Du Niger au golfe de Guinée par le pays de Kong et le Mossi, tome 2 (de 2)
Un traitant de la Côte de l’Or. (Photographie de M. Ch. Alluaud)
Si des gens de l’intérieur venaient à nos comptoirs, ils verraient nos magasins, et y trouveraient un grand assortiment de marchandises ne leur donnant que l’embarras du choix. Un bel étalage séduit au moins autant un nègre qu’un blanc et l’engage à acheter bien des objets dont il ne connaissait même pas l’existence, mais dont il a reconnu l’utilité, trouvé l’emploi, ou même entrevu le moyen de s’amuser. Nous ne nous appesantirons pas plus sur l’avantage d’attirer le noir vers nous ; il saute aux yeux que, rendu à nos comptoirs avec ses produits, l’indigène est forcé de nous les vendre au prix que nous voulons bien les lui acheter.
Beaucoup de ces peuples nous seraient certainement reconnaissants de proclamer et de faire respecter la liberté du commerce ; sachant qu’ils peuvent écouler leurs produits, ils en fabriqueraient davantage.
Dans la lagune d’Ébrié, nous avons constaté que, quand les traitants ne vont pas avec des chalands mouiller devant les villages, les indigènes ne viennent pas apporter beaucoup d’huile aux factoreries, le trajet en pirogue étant long, pénible et quelquefois dangereux pour eux.
Les maisons de Grand-Bassam s’en sont bien aperçues, et elles entretiennent des magasins flottants sur plusieurs points de la lagune. Tous les habitants font des affaires. Il n’y a qu’à envoyer des remorqueurs et des récipients vides, ils reviennent toujours avec leurs ponchons pleins.
Ces peuples ne demandent qu’à faire du commerce, c’est à nous d’en profiter et de sortir un peu de notre torpeur.
J’ai constaté avec peine que l’on ne vend presque exclusivement que des produits anglais à la Côte. Cela tient à ce qu’au moment où je suis passé à Grand-Bassam aucune ligne française ne desservait la Côte, et surtout à ce que nous nous bornions toujours à y vendre les mêmes articles.
Est-il besoin de faire ressortir que cette trop restreinte variété d’articles rend les opérations moins lucratives et quelquefois très préjudiciables : ainsi, un article vendu tous les jours finit forcément par être déprécié ; malgré tout, son prix de vente baisse de jour en jour et bientôt il ne laisse que de médiocres bénéfices, tandis qu’un autre assortiment, de nouvelles marchandises plus séduisantes par leur nouveauté, se vendraient plus facilement, laisseraient aussi de plus beaux bénéfices ; mais pour cela il faudrait faire l’article, se donner de la peine — en un mot il faut savoir vendre.
Je suis persuadé que l’on peut se défaire à bon compte de tout ce que l’on veut, j’en ai fait moi-même l’expérience pendant le cours de mon voyage, pour lequel je n’ai emporté pour ainsi dire que des objets inconnus au noir et tous de fabrication française.
J’ajouterai même que nos tissus français sont réputés meilleurs que ceux d’autres provenances et qu’il n’est pas difficile de faire primer nos marchandises sur celles de nos voisins ; nous pouvons fournir mieux et au même prix. Partout le commerçant français est réputé pour son honnêteté dans les transactions : nous n’avons donc qu’à profiter d’un état de choses existant déjà.
Si les gens de Kong descendent à la Côte, ils achèteront tout ce qu’ils verront, depuis des étoffes à 40 centimes le mètre jusqu’à des soieries de 8 et 10 francs le mètre, des draps de couleur, des effets arabes, burnous, haïks, etc. Celui qui aurait l’idée de vendre de la librairie arabe serait sûr d’avoir pour clientèle la boucle entière du Niger, et ce ne serait pas la plus mauvaise.
Certains articles anglais, tels que les armes et la poudre, peuvent plus difficilement être substitués par des articles français, mais ce n’est pas impossible. En conservant le mode d’emballage, la couleur de l’étiquette, et, je dirai mieux, surtout le granulage de la poudre, elle sera toujours acceptée.
J’insiste sur le granulage : c’est une question très importante, et qui nous paraît insignifiante parce que nous achetons la poudre au poids. Le noir la vend à la mesure : il faut donc, tout en ayant l’apparence d’être fine, qu’elle soit assez anguleuse pour présenter peu de poids sous un gros volume. Toute la question est là.
En somme, celui qui veut s’en donner la peine peut faire des affaires bien plus facilement qu’en France ; les noirs demandent à vendre et à acheter ; la main-d’œuvre, on peut se la procurer à bon compte, et, avec un peu d’activité, mener de front le commerce, l’agriculture et même l’industrie minière ; la seule difficulté, c’est qu’il faut des capitaux pour les premiers frais d’installation et la mise en valeur des friches et plantations de café.
La France se trouve à la Côte de l’Or dans des conditions excessivement favorables. Elle a affaire à des populations particulièrement douces, très maniables et ne demandant qu’à faire du commerce avec nous. Celles de l’intérieur, aussi actives que celles de la Côte, nous réclament des voies de pénétration ; elles veulent écouler leurs produits.
Les différents peuples avec lesquels nous sommes en contact fournissent d’excellents marins et manœuvres ; ils travaillent volontiers pour le compte des Européens. Leur concours nous serait assuré pour l’exploitation des immenses forêts vierges qui s’étendent sur environ 300 kilomètres de profondeur et parallèlement à toute la côte.
Les gens de la lagune de Krinjabo travaillent très volontiers dans les plantations de café établies par la maison Verdier.
Les factoreries ont fort peu de personnel européen ; pour les employés subalternes, on a recours aux noirs, qui s’acquittent très bien de toutes les fonctions secondaires.
