo vers le Mossi. Le premier passe à Baporo, Ladio, Bouganiéna et entre dans le Mossi à Banéma.

Le deuxième passe à Poura, To, Sillé, et se rattache à Kassougo, au chemin Waghadougou-Oua ; il rejoint le premier à Bouganiéna.

Le troisième passe également à Poura, mais de là se dirige sur Sati, Sapouï, Baouér’a, Waghadougou.

Les deux derniers furent de suite écartés comme étant trop dangereux à cause du voisinage des troupes songhay qui venaient de s’emparer de Sati. L’embarras était grand, lorsqu’un vieillard fit remarquer que le chemin Baporo-Ladio, tout en étant le plus court, est en même temps le plus éloigné de la zone que ravage Gandiari. J’optai pour ce dernier, qui offrait l’avantage de me faire atteindre dès le sixième jour de marche le village de Dallou, qui, bien que faisant partie du Gourounsi, est habité par des Mossi. Ce chemin est cependant rendu dangereux par le voisinage du Kipirsi, dont les habitants ont la réputation d’être pillards et voleurs à l’excès.

Une fois le choix du chemin arrêté, il s’agissait de trouver un guide, ce qui était plus difficile. Mon hôte me présenta bientôt deux frères, Mossi de Boromo, qui consentaient à m’accompagner l’un jusqu’à Ladio, l’autre jusqu’à Bouganiéna.

Lundi 28. — De bonne heure, les deux guides viennent me prendre. L’aîné des deux frères, nommé Isa-Safo, est monté ; Abd er-Rahman, mon diatigué (hôte), et d’autres vieux Mossi nous accompagnent bien au delà des derniers villages de Boromo et nous souhaitent bon voyage, avec force démonstrations d’amitié.

Vers sept heures nous atteignons les bords d’une grosse rivière venant du nord-ouest et coulant vers le sud-est ; c’est la branche occidentale de la Volta, celle qui passe à Bossola et qui de là, continuant son cours nord-nord-est, passe au nord de Ouaranko. A Mouki elle se coude pour passer près de Boussé, Goma et Dossa. Plus au sud elle passe près de Poura et Fana. Les Mossi qui m’accompagnent m’affirment, pour la seconde fois, que cette rivière se rend dans les environs de Kintampo (sud-ouest de Salaga) ; c’est donc bien la Volta Noire, branche occidentale de la Volta.

Les rives sont bien boisées aux abords du gué ; le sentier qui y mène, n’étant guère fréquenté que par quelques chasseurs de Boromo, est obstrué par la végétation, et c’est à coups de sabre qu’il faut se frayer un passage. Quoique les berges soient très escarpées, le transbordement des bagages s’effectue facilement. Le fond de la rivière est uni dans toute sa largeur, 35 mètres environ ; il y a 80 centimètres d’eau et le courant est d’environ 3 milles à l’heure. Ce cours d’eau roule du quartz et du gros sable ferrugineux.

En arrivant sur l’autre rive, les deux guides et un chasseur qui se rend à Baporo me font comprendre qu’il faut marcher avec précaution dans le Gourounsi et ne laisser personne derrière. Ces braves gens n’ont pas trop confiance en eux-mêmes.

Quelques instants après j’ai le bonheur de tirer, à environ cent mètres, un caïman qui sommeillait et se laissait aller au fil de l’eau, puis je tire un coup de fusil Beaumont et deux coups de revolver dans le lit de la rivière pour faire voir aux indigènes la portée et la rapidité de tir de nos armes. Cette petite démonstration ne manque pas de les rassurer et c’est pleins de confiance qu’ils m’accompagnent.

Le gros gibier abonde sur cette rive : partout on voit des traces de buffles, d’éléphants, de grosses antilopes et de phacochères (sorte de sanglier). A quelques centaines de mètres du village, je tue une antilope (son, en mandé), ce qui achève de bien me placer dans l’esprit de mes compagnons de route.

Baporo est un tout petit village, et quoiqu’il n’ait que peu de ressources, les habitants me font fête : ils me donnent du mil, des cé et une calebasse d’huîtres sèches, pêchées dans la rivière. Toute la journée il ne fut naturellement question, entre le chasseur qui parlait le nonouma et les hommes du village, que de mes armes et de l’adresse des nasara (chrétiens). Chez ces peuples à demi sauvages il n’est pas difficile de passer pour un héros.

Baporo et Poura (le gué se trouve à 7 kilomètres au sud-est du gué de Baporo) ont des relations assez suivies avec les Mossi de Boromo, auxquels ils vendent des cocons de vers à soie et un peu d’indigo. Les Mossi, de leur côté, séjournent de temps à autre dans ces deux villages quand ils viennent chasser dans les environs.

Le chef du village ne fait aucune difficulté pour me donner deux hommes qui doivent me conduire au chef de Lava.

Dans la soirée, Diawé a été piqué par un scorpion ; cette piqûre lui occasionne une forte fièvre. Le chasseur qui nous a accompagnés va sur-le-champ aux environs cueillir des feuilles qu’il mâche et applique sur la plaie ; bientôt il se produit un mieux sensible. Je n’ai pas le bonheur de connaître cette précieuse plante ; malheureusement le chasseur n’en a emporté que deux, qu’il a mâchées, et il ne m’a pas été possible de lui en arracher le nom.

Mardi 29 mai. — Ce matin, Diawé se trouve tout à fait remis ; nous quittons Baporo, et bientôt nous traversons un terrain rempli de quartz ferrugineux que les indigènes lavent et d’où ils tirent de l’or. Il existe ici tout un bassin aurifère qui commence sur le versant est des collines de Bangassi pour s’étendre jusqu’à Baporo et Lava, mais il n’est exploité que par les Niéniégué de Dousi et de Bangassi, et les Nonouma de Baporo et de Poura. Au dire des gens que j’ai interrogés, le rendement est, paraît-il, plus grand que dans le Lobi ; malheureusement, les gisements sont assez éloignés du fleuve pour que les indigènes renoncent à s’y pourvoir d’eau pour effectuer le lavage.

Il ne me paraît cependant pas difficile d’y amener de l’eau du fleuve en grande quantité ou au moins d’y creuser des puits, mais les indigènes sont trop apathiques, la moindre difficulté les arrête et les décourage, de sorte que l’exploitation de l’or par ici est peu rémunératrice. Cette population a aussi la réputation de ne pas savoir laver comme celle du Lobi[95]. La couleur de cet or est d’un beau jaune et les pépites généralement plus grosses que celles du Lobi. J’en ai vu un échantillon à Ouahabou, mais, à mon grand regret, je n’ai pu l’acheter : le possesseur, pour des raisons que j’ignore, ne voulant pas s’en défaire, même à un prix double de sa valeur. Il m’est, du reste, arrivé plusieurs fois pendant le cours de mon voyage que l’on m’offrait à acheter de l’or, mais toujours à un prix peu raisonnable (le double de sa valeur), l’indigène se faisant lui-même souvent voler par des marchands.

A mi-chemin de Lava et au moment de traverser un bas-fond plein de verdure, on me signale à environ 100 mètres en avant de nous la présence de quelques hommes armés se faufilant à travers la brousse. Isa les ayant reconnus pour des Mossi de Boromo, nous continuons à avancer et les laissons défiler sur notre flanc droit, l’arc bandé et les flèches à la main, prêts à tirer. Ils reconnurent à leur tour Isa et son frère et vinrent leur souhaiter bonne route. Comme je manifestais mon étonnement de voir ces quatre voyageurs nous approcher avec tant de méfiance, Isa m’expliqua que jamais deux partis ne se rencontraient dans le Gourounsi sans respectivement se détourner du chemin par précaution et apprêter les armes. Quand on se connaît, on se serre la main ; dans le cas contraire, on continue sa route en surveillant ses derrières et ses flancs. Un peu plus tard, nous sommes croisés par deux autres Mossi qui prennent en effet les mêmes dispositions. Il est absolument de coutume de voyager ainsi dans le Gourounsi. Les habitants du Gourounsi en général et les Nonouma en particulier sont loin d’avoir une bonne réputation ; au dire de tous ceux que j’ai interrogés, ce pays est excessivement dangereux à traverser quand on n’est pas armé.

Sur les bords de la Volta Noire.

Lava, où nous passons la journée, est un petit village à demi abandonné. Les habitants nous reçoivent bien et leur vieux chef me donne un peu de mil, du tabac et un guide pour demain.

Mercredi 30 mai. — L’étape n’est que de deux heures de marche et j’aurais bien pu rallier la veille, malheureusement on ne voyage pas ici comme on veut, les renseignements font absolument défaut. Isa et son frère sont pleins de bonne volonté, mais entendent à peine le mandé et ont de la difficulté à se faire comprendre par les Nonouma, de sorte qu’il est difficile d’être bien informé.

