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Du Niger au golfe de Guinée par le pays de Kong et le Mossi, tome 1 (de 2)

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Un arbre fétiche.

Elles ont, pour la plupart, un petit anneau dans le nez ; celles qui ne sont pas assez riches y introduisent, en attendant, un petit fil de laine ou de coton. Leur lèvre inférieure est percée comme je l’ai expliqué à Tiong-i.

On rencontre souvent chez elles des types qui ne seraient pas laids si ce n’était cette vilaine coutume de se défigurer.

Les hommes sont bien bâtis et ont le physique agréable ; quand ils sont jeunes, ils ont la figure ronde et de grosses joues : ils respirent la santé. Dans un âge plus avancé, leur physique se modifie d’une manière étonnante : la face devient anguleuse ; ils laissent souvent pousser la moustache, la barbe et même la barbiche, ce qui leur donne un air de vétéran.

La circoncision existe chez les Siène-ré et l’excision, se pratique chez les femmes, mais seulement après avoir eu leur premier enfant. Les mœurs y sont excessivement légères : les jeunes filles ont presque toutes eu un enfant avant de se marier. Quand une jeune fille ou une jeune femme meurt sans enfant, il s’attache réellement une grosse superstition à sa mort et l’on a toutes les difficultés à trouver des gens de bonne volonté pour procéder à la pompe funèbre habituelle.

Le salut s’exécute face en arrière ; les femmes se prosternent devant vous en vous tournant le dos. Pour vous honorer, on vous saisit le bras droit et on le lève en l’air.

En dehors des particularités qui se rattachent à leur culte et dont j’ai déjà parlé plus haut, le culte des bosquets sacrés offre beaucoup d’analogie avec celui des Mandé-Bambara et des Mandé-Malinké, qui, eux aussi, ont des bosquets et des lieux sacrés.

Ils ont, comme ces derniers, des namabong (cases à idole) et des namatigui (ministres des idoles).

On retrouve ces pratiques un peu chez tous les peuples du Soudan occidental, même chez les Wolof, qui, eux, ont le khérem (l’idole ou l’habitation de l’idole), qui est regardé comme la demeure d’un génie ; le ministre du culte se nomme borom khérem en wolof.

Sans être de même race que les Mandé, les Siène-ré ont, depuis longtemps (probablement au moment de l’apogée de l’empire mandé), pris les diammou (noms de tribu) des Mandé. J’ai trouvé chez eux : des Konné, des Sanokho, des Diarabasou ou Diarasouba, des Bamma, des Traouré, des Konaté, des Ouattara, des Daniokho, des Diabakhaté, des Kouroubari, des Kamara, et des Dambélé.

Mais ce qui semblerait prouver que ces noms de famille sont empruntés aux Mandé, c’est qu’aucun de leurs prénoms n’est identique à ceux des Mandé.

J’en cite quelques-uns :

Garçons Filles
   
Sirigui, Gniré,
Lougouna, Zellé,
Ji, Nion,
Tiébourico (commun aux deux sexes), Niama,
Nabakha, Béré,
Nason, Bouddou, etc.
To,
Iawakha,
Pégué.

Les Siène-ré semblent avoir de tout temps habité à peu près le pays qu’ils occupent en ce moment ; ce qui me fait penser cela, c’est qu’ils désignent le nord par le mot Soummou-Klou (pays du sel) et le sud Ourou-Klou (pays des kolas). Ils ont donc dû, de tout temps, habiter un pays intermédiaire entre celui du sel et du kola, puisqu’ils ne possèdent pas d’autre terme pour désigner le nord et le sud.

Leur véritable nom est Siène-ré, mais les Mandé les appellent Siénou-fo ou Sénoufo, ce qui veut dire : ceux qui disent siène, quand ils désignent un homme. C’est pour la même raison que les Mandé appellent le peuple qui habite aux abords de Bobo-Dioulasou : Tiéfo (c’est-à-dire qui disent tié, pour désigner l’homme).

Leur langue, dont je rapporte les éléments nécessaires pour la construction d’un petit essai de grammaire, est encore presque monosyllabique. Elle commence à peine à s’agglutiner. On y trouve quelques mots empruntés au mandé, mais ce ne sont pas des mots de première nécessité : ils ne s’y sont introduits que par les relations commerciales qu’entretiennent les deux peuples, et peut-être même au moment où ils étaient tributaires de ce dernier peuple pendant les règnes de Konkour Moussa et de Souleyman. (Voir appendice V).


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24 décembre. — Le prix des denrées a considérablement augmenté : les diverses variétés de mil valent le double d’il y a quinze jours ; cela tient à ce que le peu de récolte des pays de l’almamy est déjà consommé. On vient acheter ici depuis Saniéna, Bénokhobougou et le Sibirila. Si Sikasso tient encore deux ou trois mois, l’almamy va se trouver dans une terrible situation : la récolte des derniers mils (du sanio) vient seulement de se terminer et le manque de vivres se fait déjà sentir dans son pays.

26 décembre. — J’ai fait aujourd’hui une longue excursion. Je voulais, tout en chassant, visiter un petit massif montagneux situé à 6 kilomètres dans l’est. Le point culminant de ce groupe de hauteurs a 510 mètres d’altitude (120 mètres au-dessus du Fourou). On est bien dédommagé de sa fatigue par le beau panorama qui se déroule tout autour de soi.

A l’ouest on suit facilement le cours du Bagoé, avec toutes ses sinuosités. Au sud et à l’est on aperçoit une série de collines boisées, entrecoupées de petites vallées où serpentent des ruisseaux qui n’ont presque plus d’eau, mais dont les abords sont pleins de verdure. Au nord on entrevoit vaguement la vallée du Banifing, qui arrose le pays des Samokho. Ces collines sont constituées d’un grès rouge brun très dur, veiné de blanc. Un amas de blocs de même nature, à moitié désagrégés par les intempéries, couronne leurs sommets presque coniques.

Les ruisseaux qui prennent leur source dans ce petit massif ont érodé fortement les ravines. Sous une couche peu épaisse de grès provenant des éboulis qui se sont désagrégés du sommet, apparaît du beau calcaire, dont je rapporte quelques échantillons. Entre quelques strates se trouvent des veines d’une ocre jaune très fine.

La présence du calcaire dans les environs de Fourou me paraît être une des causes de prospérité pour la région, en ce sens qu’il favorise l’élevage du bétail, qui peut ainsi se passer de sel.

Je comptais apercevoir et recouper les sommets du massif montagneux Kourala-Natinian, mais, à cette époque de l’année, le temps est un peu brumeux et l’horizon n’est pas net. Le soleil se lève vers le sud depuis le commencement de décembre ; ce matin il s’est levé presque au sud-est (est 32° sud).

1er janvier 1888. — J’ai commencé la nouvelle année en priant Dieu de continuer à me conserver la santé, et de me faire sortir du pays de Samory, afin de mener à bonne fin la mission qui m’a été confiée. Dès six heures ce matin, mes hommes, prévenus par Diawé, sont venus me souhaiter la bonne année ; tous avaient mis leurs vêtements propres, et mon intérieur présentait un air de fête ; ces pauvres noirs n’ont pas fait de phrases et m’ont dit simplement qu’ils seraient tous contents de me voir gagner un chemin et de conserver une bonne santé.

J’ai profité de cette petite entrevue pour leur remonter le moral. Ils n’ont pas confiance en l’avenir, mieux que moi ils s’aperçoivent qu’on nous leurre et que les secours ne viendront pas du côté de l’almamy. Quelques-uns ont le mal du pays et disent tristement qu’il ne nous reste plus qu’à retourner à Bammako.

Quelques paroles bien senties, un beau costume neuf à chacun et quelques milliers de cauries les comblent de joie ; le soir ils ont tout oublié, leur courage est revenu ; comme moi, ils espèrent.

3 et 4 janvier. — Le bruit court que des cavaliers de Tiéba ont été vus en nombre à Gouéné et qu’ils veulent tenter une razzia sur Fourou ; pendant ces deux jours, personne ne va dans les champs, ni chercher du bois. Je commençais déjà à être inquiet pour ma future route à suivre, lorsque, le 4 au soir, j’eus l’explication de cette rumeur par l’arrivée de vingt nouveaux sofa. Comme une bonne partie de la population ne voit ce protectorat de Samory qu’avec défiance, on use de tous les moyens pour lui faire accepter la nouvelle charge que Samory lui impose, car il va falloir non seulement loger ses soldats, les nourrir eux et leurs captifs, mais encore envoyer des convois de vivres à la colonne !

Toumané.

En même temps que ce renfort, arrivaient les envoyés de Pégué de retour de Sikasso ; ils sont restés onze jours à la colonne et reviennent avec quelques cadeaux pour leur maître, parmi lesquels je vois figurer divers objets et étoffes offerts par moi à Samory.

Ce n’est que le lendemain 5 que je reçois leur visite. Le vieux Ouattara me dit que l’almamy ne lui a pas parlé de moi. « Mais, ajoute-t-il, ceci ne fait rien, je te donne ma parole de te mener à Niélé dans deux ou trois jours ; nous partirons ensemble. »

Malheureusement les choses n’allèrent pas si rondement qu’on pourrait le supposer. Toumané, le chef des sofas, ne m’avait fait venir ici que dans l’espoir de s’approprier de mes armes, des étoffes et autres articles, espérant me les échanger contre des captifs. Il n’était pas un jour où ce triste personnage ne vint me proposer de lui acheter un ou deux captifs. Je le renvoyais sans le froisser, lui conseillant de convertir sa marchandise humaine en cauries en promettant de lui vendre tout ce qu’il désirerait contre cette monnaie.

Comme Toumané n’arrivait pas à se défaire avantageusement de ses captifs, sous un prétexte quelconque il retardait tous les jours le départ des gens de Pégué, afin de retarder le mien aussi.

Sur les instances des gens de Pégué, qui, comme moi, étaient désireux de quitter Fourou, je dus céder à Toumané, pour un prix dérisoire (quelques milliers de cauries), les marchandises qu’il convoitait. Il m’imposa en outre un compagnon de route qui devait me servir de guide et me faciliter mon passage à travers le pays Pomporo. Il me fallut donner aux femmes du guide des cauries et des marchandises pour se nourrir pendant l’absence de leur mari. Comme on le voit, ma sortie des États de Samory fut loin d’être gratuite.

Le départ, qui avait été fixé au 8, fut de jour en jour retardé jusqu’au 12. Le 11 au soir, je me rendis chez Toumané pour lui dire que je ne retarderais plus mon départ et que j’étais décidé à partir le lendemain avec ou sans son assentiment ; le vieux Ouattara en fit autant de son côté, et Toumané nous affirma que nous nous mettrions en route le lendemain.


CHAPITRE V

Départ de Fourou. — Les frontières de Samory. — Enterrement siène-ré. — Dioumanténé. — En route pour Niélé. — Un incident de route. — Tiéba et son histoire. — Ses États. — Ngokho. — Un peu d’histoire ancienne. — Itinéraires. — Les ruines du vieux Niélé. — Le baobab. — Je tombe malade. — Séjour aux togoda. — Vêtements et mœurs des Siène-ré. — Cadeaux à Pégué. — Pégué et les sorciers. — Histoire du Follona de Pégué. — Niélé et son marché. — Départ pour le pays de Kong. — Oumalokho. — Un musulman qui m’attendait. — Arrivée à Léra. — Les Mbouin(g). — Arrivée chez Iamory. — Lokhognilé. — Les Karaboro. — Les Dokhosié. — Le Comoé. — Arrivée chez Dakhaba. — En vue de Kong.

12 janvier 1888. — Nous quittons Fourou un peu avant sept heures ; comme à Tiong-i, une partie du village vient me faire ses adieux. Je pris la route de Niélé sans m’inquiéter du guide, qui n’était pas là. Toumané me disait d’attendre quelques heures : le guide allait venir, j’allais certainement m’égarer, selon lui.

Décidé à marcher, je n’hésitai pas à poursuivre ma route, accompagné du vieux Ouattara, qui ne manquait pas à sa parole. J’atteignis bientôt un tout petit village nommé Kadiolini. Quelques habitants étaient assis sous un abri à l’entrée du village et causaient entre eux. J’arrêtai là mon convoi pour le laisser reposer quelques instants et bientôt le chef du village vint m’apporter deux grandes calebasses de lait caillé et un peu de mil.


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Kadiolini est un des rares villages que Toumané épargne dans ses excursions ; car, tous les deux ou trois jours, ce misérable part de nuit avec quelques sofa, s’embusque à quelque distance d’un village des environs, et lorsque, vers sept heures du matin, femmes et enfants sortent du village pour aller chercher du bois mort ou rapporter des charges d’ignames, il tire quelques coups de fusil pour les épouvanter et les enlève. Jamais ces bandits ne reviennent à Fourou sans ramener quatre ou cinq de ces malheureux, — mères sans enfants ou enfants sans mère.

Sur toutes les frontières de Samory, c’est ce qui se passe : ou bien les villages sont annexés, ou bien ils sont traités en pays ennemis ; il n’y a pas de juste milieu chez ces gens-là. La neutralité n’existe pas.

Dans les deux cas, du reste, le sort des villages frontières est le même. S’ils se font annexer par Samory, les habitants sont : ou vendus par lui, ou razziés par leur ancien chef. Cet état de choses si déplorable fait qu’en sortant d’un pays on traverse toujours une zone, variant entre quarante et cinquante kilomètres, dans laquelle les habitants ne savent trop de qui ils sont les sujets ; cette zone est toujours soumise au pillage, soit par des bandits des environs, soit par les habitants des villages frontières. On peut comparer cette zone frontière aux marches de l’ancienne Europe.

J’ai souvent essayé de détourner Toumané de ces chasses à l’homme, lui conseillant, s’il tenait à se battre, de se rendre utile en surveillant la route de Tiong-i à Fourou, qui est sans cesse pillée par des gens de Nangalasou ou de Papara, sujets de Tiéba. Il n’était pas une semaine qu’on n’enlevât une dizaine de personnes se rendant ou revenant du marché de Fourou ; mais à cela il me répondait sans hésiter : « Les gens qui pillent sur cette route sont peut-être en force et ont des fusils : je ne tiens pas à recevoir des balles par là ; ici, tu vois, je n’ai rien à craindre et je gagne toujours quelques captifs. »

On ne peut être plus lâche et plus cynique à la fois.

Les lendemains de marché, j’ai souvent assisté aux préparatifs de départ des gens de Samory qui s’en retournaient avec quelques provisions.

Religieusement accroupis auprès de leurs charges, ils prenaient un kola blanc au-dessus duquel ils passaient la main en faisant un simulacre de bénédiction et en récitant une prière, puis le kola était partagé entre les assistants et mangé.

Pleins de confiance après cette cérémonie, ils se mettaient en route à des heures et des jours fastes ou qu’ils croyaient tels. Hélas ! le lendemain j’étais à peu près sûr d’apprendre que ces malheureux avaient été faits prisonniers par les gens de Nangalasou !

Mais revenons à mon départ. Pendant les premières heures de marche j’étais inquiet, craignant de me voir rappeler en arrière pour une raison ou une autre. Enfin, à Kadiolini je commençai à respirer ! On ne s’imagine pas ce qu’il y a de bonheur à se sentir libre après une captivité de sept mois comme celle que je venais de subir.

