Du Niger au golfe de Guinée par le pays de Kong et le Mossi, tome 2 (de 2)
Marche dans la prairie inondée de Louaré.
Il est deux heures de l’après-midi quand nous arrivons ; les trente cases qui composent le village semblent désertes ; par cette chaleur, pas une poule ne circule autour des cases. Si quelques pieds de gombo et quelques lianes de giraumont grimpant sur les toits des cases ne trahissaient la présence de l’homme, on se croirait dans un village abandonné. Il y règne un silence de mort, on n’entend même pas le gazouillement des oiseaux ou le cri de quelque toucan ou de quelque tourterelle égarée ; cela me rappelle les villages de Samory sur la route du Baoulé à Sikasso ; il ne manque que les cadavres dans les cases.
Mon guide m’installe dans le premier boulou que nous rencontrons, et bientôt après deux ou trois grandes personnes et quelques enfants arrivent des champs et viennent un peu égayer et rendre la vie à ce lieu déshérité.
Mes hommes ont capturé, en route, une iguane terrestre grise dite koûto en mandé, et une petite tortue de terre à carapace à charnière, nommée kouta. Tout joyeux, ils m’apportent ces deux animaux en me disant que c’est de très bon augure. « Notre chemin sera bon », se répètent-ils à l’envi. Quant à moi, je suis loin de partager leur enthousiasme, je vois le moment où je ne pourrai plus continuer ma route : les chevaux et les ânes ne peuvent longtemps supporter de telles fatigues. Avec des animaux robustes, au début d’une exploration, le voyage pendant la saison des pluies est à préconiser ; c’est en effet pendant l’hivernage seulement que l’on peut juger de la richesse d’un pays et le voir dans toute sa splendeur, avec tout le luxe de sa végétation. Mais quand on a des animaux éreintés et que soi-même on est fatigué, les voyages en hivernage sont excessivement pénibles.
19 septembre. — Les cultures de Niombong-o s’étendent vers l’est, sur une profondeur de 500 mètres ; elles sont dans un état splendide ; les arachides surtout sont d’une grosseur extraordinaire, ce qui me fait supposer que les cultures ont à peine deux ans d’existence. Le chemin, tout en étant moins noyé que dans l’étape précédente, est dans un état tel que ce n’est qu’après de grandes fatigues que nous atteignons Pizzoukhou, après avoir traversé l’ancien emplacement d’un village. Je suis bien accueilli, quelques Dagomba et le chef m’offrent des ignames et un poulet. La population est polie et très serviable.
20 septembre. — La route, en quittant Pizzoukhou, se dirige vers le sud-est. Quoique le terrain se relève un peu de temps à autre, on traverse encore de nombreux endroits fangeux et surtout des emplacements inondés qui doivent alimenter la rivière Koualzi. Trois petits villages, Zan, Langokho et Ton, se distinguent par leurs cultures soignées et surtout variées ; on aperçoit, à côté de beaux sorghos, des calebasses, des piments, du chanvre indigène dit dafou en mandé, des gombo, des arachides, des haricots de plusieurs variétés, un peu d’indigo et du coton dans les sillons des ignamières.
Un Mandé qui m’offrit le bombo à Zan m’apprit que ces tanga[19] sont placés sous l’autorité du naba de Ton, le plus gros des trois villages.
Dans l’après-midi nous atteignons Karaga ; l’imam m’installe chez un de ses élèves, non loin de sa propre demeure.
Je dus m’arrêter un jour à Karaga, autant pour laisser reposer mes animaux que pour prendre discrètement des renseignements sur l’itinéraire suivi par l’explorateur venu à Gambakha. Mon hôte était très communicatif : il m’apprit de suite que j’étais le second Européen qui venait à Karaga et que von François, mon prédécesseur, était venu de Yendi par Patenga, et avait fait retour par le même chemin. Je sus aussi que trois autres chemins partant de Ga se dirigent sur Salaga et rejoignent, à une ou deux journées de marche au nord de Salaga, soit l’itinéraire Oual-Oualé, Savelougou, Yendi, soit l’itinéraire Yendi, Salaga. Un quatrième chemin partant de Patenga rejoint l’itinéraire Yendi à Zankoum ou Dokonkadé. Je me décidai pour ce dernier, qui devait être le moins inondé, car je le supposai le moins éloigné de la ligne de partage entre les eaux des affluents de la Volta Blanche et celles des affluents de la rivière Dako ou Probondi.
L’imam de Karaga me reçut fort bien et se chargea de me faire obtenir du naba la permission de prendre le chemin dont j’avais fait choix, et de me faire donner un guide pour m’accompagner jusqu’à Salaga ou au moins pendant trois ou quatre jours de marche.
Karaga est un village presque aussi gros que Oual-Oualé. La majeure partie de la population est musulmane, mais il n’y a pas de mosquée ; du reste, dans toute cette région on ne m’a signalé de mosquée qu’à Yendi et à Kompongou.
L’industrie de Karaga est, comme un peu partout, réprésentée par la teinture et le tissage de deux spécialités :
1o Une cotonnade blanche rayée en travers de filets de coton rouge, dont le prix du mètre carré s’élève à environ 1500 à 1800 cauries.
2o Une cotonnade toute blanche, très fine, presque aussi fine que celle fournie par les Haoussa. Le prix du mètre carré est de 1000 cauries environ. La largeur des bandes varie, comme partout, de 9 à 12 centimètres.
Le commerce est le même à peu près qu’à Oual-Oualé. Karaga est cependant tributaire de ce dernier village pour le taro, cotonnade blanche ordinaire, et les animaux de boucherie, les Mossi ne dépassant Oual-Oualé que pour se rendre alors à Salaga. D’autre part, Karaga fournit des kolas et du sel soit aux gens de Gambakha, soit à ceux de Oual-Oualé, quand ces deux articles leur font défaut.
On élève aussi un peu de bétail ici. Les bœufs sont en assez bon état ; quant aux moutons, la race est tout à fait dégénérée ; un beau mouton de Karaga ne peut pas donner plus de 4 à 5 kilos de viande.
Je rendis visite au naba dans la matinée ; il me reçut dans une case ronde à deux entrées, dite boulou, de dimensions extraordinaires et plus grande que les cases élevées dans certains villages de la rive droite du Niger pour y recevoir Samory lors de son passage. Ce boulou avait 12 mètres de diamètre.
L’assistance était nombreuse. Le naba, vêtu simplement mais sans luxe, était assis sur un siège un peu élevé. Après m’avoir fait souhaiter la bienvenue, il me dit que, selon mon désir, il me ferait conduire par Patenga à Salaga.
Le naba de Karaga me paraît jouir d’une certaine influence dans la région. Quoique son pays fasse partie du Dagomba de Yendi, il occupe une position un peu indépendante, fait la guerre pour son propre compte et semble se soucier fort peu du naba de Yendi. Il n’a pas peu contribué au succès de Gandiari en marchant de concert avec lui et les gens de Daboya contre quelques villages gourounga. Lorsqu’il s’est retiré avec les gens de Daboya, la fortune de Gandiari était faite, quantité de gens préférant au commerce de kolas le pillage et la chasse aux esclaves, beaucoup plus rémunératrice. Ces aventuriers restèrent auprès de lui et constituèrent le noyau des bandes qui ravagent encore la région.
22 septembre. — En quittant Karaga on traverse successivement deux petits villages de culture appartenant au naba, puis d’eux tanga dépendant de Karaga, mais dont je n’ai pu apprendre le nom. Dans l’un deux, il y a une dizaine de puits à indigo et quelques métiers à tisser en activité. Les cultures de ces tanga sont aussi très variées : outre les calebasses, l’indigo et le piment, il y a quelques belles cotonnières. Pendant cette étape, on traverse huit ruisseaux affluents de la Volta Blanche, rivière Nâbo et autres. Leur passage est très facile, ils sont peu importants et tous à fond de roche, schiste marneux ou grès friable ; leur origine doit se trouver à peine à quelques kilomètres dans l’est sur la ligne de partage des eaux.
Il est évident que c’est sur la ligne de partage des eaux que les indigènes auraient dû frayer leur chemin ; il aurait été plus long, mais au moins praticable en toute saison ; mais le noir ne réfléchit pas, et l’absence de villages a dû le rebuter : le gîte pour lui est tout. Quoique à flanc de coteau, ce chemin est encore en partie inondé ; les animaux n’arrivent à Patenga qu’à trois heures et demie de l’après-midi.
Le naba est frère cadet du naba de Karaga. Il m’envoie, dès mon arrivée, quelques ignames et me fait dire qu’il me recevra vers cinq heures.
Le naba, qui a une physionomie tout à fait intelligente mais très rude, me reçut devant sa case. Dès mon arrivée il commença par me rudoyer et me parler d’un ton très autoritaire ; il me dit qu’il me fallait remporter mon cadeau pour venir le lui offrir dans la matinée du lendemain. Avec ménagements, j’expliquai à ce potentat noir qu’il parlait à un Européen, qui partout où il passe a droit à des égards, et, pour terminer, je lui signifiai que, parti depuis longtemps de ma patrie, je ne pouvais, pour une raison futile, remettre de jour en jour mon départ ; j’étais donc décidé à partir le lendemain. Loin de se fâcher, il me tendit la main en signe de conciliation et offrit de mettre également à ma disposition un guide, comme l’avait fait son frère de Karaga.
Visite au naba de Karaga.
Dimanche 23 septembre. — A Patenga on quitte la route se dirigeant sur Yendi pour prendre un sentier faisant du sud-ouest dès la sortie de Sampiémo, petit village situé à 3 km. 500 de Patenga. Ce sentier est passable jusqu’aux approches de Sagoué ; mais avant d’entrer dans ce village il faut traverser un petit ruisseau qui a transformé la plaine en marais sur une profondeur de plus de 500 mètres. Ce passage est tellement difficile en cette saison, que non seulement tous les ânes, mais encore leurs conducteurs, sont tombés dans les flaques d’eau. En arrivant au village, après une journée déjà fatigante, il fallut ouvrir tous les bagages pour faire sécher les marchandises complètement mouillées et encore s’en occuper pendant la nuit en les plaçant auprès des feux.
Lundi 24 septembre. — Cette étape est un peu plus longue que la précédente ; il est malheureusement difficile de la scinder en deux. Le sentier est privé de villages et les endroits où il y a de l’eau sont impossibles. C’est en vain que je cherchai un campement ; on ne trouve d’endroit sec un peu élevé que lorsqu’on arrive près de Zang : là le terrain se relève, on suit même pendant quelques kilomètres la ligne de faîte de cette région de collines. A plusieurs reprises nous coupons de petites ravines se dirigeant alternativement vers l’est ou vers l’ouest.
Les arbres sont moins rabougris par ici ; il semblerait que la végétation va devenir bientôt plus belle. Les cés atteignent une hauteur moyenne, mais ne doivent pas donner de brillantes récoltes. Le terrain est composé de grès ferrugineux et de grès friables dans lequel sont incrustés des galets de diverses variétés. Cette région doit être privée d’eau en saison sèche ; elle ressemble en cela au pays des Dokhosié et des Komono, dont elle a la même latitude. Ce qui surprend, c’est qu’il n’y a ni bambous, ni palmiers par ici ; dans les villages, je n’ai remarqué qu’un seul finsan, quoiqu’il soit commun sous les mêmes latitudes dans les pays de l’ouest ; les mimosées sont aussi excessivement rares.
Je n’ai vu que peu de traces de gibier ; en revanche, il y a beaucoup de grands aigles au plumage blanc et noir nommés ban ou gan en mandé ; ils ont de l’analogie avec l’aigle blanc pêcheur, mais sont beaucoup plus puissants et ont d’autres mœurs.
Zang, comme Sagoué, est un petit village de cent cinquante habitants environ. Son naba dispose de deux fusils et possède un cheval qui n’en porte que le nom, tellement il est laid et difforme.
En arrivant, il me désigne comme logement l’habitation d’un de ses griots. C’est au milieu des tam-tams de tous les modèles et dimensions connus que nous trouvons à nous installer. Je croyais cette sotte profession de griot bannie de toute la région, comme à Oual-Oualé, où l’on a ces instrumentistes en horreur, mais c’est tout simplement parce que là-bas il n’y a pas de naba, tandis qu’ici, comme chez tous les peuples en retard, il y a beaucoup de chefs et alors beaucoup de griots.
Dès mon arrivée ici, j’ai eu à constater que la population n’était pas précisément complaisante. Ayant demandé à acheter des ignames et du mil pour mes animaux, on me fit d’abord répondre que le village était sans ressources ; puis, peu à peu, on m’apporta ce que je demandais, mais en me le faisant payer le triple de sa valeur. Le naba m’envoya dans la soirée une charge d’ignames et 400 cauries pour m’acheter de la viande et du sel ! Acheter où ? je me le demande. J’abandonnai naturellement les cauries à mon guide et je fis remercier ce généreux chef en lui envoyant un petit cadeau.
J’aurais bien voulu quitter le lendemain ce village inhospitalier ; malheureusement j’étais arrivé ici avec deux ânes mourants et deux autres hors de service. Je ne pouvais songer à me remettre en route dans ces conditions ; il me fallut bon gré mal gré laisser reposer mes autres animaux sous peine de les perdre dans une future étape.
Voyant mon embarras, le chef me proposa bien de me vendre un âne (le seul du village) ; mais comme, au plus bas mot, il ne voulait s’en défaire que pour la modique somme de 125000 cauries, je renonçai à conclure ce marché et me décidai à rester ici trois ou quatre jours.
Non seulement ces Dagomba, pour la plupart fétichistes, ne sont pas complaisants, mais encore ils sont peu sociables. Il ne s’est pas passé un jour sans que les gars du villages vinssent chercher noise aux âniers pour les pâturages. Le dernier jour, la querelle se changea en rixe qui menaçait de mal tourner, les hommes du village étant venus avec des haches et des pioches à défaut d’autres armes. Mes hommes, de leur côté, avaient pris les trois fusils ; j’arrivai juste à temps pour mettre le holà. Deux musulmans raisonnables ayant de leur côté prêché raison, cette scène se termina par une distribution de horions reçus de part et d’autres, et n’eut pas de suites fâcheuses.
Samedi 29 septembre. — Mes ânes, quoique un peu remis, ne se trouvaient pas dans un brillant état : deux d’entre eux étant morts, il ne m’en restait que cinq en état de porter.
Dans le chemin que je suis, les villages sont éloignés de plus de 20 kilomètres les uns des autres ; ce sont des étapes trop longues pour des animaux fatigués ; je dois donc, à mon grand regret, abandonner le chemin suivi précédemment. Je cherche à faire le plus de sud possible, afin de gagner au plus vite la route de Yendi à Salaga, où les étapes sont plus courtes et les lieux habités plus nombreux. Je me dirige à cet effet sur Pabia et m’arrête à Feullé. La route est bonne : trois kilomètres avant d’arriver au village, on traverse un torrent impétueux, mais peu profond ; il est l’origine de la rivière de Palari, premier affluent sérieux de la rivière Dako ou Probondi (cette rivière a son confluent avec la Volta (fleuve principal) en aval de Tamkrankou (route de Salaga à Krakye).
Rixe menaçante.
A Feullé, les Dagomba sont fort aimables. Bien que ce soit un tout petit village (une centaine d’habitants environ), il s’y tient un marché, ce qui donne un peu d’animation. Il n’y a cependant rien qui mérite d’être mentionné. Les produits ne sont pas variés : un peu de sorgho, du savon, du beurre de cé, des condiments, du tabac à priser et du mauvais dolo, dont un habitant m’offrit une calebasse, croyant me faire plaisir. Les ignames ici sont presque données : pour 200 cauries on m’en a apporté quinze belles. Les étrangers payent toujours un peu plus cher — comme partout du reste. J’estime qu’une belle igname ne coûte ici que 10 cauries.