Arrivé de bonne heure à Diabéré, je charge mes hommes de compléter nos provisions en mil et leur donne à cet effet quelques menus objets à vendre. Comme le village est presque abandonné, il offre peu de ressources et ne possède pas de cauries. Dans la soirée nous réussissons cependant à nous procurer du mil et du sorgho en procédant par échange direct et en donnant en payement des aiguilles, des hameçons et quelques perles dites rocaille bleue.

Diabéré ou Zabéré[96] est un village très curieux à visiter ; il se compose d’un village ordinaire et d’un village souterrain ; les rez-de-chaussée sont partout si bien enterrés et les ouvertures si bien dissimulées qu’il peut arriver de loger au premier sans le savoir. On entre dans le village souterrain par une seule ouverture visible, près de la case du chef de village, dans une rue centrale ; mais de toutes les cases on y pénètre par un trou rond de 50 centimètres de diamètre semblable aux bouches des monte-charges des navires de guerre. On peut communiquer partout souterrainement et il est facile de s’égarer dans ce dédale de chambres mal éclairées ne recevant qu’un jour douteux. Pour des noirs il doit être très difficile de s’emparer d’un village construit de cette façon et d’y faire prisonniers les habitants, surtout si ces derniers opposent une résistance énergique et se sont ménagé quelques issues bien dissimulées sur la campagne.

Cette partie souterraine est réservée aux femmes, qui y font la cuisine, y remisent les provisions de bois, d’eau et les graines. Le premier, qui n’est autre chose qu’un rez-de-chaussée, car on ne peut comparer le souterrain qu’à des caves, est habité par les hommes, qui s’y tiennent pendant les heures chaudes. Le soir, à partir de cinq heures environ, tout le monde s’installe sur les argamaces et y passe la nuit quand la température le permet.

La fumée s’évacue par des trous ménagés dans les parties du village non surélevées d’un rez-de-chaussée. Quand il tombe de l’eau, on recouvre ces ouvertures-cheminées d’une poterie hors de service, ou encore par une fermeture spéciale, sorte de chaudron en terre et percé de deux trous au-dessous des anses, pour laisser échapper la fumée.

Jeudi 31 mai. — Partis dans la nuit, avec deux guides mis à notre disposition par le chef de Diabéré, nous nous égarons vers trois heures du matin à la sortie des ruines de Bouri ou Gouri ; nous campons sommairement en attendant le jour et le résultat des recherches des guides.

Au petit jour le sentier est retrouvé, ce qui nous permet d’atteindre d’assez bonne heure Ladio. Le chef me reçoit dans une grande salle basse, à demi enterrée, dans laquelle il fait si peu clair, qu’il faut y être depuis longtemps pour s’apercevoir qu’il y a du monde ; j’avoue franchement que, bien que je sois resté là dedans pendant une dizaine de minutes, je n’ai vu que la silhouette du chef ; il m’a été impossible de distinguer aucun détail de sa personne. On n’est que tout juste rassuré quand on est reçu dans un antre semblable. Comme dans quelques villages bobo, on circule dans tout le village par les toits.

Deux Songhay, guerriers de Gandiari[97], étaient dans le village et viennent me saluer ; l’un d’eux monte un beau cheval rouan (provenant du Yatenga). Ce cheval, d’une forte race, est plutôt, par la rusticité de ses membres et le développement de son poitrail, cheval de trait que cheval de selle. Ces guerriers m’informent que je viens de croiser les troupes de Gandiari.

Elles avaient quitté récemment Sati, et pendant que je gagnais Ladio, par Baporo, elles marchaient sur Poura et le fleuve qu’elles se proposaient de passer pour envahir Boromo, Ouahabou, le Dafina et les pays Niéniégué[98].

Ladio vit en mauvaise intelligence avec ses voisins ; j’ai du reste déjà remarqué que, dans le Gourounsi, les relations ne s’étendent pas au delà du premier village qu’on rencontre dans toutes les directions. Vers le nord, le Kipirsi et le pays des Sommo vivent en hostilité permanente avec les Gourounga ; aussi, lorsque je demande à me faire conduire à Gnimou, le chef de Ladio proteste, disant que ce village est trop loin, que si ses hommes s’y rendent, les habitants de Gnimou les vendraient séance tenante. Je dois donc renoncer à suivre ce chemin et prendre celui de Tierra, le chef consentant à me faire conduire jusqu’à Battokho, premier village qu’on traverse pour atteindre Dallou. Pendant la nuit un violent orage se déchaîne sur Ladio, l’eau tombe à torrents. L’orage s’annonçait déjà dans la soirée, j’avais fait mettre hier soir mes bagages à l’abri ; mes ânes seuls restaient attachés dans le village même. Pendant l’orage, la surveillance s’est relâchée, et ce matin, vers quatre heures, je me suis aperçu de la disparition de mes quatre plus beaux ânes. Je croyais les trouver broutant à portée du village, lorsqu’un examen attentif des entraves me fait voir qu’elles ont été coupées au couteau. Pendant que cinq de mes hommes cherchent la piste à l’aide de torches en paille, je selle mon cheval, laissant la garde de mes bagages à trois de mes hommes armés chacun d’un pistolet à deux coups, d’Isa et de son frère.

Je rejoins mes autres hommes près des ruines de Bondassoné, que les voleurs et les ânes avaient traversées ; ce fut une course folle à travers bois. Pendant que mes hommes examinent et suivent pas à pas les traces des animaux, je me porte en avant et cherche le passage des animaux dans les terrains fangeux, afin d’éviter toute perte de temps. Quelques hommes de Ladio nous suivent pendant une heure environ, mais nous abandonnent dès que nous entrons sur le territoire des Kipirsi. Tant que les ânes ont traversé des terrains mouillés par l’orage, la besogne est facile, mais vers trois heures de l’après-midi il ne nous est plus possible, malgré la perspicacité d’un de mes âniers, nommé Mamoura Diara, véritable trappeur, de suivre leurs traces. Les fugitifs se sont dirigés sur des terrains ferrugineux où toute trace de passage a disparu. Ne connaissant pas le pays, ne sachant au juste où je me trouve, abandonné par les gens de Ladio, et craignant de me voir surpris par la nuit, je donne l’ordre de cesser les recherches. Après un repas composé de fruits de cé, je cherche à m’orienter de mon mieux. Heureusement que j’ai eu la précaution de consulter de temps à autre ma boussole, je construis rapidement sur mon calepin un croquis approximatif de la route parcourue, et donne la direction générale à suivre. Vers quatre heures nous tombons sur les ruines de Bouri, que la veille nous avions traversées de nuit. Quelques Kipirsi maraudeurs erraient dans les ruines, et d’autres, postés sur les argamaces, nous menaçaient de tirer si nous continuions à avancer. Je les calme par gestes et en leur criant : Kaï, kaï, Ladio souri ? ce qui veut dire : Arrêtez, arrêtez ! chemin de Ladio ? L’un d’eux, ayant compris, me fait voir la direction, et bientôt nous reconnaissons l’endroit où nous nous étions égarés hier. A la tombée de la nuit, nous sommes de retour à Ladio.

Les sept hommes qui me restent me sont absolument dévoués et ont toute confiance en moi ; ils ont aujourd’hui fait preuve de beaucoup de courage et se sont lancés sans hésiter à la poursuite des voleurs dans un pays que nous ne connaissions pas. L’exemple des hommes de Ladio, se retirant, ne les a pas découragés, et je suis persuadé qu’aucun d’eux n’a eu peur un seul instant, comme cela a eu lieu dans ma marche de Tiong-i sur Tengréla, où deux hommes, que j’ai renvoyés depuis, avaient pris la fuite.

Le résultat de l’enquête à laquelle je me suis livré ce matin me prouve que les voleurs ne sont pas rentrés dans le village, ni pendant ni après la nuit, ils en sont seulement sortis. Comme le constatent les traces, arrivés à Bondassonné, deux des voleurs ont fait retour sur Ladio. Enfin, par une nuit aussi noire il est impossible de faire son choix sur les quatre meilleures bêtes quand on ne les connaît pas d’avance.

Mes soupçons se portèrent de suite sur cet homme du Gadiaga que j’avais pris à mon service à Kotédougou, il n’avait pas passé la nuit avec mes autres hommes. Ces derniers parlaient de l’exécuter séance tenante comme traître ; mais comme la culpabilité de cet homme n’était pas suffisamment prouvée, je donnai l’ordre de ne pas l’inquiéter pour le moment. Un séjour plus long ici ne pouvait que devenir dangereux, il s’agissait de trouver les moyens de sortir au plus vite de cette situation. Tous mes ballots sont remaniés, je répartis les quatre charges sur les six ânes qui me restent et mes sept hommes, et nous nous empressons de quitter Ladio. Le chef du village refuse de se livrer à aucune enquête, prétextant qu’il n’a pas les moyens de m’aider en quoi que ce soit : il ne me reste plus aucun espoir de retrouver mes animaux.