Tout en cheminant, je me rappelais les questions de quelques amis qui, au moment de mon départ de Paris, me demandaient pourquoi je me mettais en route pendant l’hivernage et n’attendais pas la saison sèche. Hélas ! mes craintes n’ont pas été vaines : je savais bien que je perdrais du temps. Si Samory ne m’a pas fait user mes ressources et ma santé, ce n’est pas de sa faute, il sait bien qu’à la longue les forces physiques des Européens les mieux doués s’épuisent, surtout dans un pays comme le sien, où l’on subit tant de privations.

Toumané enlevant des captifs.

Dans les explorations, les kilomètres parcourus ne sont rien à côté du temps que l’on perd par la malveillance ou la mauvaise volonté des chefs.


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De Kadiolini, trois chemins conduisent à Dioumanténé : nous prîmes celui du centre, qui passe à Sasiébougou (groupe de cinq villages environ, 1000 habitants au total) et Safiguébougou (petit village). A quatre heures du soir nous arrivions à Katon, où il fut décidé qu’on passerait la nuit.

En approchant du village on entend des coups de fusil qui partent de tous côtés ; je crains une alerte, mais bientôt je me rassure, mes hommes ne se sentent pas de joie : c’est un enterrement.

Il paraît que rien de meilleur n’aurait pu nous arriver. « C’est très bon signe, me dit Diawé d’un air demi-sérieux : tous les noirs disent que c’est trop bon quand en partant on campe dans un village où il y a un mort. »

Les enterrements chez les Siène-ré donnent lieu à de véritables orgies. A Fourou, où il mourait du monde tous les jours, j’ai pu suivre toutes les phases de ces fêtes, et, puisque j’en trouve l’occasion ici, je vais décrire de mon mieux l’enterrement d’un Siène-ré.

Dès qu’une personne meurt, les parents revêtent leurs plus beaux habits, et les hommes vont par le village annoncer la nouvelle à leurs amis ; ceux-ci se réunissent en armes près de la demeure du défunt et tirent des coups de fusil tant qu’il y a de la poudre. De vieilles femmes se rendent à la case mortuaire, lavent le cadavre à l’eau chaude et au savon, et le couchent sur une natte propre au milieu de la plus grande case. Pendant ce temps tous les joueurs de balafon, de flûte, de tam-tam et d’instruments à cordes se réunissent et commencent un concert qui dure nuit et jour sans interruption pendant deux, trois, quatre et même cinq jours. De gigantesques marmites de (plat national) et de dolo sont préparées. Les amis et parents commencent leur repas quelques heures après et mangent accroupis autour du cadavre, auquel on a soin d’offrir de tout avant de rien entamer.

On danse dans la cour, et si cet emplacement est trop exigu, c’est sur une place du village. Les visiteurs affluent de tous les villages environnants. La table est ouverte en permanence et le dolo coule à flots. Le chef de famille distribue en outre des denrées non préparées et des cauries à tous les visiteurs. Cette fête se prolonge d’autant plus, que le défunt était plus estimé par ses concitoyens.

C’est vers onze heures ou minuit qu’il faut aller voir une de ces saturnales. Les jeunes gens d’un côté exécutent des pas, des sauts, des pirouettes avec armes, la tête ornée de plumes de vautour et de poulet. Les jeunes filles sautent en l’air à pieds joints, aussi haut que possible, en se frappant les fesses d’un coup de talon. Tout ce monde ne se repose que pour boire ou pour faire place à quelque personne âgée : pendant qu’elle danse, et en signe de respect, les habitants viennent successivement soulever son bras droit en l’air. Toute cette scène est éclairée par un ou deux feux de bois près desquels se tiennent généralement les musiciens, le torse ruisselant de sueur et rythmant avec acharnement sur leur tam-tam ou balafon un air, toujours le même.

Enfin, la veille de l’enterrement, le chef de famille va annoncer partout l’heure de la cérémonie. Quelques heures auparavant, les coups de fusil annoncent l’enterrement, les balafon se rendent à la porte du village, tout le monde se rassemble vêtu de linge propre, les guerriers en costume de guerre, le chapeau orné de plumes. Au moment où le corps passe, ficelé dans une natte et porté sur la tête par deux hommes vigoureux, tout bruit cesse et tout le monde se range sur son passage. Le corps est toujours précédé de femmes qui chantent les vertus du défunt et portent dans la main droite une queue de vache qu’elles agitent un peu en l’air.

Un enterrement chez les Siène-ré.

Peu de personnes suivent, les parents et les fossoyeurs seulement.

Dès que le corps est sorti du village, la fête recommence jusqu’au lendemain matin. Alors a lieu une seconde visite du chef de famille qui vient dire que tout est terminé.

Les malheureux ou étrangers sont enterrés sans cérémonie.

Le casque de Katon.

Il en est de même des jeunes filles ou femmes mortes sans avoir eu d’enfants : leur enterrement a lieu de suite et sans cérémonie. Il est même difficile de trouver des femmes qui veuillent bien procéder aux ablutions, car cette mort doit engendrer toutes sortes de maux sur les personnes qui se mêlent d’une façon quelconque à la cérémonie.

Parmi les hommes assistant à l’enterrement des gens de Katon, j’ai vu un jeune homme porter un casque bien original. Il était en bois noirci au feu et fait d’une seule pièce ; sur le devant il y avait une sorte de niche dans laquelle se trouvait sculptée en relief une image représentant un homme, bras et jambes écartés ; de chaque côté de cette niche partait une grande aile ou corne de 40 centimètres environ sur laquelle étaient peints des carrés blancs formant damier avec le bois noir, enfin le cimier était surmonté d’une sculpture représentant un cavalier et sa monture. Le tout était très grossièrement travaillé et assez symétrique.

Katon est composé de deux villages, séparés par un joli ruisseau, affluent du Banifing de Loufiné. La population totale, composée de Dioula et de Siène-ré, s’élève à environ 800 ou 900 habitants.

Je restai campé contre le tata du village, bien que quelques habitants soient déjà venus me prier de m’installer à l’intérieur ; je m’excusai en donnant comme prétexte la crainte de les déranger dans leur fête, puis j’allai, comme la politesse locale l’exige, rendre visite aux parents du défunt. On m’apporta dans la soirée un agneau, des ignames et une vingtaine de litres de dolo de maïs.

Vendredi 13 janvier. — De Katon à Dioumanténé, où nous devions nous arrêter, il n’y a que deux heures de marche. On ne traverse qu’un très petit village, entouré de rizières, qui se nomme Tiémédougou. Je ne suis pas fier sur mon bœuf porteur : jusqu’à présent je tombe régulièrement quatre ou cinq fois de suite au moment de me mettre en route. C’est que la peau de l’animal est excessivement mobile, et au moindre faux pas les deux ballots qui me servent de selle tournent et je tombe sous le bœuf, malgré les efforts que je fais pour me cramponner à sa bosse.

A quelque chose malheur est bon, car ce matin j’ai fait une chute dans un champ de ntokho, ce fruit que j’ai vu vendre sur le marché de Fourou.

Le ntokho pousse en terre. Ses tiges ont environ 40 à 50 centimètres de hauteur et sont jonciformes. Les feuilles ressemblent à celles des graminées.

Le fruit est un peu plus gros qu’une arachide ; il est sans coque, souvent bosselé, et d’une couleur bistre et quelquefois brune. Il se gonfle dans l’eau en augmentant de volume. Le suc est laiteux. Son goût est agréable et sucré.

Il est très fréquent en Espagne et en Portugal, j’en ai même vu depuis ma rentrée en France. C’est le Cyperus esculentus. C’est avec ce produit que l’on fabrique l’orgeat.


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Comme Katon, Dioumanténé se trouve sur le grand chemin Mbeng-é-Ngokho-Sikasso, ou Tengréla-Ngokho-Sikasso. Dans ce dernier cas, le passage du Badié (Bagoé) a lieu à Kanakono. Toute cette région que je viens de traverser se nomme Pomporo ; elle est limitée au sud par le Badié et au nord par le Samokhodougou. Le fond de la population est Siène-ré, mais partout il y a de nombreux Mandé-Dioula fixés dans les villages ; ils semblent même jouir ici d’une grande influence. Le Pomporo est une conquête récente de Tiéba ; il y a cinq ans encore, ce petit pays était soumis à un chef qui résidait à Dioumanténé ; actuellement, par sa position neutre entre Tiéba et Samory, le Pomporo se tient sur une certaine réserve : si Samory prend Sikasso, ils se diront ses amis ; dans le cas contraire, ils resteront sujets de Tiéba quoiqu’ils ne soient pas absolument ses partisans, ce dernier ayant, lors de la conquête, ravagé et saccagé tout le Pomporo.

Samory, du reste, leur fait actuellement des avances, un peu par crainte, car ce pays est encore relativement très peuplé, et aussi pour se ménager une communication avec Pégué, dont il recherche l’alliance, comme je l’ai dit plus haut.

Au nord du Pomporo et entre ce pays et le Kénédougou se trouve le Samokhodougou (ou pays des Samokho).

Ce territoire est arrosé par une assez grosse rivière (d’une quinzaine de mètres de largeur), qui d’après les indigènes prendrait ses sources, d’une part vers Tiéni, et d’autre part vers Loufiné.

A Loufiné elle doit être déjà assez forte, ou bien alors elle aurait l’étendue d’un marais, car ce village fournit beaucoup de poissons secs.

Un Haoussa établi à Tiong-i m’avait affirmé que l’on pouvait communiquer en embarcation de la rivière de Loufiné-Pananzo et par conséquent du Bagoé (affluent du Niger) avec la rivière de Léra.

Je n’ai jamais pu savoir rien de précis à ce sujet ni obtenir une confirmation. J’ai donc cru prudent de ne pas figurer sur ma carte un marais d’où sortiraient les sources communes de deux cours d’eau aussi importants, dont l’un aurait un cours sensiblement sud-nord et l’autre nord-sud. Ce serait assez invraisemblable.

Il s’agissait pour moi, à mon arrivée à Katon et à Dioumanténé, de traverser vivement la zone séparant les États de Samory du Follona.

De la rapidité de ma marche dépendait tout le succès de mon entreprise. Il aurait donc été dangereux pour le succès de mon voyage d’aller me jeter dans la région où les hostilités étaient ouvertes et de faire une apparition à Loufiné ; c’est la seule raison qui, à mon grand regret, m’ait empêché de vérifier un fait qui, s’il existe, ne serait pas d’une médiocre importance pour l’avenir de ce pays et notre pénétration.

Dans cette enclave ne sont fixés que des Samokho. J’en ai vu quelques-uns à Fourou ; ils parlent un dialecte particulier dont je me promets de prendre un vocabulaire à Niélé si j’en ai l’occasion. Dès maintenant je puis dire que dans les dix premiers noms de nombre j’en ai trouvé cinq identiques ou offrant de l’analogie avec les noms sonninké.

Leurs noms de tribu sont Kouloubali et Sokhodokho.

S’ils ne sont pas de même origine que les Sonninké, ils ont au moins vécu longtemps en leur contact ; cependant ils n’ont plus depuis longtemps aucun rapport avec ces derniers : il est absolument impossible à un Sonninké et à un Samakho de se comprendre, on n’arrive à trouver des racines identiques qu’après une étude scrupuleuse de leur langue. Je croyais ce peuple plus nombreux qu’il ne l’est réellement : il comprend à peine une quarantaine de villages. On m’a affirmé qu’ils étaient apparentés avec les Sommo, ou Songho, ou Samokho, qui habitent le nord du Dafina (depuis mon passage dans ce dernier pays j’ai reconnu que j’avais été induit en erreur : le peuple dont il s’agit fait partie du groupe mossi-kipirsi-gourounga, tandis que les Samokho du pays de Tiéba se rattachent au groupe mandé).

Pendant mon séjour à Fourou j’ai vu quelques femmes samokho ; elles ont les traits assez fins, on y trouve une vague ressemblance avec les Sonninké des environs de Bakel. Quant aux jeunes gens, ils sont généralement sveltes et élancés. A Fourou ils exercent, la spécialité de coiffeur pour dames ; ils excellent aussi dans l’art de tatouer le ventre et les seins des jeunes filles.

Dioumanténé se compose de trois grands villages, dont la population totale est supérieure à celle de Fourou : elle doit dépasser trois mille habitants. Les environs sont couverts de ruines, qui étaient toutes habitées avant la conquête du Pomporo par Tiéba.

Le vieux Ouattara et le guide, qui nous a rejoints la veille en route, me dirigent sur le village du centre, où ils ont des amis.

Mon arrivée, annoncée la veille, a mis toute la population sur pied, et tout le pourtour du tata est couronné de têtes ; des gamins sont perchés sur les banans du village et quantité de femmes sont juchées sur les argamaces des cases.

La place du marché, sur laquelle je fais camper mes hommes, est très grande et ombragée de trois grands bombax et de deux banians. Pendant que j’installe sommairement le campement, deux musulmans de Djenné et de Sambatiguila me préparent une bonne case donnant sur la place et de laquelle je puis surveiller mon campement.

Sur la place du marché même se trouve un petit bassin d’une eau très claire couverte de nénuphars ; il est alimenté par une source qui sort de blocs de grès ferrugineux. Des canards, de l’espèce dite canard de Barbarie, prennent leurs ébats dans ce petit bassin, et des bandes de pigeons domestiques viennent y boire. Si ce n’était la grande chaleur et toutes ces faces noires, on se croirait dans quelque village de France.

Des pintades grises au ventre blanc rappellent de tous côtés ; comme en France, elles sont un peu vagabondes ; on les voit perchées sur les toits et sur le mur du tata ; de temps en temps, effrayées par les vautours, elles viennent s’abattre au milieu des cases, renversant les calebasses et faisant voler la farine de mil de tous côtés, au grand désespoir des ménagères noires.

A cause de leur humeur demi-sauvage les Siène-ré font couver les œufs de pintades par les poules, qui s’éloignent moins du village et les élèvent avec plus de sollicitude.

Le village est bien pourvu en volailles, il possède quelques moutons et des chèvres, mais il y a peu de vaches, Tiéba ayant tout enlevé.

Le maïs et les différentes variétés de mil coûtent 5 à 6 centimes le kilo. Pour 80 cauries on achète cinq à six litres de dolo. Les chiens sont très rares ici ; ceux que j’ai vus, au lieu d’être roux à poil ras, sont entièrement noirs. Il y en a aussi d’une race beaucoup plus grande et plus forte, de couleur roux sale zébré de noir.

Le tata a 3 m. 50 de hauteur ; il est pourvu intérieurement d’une banquette en terre pouvant recevoir deux rangs de tireurs. En en faisant le tour je me suis trouvé dans une jolie bananeraie qui renferme environ un millier de pieds de bananes ; je me promettais déjà d’en demander à mon hôte, mais après examen j’ai constaté qu’aucun régime ne serait mûr avant un mois ; c’est la première fois que je rencontre ce fruit depuis mon départ de Bammako.

Vue de Diounanténé.

Les Mandé-dioula qui sont fixés ici font tisser par leurs captifs de la cotonnade blanche rayée de bleu analogue à celle de Fourou ; dans le village où j’ai campé il y avait dix-sept métiers en activité.

Le coton se cultive ici, il y a des champs partout, mais je n’ai vu nulle part de l’indigo ; le village cultive aussi du maïs et différentes variétés de mil et de sorgho, quelques arachides et beaucoup de riz.