Les gens de Grand-Bassam, d’Assinie et de Krinjabo sont d’excellents courtiers ; les Kroumen, les Jack-Jack et les Apolloniens sont des piroguiers experts et d’excellents travailleurs, parmi lesquels les factoreries trouvent à recruter des mécaniciens des tonneliers, des menuisiers et jusqu’à des ouvriers assez habiles pour construire, sans être dirigés, des habitations à l’européenne. Avec de tels éléments dans une population, il est difficile de ne pas arriver à la prospérité.
Il nous reste quelques mots à dire sur le pays situé entre Assinie et le cap des Trois-Pointes. Le nom réel de ce pays est Ahua, mais il a été baptisé par les Européens du nom d’Apollonie, parce que, dit un navigateur ancien, on a reconnu que les nègres de cette partie de la Côte sont remarquablement beaux et bien faits. Sans mériter cependant le titre d’Apollons, les habitants de la côte, les Zemma, pour les appeler comme dans le pays, sont mieux faits que les autres noirs ; ils portent plus volontiers la barbe et ont un air plus prospère, plus civilisé que les Kroumen et les Agni.
Ce peuple parle un dialecte agni ; la plupart d’entre eux emploient en outre un mauvais anglais. Ce sont les meilleurs commerçants et traitants de la Côte. Comme leur pays n’est pas bien riche, ils émigrent volontiers dans des régions plus prospères ; on les trouve surtout dans l’Indénié, où ils sont de zélés agents anglais. Je considère le Zemma comme très intelligent et possédant l’esprit d’implantation aussi développé que le Mandé.
L’Ahua ou Apollonie était, au moment de l’occupation française de la Côte de l’Or, un véritable foyer de bandits ; leur chef le plus redoutable s’appelait Kako-Aka ; c’est lui qui se rendit coupable de l’assassinat du lieutenant de Thévenard, commandant d’Assinie, et des laptots qui l’accompagnaient dans une excursion dans la lagune. Fait prisonnier plus tard par les Anglais, Kako-Aka fut conduit en Angleterre et pendu. Ce chef eut pour successeur Asino-Kao, et, depuis, le pouvoir semble être partagé entre le chef de Bayine et celui d’Attarboé, villages situés à proximité d’Axim, où réside un commandant de district anglais. Cette région est tout à fait tranquille actuellement, et les gens du Sanwi n’ont plus que rarement des différends avec leurs voisins zemma de l’Apollonie.
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25 mars. — Aucun bâtiment n’est signalé venant d’Accra ; je trouve le temps horriblement long ; depuis hier, je caresse le désir d’aller faire une excursion dans la lagune : je ne tiens plus en place à la factorerie. Treich partage mon idée et en fait part à M. Bidaud. Comme celui-ci avait justement besoin d’aller surveiller ses agents noirs qui traitent dans la lagune, il s’offrit de nous prendre à son bord.
Le départ sur l’élégant petit vapeur Paul Bert, de la maison Verdier, fut presque une fête pour moi. C’est bien curieux ce que j’éprouvais, mais tout ce que j’avais vu dans mon voyage ne m’avait pas rassasié : je voulais voir encore. Cette exploration me souriait d’autant plus que, telle qu’elle s’organisait, ce n’était plus qu’une charmante excursion avec tout le confort désirable : vivres, pain, vin, café, etc.
Sans énumérer tous les travaux des officiers qui ont fait la reconnaissance de la lagune de 1849 à 1870, il est cependant utile de citer l’exploration du lieutenant de vaisseau Cournet, qui, sur le Guet-n’Dar, s’avança jusqu’au fond de la lagune, vers le Lahou. Il était accompagné de MM. Boullay, commandant du poste de Grand-Bassam, Leydet, chirurgien-major, et de deux négociants, MM. Audric et Lartigue. C’est en commémoration de ce voyage que les principales îles de la lagune ont été baptisées[60] — pour l’époque, c’était une véritable exploration.
M. Cournet se proposait de rechercher la communication que les indigènes disaient exister par eau entre la lagune d’Ébrié et le Lahou ; mais, au moment d’arriver au terme du voyage, le chirurgien Leydet mourut, et, comme il avait demandé de se faire enterrer à Grand-Bassam, il fallut revenir en toute hâte et interrompre les recherches.
Depuis 1871, époque à laquelle les garnisons ont été retirées de nos possessions de la Côte de l’Or, la géographie et l’hydrographie de la lagune n’ont pas fait de progrès. Il était donc intéressant pour moi de voir jusqu’à quel point les cartes en usage étaient à jour, et de vérifier si les rivières que l’on m’avait signalées comme arrosant le Baoulé étaient connues sous les mêmes noms à leur embouchure dans la lagune.
Le mouillage de la petite flottille de commerce de Grand-Bassam se trouve dans une petite crique de la lagune Ouladine, à 300 mètres derrière les factoreries. Dès qu’on l’a quitté et que l’on entre dans le Comoë, on est frappé par l’aspect grandiose du fleuve, par cette perspective des eaux teintées et ombrées à l’infini, encadrée par les rives du cours d’eau, et des îlots couverts d’un épais rideau de palétuviers, derrière lequel s’étagent en gradins les cimes d’arbres d’essences qui me sont absolument inconnues. Cette épaisse végétation cache à l’œil le plus exercé le relief du terrain et les villages qui pourraient se trouver derrière ; au delà, c’est l’inconnu.
Jusqu’à Abra, la navigation est facile ; le chenal se trouve sur la rive droite de la lagune ; on peut, ou passer entre les deux îles Vitrié, ou bien le long de la rive gauche de la lagune. Une fois l’embouchure du Comoë dépassée, le courant est insignifiant.