A la recherche des ânes.

Samedi 2 juin. — C’est en nous traînant péniblement que nous atteignons Battokho. Les ânes ont porté des charges d’environ 90 kilos et chacun de mes âniers 25 kilos sur la tête tout en conduisant les ânes. Pour égayer un peu mon personnel éreinté, et lui faire oublier ses fatigues, je plaisantai un de mes captifs libéré, Birama, auquel on avait volé ses deux ânes, en lui rappelant les discours qu’il avait l’habitude d’adresser de temps à autre à ses bêtes, à la manière des marchands sonninké. « Allons, Bala[99], et toi, Sarfatté[100], disait-il jadis en s’adressant à ses deux ânes, marchons vite et bien ! Les ânes vont partout, dans le pays du sel et dans le pays du kola ; ils ont de petits pieds qui ne fatiguent jamais et une grande bouche qui ne mange cependant le dégué[101] de personne. » Ces braves gens éreintés et ruisselants de sueur marchaient quand même et sans murmurer : comme moi, ils savaient que notre salut dépendait de nos marchandises, aussi pour rien au monde n’auraient-ils laissé un colis en détresse.

Dimanche 3. — Aujourd’hui l’étape est encore plus pénible ; il y a trois villages à traverser, et dans chacun d’eux il faut changer de guides. Ils ont une telle peur de se voir capturer par leurs voisins, qu’ils s’en retournent en coupant à travers la brousse, et sans suivre de chemin, comme bien on pense. Ce n’est qu’au bout d’une demi-heure et même d’une heure de halte dans chaque village qu’on obtient un nouveau guide. A Diéni, tous les hommes sont devant le village et sur les toits, munis de leurs arcs et prêts à nous décocher des flèches empoisonnées déjà sorties du carquois et tenues de la main gauche sur la corde de l’arc. Le guide de Tierra, par quelques paroles, rassure la population, et tout rentre dans l’ordre. Ce n’est qu’à onze heures et demie que nous atteignons Dallou.

Pendant le trajet de Tierra à Diéni il s’est produit un pénible incident que ma conscience ne me permet pas de laisser sous silence. L’homme du Gadiaga, qui comme les autres portait une charge, maugréait en marchant et finalement me signifia qu’il ne voulait plus avancer, n’étant pas venu, disait-il, pour porter une charge. Ce n’était, probablement, qu’un prétexte pour s’en retourner au plus vite et rejoindre ses complices les voleurs d’ânes ; mes doutes se confirmaient. Il me mettait dans un sérieux embarras. Je l’engageai à nous suivre jusqu’à Dallou, où il y a des Mossi parlant mandé qui lui faciliteraient le retour ; je voulais, en agissant ainsi, l’emmener le plus loin possible afin de l’empêcher de rejoindre les voleurs d’ânes et de tirer profit de sa complicité, quand précipitamment, à un détour du chemin, en un endroit un peu fourré, il jeta sa charge à terre et se sauva dans la brousse. Je le poursuivis à cheval, et au bout de quelques minutes je réussis à l’atteindre au côté gauche d’un coup de revolver. Il mourut quelques instants après. Mes hommes, appréciant mieux que moi le danger que ce traître nous faisait courir dans des pays qu’il connaissait admirablement et qu’il niait avoir jamais traversés, vinrent tous me dire que si je ne m’étais pas livré à cette extrémité, il nous aurait ou dévalisés ou fait assassiner à la première occasion. Ils en savaient plus long que moi sur les agissements de ce misérable. Je dus, pour continuer ma route, prendre sa charge et la porter en travers sur ma selle jusqu’à Dallou.

Dallou comprend deux grands villages, un village gourounga et un village mossi. Le chef gourounga, à mon arrivée, m’explique que je serai mieux chez les Mossi, et me fait conduire, à ma grande satisfaction, à Moussa Safo, chef des Mossi. Il est une heure de l’après-midi quand nous arrivons ; et ce n’est pas sans une grande satisfaction que nous entrons dans ce village à toits en paille. Nous nous sentons dès lors plus à l’aise et comme en pays ami. Notre diatigué parle très bien le mandé ; il nous reçoit de son mieux, et s’occupe de nous trouver soit un âne, soit quatre ou cinq porteurs pour après-demain.

On ne peut pas dire qu’à Dallou il y a des ressources, j’ai cependant trouvé à acheter des piments, un peu de sel, de la viande et des kola.

En temps ordinaire et avant la guerre, les Mossi de Dallou s’occupaient du commerce du sel et des kola ; ils se trouvent en effet situés non loin d’un chemin commercial qui paraît avoir été jadis bien fréquenté : je veux parler de l’artère Sofouroula, Oua, Kintampo. Actuellement et depuis la guerre, ils s’occupent seulement d’achats d’esclaves et fournissent du sel et d’autres provisions à Gandiari.

Il n’y a à Dallou que trois ânes et cinq ânesses. Aucun de ces animaux n’étant ni à vendre ni à louer, le vieux Moussa, mon diatigué, s’occupe de trouver cinq porteurs. Comme il a l’air de n’y mettre que peu de bonne volonté, je lui rappelle sa promesse. Toute la journée, Moussa, comme du reste la plupart des noirs, me répète : A na soro, hamdoullilahi ! Allah ma nsona ! Bassi té ! Allah a ni héré bé[102] ! etc., de sorte qu’au lieu de me mettre en route vers cinq heures du matin demain, je ne quitterai Dallou probablement que vers neuf heures.

Mardi 5 juin. — Il fait déjà chaud, nous partons accompagné du chef gourounga à cheval, et de cinq porteurs engagés jusqu’à Bouganiéna, à raison de 1500 cauries payables à l’arrivée. Trois villages séparent Dallou de Bagata. L’un d’eux, Voyou, m’a semblé bien peuplé ; Kou et Kotélé sont presque ruinés. A midi seulement nous entrons à Bagata, grand village mossi, comprenant environ trente groupes de cases de 15 à 40 habitants ; la population de ce groupe semble atteindre 1300 à 1500 habitants.

Quelques voisins de mon campement viennent m’apporter des kola, du riz et du soumbala ; on me vend aussi une calebasse de lait aigre et quelques niomies froides qui constituent notre déjeuner.

A trois heures je me remets en route et nous atteignons Bouganiéna à quatre heures et demie.

Bouganiéna est un grand village qui ne contient pas moins de 40 à 50 groupes de cases, suivant que l’on compte pour un ou pour deux certains groupes assez rapprochés les uns des autres ; la population totale de ce village doit être de 1500 à 2000 habitants, tous Mossi.

6 juin. — Mon diatigué s’occupe de me trouver deux ou trois ânes, et, dans la matinée même, on m’en présente quelques-uns dont on me demande 50000 à 60000 cauries. Je tombe d’accord pour un âne bala à raison de 30000 cauries. Le difficile est de trouver des cauries, j’en manque absolument pour le moment.

Mon hôte a déjà dû, dans la journée, m’avancer 7500 cauries pour payer mes porteurs. J’ouvre quelques ballots ; la vente de deux pistolets à pierre et de quelques menus articles, pierres à fusil, aiguilles, papier, glaces, me permet cependant de payer l’âne et de rembourser les cauries.

Il est très difficile de vendre par ici. Les Mossi du Gourounsi ne voyagent pas beaucoup ; ils s’occupent un peu de l’élevage des chevaux et des ânes, et surtout du commerce des captifs.

Bouganiéna offre quelques ressources ; je réussis à me procurer du riz, des piments, des haricots ; mais il n’y a pas de viande à acheter en ce moment ; c’est le mois de Ramadan, et les habitants, tous musulmans, observent strictement le jeûne. Le soir, après le coucher du soleil, ils mangent le bakha, préparation de farine de mil cuite, avec du tamarin, et dans la nuit a lieu un repas de haricots, de lakh-lalo ou de riz.

Quoiqu’il y ait beaucoup de vaches à Bouganiéna, je n’ai réussi à me procurer qu’une fois du lait. Les moutons et chèvres sont également nombreux, mais ce qui abonde, c’est surtout la volaille et les pigeons.

Les Mossi ne sont pas importuns ; personne n’est venu m’ennuyer ; les quelques visites que j’ai reçues ne se sont pas prolongées outre mesure. Les gens m’ont paru un peu civilisés. L’imam est venu me voir avec plusieurs lettrés musulmans et m’a demandé la permission de me poser quelques questions sur les chrétiens et les juifs, dont il n’a connaissance que par les livres. C’est un vieux bonhomme qui parle bien le mandé. Ayant appris que le matin j’avais été me promener à la mosquée, il me demanda pourquoi je n’y étais pas entré ; je lui expliquai que j’avais craint d’être indiscret, ce qui le fit sourire et lui donna l’occasion de me dire que les Mossi ne pensent jamais à mal et ne voient aucun inconvénient à ce qu’un chrétien entre dans ce saint lieu.