Le marché, qui se tient le mercredi, est très fréquenté et beaucoup plus important que celui de Loufiné, qui a lieu le jeudi. J’ai eu beaucoup de peine à décider le vieux Ouattara et le soi-disant guide à partir demain matin : ils ont une peur atroce des gens de Tiéba, dont il faut traverser le chemin de ravitaillement entre Nafégué à Karamadara. Ce chemin relie Mbeng-é et Ngokho à Sikasso.

Devant une telle peur et des craintes aussi peu justifiées je suis amené à leur dire que je me passerai d’eux et qu’il me suffit d’un homme pour me mettre dans le bon chemin.

Samedi 14 janvier. — Le départ a lieu vers sept heures du matin seulement ; mes compagnons de voyage se font tirer l’oreille, et c’est avec méfiance et crainte qu’ils se mettent en route. J’organise un peu la marche du convoi, car nous sommes en tout une cinquantaine de personnes ; je prends la tête avec mon domestique, des femmes, des enfants et quelques hommes armés, se rendant à Niélé. Les ânes suivent à quelques pas en arrière sous la conduite de mes hommes et la surveillance de Diawé.

Arrivée à hauteur du chemin de ravitaillement, la tête de notre petite colonne aperçoit sur la gauche un cavalier et quelques hommes armés ; la panique s’empare de ces pauvres gens, qui s’arrêtent et posent leurs charges pour se sauver. Cette terreur se propage jusqu’à l’arrière-garde. Diawé, mon domestique, aidé des âniers, rétablit l’ordre et menace de tirer sur ceux qui chercheraient à se sauver.

Tout ce monde a ralenti l’allure et n’avance que par crainte de nos hommes. Bientôt nous croisons le cavalier : c’est tout simplement un galopin qui reconduit un cheval malade à Mbeng-é. Ses cinq compagnons de route s’arrêtent pour me voir passer et font quelques réflexions sur ma monture et mon ombrelle.

Ils reviennent de Sikasso, disent-ils, et retournent à Mbeng-é. D’après eux on entre et sort comme on veut du village assiégé. La situation devant Sikasso ne s’est donc pas modifiée à l’avantage de Samory.

Quelques heures après, nous campions en halte gardée sur la rive gauche d’une jolie petite rivière à eau limpide ; elle coule vers le sud et passe près de Mbeng-é. Actuellement, il n’y a qu’une vingtaine de centimètres d’eau dans la rivière, mais en hivernage son passage n’est pas commode, à cause de la rapidité de son courant et de l’escarpement des berges. D’après mes informateurs indigènes, cette rivière serait une des sources du Bandamma (rivière de Lahou). Après avoir arrosé le Follona, elle entrerait dans le Kouroudougou. Jadis cette rivière servait de frontière entre les États de Fan, père de Pégué, et le Pomporo. C’est là que se terminent les États de Tiéba.


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Tiéba, le souverain qui a placé sous sa domination toute la région comprise entre les États de Samory et ceux de Kong, est un Mandé-dioula-Traouré, originaire du Follona. Son père se nommait Daoula et dans l’origine était chef du village de Daoulabougou, situé à une étape au nord de Sikasso.

Quelques expéditions heureuses contre des villages inoffensifs des environs le placèrent bientôt à la tête de plus nombreux contingents, avec lesquels il razzia successivement le Menguéra, le Follona et tout le Kénédougou.

Il mourut en 1877, laissant cinq fils et une fille, nommée Mômo. Tiéba était le plus jeune de ses frères, mais il était aussi le plus remuant : il trouva bientôt l’occasion de se faire acclamer comme successeur de son père, à la suite d’une campagne dans le Mienka, où il battit l’ennemi une première fois entre Ouattara et Djitamana, et une seconde fois près de Tiéré.

En 1882, Tiéba, de concert avec Niamana, père de Niakhalemba, chef actuel de Mbeng-é, ravagea une partie du Follona, battit Fan, père de Pégué, et fit détruire sa capitale Niélé (ou Nouélé).

En 1883, Tiéba fit la conquête de la partie du Ganadougou située à l’est de Bagoé et tua Dansénou, chef de ce pays, résidant alors à Kounian (rive droite du Bagoé).

De retour du Ganadougou, Tiéba s’empara du Pomporo et poussa ses conquêtes jusque dans le Niéné et le Kantli, en s’emparant de Papara.

Enfin, en 1884, 1885 et 1886, les incursions que firent ses troupes sur la rive gauche du Bagoé donnèrent naissance à la guerre de Samory, dont l’épilogue est le siège de Sikasso.

Tiéba est un homme de trente-cinq ans ; il a la réputation d’être très intelligent. Un homme du Dafina qui le connaît particulièrement m’a donné sur lui les détails suivants : Il est vêtu généralement de blanc. Dans les audiences qu’il donne et dans les palabres, il est toujours accompagné de sa première femme, qui s’assied à côté de lui. Tiéba inspire une grande terreur à tous ceux qui l’approchent, et ses décisions sont, paraît-il, irrévocables. Il est d’une générosité proverbiale et il n’y a pas de jour où il ne fasse une largesse.

Dans les réunions, quand Tiéba fait mine de cracher, tout le monde se précipite vers lui en étendant son doroké pour y recevoir le crachat royal. Quand le palabre est terminé, Tiéba rentre chez lui, change de vêtement et donne le costume qu’il vient de quitter au courtisan dont il a souillé le boubou. Il y a des jours où le roi crache beaucoup : c’est alors tout bénéfice pour l’auditoire ; mon informateur m’a affirmé que dans une seule matinée il avait vu le fait se renouveler sept fois.

Les limites du pays de Tiéba sont :

Au nord, le Diomadougou et le Bendougou, qui ont accepté le protectorat de Tiéba ;

A l’est, les États de Kong ;

Au sud, le Follona ;

A l’ouest, les États de Samory.

Les États de Tiéba se divisent en pays soumis et administrés directement par Tiéba et en pays de protectorats.

Les provinces soumises directement sont :

Au nord, le Mienka, appelé aussi Menguéra, dont les centres principaux sont Djitamana, Tiéré, Ouattara, Douaso ou Ndougasoni et Kouoro, sur le Kouoro-ba.

Au centre, le Kénédougou ou Kompolondougou, dont la capitale est Sikasso ou Sikokâna, résidence habituelle de Tiéba. Daoulabougou, ancienne résidence du père de Tiéba, habitée actuellement par Mômo, sœur de Tiéba, qui gouverne cette province et qui jouit d’une très grande considération, quoiqu’elle ait fait une mésalliance en épousant un de ses esclaves, nommé Bilali ; les autres villages importants sont Natinian, Kourala, Kofana, Fô, Ngana, Sindou et Soubakhalé.

Au sud, le Samokhodougou, dont nous avons déjà parlé, et le Pomporo, province annexée depuis peu d’années, dont les centres principaux sont : Katon, Dioumanténé et Loufiné.

A l’est de ces provinces se trouvent les territoires des Tourouga, des Tousia, des Mboin(g) et des Kéréboro ou Karaboro.

Le Mienka, le Kénédougou et le Pomporo sont peuplés exclusivement de Siène-ré ou de Sénoufo, et l’on n’y trouve que quelques colonies de Mandé-dioula. Caillié, en traversant le Kénédougou, n’a pas signalé les Siène-ré ; il a commis le même oubli pour les Bobo, dont il a traversé le territoire pour se rendre de Néneinsou à Djenné. Cet oubli peut s’expliquer. Dans toute cette région, le Mandé-dioula désigne tous les peuples non musulmans par le titre de Bambara, qui prend ainsi la valeur de kafir (infidèle) : c’est pourquoi Caillié a désigné tous ces peuples sous le nom de Bambara.

Les provinces qui ont reconnu la suzeraineté de Tiéba sont les suivantes :

1o Au nord, le Diomadougou et le Bendougou ;

2o Au sud, le Kantli, le Moro et le Niéné (provinces de Tengréla) ;

3o Les confédérations Follona de Ngokho et de Mbeng-é.

1o Le Diomadougou était, il y a une dizaine d’années, gouverné par un chef bambara : nommé Faffa, et son pays se nommait Faffadougou ; actuellement, son frère Dioma lui ayant succédé, le pays s’est appelé Diomadougou. Mais on le désigne encore quelquefois par son ancien nom et très souvent sous le nom de Dolondougou.

La résidence de Dioma est Kinian, gros village situé entre le Bagoé et le Kouoro-ba. Pendant le siège de Sikasso, Dioma a été un précieux auxiliaire pour Tiéba, en coupant à peu près régulièrement la ligne de ravitaillement de Samory et en lui enlevant ses convois.

Nous avons raconté comment les guerriers bambara de Dioma venaient faire des incursions jusqu’à Saniéna (aux environs de Komina).

Le Bendougou semble être bien peuplé ; on y rencontre de très grands centres, connus de presque tous les marchands de la boucle du Niger ; tels sont Kônina, Ména, Ntia, Karagouana et surtout Bla, qui semble être le centre commercial le plus important de la région. Il s’y fait surtout un grand commerce de sel.

Par sa position, cette ville peut recevoir le sel de Tichit viâ Ségou, et celui de Taodéni viâ Mopti et Djenné. Les marchands ne manquent jamais de parler de Bla comme d’un centre offrant pour eux de réelles ressources.

Au nord-est de Bla et vers les chemins qui mènent aux points de passage du Bagoé vers Djenné, se trouve un autre centre, ayant, lui, une importance militaire. C’est Sofalaso, sorte de place avancée créée par Ahmadou et dans laquelle son fils Madané a conservé une garnison. San est également un centre très fréquenté.

Les autres agglomérations importantes du Bendougou sont Yankhaso, Diakourouna, Mpésoba, Kourouma et Diaramana. Chacun de ces villages serait formé d’un groupement de 80 à 100 petits villages de 150 à 200 habitants chacun, ce qui porterait le chiffre de la population d’un de ces centres à 15 ou 20000 âmes, chiffre qui me paraît évidemment exagéré. En faisant part de l’exagération dans laquelle tombent les noirs quand ils citent des chiffres, on peut ramener la population du plus grand centre du Mienka à 5 ou 6000 habitants ; c’est déjà très raisonnable pour des régions soumises à tant de vicissitudes. Ces gros villages sont en quelque sorte des confédérations, des agglomérations dans le genre de celles que l’on trouve chez les Egba, comme Abéokouta, mais moins populeuses. Chacune d’elles comprend un ou plusieurs chefs, dont la décision, sans qu’elle soit souveraine, est cependant d’un grand poids dans les résolutions de l’assemblée des anciens.

Mpésoba comprend 50 villages. Les chefs les plus influents se nomment Bala et Naniankoro. Kourouma a 60 villages, Diakourouna 50, Diaramana 150 et Yankhaso 100. Nsangué et Fâkoro sont les chefs qui jouissent de la plus grande influence à Yankhaso.

2o Le Kantli, le Moro et le Niéné constituent ce que nous pouvons appeler le pays de Tengréla. Nous avons vu au chapitre III (Samory) comment ces provinces avaient, à un moment donné, fait un semblant de soumission à Amara Diali, griot et lieutenant de Samory, et comment le pays avait secoué rapidement ce joug en chassant les sofa de Samory. Elles ont reconnu ensuite le protectorat de Tiéba. Pendant la guerre contre Samory, Tengréla a entretenu un fort contingent à Sikasso et n’a cessé de fournir un ravitaillement en vivres aux assiégés.

Le Kantli a comme centre principal Tengréla.

Les deux villages les plus importants du Moro sont Papara et Kanakono, tous les deux situés sur la rive gauche du Bagoé. Ce sont des points de passage connus, où il se tient aussi des marchés.

Le Niéné est la province qui sépare le Kantli et le Moro du Ouorodougou. Ces centres principaux sont Kotou et Bong.

J’aurais bien voulu visiter cette région : elle doit être féconde en légendes, si précieuses aux voyageurs pour la reconstitution de l’histoire des Mandé. C’est dans ce triangle Ngokho-Mbeng-é-Bong que se sont conservées à peu près sans altération les coutumes bizarres révélées par les historiens arabes qui ont décrit le pays des noirs.

Nous y trouvons l’usage du tam-tam dit daba dont nous parle El-Békri. Ce tam-tam est un long morceau de bois creusé recouvert d’une peau. Sa forme est spéciale ; il est porté horizontalement, suspendu au cou, et l’on en joue en le frappant de la main et jamais avec une baguette.

Chaque fois que l’on fait usage du daba, tout le monde doit se prosterner devant lui.

A Bong, à Kotou et dans quelques autres villages au sud de Tengréla sur la route du Ouorodougou, chaque village possède un daba, mais chez les Siène-ré on le nomme dioulloua tallan. Ce tam-tam est soigneusement conservé dans une case spéciale dans laquelle ne pénètrent que les anciens du village ; il n’est retiré et mis en service que pour des cérémonies importantes, pour la mort d’un chef ou d’un personnage influent. Les indigènes disent qu’à l’aide de ce tam-tam les anciens peuvent donner des ordres qui ne sont compris que des initiés. D’après mes informateurs ce langage ne se réduirait pas à une série de batteries conventionnelles, mais on pourrait exprimer tout ce que l’on veut à l’aide de cet instrument.

Ceci me paraît plus que douteux, car dans ce cas il faudrait se servir d’un alphabet. Si ces gens-là connaissaient l’arabe, ce serait très facile, puisque chaque lettre a une valeur numérique, mais cette population est tout à fait illettrée, et je crois que ce n’est qu’à l’aide de batteries de convention qu’on peut donner des ordres. Cet instrument, tout en faisant simplement l’office d’un tam-tam ordinaire, a conservé quelque chose de mystique qui fait dire aux indigènes : « Le daba est un instrument qui parle ».

3o Le Follona est un vaste pays compris entre le territoire des Mboin(g), le Tagouano, le Kouroudougou, le Ouorodougou et le pays de Tengréla ; son organisation politique était à peu près semblable à celle du Bélédougou.

Les petites confédérations étaient très nombreuses ; les plus importantes seulement ont subsisté jusqu’aujourd’hui, ce sont celles de Niélé, de Ngokho et de Mbeng-é.

C’était un pays très prospère, à en juger par les nombreuses ruines que l’on y rencontre, et sa décadence n’a commencé qu’il y a une vingtaine d’années, à l’époque où Daoula, père de Tiéba, a commencé à fonder son empire.

Alternativement alliées ou ennemies de ce dernier chef, ces confédérations ont fini par se ruiner mutuellement, en guerroyant entre elles.

En 1883 Niamana, chef de Mbeng-é, s’allia à Tiéba pour marcher contre Fan, père de Pégué ; ce sont eux qui ont détruit le premier Niélé.

A Niamana succéda Niakhalemba, sur lequel Pégué se vengea en mettant à sac Mbeng-é, sa capitale.

A Niakhalemba succéda Zibbo, qui est encore actuellement chef de Mbeng-é. Pour éviter le retour de pareils revers, il s’est étroitement lié à la fortune de Tiéba, dont il reconnaît le protectorat et auquel il fournit des contingents et paye tribut.

Ngokho, qui était resté un peu en dehors de ces luttes, fut pris et détruit par Tiéba en 1884, et forcé de reconnaître le protectorat. Tiéba laisse gouverner Ngana, chef de Ngokho, comme il l’entend, mais, ainsi que Zibbo, chef de Mbeng-é, il fournit des contingents et paye tribut.