Ce village possède deux beaux citronniers. Je me suis empressé de faire cueillir quelques-uns de ces fruits, afin de corriger l’eau, qui n’est pas bien bonne dans cette région. Le citronnier avait déjà fait son apparition à Zang, mais, négligé, il ne donnait que de tout petits citrons, tandis qu’ici ils sont d’une grosseur raisonnable et bien juteux ; il y a aussi par-ci par-là dans le village quelques papayers chargés de fruits, mais ce n’est pas encore l’époque de la maturité, ce que je regrette, la papaye étant toujours pour moi un excellent dessert.
Dimanche 30 septembre. — Le terrain, qui insensiblement commence à s’abaisser à partir de Zang, continue à s’affaisser. Le chemin n’est cependant pas trop noyé, et l’étape se fait d’autant plus facilement que nous passons d’abord entre deux petits villages, Batenga et Badouré, pour traverser ensuite un troisième, nommé Ngouensi, ce qui fournit l’occasion aux habitants de nous voir passer et de m’adresser la parole, qui en mossi, qui en dagomsa, qui en haoussa. Comme cela se borne en salutations, je riposte de mon mieux, ce qui étonne et amuse ces braves gens.
Pabia (Kwobia de la carte anglaise du capitaine Lonsdale) est par exception un village groupé ; pour un peu je me croirais en présence d’un village wolof. Comme ceux-ci, il possède cette verdure trompeuse qui fait espérer au voyageur un fouillis d’arbres pour se reposer, mais au fur et à mesure qu’on s’approche, on voit la verdure faire place au chaume. L’illusion a été produite par les papayers, les lianes de giraumont, les tiges de gombo et de dadian (textile) et surtout par le même acacia au maigre feuillage qui est placé, comme à Dakar, en bordure dans tous les jardinets de Pabia. La ressemblance est frappante même une fois entré dans le village, les habitations étant délimitées, comme chez les Wolof, par des tapades en tiges de mil et en sekko.
Il y a cependant en dedans et autour des villages quelques banans, ficus et doubalé, et au centre se trouve un emplacement où croissent pêle-mêle des herbes, de la pourguère et un peu d’indigo et de tabac. Pabia, qui n’a pas plus de 200 à 300 habitants, possède une construction carrée en terre servant de mosquée et deux écoles musulmanes. Les femmes font presque toutes le salam. Sauf les captifs, qui m’ont paru assez nombreux, je crois que tout le monde est musulman, ce qui n’empêche pas le village d’avoir la réputation justifiée de contenir beaucoup de voleurs.
Dans la soirée, quand mon diatigué me prévint de ce détail, un de mes hommes s’était déjà laissé voler sa couverture. En faisant le tour du village j’ai constaté qu’il y a ici plusieurs familles haoussa qui s’occupent de tissage et de teinture ; j’ai compté huit puits à indigo.
Pabia est le point culminant de cette région (570 mètres). L’horizon est presque aussi nettement limité que celui de la mer, et la ligne n’est brisée de temps à autre que par le sommet d’un bombax ou d’un finsan qui marque l’emplacement de quelque lieu habité.
L’imam m’ayant envoyé quelques ignames, je lui rendis visite en lui faisant cadeau d’un petit carnet, ce qui lui fit bien plaisir. Il me demanda quelques nouvelles sur les pays que je venais de traverser, ensuite il me causa religion. Comme beaucoup de noirs, ce brave homme croit que les israélites ont les paupières coupées (je dis croit, car, quoique je lui aie affirmé que ce n’était pas, je ne pense pas l’avoir convaincu). Une fois que ces gens-là ont une idée logée dans leur étroite cervelle, il est difficile de l’en faire sortir.
Pabia est le dernier village dagomba que l’on rencontre dans cette direction, le village suivant faisant déjà politiquement partie du Gondja. En traversant le Dagomba, j’ai été frappé par le caractère de ressemblance qu’offre la population de cette région avec celle du Mampoursi. Je n’hésite pas à leur assigner une étroite parenté. Je pourrais presque dire que les Dagomba et les Mampourga ne font qu’un seul et même peuple. La seule différence que j’aie constatée réside dans le degré de civilisation, les habitants du Dagomba m’ayant paru moins façonnés, moins sociables et de mœurs plus sauvages que leurs frères du Mampoursi. Ainsi, en quittant Karaga, j’ai vu, entre les mains d’hommes et de jeunes gens qui se rendaient dans les cultures, des côtes d’animaux et des omoplates ayant un côté biseauté en forme de tranchant. Ces os affûtés leur servaient de couteaux et de haches. Les arcs dont ils sont armés sont moins bien conditionnés que ceux que j’ai vus jusqu’à présent, moins puissants que ceux des autres peuples ; ils possèdent une corde en boyau qui, une fois mouillée, ne doit plus être tendue et rendre par conséquent l’arme impropre.
A côté de ces armes primitives on voit aussi quelques fusils à silex, tous à un coup, le boucanier femelle de nos Rivières du Sud. Ces armes sont entre les mains de deux ou trois hommes par village, qui chassent, mais doivent le plus souvent ne rien rapporter.
Nulle part je n’ai vu les trophées de cornes dont le noir se plaît toujours à faire parade pour en orner l’entrée principale de sa demeure, ou encore le tronc de quelque arbre remarquable du village ; du reste, comme je l’ai dit plus haut, le pays est peu giboyeux.
En dehors des tatouages que j’ai signalés chez le Mampourga, je n’en ai relevé que deux autres ; ils consistent en petites incisions sur les tempe, descendant jusqu’à hauteur du lobe de l’oreille, et peuvent très bien n’être que des ornements au lieu de marques de tribus ou de familles.
Les femmes sont marquées comme les hommes, ce qui les défigure beaucoup plus que les femmes mampourga ; elles ont en outre presque toutes l’habitude de chiquer. Le tabac en poudre ou en feuilles est placé entre la lèvre inférieure et les dents, comme font beaucoup de Mandé Dioula et surtout les Mossi.
La danse, semblable à celle des Mampourga, est loin d’être gracieuse ; par son originalité elle mérite cependant d’être décrite.
Au son de deux malheureux tam-tams, ne battant même pas en mesure, se forme un cercle, duquel se détachent, des deux points diamétralement opposés, deux danseuses ; elles tournent deux ou trois fois sur elles-mêmes, de façon à se donner un bon élan et à se rencontrer au centre en heurtant le plus violemment possible leur postérieur l’un contre l’autre. Ce choc ne manque pas quelquefois d’être très douloureux, car le plus souvent une des deux coryphées se retire en traînant la jambe et en plaçant la main sur l’endroit meurtri, ce qui ne manque jamais d’exciter l’hilarité de l’assistance et de provoquer un redoublement d’enthousiasme et de claquements de mains en l’honneur du vainqueur de cette joute.
Les villages dagomba, comme ceux du Mampourga et du Mossi, sont disséminés par groupes d’une ou deux familles. Les cases sont les mêmes que celles de ces deux peuples et des Mandé Dioula : cases rondes en terre à toits coniques en paille. L’intérieur est peu ou point aménagé, c’est à peine si l’on y trouve un clou en bois pour y suspendre un objet. Dans celles qui servent de cuisine, il règne le désordre le plus complet, on n’y voit pas de foyers pour la cuisine, ni d’urnes fixées à demeure. Le seul ornement consiste à enguirlander la porte d’entrée d’une mosaïque (?) de fragments de poterie de couleur au sommet de laquelle trône un morceau d’assiette ou de saladier en faïence de provenance européenne. Dans une ou deux cases de naba j’ai relevé des dessins à l’eau de cendres représentant des guerriers à pied et à cheval qui se suivent en file indienne. J’en ai donné page 67 un facsimilé.
C’est tout ce qu’il y a de plus primitif, comme on le voit : un enfant européen de cinq à six ans fait déjà beaucoup mieux que cela.
L’industrie du Dagomba ne diffère pas de celle que j’ai signalée à Karaga. Je mentionne cependant la confection de quelques chapeaux de paille en deux couleurs, blanc et rouge, fabriqués avec beaucoup d’adresse par les gamins. Ces couvre-chefs sont presque aussi ridicules par leur forme que ceux des Dokhosié. Le bord entre autres, au lieu d’être large, pour préserver du soleil, n’a que 4 à 5 centimètres.
La danse.
Le Dagomba, dans la partie où je l’ai traversé, est un pauvre pays, qui doit être privé d’eau pendant une bonne partie de l’année. A l’exception de l’igname, les cultures sont négligées. Je n’ai vu que deux variétés de sorgho, le blanc et le rouge, et fort peu de mil, qui se réduit à une variété, le sanio. Ce mil, cultivé sur une trop petite échelle, se vend un prix exorbitant, environ 30 centimes le kilo actuellement. Les petites cultures d’indigo, de coton, piments, calebasses, appartiennent pour la plupart aux Haoussa, qui quelquefois joignent à leur profession de teinturier celle de maître d’école. Un ou deux voyages par an à Salaga ou à Kintampo les mettent dans une situation brillante. C’est aussi eux qui s’occupent de la culture et de la préparation du tabac. La variété cultivée par ici a très bon goût à l’odorat, mais ce tabac est trop fort pour être fumé. Une fois préparé et mis en mottes, il paraît noir. Il se vend très cher, environ 1500 cauries le kilo (3 francs). Beaucoup d’indigènes lui préfèrent le tabac du Boussangsi, qui vient ici par Gambakha. Ce tabac est moins fort, d’un beau brun et plus agréable à la pipe. On le vend par morceaux de 100 cauries, pesant environ 50 grammes. Il est tressé en câbles à deux brins.
Les textiles, qui semblent venir très bien ici, ne sont presque pas cultivés ; on voit cependant quelques pieds de dadian disséminés dans les ignames ou en bordure autour de quelque carré de gombo, près des cases.
A Pabia j’ai vu à deux reprises un petit arbuste dans les jardinets. Un Haoussa m’a dit qu’il donnait de très bons haricots, dont il devait m’apporter un échantillon, ce qu’il s’est naturellement bien gardé de faire.
On cultive autour de quelques villages des lots de pourguère, dont on emploie la graine à faire du savon, comme dans certains villages mandé, dans le Ouassoulou par exemple, où on le nomme bakhani safouna.
Ce savon est très apprécié, et on le préfère à celui qu’on extrait du fruit du diala (cailcédra).
J’ai vu également fabriquer du savon à l’aide des noyaux du séné[20] et surtout avec le cé et l’arachide.
Mais partout le savon qui semble le plus prisé est celui qu’on tire du fruit du kobi, grand et bel arbre qui donne un fruit analogue au mangot. Il existe en quantité dans le Yorouba, l’Achanti, le Bondoukou et plus à l’ouest, dans le Ouorocoro et le Ouorodougou. C’est le Carapa guineensis. Dans les Rivières du Sud, on nomme l’huile qu’il fournit touloucouna (graisse empoisonnée).
Les indigènes disent que ce savon renferme un poison suffisamment violent pour faire crever les mouches qui en mangent. Dans la plupart des pays soudanais on s’en enduit le corps pour se garantir des insectes. Je ne sais si réellement il renferme du poison, mais il contient sûrement une grande quantité de potasse. L’écorce du kobi renferme beaucoup de tanin et sert de fébrifuge. La graisse et le savon du kobi sont noires.
Si l’industrie et l’agriculture ne sont pas très prospères, l’élevage du bétail l’est encore moins. Il n’y a presque pas d’animaux. L’espèce bovine est celle du Follona. Le mouton est tout ce qu’il y a de plus malingre ; c’est le même que celui de Karaga. Les chèvres, également rares, sont plus belles et d’une variété qui ne diffère de celles que j’ai vues jusqu’à présent que par la robe ; cette robe est presque toujours grise, et semblable à celle des chèvres dites du Thibet, mais à poil très ras.
La situation peu florissante du Dagomba ne peut être attribuée qu’au caractère apathique de ses habitants. Bien situé pour faire du commerce, ce pays devrait prospérer d’autant plus qu’il est peu soumis aux vicissitudes de la guerre.
Quoique nominalement sous la dépendance du naba de Yendi (un Traouré), le Dagomba est divisé en quantité de petites confédérations, ayant un naba plus ou moins indépendant de Yendi. Les plus puissants de ces chefs sont ceux de Karaga, Savelougou, Kompongou, Gouziékho et Mengo ou Sambou. C’est, à mon avis, le gouvernement qui convient le mieux à ces peuples peu avancés. J’ai toujours vu les noirs plus heureux dans les petits pays que dans les grands États comme ceux de Samory et de Tiéba, qui sont constamment en expédition sur leurs frontières. Pour que dans ces conditions heureuses de gouvernement le Dagomba ne se développe pas plus et soit si peu habité, cela tient évidemment aux causes que j’ai signalées : la pauvreté du sol, le manque d’eau et surtout le caractère engourdi de ses habitants.
J’ajouterai, pour terminer, que le dagomsa tel qu’on l’entend parler par ici semble renfermer bien moins de racines mandé que le mor’. S’il est hors de doute pour moi que le dagomsa et le mor’ appartiennent au groupe de langues dont font partie les idiomes gourounga, bimba et boussanga, il m’est difficile de me prononcer sur la question de savoir de quelle langue mère sont dérivés les dialectes. Est-ce du mor’ ou du dagomsa ? Je suis tenté d’opter pour le dagomsa, qui m’a paru beaucoup plus riche en mots que le mor’, et ne considérer ce dernier que comme un dialecte dérivé du dagomsa, du mandé et du wolof. Si j’en ai plus tard le loisir, j’essayerai d’approfondir cette intéressante question.
Les Dagomba nomment les Mandé : Wangara et Saher’si ; les Mossi : Mosséri ; les Gondja : Sabakhsé ; les Achanti : Kambossi ; les Diammoura : Pantara.
Lundi 1er octobre. — Une dizaine de kilomètres seulement séparent Pabia de Palalé ou Palari. C’est le chemin direct de Salaga à Yendi. Je m’attendais à trouver un sentier mieux frayé et beaucoup plus large ; il ne diffère cependant pas en cela du chemin suivi précédemment, et, si l’on ne trouvait une ou deux carcasses d’ânes morts à la peine, on ne se croirait pas sur une grande voie de communication, car il n’existe actuellement aucun mouvement vers Salaga ou Yendi. Depuis notre départ de Oual-Oualé, nous n’avons rencontré que quelques hommes venant de Pabia et se rendant à Gouziékho, au nord de Karaga, pour y acheter du beurre de cé. A Zang, nous avons été dépassés par deux hommes de Salaga venant de Oual-Oualé avec onze moutons.
A quelques centaines de mètres avant d’atteindre Palalé, nous traversons un lieu de campement composé de cinq groupes d’une vingtaine de petits gourbis, au centre desquels des ânes avaient campé. C’est le campement de la dernière caravane de Haoussa qui, venant du sud, se rendait dans le Haoussa, principalement avec des kolas. « Elle est passée ici dans la seconde quinzaine de juillet, me dit mon diatigué de Palalé, et comprenait à peu près 200 personnes, conduisant environ 100 ânes. » Je ne crois pas que ce chiffre soit loin de la vérité, chaque gourbi, quoique très petit, pouvant avoir abrité deux hommes. Mon hôte, du reste, doit être bien informé : c’est lui qui assure avec ses captifs le passage de la rivière. Étant à Oual-Oualé, Alfa Boukary m’a souvent dit que les Haoussa se réunissaient toujours pour ce trajet, surtout quand, pour une raison quelconque, ils devaient passer dans le Boussangsi ou le Gourma, pays qu’on ne peut traverser qu’à la condition d’être assez nombreux et de posséder suffisamment d’armes à feu pour ne pas craindre les exigences des naba.
Palalé ou Palari est le premier village du Gondja ; il ne comprend que vingt-huit cases, abritant trois familles, dont l’une est celle du naba, qui est en même temps passeur de la rivière. C’est chez ce dernier que me conduisit mon guide et que je passai la journée, la pluie m’ayant forcé, à mon grand regret, de remettre le passage au lendemain matin.