En allant rendre sa visite à l’imam, je vis chez lui un gamin qui avait le bras fracturé et auquel on faisait le pansement à l’aide d’attelles.

L’homme qui se livrait à cette opération chirurgicale semblait être très versé dans sa science, car c’est vraiment avec dextérité qu’il s’acquittait de ses fonctions. J’en fus frappé et exprimai mon étonnement à mon hôte. Il m’assura que, dans le pays, on arrivait à guérir et à remettre toutes les fractures, et qu’il n’était pas rare de voir guérir des membres brisés.

En sortant, j’allai visiter la mosquée.

Ce monument est orné sur la face nord de petits carrés, losanges et triangles en creux, irrégulièrement disposés. Le grand minaret est, comme d’habitude, surmonté d’un œuf d’autruche. Quant aux petits minarets de la cour, ils ne sont couronnés que de gargoulettes en terre. Cette mosquée a 16 mètres de long sur 18 de large ; sa hauteur est de 6 à 7 mètres, et le grand minaret a environ 5 mètres. A côté des petites cases rondes mossi, la mosquée, vue à quelques centaines de mètres, paraît beaucoup plus grande qu’elle ne l’est en réalité ; elle fait très bon effet.

Bouganiéna est le dernier village faisant partie du Gourounsi ; la frontière du Mossi se trouve à 6 kilomètres dans l’est, et est marquée par un bas-fond marécageux.

Vendredi 8 juin. — Je me mets en route tout seul, avec mes hommes, personne n’ayant voulu m’accompagner à Banéma (premier village mossi), résidence de Boukary Naba. Ce chef, à la suite d’un différend survenu récemment au sujet de bœufs, a prévenu les Mossi de Bouganiéna qu’il ferait captif tout individu qui se risquerait à venir à Banéma.

Le chemin est bien frayé ; il est impossible de s’égarer. A neuf heures je m’arrête devant le groupe de cases habitées par Boukary-Naba.

La présence d’une dizaine de chevaux entravés sous les arbres et le bruit du tam-tam m’indiquent suffisamment que je me trouve bien en présence de la résidence du chef.

Avant de faire plus amplement connaissance avec les Mossi chez lesquels nous venons d’entrer, revenons un peu sur les Gourounga et leur pays.


★ ★

Cette contrée, dans la partie où je l’ai traversée, et surtout aux abords du fleuve et des bas-fonds, est en général couverte d’une végétation qui, sans être luxuriante, est cependant belle pour le Soudan ; elle offre de temps à autre aux voyageurs des sites d’un aspect sauvage qui égaye, repose la vue et rompt la monotonie des pays soudanais.

Le gibier abonde partout : sans compter les perdrix, pintades, outardes, on y trouve encore toutes les variétés d’oiseaux aquatiques. A l’exception du singe, j’ai vu les traces ou aperçu presque tous les animaux qui constituent la faune du Soudan. L’éléphant notamment y est très commun ; il n’y a pas de village où l’on n’en trouve des ossements. Les indigènes portent tous des bracelets ou des boucles d’oreilles en ivoire. Je ne crois pas cependant que les Nonouma réussissent souvent à tuer cet animal, car ils ne possèdent comme armes que l’arc et la hache ; ce sont plutôt les chasseurs mossi qui, armés de fusils, en tuent de temps à autre.

La mosquée de Bouganiéna.

Diawé, qui est un excellent chasseur et un connaisseur, après avoir examiné dès ossements, m’affirme que les éléphants de cette région appartiennent à une espèce de petite taille, au pelage roux noir que les Mandé désignent sous le nom de sama-oulé (éléphant rouge). Cette variété est plus petite que l’éléphant gris noir que nous avons vu souvent aux environs de Niélé.

La constitution géologique du Gourounsi est très variée : tandis qu’aux abords du fleuve il n’y a que du quartz ferrugineux et des sables aurifères ; ailleurs ce sont des terrains alluvionnaires dans lesquels émergent tour à tour le granit gris bleu et la roche ferrugineuse. Le terrain est peu accidenté : c’est à peine si l’on aperçoit de temps à autre quelques plissements ; il y a peu ou pas de ruisseaux ; l’eau se ramasse dans quelques bas-fonds, y forme de grandes flaques couvertes de nénuphars et d’autres plantes aquatiques.

Aux environs de Dallou, Bagata, Bouganiéna, l’aspect de la région change brusquement : on entre dans de grandes plaines découvertes, pour la plupart défrichées ; les arbres ont fait place à une mimosée très épineuse qui abonde dans beaucoup d’endroits ; le terrain est argilo-siliceux, rarement on voit du fer. Il y a cependant beaucoup de granit aux environs de Bouganiéna. Les cé et netté sont plus vigoureux que partout ailleurs ; c’est une région de culture dans toute l’acception du mot ; la terre végétale m’a paru excellente.

Comme type en général, et comme mœurs, les Nonouma m’ont semblé offrir quelque analogie avec les Niéniégué, leurs voisins ; ils ne parlent cependant pas la même langue. Ils sont marqués de trois façons différentes.

La limite des Nonouma vers l’est se trouve entre Ladio et Dallou. Dans ce dernier village on entre déjà dans une autre famille gourounga, celle des Youlsi ; aucun des habitants n’est tatoué.

Chez les Nonouma, les femmes ont à peu près toutes le corps tatoué ; le buste n’est quelquefois qu’une vaste cicatrice ; on n’y distingue pas de dessins : c’est une série de petites entailles disposées sans symétrie autour des reins, du nombril, dans le dos et sur les épaules.

La plupart des Nonouma sont circoncis ; on en rencontre de nus et d’autres qui portent le bila. Beaucoup de femmes se couvrent avec le foulabourou (bouquet de feuilles), il y en a aussi qui errent toutes nues. Comme les Niéniégué, elles fument la pipe.

Les bijoux des Nonouma sont tous en ivoire : ce sont des bracelets se portant au-dessus du coude et des boucles d’oreilles à peu près uniformes et du diamètre d’une pièce de 2 francs.

En passant à Lava, j’ai vu des séances de dou comme chez les Bobo. Dans le même village se trouvaient également des tombes en forme de puits, comme celles des Niéniégué.

Les femmes nonouma comprennent d’une drôle de façon les soins de propreté à donner à leurs enfants. Tous les soirs le même spectacle s’offrait à mes yeux. La mère, tenant l’enfant sur ses genoux, commençait à lui ingurgiter avec la main autant d’eau qu’elle pouvait ; pendant ce temps le pauvre petit pousse naturellement des cris à fendre le cœur d’une mère un peu sensible, mais rien ne l’arrête : tant qu’il reste une goutte d’eau dans la calebasse, le petit doit l’avaler. Si encore le lavage était terminé, il n’y aurait que demi-mal, mais là commence une opération que je n’avais pas encore vu pratiquer.

La mère place son enfant sur ses genoux, la tête tournée vers le sol, puis, se servant de sa bouche comme canule, lui fait prendre force lavements. Après chaque gorgée, elle détourne le postérieur de l’enfant, qui s’empresse de chasser avec force ce liquide. L’opération se continue jusqu’à ce que la calebasse d’eau soit épuisée. Il passe ainsi dans le corps du petit être, soit par en haut, soit par en bas, environ quatre litres d’eau par séance. Ce nouveau genre de lavement n’a pas l’air d’incommoder l’enfant, qui pleure rarement.

Soins de propreté.

Les Nonouma saluent et souhaitent la bienvenue en se frappant la cuisse ou la jambe de la main droite aussi souvent qu’ils vous disent dadio ou dagaré, ce qui doit vouloir dire « bon matin, bonjour ». Quand j’arrivais près d’un chef de village, c’était au moins pendant cinq minutes qu’il répétait dagaré en se frappant la jambe ; comme salut, cela m’a paru assez original.

Ce peuple est très superstitieux. Ainsi, à Ladio, quatre koma (grues couronnées) ayant dirigé leur vol vers le village, toute la population monta sur les argamaces en poussant des cris, afin de les effrayer et de détourner leur vol.

Près du même village il y a une sorte de mare où l’on prend l’eau pour boire ; cette mare est infestée de caïmans. Comme je me disposais à aller en tirer un, on me pria de ne pas le faire, la mort d’une de ces bêtes pouvant causer ou attirer les plus grands malheurs sur le village.

Je n’ai rien à ajouter à propos de leurs habitations, j’en ai déjà parlé à Diabéré. Je signalerai cependant les toits, qui sont dépourvus de gouttières en bois ; l’eau s’écoule le long d’une paroi, et afin de l’empêcher de désagréger ce chétif mur en terre, sur toute la partie où l’eau s’écoule les Nonouma ont incrusté des fragments de poterie, des morceaux de schiste et des cailloux plats de diverses couleurs. Le tout constitue une grossière mosaïque.