Ngokho ou Ngogo, d’après mon informateur, serait la plus vieille ville que l’on connaisse par ici. Jadis elle était capitale et composée de deux villes ; celle où habitait le roi s’appelait Nsogona, Nansogona ou Nséguéna. Autour de cette ville il y avait de nombreux bosquets sacrés.

Le roi avait beaucoup de grands chiens qui portaient des colliers à sonnettes en or. Des captifs désignés spécialement ne s’occupaient que d’eux. Maintenant tout cela n’existe plus : les hommes de Nsogona sont venus il y a longtemps dans Ngokho et l’emplacement même de Nsogona a presque disparu. Les chiens aussi sont morts depuis longtemps et il n’y a plus rien de particulier à Ngokho, si ce n’est que dans certaines fêtes les vieux vont chercher un grand tam-tam long, devant lequel les femmes se voilent la figure avec leur pagne et se prosternent comme pour faire le salam. Ce tam-tam est appelé, à Ngokho, daba.

Ce mot daba ne m’était pas inconnu : en cherchant dans mes notes extraites des auteurs arabes je l’ai retrouvé dans celles qui concernent Ghana.

Cette description de Ghana (extraite d’El-Békri) ressemble en beaucoup de points à ce que mes informateurs m’ont raconté de Ngokho.

Je trouve par exemple que Ghana était composée de deux villes. Celle qui est habitée par le roi est à six milles de l’autre et porte le nom d’El-Ghaba, الغاب (le bocage, la forêt). N’est-il pas curieux de voir que Nsogona veut dire en siène-ré « dans la brousse » ?

2e coïncidence : « La ville du roi est entourée de huttes, de massifs d’arbres et de bocages qui servent de demeure aux magiciens de la nation », etc.

3e coïncidence : « La porte du pavillon est gardée par des chiens d’une race excellente qui ne quittent presque jamais le lieu où est le roi ; ils portent des colliers d’or et d’argent, garnis de grelots de même métal. »

4e coïncidence : « L’ouverture de la séance royale est annoncée par le bruit d’une espèce de tambour qu’ils nomment déba. Les coreligionnaires du roi se prosternent devant lui. »

Mes informateurs tiennent ces traditions de leurs ancêtres qui habitent Ngokho depuis fort longtemps. Toutes ces coïncidences me font croire que l’auteur arabe précité a dû confondre Ghana (Birou ou Oualata) dans le Baghéna ou Bakhounou avec Ngokho. C’est peut-être une simple erreur de copiste.

En tout cas, on peut affirmer que tout ce qu’El-Békri raconte de Ghana se rapporte à Ngokho.

L’orthographe des noms est si mal écrite que très souvent les traducteurs ont confondu en une seule et même localité trois lieux différents : c’est ce qui s’est produit pour Kaukau, Kouka, Koukoua, que Cooley, dans sa Nigritie des Arabes, a identifiées.

Ce qui est certain, c’est que Gago ou Ngokho était déjà connu du temps de Léon l’Africain.

Voici ce qu’il en dit, livre VII, page 156, traduction de Jean Temporel : « Gago et le royaume d’icelle.

« Gago est une cité semblable à Kabra, sans muraille et distante de 400 milles dans le midi de Tombouctou. Maisons laides, quelques édifices assez beaux et commodes dans lesquels logent le roi et sa cour.

« Les habitants sont de riches marchands.

« Les autres cités ne peuvent ni ne doivent égaler celle-ci quant à la civilité. Beaucoup de vivres, mais ni vin, ni fruits ; terroirs fertiles en melons, citrouilles, concombres et riz.

« Plusieurs puits et une grande place. Sur le marché on vend des esclaves.

« Le roi tient en un palais écarté une infinité de concubines, esclaves et eunuques ; il a aussi une garde d’infanterie et de cavalerie entre la porte secrète et publique de son palais.

« Le sel se vend plus chèrement que toute autre marchandise.

« Le royaume renferme beaucoup de villages et de hameaux. Les gens sont vêtus de peaux de brebis et ont les parties honteuses couvertes de linge.

« Ce sont des gens fort ignorants, tellement qu’on pourrait cheminer par l’espace de cent milles sans trouver aucun qui sait lire ni écrire, au moyen de quoi le roi leur use un tel traitement que leur lourdise et grosse ignorance le mérite, leur laissant si peu, qu’à grande difficulté peuvent-ils gagner leur vie pour les grands tributs qu’il impose. »

D’après le dire de Léon, nous pouvons inférer que le Gago dont il parle est bien le même que le nôtre. Ce qui tendrait à le démontrer, c’est que la distance de 400 milles dans le midi de Tombouctou concorde assez exactement avec la distance qui sépare ces deux villes. Tombouctou est par 16° 50′ de latitude nord, et Ngokho par 10° 19′ ; la distance à vol d’oiseau entre Tombouctou et Ngokho est d’environ 750 kilomètres, et Léon l’estime à 400 milles italiens (dont, dit-il, 2 et demi font une lieue commune en France). La distance concorderait donc à 100 kilomètres près.

Un autre point très important, c’est que Léon dit que le sel se vend à Gago plus chèrement que toute autre marchandise. C’est tout ce qu’il y a de plus vrai : Gago est, par son emplacement, situé dans la région où le sel atteint le prix le plus élevé du Soudan. Notre Ngokho est bien le Gago de Léon.

C’est dans les États de Tiéba et la région que nous venons de décrire que se trouve le nœud orographique le plus important de la boucle du Niger. Nous le nommerons : massif Natinian-Sikasso.

Il est constitué par une série de plateaux et de mamelons ayant un relief maximum de 400 mètres sur le terrain environnant. La plus forte cote est celle du pic de Faramisiri, qui atteint 780 mètres, tandis que la plaine n’est qu’à 340 mètres au-dessus du niveau de la mer. Les sommets des mamelons sont ou arrondis ou en forme de bonnet de police. Leur structure géologique est formée de grès gris et d’argile sablonneuse fortement mélangée de granules de fer. L’action des pluies a désagrégé les flancs de quelques-unes de ces hauteurs et produit des éboulis de grès qui enserrent leur base. Les flancs et le sommet sont couverts de végétation ; seul le pic de Faramisiri est complètement dénudé. Vers le sommet, de loin, il a l’aspect d’une antique forteresse.

De son versant nord sortent les eaux qui vont former la rivière de Kouoro ou Koba-Diéla, dernier affluent important du Niger : le même que Caillié a traversé entre Kouoro et Dougasoni dans sa marche sur Djenné en 1827.

A l’est, les eaux du massif Natinian-Sikasso forment la branche occidentale de la Volta ; enfin, du versant sud sortent les deux rivières qui forment le Comoé ou rivière de Grand-Bassam.

Une région aussi bien arrosée ne peut être que fertile et bien peuplée ; malheureusement les guerres qui s’y sont livrées et qui s’y livrent encore actuellement ont fait disparaître une partie de la population. Certaines régions, comme celle de Dioumanténé à Niélé, étaient couvertes de villages, les cultures se touchaient, la densité de la population devait excéder 40 habitants par kilomètre carré. Aujourd’hui, dans les États de Tiéba, la moyenne est d’environ 12 à 15 habitants par kilomètre carré.

Les principales communications à travers le pays ont lieu du nord au sud, elles relient le Ségou et le Djenné au Ouorodougou, routes de sel et de kola comme chez Samory.

Elles sont au nombre de quatre :

1o Itinéraire suivi par Caillié, qui va de Timé par Tengréla, Fala, Tiola, le Menguéra et le pays des Bobo-Oulé, sur Djenné ;

2o La route du Ouorodougou par Tengréla, Fourou, Natinian ou Sikasso sur le Menguéra, où elle rejoint la route précédente ;

3o La route du Follona par Mbeng-é, Ngokho, Dioumanténé, Sikasso sur Djitamana, le Bendougou et Ségou, ou Djitamana, Néneinso et Djenné ;

4o Et enfin la route de Léra, Sindou ou Soubakhalé à Sikasso.

De l’est à l’ouest, cette région n’est traversée que par une seule route importante, celle de Ténetou à Bobodioulasou par Kourala, Natinian, Sikasso, Ngana et Sambagoin, et une route secondaire, celle de Tiong-i, Fourou, Dioumanténé, Niélé et Léra.

D’autres chemins moins importants sillonnent cet admirable pays. Après toutes les vicissitudes qu’il a traversées, c’est un de ceux qui m’ont paru des plus prospères et des plus dignes de notre attention.

Sikasso, par sa position au centre du massif orographique de cette région et à la naissance de toutes les vallées qui vont rayonner par les quatre points cardinaux, nous semble tout indiqué pour devenir le siège d’un commandement important et l’emplacement désigné pour recevoir un fort, dès que l’on voudra résolument poursuivre l’œuvre de pénétration.


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Nous quittons la petite rivière (le Bandamma) vers deux heures et demie ; partout, aussi loin que la vue peut s’étendre, on ne distingue que des ruines dont la présence se trahit par des groupes de gigantesques baobabs. Les ruines sont trop nombreuses pour être toutes relevées. Quoique chacune d’elles ne puisse contenir qu’une ou deux familles, la densité de la population devait être très grande. Depuis Dioumanténé ce ne sont que rizières et cultures de mil abandonnées ; partout les petites levées de terre qui endiguaient les rizières et les sillons des champs de mil subsistent encore. Dans la soirée on aperçoit, dans le sud-est, le sommet bleu d’une petite montagne que les indigènes m’ont nommée Oumalokho konkili (montagne de Oumalokho). Vers quatre heures nous traversons un marécage d’une cinquantaine de mètres de largeur où il y a encore 1 m. 20 d’eau et de vase, enfin deux heures après, à la nuit tombante, nous campons dans un endroit découvert, non loin d’un petit bas-fond où il y a un peu d’eau. Le baromètre me donne au campement 455 mètres d’altitude.

Maintenant que nos hommes y sont bien habitués, l’établissement du campement se fait sans que j’aie besoin de m’en mêler. En un clin d’œil les bagages sont rangés en fer à cheval sur de grosses pierres, pour les préserver des termites. Les animaux, entravés, sont menés brouter aux abords du camp. Des hommes vont chercher du bois pour les feux de nuit, tandis que d’autres et les femmes se mettent en devoir d’allumer des feux de cuisine et de préparer le riz ou les ignames.

Mon domestique établit ma natte sur une brassée de feuilles et de rameaux. Un pagne en coton me sert de drap, une couverture en laine sert à me couvrir au petit jour, quand il fait froid. La peau de bouc constitue l’oreiller. La moustiquaire est l’objet le plus utile dans ce pays ; elle préserve non seulement des moustiques, mais, bordée en dessous de la natte, elle empêche les fourmis, araignées, scorpions et autres animaux de vous atteindre. Elle préserve en même temps de la rosée.

Mes hommes ont pris la bonne habitude de débarrasser le camp et ses abords des herbes et de balayer soigneusement l’emplacement sur lequel nous couchons, afin d’éviter les serpents. Une autre bonne précaution consiste à ne pas apporter dans le camp des bois morts sans les avoir au préalable secoués et jetés par terre pour en faire sortir les animaux nuisibles qui auraient pu se loger dans les creux.

A neuf heures du soir tout le monde dort généralement, sauf les deux hommes qui veillent ensemble à notre sécurité. Comme j’ai le sommeil excessivement léger et que le moindre bruit me réveille une fois les deux premières heures de sommeil passées, je suis tout à fait à mon aise et presque reposé : il ne m’en coûte pas de faire trois ou quatre rondes pendant la nuit.

Pour moi, je préfère le campement au logement chez l’habitant. On tient son monde mieux dans la main en cas d’attaque, on peut facilement éviter les surprises. Enfin je trouve qu’il est beaucoup plus sain de camper en plein air à côté d’un bon feu, que de dormir dans des cases dont la propreté laisse à désirer, qui sont infestées de vermine, et où en cas d’incendie toutes nos ressources seraient brûlées.

La fièvre paludéenne vous atteint surtout dans les villages. J’ai déjà eu occasion de dire que la terre qui sert à faire les cases en pisé renferme des quantités de matières végétales et des détritus de toutes sortes qui, en pourrissant et en fermentant, dégagent de mauvais germes.

C’est donc toujours avec bonheur que je campe au dehors. Il n’en est pas de même de mes hommes, qui, pour des motifs d’un ordre plus intime, préfèrent loger chez l’habitant. Dans maintes circonstances il a fallu user de toute l’autorité dont je jouissais, grâce à ma connaissance de la langue mandé, pour leur faire accepter cette situation pénible à leurs yeux, mais pleine d’avantages pour la réussite d’une entreprise aussi compliquée que celle que je tenais à mener à bonne fin.

Depuis environ trois mois je suis tout à fait acclimaté et habitué à la nourriture indigène, que je bonifie en me procurant le plus souvent possible des viandes, du gibier, des volailles, etc. Comme les indigènes, je mange, le matin avant de me mettre en route, les restes froids de la veille, ce qui me permet de supporter vaillamment mon étape et d’attendre sans crampes d’estomac l’heure du déjeuner. Dans cette région, nous sommes particulièrement favorisés, car nous y trouvons l’igname, qui est une grande ressource, puisqu’elle remplace la pomme de terre, et qu’elle peut être mangée bouillie à l’eau ou grillée au feu, et froide ou chaude. L’igname n’a qu’un seul défaut, c’est celui d’être d’un poids trop lourd pour en emporter de gros approvisionnements.

Il faut au moins 3 kilos d’ignames par indigène et par jour, tandis que 500 grammes de riz font le même office.

Dimanche 15 janvier 1888. — Notre petite caravane se met en route au petit jour. Le terrain est toujours le même, les ruines sont encore très nombreuses. Vers dix heures nous atteignons une jolie petite rivière à eau ferrugineuse ; elle se nomme Bani, « petit fleuve » ; c’est le second cours d’eau que nous rencontrons dont les eaux ne sont pas tributaires du Niger. Les indigènes me disent que c’est un des bras de la rivière de Léra. Les rives sont bien boisées, les abords marécageux, difficiles à traverser. Il y a des traces de jeunes hippopotames, ce qui semblerait indiquer qu’un peu plus en aval se trouve un bief plus profond, car ici l’eau n’a que 30 centimètres de profondeur.

Ruines de l’ancien Niélé.

Derrière le Oumalokho konkili, qui est sur la rive gauche du Bani, on voit les ruines d’Oumalokho, dont les habitants sont établis maintenant aux environs de Niélé.

Sur les bords d’une des cuvettes marécageuses que nous traversons, le vieux Ouattara me signale un groupe de ruines qu’on nomme Dougou-ouolo. A midi nous campons sur les bords d’un petit marécage dont l’eau est détestable, tellement elle est chargée de fer et de matières organiques.

Après nous être réconfortés d’un peu de riz cuit dans cette eau sale, nous repartons de bonne heure afin d’atteindre avant la nuit les ruines de l’ancien Niélé. Les ruines, moins nombreuses, sont plus grandes, et partout on voit de jolis bosquets sacrés dans lesquels la végétation est luxuriante. Les feuilles ont des nuances indéfinissables, des tons délicieusement variés, depuis le vert tendre jusqu’à la teinte la plus sombre. On est tenté de camper à chaque pas.

La marche de cet après-midi est très pénible : à l’ardeur du soleil vient s’ajouter la réverbération excessive et la chaleur de l’air chauffé par l’incendie de la plaine ; partout les hautes herbes sont en feu, et à plusieurs reprises la caravane se voit obligée de s’arrêter pour couper des branches vertes et éteindre le feu qui nous environne. Le passage des endroits marécageux est rendu très pénible par des trous profonds de trente à quarante centimètres qu’ont laissés des troupes d’éléphants.