Les marées se font sentir encore régulièrement un peu au delà de l’île Vitrié ; plus haut, l’eau est à peu près douce, mais les indigènes ne la boivent pas : elle est réputée malsaine. Dans les villages, les indigènes creusent des trous de 1 à 2 mètres de profondeur, y enfoncent des barriques vides, pour maintenir les parois du puits.
Près d’Abra débouchent les eaux de la lagune Potou et Aguien. Cette lagune est alimentée par des ruisseaux insignifiants, au cours très limité ; ils sont analogues à ceux qui se déversent un peu partout dans les criques et anses de la rive septentrionale de la lagune.
Les populations de la lagune sont très variées ; elles ont probablement été rejetées de l’intérieur vers la côte, et je ne serais pas éloigné de croire qu’on retrouvera plus tard, quand on aura exploré le Baoulé, sinon des restes de leur famille, au moins quelque tradition ou légende rappelant leur passage.
Au nord de l’embouchure du Comoë, vers Abra, nous rencontrons la population lacustre du Potou et de la lagune d’Aguien.
Ces indigènes, appelés, dans les rapports de M. Lartigue de (1845 à 1849), Baloos, sont nommés Batôo par les Agni. C’est un peuple de pêcheurs, qui a fondé des colonies le long du Comoë, depuis la rivière Tossan jusqu’à Ono.
Ils parlent l’agni et un dialecte semblant tenir à la fois de l’Attié et des Ébrié, qui limitent leur territoire au nord et à l’ouest. C’est un peuple misérable, habitant un pays marécageux, triste et insalubre, dans lequel l’Européen serait vite aux prises avec le paludisme. La traite de l’huile de palme se fait avec les Batôo, surtout sur le Comoë, à Aloqoua et à Abra ; rarement les Européens se rendent dans le Potou, et encore moins dans l’Aguien.
A l’ouest du Potou habitent les Ebrié, une des plus puissantes confédérations de la lagune, à laquelle nous avons dû plusieurs fois faire la guerre, entre autres en 1853 (amiral Baudin) et en 1887 (campagne du Goéland).
L’Ebrié, dont la capitale Adjamé est située à une journée de marche au nord de l’anse d’Abata, est alliée au Yapogon et au Songon. Son territoire est limité à l’ouest par la rivière Ascension.
Abra cependant n’en fait pas partie. Ce village avec quelques autres s’est détaché jadis de Grand-Bassam et forme une confédération à part. Il en est de même des gens d’Abidjean, qui sont de même race que les gens de Petit-Bassam, et qui parlent un dialecte un peu différent de l’Ebrié.
Les maisons de commerce de Grand-Bassam ont plusieurs goélettes mouillées devant Abidjean, à Yopogon, à Songon et à Abréby, et les traitants m’ont dit n’avoir qu’à se louer de leurs relations avec les indigènes.
En quittant Abidjean on s’aperçoit qu’on arrive dans la région des eaux douces, car le palétuvier fait place au palmier. D’autres plantes, qui semblent se complaire autant dans l’eau qu’en terre ferme, vous mènent sans transition à la flore majestueuse de ces régions, où l’on rencontre à côté d’essences pour la plupart inconnues encore, aux gigantesques troncs qui servent à fabriquer les pirogues, le palmier à huile. L’Elæis guineensis est le trésor de la lagune ; tout en poussant sans soins, il donne à ces populations privilégiées deux récoltes par an.
C’est la forêt vierge, l’imposante végétation tropicale, où il est presque impossible de circuler. Il existe bien des sentiers, mais pas comme nous les comprenons en Europe : ce sont à peine des pistes frayées et tortueuses en travers desquelles viennent s’enchevêtrer les immenses racines d’arbres gigantesques.
Les basses branches de ces végétaux commencent à 15 ou 20 mètres du sol et leur couronne se perd dans les cieux. Aux branches sont suspendues d’immenses lianes tordues qui atteignent bien souvent un diamètre de 10 à 15 centimètres.
Quand un de ces colosses muni de lianes s’est effondré, vaincu par les années, ou qu’il a été renversé par la foudre, le voyageur est forcé de contourner son gigantesque tronc ou de le franchir, de sorte que chaque sentier a un développement quintuple de ce qui lui serait nécessaire. Le nègre, avec les moyens dont il dispose, ne songe même pas à déblayer le passage.
Pour se frayer un sentier dans de semblables forêts, on est forcé de se faire précéder par des équipes de nègres chargés de couper avec des sabres les lianes et les arbustes qui barrent le passage.
A mesure que nous avançons dans la lagune, nous apercevons les villages qui s’allongent au sommet des berges comme pour rechercher le soleil ; les arbres aquatiques ont été rasés et remplacés par de belles plantations de cocotiers qui donnent un cadre plus riant et plus civilisé à ces lieux habités. Au mouillage d’Abidjean, une belle flottille de pirogues, autour de laquelle s’agite une remuante et active population de pêcheurs ou de marchands d’huile de palme, donne une idée tout autre de cette gent lacustre qu’on serait un peu tenté de prendre pour des anthropophages, si l’on s’en rapportait aux récits.
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Village sur la lagune. (Photographie de M. Ch. Alluaud.)