Le Gourounsi était bien peuplé avant que Gandiari vînt y faire la guerre. J’ai traversé beaucoup de grandes ruines ; on voit aussi de nombreuses cultures abandonnées. Actuellement, le pays est à peu près ruiné, les villages à moitié abandonnés et l’on ne cultive pas avec ardeur. Il n’est possible de se procurer que du mil et du sorgho, et encore en petite quantité ; les indigènes en ont fort peu, les chefs de village eux-mêmes sont forcés de faire du dolo avec le fruit du kountan[103]. Ce dolo a un goût qui n’est pas précisément agréable, j’en ai cependant bu sur les conseils de Diawé qui me l’ordonnait comme laxatif. Il ne faut pas songer à se procurer d’arachides, piments, oignons, soumbala ou sel : ces condiments font absolument défaut. Les Nonouma se servent en guise de sel d’une cendre qu’ils obtiennent en brûlant des herbes vertes. Les sauces de lakh lalo préparées de la sorte ont un très mauvais goût. J’avais heureusement un peu de couscous et de la viande sèche de l’antilope que j’ai tuée près de Baporo, ce qui m’a permis de traverser ce pays sans trop souffrir de la faim.

Au nord de la partie du Gourounsi habitée par les Nonouma et à une faible distance, quelquefois même à moins d’un jour de marche, se trouve le Kipirsi. C’est une région bien peu connue, même des indigènes qui voyagent.

Voici ce que j’ai pu apprendre sur ce pays et les peuples qui l’habitent.

Dans la partie ouest de leur territoire et vers le coude de la Volta Noire habite un peuple encore sauvage dans le genre des Bobo. On le nomme Sommo, Songho ou Samokho ; il est hospitalier et moins féroce que le racontent certains marchands qui m’en ont fait une description trop fantaisiste. Cela ne les empêche pas à l’occasion de rançonner les voyageurs. La rapacité du chef noir est indiscutable ; quand il est peu civilisé, il cherche brutalement à accaparer ; dans le cas contraire, la même chose se produit, seulement on s’en aperçoit moins, parce que c’est fait avec plus d’astuce et l’accaparement a lieu avec une certaine réserve.

Je n’ai vu que trois fois des Sommo, ils étaient esclaves dans le Dafina et à Dioulasou. Ils se marquent d’une série de vingt-sept entailles entourant la bouche et couvrant les joues et le menton ; en plus ils ont la marque caractéristique du Mossi : l’entaille en arc de cercle partant du milieu du nez pour venir mourir à hauteur de la deuxième molaire.

Dans la partie est du Kipirsi, la population est dénommée Kipirsi ou Kipirga ; elle est fortement mélangée dans les confins du Gourounsi avec l’élément youlsi, mais ne s’est pas alliée aux familles sommo de l’est. J’ai vu quelques Kipirsi captifs des Niéniégué de Bondoukoï et d’autres de loin dans les ruines de Bouri ; ils sont à demi sauvages et pillards à l’excès.

On ne traverse leur pays que lorsqu’on y est forcé ; leur territoire faisait jadis partie du Mossi, mais les Kipirsi sont aujourd’hui absolument indépendants. Ils parlent un dialecte se rattachant au Mossi, et sont tatoués comme ce dernier peuple.

Le Kipirsi est traversé par une arête montagneuse analogue au soulèvement de Bobo-Dioulasou. Les villages sont construits sur ces hauteurs, et leurs cases sont en paille comme celles des Mossi.

Le territoire des Sommo et le Kipirsi sont traversés par deux chemins parallèles qui relient Safané (Dafina) par Sarma et La ou Lalé à Waghadougou et Boussé (Dafina), par Koukhoulor’o[104] à Waghadougou.

Comme chemins le traversant du nord au sud et faisant communiquer le Yatenga directement avec le Gourounsi, il n’en existe pas. Le caractère belliqueux de cette population empêche toute communication directe sans passer par le Mossi : c’est ce qui explique pourquoi du Dafina je n’ai pu me porter directement dans le Yatenga. Pour atteindre ce pays, il m’aurait fallu remonter jusqu’à Barani et aux limites sud du Fouta et gagner ainsi Ouadiougué, la capitale du Yatenga.

La grande artère nord-sud en quittant Ouadiougué (capitale du Yatenga) se dirige à travers le Mossi vers Yako, Loumbilé, Djitenga et dans le Gourounsi par Lalé, Nabouli, Bouganiéna ; de là elle va sur Sati, Oua-Loumbalé, Oua et Kintampo.


CHAPITRE IX

Chez Boukary Naba. — Manque d’interprètes. — Curieuses coutumes de la cour du Mossi. — Préparatifs pour une fête. — On attend l’apparition du croissant. — La fête à Sakhaboutenga. — On me confie à Isaka. — En route pour Waghadougou. — Séjour dans la capitale du Mossi. — Une audience chez Naba Sanom. — Difficultés avec Naba Sanom. — On me signifie de partir. — Retour chez Boukary Naba. — Nouvel accueil bienveillant. — Une rafle d’esclaves. — Boukary Naba veut me faire épouser trois jeunes femmes. — Mariage de mes hommes. — Retour à Bouganiéna. — Difficultés pour trouver des guides. — Géographie et état politique du Mossi. — Quelques itinéraires. — Flore et faune. — Chevaux. — Médication vétérinaire. — Anes. — Notes ethnographiques. — Costumes, richesse, état social. — Aliments. — Étoffes en usage dans le Mossi. — Guerres de Gandiari et des Songhay dans le Gourounsi. — Quelques mots sur le Yatenga.

L’installation de Boukary Naba a plutôt l’air d’un campement que d’une habitation permanente ; elle comporte un groupe d’une vingtaine de cases en séko[105] abritant sa famille et ses chevaux. A proximité de ce groupe se trouvent les cases de la valetaille et de quelques vieux captifs dévoués à Boukary Naba.

Comme les autres villages mossi que j’ai traversés, Banéma se compose d’une vingtaine de petits villages, dont j’évalue la population à 600 ou 700 habitants.

Mon arrivée chez Boukary Naba fut très drôle. Ainsi que je l’ai dit plus haut, j’étais parti sans guide de Bouganiéna ; je tombais donc chez lui tout à fait à l’improviste, sans interprète, ne connaissant qu’une cinquantaine de mots mossi, ce qui constituait un trop léger bagage linguistique pour me faire comprendre. Aussi, quand, quelques instants après mon arrivée, il me fit mander chez lui, ce fut une hilarité générale. Boukary me parlait le mossi ; quelques marchands étrangers qui se trouvaient là m’adressèrent la parole en haoussa, puis en songhay et finalement en foulfouldé. Comme j’ai deux hommes qui parlent le poular, j’en fis mander un, mais ce fut inutile, car en parcourant lentement des yeux le cercle qui s’était fait autour de nous je reconnus un tatouage dafing. Dès que j’eus adressé la parole en mandé à ce captif, tout le monde s’écria : « A yé é Tauréarga tenga » (il vient du pays des Mandé), et la conversation s’engagea.

Boukary Naba ne me demanda pas d’explication. Je me rendais à Waghadougou, cela lui suffisait. « Ce qu’il y a de plus pressé, dit-il, c’est de t’installer toi et tes hommes. » Il me fit donc conduire chez un vieux captif guerrier et m’envoya une grande calebasse de riz cuit au jus de viande, des galettes de farine de haricots et du dolo, ce qui constitua pour moi un excellent déjeuner, d’autant plus que depuis bien longtemps je n’en avais fait de pareil.

Après avoir pris un peu de repos et avoir quitté mon vêtement de route, je mis mon uniforme et allai rendre visite à Boukary pour le remercier de son bon accueil et lui demander de m’assurer la route sur Waghadougou. Il m’accueillit fort bien, me serra la main et me pria de vouloir bien différer mon départ de quelques jours pour célébrer avec lui la fête qui termine le jeûne du ramadan et qui devait avoir lieu dans deux ou trois jours. « C’est un grand plaisir pour moi de te posséder ici pour la fête, me dit-il. Tu as certainement vu des choses plus belles dans ton pays, mais tu n’as pas vu de fête dans le Mossi. Cela te fera plaisir, je l’espère ; tu ne peux me refuser. »

Cette invitation me fut faite d’un ton si aimable et me parut si sincère que j’acceptai. Il me promit également de me mettre en route le lendemain de la fête. Boukary Naba est du reste fort bien élevé pour un nègre. Par ses manières il laisse de suite deviner qu’il appartient à une classe élevée de la société noire. C’est un grand bel homme d’une quarantaine d’années ; il a la figure pleine et plutôt ronde qu’ovale ; son menton se termine par une toute petite barbiche, et, quoique tatoué en Mossi, il n’est pas défiguré. Son regard est franc. L’ensemble de sa physionomie dénote l’intelligence. Il doit être très bon, mais en même temps très ferme dans ses résolutions. Comme type je lui ai trouvé une certaine ressemblance avec Iamory Ouattara, chef de Kanniara (États de Kong), mais il a les traits beaucoup plus fins.