La rivière coule à 800 mètres au sud du village ; on l’aborde à un endroit où la rive n’est pas inondée, sur un petit tertre d’une superficie d’une vingtaine de mètres carrés à peine et dominant le reste du terrain de 50 centimètres environ. Le cours d’eau vient du nord-nord-ouest et coule vers l’est-sud-est, autant qu’on peut s’en rendre compte, car partout on est environné de hautes herbes ; il faut grimper sur un des arbres de la rive pour juger approximativement de la direction que la rivière prend en aval, car le passage a lieu dans un coude. Quoique ce cours d’eau ne soit encore qu’un méchant torrent quand on le traverse avant d’arriver à Feullé, il a déjà pris les proportions d’une rivière. Par son lit obstrué de branchages et couvert en partie de hautes herbes et son fort courant, il constitue un obstacle très sérieux pour ceux qui se rendent à Yendi avec ou sans animaux. Actuellement, sa largeur est d’une vingtaine de mètres, le lit proprement dit n’a qu’une profondeur de 3 mètres environ, et 8 à 10 mètres de largeur. Il est extraordinaire que sur cette route, qui me paraît très fréquentée au moins encore dans les premiers mois de l’hivernage, on n’ait pas songé à construire un pont. A l’aide des grosses branches de quelques arbres qui croissent presque dans le lit de la rivière, il serait facile à édifier. Les indigènes, cependant, n’ont pas l’air de s’en soucier ; je crois même que dans toute cette région le pont est inconnu. Bien mieux, il n’y a même pas de pirogue, le passage des bagages et des gens ne sachant pas nager se fait à l’aide d’un tchilago (mot emprunté au haoussa).
Le tchilago consiste en une peau de bœuf soigneusement bourrée d’herbes sèches de manière à former une sorte de bouée sur laquelle on dispose les colis et où l’on s’assied pendant qu’un nageur la pousse doucement devant lui.
Un tchilago.
Pour confectionner le tchilago, on dispose, dans un trou rond ayant 30 centimètres de profondeur sur 80 de largeur et creusé sur la rive, une peau de bœuf bien souple percée de trous sur tout son pourtour ; puis on place dans la peau deux ou trois bottes de paille sèche sur laquelle on trépigne afin d’obtenir un volume réduit.
Lorsque la bouée est à peu près pleine, on passe dans les trous du pourtour une corde d’environ 3 mètres de longueur, qu’on serre par un nœud coulant afin d’obtenir un cercle d’un mètre de diamètre. Les bords de la peau sont soigneusement repliés et roulés sur eux-mêmes en dedans et maintenus en dessous de la corde à l’aide de bouchons de paille plus forte destinés à former un solide bourrelet et à maintenir aussi l’autre paille en place.
Cette opération terminée, le tchilago est retiré du trou et serti au milieu à l’aide d’une solide corde, de manière à lui conserver la forme ronde. Une fois à flot, on y place sur la paille deux ou plusieurs colis (d’un poids total de 60 à 80 kilos) et le nageur le pousse devant lui en plaçant le bord inférieur de l’appareil entre l’épaule droite et la tête, qui servent ainsi de point d’appui ; cela permet au passeur d’avoir les mouvements des bras tout à fait libres pour nager.
Le passage prit beaucoup de temps. Ce système fonctionne bien, mais il faut d’abord porter les colis à environ une centaine de mètres en aval avec de l’eau jusqu’aux aisselles, dans un chenal taillé dans les hautes herbes. C’est à cet endroit seulement que le tchilago fonctionne. Sur la rive droite, ce n’est que sur un parcours de 300 mètres dans les hautes herbes inondées et des terrains glissants qu’on trouve un endroit sec permettant de placer les colis à terre. Si cet appareil ne laisse rien à désirer pour le passage de gens ou de colis, il n’en est pas de même pour les animaux, surtout pour les ânes. Ces pauvres bêtes, tout en sachant nager, luttent avec peine contre les courants un peu forts. Quand, à l’aide d’une corde, on ne leur maintient pas la tête en dehors de l’eau, elles se laissent aller au courant et risquent de se noyer. Avec le tchilago, cette précaution n’est pas possible ; on ne peut s’en servir que difficilement pour traverser des animaux ; aussi j’eus à déplorer la perte d’un de nos ânes, fatigué, qui se noya ; un autre mourut épuisé en arrivant sur l’autre rive. La perte de ces animaux ne me contraria pas outre mesure, aucun d’eux ne portant de colis. Je dus mettre mes autres animaux en route avant moi, retenu par l’inévitable discussion avec les passeurs. Après avoir fixé le prix du passage à 3000 cauries, ils en réclament 2000 en sus sous prétexte qu’il y a plus de colis qu’ils n’en avaient compté.
Dès qu’on a quitté les terrains bas qui bordent la rivière, le sol change d’aspect : à la végétation rabougrie du Mampoursi et du Dagomba succède une flore puissante ; on voit de temps à autre quelques groupes de beaux arbres lengué, sounsoun et diala ; mes hommes reconnaissent certains arbustes qu’on ne trouve en abondance que dans les environs de Kong ; ils ne les avaient pas rencontrés depuis notre première traversée du Gourounsi, où ils existent, mais en petit nombre.
La rivière de Palalé reçoit sur sa rive droite deux petits affluents sans importance en saison sèche, mais qui actuellement, gonflés par les pluies, nous forcent de décharger les ânes et de transborder à deux reprises les colis à dos d’hommes, pendant un parcours d’une cinquantaine de mètres ; aussi, quand nous arrivons à Ourouké-iri, « village de l’homme du chien », il n’est pas loin de midi.
Ourouké-iri est aussi nommé Yansala, mais il est moins connu sous ce nom que sous le premier. C’est un village comprenant trois ou quatre familles et offrant peu de ressources. Avec mon choix de perles et de bibelots pour femmes j’ai cependant réussi à me procurer du mil pour mes animaux et quelques ignames.
Mercredi 3 octobre. — De Ourouké-iri à Bintiri-Iri (Yangali de la carte anglaise Lonsdale) les marchands et gens du pays ne comptent qu’une étape ; mais, tenant à ménager la force des cinq ânes qui me restent, je résous de scinder l’étape et de m’arrêter à Zankom, petit village contenant trois familles.
Là non plus il n’y avait pas de ressources en vivres ; j’obtins cependant d’un musulman qui habite le village quelques provisions moyennant un peu de papier.
Jeudi 4 octobre. — De Zankom à Bintiri-Iri, l’étape est très agréable. La végétation est plus belle que précédemment, et à un peu plus de mi-chemin on trouve un joli lieu de repos sur les bords d’un ruisseau (1 mètre d’eau) bordé de beaux arbres, le premier que nous voyions depuis fort longtemps. Les autres cours d’eau affectent par ici pour la plupart la forme de marais et n’offrent que l’ombre d’arbres rabougris qui sont loin d’inviter le voyageur au repos.
Dans l’après-midi, quelques porteurs venant de Salaga avec des kolas ont l’amabilité de me prévenir qu’à Bougouda-iri (Tourou), où ils ont couché, il n’est pas possible de se procurer quoi que ce soit, ce qui m’oblige à faire des provisions en ignames et en mil pour le lendemain. Les hommes du village auxquels je m’adresse ne veulent rien vendre ; ce n’est qu’en exhibant quelques grains de corail et des petites perles en cuivre que les femmes du village m’apportent presque en cachette, qui deux ou trois litres de mil, qui trois ou quatre ignames.
Vendredi 5 octobre. — Un temps couvert pendant une partie de la matinée nous permet de faire sans fatigue l’étape, qui est un peu plus longue que les précédentes. La route, tout en étant inondée sur une grande partie du trajet, est bonne. On traverse deux ruisseaux insignifiants et l’on passe à portée de l’emplacement d’un village abandonné nommé Djampa ou Damba-iri. Les habitants se sont retirés à quelques kilomètres plus dans l’est, afin de n’être pas gênés par la trop grande quantité d’étrangers qui avaient fait de Djamba leur point de halte habituel, ce village étant à peu près situé à mi-distance entre Bougouda-iri et Bintiri-iri.
Bougouda-iri ou Tourou ne comprend que deux familles. Les cases, au nombre de quinze, sont dans un état d’abandon qui menace ruine, aussi beaucoup de marchands préfèrent-ils camper aux environs, surtout un peu au nord du village, près d’un bas-fond marécageux duquel les habitants tirent leur eau.
Arrivé d’assez bonne heure à Bougouda-iri, j’eus la chance de trouver une bonne case pour mettre mes bagages à l’abri et m’offrir un refuge en cas de pluie. Les quelques porteurs venant de Salaga ou des environs de Savelougou durent camper à portée du village et se dresser des abris en paille pour y passer la nuit. Le village est situé à cheval sur les chemins de Salaga à Yendi, de Salaga à Karaga par Ga, de Salaga à Karaga par Garoué et Ga et enfin sur le chemin Salaga Oual-Oualé par Savelougou.
Pendant la saison sèche il doit présenter une certaine animation. Bien qu’il soit sans ressources et qu’il ne compte que sept ou huit habitants, ce point restera lieu de halte. Il est situé à peu près à égale distance de Dokonkadé que des villages au nord. On est forcé de s’y arrêter pour l’eau d’abord, et ensuite parce qu’il est impossible de doubler une étape déjà longue. Quelques gens actifs et intelligents se fixant à ce point arriveraient certainement à tirer profit de cette situation exceptionnelle ; malheureusement les Gondja et les Dagomba se soucient peu de cela, ils aiment mieux végéter dans quelques villages éloignés, que d’être dérangés et d’en tirer profit.
Samedi 6 octobre. — A partir de Bougouda-iri, le chemin s’élargit, on voit qu’il est plus battu. Nous rencontrons six porteurs avec des fusils, de la poudre et du sel, se rendant à Savelougou ; les gens qui font route dans le même sens que nous transportent des paniers, du beurre de cé et d’autres produits, tabac et indigo, destinés au marché de Salaga.
Nous ne traversons pas moins de six fara (torrents ou bas-fonds pleins d’eau) que la pluie a changés en véritables rivières. Ces eaux vont toutes rejoindre un petit affluent de droite du Dako qui coule à peu de distance dans l’est. A quelques kilomètres au nord de Dokonkadé, ce cours d’eau fait un coude. Du chemin on aperçoit les inondations qu’il a occasionnées ; elles couvrent plusieurs kilomètres d’étendue. Les cultures sont noyées, au-dessus de la nappe d’eau émergent seulement les sommets de quelques arbustes ou le tronc d’un stérile arbre à cé.
Nous entrâmes dans le village par une pluie battante. Ne trouvant personne dans les rues, il nous fallut errer pendant un bon quart d’heure avant de trouver l’habitation de Bémadinn Bakary, auquel l’imam de Oual-Oualé m’avait engagé à demander l’hospitalité. Bakary était parti le matin même pour Salaga, où il a une partie de sa famille. En son absence, je fus hébergé par son frère Lousiné, qui mit à ma disposition deux bonnes cases où brillaient de bons feux, et m’envoya tout ce qui était nécessaire à la subsistance de mes hommes et de mes animaux. Bakary et sa famille sont d’origine mandé-dioula ; ils viennent de Sansanné-Mango. Tout le monde chez lui parle et comprend le mandé. L’hospitalité de cette famille est proverbiale : le chaudron et le bâton à remuer le tô qui surmontent le toit de l’entrée de son habitation ne sont pas de vains emblèmes.
Dokonkadé est un village de 400 à 500 habitants et un lieu de culture important. Beaucoup de gens de Salaga y sont installés avec leurs captifs afin de se livrer aux cultures pendant le mois d’hivernage. Il s’y tient un petit marché où l’on trouve à acheter des vivres ; les ignames y tiennent naturellement la première place, comme dans toute cette région. Le sorgho ne se vend pas sur le marché, mais il suffit de s’adresser à un habitant pour s’en procurer à loisir et à très bon compte.
Dimanche 7 octobre. — Bien que le temps ne promette rien de bon, je me décide à me mettre en route. Le chemin passant à portée de plusieurs petits villages, on peut s’y arrêter si l’on veut et s’y abriter. Nous dépassons successivement Kolibini et Palaga, mais, l’orage s’étant déchaîné de toutes parts, il fallut nous abriter à Masaka et attendre la fin de la pluie. C’est en vain que nous attendons une éclaircie, il nous faut passer la journée dans le village. J’en profite pour faire dans la soirée une petite excursion aux environs, et tirer quelques pintades, qui pullulent ici. Les environs de Masaka sont bien cultivés et les cultures sont variées ; malheureusement elles ne sont pas prospères, les terrains sont usés et tout est chétif : il n’y a guère que l’igname qui soit d’un bon rapport. Comme à Dokonkadé, tous les captifs que j’ai aperçus par le village sont Gourounga ; toutes les familles et tribus de ce peuple y sont représentées. Il est très curieux d’observer un groupe de badauds : autant d’individus, autant de tatouages différents.
Lundi 8 octobre. — De Masaka à Salaga on ne traverse pas de villages, mais on passe à portée de Bélimpé ou Bouroumpé, d’Abd-er-Rahman-iri, de Gourounsi-iri et de nombreux petits groupes de culture dépendant de Salaga, villages de captifs se livrant aux cultures sous la surveillance d’une partie de la famille du propriétaire. Ces groupes de culture portent le nom de leur propriétaire, auquel on ajoute iri, sou, pé ou kadé, suivant que l’on parle dagomsa, mandé ou gondja, cette terminaison signifiant dans les trois langues : « village, habitation ».
Aussitôt après avoir traversé un torrent nommé Bompa, le terrain se relève légèrement et l’on aperçoit quelques arbres qui indiquent l’emplacement de Salaga. Les environs sont absolument dénudés dans un rayon de plusieurs kilomètres et l’on est tout heureux de revoir un peu de verdure ; on ne s’y trompe cependant pas, car au fur et à mesure que l’on s’avance on s’aperçoit que les arbres entrevus ne sont que les traditionnels bombax et doubalé qu’on rencontre dans la plupart des villages nègres.
Un captif de Bakary m’attend à l’entrée de Salaga ; il me conduit auprès de son maître, qui, prévenu, se tient à l’entrée du groupe de cases qu’il me destine.
Après m’avoir serré la main et demandé mon nom, il présida à mon installation, et me confia à son jeune frère Aboudou ; il me demanda la permission de s’absenter pendant deux jours, ses affaires l’appelant à Dokonkadé. Il n’avait différé son départ que parce que mon arrivée lui était annoncée.
L’arrivée d’un blanc à Salaga n’est plus un événement depuis longtemps. Après Bonnat et Golberry, qui y sont entrés en 1870-71, quantité d’Européens venant de la côte ont passé ici. Presque chaque saison sèche y amène de nouveaux officiers anglais ; employés de commerce, missionnaires et explorateurs s’y succèdent : aussi ne fus-je pas importuné par les curieux les deux premiers jours, mais quand le bruit se répandit que j’étais Français et que je venais des établissements de l’ouest du continent, ma case fut assiégée par les curieux, et les questions commencèrent.
Parmi les nombreux visiteurs que je reçus, je dois signaler le chérif Ibrahim (de Tombouctou), El-Hadj Mahama Hatti (un Logoné du Bornou) et El-Hadj Djébéri (originaire du Haoussa). Ces trois personnages qui, comme leur titre l’indique, ont fait le pèlerinage à la Mecque, ont acquis par leur voyage des notions en géographie que les autres noirs ne possèdent pas. Ils connaissaient par ouï-dire la France, Marseille et savent que nous avons de vastes possessions musulmanes dans le nord et dans l’ouest de l’Afrique, aussi nous désignent-ils souvent par le titre d’« amis du sultan de Stamboul ». El-Hadj Hatti a visité la Tripolitaine et la Tunisie, et El-Hadj Djébéri, après avoir séjourné à Constantinople, s’est même rendu à Bagdad et Irâk.