Le sol est partout légèrement ferrugineux à la surface, le sous-sol est constitué de terres argilo-sablonneuses ; j’ai cependant vu émerger, par-ci par-là, un peu de granit à très gros grains.

Un peu avant d’arriver aux ruines de Niélé, mes hommes aperçoivent trois éléphants de l’autre côté d’un petit marais. Diawé et quelques hommes s’élancent à leur poursuite avec les fusils, mais ne peuvent les rejoindre, car ils ont trois à quatre cents mètres d’avance sur nous, et nous devons nous contenter de suivre des yeux leurs évolutions dans les hautes herbes.

A quatre heures nous atteignons les ruines de l’ancien Niélé, qui s’élevait sur un petit dos d’âne entre un marécage et un ruisseau ; pendant près d’une demi-heure on chemine dans des débris de construction, de poterie, etc. Une cinquantaine de baobabs et de bombax gigantesques indiquent l’emplacement des places du village. Le vieux Ouattara m’indique son ancienne case et me raconte que c’est en 1882 que Tiéba et Niamana, chef de Mbeng-é, ont détruit sa ville, après avoir vaincu Fan, père de Pégué. C’est également de cette époque que date la ruine des nombreux villages que nous venons de traverser. Sur la rive gauche du Badié, c’était l’œuvre de Samory ; ici nous sommes en présence de l’œuvre de destruction de Tiéba. Ils ne sont pas meilleurs l’un que l’autre.

Nous campons et passons la nuit sur la rive droite d’un joli petit ruisseau qui coule également vers le nord ; ce qui m’a frappé, c’est que parmi toute la verdure dont les cours d’eau sont agrémentés par ici, il n’y ait ni bambous, ni palmiers d’aucune espèce. Nous sommes pourtant plus au sud qu’à Tengréla dont les environs sont parsemés de palmiers à huile et les ruisseaux bordés de bambous. La cause en est peut-être à rechercher dans la différence d’altitude, cependant le bambou pousse au sommet de toutes nos montagnes du Soudan français.

Pendant la soirée, à la suite des incidents qui ont marqué notre route aujourd’hui, on parle naturellement de gibier.

Vers dix heures et demie il s’élève une altercation entre mes hommes à propos d’empreintes relevées sur le sol pendant l’étape. Ces empreintes étaient attribuées par les uns au bœuf sauvage (sorte de buffle nommé sigui en mandé) et par les autres à un animal que je n’ai jamais vu parce qu’il est très rare, mais dont pas mal de noirs m’avaient déjà parlé.

Cet animal est appelé en mandé konsonkansan. C’est une bête affreuse, plus hideuse que le caïman, dont elle a presque l’aspect. Elle n’a toutefois que 2 mètres à 2 m. 50 de longueur. Sa largeur à hauteur des pattes de devant est de 60 à 70 centimètres, et ses épaules, comme tout son corps du reste, sont recouvertes d’écailles excessivement dures. Sa formidable carrure lui permet de briser les jambes des plus grands animaux, en se ruant sur eux. C’est sa seule défense.

Obligés d’éteindre le feu des herbes.

Sa tête diffère de celle du caïman ; elle est plus courte et sa mâchoire est disposée en fer à cheval. Ses dents sont également beaucoup plus petites que celles du caïman.

Les empreintes qu’il laisse sont très larges. Ses pattes de devant sont excessivement puissantes, et presque de la grosseur d’un sabot de cheval. Il n’a pas de griffes et son sabot est fendu.

Cet animal a été signalé par El-Békri, et Barth prétend qu’il ne vit que dans l’eau. Les indigènes m’ont affirmé, au contraire, qu’il vivait presque exclusivement sur la terre. On le rencontre surtout dans les grottes et les anfractuosités de rochers.

Les konsonkansan vivent par paire. Quand l’un des deux meurt, le survivant vient tous les jours une ou deux fois à l’endroit où son compagnon est mort.

Diawé en a vu un mort et un vivant à Séfé dans le Kaarta, et un de mes hommes possédait deux écailles de konsonkansan qu’un forgeron avait défaites en sa présence du dos d’un de ces animaux ; il y attachait un grand prix et n’a jamais voulu me les céder, tant il avait foi dans leur vertu.

Lundi 16 janvier. — Le terrain change d’aspect. A la monotonie de la plaine succèdent de petites croupes boisées, séparées les unes des autres par des vallons pleins de verdure. Dans quelques-uns de ces vallons il y a de l’eau, ce qui attire beaucoup de gibier ; pendant toute la matinée on entend crier en mandé et en siène-ré : « Sokho ! sokho ! kari ! kari ! de la viande ! de la viande ! »

Mes hommes poursuivent des tankho (antilopes à bosse), des dagué (textuellement : bouche blanche), autre grande antilope connue vulgairement sous le nom de koba. Diawé tire deux coups de fusil sur un énorme éléphant, mais ce dernier continue paisiblement sa route, se contentant de se jeter avec sa trompe une grosse motte de terre sur le dos.

Sur la plupart des croupes il y a des ruines entourées de baobabs. Cet arbre me paraît être particulièrement affectionné par les Siène-ré ; ils le nomment du reste siène tchigué (l’arbre de l’homme). Ce végétal rend de très grands services aux indigènes.

Le bois du baobab ne vaut rien pour le chauffage ; il est trop spongieux pour être travaillé, mais on utilise sa cendre comme mordant dans les teintures à l’indigo et comme potasse dans la fabrication du savon. L’écorce sert à faire de la ficelle, des cordes, des filets, des hamacs, etc. La feuille est employée comme condiment dans presque toutes les sauces qui se mangent avec le to.

La coque du fruit est employée dans certaines régions comme bouteilles ; dans d’autres, on la brûle pour obtenir des cendres dans lesquelles on passe l’eau qui sert à la préparation du to ; avant maturité, elle renferme un liquide frais dont quelques indigènes sont très amateurs.

La farine blanche que renferme le fruit à maturité entre dans la préparation de quelques plats indigènes et dans quelques boissons, mélangée avec de la farine de mil ; avec le noyau lui-même, cuit, séché et pilé, on fait une sauce de conserve que l’on nomme kondoro.

Enfin l’arbre, quand il est vieux, offre beaucoup de creux dans lesquels les abeilles se logent très volontiers.

Le tronc, qui atteint généralement des dimensions extraordinaires, est facilement escaladé à l’aide de fortes chevilles en bois que l’on enfonce dans l’écorce et qui servent d’échelons et de marchepieds.


★ ★

Une heure et demie après avoir dépassé la dernière ruine, on franchit un petit col à 510 mètres d’altitude ; de l’autre côté commencent les lougans des villages de culture où nous devons camper pendant les heures chaudes.

Comme partout dans cette région, l’action des kéniélala (sorciers) se fait fortement sentir. Sur les chemins et aux carrefours, les indigènes, à l’aide de cendre délayée dans de l’eau, ont tracé des signes cabalistiques pour conjurer les esprits malfaisants.

A midi nous campons sous un ficus à côté d’un des trois villages de culture de Pégué. Ces petits villages sont entourés d’enceintes en terre glaise et séparés les uns des autres par un joli petit ruisseau ; ils ne portent pas de nom particulier, on les appelle Pégué-togoda (campement de culture de Pégué).

Nous devons ici être éloignés d’à peu près 6 kilomètres de Niélé, ce qui porte la distance totale de Dioumanténé à Niélé à 90 kilomètres environ.

Les indigènes employés comme courriers parcourent ce trajet, que l’on peut porter à 110 kilomètres avec les circuits, en trente-quatre heures, dont vingt-quatre de marche ; quand ils sont chargés, ils mettent cinquante-huit heures, dont trente de marche environ. Avec des animaux chargés, il faut trois jours et deux nuits en marchant matin et soir.

Mercredi 1er février. — Deux heures après mon arrivée aux togoda, j’ai été atteint d’un accès bilieux hématurique ; grâce à de fortes doses de quinine que je m’étais administrées la veille et le matin même, je n’ai pas perdu connaissance un seul instant et j’ai pu me soigner. Le café est un excellent diurétique quand, comme moi, on n’en fait pas sa boisson journalière. Dès le cinquième jour j’allais déjà mieux, et le neuvième jour je pouvais faire une promenade d’une centaine de mètres au bras de Diawé. Ma convalescence fut assez rapide ; l’appétit revenait ; malgré cela, il m’était impossible de me mettre en route et de songer trop tôt au départ : les fortes doses de quinine que j’avais absorbées (12 grammes environ en sept jours) m’avaient occasionné des douleurs de cœur qui m’empêchaient de marcher.

Le togoda où j’habitais était heureusement bien situé ; nous étions par 620 mètres d’altitude. Dans la matinée, le plateau était balayé par des vents frais, et jusque vers sept heures et demie on aurait pu se croire en France, au mois de juin.

Mais de dix heures à deux heures il fait une chaleur atroce : les cases étant excessivement basses et petites, la chaleur est insupportable. Je ne puis malheureusement plus me rendre compte de l’état de la température : tous mes thermomètres sont dérangés depuis mon départ de Fourou.

Pendant ma maladie, Pégué a fait prendre tous les jours de mes nouvelles, et dès que le mieux s’est fait sentir, il m’a envoyé un bœuf, du lait, des œufs, du miel, des poules, du beurre et des papayes ; en outre, on a tous les jours délivré à mes hommes du riz, du maïs ou des ignames et quelquefois du dolo.

Pégué a installé d’une façon très intelligente ses captifs dans son pays : ils sont groupés, hommes, femmes et enfants, par cinquantaine environ, sous les ordres d’un chef qui commande le togoda. Ces captifs reçoivent comme première mise quelques têtes de bétail, des animaux de basse-cour et des graines, et mettent en exploitation les terrains des environs ; chaque togoda constitue ce qu’on pourrait appeler une ferme, dans laquelle Pégué puise ses approvisionnements. Malheureusement tout cela n’est pas administré avec beaucoup de méthode : comme chez tous les noirs du reste, le gaspillage prime sur l’économie.

Un togoda.

On cultive par ici plusieurs variétés de kou (ignames). En dehors de celles que j’ai vues à Fourou, il existe ici une espèce qui est rouge betterave quand elle est cuite, et une autre qui est jaune melon. Le maïs, de plusieurs variétés, est de qualité inférieure ; les patates sont d’un rouge foncé et de très bonne qualité. On ne cultive qu’une variété de mil, le sanio (petit mil blanc en épi) et une de sorgho, le bimbiri (gros sorgho rouge).

Toutes ces denrées sont emmagasinées en grappes ou en épis, ce qui nécessite de grandes quantités de magasins. Dans la plupart de ces villages de culture il y a plus de greniers que d’habitations. Ces greniers sont de même construction que ceux que j’ai décrits à Kouroula, mais de dimensions beaucoup plus grandes.

J’ai remarqué beaucoup de (arbres à beurre) dans les environs, mais l’arbre le plus répandu par ici est le netté ou néré : Parkia biglobosa. C’est un arbre de ressource pour l’indigène : la farine jaune que contiennent les cosses sert d’aliment et ses noyaux servent à confectionner le soumbala ou simbala, qui constitue la base de presque toutes les sauces. (Voir le chapitre Mossi.)

Parkia biglobosa.

Les bœufs sont très vigoureux et pourraient servir d’animaux de trait, mais ils sont en moins bon état que ceux de Fourou, remarquables par leur structure râblée, et qui constituent plutôt, comme je l’ai dit, le véritable animal de boucherie du Soudan.

Les captifs des togoda des environs sont tous laids sans exception, et aucun d’eux n’est vêtu. Les femmes s’enroulent autour des reins une vingtaine de cordelettes en peau composées chacune de trois lanières de la grosseur d’une forte ficelle ; les extrémités se terminent d’un côté par une boutonnière, de l’autre par un nœud. A ces cordelettes sont suspendus de petits objets en cuivre fondu représentant des tortues, des lézards ou des chevaux[39] ; ils sont confectionnés par les lokho (caste de forgerons), dont les femmes sont réputées fort belles ; cette caste d’artisans n’est pas méprisée comme les autres.

Certaines jeunes filles portent, en outre, par devant et par derrière, une sorte de petit bouclier en bois en forme de triangle, dont l’angle aigu un peu courbé se termine entre les jambes. Ils sont fixés aux cordelettes à l’aide d’un passant en bois dans lequel on introduit cinq ou six petites ceintures.

Les captifs sont relativement bien stylés, les hommes ne m’ont jamais parlé sans s’incliner profondément ni enlever leur bonnet ; pour saluer, les femmes s’agenouillent devant moi face en arrière, c’est-à-dire en me présentant le dos.

Les hommes actuellement n’ont pas grande occupation : presque toutes les récoltes sont rentrées. Dans les togoda que j’ai visités, ils bâtissaient de nouvelles cases et réparaient l’enceinte. Quant aux femmes, à part la corvée de bois ou la cueillette du coton qu’elles font tous les matins, elles sont occupées à préparer les aliments, à piler ou à moudre du grain, ou bien à cuire du dolo, le village n’étant pour ainsi dire qu’une grande brasserie.

Cette boisson est préparée ici d’une manière un peu différente que sur la rive gauche du Niger. Quand le maïs ou mil germé est pilé, on le laisse macérer plusieurs jours dans de l’eau avec des tiges de gombo pilées et une grande quantité de piment. Préparée de la sorte, cette boisson est moins goûtée par l’Européen : l’odeur qu’elle répand est désagréable. La liqueur est forte et enivrante : je ne pouvais la boire que bien étendue d’eau.

Dans la soirée seulement, pendant que les hommes s’enivrent, les femmes filent le coton, soit à la lueur de feux, soit au clair de lune.

Le togoda que j’habite renferme une famille de fono, sorte d’orfèvres, dont j’ai déjà parlé à Fourou. Leurs femmes, dans la journée, sont occupées, dans un gros trou recouvert de branchages, à faire de la vannerie et à confectionner des chapeaux en paille. Les fono forment une sorte de caste qui est très redoutée ; les Siène-ré les disent sorciers et les évitent absolument, comme dans le Kaarta et le Bélédougou on évite les koulé (raccommodeurs de calebasses).

Dès que j’en eus l’occasion, je fis demander au Ouattara s’il ne convenait pas de faire parvenir de suite à Pégué les cadeaux que je lui destinais ; ce dernier me conseilla d’attendre que je sois rentré à Niélé, ce qui devait se faire dès que je serais entièrement rétabli. Au bout de quelques jours j’envoyai le chef du togoda demander à Pégué la permission de rentrer dans son village. Le soir il revenait, me disant que le fanfollo (roi) allait faire une expédition de trois ou quatre jours, qu’il n’avait pas le temps de s’occuper de moi pour le moment, mais que dès son retour il m’enverrait chercher, et que je pouvais être persuadé de son amitié sincère, sans laquelle il ne m’aurait pas offert l’hospitalité dans un de ses villages.

Le délai étant largement écoulé et les visites des gens de Pégué se faisant rares, je me décidai à envoyer Diawé en reconnaissance à Niélé ; il revint au bout de quelques heures et me raconta son entrevue avec les gens de Pégué.