Boukary est très proprement vêtu et porte une culotte longue en étoffe bleu foncé rayée de blanc appelée noufa en haoussa et en mossi. Le bas des jambes, cylindrique sur une hauteur de 20 centimètres, est brodé en soie solférino de provenance européenne, et les jambes sont ornées d’arabesques en soie de même couleur. Sa coussabe (doroké, en mandé) est d’une très belle teinte d’indigo. Ce vêtement vient de Kano et est appelé karfo en haoussa et en mossi[106]. Un bonnet noir, forme chéchia, sur le devant duquel sont attachés une amulette renfermée dans un morceau de peau de chat tigre et un anneau en argent, complète la tenue du naba.

Comme chaussures, il porte une jolie paire de babouches rouges montantes qui font très bon effet. Ses bijoux consistent en un bracelet d’environ cent francs d’argent à chaque poignet et deux petites bagues, l’une en or, l’autre en argent.

Assis sur une natte propre, il a en permanence à sa droite et prosterné devant lui un esclave qui lui présente une petite calebasse de dolo, recouverte d’un couvercle en vannerie. Quand Boukary Naba veut boire, il touche du doigt l’échanson, qui, après avoir bu quelques gorgées de dolo, lui offre la calebasse.

Façon de saluer le naba.

Pendant que Boukary boit, tous les assistants claquent des doigts en tenant les mains près de terre. La même chose se passe lorsque le naba a des renvois, éternue, se mouche ou crache.

Un autre usage assez curieux, c’est la façon dont les gens se présentent devant le naba et le saluent. Arrivés en rampant à quelques pas de l’endroit où est assis le naba, les Mossi, tête découverte, se jettent face contre terre et frappent trois fois le sol, des deux coudes, l’avant-bras vertical et l’index ouvert. Puis ils se frottent les mains en faisant lentement le mouvement d’une personne qui écrase de la pommade, ils frappent encore trois fois terre des coudes et restent dans cette position jusqu’à ce qu’on les renvoie. Tout le monde salue le naba[107] de la même façon. J’ai vu faire ce salut au propre frère de Boukary, à Nabiga[108] Masy, chef de Doullougou. Il n’y a d’exceptions que pour les musulmans un peu influents ; ceux-là, tout en s’approchant timidement de la royale personne, sont tenus quittes de toute cérémonie en récitant une prière.

Tous les jours, de bonne heure, les griots viennent saluer Boukary à coups de tam-tam, et pendant une bonne partie de la matinée la case de ce chef ne désemplit pas de visiteurs. Dès que Boukary Naba se sentait un peu libre, il me faisait demander, m’offrait des kola, du dolo, et me questionnait sur les choses d’Europe — questions naïves naturellement, portant sur les produits du sol, l’éloignement du pays des blancs, la mer, etc. Il me pria de lui donner des capsules, ayant reçu en cadeau de Gandiari, le chef songhay qui a ravagé le Gourounsi, trois fusils anglais à piston, dont une carabine qui devait jadis avoir du prix, mais qui actuellement n’est plus qu’une ferraille. Il possède aussi une baïonnette, dont il est bien ennuyé de ne pas trouver l’emploi, car elle ne s’adapte sur aucun de ses fusils. J’ajoutai aux capsules un beau tapis de selle, un pistolet, des turbans et autres étoffes, perles, coutellerie et glaces, ce qui le combla de joie.

Dimanche 10 juin. — Dès la première heure Boukary me fait dire qu’il compte bien que je l’accompagnerai demain à cheval à Sakhaboutenga, où il a coutume de se rendre le jour de la fête. Pendant toute la journée l’entourage du naba s’occupe des préparatifs ; on distribue de la poudre, nettoie les fusils, essaye les harnachements, on astique les cuivres comme en France la veille d’une grande revue.

Ce qu’il y a de curieux, c’est que, musulmans ou non, les noirs célèbrent tous cette fête. C’est une occasion pour eux de faire bombance, et ils ne la laissent pas échapper. On mange tant que l’on peut, on boit beaucoup de dolo et l’on tire quantité de coups de fusil : c’est plus qu’il n’en faut aux noirs pour être heureux. Ceux qui ne possèdent qu’un arc visent la nouvelle lune et lancent quelques flèches vers l’astre, convaincus que cela leur portera bonheur. L’année prochaine, à pareille époque, ils auront peut-être gagné un fusil, une femme ou un cheval, qui sait ?

Dans la soirée, il y a un moment de consternation : personne n’a vu le croissant ; on s’en console cependant en se répétant que si nous ne l’avons pas aperçu ici, il s’est certainement montré ailleurs, et l’on se met à boire du dolo toute la nuit.

Lundi 11 juin. — Ce matin de bonne heure Boukary envoie un cavalier à Sakhaboutenga consulter les marabouts. Le messager revient bientôt en affirmant au naba que le soir il verrait la lune. « Tous les marabouts l’ont dit ! »

Boukary et son escorte.

Ce soir on aperçoit pendant quelques moments le croissant tant désiré : aussi la poudre parle une partie de la nuit et le dolo coule à flots.

Boukary Naba fait venir un des flûtistes attachés à sa personne. C’est un musicien de grand talent. Je suis stupéfait de l’entendre tirer de si jolis sons d’une simple flûte en bambou aussi grossièrement fabriquée.

Ce musicien émérite joue un air qui, par son rythme, ressemble à de la musique de gens civilisés.

Mardi 12. — Dès quatre heures du matin le tam-tam résonne partout, tout le monde est affairé, on se croirait vraiment à la veille d’un événement important. Ce n’est pourtant que vers six heures et demie qu’on réussit peu à peu à se rassembler et que tout le monde est prêt (effectif total : 16 chevaux et 25 guerriers armés de fusils).

Boukary monte un très beau cheval bai brun foncé. Par-dessus sa selle il a ajusté le tapis en velours bleu et or que je lui ai donné. Le poitrail et la croupe sont couverts de tapis en drap rouge, ornés de petits dessins en losanges rapportés en blanc et en noir. La tête de la bête disparaît sous la cuivrerie, sonnettes, chaînettes, mors et autres ornements. Les étriers sont en cuivre de la forme en usage dans le Haoussa.

Boukary Naba est presque vêtu comme tous les jours ; il a simplement remplacé ses babouches rouges par une paire de demi-bottes en cuir rouge et jaune, et sa coussabe bleu foncé par un vêtement de même coupe en cotonnade blanche du Haoussa sur laquelle l’indigo a fortement déteint, ce qui est très bon genre ici. Sur le sommet de son bonnet est fixée une couronne en cuir rouge et peau de panthère, à laquelle sont suspendus des pitons en fer à trois branches d’une longueur de 4 à 5 centimètres. Cet emblème royal est porté par les nabiga seulement.

Nabiga Masy, chef de Doullougou, jeune frère de Boukary, est venu passer les fêtes à Banéma. Ce jeune homme a des manières qui dénotent également un peu d’éducation et de savoir-vivre.

La bête qu’il monte est fort jolie et très bien harnachée ; lui, en revanche, porte une coussabe d’un goût douteux pour un Européen, mais peut-être fort estimée ici. La figure du nabiga est entièrement cachée par un lemta en karfo qui ne laisse paraître que les yeux.

Les quatre jeunes gens occupant les fonctions d’échansons servent d’escorte au naba ; ils sont vêtus de surtouts, sorte de petites coussabes à taille de diverses nuances, et serrés à la ceinture par un cordon rouge ; ils portent chacun une collerette formée de petits triangles en argent renfermant des amulettes.

Ils sont pieds nus et se distinguent des autres captifs par leur coiffure dont les cheveux sont arrangés en cimier ; le reste de la tête est entièrement rasé. Ils portent des houseaux en cuir, des bracelets et des anneaux de bras en même métal qui, une fois mis en place, ne peuvent être retirés que par un forgeron après un long travail.

Les autres cavaliers portent des vêtements couverts d’amulettes, des turbans ou des chapeaux de paille. Ils sont armés d’un sabre ou d’une lance. Quelques-uns ont les houseaux en cuir de couleur, montant jusqu’à la ceinture. Tout le luxe des cavaliers mossi consiste à charger de cuivrerie la tête du cheval ; ils suspendent à la selle jusqu’à de petits chaudrons en cuivre.

Un gamin montant un âne noir ouvre la marche ; viennent ensuite les griots avec les tam-tams et leurs trompes, les échansons, le naba et moi ; Masy, les guerriers et trois marchands haoussa suivent en amateurs.