En fait de géographie, ils connaissent surtout l’existence de l’empire turc avec sa capitale, Stamboul, Béled-Béni-Israïl (probablement Jérusalem), le Caire, Alexandrie et l’Égypte, qu’il nomme Massara, de Misraïm[21]. Ils connaissent surtout Djedda, le port de la Mecque, puis Médine.
Tout bon musulman possède dans un sachet en cuir l’itinéraire de son pays à la Mecque ; il est sommairement libellé, et comprend des indications dans le genre de celles-ci, que j’ai vues entre les mains de Mahmadou Lamine, ez-Znéin de Ténetou :
« En quittant Sakhala du Ouorodougou, on marche onze jours pour atteindre Kanyenni, dans le Kouroudougou. Après on peut passer à Bânou et dans le Diammara, ou bien par le chemin de Kong, où il y a aussi beaucoup de musulmans », etc.
Ces itinéraires conduisent, en général, par le Haoussa, le Bornou, le Wadaï, le Darfour, le Kordofan à El-Obeïd. La route va ensuite rejoindre le haut Nil à Khartoum, descend sur Berber, puis atteint la mer Rouge à Souakim, où l’on s’embarque pour Djedda.
D’autres itinéraires mènent par Tombouctou et le désert sur Ghadamès, Kairouan et la Tunisie. Les pèlerins mettent, au minimum, sept ans pour effectuer leur voyage aller et retour. Ils ne voyagent pas vite et sont souvent obligés de travailler en route pour se créer des ressources, afin de pouvoir continuer leur voyage.
Certains d’entre eux ne reviennent pas directement ; c’est ainsi que dans les dix pèlerins que j’ai rencontrés sur ma route, un d’entre eux était allé à Mascate et en Perse, d’autres à Malte et en Tunisie, enfin la plupart ont entièrement visité l’Égypte et le Yémen.
Les trois personnages que j’ai cités plus haut s’empressèrent de fournir des explications sur les peuples de l’Europe et surtout sur notre puissance sur terre et sur mer et vinrent apporter un nouveau témoignage à l’appui du dire de quelques gens du Ségou et de Djenné établis ici qui vantaient la bonne qualité de nos marchandises. Parmi tous les peuples noirs qui, par leur commerce, sont en relations avec les comptoirs européens, nous avons la réputation de ne vendre que des tissus de bonne qualité, d’excellente poudre et surtout d’être très loyaux dans nos transactions. Cette réputation est certainement justifiée, car ce n’est pas nous qui fournissons aux nègres l’affreux gin et les mauvaises cotonnades ; les indigènes s’en rendent très bien compte. A Salaga on sait distinguer les poudres et les étoffes de Krinjabo et d’Ago (Porto Novo) de celles d’Akkara (Accra) et de Ga (Christianbourg).
J’eus pour ces raisons d’excellentes relations avec la population de Salaga. Des Haoussa que j’avais rencontré, à Dioulasou, et les gens de Kong établis ici depuis longtemps me firent également bon accueil.
Sur le conseil de Bakary, mon hôte, je rendis visite aux personnes qui jouissent de quelque considération ici, soit par leur piété, soit par leur fortune. Je reçus à cette occasion quelques cadeaux en ignames et en mil et même plusieurs fois de la viande.
Les nombreux Européens qui ont visité Salaga sont loin d’être d’accord entre eux sur la position géographique de cette ville.
Je ne signalerai que les travaux les plus récents pour montrer l’écart sensible qui existe entre eux.
| Carte du Dépôt de la Guerre. — Tirage 1882-83 : | |||
| Longitude ouest : 2° 18′ | (méridien de Paris). | Latitude nord : 7° 56′ | environ. | 
| Capitaine Lonsdale (anglais) : | |||
| Longitude ouest : 3° 9′ | — | Latitude nord : 8° 10′ | — | 
| Missions de Bâle : | |||
| Longitude ouest : 3° 14′ | — | Latitude nord : 8° 25′ | — | 
| Enfin mes travaux lui assignent : | |||
| Longitude ouest : 2° 20′ | — | Latitude nord : 8° 51′ 30″ | environ. | 
| Bowdich, en 1816, fixe sa longitude à 2° 25′ 14″ ouest de Paris. | |||
Si cet écart entre mes travaux et ceux de la carte anglaise du capitaine Lonsdale et des missions de Bâle est si considérable, cela tient à ce que les uns ont copié les erreurs des autres. La carte du docteur Mæhly (mission de Bâle) est postérieure aux travaux anglais. L’Afrique explorée (p. 85) vante l’exactitude des travaux des missionnaires et cite ceux des officiers anglais comme entachés d’erreurs grossières, même près de la côte. Il ne m’appartient pas de juger les uns ni les autres, je me bornerai seulement à constater : 1o que la carte du capitaine Lonsdale est construite de la côte à Koumassi (et peut-être dans d’autres parties aussi) à l’échelle de 1/622222e, tandis que dans la partie Yendi-Salaga je trouve que, pour la distance Pabia-Salaga, ce même officier a employé l’échelle qu’il indique sur sa carte : Scale, 15 miles to 1 inch, ce qui fait presque les 1/100000e, exactement 1/950000e ; 2o que la carte des missionnaires de Bâle est incomplète dans la partie Salaga-Krakye (la seule que je puisse vérifier par renseignements), vu qu’il existe trois chemins également fréquentés pour se rendre de Kroupi à Badjamsou, et que la distance qui sépare Salaga de Krakye, mesurée sur leur carte, ne donne que 88 kilomètres, tandis que les indigènes mettent sept jours pour se rendre de Salaga à Krakye, ce qui, d’après mes calculs, équivaut à 112 kilomètres (moyenne 16 kilomètres par jour). D’après eux, les étapes ne seraient que de 12 kilomètres. Or, pour qui a tant soit peu voyagé avec et chez les noirs, il est incontestable que l’étape est plutôt supérieure à 16 kilomètres. Le capitaine Lonsdale est presque d’accord en cela avec moi : la distance qu’il indique entre ces deux points est de 105 kilomètres.
Salaga.
De ces observations, il résulte qu’il est difficile de s’appuyer actuellement sur un des documents précités et de se prononcer avant que j’aie fait retour à Kong, où mon polygone devra se reformer si mon levé est exact.
Salaga en dagomsa veut dire : boueux, glissant. Si c’est là l’étymologie du nom, elle est bien trouvée, car je n’ai guère vu que Ouolosébougou et Ténetou qui puissent rivaliser pour la malpropreté avec la ville principale des Gondja.
Bâtie très irrégulièrement en quartiers séparés les uns des autres par des terrains vagues parsemés d’excavations pleines d’eau croupie ou par des enclos de culture, Salaga offre au voyageur le triste coup d’œil d’un village presque en ruine. Rien n’est si lamentable que ces cases sans toits et ces pans de mur à demi écroulés. Les ruelles, très étroites, ne sont que des amas d’ordures et d’eaux puantes, et les terrains vagues et petites places servent, pendant la nuit et jusque vers six heures du matin, de latrines aux habitants. Aux abords du petit marché (dit Sokoné lokho) et du grand marché, il est impossible de circuler sans se boucher le nez ; ce serait un mauvais conseil à donner, que celui de faire, en attendant le repas, un tour de promenade à l’un des deux marchés. Heureusement que Dieu a donné aux noirs le douga (urubus charognard), car, sans les travaux de vidange qu’opère cet oiseau, il y a longtemps que les habitants de Salaga seraient décimés par les épidémies.
Les habitations, en général circulaires, en terre, à toit en paille sont celles des Mandé Dioula et des Dagomba. On voit cependant quelques grandes cases rectangulaires, à toits en paille, construites par les Haoussa. Aucune de ces habitations n’a été construite avec le moindre goût, et même neuves elles ne devaient pas offrir beaucoup de confortable. L’orientation de la porte d’entrée a généralement été laissée au hasard et quantité d’entre elles font face à l’est ; de sorte que pendant les orages l’eau entre partout, fait du sol un bourbier et rend la case inhabitable.
Si l’on pénètre dans la case de quelque personnage aisé, on se trouve en présence d’un curieux amalgame d’objets de toute provenance : en dehors du lit, qui consiste en un châssis en fortes tiges de mil, supporté par quatre pierres, pour l’élever au-dessus du sol, et de peaux de bœufs servant de siège aux visiteurs, on aperçoit, rangés sur des barils de poudre vides, des chandeliers en faïence, des bouteilles et des boîtes vides de toute dimension, quelquefois une grande glace fêlée ou à moitié dépolie, de vieilles cartouchières ou gibernes appendues au mur, un fusil à tabatière sans mécanisme, dans un coin des bouteilles de gin pleines et quelques sacs de sel. J’ai même trouvé une pendule qui ne marchait pas et une lanterne à pétrole !
Dans les cases des femmes ce sont des chaudrons en cuivre, des tasses, bols, saladiers, cuvettes, saucières, vases de nuit en faïence à fleurs, — vaisselle de luxe seulement, car on ne s’en sert jamais, n’en connaissant pas l’emploi.
En faisant de l’œil ces perquisitions, j’ai trouvé chez chérif Ibrahim une boîte de 300 grammes de thé qu’il m’a cédée pour 20000 cauries (environ 27 francs), et 1 kil. 500 de sucre portugais que j’ai acheté pour 1500 cauries, puis une ombrelle non recouverte que j’ai achetée 10000 cauries : ce n’est pas la plus mauvaise acquisition, car j’ai trouvé un nègre du Brésil, venu d’Acera avec du cuivre en barres, qui me l’a recouverte avec une solide blouse de roulier que j’ai mise à sa disposition.
Ce Brésilien est fort bien élevé : on voit qu’il a été longtemps au service d’Européens. Comme il n’a rien voulu accepter pour le service qu’il vient de me rendre, je lui ai donné une lime, deux gilets de flanelle, une paire de ciseaux, des aiguilles et du fil, ce qui m’a valu son amitié et tous les jours sa visite ou celle de son fils, qu’il m’envoie pour prendre de mes nouvelles.
Les mosquées sont au nombre de cinq, dont une en ruine. Ce sont des bâtiments carrés ou rectangulaires, de 4 à 5 mètres de côté ; ils ne comportent pas de minarets et menacent ruine. Le croyant qui se hisse sur le toit pour appeler les fidèles à la prière a le mérite de risquer sa vie tous les jours. Celle du quartier de Lampour a ses portes en menuiserie travaillées par des ouvriers achanti et ses diverses parties ajustées à l’européenne avec des clous et des pointes provenant d’Europe. Les habitants vous font voir ces portes comme des chefs-d’œuvre. A les entendre, on croirait avoir affaire à la porte Jean Goujon de l’église Saint-Maclou de Rouen. Un apprenti wolof de quatorze à quinze ans ferait certes mieux que cela en menuiserie.
Salaga est divisé en huit quartiers, portant des noms différents. Le quartier nord, nommé Bémadinn-sou, où je logeais, est habité principalement par des Mandé venus de Sansanné-Mango, du Bondoukou[22] et de Kong. Les quartiers de Kapété, Kaffaba, de Kopépontou et de Lampour sont habités par des Gondja, tandis que ceux du centre, Ouniobopé, Sokoné, Kindi, situés aux abords des marchés, contiennent les étrangers de toutes les nationalités.
Voici le dénombrement de la population de Salaga :
Les Gondja entrent dans la proportion pour quatre dixièmes ;
Les Mandé Dioula de toutes origines, pour deux dixièmes ;
Les Haoussa, pour deux dixièmes ;
Enfin les autres étrangers : Dagomba, Nago du Yorouba et de la Côte, Achanti, Foulbé, gens de Dandawa, Ligouy (triangle Boualé, Bondoukou, Kintampo), Bornou, Barba, Pakhalla de Bouna, et Ton du Bondoukou, etc., pour les deux autres dixièmes.
Il faut aussi compter dans les trois éléments les plus nombreux leurs captifs, tous Gourounga. La population fixe doit être de 3000 habitants environ.
Une mosquée de Salaga.
Ce mélange excessif de la population a fait des habitants de véritables polyglottes. Le gondja et le mandé sont parlés respectivement par ces deux peuples ; mais, quand il s’agit d’adresser la parole à un inconnu, de débattre un marché, de se dire bonjour, c’est toujours dans la belle langue haoussa. J’ai souvent éprouvé un vrai plaisir en entendant converser ensemble deux Haoussa. La bouche recouverte par l’alfouta (lemta), ils parlent doucement et posément, en prononçant toutes les lettres. Le el-hamdou lillahi est plein de charme dans leur bouche.
Je n’ai jamais su par qui l’autorité était exercée à Salaga ; il y a cependant un chef de village qui réside dans le quartier de Kopépontou et qui se fait appeler Salaga Massa ; mais chaque quartier vit sous l’autorité du plus ancien musulman et a son propre imam. Le quartier de Lampour a même un roi, qui prend le titre pompeux de Lampour-massa ou Lampour-éoura. Je crois cependant que Salaga dépend du chef de Pambi ou Kwambi, gros village situé à 4 kilomètres dans le sud-est. Ce chef exerce aussi son autorité sur quelques autres petits villages des environs. Pendant mon séjour, les hommes de Sokoné (quartier du petit marché) s’étant emparés d’un voleur, il fut conduit devant le chef de Pambi. Ce monarque a près de lui trois ou quatre soldats indigènes anglais dont la compagnie est à Kpandou (ou Pantou, comme on prononce ici). Le rôle de ces militaires ne m’a pas paru bien défini. Vêtus d’une veste en loques, d’un pantalon en cotonnade et coiffés d’une sale chéchia, ils rôdent parfois par le marché armés d’une trique, sans cependant se mêler de rien, car la population ne se soucie pas de leur présence : c’est à peine si l’on se doute qu’ils sont soldats.
Le roi de Pambi a pour titre ouroupé, titre qui a dû lui être donné par les Mandé quand jadis ils percevaient un droit de 100 kolas par charge (ouroufié) et a dû lui rester. Les Gondja le nomment Eoura ou Pambi-éoura.
C’est le matin à partir de sept heures qu’il commence à régner une certaine animation par les ruelles de Salaga. C’est l’heure à laquelle les vendeurs vont s’installer au marché. On rencontre successivement des Dagomba porteurs d’un pain conique de beurre de cé de 5 à 6 kilos, de provenance de Gouziékho et de Gambakha ; des individus avec des nattes renfermant un sac qui contient quelques méchantes verroteries, des colporteurs avec un peu de calicot écru sur la tête et un ou deux foulards rouges à la main, des marchands de fusils, des femmes portant du sel et des condiments dans une calebasse où trône majestueusement un petit tabouret.
Puis viennent les marchands d’akoko, le bakha des Mandé (bouillie liquide de mil) ; les vendeuses de to qui répètent à l’infini, en haoussa, le cri de « aroua ndoua é ! » ; les fillettes vendant des kolas et de la viande cuite ; des porteurs de marmites d’ignames cuites à l’eau, saupoudrées de piments et de sel, qui se reconnaissent au cri de : « Sira ma yara yara ! » puis c’est un cavalier se rendant aux cultures monté sur un cheval étique qu’il essaye en vain de faire caracoler. A une heure plus avancée on apporte les ignames des environs — quand il ne pleut pas, — et vers midi les captifs porteurs de charges de bois qu’ils sont allés chercher à 12 ou 15 kilomètres dans la campagne.