J’avoue que j’ai toujours eu grand’peine à me représenter les noirs anthropophages ; je dois le dire, je n’en ai jamais rencontré ; Dieu sait si cependant j’ai vu des peuples assez inférieurs pour être suspectés de cannibalisme ! On m’a signalé à maintes reprises des peuples s’adonnant à ces coutumes barbares : chaque fois que je suis arrivé dans leur pays, j’ai toujours constaté qu’ils n’étaient pas assez gourmets pour sacrifier les années de travail d’un esclave au plaisir relativement court d’un repas de chair humaine. Quand, dans une guerre, un peuple fait des prisonniers et qu’il égorge une partie de la garnison dont il a réussi à s’emparer, le massacre généralement est limité aux meneurs, aux influents, mais ils ne sont pas mangés. Les noirs se servent de cette coutume barbare pour jeter l’épouvante, pour réduire plus tôt le pays. S’ils étaient sûrs d’une paix honorable et durable, s’ils n’étaient pas convaincus que plus tard ces mêmes chefs chercheront l’occasion de recommencer à lutter, la clémence existerait dans maintes circonstances. Les chefs qui ont fait grâce de la vie à des rebelles ou à des vaincus, ce sont les chefs forts. Les faibles, pour inspirer la terreur, ont recours à cette barbare institution, et encore dans une certaine mesure, car les prisonniers ont une valeur : c’est avec eux qu’ils récompensent les services de leurs sous-ordres et qu’ils achètent la poudre et les armes — c’est ce qui limite les exécutions capitales.
Dans le cours de mon voyage on m’a signalé, entre autres peuples, les Lô — dont j’ai parlé à propos du Ouorodougou — comme ayant la réputation d’être anthropophages, mais je ne les ai pas visités. D’après les renseignements que j’ai obtenus, ils vivraient entre la lagune et le Ouorodougou, au nord des Kroumen et des peuples du Baoulé. J’en doute donc, puisque beaucoup d’autres que j’ai vus et qui en avaient la réputation ne l’étaient pas.
Je dois cependant dire que le capitaine au long cours Lartigue, agent de la maison Régis et Fabre, qui avait fondé des comptoirs en 1843 au début de l’occupation française de la Côte de l’Or, signala à sa maison le cas de six ou huit laptots sénégalais qui avaient disparu et qu’on disait avoir été mangés par les Ébrié. D’autre part, l’amiral Fleuriot de Langle nous dit que dans le dossier de Piter[61], le chef de Grand-Bassam qui nous concéda nos droits sur cette région, il releva cette mention qui laisse peu de doute sur le goût de ce seigneur noir pour la chair humaine :
« Je lis dans le dossier de Piter cette affreuse note : « Condamné à 10 onces d’or d’amende pour avoir mangé un esclave. »
Les gens de Bouboury et de Tiakba, d’après les mêmes voyageurs, auraient également quelques-uns de ces forfaits à leur actif.
Si la chose a réellement existé, il est notoire que cela n’a plus lieu.
J’ai toujours compris que des insulaires, n’ayant pas de ressources en viande, éprouvent le besoin d’en manger, mais dans des pays où pullulent le singe, les antilopes, où existent le bœuf, la chèvre, le mouton, le chien, les poulets et les canards, sans compter les oiseaux, les caïmans et une quantité prodigieuse de poissons, il me paraît difficile que l’homme ait besoin de manger son semblable.
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Aux abords d’Abidjean les eaux de la lagune ont creusé d’innombrables criques et baies, dans lesquelles les indigènes établissent des pêcheries dont les dispositions sont étudiées d’une façon presque savante. On peut dire que la lagune n’est qu’une immense pêcherie ; tous les villages en possèdent et elles sont toutes disposées à peu près de la même façon.
A l’aide de pieux en palmes ou en bambous les pêcheurs barrent presque entièrement la lagune, et quelquefois dans des endroits où elle a plusieurs milles de largeur. De distance en distance, 200 en 200 mètres, la palissade forme un labyrinthe ; le poisson, en y entrant, passe d’un compartiment spacieux à un compartiment plus petit. Au fur et à mesure qu’il cherche à traverser, s’il ne repasse pas exactement par les mêmes passes où il est entré, il s’égare, et en fin de compte est forcé de rester prisonnier. Aux issues d’aval ou d’amont (alternativement) sont disposées des nasses, et dans ces compartiments, véritables viviers, les indigènes prennent le poisson à l’aide de filets à main. Pour se rendre compte si le moment est opportun, les pêcheurs versent à la surface de l’eau de l’huile de palme, pour que l’eau devienne transparente. Quand ils ont acquis la certitude qu’il y a beaucoup de poissons, ils bouchent les issues avec les nasses, plongent avec un filet dans chaque main et prennent ainsi tout le poisson qui se trouve dans la pêcherie.
Quand ce poisson dépasse la quantité nécessaire à l’alimentation du village, il est séché et vendu contre de l’huile de palme ou de l’or aux villages de l’intérieur, qui en sont très friands.
La pêche est fétiche deux jours sur trois ; c’est-à-dire que, par une sage mesure, les chefs l’ont réglementée et ne l’autorisent qu’un jour sur trois dans la lagune.
Dans un même ordre d’idées, l’igname est fétiche jusqu’à la récolte. C’est comme la vendange chez nous. On commence à ne récolter que le jour indiqué par le roi, ce qui donne lieu à des fêtes bien souvent décrites par les voyageurs de l’Achanti.
La première rivière un peu importante que l’on puisse remonter pendant quelques milles en pirogue se déverse dans la lagune entre la grande île Leydet et l’île Lartigue. Les indigènes la nomment rivière Layou, et nous rivière de l’Ascension. Ce cours d’eau, qui me paraît bien limité comme cours, pourrait très bien n’être qu’une bouche de la rivière Agniby ou Ayéby, qui se déverse dans la lagune en face de l’île Leydet.
A hauteur de l’île Leydet, la marée est insignifiante ; cependant l’eau de la lagune est de qualité médiocre, elle conserve une saveur saumâtre ; je ne suis pas éloigné de croire que les infiltrations d’eau de mer se produisent surtout aux endroits où la lagune n’est séparée de la mer que par une langue de sable insignifiante, comme à Petit-Bassam et aux Jack-Jack.