Pendant la route, les cavaliers se détachent successivement et chargent en manœuvrant la lance. Masy et deux autres cavaliers montant de forts chevaux chargent admirablement. J’ai remarqué que tous montent avec les étriers très longs ; ils chargent, le haut du corps droit et debout sur les étriers. Les échansons, qui montent des chevaux de plus petite taille, chargent deux par deux en se tenant par la main. En général les Mossi montent bien.

Une demi-heure après notre départ nous sommes à Sakhaboutenga. On met pied à terre et l’on campe sous les arbres à l’entrée du village. Quelques musulmans du voisinage viennent saluer Boukary et lui offrir des kola en lots variant de cinq à vingt fruits, mais toujours présentés dans un coin de leur boubou. Un village des environs envoie douze grandes marmites de dolo.

Au loin et dans toutes les directions débouchent du village de longues files de musulmans allant se réunir à l’imam pour la prière ; quelques curieux venant des environs montent des ânes.

La cérémonie religieuse a lieu dans une plaine à l’est du village : c’est un spectacle bien imposant.

Il régnait un grand silence dans cette assemblée. Les fidèles, rangés sur une vingtaine de rangs de profondeur, se prosternaient et se relevaient avec un ensemble parfait et une lenteur imposante. De temps en temps, la voix de l’imam s’élevait, et dans le plus profond recueillement on entendait un aminâ (amen) prononcé par cette assistance.

Il y avait là environ trois mille personnes des deux sexes, presque toutes vêtues de blanc. Les burnous, les chéchias et cet ensemble de faces noires donnaient à cette cérémonie le caractère grandiose des fêtes orientales.

La prière terminée, Boukary Naba s’avança au son du tam-tam vers l’imam de Sakhaboutenga pour recevoir sa bénédiction ainsi que les vœux des musulmans, qui souhaitèrent beaucoup de chevaux et de guerriers à mon illustre hôte.

Boukary Naba fit remettre à l’imam un magnifique mouton et plusieurs peaux de bouc pleines de cauries.

C’est un cadeau qu’il fait tous les ans à l’imam et à Karamokho Isa, pour lesquels il a une grande vénération. Ce sont des hommes âgés et réfléchis qui ne peuvent que lui donner d’excellents conseils. Ils lui servent d’intermédiaires dans les différends qu’il a à régler avec les villages voisins, car Boukary vit en hostilité plus ou moins ouverte avec eux.

Boukary Naba n’est musulman que pour la forme. Au moment où la prière allait commencer, il me demanda si je n’allais pas faire le salam. Je lui fis dire que cette fête ne concordait pas avec les fêtes des chrétiens, que par conséquent je restais auprès de lui. Il me parut enchanté que les blancs ne fussent pas musulmans.

Après de nouveaux rafraîchissements de dolo on retourna à Banéma. Ce fut une course folle à travers la campagne, les fantassins courant pêle-mêle parmi les cavaliers et tirant force coups de fusil, ce qui occasionna une charge dans laquelle deux cavaliers furent désarçonnés. Le reste de la journée se passa en libations. Boukary Naba gorgea mes hommes de nourriture et de dolo. Je puis dire que jamais un chef ne m’a donné aussi souvent que lui des aliments, des kola, du dolo. Je recevais deux ou trois fois à manger par jour.

Mercredi 13. — Fidèle à sa parole, Boukary Naba, après m’avoir fait cadeau d’un cheval, me fait conduire le soir à Sakhaboutenga chez Karamokho Isaka, chargé de me faire accompagner jusqu’à Waghadougou et de me faciliter une entrevue avec Naba Sanom, chef suprême du Mossi. Boukary m’explique que, dans mon intérêt, il emploie un intermédiaire pour la présentation à Naba Sanom, n’étant pas du tout d’accord avec son frère. Il n’a avec lui que des rapports de service, et il ne le voit jamais.

Le cheval que j’ai reçu, quoique de petite taille, me paraît offrir quelque résistance ; il me vient bien à propos, celui que j’ai acheté à Kong n’étant plus capable de rendre aucun service.

J’envoie encore quelques pièces d’étoffe à Boukary, qui vient lui-même me remercier ; il me prie, si jamais je revenais dans son pays, de lui rapporter une selle arabe avec deux housses, une en velours, l’autre en peau de caïman, et me recommande le mors et les chaînettes, qu’il désire en argent ; il serait également content de recevoir un burnous et un vêtement en soie noire brodé en lomas.

Sakhaboutenga[109] est une agglomération de nombreux petits villages qui s’étendent sur un espace de près de 4 kilomètres et comptent environ 3000 habitants. Le groupe où habite Isaka, ainsi que les groupes voisins et les environs de la mosquée, sont habités par des musulmans d’origine mandé, mais établis dans le Mossi depuis trop longtemps pour qu’ils aient conservé les traditions se rattachant à leur migration. Ils savent tous cependant qu’ils ne sont pas autochtones, quoiqu’ils soient tatoués comme les Mossi et qu’ils ne sachent plus parler que le mossi. Ils n’ont conservé de leur ancien pays que la selle mandé et la case ronde en terre couverte en paille qui est le style général de la case mandé.

Le marché, situé dans la partie nord du village, sur la route de Waghadougou, est environné de groupes de cases en paille habitées par des Mossi non musulmans, que nous pouvons, autant que nos connaissances nous le permettent, considérer jusqu’à nouvel ordre comme autochtones.

La bénédiction.

Jeudi 14 juin. — Isaka me met en route sur Waghadougou et me donne comme guide un jeune homme qui doit me conduire à un ancien élève d’Isaka, revenant de la Mecque. Isaka m’accompagne jusqu’au marché et fait une prière pour moi avant de me quitter.

Quoique le paysage soit uniforme, la route ne m’a pas paru trop monotone. On traverse presque d’heure en heure des groupes de villages ou des campements de culture autour desquels il règne quelque animation, car c’est l’époque des semailles. Les Mossi appellent ces campements de culture wouiri (ce qui est le même mot que ouéré, qui signifie, en poular et en mandé, « parc à bestiaux »). Après avoir dépassé un gros village de culture à 4 kilomètres de Sakhaboutenga, nous traversâmes successivement Lilspaka, Bonam, village abandonné, Goro, Kouapoukissé, Tènelili, plusieurs villages de culture. Nous fîmes étape à Saponé. Tous ces villages sont habités par des Mossi non musulmans. Le marché de Saponé, que nous avons traversé, est situé en pleine brousse, à environ 20 minutes de Saponé ; il comporte une série de hangars couverts en paille sous lesquels se tiennent marchands et acheteurs. Ces hangars seraient très bien conditionnés si les toits étaient plus hauts : il est impossible de circuler debout sous ces constructions.

Vendredi 15. — Comme nous étions trop éloignés de Waghadougou pour y arriver d’une seule traite, nous fîmes étape le matin à Tenganokho, après avoir traversé de nombreux villages de culture, laissé à l’ouest Tiéfakhé (grand village, marché), et traversé Bassemyam.

A Tenganokho, je trouvai un Peul qui m’offrit du lait et quelques autres provisions ; il nous apprit qu’en quittant le village à deux heures nous atteindrions avant la nuit Waghadougou, dont nous n’étions séparés que par un petit village nommé Nakhla.

En effet, le soir même, après une courte étape, nous atteignons le natenga[110] du Mossi. Le guide nous dirige sur l’habitation d’El-Hadj qui, assis sur une peau devant sa porte, ordonne de me conduire chez l’imam, qui reste à côté. Ce dernier, assis sur une sorte de couvercle rond en osier, au lieu de s’occuper de me trouver une installation, s’extasie avec ses amis sur mes chaussures, dont il croit les œillets en or. Voyant qu’il ne se lassait pas de cette contemplation, je crus prudent de lui rappeler que mes hommes et mes animaux étaient fatigués et que la nuit approchait. Après quelques ia sidda (il a raison), un des assistants me conduisit chez une veuve nommée Baouré, où avait logé Krauss lors de son passage.

Une pluie torrentielle nous força de précipiter notre installation, qui fut plus que sommaire la première nuit. Les gens étaient peu complaisants ; il nous fut impossible de nous faire préparer quoi que ce fût en fait de nourriture, et l’on se coucha sans manger.

Waghadougou[111] ou Ouor’odor’o[112] est situé dans une grande plaine aride qui offre à cette époque de l’année un aspect désolé. Mon palefrenier va chercher le fourrage à 6 kilomètres dans l’est. Il n’est encore tombé que trois fois de l’eau cette année, et ce n’est que vers la fin de juin, paraît-il, que succède à quelques violentes tornades sèches, véritables ouragans, ce que l’on peut appeler les pluies d’hivernage qui font percer la verdure.