Si nous suivons tous ces gens-là au petit marché dit de Sokoné, nous trouvons, par les chemins qui aboutissent à la petite place du marché, les femmes occupées à vendre et à ranger leurs petits lots de 10 cauries de sel ; les marchandes de kolas et de vivres préparés héler les passants ; des ménagères disputer aux marchands une ou deux cauries ou une pincée de sel. Là où la largeur du chemin le permet, on a installé des goua, hangars recouverts en paille où se tiennent des barbiers occupés à raser des patients ; des cordonniers recouvrant des gris-gris ou confectionnant une gaine de couteau. Plus loin ce sont des tailleurs et des fabricants de bonnets, des marchands de tabac à fumer et à priser ; puis des hangars où sont appendus quelques coudées d’étoffe imprimée, des foulards rouges ; sur les nattes trône aussi de la vaisselle en faïence peinte, un ou deux fusils, de temps à autre une mauvaise pièce de calicot écru marquée au bleu : Deutsche Faktorei, J. K. Viétor ; ou encore : Basel mission factory.
Les colporteurs n’ayant pas trouvé de goua libres circulent avec leur marchandise sur la tête : étoffes du Dagomba, couvertures de Kong dites siriféba, coussabes et pantalons plus ou moins usés. Trouvent-ils quelqu’un qui demande à voir leur marchandise, le vêtement est déplié au milieu de la ruelle, et il se forme aussitôt un attroupement pour assister au débat du prix. Le vendeur, toujours Haoussa, en demande 20000 cauries quand il serait enchanté d’en obtenir 5000. Le chiffre fixé par le vendeur importe du reste fort peu à l’acheteur : qu’il n’en demande que 100 cauries, l’autre répondra par le al-barka traditionnel (merci) ; puis, pour ne pas se trouver volé, il offre le vingtième de ce que demande le vendeur ; enfin, après des pourparlers qui n’en finissent plus et où chaque oisif place son mot, le visiteur se retire sans rien acheter, n’ayant peut-être pas un cent de cauries à sa disposition ; mais il a parlé, débattu le prix de quelque chose, attiré sur lui le regard des passants — il s’en va satisfait.
Du marché de Sokoné au grand marché, il y a une suite presque ininterrompue de vendeurs installés derrière une natte, sur laquelle s’étale du coton rouge en écheveaux, du soufre en canons, de l’antimoine, des bracelets en cuivre rouge, des perles dites rocaille, quelques feuilles de papier, des couteaux de boucher, une ou deux boîtes d’allumettes amorphes, des bouteilles de gin vides, etc.
Sur le grand marché ce sont les mêmes articles, plus la viande. Les bœufs, tous les jours, au nombre de deux ou trois, sont égorgés sur place. C’est au milieu de bandes de vautours charognards que les bouchers déchiquètent la viande par petits morceaux et l’entassent en lots de 100 cauries, le tout couronné par un morceau de suif ou de nerf, en guise de graisse. Les acheteurs, après avoir tripoté avec leurs mains sales toute cette viande, finissent par faire l’acquisition d’un lot de 100 cauries, en exigeant du boucher l’emballage de la viande dans une feuille.
De mil, il n’y en a que fort peu sur le marché, et les bananes et citrons ne s’y voient que rarement.
A en juger par l’animation qui règne sur les deux marchés, on pourrait croire qu’il s’y traite de sérieuses affaires : il n’en est rien, ce mouvement n’est que factice. Le soir, vous voyez tous ces gens-là rentrer et compter leurs cauries. Les heureux ont vendu pour un ou deux milliers de cauries ; les autres doivent se contenter d’une recette de 200 à 500. Les marchands ambulants n’ont quelquefois fait aucune vente et ont été forcés de céder à prix coûtant pour vivre. Cet état de choses est la cause de nombreux vols : il ne se passe pas un jour où quelque étranger trop confiant ne se fasse enlever ou ses marchandises ou ses cauries, soit que l’on pénètre chez lui de nuit ou pendant son absence, soit encore qu’on lui achète quelque chose à crédit, ce qui revient au même, car à Salaga on ne paye pas facilement les dettes.
Le marché de Salaga.
Si le petit commerce est plongé dans un semblable marasme, c’est bien la faute des indigènes, qui, au lieu de varier les produits européens qu’ils se procurent aux comptoirs de la Côte, s’en tiennent toujours à une même série d’articles, lesquels finissent naturellement par être dépréciés. Il arrive alors que l’acheteur, connaissant trop bien le prix de revient à la Côte, marchande tellement sur le prix d’achat que le vendeur, qui a besoin d’argent, se trouve forcé de céder à vil prix ce qu’il a été chercher au loin croyant réaliser de beaux bénéfices.
Actuellement c’est la morte saison pour les gens de Salaga. Les Haoussa se rendant à Kintampo pour acheter des kolas ne sont pas encore arrivés, mais dans un mois ou deux le petit commerce des femmes revendeuses de kolas, de sel et de mets préparés va prendre de l’extension. Elles attendent toutes la saison sèche avec impatience. A l’aide des ressources qu’elles se créent ainsi, elles peuvent se procurer quelques verroteries, corail, linge, foulards, etc., voire même un peu d’argent monnayé qui sera transformé en bagues.
On m’a dit qu’en dehors de ce commerce honnête les beautés de Salaga en font un autre plus intime avec les étrangers, commerce qui est certainement plus lucratif pour elles que celui de niomies, de beurre de cé et de mèches en coton.
La vente du bois procure aussi quelques cauries aux propriétaires. Les captifs ne sont pour ainsi dire employés qu’à chercher du bois. Une charge se vend 500 cauries. Mais c’est surtout l’eau qui est une source de revenus pour les habitants de Salaga pendant la saison sèche. Quoique le village soit percé comme une écumoire et que l’on y trouve plus de deux cents puits répartis dans les propriétés, ruelles, places et abords du village, l’eau devient très rare à la fin de décembre, et les propriétaires des puits vendent le canari de 8 litres 100 à 150 cauries. Si l’eau était bonne, ce ne serait pas trop cher, mais il est facile de se faire une idée de ce qu’elle peut être : on la trouve à une profondeur de 1 m. 20 en moyenne ; elle reçoit les infiltrations de toute l’eau croupie, de la boue et des immondices du village ; j’aurai tout dit en ajoutant qu’on enterre les morts dans le village même, à une profondeur qui excède rarement 50 centimètres et souvent à moins de 2 mètres des puits.
A partir du 1er février les puits sont à sec. A cette époque, toutes les femmes et tous les enfants qui ont la force de porter se mettent en route vers cinq heures du matin pour aller faire provision d’eau pour le ménage et pour la vente. On va chercher cette eau au Goulbi n’ Barraou, « marigot des Voleurs » en haoussa, à quelque distance à l’est de Masaka, où le cours d’eau se trouve plus rapproché que directement dans l’est de Salaga. Le canari se vend alors de 200 à 300 cauries.
Actuellement j’envoie chercher l’eau pour boire au torrent « Boumpa », à 3 kilomètres au nord de Salaga.
Les gens de Salaga tirent aussi quelque profit de l’hospitalité qu’ils offrent aux étrangers ; car s’ils ne se font pas payer directement, ils réussissent toujours à se faire donner quelque cadeau de leur locataire momentané. Ils trouvent aussi quelques bénéfices dans le courtage : intermédiaires forcés entre le vendeur et l’acheteur, ils tirent toujours un petit profit du vendeur d’un côté, de l’acheteur de l’autre, sous prétexte qu’ils viennent de leur faire faire une bonne affaire. Cette spéculation a donné naissance à la propriété de l’immeuble cases et écuries, qui se cèdent à des prix quelquefois élevés suivant la proximité du marché.
Comme à peu près partout dans le Soudan, la coutume de donner des arrhes quand on fait un achat est en vigueur à Salaga. Les arrhes sont fixées à 700 cauries, payables par l’acheteur au vendeur pour un âne, 1000 cauries pour un cheval, 300 pour un esclave mâle, 400 pour une femme esclave, 500 pour un bœuf, 150 pour un mouton. Les Mandé appellent cette coutume la da « coucher la parole, cesser les pourparlers, le marché étant conclu ».
A vrai dire, je croyais trouver un centre commercial de l’importance de notre Médine du Soudan français, mais j’ai été vite désillusionné : Salaga n’a même pas l’importance de Bobo-Dioulasou, et le chiffre d’affaires qui s’y traite est bien inférieur à celui de la place d’entrepôts de Djenné et de Kong que je viens de citer.
Voici les différents articles qui se vendent ici, cités par ordre d’importance :
1o Le sel est acheté soit à Akkara (Accra), soit dans les divers gros villages échelonnés sur la rive gauche du fleuve sur la route qui met Salaga en communication avec la Côte. Le prix de revient d’une charge de 20 à 25 kilos est d’environ 3000 cauries, à la mer ; rendue à Salaga, la même charge se vend de 12 à 15000 cauries ; bénéfice : 10 à 12000 cauries pour un trajet d’une quarantaine de jours aller et retour.
Le sel est beaucoup vendu dans la partie est du Dagomba et n’entre en concurrence avec le sel en barres de Taodéni, venu par le Mossi, qu’au nord du Gambakha et du Gourounsi. Il est vendu ou échangé dans les régions nord de ces pays contre le beurre de cé et les esclaves ; dans la partie sud, contre les animaux de boucherie. Dans le Dagomba ouest, le sel marin se trouve en concurrence avec Daboya, qui arrive à fournir son sel au même prix à Oual-Oualé et dans le Gourounsi sud.
Daboya ne pouvant pas procurer le sel en assez grande quantité, Salaga arrive à en placer avantageusement à Boualé et surtout à Oua, où l’on trouve beaucoup de captifs, provenant de prises faites par les bandes de Babotou, qui continuent à guerroyer chez les Gourounga.
Une partie du sel va aussi sur Kintampo ; car ce marché est très souvent coupé de ses communications directes avec la mer à cause des guerres que se livrent entre elles les tribus achanti à cheval sur la route Atéobou et Abétifi par Konkronsou et sur celle de Kintampo à Koumassi par le Coranza. Les marchandises sont aussi soumises à des droits parfois élevés chez les divers cabocir achanti, de sorte qu’il y a avantage à faire passer le sel par la route de Salaga, qui est sûre et toujours libre. On rapporte de Kintampo le kola rouge de l’Okwawou et du Coranza. Le sel est porté jusqu’à Bitougou (Bondoukou).
Captifs portant du bois.
Les Ton de cette région sont hostiles aux habitants de l’Anno, qui reçoivent à très bon compte le sel marin de Grand-Bassam[23] par pirogues jusqu’à Attacrou.
L’Anno ne livre pour cette raison que peu de sel sur Bitougou. Rendu dans cette dernière ville, le sel de Salaga ne se vend que 24000 cauries la charge, étant en concurrence avec le sel de Grand-Bassam. On rapporte de Bitougou soit le kola blanc de l’Anno, soit de la poudre d’or ou de la cotonnade rayée bleu et blanc de Djimini.
2o La poudre de guerre est de quatre provenances : Ago (Porto Novo), Krinjabo (provenant d’Assinie et de Grand-Bassam), Dioua (Cape Coast) et enfin Accra. La poudre d’Accra n’est pas estimée, mais les poudres de provenance française sont très recherchées.
Actuellement la poudre est portée sur Oua pour la colonne de Babotou et sur Savelougou et Kompongou dans le Dagomba. Ces deux centres se font la guerre depuis près de trois mois. L’objet d’échange pour la poudre est l’esclave, naturellement, les chefs n’ayant d’autres revenus que ceux que leur procure la guerre.
3o Les armes, fusils à silex à un coup, de provenances belge et anglaise, viennent d’Accra et de Ga (Christianborg). Elles prennent le même chemin que la poudre, mais ne sont pas expédiées sur Oua, qui reçoit ses armes de Krinjabo par Bondoukou, l’Anno et Boualé (ces localités fournissent le boucanier mâle au prix minime de 12000 cauries, environ 25 francs).
4o Les kolas.
Quoique Salaga, par sa latitude, se trouve relativement peu éloigné des pays de production de ce fruit, la ville n’est pas régulièrement approvisionnée de kolas, et les transactions dont ce produit est l’objet à Bobo-Dioulasou sont infiniment supérieures à celles auxquelles il donne lien à Salaga. Cette ville n’est pas ou ne peut être considérée comme entrepôt de cette marchandise. Cela tient à plusieurs raisons.
Le kola rouge, qui est le plus estimé par les noirs du Soudan, est récolté dans l’Okwawou, aux environs d’Abétifi et d’Atéobou. Sans faire entrer en ligne de compte le caractère turbulent des divers peuples qui habitent l’Achanti, il y a une autre cause bien plus importante, c’est que Salaga n’a pas les matières d’échange qu’exigent les producteurs de kolas. Ceux-ci demandent surtout les bestiaux, bœufs et moutons, l’esclave, l’or et un peu le beurre de cé et les étoffes indigènes rayées bleu et blanc. Or Salaga n’est pourvu de bestiaux par le Mossi et le Dagomba que pendant la saison sèche. L’esclave est d’un prix trop élevé ici ; l’or est récolté dans l’ouest, le Lobi, Boualé, le Bondoukou et l’Anno ; quant au beurre de cé et aux étoffes, elles ne sont pas abordables comme prix une fois rendues ici. Les Mandé de Kong et ceux de Boualé qui sont à Bouna, Bondoukou, étant les producteurs de tissus, s’adressent directement aux Ligouy fixés à Kintampo.
Les kolas d’une grosseur moyenne valent, en gros, 3200 à 3500 cauries le cent, 32 cauries pièce, chiffre excessif quand on se rapporte à Bobo-Dioulasou, où le même fruit de même provenance est vendu de 25 à 30 cauries au maximum. Au détail, le kola rouge vaut ici de 70 à 160 cauries suivant la grosseur. Le kola blanc vient de l’Anno, pays situé à l’ouest du Bondoukou et sur la rive droite de la rivière Comoë ou d’Abka. Ce fruit est à très bon marché sur les lieux de production : son prix est de 1 à 2 cauries le kola. Il est surtout acheté par les gens de Kong, qui portent dans l’Anno de la ferronnerie de Dioulasou et le beurre de cé des Komono.
Les gens de Salaga ne possédant pas non plus ces deux articles, il en résulte que la vente du kola blanc, qui produit de très beaux bénéfices, leur échappe en partie et est monopolisée par Kong. De Kong on le transporte jusqu’à Salaga, où en gros il se vend de 20 à 22 cauries et au détail de 40 à 100 suivant sa grosseur.
5o La poudre d’or est rare à Salaga. Actuellement il y en a fort peu. J’ai cependant réussi à m’en procurer un peu ainsi que de l’or ouvré, en payant le barifiri (4 mitkal) 40000 cauries. L’or est apporté ici par les Ligouy et les Mandé et est de provenances diverses. Tandis qu’il en vient un peu seulement par Kong et Bouna, du Niéniégué, du Lobi et du Gourounsi dans le voisinage du Dafina[24], il en arrive surtout de Boualé, du Bondoukou et de l’Anno. Dans ces régions, les 4 mitkal se payent de 20000 à 24000 cauries, prix normal. A Salaga, le même poids ne se vend jamais au-dessous de 32000 et atteint parfois 45000 cauries le barifiri. C’est surtout pendant la saison sèche que les Wangara (Mandé) apportent l’or ici, et généralement c’est pour se procurer des chevaux auprès des Haoussa. Ces derniers rapportent le métal précieux dans leur pays, ou vont le porter aux comptoirs de la Côte, là on leur paye près de 80000 cauries le barifiri. En séjournant toute la saison sèche à Salaga, on arriverait, d’après mes évaluations et le dire de Bakary mon hôte, à acheter 500 à 750 barifiri d’or, c’est-à-dire 2000 à 3000 mitkal (de 12 à 13 kilogrammes).
J’ai déjà dit, en parlant de l’or à Kong, que les marchands se servaient de poids plus ou moins exacts, consistant surtout en vieilles ferrailles ou cuivreries. Il est difficile de savoir exactement ce que doit peser dans l’esprit des noirs le barifiri. J’en ai vu de 17 gr. 5, de 17 gr. 75 et aussi de 18 grammes. D’après Roland de Bussy, le mitkal (متڧال) est une mesure arabe pour les essences, les pierres fines, les métaux précieux, etc. Sa valeur est de 4 gr. 669, ce qui porterait le barifiri, c’est-à-dire les 4 mitkal, à 18 gr. 676. Jadis il est probable que le barifiri pesait exactement ce poids, mais, faute de poids exacts, il s’est peu à peu perdu et est tombé à 18 grammes et quelquefois moins.