Après avoir doublé les pointes d’Alafa et d’Ilaf, nous entrons dans la baie de Dabou. Beaucoup de pirogues sont mouillées dans les anses de la baie ; au fond, à une portée de fusil de l’ancien fort, que l’on aperçoit à travers les arbres, près de l’atterrissage, flotte au bout d’un mât le pavillon français.
Le Paul Bert ne peut mouiller qu’à 100 mètres de la plage et nous débarquons en pirogue.
La maison Verdier a des traitants à Dabou, aussi fûmes-nous très bien reçus.
Pendant qu’on nous préparait un bon fouto, MM. Bidaud, Treich et moi allâmes visiter ce qui reste du poste.
On s’y rend par une magnifique allée de manguiers, arbres splendides et couverts de fruits, dont le feuillage ne laisse passer aucun rayon de soleil. Près de la porte d’entrée, il fallut se frayer un sentier à coups de sabre à travers la végétation. Partout ce sont des haies de goyaviers, des corosoliers, des avocatiers, des pommes-cannelle, des orangers et des citronniers splendides. C’est le cœur serré que j’ai pensé à tous nos braves camarades de l’infanterie de marine, qui sont, hélas ! à peu près tous morts aujourd’hui et qui ont dû avoir tant de peine à importer, planter et soigner ces pauvres fruitiers. Rien n’est triste comme de voir des vestiges de civilisation, des ruines inhabitées, un poste encore solide, dont les murs semblent vouloir résister, malgré vingt ans d’abandon, aux ventouses de gigantesques lianes qui cherchent à tout envahir, et qui comme d’affreux serpents sont enroulées autour des poutres et des pans de mur, qu’elles finissent par étouffer et désagréger.
Pauvres camarades qui reposez dans les cinq parties du monde, c’était bien la peine de vous dévouer, de planter, cultiver et greffer, de vouloir créer un bien-être pour vos successeurs, d’aimer et d’adorer ce pays où vous avez peut-être été plus souvent malades que bien portants, où, dans vos séjours de trois ou quatre ans, vous avez reçu deux courriers par an, où, loin de tout le monde, ignorés de tous, vous avez fait si bien votre devoir, en voulant prouver que, de ces pays qu’on disait déshérités, on arriverait avec de la patience à faire des lieux enchanteurs : vous ne vous doutiez pas que d’un simple trait de plume tout cela retournerait à néant, que votre beau jardin de Dabou serait abandonné, que votre poste serait évacué, qu’on ne s’inquiéterait même pas de celui qui en aurait la garde momentanée !
Si d’aucuns d’entre vous sont encore en vie, et que vous veniez visiter Dabou, on vous dira comme à moi, quand vous demanderez où sont passés l’ameublement, les portes et les fenêtres : « Ce sont les Jack-Jack qui ont meublé leurs appartements avec... ».
Qu’on ne vienne plus dire que le Français est un indifférent en matière coloniale et que le soldat ne sait que faire la guerre. Allez voir Dabou : peut-être y trouverez-vous encore des vestiges de cerisiers et de pommiers, de la figue et de la vigne. En tout cas, je défie à tout homme de cœur de ne pas déplorer que de tels résultats aient été sans raison abandonnés.
Jeune fille de la lagune. (Photographie de M. Ch. Alluaud.)
C’est à la suite de l’expédition de l’amiral Baudin, en 1853, que fut décidée la construction d’un poste fortifié à Dabou, dans l’Ébrié. Ce fut le commandant Faidherbe qui fut chargé de sa construction. Les pierres furent tirées des îlots de la lagune et en particulier de la petite île Boullay.
Le poste consistait en une maison carrée, entourée d’un mur d’enceinte bastionné ; il était construit à 200 mètres de la lagune sur un monticule qui commande le pays à 1000 ou 1200 mètres à l’entour. Dabou est situé à 40 milles de Grand-Bassam. En une demi-journée on s’y rend aisément avec une embarcation à vapeur.
Derrière le poste, on voit une immense plaine ondulée qui s’étend à perte de vue vers l’intérieur ; la forêt a fait place aux hautes herbes, les bois séculaires aux bouquets d’arbres rabougris ; on se croirait sur les bords désolés de la Volta, dans le pays des Dioummara. Cette immense clairière cesse avant d’arriver à Débrimou ; là recommence le rempart de végétation qui s’étend de l’Anno à la mer. C’est même une des parties de la lagune les plus riches en huile de palme. Au delà de Débrimou et à une journée de marche au nord, se trouve un gros village nommé Acrédiou, qui fait partie de la même confédération et parle la même langue que les gens de Dabou ; c’est le même dialecte que celui dont on se sert dans l’Abidji (district au nord de l’Adjessi) et dans plusieurs confédérations du Baoulé.
De Débrimou et d’Acrédiou partent des chemins se dirigeant par la vallée de l’Isi vers l’intérieur (le Baoulé et le Kouroudougou). Dabou est en relations avec Tiassalé (village du Lahou) par un chemin qui traverse le territoire de Bouboury et de Toupa.
Entre la rivière Ascension et Dabou, la lagune reçoit la rivière Agniby ou Isi, ou Baoulé. Cette rivière prend sa source par 9° 30′ de latitude nord, coule du nord au sud et arrose le pays des Pallaga, le Tagouano, le Baoulé ; pendant son cours supérieur, elle prend le nom de Nji et d’Isi ; elle reçoit un important affluent de gauche, le Ndo, qui arrose le Diammara, et au nord de Dabou on lui connaît un affluent de droite que les indigènes nomment Biéchai.