Ce brave souverain refusait absolument de me voir ou de me laisser entrer dans son village ; il ne désirait même pas recevoir mon envoyé, en revanche il protestait de son amitié pour les Français et pour moi en particulier : « J’obtiendrai de lui tout ce que je demanderai. Quand je fixerai mon départ, il me donnera un homme qui devra me conduire de sa part jusqu’à l’entrée des États de Kong et me recommander à Iamory, prince de la famille régnante de Kong. »

Toutes les tentatives que je fis par la suite restèrent sans résultat : il me fallait renoncer à avoir une entrevue avec Pégué et à entrer à Niélé.

Je m’empressai, puisque d’autre part il était plein de dispositions bienveillantes à mon égard, de lui faire parvenir un cadeau, dont voici le détail :

Une belle paire de pistolets à piston ;

Une paire de pistolets à silex ;

Un tapis de selle en velours bleu bordé d’or ;

Deux caftans, un en velours grenat, l’autre en velours vert ;

Un bonnet en velours frappé or ;

Un turban en tricotine dorée ;

Trois pièces de calicot imprimé, des rasoirs, glaces, couteaux, perles, etc.

Le tout s’élevant à une valeur de 500 francs environ (prix de revient en France).

Son envoyé, qui vint me remercier, me raconta que le roi avait réuni tous les habitants du village pour leur faire voir les présents qu’il venait de recevoir des Français. Jamais personne ne lui en avait donné d’aussi riches ; aussi, a-t-il ajouté, « chaque fois qu’un Français demandera de traverser mon pays, je lui faciliterai son voyage en lui donnant de mes hommes ». Je crois qu’il tiendra sa parole, pourvu que le voyageur qui passera chez lui ne soit pas à cheval, il l’a formellement dit. Quant à nos marchands, qu’il laissera librement venir commercer chez lui, dit-il, et pour lesquels il n’a pas voulu prendre d’engagement par écrit, je ne crois pas qu’ils entreront jamais à Niélé sans payer un lourd droit de passage, car dans le togoda que j’habitais, les captifs m’ont dit que, sauf les gens de Kong et de Niélé, personne ne pouvait apporter de marchandises de quelque valeur ici sans se les voir confisquées. Du reste, en fait de commerce ici, il n’est possible de trouver à échanger des marchandises que contre des cauries ou des esclaves.

Les causes qui m’empêchèrent d’entrer dans Niélé m’ont été longtemps inconnues ; je crois cependant depuis avoir un peu élucidé cette question, grâce au guide que Toumané m’avait imposé. Cet homme, par la suite, m’était entièrement dévoué, il m’avait pris en affection et me l’a prouvé plus tard, car ce n’est que grâce à lui que j’ai été accueilli convenablement à Léra et que j’ai obtenu protection du chef de ce village.

1o Mon passage en plein jour à Nafégué, raconté par les gens de Niélé, qui avaient, pour se vanter, exagéré mes exploits, fut considéré comme un fait surprenant qui fit dire à Pégué et à son entourage que, pour oser tenter quelque chose de si audacieux, je devais posséder quelque engin qui me permettait de défier la puissance des plus terribles adversaires.

J’ai raconté ce passage à Nafégué dans toute sa simplicité, mais les indigènes de ces régions sont tellement sous l’influence des kéniélala que tout acte est de suite interprété comme une sorcellerie.

2o A ce grief venait s’ajouter mon passage chez Samory. Pégué me soupçonnait d’être son ami, et comme il se méfie de lui et de ses gens, j’ai été considéré comme suspect, non pas qu’on craigne précisément que je ne m’empare de Pégué, mais on redoutait qu’à l’aide d’écrits introduits dans les puits ou semés par les rues je ne jetasse un sort sur la ville. C’est ainsi que le vieux Ouattara et les gens de Pégué n’ont pas toléré l’emballage de quelques menus objets dans des fragments de vieux journaux ; j’ai même été tenu d’enlever à l’eau de belles étiquettes dorées fixées à la colle sur les pièces d’étoffe que je destinais à leur chef.

3o Il n’y avait pas longtemps qu’on venait d’apprendre la mort de Tidiani (roi du Macina). Cette mort coïncidait justement avec le passage du lieutenant de vaisseau Caron à Bandiagara, et ces ignorants n’avaient pas manqué d’attribuer la mort de leur souverain au passage de notre compatriote. Ce souvenir venait encore de se raviver par la nouvelle de la mort de Yawakha, chef de Fourou, décédé malheureusement deux ou trois jours après mon départ de son pays.

4o Peut-être aussi ma maladie a-t-elle été considérée comme un avertissement du ciel et les marabouts ou les kéniélala de l’entourage de Pégué se sont-ils emparés de ce fait pour intimider leur chef et par cela même gagner dans son estime en lui prouvant qu’ils veulent le préserver d’un grand danger.

Pégué, cependant, d’après ce que l’on m’en a dit, passe pour un homme très intelligent dans son pays. Il est de la famille des Ouattara, et âgé de trente-cinq ans environ. Pégué est un surnom. Étant tout jeune, il montrait déjà beaucoup de finesse et de subtilité dans ses actions et ses paroles, ce qui le fit surnommer, par Tiéoualé sa mère et Fan son frère, , qui veut dire « lièvre » en siène-ré ; en siène-ré follona, c’est Pégué, gué étant la terminaison de beaucoup de substantifs follona.

J’ai appris pendant mon séjour ici que l’almamy exigeait la soumission de Pégué ; il voulait annexer cette partie du Follona. Les envoyés, en revenant à Niélé, apportaient à Pégué l’ordre de mettre ses troupes en marche, de s’emparer et de détruire le Pomporo et le Samokhodougou. Pégué, qui se contentait parfaitement de ses relations de bon voisinage avec Samory et qui ne rêvait pas du tout une annexion, a vivement protesté et a renvoyé le fils du chef de Fourou et ses gens en leur ordonnant de dire à Samory que « s’il désirait vivre en bon voisin avec leur roi, il entendait également conserver toute sa liberté d’action ».

Ce pays traverse un mauvais moment, car, quelle que soit l’issue de la guerre, il sera ravagé. Si Samory s’empare de Sikasso, il viendra dévaster le Pomporo et poussera certainement jusque dans le Follona ; dans le cas contraire, ce sera Tiéba qui s’emparera de Niélé. Pégué n’a actuellement qu’une chance d’échapper à la ruine, c’est d’être le fidèle allié de Tiéba ; malheureusement l’opinion publique de son pays est contraire à cela, Tiéba ayant fait si souvent des incursions dans cette région que tout le monde lui est hostile.

Le souvenir de la prise du vieux Niélé, de la destruction de Kawara, et surtout la dernière défaite de Pégué et sa fuite dans le Tagouano, sont trop récents chez les pauvres Siène-ré pour que Pégué puisse tenter dès à présent un rapprochement auprès de Tiéba.

Le Follona[40] de Pégué tombera fatalement entre les mains de Tiéba, et cela dès que les hostilités avec Samory seront terminées. Nos prévisions se sont depuis confirmées : Tiéba a annexé le Follona, de sorte que ce pays est placé par contre-coup sous notre domination.


★ ★

La région qui obéit aux ordres de Pégué commence à quelques kilomètres dans l’est de Dioumanténé, à la rivière Bandamma, et se termine à l’ouest à la branche occidentale du Comoé, désignée sous le nom de rivière de Léra. Au sud elle se confine aux confédérations de Mbeng-é et de Ngokho ; au nord, aux États de Tiéba.

Dans la zone que j’ai traversée, les territoires habités n’ont que 30 kilomètres de largeur depuis 1883. Vers cette époque, Tiéba et Niamana, chefs de Mbeng-é, détruisirent Niélé et battirent Fan, père de Pégué. Comme pour jeter un défi à ses adversaires, Fan[41] fit immédiatement reconstruire sa capitale à une journée de marche dans l’est.

Puis il entreprit une campagne contre Fourou ; c’est sous les murs de cette ville qu’il trouva la mort. Son successeur, Pégué, n’ayant pas voulu reconnaître la suzeraineté de Tiéba, ce dernier lui fit la guerre.

Makhandougou et Kawara, surpris de nuit, furent détruits et tous les habitants faits prisonniers. Niélé n’échappa que par hasard au carnage, les habitants ayant eu le temps d’évacuer le village avant l’arrivée des guerriers de Tiéba.

A la suite de ce coup de main, Tiéba se serait fait payer 1000 captifs et 120 chevaux par Pégué. Ce chiffre est évidemment exagéré ; je crois qu’en le réduisant au tiers on ne doit pas être loin de la vérité.

Toute la force de Pégué consiste dans ses captifs, qui me paraissent nombreux ; tous les togoda que j’ai vus lui appartiennent ; mais je ne crois pas que ce chef puisse mettre sur pied plus de 2000 guerriers armés de fusils et 50 à 60 chevaux.

Le refus de Pégué de me laisser pénétrer dans sa capitale me cause beaucoup de chagrin. Niélé par elle-même n’offre rien de particulier, mais je crains que d’autres chefs ne me fassent le même accueil. Quant à obtenir de bons itinéraires avec des gens si méfiants et si superstitieux, je ne puis y songer sans compromettre la suite de mon voyage.

Le croquis de la ville est la fidèle reproduction du dessin que Diawé m’a fait dans le sable à son retour au togoda. Le village principal est à peu près au centre de l’enceinte extérieure et est séparé d’un autre groupe d’habitations, où la population est moins dense, par une rivière bordée d’une très belle végétation. Ce cours d’eau, quoique non éloigné de sa source, est déjà profond et on le traverse sur deux petits ponts en bois ; le petit affluent qu’il reçoit à droite n’est composé que d’amas d’eau stagnante, non potable, et traverse une bananeraie contenant environ deux fois autant de bananiers que celle de Dioumanténé (environ 2000 pieds), mais tous sont très jeunes et n’ont pas encore de régimes.

Niélé.

C’est dans les terrains vagues qu’on a pris les terres nécessaires à la construction d’un mur d’enceinte et des habitations, qui sont ou rondes ou carrées. L’enceinte, en pisé, haute de 3 m. 50 environ, est tracée un peu en crémaillère ; comme à Dioumanténé, une banquette en terre permet aux tireurs de faire feu par-dessus la crête. Dans quelques endroits, le mur est percé de petits créneaux de forme triangulaire.

Le logement particulier de Pégué se trouve au centre du village principal et comprend, outre des cases rondes ou carrées, une dizaine de cases à un étage, comme il y en a quelques-unes à Bammako.

Le grand village seul est bien peuplé ; les groupes de cases en deçà de la rivière sont peu habités et la population y est très clairsemée.

En dehors du fond de la population, qui est Siène-ré, il y a quelques Mandé-Dioula qui sont musulmans et s’occupent de commerce ; je ne crois pas qu’au total le chiffre de la population dépasse 3000 à 3500 habitants.

Niélé est cependant le plus grand centre de toute cette région ; viennent ensuite Mben ou Mbeng-é (environ 2000 habitants) et Ngokho (1000 à 1500). Quand les indigènes parlent de Niélé, ils disent : « Niélé est à peu près aussi grand que Sikasso ».

Dans les villes non commerçantes il me paraît du reste difficile que la population dépasse le chiffre d’habitants que j’assigne à Niélé : pour que 3000 indigènes vivent sans presque recevoir de denrées de l’extérieur, il faut qu’il y ait de nombreux champs. Si la population dépasse un tant soit peu ce chiffre de 3000, que je considère comme un maximum, les cultures les plus éloignées s’étendraient à environ 10 à 12 kilomètres de la ville, ce qui est déjà loin pour y aller travailler et récolter le grain.

Plan de Ngélé ou Niélé.

Aux abords de Fourou, par exemple, où il y a relativement peu de terrains en friche, à cause de la nature ferrugineuse ou marécageuse du sol, les cultures s’étendent à 8 ou 9 kilomètres du village. Les indigènes ne s’y rendent pas volontiers, de crainte d’être enlevés : les cultures en souffrent et les champs sont cultivés avec beaucoup moins de soin que ceux situés dans un rayon moindre.

Il se tient quotidiennement à Niélé trois petits marchés, où l’on trouve à acheter, comme partout, du tabac à priser, de la graisse de cé et des condiments. Les marchés, que j’ai décrits déjà plusieurs fois, sont sans importance, les marchandises de cinquante vendeurs pouvant être toutes achetées pour quelques milliers de cauries. Mais le lundi il y a grand marché ; il se tient au sud de la ville et à l’extérieur sur une place où il y a quelques bombax ; deux de mes hommes que j’y ai envoyés pour acheter du sel m’ont dit n’avoir vu aucune marchandise d’Europe ; il y avait beaucoup de monde, paraît-il, mais pas plus de denrées à vendre qu’à Fourou. L’affluence considérable des visiteurs sur les marchés, à partir de Dioumanténé, tient à ce qu’il s’y débite beaucoup de dolo ; les hommes des environs ne se rendent pas au marché pour vendre ou pour acheter, mais la plupart pour y voir des amis, causer et surtout y boire du dolo ; c’est en quelque sorte la foire de nos campagnes, où l’on voit à côté de vendeurs et d’acheteurs quantité de gens qui viennent pour se distraire.

Le sel (valeur 8 fr. 50 le kilo), la poudre et les chevaux viennent de Kong. Les tissus et marchandises européennes y sont apportés également de temps à autre par les marchands de cette ville, qui les achètent à Salaga ou à Bondoukou.

Bammako est évidemment plus près de Niélé (25 à 30 jours), mais on n’y trouve encore rien à acheter, et si les marchands désirent se procurer perles, articles de Paris, armes, poudre, tissus assortis, ils sont forcés de se rendre à Médine, ce qui porte leur voyage à 60 jours. Avec cela, le passage chez Tiéba et Samory, ces deux souverains si remuants, ne s’effectue jamais sans danger ; de sorte que nous ne sommes pas en mesure d’alimenter avantageusement cette région de nos produits manufacturés ; elle sort de la zone commerciale tributaire du Sénégal et ne peut être alimentée que par les marchés de Salaga et de Bondoukou, distants de 40 jours de marche de Niélé.

Pendant mon séjour à Tiong-i et à Fourou et en vue d’un prochain passage dans le Follona ou les régions avoisinantes, j’avais obtenu sur ce pays et ses habitants quelques renseignements que je n’avais pas consignés sur mon journal, ayant toujours l’espoir de visiter en tout ou en partie cet intéressant pays.

Un de mes informateurs était un Tagoua[42] de Ngokho. C’est de lui que je tiens à peu près tous les renseignements que je vais consigner ici.

Niélé, d’après la légende, aurait été fondé par des chasseurs presque blancs, venus du nord : des Arabes, dit-on. Ces chasseurs seraient arrivés il y a plusieurs centaines d’années dans le Follona, où ils vivaient exclusivement du produit de leur chasse ; longtemps ils ont vécu à l’état nomade, campant par-ci par-là avec leurs meutes de chiens ; enfin, un beau jour, ayant trouvé un emplacement qui leur convenait pour s’y établir définitivement, ils cueillirent des feuilles aux arbres du marigot du vieux Niélé et les portèrent aux chefs du pays en leur disant : « Il y a longtemps que nous voyageons dans votre pays ; nous avons trouvé maintenant un endroit où il y a beaucoup de gibier ; voici des feuilles que nous avons coupées aux arbres qui ombragent la rivière près de laquelle nous voudrions nous établir : si vous y consentez, le pays ne manquera jamais de viande séchée : vous la trouverez toujours chez nous. » Les chefs siène-ré ayant accordé la permission qu’on leur demandait, les chasseurs fondèrent un village, qu’ils nommèrent Nouélé, ce qui dans leur langue voulait dire : « Qui nous est donné ». J’ai cherché ce mot dans mon dictionnaire arabe et j’ai en effet trouvé que Nouélé, نوال, voulait dire « don, cadeau ». Au bout de nombreuses années, la population s’étant accrue, et le gibier faisant défaut, ils procédèrent de la même façon et fondèrent plus dans l’est un autre village, qu’ils nommèrent Kabara. C’est le Kawara actuel. Si réellement ces chasseurs étaient d’origine maure ou parlaient leur langue, l’étymologie de ce second nom serait « grand », كبر D’après un de mes informateurs, le nom de famille de ces Maures était Noupé, qu’ils ont conservé pendant fort longtemps ; cependant, dans la suite, les Siène-ré ne les désignaient plus que sous le nom de Nampou, ce qui veut dire « étrangers ». Les Mandé les appelaient Lounatié, mot qui en mandé a le même sens.