Ebn Khaldoun dit, dans son Histoire des Berbères, que le mitkal pèse une drachme et demie ou 1/8 d’once (l’once pesait 32 grammes).
Il est très curieux d’observer et d’assister à un marché qui se conclut en or. Je passe sous silence les débats préliminaires pour arriver au moment critique où le vendeur du cheval, du captif, etc., ne veut plus diminuer et le marchand d’or ne veut plus augmenter. C’est alors que l’intelligent Ligouy ou Wangara essaye de fasciner son client par la vue de l’or. Sans mot dire, il étale devant lui les 3 ou 4 barifiri enroulés dans un chiffon, enlève lentement le fil de coton qui ferme ce sachet improvisé, étend le métal précieux dans une petite main en cuivre en y promenant, sans se presser, un aimant afin d’extraire les parcelles de fer s’il y a lieu. Il force l’autre à examiner l’or, le palper, le peser, faisant mine d’en retirer une parcelle si le poids paraît un peu fort, puis il remet la poudre d’or dans les chiffons, emballe le tout dans un foulard qu’il serre dans la poche de son boubou et dit : « A ko di ? qu’est-ce que tu dis (décides) ? » et, sans attendre la réponse, il a l’air de se retirer. L’autre, n’ayant peut-être jamais de sa vie possédé un mitkal, est ébloui par la vue de quelques grammes d’or, se voit d’un coup à la tête d’une fortune et, croyant que s’il laisse partir le marchand tout est perdu, il finit par céder.
Si nous comparons le prix de l’argent à celui de l’or, nous trouvons que le thaler de Marie-Thérèse (poids 27 gr. 5, valeur 5 fr. 50) coûte 5000 cauries, et que pour la même somme de cauries on peut se procurer 2 gr. 25 d’or, soit, à 3 francs le gramme, 6 fr. 75. Pour 11 francs d’argent monnayé on peut donc obtenir 13 fr. 50 d’or.
Les autres monnaies d’argent que l’on voit ici sont : quelques piastres mexicaines et des États-Unis, le florin anglais, le shilling et les pièces de 6 et 3 pence.
Toutes ces monnaies sont excessivement rares. Ce n’est que par hasard que l’on trouve une ou deux pièces entre les mains de gens réputés riches.
6o Les animaux de boucherie, dont nous avons vu la provenance et la destination.
7o Le beurre de cé, rendu ici, revient trop cher pour être dirigé vers le Bondoukou et l’Anno, qui le reçoivent des Komono, par Kong, à très bon compte.
8o Les ânes, provenant du Mossi, se vendent plus ou moins cher, suivant que le stock de kolas est plus ou moins abondant à Kintampo, et atteignent parfois le prix exorbitant de 90000 à 120000 cauries, tandis qu’en temps ordinaire ils ne se vendent que 25000 à 40000 cauries.
Marchand fascinant un client.
9o Les chevaux, amenés par les Haoussa de leur pays et du Boussangsi. Prix variant de 140000 à 300000 cauries. Il se vend environ 50 chevaux par an à Salaga.
10o Les étoffes en bandes du Dagomba, du Kong, de Boualé, qui se vendent très cher ici, Salaga ne produisant ni étoffes ni teintures. Le taro ou pendé du Mossi se trouve en concurrence sérieuse avec les cotonnades grossières du Djimini et de l’Anno. De même qualité, mais rayées de bleu, elles sont vendues sur la place avec une différence de prix si légère qu’on les préfère aux taro des Mossi. Une bande de 1 m. 50 d’étoffe rayée bleu et blanc de Djimini coûte 150 cauries.
11o Les articles de provenance d’Europe, parmi lesquels figure en première ligne l’elephanten gin. Prix de la fiole : 3500 cauries.
Le calicot écru blanc, la pièce de 30 mètres (métrage lu sur la pièce), 15000 cauries, ce qui, comparé à la valeur de l’or (le gramme : 3 francs), met la pièce de 15 mètres à 9 francs.
Il est triste de constater que ce sont les Allemands et les Anglais qui fournissent ce tissu ici, tandis que nous pourrions avantageusement lutter contre ce produit. J’ai acheté à Paris[25] du très beau calicot apprêté à raison de 4 fr. 25 la pièce de 15 mètres. A Kong, on me suppliait d’en céder quelques pièces à raison de 12000 cauries, ce qui équivaut à 2 mitkal d’or ou 27 francs. Ici j’ai vendu la même étoffe 8000 cauries la pièce (12 fr. 80). Nous pouvons donc fournir mieux au même prix.
Le coton rouge en écheveaux se vend ici 900 cauries l’écheveau et à Kong 1400. C’est avec ce fil que les gens de Kong font les jolis el-harrotafe expédiés sur Djenné et Tombouctou.
La verroterie très commune.
Le foulard rouge en pièces, affreuse marchandise qui ne sera bientôt plus demandée par les noirs. Prix de vente : 400 à 500 cauries pièce.
Les étoffes imprimées, à très bon marché.
Pas de verroterie de luxe, pas de corail, enfin rien en dehors de ce que je viens de citer, sauf quelques grossiers couteaux et du laiton en baguettes.
12o Je citerai les articles apportés par les Haoussa, qui les reçoivent viâ Ghadamès ou bien des factoreries du Bas-Niger, du Yorouba et du Noufé.
Ces articles sont le papier, les chapelets, l’antimoine, des parfums, des sabres. A ces objets il faut joindre la maroquinerie haoussa, les étoffes confectionnées du Haoussa et du Noufé, le konri, sel de soude (?), et d’autres médicaments ou ingrédients servant de remèdes.
13o Enfin quelques Barba et Nago du Yorouba apportent ici de l’huile de palme et les pagnes de Kotokolé dont j’ai parlé à Oual-Oualé.
Les relations avec Koumassi sont nulles ; il n’existe aucun trafic entre la capitale de l’Achanti et celle du Gondja.
J’ai remarqué à Salaga un article nouveau qu’on essaye d’importer de la côte : c’est un tissu de coton (imitation pagne des noirs) d’une largeur de 50 à 55 centimètres, se vendant environ 1 franc le mètre. Cet article est en concurrence avec les étoffes que les indigènes arrivent à fabriquer à des prix excessivement bon marché (voir Kong et Oual-Oualé) ; aussi les indigènes préfèrent les leurs en bon coton et de bon teint, supportant bien les lavages. Tous les noirs savent avec leurs étoffes mieux confectionner ce dont ils ont besoin, le dispositif en bandes très étroites les y aidant beaucoup. Une pareille concurrence ne peut nous donner de beaux bénéfices. Je pense qu’en outre il serait inhumain de tuer la seule industrie des noirs, tissage et teinture, qui donne le pain quotidien à des milliers d’individus. Il serait au contraire généreux de notre part de favoriser et d’aider au développement de cette industrie presque dans l’enfance, à l’aide de laquelle les noirs un peu civilisés peuvent se procurer des ressources. Le commerce du tissage est certainement un moyen d’arriver à la fortune, plus humain que les expéditions et les razzias. Quand le noir sera bien convaincu qu’il peut se procurer une existence aisée par le travail, il ne s’enrôlera plus avec enthousiasme dans les bandes des Gandiari et autres, car ce n’est qu’à défaut de ressources qu’il s’embauche pour faire la guerre.
Salaga, par sa position entre les pays du nord et les lieux de production de kolas au débouché des routes venant du Mossi, du Dagomba, du Boussangsi et du Haoussa, avait, il y a une trentaine d’années, une grande importance comme rendez-vous des marchands. De là ils pouvaient, à leur choix, se rendre à la côte ou à Bondoukou, suivant qu’ils désiraient se procurer des produits européens, des kolas ou de l’or. Au lieu de tirer profit de cette situation favorisée en achetant les produits des uns des autres, les gens de Salaga ont laissé le commerce se faire chez eux sans y prendre directement part et ont abandonné ainsi les bénéfices que donne le commerce de transit. Les profits faits ici ne sont pas en effet pour Salaga, ils sont emportés par les étrangers qui les ont réalisés. D’actifs intermédiaires qu’ils auraient pu devenir entre les produits européens, le kola, l’or, et les produits du nord, ils sont descendus, par leur inaptitude, au triste rang d’aubergistes ou de courtiers véreux ; ils n’ont même pas su se créer l’industrie du tissage et s’occuper de teinture, de sorte que cette population est presque pauvre. On ne trouve de gens aisés que parmi les Mandé Dioula et les Haoussa. Quantité d’hommes jeunes et vigoureux se contentent de faire le salam et de mâcher quelques kolas mendiés ou escamotés à une de leurs femmes. Ce sont elles qui travaillent pour nourrir celui qui devrait pourvoir à leurs moindres besoins.
Cet état de choses n’a pas échappé à la clairvoyance de quelques Mandé venus de l’ouest, de Bobo-Dioulasou et de Bouna ; ils ont successivement fait prendre de l’extension à Kété, Krakye et Kintampo, au détriment de Salaga, qui dans un avenir prochain sera réduit au rang de petit village.
Pendant mon séjour ici, j’ai reçu des nouvelles de Kong par Karamokho Mory, fils d’Ouçman Daou ; il m’apprit que Diarawary Ouattara, le chef du village, était mort, et que Karamokho Oulé, mon protecteur, attendait mon retour avec impatience. Je profitai de l’occasion pour donner de mes nouvelles à Kong et annoncer par un petit mot mon prochain retour.
Un Peul originaire du Macina et venant de Porto Novo, avec quelques marchandises, m’apprit que le lieutenant commandant le poste d’Agoué s’était informé de moi et lui avait recommandé, dans le cas où il me rencontrerait en souffrance, d’avoir à me ramener vers notre établissement. Je remercie ici vivement ce brave compatriote dont j’ignore le nom[26] qui a bien voulu se souvenir qu’un camarade parcourait ces régions, et s’intéresser à ses tribulations.
Je comptais trouver auprès de ce Peul quelques renseignements sur les chemins qui mènent de Salaga à Porto Novo, chemins que je supposais contourner le nord de la lagune Avon. Nos possessions, d’après cet indigène, ne seraient pas en relations avec l’intérieur par cette voie, et les marchands qui se rendent de Salaga à la côte des Esclaves suivent la rive gauche de la Volta jusqu’à Kpando (garnison anglaise la plus septentrionale) puis de là se dirigent vers la côte par l’Ewéawo et le Krépé sur Baguida (Bagdad), Porto Séguro, les Popo et Wydah à Ago (Porto Novo).
Un de mes premiers soins en arrivant à Salaga fut de lier connaissance avec quelques Mandé Dioula ayant voyagé et connaissant la région que je me proposais de parcourir pour effectuer mon retour à Kong. Je ne tardai pas à être servi à souhait par de réels amis, gens sans défiance, qui se mirent à ma disposition. J’acquis ainsi la certitude que les rivières de Léra et de Lokhognilé, qui ont leur confluent près de Ouasséto, au nord de Kong, forment bien la rivière Comoë et qu’après avoir contourné le pays de Kong, ce cours d’eau se dirigeait vers le sud, laissant Bondoukou à l’est et Groûmania (Mango, capitale de l’Anno) sur sa rive droite. Ce n’est donc pas la Volta Noire, comme je l’avais supposé pendant quelque temps, et je me trouve bien en présence d’une rivière absolument française, car elle débouche près de Grand-Bassam.
J’appris également qu’à quelques journées de marche au sud de Mango se trouve un village nommé Attacrou et que les indigènes de ce village vont en pirogues chercher le sel à Grand-Bassam. Si le croquis de la rivière donné par renseignements par le commandant Bouët-Vuillaumez dans les revues coloniales de septembre 1840 et suivantes est exact, cette escale se trouverait par 7° 30′ de latitude nord, à peu près à la même place que lui assignent nos propres renseignements. Dans tous les documents on se borne à dire : « La rivière d’Abka n’est navigable que jusqu’aux cataractes d’Abouessou ». Ce qu’il y a de certain, c’est que le Comoë nous permet de nous approcher en pirogue jusqu’à quinze jours de marche de Bobo-Dioulasou, qui avec Djenné sont les deux seules villes importantes de la boucle du Niger, après Kong. Les indigènes de l’Anno et du Bondoukou la nomment Coumouy, Comoë ; il n’y a donc plus de doute, puisque nous la connaissons sous le nom de Comoë. J’appris aussi que Bondoukou, Bottogo, Gottogo, Bitougou ne sont qu’un seul et même centre. Comme les gens de Kong m’avaient donné l’itinéraire de Kong à Bitougou, qu’ils appellent Gottogo et Bottogo, j’ai pu ainsi construire un réseau d’itinéraires que je donnerai plus loin, lorsque ma route m’aura permis de fixer un ou deux points, tels que Boualé et Kintampo.
Voici aussi quelques renseignements sur les Ligouy, dont j’ai parlé à propos de kolas :
Les Ligouy habitent la région située entre Boupi, Boualé, Kintampo et Bitougou. Ils font partie politiquement du groupe de pays que les Mandé Dioula de Kong nomment le Gottogo (nom tronqué de Bitougou ou de Bondoukou, centre principal de la région). Leur centre principal se nomme Fougoula et est situé à environ une trentaine de kilomètres dans le nord-est de Bitougou.
Ethnographiquement ils n’appartiennent ni aux Pakhalla, qui sont leurs voisins dans le nord-ouest, ni aux Ton, qui limitent leur territoire dans le sud-ouest. Aucun lien de parenté ne les rattache non plus aux Achanti. Physiquement ils ressemblent aux Mandé Dioula. Ils se distinguent de ceux-ci par de larges incisions qui contournent la nuque et quelquefois par une entaille partant de la bouche et allant mourir à hauteur de la dernière molaire.
Très actifs, et occupant une position centrale entre les pays du Nord, d’où l’on tire le bétail, et la région mandé de Kong, ils se livrent eux-mêmes à l’exploitation des gisements aurifères de leur région et produisent beaucoup de tissus. Ils sont devenus les seuls intermédiaires entre les producteurs de kolas achanti et les peuples des environs. Quand j’aurai dit qu’ils appartiennent à la fraction la plus intelligente de la race mandé, aux Veï, j’aurai tout dit.
A ce propos, il m’est arrivé une drôle d’aventure qui a fait les frais de conversation des oisifs de Salaga pendant plusieurs jours. Un jeune homme Ligouy, nommé Mouméni, habitant Salaga et parlant fort correctement le mandé, venait à peu près tous les jours me dire bonjour. Ma connaissance du mandé et quelques notions sur d’autres langues soudaniennes faisaient son admiration, lorsqu’un beau jour il me dit à brûle-pourpoint : « Tu as certainement bonne mémoire et tu retiens facilement le parler des Mossi, Dagomba, Haoussa et Gondja, mais si tu séjournais, même un an, chez les Ligouy, tu ne comprendrais rien du tout ; aucun étranger ne connaît notre langue, que tout le monde s’accorde à dire très difficile. » Je lui répondis que pour s’en convaincre il n’avait qu’à tenter l’épreuve et commencer aujourd’hui par me citer les noms de nombre ligouy. Il ne se fit pas prier et récita : dondé, féra, etc. ; à dix je l’arrêtai. C’était en veï qu’il comptait ; pour plus de sécurité je pris dans ma petite bibliothèque la brochure de Norris et la grammaire veï de Koelle. J’acquis ainsi la certitude que les Ligouy parlaient le veï à peu près pur. La construction des phrases est la même, il n’y a que, par-ci par-là, un mot altéré légèrement.