A l’ouest et au nord, séparant le gros du village des groupes de cases les plus éloignés, se trouvent des bas-fonds marécageux qui conservent de l’eau toute l’année et aux abords desquels les habitants creusent des trous où ils prennent leur provision d’eau. Cette eau, chargée de matières organiques, renferme des sangsues et son absorption donne la filaire de Médine. Hommes, femmes et enfants sont atteints de ce mal. J’ai vu des personnes devenues presque infirmes, ayant jusqu’à cinq ou six vers leur sortant du genou, de la cheville et surtout des mollets et des cuisses.

Les abords de ces mares sont très giboyeux. Ma table est toujours bien alimentée. Diawé réussit même à pourvoir mes hommes de viande ; il lui arrive fréquemment de rapporter sept ou huit sarcelles, quelques perdrix et deux ou trois lièvres[113].

Waghadougou proprement dit comprend : la résidence du naba, le groupe de villages musulmans (d’origine mandé), le groupe nommé Zang-ana, habité par des Marenga[114] (Songhay), des Zang-ouér’o[115] ou Zang-ouéto (Haoussa), quelques Tchilmigo (Foulbé), et d’autres groupes de Mossi non musulmans. Cependant on est convenu de comprendre dans Waghadougou les sept villages qui l’entourent et qui se nomment : Tampouï, Koudououér’o, Pallemtenga, Kamsokho, Gongga, Lakhallé et Ouidi. Ils ont chacun leur propre naba. J’estime que la population totale de tous ces groupes ne doit pas dépasser 5000 habitants.

Les constructions sont rondes, en terre ou en nattes dites séko, suivant qu’elles sont habitées par des musulmans ou des fétichistes. Par-ci par-là, on voit cependant des constructions carrées à toit plat, parmi lesquelles je citerai : l’habitation de l’imam et la mosquée (misérable petite construction), une case à un étage habitée par El-Hadj (l’ami d’Isaka) et cinq cases carrées faisant partie de la résidence du naba.

Je m’attendais à trouver quelque chose de mieux que ce qu’on voit d’ordinaire comme résidence royale dans le Soudan, car partout on m’avait vanté la richesse du naba, le nombre de ses femmes et de ses eunuques. Je ne tardai pas à être fixé, car le soir même de mon arrivée je m’aperçus que ce que l’on est convenu d’appeler palais et sérail n’est autre chose qu’un groupe de misérables cases entourées de tas d’ordures autour desquelles se trouvent des paillotes servant d’écuries et de logements pour les captifs et les griots. Dans les cours on voit, attachés à des piquets, quelques bœufs, moutons ou ânes reçus par le naba dans la journée — offrandes n’ayant pas encore reçu de destination.

Dans la matinée, le naba reçoit généralement les visiteurs entre deux masures à un étage qui se font face. Devant celle du nord est disposé un bétonnage surélevé de 20 à 25 centimètres, qui sert de trône. Sur ce bétonnage il y a une dizaine de peaux de bœuf superposées, sur lesquelles sont placés deux vieux coussins en cuir, ornés de drap rouge. Celui qui est rond sert de siège au naba, l’autre n’est là que comme décor. Je mentionnerai aussi le sabre du monarque, qui est toujours disposé devant le coussin rond. C’est un vieux sabre d’officier d’infanterie, sur le fourreau en cuir duquel on a cousu de petits morceaux de drap garance.

Voici pour les lieux de réception habituels. Les vendredis, il reçoit dans la soirée sur le derrière de sa résidence, où se trouvent trois cases basses carrées devant lesquelles est ménagée une grande demi-circonférence de terrain bétonné à côté de laquelle se trouve la tombe de défunt son père Hallilou, ex-naba. Je donne à la page suivante la vue d’ensemble de ce lieu, rendue aussi exactement que possible, car le tout est plus irrégulier et moins bien construit que ne le représente le dessin suivant.

Naba Sanom porte pour les musulmans le nom d’Alassane[116]. En 1870, à la mort de l’ex-naba Hallilou, son père, une lutte pour le pouvoir s’engagea entre Alassane et Boukary Naba. Tous les deux avaient de nombreux partisans. Boukary, préféré du père et reconnu par tous plus intelligent qu’Alassane, finit cependant par perdre du terrain, l’autre ayant pour lui les anciens et le droit d’aînesse, qui le désignait comme héritier du trône. Il a actuellement dix-huit ans de règne.

Autant Boukary Naba paraît distingué, autant Naba Sanom a l’air vulgaire. Ces deux frères n’ont aucune ressemblance. L’aîné, Naba Sanom, peut avoir de cinquante à cinquante-cinq ans environ. Il a le menton saillant et pointu et un peu le nez sémitique ; sa voix est enrouée et rauque. L’ensemble n’a rien de royal. Je l’ai toujours vu vêtu d’un boubou dit karfo et coiffé d’un petit bonnet brodé en forme de toque, dont je rapporte un spécimen.

Si Naba Sanom n’est pas joli, on peut dire que ses femmes sont sans exception hideuses. On croirait qu’il a cherché celles qui ont les seins les plus longs et les plus mal faits. On ne peut comparer ces appendices qu’à de vieilles outres vides. Cela n’empêche pas Naba Sanom d’être extrêmement jaloux, et, pour éviter qu’un de ses sujets ne trouve un visage engageant dans son sérail, il fait raser la tête à toutes ses épouses. Elles sont soigneusement surveillées par deux eunuques qui ont la spécialité d’être toujours ivres. A côté de ces deux eunuques en fonction, Naba Sanom élève quelques jeunes eunuques afin de ne jamais en manquer ; du reste, il est de coutume ici d’opérer à tout âge ; il meurt un adulte sur deux des suites de l’opération.

Résidence de Waghadougou.

Hallilou, le père d’Alassane et de Boukary, était musulman et savait même lire et écrire. Je crois que ses deux fils ne sont rien du tout, c’est-à-dire musulmans non pratiquants.

Les Mossi musulmans disent qu’Alassane est musulman et qu’il fait ses prières à l’abri du regard de ses sujets ; les fétichistes, eux, disent le contraire et parlent avec orgueil de leur naba, qui boit du dolo comme eux.

Son entourage se compose d’une quarantaine de jeunes gens de quinze à vingt ans, qui font un vacarme d’enfer autour de ce que l’on peut appeler le trône quand le naba n’est pas là. Comme cela se passe chez Boukary Naba, ils claquent des doigts dans les circonstances de rigueur. Ainsi que ceux de Boukary Naba, ils sont chargés d’anneaux de cuivre et de houseaux de même métal ; il y en a qui portent au bras plus de 10 kilos de cuivre. Ils ont la tête entièrement rasée ou les cheveux en cimier, comme les femmes du Khasso. Ces jeunes gens sont chargés de diverses fonctions auprès de Naba Sanom. On ne lui connaît pas de conseillers sérieux, si ce n’est quelques musulmans qui lui vendent de temps à autre des gris-gris.

Les occupations de Naba Sanom sont peu sérieuses ; elles consistent à recevoir des visites pendant presque toute la journée. Le matin, vers six heures, le tam-tam annonce que le naba vient de se lever. Lorsqu’il s’est lavé et réconforté par un repas, ses captifs et ses femmes vont le saluer chez lui. Vient ensuite le tour des étrangers, gens des environs, solliciteurs ou autres. Ceux-là s’accroupissent devant le lieu de réception jusqu’à ce que le naba daigne bien paraître. Dès qu’il y a beaucoup de monde, un des jeunes gens va prévenir le naba, qui arrive et s’assied sur son coussin, en jetant un regard aimable sur l’assistance pendant que tout le monde claque des doigts. Dès que Naba Sanom est assis, les solliciteurs et visiteurs se précipitent vers l’entourage, se jettent face contre terre en se couvrant la tête de poussière, puis chacun se relève et remet un cadeau plus ou moins important en cauries ou en vivres, selon ce qu’il sollicite. Les jeunes gens viennent ensuite dire au naba : « Un tel a apporté un sac de cauries ou une chèvre, ou un bœuf, il désire te parler ». Le naba remercie tout ce monde-là par un nif kendé (merci) et se retire chez lui ; il est bien entendu que même la cinquantième partie des solliciteurs n’arrivent pas à glisser ce qu’ils désirent. Ceux qui sont écoutés se sont d’abord adressés à un familier qui, après avoir été grassement payé d’avance, renvoie l’affaire aux calendes grecques en disant à l’intéressé qu’on s’occupera de cela prochainement. Cela m’a rappelé en petit ce qui se passe dans certaines administrations, où l’on classe également les affaires de cette façon.

Après s’être abreuvé de dolo et avoir plaisanté avec ses jeunes gens, il fait une seconde apparition et continue le manège jusqu’à la nuit tombante. Involontairement j’ai de suite comparé cette scène à celle qui se passe dans nos foires, où l’on attend aussi pour commencer le spectacle que le public soit plus nombreux ; mais on a au moins le plaisir d’entendre un boniment qui laisse toujours un joyeux souvenir parmi les curieux, même quand on a quelque peu abusé de leur crédulité.

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