Le vieux Ouattara et les autres gens de Niélé avec lesquels j’ai eu des relations n’en savaient pas plus long, mais ils m’ont confirmé cette histoire de la fondation de Niélé et de Kabara par des Nampou chasseurs. Je comptais éclaircir cette question auprès de quelque musulman instruit de Niélé, si toutefois j’avais eu le bonheur d’en trouver un : malheureusement je n’ai pas eu cette chance pendant mon séjour ici.

Pégué m’ayant, par ses envoyés, renouvelé la promesse de me donner des guides pour me rendre jusqu’à l’entrée des États de Kong, je lui fais exprimer tous mes regrets de n’avoir pas pu lier plus intimement connaissance avec lui et demander de partir le 3 au matin. Le soir même, il me fait dire que c’est chose convenue et que le surlendemain on viendra me prendre de bonne heure.

J’ai fixé mon départ au vendredi 3 afin d’arriver le même jour à Oumalokho, dont c’est le jour de grand marché, et atteindre Déra ou Léra le dimanche (également jour du grand marché).

Vendredi 3 février. — Le guide de Pégué vient me prendre au togoda à huit heures du matin, et le départ a lieu un quart d’heure après. Dès le premier kilomètre, ce guide me fait quitter le chemin qui conduit à Niélé pour contourner la ville par le nord et me fait traverser et passer en vue de plusieurs togoda. Comme tous sont reliés à Niélé par un large sentier, j’en ai pris la direction à la boussole et ai pu ainsi déterminer l’emplacement de Niélé par recoupement à quelques centaines de mètres près. Ayant suivi la plupart du temps, en guise de chemin, des sillons de champs de mil, je ne suis arrivé à Oumalokho que vers midi.

Mon guide Ndo (le vieux Ouattara) et quelques hommes de Pégué étaient à l’entrée du village principal et m’avaient choisi un campement et une case à proximité ; pendant que mon domestique me préparait à déjeuner, je fis le tour du marché, qui se tient au sud du village. La place du marché n’est ombragée que par de maigres ficus, qui ne donnent pas d’ombre : aussi quelques marchands se sont-ils construit des abris en chaume dans le genre de ceux du marché de Ténetou.

Quoiqu’il n’y ait presque rien à vendre en dehors des condiments et des denrées du pays, il régnait une grande animation sur ce marché : les visiteurs étaient nombreux et les marchands de niomies et de dolo ont dû faire des affaires. J’ai calculé qu’il y avait à peu près 1500 litres de dolo sur le marché. En dehors des céréales (mil, maïs, etc.), j’ai vu trois paniers de boules d’indigo, beaucoup de poteries, quelques outils de fer pour culture, un peu de coton, une centaine de kilos de piments rouges et une cinquantaine de poulets ; pas d’articles d’Europe. Des marchands de Kong vendaient de la poudre, des morceaux de soufre et quelques pierres à fusil. Partout dans cette région le Mandé est coiffé du bonnet en drap garance. Ce bonnet, qui est très long, lui sert en même temps de poche ; il y loge ses cauries, son tabac, ses kolas. La pointe du devant est toujours relevée en forme de visière.

Les cauries dans le Follona sont toutes excessivement malpropres, et la fente du milieu est pleine de terre. Dans les États de Pégué comme chez Samory, la propriété est un vain mot : les malheureux qui ont gagné quelques centaines de cauries sont forcés de les enterrer dans leur case ou dans leur champ pour les soustraire à la rapacité des chefs qui les gouvernent.

Oumalokho se compose de trois villages assez grands non fortifiés : l’un est habité par les forgerons de Pégué, l’autre par des Mandé-Dioula musulmans et leurs captifs, le troisième l’est par des Siène-ré.

Presque toute la population vient de l’ancien Oumalokho, dont j’ai signalé les ruines et la montagne dans ma route de Dioumanténé à Niélé. C’est près du village des Mandé-Dioula que se tient le marché ; c’est là aussi qu’on trouve les cages à tisserands : j’en ai compté trente-deux, dont huit seulement fonctionnent aujourd’hui.

Devant le village des forgerons sont alignés quinze hauts fourneaux, dont cinq sont en activité ; je suis même assez heureux pour en voir débourrer un, ce qui, d’après mes noirs, est de très bon augure.

Ces hauts fourneaux sont construits d’une façon pratique ; ils me paraissent particulièrement bien conçus pour la facilité du bourrage et surtout du tirage ; chacun d’eux est pourvu de douze bouches de tirage mobile qui sont toutes en place au début et retirées au fur et à mesure de la combustion. Les forgerons, très nombreux autour de chaque fourneau en activité, semblent ne pas perdre de vue un seul instant leur besogne.

Pour le débourrage, ils attaquent vigoureusement le sable qui bouche l’ouverture principale. Pour cela ils se servent de pelles emmanchées très bien conditionnées. Ces pelles sont désignées en France sous le nom d’écoupe et la douille n’est pas rapportée. L’ouverture étant débouchée, deux ouvriers, à l’aide d’un poussoir en bois, sortent le bloc en fusion hors du cubilot à une dizaine de mètres en avant ; là il est couvert de poussier fin et battu avec de forts gourdins pour en détacher les scories ; cette opération terminée, le bloc, qui peut peser 40 à 50 kilogrammes, est retourné et on le laisse refroidir lentement.

Oumalokho ne possède pas de bœufs, mais j’y ai vu une centaine de moutons. J’y fus très bien accueilli, et les trois villages m’envoyèrent chacun du riz, du mil, des poules et des pintades. Après avoir remercié tous ces braves gens et distribué quelques cadeaux, j’allai me reposer à l’ombre d’un bombax, car ma case n’était pas tenable. Dans cette région, les cases sont si petites que c’est à peine si l’on peut s’y étendre. Elles sont rondes, d’un diamètre de 2 m. 50, et pourvues d’une sorte de mur intérieur en forme de paravent qui bouche presque la porte et qui laisse à peine pénétrer le jour ; la porte est en outre munie d’une véranda en paillote qui se termine à 40 centimètres de terre, de façon qu’il n’entre pas un brin d’air dans ces tristes cases.

Dans la soirée, le fils du chef de Makhandougou vient me voir. Ce jeune homme, qui s’appelle Ardjouma, « Vendredi », me souhaite le bonjour de la part de son père, musulman influent de la région ; il me raconte que j’étais apparu en rêve à son père il y a plus de six mois et qu’il avait tout préparé pour bien me recevoir. Il a fait châtrer et engraisser un bouc à mon intention. Je trouverai aussi un logement propre tout préparé à Makhandougou.

Après le dîner, ce brave garçon est venu coucher à mon campement afin d’être prêt en même temps que nous, si nous partions de bonne heure.

Samedi 4. — Le départ a lieu au clair de lune. Après avoir dépassé le dernier des villages d’Oumalokho, nous avons eu quelques difficultés à traverser un ruisseau marécageux. Il a fallu décharger les animaux ; mais à part cela la route a été partout bonne ; le sentier, élargi par les habitants de Kéoualésou (village fondé par la mère de Pégué), a 1 m. 20 de largeur. Cette région est peu accidentée : on ne franchit que de petits plateaux séparés les uns des autres par des bas-fonds marécageux, presque tous à sec actuellement. Les cultures d’ignames sont remarquables par le soin qu’on a mis à isoler et aligner les pieds. Les cultures de coton sont belles aussi, mais aucune n’est en plein rapport.

Hauts fourneaux et forgerons.

Dans les endroits incultes errent des bandes de pintades sauvages et de petites biches en grande quantité.

Avant d’arriver au petit ruisseau qui précède Makhandougou, Ardjouma me fit voir un large sillon couvert de végétation : c’est le chemin d’invasion que Tiéba suivit pour se rendre de Sikasso à Kawara. Afin de surprendre ce village qui était très florissant, Tiéba n’a suivi aucun chemin (Ardjouma, du reste, m’a affirmé qu’il n’en existait pas). Il a coupé à travers la brousse et en quatre jours s’est rendu de sa capitale à Kawara, dont il fit presque tout le monde captif.

Une demi-heure avant d’entrer dans le village, on passe en vue de nombreuses ruines, dont quelques-unes sont très grandes ; elles datent de la même époque (1883). Les habitants ont à peu près tous été emmenés en captivité par Tiéba et ses gens, et il ne reste à Makhandougou que la famille d’Ardjouma et une centaine d’autres indigènes.

A mon arrivée à Makhandougou, Ardjouma me conduit directement chez son père, qui habite la partie est des ruines du village principal, près du chemin de Déra. Après m’avoir souhaité la bienvenue, le vieillard me mène par la main dans le local qu’il avait installé à mon intention ; il me fait dire que je dois me considérer comme chez moi et ne m’inquiéter de rien ; il donne devant moi ses ordres à ses captifs, qui m’ont paru très soumis et relativement bien élevés. Quelques instants après, un de ses hommes m’apporte la bête qu’il avait engraissée pour moi, un chapon, du lait, du riz, vingt œufs de pintade, du miel et des papayes.

Le local qui m’a été préparé est une construction à un étage ; elle est carrée et a 5 mètres de hauteur. La distribution intérieure est très simple : une chambre au rez-de-chaussée et une au premier étage. La cage de l’escalier, ou plutôt la rampe qui sert à se rendre au premier étage, est prélevée sur les chambres, de sorte que chacune a 2 m. 50 de côté sur 2 mètres.

La chambre du bas prend le jour par une porte en forme de T, et celle du haut par un trou ménagé dans la toiture. Cette lucarne est préservée des intempéries par une petite case en paillote, dont la partie qui fait face au nord est ouverte, mais peut au besoin se fermer à l’aide d’une petite porte en séko (paillasson).

Deux peaux de bœuf constituent l’ameublement de cette construction. Le vieux Ouattara qui m’accompagne me dit que les cases de Pégué sont en tout semblables à celle-ci, intérieurement et extérieurement.

Le vieux musulman, originaire de Kawara, n’est pas un lettré, il sait tant bien que mal lire son Coran ; cependant, il a réussi à acquérir dans la contrée un certain renom par sa piété et par la stricte observation des pratiques religieuses. J’allai le voir dans la journée et lui envoyai en cadeau : un beau pistolet à deux coups, de la coutellerie, des étoffes, des glaces, des fournitures de bureau, etc.

Il parut très satisfait et le soir, après le dîner, se mit amicalement à ma disposition. Je le questionnai sur Niélé et Kawara ; malheureusement il ne m’apprit rien de nouveau (il me confirma simplement ce que j’ai consigné plus haut au sujet de la fondation de ces deux villes). Puis il me parla longuement des malheurs qui étaient survenus à son pays, et ne me cacha pas qu’il en prévoyait encore d’autres après la fin de la guerre Tiéba-Samory. Les inquiétudes de ce brave musulman sont pleinement justifiées ; son pays traverse, pour le moment, une mauvaise crise, la politique suivie par Pégué étant contraire aux intérêts de son pays, comme je l’ai déjà dit.

Il me raconta que je n’étais pas pour lui un inconnu et qu’il m’avait vu en rêve. « Le pays dans lequel tu vas entrer est difficile, me dit-il, mais pour que tu sois venu jusqu’ici il faut que tu aies beaucoup de force dans la tête (de volonté), et tu passeras partout avec l’aide de Dieu ; je te le souhaite de tout cœur. » Sur ces mots il prit congé de moi, me donna sa bénédiction et ordonna à son fils Ardjouma de m’accompagner jusqu’à Déra et au besoin jusque chez Iamory.

Dimanche 5 février. — Déra étant assez loin et séparé de Makhandougou par un petit fleuve, je me mets en route à trois heures du matin, par un beau clair de lune ; il n’existe aucun village ni sur la route, ni à droite ni à gauche ; le pays est presque plat ; on traverse cependant plusieurs bas-fonds marécageux, dont l’un est agrémenté d’un groupe d’une vingtaine de palmiers : ce sont les premiers que je vois depuis fort longtemps. Le terrain est un peu boisé. Les arbres rabougris sont rares et font place à de beaux arbres de haute futaie. Bientôt on aperçoit sur la gauche la bordure verte d’un gros cours d’eau qui porte les eaux des environs de Niélé au fleuve de Léra. Le confluent de cette rivière, qui a 10 à 15 mètres de largeur, est à 1 kilomètre environ au nord du gué de Léra.

A sept heures, après avoir cheminé quelques instants dans un fouillis de verdure, qui offre aux voyageurs de jolis campements, on atteint les bords de la rivière de Léra. Cette rivière vient du Kénédougou et coule vers le sud-est ; elle sert ici de limite entre les États de Pégué et le pays de Kong. Sa largeur est de 50 mètres quand son lit est plein ; actuellement il n’y a que 20 mètres de largeur d’eau, et sa profondeur au gué est de 80 centimètres. Ses berges sont difficiles. Dans le lit de la rivière on trouve du gros sable et quelques roches de grès noir qu’on prend de loin pour du basalte. Son courant est assez fort ici, car en amont, près de son confluent avec l’autre rivière, il y a une chute. En hivernage, le passage se fait à l’aide d’une pirogue qui appartient aux gens de Léra. Le point de passage des pirogues est à quelques centaines de mètres en aval du gué.

La rive gauche est bien moins boisée ; elle se relève rapidement, et bientôt on atteint des champs ; deux heures après on est à Léra (ou Déra).

Cette petite ville est composée de quatorze petits villages, dont onze sont situés sur un même plateau ; les trois autres sont de l’autre côté d’une vallée marécageuse, dans laquelle les gens de Léra vont prendre l’eau.

Le marché se tient sur un petit éperon près du marais ; il est ombragé de nombreux bombax. Aujourd’hui il semblait très animé, et longtemps avant d’entrer dans le village nous entendions les clameurs des acheteurs et des vendeurs.

En arrivant, mes guides me conduisent au village du chef de Léra et lui expliquent ma présence ici. Le chef me donna une case pour passer les heures chaudes de la journée ; mes hommes durent camper sous un ficus près de ma case. Le gîte étant assuré, je me dirigeai sur le marché. C’est à midi qu’on peut le mieux juger de l’importance des marchés, car avant cette heure tout le monde n’est pas arrivé, et à partir de deux heures les gens des villages éloignés commencent à se retirer. J’arrivais donc au bon moment.