Sa surprise se changea bientôt en un profond étonnement. Tout le monde connaissant l’itinéraire que j’avais suivi pour venir de Kong ici, on savait très bien que je n’avais jamais traversé le territoire des Ligouy. Toutes les explications que je lui fournis sur les Veï de la république de Libéria ne le convainquirent point ; il attribua ce fait à quelque chose de surnaturel, continua à venir me voir, mais il me tendit toujours la main avec quelque méfiance.
Le mauvais temps et les pluies continuelles m’ont obligé d’attendre patiemment ici le retour de la belle saison ; dans ces régions, l’hivernage est en retard de deux mois sur le bassin du Niger. Tandis que dans la vallée de ce dernier fleuve les mois les plus pluvieux sont juillet et août, dans le bassin de la Volta le gros hivernage comprend les mois de septembre et d’octobre. Du 1er au 28 octobre il est tombé vingt-quatre fois de l’eau, ce qui fait à peu près tous les jours. Dans ces conditions, on peut dire qu’il est presque impossible de voyager. De Salaga à Bouna il n’y a pas moins de cinq cours d’eau à traverser, et, sur la route de Salaga à Kintampo, la Volta, avec ses débordements, est dangereuse à faire traverser par des animaux. On risque, du reste, de se voir arrêté, par le mauvais état des chemins, dans quelque petit village sans ressource où l’attente est plus pénible que dans un centre où il règne un peu d’animation comme à Salaga.
Le 1er novembre arrivèrent quelques Mandé de Baoulé et la première caravane des Mossi, amenant 4 bœufs, 6 moutons, 2 ânes, du taro et des poulets. Ces gens n’apportèrent pas de récentes nouvelles de leur pays, ayant dû s’arrêter devant les pluies persistantes, les uns dans le Gondja, les autres dans le Dagomba.
Le 3 arrivèrent de Yendi les premiers Haoussa, au nombre d’une vingtaine, avec quelques ânes et deux superbes mules ; le croisement du cheval indigène avec l’âne du Mossi donne réellement un beau produit. Ce mulet, quoique de petite taille (1 mètre à 1 m. 10) est bien proportionné, vigoureux et bien en forme. Ces animaux doivent rendre de réels services à leurs propriétaires, qui ne veulent s’en défaire à aucun prix. Désirant les envoyer comme spécimens à Bammako et les offrir au commandant supérieur du Soudan français, j’ai cherché à en faire l’acquisition ; malheureusement le propriétaire n’y a pas mis la bonne volonté que j’attendais et n’a pas voulu céder ses deux animaux pour la somme de 200000 cauries par tête, ce qui, ici, correspond à un cheval de prix. Voyant que j’y tenais, il ne voulut les céder qu’à raison de 400000 cauries, ce qui fait 800000 cauries ou sira ourou nani en mandé, somme qu’il m’aurait été impossible de réunir sans compromettre mes ressources pour le retour. Il est même certain que je ne serais parvenu à trouver cette somme qu’au bout de plusieurs semaines de transactions.
Mules du Haoussa.
Les Haoussa tiennent fort probablement des Arabes l’industrie mulassière. En haoussa on nomme cet animal al-fadara et en mandé bakhalé, ce qui est le mot arabe estropié بڧل. On m’a affirmé qu’on a vu des caravanes de Haoussa passer ici, pour aller prendre des kolas à Kintampo, avec quarante mulets. Si ce fait est vrai, c’est que l’élevage s’est accru très rapidement et a pris un développement extraordinaire ; car, il y a quarante ans, au moment du séjour de Barth dans le Haoussa, ce voyageur ne signale pas cet animal, ce qu’il n’aurait pas manqué de faire, puisqu’il en parle dans le tome II pour dire qu’il ne se voit que rarement chez les peuples noirs.
CHAPITRE XII
Les Gondja. — Leur histoire. — Insalubrité de Salaga. — Choix d’un itinéraire. — Superstitions des indigènes. — Départ pour Kintampo. — Sur les bords de la Volta. — Traces du passage de von François. — Mesure du temps chez les indigènes. — Belle végétation. — Les droits de douane. — Marais de Konkronsou. — Végétation splendide. — Arrivée à Kounchi, premier village achanti. — Kâka. — La feuille à emballer le kola. — Kintampo. — Mon hôte Sâadou. — Diawé à la recherche de miel. — Une visite chez le chef achanti. — Curieuses habitations. — Le marché. — En marche avec les Haoussa. — Avenir de Kintampo. — Départ pour Bondoukou. — Itinéraire de Takla à Koumassi. — Territoire des Diammoura. — Sur les bords de la Volta. — J’apprends l’arrivée d’un blanc qui est à ma recherche. — Arrivée à Tasalima (village ligouy). — Massif de Kourmboé. — Encore la Volta. — Les Dioumma ou Diammou ou Diammoura. — Deux étapes dans la brousse. — Tambi. — Sorobango. — Entrée à Bondoukou. — Nouvelles de Treich-Laplène.
Les Gondja de Salaga et des environs, et du reste tous ceux que j’ai vus par la suite, offrent tellement peu de différence avec les Mampourga et les Dagomba que je n’hésite pas à leur assigner la même origine, quoiqu’ils ne parlent ni le dagomsa ni le mandé et qu’actuellement ils emploient une langue qui me paraît être un dialecte achanti (les missionnaires l’ont appelé le guang, mais les Mandé et les Haoussa le nomment gouannia et eux-mêmes nomment gouenn) ; ce peuple est d’origine mandé.
Ses diamou (nom de famille et de tribu) sont empruntés en partie aux Mandé-Bamba et aux Mandé-Mali, comme on peut s’en rendre compte tout de suite. Les chefs se nomment tous Diarra ou Traouré, et parmi les autres noms les plus répandus j’ai noté : Dambélé, Konaté, Kamata, Kouroubari, Dioubaté ; ils sont marqués de trois longues cicatrices partant de la tempe pour se terminer au menton, tatouages très généralisés chez ces deux familles mandé et que les Mampourga et les Dagomba ont conservés, comme j’ai eu l’occasion de le dire plus haut ; mais en plus beaucoup d’entre eux ont toutes les parties du corps empreintes de trois cicatrices semblables à celles des joues. Les Gondja ont cela de commun avec eux.
J’ai trouvé aussi chez eux, en dehors des différents types de cases mandé, les gris-gris en tumulus des Siène-ré, la pioche à igname des Siène-ré du Follona, du Kénédougou et des Mandé-Dioula de Kong. Cet instrument est caractérisé par un fer rond et une monture en bois munie d’une poignée. Cette pioche se manie à deux mains : l’une maintenant le manche, l’autre la poignée. J’ai aussi constaté, dans le Gondja, l’emploi très fréquent de la teinture rouge brun, dite bassila, qui a pour moi, comme pour beaucoup de voyageurs, une valeur presque ethnographique. Frappé de tant de ressemblances, j’ai interrogé quelques vieux Gondja : ils m’ont dit qu’ils savaient par tradition qu’ils sont d’origine mandé, mais que leur établissement dans le bassin de la Volta est tellement ancien qu’ils ne connaissent plus aucun détail à ce sujet.
Probablement, à l’époque de l’arrivée des Mandé-Dioula par le Ouorodougou et le Mianka sur Kong, les fractions mandé qui constituent actuellement en partie la population du Mampoursi, du Dagomba et totalement celle du Gondja se sont portées sur Bouna, Oua et Boualé, et se sont répandues sur les deux rives de la Volta. Les fractions méridionales de cet important groupe ont été rendues tributaires par les Achanti, tandis que celles situées plus au nord ont fui devant les conquérants et sont allées occuper les régions au sud du Boussangsi et du Mossi, régions probablement à peu près désertes à cette époque, car encore aujourd’hui la densité de la population n’est pas considérable et l’on voit fort peu de vieux bombax ou de vieux baobabs. (Lorsqu’on trouve ces arbres isolés ou groupés par trois ou quatre dans la campagne, ils marquent toujours l’emplacement de lieux autrefois habités.)
Pendant fort longtemps les fractions mandé qui se sont mélangées aux Mampourga n’ont dû avoir aucune relation avec les familles du Gondja. C’est ce qui explique qu’ils ne parlent pas une même langue. Ils ont même dû ménager entre eux de grands espaces inoccupés non frayés par des chemins, pour servir de barrière entre eux et l’Achanti. Cet état de choses devait même encore exister il y a un siècle à peine, car Bowdich (1817) et Dupuis (1820), qui se sont occupés exclusivement de la géographie de cette région, signalent les grands déserts de Gofan, de Gofati, de Ghomaty, etc., qu’ils placent dans la région séparant le Gondja du Mossi.
Ce peuple gondja a dû vivre pendant plusieurs siècles sous le joug des Achanti ; il a conservé le stigmate de la servitude ; il est plutôt rampant que fier ; je ne l’ai pas vu se livrer une seule fois à quelque réjouissance, et, pendant les clairs de lune, c’est à peine si quelques enfants battent des mains au son du tam-tam. A Salaga, en général, on semble avoir peu de goût pour ces fêtes nocturnes, qui sont tant en honneur chez les Mandé libres, et les nuits silencieuses ne sont troublées que par quelque nago venu de la côte avec un méchant harmonica, duquel il tire quelques sons, toujours les mêmes.
Depuis que la puissance des Achanti a été abattue par les Anglais, les Gondja ont cependant gravi quelques échelons de l’échelle sociale. Dans beaucoup de villages, et entre autres à Salaga, hommes et femmes se vêtent proprement et cherchent à imiter les Mandé et les Haoussa. Leurs femmes recherchent beaucoup le corail et les fichus en soie ; celles qui sont trop pauvres se ceignent le front d’un fattara en calicot imprimé de quelques centaines de cauries, et en guise de corail s’introduisent dans le lobe de l’oreille un morceau de moelle de mil cylindrique trempé dans du jus de kola — c’est une imitation de corail que l’on peut, en effet, se procurer à peu de frais.
Salaga est loin d’être un sanatorium ; c’est un des points les plus malsains que j’aie visités. Quoique relativement élevé, le plateau ferrugineux sur lequel s’élève la petite ville n’est pas balayé par les vents. La malpropreté qui y règne et les émanations provenant des eaux stagnantes en font un séjour peu salubre pour les Européens et même pour les noirs étrangers et les animaux. A peine Diawé rétabli par les soins de mon diatigué de Oual-Oualé, j’eus quatre de mes hommes atteints de furoncles qui les rendaient impropres à tout service. C’est ici également que je perdis mes quatre derniers ânes de Bakel. Ce fut donc avec une véritable joie que je vis dans les premiers jours de novembre la campagne se couvrir de buées pendant les heures chaudes : les Mandé considèrent ce phénomène comme un indice certain de la prochaine fin des pluies. Je me mis tout de suite à la recherche de quelqu’un pour m’accompagner sur Kong par Bitougou. Je m’adressai à cet effet à Bakary, mon diatigué, et à Karamokho Yousouf Touré de Kong, qui se proposait de faire retour vers sa ville natale.
Ce dernier projetait de prendre la route parallèle à la Volta, en suivant sa rive gauche, pour se diriger de Boualé sur Kong par Bandagadi et Bitougou. Bien qu’il y ait quatre cours d’eau à traverser, et probablement à subir les exigences de deux chefs qui ne sont pas réputés commodes[27], je m’étais décidé à suivre ce musulman, lorsque, au dernier moment, il abandonna son projet. Comme cette route est moins fréquentée que celle de Kintampo, il m’aurait peut-être fallu prolonger mon séjour ici. Il m’était aussi plus facile de trouver un guide pendant huit ou neuf jours pour me conduire à Kintampo que d’en trouver un pour vingt à trente jours de marche. Bakary me confia alors au fils d’un Haoussa, notable de Kintampo, qui faisait retour avec du sel vers ce marché, et lui adjoignit un de ses propres captifs, auquel je promis de donner une charge de kolas à mon arrivée à Kintampo. Ce dernier point a été traversé par l’explorateur Krauss et visité par un Anglais venu de la côte pour y acheter des chevaux. Je pense que le voyage sera cependant aussi intéressant pour moi que celui de Boualé. Du reste, je n’aurais peut-être pas traversé cette route, car celle de Bitougou incline au sud-ouest à Dakourbé et évite ce centre. Boualé est bien moins important que Kintampo, où il se vend de tout, tandis que Boualé, depuis l’expédition du Gourounsi, a fait sa spécialité de la vente des captifs et négligé l’exploitation de ses terrains aurifères. Ces terrains, quoique bien moins riches que ceux de la région Bitougou, fournissent l’or aux Ligouy qui vont chercher le kola dans l’Achanti.
L’itinéraire Salaga-Boualé-Bouna-Kong m’est du reste suffisamment connu pour me permettre de le tracer presque avec certitude une fois que j’aurai l’emplacement de Kintampo et de Bitougou.
L’apparition de la nouvelle lune exerce sur l’esprit des Soudaniens une influence beaucoup plus considérable que nous ne nous l’imaginons. Si c’est pendant le dernier quartier que la mise en route se décide, le départ est toujours ajourné au premier jour de la nouvelle lune. Il n’y a pas de chef qui oserait entreprendre une expédition et mettre ses guerriers en route avant l’apparition du croissant. Il en est de même des marchands et de tout individu qui a besoin de se déplacer.
A côté de cette coutume, les jours fastes, néfastes et les quantièmes du mois jouent un rôle non moins considérable. Tel ou tel peuple, tel ou tel individu, ne se mettra jamais en route un dimanche, un mardi ou un vendredi. D’autres, au contraire, les choisissent, à la condition toutefois que ces jours tombent chez les uns sur un quantième pair, chez les autres sur un quantième impair. Ceux qui n’ont pas de conviction bien arrêtée à ce sujet prennent l’avis du kéniélala, des marabouts, ou encore s’en rapportent aux décisions de réussites qu’ils font avec des cauries. Ils prennent au hasard trois poignées de coquillages, qu’ils comptent. S’ils amènent plusieurs fois un nombre pair, ils opteront pour un quantième pair de la lune : ce sera le deuxième, le quatrième, le huitième jour ; ou bien le troisième, le cinquième, le septième, etc., si le nombre des cauries amenées est impair. Chez beaucoup de gens cette décision est irrévocable, et l’on perdrait son temps à essayer de leur faire changer d’avis.
Lundi 12 novembre. — Mon jour de départ, que j’avais fixé au lundi 12, tombe sur un des jours favoris des noirs, le septième jour de la lune. Aussi, dès la sortie de Salaga et par tous les sentiers débouchant sur le chemin principal, y a-t-il des groupes de porteurs attendant quelques retardataires de leur compagnie pour se mettre en route. J’ai compté 102 porteurs, hommes et femmes, chargés d’environ 2000 kilos de sel et se rendant tous à Kintampo pour y prendre des kolas ; outre mes propres compagnons, que m’avait adjoints mon hôte Bakary, je ne manquais donc pas de société.
Le sentier serpente dans une grande plaine monotone couverte de hautes herbes coupée par le torrent Bompa et deux de ses petits affluents, puis traverse un petit village de culture qui se distingue par une belle plantation de tabac. Les femmes étaient assises sur le bord du chemin et vendaient aux porteurs des portions de to (lakh lalo) de 10 et 20 cauries. A 6 kilom. 500 de là se trouve le lieu d’étape Kakouchi, village gondja comprenant trois familles. La petite population de ce village semble avoir compris qu’elle pouvait tirer profit du passage des marchands chez elle, car dès notre arrivée les femmes du village apportent des mets préparés et surtout des ignames, qui, malgré leur prix élevé, sont enlevés en un clin d’œil.
Mardi 13 novembre. — De Kakouchi on se rend directement sur les bords de la Volta, en s’arrêtant au deuxième village de Kaffaba le temps nécessaire pour y faire provisions d’ignames. Ce petit village est ombragé par quelques finsans, et autour des habitations on voit des groupes de bananiers. On peut facilement s’y approvisionner en ignames, mais il n’en est pas de même pour le mil ou la volaille, dont les habitants ne veulent se défaire à aucun prix.