La rivière Isi a un cours d’environ 400 kilomètres ; elle subit une crue considérable en hivernage, ce qui rend son cours torrentueux ; en temps ordinaire, son embouchure est presque barrée et ne laisse de chenal que pour les petites embarcations et les pirogues. Les indigènes de Dabou m’ont affirmé qu’elle était navigable, mais que son cours moyen était obstrué par les herbes. A plusieurs reprises, paraît-il, des Européens auraient essayé de la remonter en embarcation, mais ils ont toujours dû y renoncer à cause de l’emploi de l’aviron, qui en s’empêtrant dans la végétation finissait par faire renoncer à pousser plus loin les investigations de nos compatriotes.
Entre Dabou et la rivière Bandamma ou Lahou est située la région des Bouboury ; elle comprend trois confédérations de race à peu près semblable, parlant une même langue, et qui se sont groupées autour des trois plus grands villages du pays. Ce sont Bouboury, Toupa et Tiakba. Ces districts, comme je l’ai dit plus haut, avaient au début de notre occupation, en 1843, la réputation d’être anthropophages.
Nos traitants y vont faire du commerce. Il y a toujours des chalands ou des goélettes de mouillés à Tiakba et à Toupa, et il n’arrive jamais rien de fâcheux à nos protégés. D’après les gens que j’ai interrogés, si cette coutume a existé, il est avéré que, depuis bien longtemps, on n’a pas entendu parler de scènes de cannibalisme.
Les anses de Bouboury reçoivent quantité de petits cours d’eau, dont cinq d’entre eux paraissent être assez importants, puisque les indigènes m’ont signalé qu’on les traversait à gué et en pirogue pour se rendre de Dabou à Tiassalé sur le Bandamma ou rivière Lahou.
La plus importante d’entre elles est la rivière Sira ou Ira, ou de Cosroë, qui se déverse dans la baie de Tiakba. La région des Bouboury est limitée à l’ouest par la rivière Bandamma ou Lahou, qui prend sa source entre Dioumanténé et Oumalokho. Au point où je l’ai traversée, dans ma route sur Niélé, elle avait 2 mètres de largeur et coulait dans un lit profondément encaissé. Elle arrose le Tagouano, le Kouroudougou, le Baoulé, le Souamlé et l’Adou. Dans le Kouroudougou, en hivernage, elle est difficilement guéable, et son cours serait navigable en pirogue sur un long parcours. Le Bandamma n’a été remonté que jusqu’à Tiassalé, gros village de race agni, situé à une quarantaine de milles à l’intérieur, et point de départ d’une route fréquentée vers l’intérieur. Elle se jette dans la mer par une embouchure très étroite et reçoit à droite les eaux de la lagune Lozo. La mer brise sur son embouchure avec une telle violence qu’il est impossible de la franchir en canot. Les pirogues des gens d’Afé (grand Lahou) et de Brafé, rive gauche, chavirent fort souvent aussi en la traversant.
Aujourd’hui on ne sait pas encore si le Bandamma ou Lahou ne communique pas avec la lagune Ébrié ; des marigots, amorcés de part et d’autre sur la lagune et sur la rive gauche du Lahou, laissent supposer que, si la communication existe, personne ne l’a jamais explorée.
La configuration de la lagune s’est tant soit peu modifiée depuis une vingtaine d’années ; quelques baies se sont creusées plus profondément, des pointes se sont rognées, de nouvelles criques se sont formées ; j’ai essayé, dans la mesure du possible, de modifier ce qui me paraissait indispensable et de rectifier quelques emplacements de village ; telle que je la donne, ma carte, complétée avec les renseignements fournis par le premier maître commandant le Diamant, sans offrir l’exactitude d’une bonne carte hydrographique, est un document à jour et utile à consulter.
Le district de Tiassalé, sur le Lahou ou Bandamma, au nord de Bouboury, parle l’agni. Il est habité par des gens de même race que ceux de Grand-Bassam, d’Assinie, de Krinjabo, etc. Mais vers l’embouchure du fleuve, dans l’Adou, les gens parlent un idiome se rattachant au groupe des langues de la côte de Krou. A l’ouest de la rivière et vers son embouchure, les habitants se nomment Gléboé, Grébo ou encore Gléboy ; ils sont de même famille que les Kroumen qui habitent la côte entre les Gléboé et les Libériens, avec lesquels ils sont souvent en guerre.
Notre influence s’étend vers l’ouest jusqu’à quelques kilomètres à l’est du cap des Palmes ; elle est marquée par la rivière Cavally. Nos droits sont incontestables sur cette région ; ils s’étendent même sur l’enclave de Garoué, à l’ouest du cap des Palmes. La côte entière nous appartient, du Cavally au Tanoë ; elle a une étendue de près de 5 degrés en longitude, et nos droits à l’intérieur sont incontestables.
Pendant l’occupation de cette région, l’amiral Fleuriot de Langle a cherché à avoir des renseignements sur l’intérieur. Voici ce qu’il écrit dans le Tour du Monde (deuxième semestre 1873) :
« La rivière de Grand-Bassam, celles connues sous le nom de rio Fresco, Saint-André, Biribi, Cavally, seraient les déversoirs d’une lagune intérieure, recevant toutes les eaux qui s’écoulent des monts Kong. Les Grébo nomment cette lagune Glé ; ils affirment que ses eaux sont profondes, qu’elle a 4 milles de largeur et que les naturels la parcourent depuis les Lahou jusqu’au-dessus de Biribi et de Cavally.
« Une population blanche, à laquelle les gens de Biribi donnent le nom de Paï-pi-bri, fait sa demeure sur la rive nord ; les Paï-pi-bri se confondent probablement avec les tribus qui sont désignées sous le nom de Paw par les missionnaires anglais du cap Mesurado et du cap des Palmes, et qu’ils disent être de couleur claire. »
D’autre part l’amiral nous dit dans cette même relation, page 378 :
« Baouré est situé sur une grande lagune large de 7000 à 8000 mètres, les naturels la nomment Gindé.