Voici, en dehors des menus articles se vendant en petits lots, ce que j’y ai vu ; environ :

  • 300 poules de toute grosseur (prix variant de 20 à 65 centimes) ;
  • 200 kilos de piment rouge (environ 2 fr. le kilo) ;
  • 600 kilos de coton (31 foufous de 20 kilos) ;
  • Quantité d’objets de vannerie : des cages à poules dites sansara, des paniers en tous genres, des couvercles de calebasse ;
  • Des chapeaux de tous les modèles ;
  • 2 charges de beaux oignons ;
  • Une centaine de carottes de tabac ;
  • Quelques articles d’Europe vendus par des marchands de Kong ;
  • Une vingtaine de coudées de calicot anglais (5 fr. le mètre) ;
  • Du drap rouge ou rayé rouge et blanc, en coupes, ayant juste la dimension pour en confectionner un bonnet ;
  • Quelques pierres à fusil ; des aiguilles, et du soufre en très petite quantité.

Il se vendait aussi beaucoup de dolo et des aliments cuits.

A Léra.

Mon guide a trouvé quelques gens de connaissance ; il est surtout entouré de gens de Kong, qui lui demandent des renseignements sur moi ; il me fait faire connaissance avec quatre d’entre eux, ce qui me permet de leur expliquer que je me rends à Kong et au delà dans le seul but de créer aux Français des relations commerciales avec les peuples marchands de l’intérieur. Mes nouveaux amis me conseillent de ne pas quitter Léra sans avoir un bon guide et surtout sans me faire accompagner jusque chez Iamory par des hommes du chef de Léra. Le grand chemin Léra-Sandergou-Kapi est en ce moment soumis au pillage des Pallaga : on ne peut songer à le suivre.

Je me vois donc forcé de rester à Léra demain, de m’occuper de trouver un guide complaisant, et surtout de lier plus amplement connaissance avec les Mandé influents du village, afin d’assurer ma ligne de retraite pour le cas où Iamory refuserait de me laisser passer.

A cet effet, je rends de nombreuses visites, distribuant partout quelque petite chose pour me faire des amis.

Léra ou Déra n’a pas plus d’un millier d’habitants, dont une cinquantaine de Mandé musulmans venus de Kawara après la destruction de leur village par Tiéba. Le reste de la population est composé exclusivement de Gouin(g).

Plan de Léra ou Déra.

Les Gouin(g) ou Mbouin(g) ne font pas partie de la famille mandé ; ils n’en ont ni le type ni les mœurs, et parlent une langue qui n’est pas comprise par les Mandé de Kawara qui habitent ici, mais qui, d’après eux, offre de l’analogie avec celle des gens du Lobi. Ce peuple m’a paru vivre encore dans un état voisin de celui de la brute : c’est le sauvage dans toute l’acception du mot.

J’ai cherché à leur découvrir un type, mais je n’ai pas trouvé deux figures offrant un trait de ressemblance entre elles ; hommes et femmes sont d’un noir terreux et ont la tête rasée ; l’homme porte pour tout vêtement le bila, un collier de cauries autour du cou et deux jarretières en cauries ; il est coiffé d’un chapeau de paille qui a la forme de ceux de nos clowns.

Tous les Gouin(g) sont armés d’arcs en bois dur, analogues à ceux du Mossi, mais moins bien faits, et de flèches légères semblables à celles du Ganadougou, des Bambara et des Siène-ré du Follona. Le poignet de la main gauche est muni d’un bracelet en peau, sorte de bourrelet contre lequel vient buter la corde de l’arc quand elle se détend, ce qui évite les blessures. Le tatouage consiste en une, deux ou trois très petites entailles au coin de la bouche ; les hommes seulement ont la lèvre inférieure percée et traversée par une pointe en bois, en fer ou en plume, etc., absolument comme les femmes des environs de Tengréla. Le chef de Léra, qui est un Gouin(g), est aussi nu que ses concitoyens.

Le costume des femmes n’est pas plus compliqué que celui des hommes. Le bila est remplacé par une ceinture en cuir à laquelle sont accrochés par devant et par derrière, en forme de bouquet, des rameaux pourvus de feuilles. Afin que ce fragile costume se maintienne en place et ne vole pas au vent, une double cordelette en peau fait le tour des fesses par-dessus les feuilles. Comme ces malheureuses n’ont pas un morceau de linge, elles maintiennent leur enfant dans le dos à l’aide d’une petite natte munie de deux cordelettes en peau, dont l’une se noue à la ceinture et l’autre par-dessus les seins. Un chapeau en paille semblable aux chapeaux en papier qu’on fait pour amuser les gamins sert alternativement à la femme ou à l’enfant.

Leurs diamou (noms de famille ou de tribu) ne sont pas semblables à ceux de la famille mandé. Les Mandé de Léra m’ont dit que les Gouin(g) ne possèdent pas de bosquets sacrés. Ils vivent beaucoup de pillages et d’assassinat. Il paraît que si quelqu’un venait à s’aventurer par ici sans être accompagné par un homme connu dans le pays, il serait infailliblement assassiné pour être volé ; les Gouin(g) ne sont pas anthropophages, comme on me l’avait dit. Les morts sont immédiatement lavés, graissés et ensevelis dans la brousse sans cérémonie.

Ces sauvages ne cultivent que du mil, du sorgho et des piments et changent très souvent l’emplacement de leurs villages. Dès que la terre est un peu appauvrie, les Gouin(g) l’abandonnent et vont défricher ailleurs.

Les hommes et les enfants sont, une partie de la journée, occupés à chercher des termites pour nourrir leurs poulets, ou à placer des pots pour augmenter le nombre des termitières.

On élève beaucoup de poules, les actes les plus simples de la vie étant soumis à l’approbation des kéniélala, qui ne manquent jamais d’ordonner le sacrifice d’un poulet.

Le marché de Léra est fréquenté par les gens habitant les villages aux environs de Kanniara, quelques marchands de Kong et des gens de Niélé. Léra sert en même temps de gîte et de lieu de repos aux Mandé faisant le commerce de la poudre entre Kong et Sikasso ; la route de ravitaillement passe à Sindou et Soubakhalé.

Les Mandé font cultiver par leurs captifs ; ils ont un peu de bétail ; quelques-uns d’entre eux achètent le coton, le font filer par leurs femmes et leurs captifs, et tissent des pagnes qu’ils vont échanger au loin pour du sel ou tout autre article (voir à cet effet le chapitre Kong).

Mardi 7. — Hier dans la soirée j’ai trouvé un Mandé qui veut bien me mener chez Iamory ; il est connu dans les villages aux environs et il est convenu avec lui que comme prix de son dérangement je lui donnerai un pistolet à silex. Le chef de Déra m’a envoyé également hier soir deux hommes qui doivent m’accompagner jusqu’au village voisin.

Tout ce monde-là ayant couché à mon campement, j’ai pu me mettre en route de bonne heure.

A la sortie du village, nous laissons le chemin de Sandergou à droite[43], pour prendre celui de Kanniara, qui est plus long, mais non soumis au pillage.

Avant le lever du soleil, nous dépassons Kotéré (groupe de trois petits villages), et, peu de temps après, nous sommes en vue de Toumbara, gros village exclusivement peuplé de Mbouin(g). Le frère du chef, qui sait quelques mots de mandé, insiste auprès de moi pour me faire camper dans son village. Sur mon refus d’accepter l’hospitalité, il m’accompagne jusqu’en vue de Dindougou, autre village mbouin(g). Mon guide, pour des raisons que j’ignore, n’avait pas suivi le chemin direct de Kanniara, et comme il était déjà onze heures, je pris le parti de camper un peu plus loin, à Karabarasou.

Ce petit village n’est habité que par des Mandé-Dioula. Je fus très bien reçu par le chef, et par tous les habitants, du reste. On m’installa rapidement et l’on me fit cadeau de quantité de vivres. Je demandai de suite au chef de village si je n’étais pas trop éloigné de Kanniara pour envoyer saluer Iamory, et comme la distance n’était guère que de 4 à 5 kilomètres, j’envoyai le soir même lui demander la permission d’aller le voir. A cinq heures et demie, le courrier était de retour. Il me salua de la part de Iamory, qui m’invitait à venir le voir.

Dans la soirée, des gens des environs vinrent me saluer, et les chefs de Kimini, Kérétiguifésou, Papala et Wangolédougou m’envoyèrent des hommes pour m’inviter à camper dans leurs villages. Je dus insister auprès du chef de Karabarasou pour qu’il me laissât partir le lendemain ; il comptait me conserver jusqu’à jeudi (jour de marché de Karabarasou), et je n’obtins de partir qu’après avoir fait comprendre qu’il ne serait pas convenable de ne pas me rendre de suite auprès de Iamory, étant si peu éloigné de lui.

Mercredi 8. — Tiéba, chef de Karabarasou, me conduit à quelques kilomètres au sud de son village, chez son frère Ali, chef de Wangolédougou : « De là, me dit-il, en une demi-heure on gagne facilement Kanniara. » A mon arrivée, Ali, grand et bel homme, me reçoit fort bien, mais il refuse absolument de me conduire le jour même chez Iamory. « Tu es le premier blanc qui vient dans notre pays : tu ne peux passer chez moi sans accepter l’hospitalité ; tu ne manqueras de rien : tu n’as qu’à commander, tu verras que tout le monde est à tes ordres. » Je dus, à mon grand regret, me résigner à passer la journée ici.

C’était jour de marché. Dans l’après-midi, le village, qui est très petit, était rempli de gens des environs, réunis pour boire du dolo. Ici, tous les Mandé-Dioula sont musulmans et font religieusement le salam, mais la grande majorité d’entre eux boit du dolo ; ceux qui n’en boivent pas et qui observent exactement les pratiques religieuses portent tous le titre de karamokho (« karan-mokho », karan, étymologie arabe : instruire ; mokho, « homme », étymologie mandé) ; ils sont bons musulmans, mais tolérants, et n’ont rien du fanatisme des musulmans foulbé du Macina ou des Toucouleur.

Dans la soirée je reçois la visite de gens de Kong de passage ici. Ils viennent de Sikasso par Soubakhalé, Sindou et Léra, et conduisent vingt-deux sofa de Samory qu’ils ont achetés à Tiéba pour de la poudre. Ils vont, disent-ils, en revendre une partie contre de la poudre, des armes et de l’or dans le Djimni et le Gottogo (Bondoukou).

D’après ces hommes, la situation à Sikasso serait toujours la même. Baffa, dont le diassa a été pris par Tiéba, ainsi que Liganfali ont reporté leurs diassa vers la route de Daoulabougou. Tiéba, de son côté, leur a opposé de nouveaux diassa. Sikasso n’est pas coupé de son pays, et même, si Samory l’investit complètement, il sera longtemps à s’en emparer : les approvisionnements en vivres sont considérables dans le village. Ils m’ont appris que le bruit courait qu’Ahmadou, sultan de Ségou, venait de mourir[44], ainsi que la mort de l’almamy Saouty, chef religieux de Kong, pour lequel j’étais porteur d’une lettre de recommandation de la part d’El-Hadj Mahmadou Lamini ez-Znéin, de Ténetou.

Jeudi 9 février. — Ce n’est pas sans anxiété que je me mets en route ce matin. Jusqu’à présent j’ai eu tellement peu à me louer de mes relations avec les chefs des pays que j’ai traversés, que je conserve toujours des craintes pour le sort de mon expédition.

Dans le Soudan, les chefs sont tout-puissants sur leurs sujets, mais ils se sentent bien inférieurs à l’Européen. Aussi, comme tout voyageur blanc leur inspire une certaine méfiance, quand ils ne sont pas d’avance décidés à le laisser passer, ils n’abordent jamais la discussion avec lui et prennent trop souvent le parti du chef de Tengréla, de Pégué, etc., en refusant catégoriquement une entrevue. Ici ce n’était certes pas le cas, puisque Iamory m’autorisait à aller le voir ; mais obtiendrais-je de lui la permission de continuer ma route ?

Indigènes buvant le dolo au marché de Wangolédougou.

A Déra on m’avait fait un portrait peu séduisant de Iamory ; on me l’avait présenté comme un chef despote rançonnant les marchands et leur faisant subir toutes les vexations imaginables. Je ne tarderai pas à être fixé : Kanniara n’est éloigné de Wangolédougou que de 2 kilomètres.

En arrivant, on me met en possession d’une case préparée pour moi à côté de celles de Iamory et l’on m’y installe. Ali me présente ensuite à Iamory. C’est un grand bel homme, ayant quelque ressemblance avec nos traitants wolof ; il est malheureusement un peu défiguré par le tatouage des Mandé-Dioula, qui consiste en trois grandes entailles partant des tempes et de l’oreille et venant rayonner aux coins de la bouche.

Dès les premières paroles je fus rassuré : Iamory m’informa que depuis fort longtemps on lui avait annoncé, d’abord ma présence chez Samory, ensuite chez Tiéba et chez Pégué. « De mauvais bruits couraient sur ton compte, me dit-il. Samory avait dit partout que tu commandais beaucoup de soldats et que tu venais l’aider. Quoique nous sachions que les blancs n’ont aucune raison de faire la guerre, puisqu’ils ne font pas de captifs, nous avons cru devoir contrôler un peu ces nouvelles et surveiller tes actes. Comme partout où tu as passé, tu as laissé de bons souvenirs, la route t’est ouverte ; tu entreras à Kong comme tu le désires, et de là tu iras où bon te semblera. Je te promets notre appui. »

En arrivant dans un village ou chez un chef auquel on a quelque chose à demander, il faut bien se garder de lui dire tout de suite ce que l’on veut de lui. Si pressante que soit la mission que vous avez à remplir, il ne faut en exposer le sujet qu’au bout de plusieurs entrevues.

Les premières audiences sont consacrées aux salutations, souhaits de bienvenue, puis viennent les politesses que l’on se fait réciproquement, envois de cadeaux, etc.

Dès le deuxième ou le troisième jour, des gens de la maison du chef viennent habilement vous sonder ; il est bon de ne se déboutonner que graduellement et de laisser ses intentions dans le vague. Le chef, peu à peu éclairé sur vos projets, consulte ensuite son entourage, s’enquiert de l’opinion publique, qu’il est toujours bon de préparer ou de gagner à sa cause en amadouant quelques tribuns ; puis, seulement quand il s’est tracé une ligne de conduite, le chef vous fait demander ; généralement ce n’est que pour la forme qu’il vous interroge, sa résolution étant prise d’avance.

Cela rappelle un peu le rôle de la presse en pays civilisé, qui peu à peu fait germer une idée, en prépare et active la maturité, de façon à la faire accepter par l’opinion publique.

Mais Iamory est un homme très intelligent et le système des tergiversations est inutile avec lui.

Dans la journée, après lui avoir envoyé un beau cadeau, consistant en armes, vêtements et menus objets, j’allai le remercier de nouveau de son accueil sympathique. Je lui expliquai le but de mon voyage et lui parlai longuement de nos établissements commerciaux, qui tendaient de jour en jour à se rapprocher de son pays, ainsi que ceux de la côte, d’Assinie et de Grand-Bassam. Iamory prit grand intérêt à tout ce que je lui expliquai, me demanda des renseignements complémentaires sur la France et notre situation politique en Europe et m’affirma que je serais bien accueilli partout.

Iamory est un Ouattara, cousin de Karamokho-Oulé Ouattara, chef de Kong ; il réside, en temps ordinaire, à Birindarasou, à une journée de marche au nord de Kong ; mais, depuis l’ouverture des hostilités entre Tiéba et Samory, il s’est porté sur la frontière pour surveiller les événements.

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