Arrivé sur les bords de la Volta, j’allai voir le chef des piroguiers pour débattre le prix du passage et essayer de le gagner par un petit cadeau afin de lui faire opérer le transbordement de suite, mais ce personnage ne me fit pas précisément bon accueil ; il me demanda 12000 cauries, au lieu de 7000 que je devais payer d’après le tarif appliqué aux indigènes, et, pour comble, ne voulut me traverser que le lendemain. Heureusement le chef, auquel j’avais rendu visite, envoya son fils pour me dire que je payerais au piroguier ce que bon me semblerait et qu’il allait immédiatement s’occuper de nous embarquer. Étonné d’un si brusque revirement, j’interrogeai un piroguier, captif siène-ré du Follona, qui m’apprit que le passage d’un Européen ici, avec lequel le chef avait eu des démêlés, l’avait mal disposé en faveur des blancs ; mais comme ce chef terrible avait appris que j’étais un blanc de l’Ouest accompagné par des Wangara (Mandé), et non par des noirs du bord de la mer, il voulait me témoigner sa bienveillance en ne se montrant pas exigeant.
C’est probablement le même Européen qui involontairement, par sa présence à Gambakha lors de mon arrivée dans le Mossi, m’a fait fermer les routes vers le nord et l’est par Naba Sanom. Il est venu ici à son retour, a traversé la Volta et s’est rendu jusqu’à Tourmountiou (village à 10 kilomètres du fleuve sur sa rive droite), puis il a fait retour à Kaffaba, où il a cherché à acheter des pirogues pour remonter le cours de la Volta. Sur le refus du chef de livrer ses embarcations, ce voyageur fit abattre des arbres et commencer à creuser des pirogues, puis, abandonnant subitement son projet, il se dirigea dans l’est au nord du Dahomey. C’est du lieutenant allemand von François qu’il s’agit. A l’aide des renseignements donnés par les piroguiers et avec un laborieux travail de dates, j’en ai acquis la certitude.
La mesure du temps laisse beaucoup à désirer chez la plupart des peuples soudanais. Aussi je crois utile de donner ici quelques explications sur ce sujet, qui sera toujours intéressant pour les explorations futures.
Elle n’est guère exacte que chez les musulmans lettrés et chez les Mandé-Dioula. Les premiers se servent des noms de mois arabes. Les seconds divisent également l’année en douze mois lunaires qui portent des noms spéciaux :
| NOMS MANDÉ-DIOULA | |
|---|---|
| 1 | Diombé (ce mois correspond au mois arabe Moharrem). | 
| 2 | Domma ma Konong (celui-ci correspond au mois arabe Safar). | 
| 3 | Domma. | 
| 4 | Kourouko. | 
| 5 | Kourouko fla. | 
| 6 | Kamdouma ma Konong. | 
| 7 | Kamdou. | 
| 8 | Sounkaro ma Konong. | 
| 9 | Sounkaro. | 
| 10 | Minkaro. | 
| 11 | Dongui ma Konong. | 
| 12 | Dongui. | 
Mais chez les peuples plus ignorants une date précise est laborieuse à trouver. Ils comptent généralement par lunes, mais il arrive fréquemment qu’un indigène compte pour trois mois ou trois lunes la fin d’une lune, une lune entière et le commencement de la lune suivante. Le temps écoulé est bien à cheval sur trois lunes, mais ce ne sont pas trois mois complets.
Les années se comptent souvent par hivernage ; les Siène-ré, eux, comptent par époques où l’on brûle les herbes, etc.
D’autres comptent par saisons :
| Samien ou Sâmama : | Cette saison correspond aux premières nuits fraîches suivant l’hivernage (du 15 novembre au 15 décembre). | 
| Founéné : | Nuits froides, mois de décembre et de janvier (vallée du Niger), époque où l’on brûle les herbes. | 
| Taratli : | Fortes chaleurs avant l’hivernage, mars, avril au 15 mai, époque où l’on travaille la terre. | 
| Kandara : | Premières pluies de l’hivernage, saison des semis ; correspond aux mois de mai et de juin. | 
| Sâmanfara : | Gros de l’hivernage, fin juin, juillet, août. | 
| Foubonda : | Derniers mois de l’hivernage, septembre et commencement d’octobre. | 
| Koutoté ta tougou : | Saison des buées pendant les heures chaudes, annonçant la fin de l’hivernage, fin d’octobre et commencement de novembre. | 
Cette manière de mesurer le temps est souvent bien commode, et je crois même qu’on en abuse quelquefois.
Ainsi, tant que l’absence d’un mari n’excède pas dix-huit mois à deux ans, une femme enceinte est bien tranquille ; il y a tant de dates à donner et à embrouiller qu’elle arrive toujours à prouver ce qui n’est pas.
Du reste, j’ai remarqué que chez ces peuples une grossesse de douze à quinze mois est admise. Ils ne prétendent pas que ce sont des cas normaux, mais ils affirment avec un grand sérieux qu’ils se présentent encore assez souvent.
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Ce n’est pas sans discussion que s’effectue le passage d’une centaine de porteurs, car beaucoup de ces gens-là cherchent à se soustraire à la pénible obligation de payer les droits de passage, fixés à 500 cauries par porteur ou mouton, 1000 par âne, bœuf ou cheval.
Comme tout ce monde veut passer à la fois, chacun se rue sur la pirogue qui aborde ; des femmes, des charges tombent à l’eau, et les piroguiers n’ont raison de tout ce brouhaha qu’en distribuant de temps à autre quelques coups de pagayes bien appliqués aux passagers trop entreprenants.
Pendant que les musulmans, durant la traversée, chantent une louange à Dieu, les griots frappent à coups redoublés sur leurs tam-tams. Enfin, à six heures du soir, les quatre petites pirogues ont transbordé tout le monde sur l’autre rive sans autre incident que la perte d’un bœuf. Un musulman, qui parvient à le ramener mort sur la rive, s’empresse de lui couper le cou, sachant bien qu’il en trouverait le débit.
Un petit cadeau au chef de Kaffaba et 5000 cauries distribuées aux piroguiers n’ont pas peu contribué à faire exécuter mon passage avec célérité, et tandis que tout ce monde-là, de crainte de coucher sur les bords du fleuve, se met en route pour Tourmountiou, j’installe mon campement sur la rive droite pour y passer la nuit.
La Volta est un beau fleuve de 350 mètres de largeur. Ses deux rives sont boisées sur une profondeur de 50 mètres. Actuellement rentrée dans son lit, elle coule silencieusement vers le sud-est. Ses eaux sont unies comme un miroir, et dans la soirée, quand tout le tumulte a cessé, sa surface n’est troublée que par le sillage de quelque caïman remontant le courant ou par le remous produit par les hippopotames, qui se rendent par trois ou quatre à un pâturage favori. Cela nous donne l’occasion d’exercer notre adresse au tir pendant une bonne partie de la soirée.
Le gibier n’est pas abondant : à part le tintan, oiseau pêcheur brun très criard, animal peu comestible, on ne peut guère tirer que des singes verts et surtout des rats palmistes, dont Diawé réussit non sans peine à abattre une paire. Cet animal, qui ressemble beaucoup à l’écureuil, est aussi adroit que lui pour se dissimuler sur les branches.
Mes deux baromètres m’ont donné aujourd’hui, l’un 230 mètres au-dessus du niveau de la mer et l’autre 150 au-dessous du niveau de la mer(?). J’avais déjà constaté à plusieurs reprises pendant le cours de mon voyage des erreurs assez sensibles indiquées par ces deux instruments, c’est pourquoi je ne donne la cote 270 pour Salaga que sous toutes réserves.
Mercredi 14 novembre. — En quittant les bords du fleuve, on traverse encore de nombreux terrains inondés qui rendent la marche difficile et même parfois dangereuse pour les animaux. Deux petits ruisseaux embarrassés de branchages et que l’on traverse non loin de leur confluent avec la Volta sont encore pleins d’eau. De l’un de ces ruisseaux on aperçoit une grande nappe d’eau, qui ne doit être qu’un coude très prononcé du fleuve ou alors un débordement de sa rive droite, le fleuve n’ayant pas suffisamment baissé pour permettre l’écoulement des eaux.
Le village de Tourmountiou, ou Zourmountiou, se distingue par six banans séculaires qui sont autant de jolis campements. Les cases du village, au lieu d’être du type rond, sont rectangulaires, à toits en chaume, dans le genre de celles de quelques villages dokhosié et komono des environs de Kong, construites en belle terre glaise rouge. Ces habitations constitueraient un bel ensemble par leur alignement sur deux lignes, entre lesquelles est ménagée une large rue ou plutôt une cour commune, mais leurs toits sont en si mauvais état que, si l’on ne voyait pas les habitants, on croirait le village abandonné depuis plusieurs années.
A peine arrivés au campement, mes hommes se sont mis à danser une véritable sarabande. Je m’inquiétai de ce qui causait leur joie, ne demandant pas mieux que de la partager, lorsque Boukary vint me dire : « Nous y en a danser et faire tam-tam, parce que ça bon village : il y a beaucoup poisson ». Il n’en fallait pas davantage à mes hommes pour être heureux.
Ils furent désagréablement surpris quelques instants après, quand le chef, accompagné de deux autres individus ivres et sentant l’eau-de-vie de traite, vint m’apporter une seule brochette de poissons secs et quelques ignames, en ajoutant que ce village était totalement dépourvu de ressources. J’ai cependant vu apporter deux belles tortues d’eau, qu’on a refusé de me vendre. Le mil aussi fait défaut. Pour quelques grains de corail je réussis pourtant à m’en procurer deux petites calebasses.
Les cases de Tourmountiou.
Jeudi 15 novembre. — En quittant Tourmountiou on traverse une grande plaine où les beaux arbres sont rares. Cependant, aux abords de quelques ruisseaux, qui ont conservé un filet d’eau, la végétation est plus belle ; elle est même très luxuriante à environ 9 kilomètres de Tourmountiou, où le sentier traverse une oasis charmante — amas d’arbres splendides et de lianes inextricables. Malheureusement, on ne jouit de ce spectacle que pendant une demi-heure, ce qui est trop court pour chasser la triste impression que laisse cette trop monotone végétation de la région Oual-Oualé Salaga.
Tout en me demandant pourquoi le chemin faisait aujourd’hui du nord et du nord-ouest, j’arrivai à Diatopé ou Dasia-Kopé, ou Gari-n’diato, comme le nomment les Haoussa. Là je vis tout le monde poser bagages et se mettre à compter des cauries. Le chemin fait tout simplement ce circuit pour passer au village du nommé Diato, qui perçoit pour le chef de Kôlo un droit de 400 cauries par charge de porteur, et 800 par âne. Comme à Gari-n’diato débouche un autre chemin venant de Salaga par Bakhabakha et Alkhamessa, où il laisse la route Boualé pour couper la Volta à Kôlo, je me disais que le chef de Kôlo, pour ne pas perdre les bénéfices du droit de passage des pirogues et engager les marchands à passer par son village, ne devait prélever le fitto (droits de douane, en haoussa) que sur ceux qui traversent le fleuve à Kaffaba, mais pas du tout : que l’on passe chez lui ou ailleurs, qu’on vienne de Salaga ou de Kintampo, de Kaffaba ou de Kôlo, il faut s’exécuter chez Diato ; et bien mieux que cela, à 2 kilomètres plus loin, à Gourmansi, le lieu d’étape, la scène se renouvelle : on paye une seconde fois, toujours pour le chef de Kôlo — 300 cauries par charge, 600 par âne !
Ainsi, à moins de 100 kilomètres de Salaga, les marchands ont déjà acquitté trois fois des droits, dont la somme s’est élevée par charge à 1200 cauries. La perception du fitto m’a paru cependant arbitraire et j’ai cru remarquer que les Wangara (Mandé) et quelques porteurs, captifs de gens influents de Salaga, s’y soustrayaient complètement ou payaient bien moins que les Haoussa, qui s’y soumettent assez facilement. Ce n’est qu’à ce prix-là, m’ont-ils dit, qu’ils peuvent voyager sans armes et avec sécurité dans le pays. Si ces chefs sont exigeants, il faut en effet leur rendre cette justice, c’est que l’on peut circuler sur cette route sans courir le danger d’y être attaqué. Des femmes seules et des enfants font souvent le trajet de Salaga à Kintampo, et jamais il ne leur est arrivé rien de fâcheux, attaques ou vols.
Arrivé à Gourmansi, les coups de fusil et les pleurs des femmes nous annoncent la mort de quelqu’un. Cet incident nous force à attendre jusqu’à six heures du soir pour faire nos provisions en ignames et en mil, car on campe dans la brousse le lendemain.
Gourmansi est construit en cases rectangulaires, comme Tourmountiou. Le village où nous passons la nuit est tout petit, mais aux environs il y a de nombreux petits groupes de cases de culture qui dépendent du village, dont la population totale doit être de 200 habitants au maximum. On y trouve des cultures d’ignames, de tabac, d’une sorte de tomates amères, nommées diakhatou en mandé. Il y a très peu de mil.
Vendredi 16 novembre. — Après avoir été empêché de dormir pendant une bonne partie de la nuit par un tam-tam organisé à l’occasion du décès d’un habitant, nous nous mettons en route et traversons au petit jour un groupe de quelques cases que les Haoussa nomment Gari-n’seïdi, et les Mandé : Seïdidougou. Le chemin incline ensuite vers le sud. La végétation, plus forte que celle des terrains ferrugineux, est fort belle dans quelques terrains humides. On ne voit cependant pas de palmiers, ni au bord du ruisseau à eau courante que l’on traverse à mi-chemin, ni dans les bas-fonds.
Le campement de Tourmi, où nous faisons étape, est aussi connu sous le nom de Dadjintirimi et de Kouloukou ; il est formé d’un groupe de paillotes disposées autour d’un netté stérile à environ 200 mètres au nord d’un bas-fond d’où l’on tire de l’eau. A ce campement habite une famille dont le chef, qui semble s’être constitué gardien de ce lieu, prête, moyennant une petite rétribution, des marmites et autres ustensiles de ménage aux voyageurs.
Aux alentours du campement poussent au hasard quelques pieds d’indigo, de piments, de bananiers sans régimes, des ricins et surtout des papayers, dont une bonne partie ont été abattus et gisent couverts de fruits autour des cases.
Par tout le Soudan on peut admirer le ricin, qui paraît venir à l’état spontané ; il y en a plusieurs variétés, et certains pieds sont de véritables arbustes.
Le papayer ne croît pas à l’état spontané, comme je l’ai supposé pendant quelque temps, on le rencontre souvent en dehors des villages, dans des lieux plus ou moins écartés ; mais en cherchant bien on finit presque toujours par découvrir qu’on se trouve sur l’emplacement d’une ruine ou bien sur le parcours de gens qui ont mangé des papayes en route et en ont jeté les graines.
La papayer du Soudan est le Papaya carica ; il est représenté par deux variétés : l’une aux graines abondantes, l’autre aux graines rares ou sans graines. Cette variété est plus délicate que la précédente.
L’arbre atteint de 3 à 4 mètres et ne porte des feuilles qu’à la couronne.
Les fruits poussent le long du tronc et sont de la grosseur de belles poires. La chair du fruit est jaune, parfumée et très délicate, on la mange comme dessert ou comme le melon, avec du sel.
Le fruit renferme des graines coriaces et d’un vert foncé ressemblant aux câpres ; elles ont un goût fort et une saveur piquante ; on les emploie comme vermifuge. L’arbre, le fruit et les feuilles laissent exsuder une matière laiteuse possédant les mêmes propriétés que la pepsine. La pulpe du fruit est employée par les jeunes filles pour se frictionner la peau et enlever les taches de soleil. Enfin les femmes emploient les feuilles dans les lessives. On pourrait en faire d’excellents fruits confits et même en tirer de l’eau-de-vie.