« On peut aller de la rivière Comoë à Baouré. Les escales sont au nombre de sept. On met huit jours à exécuter le voyage. Il faut remonter jusqu’à Goffin (?), appelé aussi Costrine (?). Si l’on veut éviter le détour, on s’arrête à Agnasoui (Aniasué), ou l’on gagne Baouré à pied en un jour.
« Agnima, chef d’Abidjean, né à Baouré, déclara également que la rivière de Baouré est large comme la lagune devant Dabou, qu’on peut aller de Dabou à Baouré en quatre jours et qu’on passe huit marigots dont l’un est aussi large que la lagune de Grand-Bassam.
« La rivière de Gindé va se jeter au cap Lahou. Il y a cinq stations, deux par eau et trois par terre, entre Débrimou et Baouré.
« La ville de Baouré est traversée par le Gindé. La partie située au nord se nomme Brafombra. La lagune de Gindé reçoit la rivière torrentueuse de Nji, dont le lit est parsemé de roches. Nji, sur laquelle est située la ville de Bathra, qui est considérable, vient de Kong. »
De tout cela, il n’est guère possible de tirer des conclusions. Un fait paraît acquis à l’amiral, c’est qu’au nord de Glébo se trouverait une lagune semblable à celle d’Ébrié, mais plus petite. Je n’y crois pas. A l’intérieur, d’après la configuration des pays que j’ai traversés à l’est, l’existence d’une sorte de bassin lacustre me paraît douteuse. Je pense au contraire que les rivières du Cavally au Lahou ne traversent pas une lagune et qu’elles ont un cours semblable non seulement au Saint-André, qui est connu, mais encore au Comoë, à la rivière Bia et au Tendo.
Quant à cette population blanche des Paï-pi-bri, elle est peut-être tout simplement d’une couleur plus pâle que les autres ou renferme dans une grosse proportion des nègres blancs ayant perdu leur pigmentum.
L’amiral Fleuriot de Langle nous cite à ce propos son passage à Cosroë, dans le nord de Tiakba, au fond de la lagune, où il trouva toute une tribu de nègres blancs aux yeux bleus et aux cheveux rouges « qui sautillaient à travers le sable et se roulaient dans l’eau ». Ce sont des albinos, chose qui n’est pas rare et qui se localise dans quelques villages d’une tribu sans qu’on puisse se rendre compte des causes qui ont engendré ces noirs-blancs, comme les appellent mes noirs.
A propos du Baouré dont parle souvent l’amiral, il est facile de se rendre compte que la plupart des voyageurs confondent le nom du pays avec celui de la capitale. C’est du reste facile à comprendre, car un indigène lorsqu’on l’interroge ne dit jamais ou bien rarement qu’il vient de tel lieu habité ; la réponse qu’il fait peut correspondre à celle que nous faisons quelquefois nous-mêmes, en disant : « Il est originaire du Midi ». Or le Midi est grand et le Baoulé ou Baouré aussi. J’ajouterai qu’à ma connaissance il n’existe pas de centre portant ce nom. Ce pays est très vaste : d’après mes renseignements, il est limité au sud par les peuples de la lagune que je viens d’énumer ; à l’est il tient à l’Attié, au Morénou, à l’Indénié ; au nord il est borné par l’Anno, le Djammara, le Tagouano ; à l’ouest, par le Kouroudougou et les pays appelés par les Mandé : Ouorodougou.
Nos renseignements sont bien conformes à ceux de l’amiral pour la distance qui sépare Aniasué du Baoulé. Quant à l’autre itinéraire, celui qui part de Goffin ou Costrine, il ne m’a pas été possible d’en tirer une conclusion, n’ayant pu identifier aucun de ces noms à des villages que je connais.
La rivière de Baouré, d’après les indigènes interrogés par l’amiral, serait large comme la lagune devant Dabou. Cela est peut-être exagéré, cependant la Volta a des débordements de plusieurs kilomètres sur ses rives dans son cours moyen, et le même fait pourrait bien se produire aussi pour la rivière Bandamma, ou Lahou, ou Baoulé, comme on l’appelle, suivant les régions qu’elle traverse.
De Dabou on peut également aller dans le Baouré en quatre jours, en prenant une route partant de Débrimou ou d’Acrédiou ; on traverserait huit marigots, dont l’un très large. Tout cela me paraît absolument fondé : puisque de Dabou à Tiassalé on traverse déjà six marigots pour se rendre plus haut dans le Baouré, il est certain que l’on doit recouper deux affluents de plus.
La rivière de Gindé, dont parle également l’amiral, doit être le Baoulé ou Bandamma. Gindé est probablement un village important arrosé par ce fleuve. Nous savons en effet que dans beaucoup de pays soudanais la rivière ou le fleuve prend souvent le nom du village qu’elle arrose ; au Sénégal même, il arrive souvent d’entendre dire aux indigènes : le fleuve de Bakel, ou de Podor, pour désigner le fleuve Sénégal.
De tous ces renseignements si précieusement glanés par nos devanciers, ne peut-on tirer un utile enseignement ? c’est que les détails les plus insignifiants en apparence arrivent toujours à être coordonnés à un certain moment, et qu’il faut bien se garder de négliger de les transcrire, même s’ils ne sont pas absolument précis.
Voici d’autre part les renseignements que j’ai obtenus à Dabou et dans l’Anno sur les régions qui nous occupent :
Le Baoulé, dont j’ai indiqué plus haut les limites, serait arrosé par le Lahou, ou Bandamma, ou Baoulé, ou Gindé, ainsi que par le Nji ou Isi, ou rivière Agnéby ou de Dabou ; cette rivière recevrait elle-même comme affluent de gauche le Ndo, qui arrose une partie du Djammara.
Il pourrait aussi se faire que le Nji ne soit pas à identifier avec l’Isi. L’amiral Fleuriot de Langle affirme que les indigènes le disaient affluent du Bandamma, mais je crois que c’est peu probable. Comme je l’ai dit plus haut, les indigènes considèrent la lagune comme un fleuve et ils disent volontiers (dans le Bondoukou et l’Anno) que le Comoë, qui pour eux est la même chose que la lagune, reçoit l’Isi et le Bandamma, etc.
Voici quels seraient, d’après mes renseignements, les villages les plus importants du Baoulé : Aoussoukrou, Congo-Dahoukrou et Ammakrou, appelé aussi Kabana-Mpokoukrou. Mais je n’ai pu me procurer aucune notion sur l’emplacement exact ni sur l’importance de ces centres.
Les chefs les plus influents du Baoulé seraient : Alagoua et Anancocoré, chefs souverains, puis viendraient Aoussou et Kabana-Mpokou.
La population serait composée en majeure partie de Gan-ne, dont nous avons eu occasion de parler plus haut, et de quelques colonies agni. Ce pays semble ne pas être placé sous l’autorité d’un seul chef et paraît plutôt vivre en confédérations.
Le Morénou, beaucoup moins étendu, a pour limites au nord et à l’ouest le Baoulé, à l’est le Comoë et l’Indénié, et au sud l’Attié.
Ce pays n’aurait qu’un seul chef, nommé Tanqouao, et l’héritier présomptif se nommerait Cassiqouao.
Les villages principaux du Morénou, d’après mes informateurs, sont : Abangua, Créby, Daresso, Andé et Arrah, qui serait la résidence de Tanqouao.
L’Attié, qui s’étend le long du Comoë, au sud du Morénou et à l’ouest du Bettié, est un pays sur lequel il m’a été à peu près impossible de trouver des renseignements. Limité à l’ouest par le Baoulé et au sud par l’Ébrié et le Potou, ce peuple vit à peu près isolé de tout le monde et semble n’avoir que des rapports d’hostilité avec ses voisins. Embusqués avec leurs pirogues dans la végétation, le long de la rive droite du Comoë, le long de l’Indénié et de l’Alangoua, ils tombent à l’improviste sur les pirogues de marchandises qui remontent isolément le fleuve. Il doit être difficile de porter la guerre dans leur pays, puisqu’on ne le connaît pas. Les gens d’Aniasué et d’Abradine m’ont dit que la poursuite était impossible chez eux, qu’on ne pouvait les châtier qu’en s’emparant d’eux sur le fleuve. C’est pour cette raison que je n’ai pu obtenir aucun détail sur leurs villages importants et sur les chefs qui les commandent. Le dialecte qu’ils parlent diffère de celui des Gan-ne du Baoulé, de l’Agni et de l’Ébrié.
Nous n’avons pas voulu quitter Dabou sans parler de l’intéressante peuplade des Jack-Jack, qui habitent en face de Dabou sur l’étroite langue de terre qui sépare la lagune de la mer. Mon brave camarade Treich est excessivement fatigué ; il a une forte fièvre depuis que nous sommes à Dabou ; il nous paraît dangereux, à M. Bidaud et à moi, d’aller accoster en face chez les Jack-Jack. Nous faisons donc retour en côtoyant la rive gauche de la lagune sans accoster aux villages jack-jack, à mon grand regret. Nous allons cependant consigner les renseignements que nous avons eus sur eux.
Ce peuple se nomme Aradian. Jack-Jack n’est qu’un surnom donné par les Européens. Leur pays commence à l’ouest à Morphi et se termine dans l’est un peu au delà d’Afougou (Half-Ivory Town).
Chaque village de la plage a un port ou village correspondant sur la lagune. Les atterrissages de la lagune les plus fréquentés sont : Alindja-Badou, qui est le port intérieur d’Alindja ou Grand-Jack. Abra est le port sur la lagune d’Amaqoua ou Half-Jack. Il est séparé d’Abra par une petite lagune guéable que le chemin traverse. C’est Half-Jack (Amoqoua) qui semble être le village le plus important situé sur la côte entre la rivière Lahou et Grand-Bassam ; on y trouve des maisons à l’européenne, habitées par les principaux commerçants jack-jack.
Au début de notre occupation de la Côte, ce peuple voyait d’un très mauvais œil notre établissement dans ces régions, mais actuellement il se rend très bien compte que notre influence lui assure une grande sécurité dans son commerce avec l’intérieur ; il existe toujours un grand mouvement, surtout avec Dabou. Les pirogues dont les Jack-Jack se servent sont de petites dimensions ; ils naviguent volontiers à la voile, qu’ils manœuvrent très adroitement, d’autant plus qu’il y a une assez grosse houle dans la lagune et qu’on sent toujours une bonne brise du large aux environs de Dabou.
Les Jack-Jack font un commerce considérable d’huile et d’amandes de palme ; ils en chargent annuellement sur une trentaine de navires à voiles, tous anglais. C’est un peuple très actif et très commerçant ; ils trafiquent sans l’intermédiaire de nos négociants français et font venir directement leurs marchandises d’Angleterre, par l’intermédiaire des capitaines de bateau. On évalue à une dizaine de millions le chiffre d’affaires qu’ils traitent annuellement, tant à l’importation qu’à l’exportation.
Ce sont les Jack-Jack qui alimentent le sud du Ouorodougou, le Kouroudougou et le Tagouano, en armes et en poudre, et Tiassalé, Toupa, Tiakba, Dabou et Débrimou semblent être les escales où résident leurs courtiers qui font les transactions avec les gens de l’intérieur, car les Jack-Jack ne voyagent pas.
Dans cette tribu, qui parle un dialecte à part, presque tout le monde sait parler anglais, quoique les capitaines anglais ne descendent que bien rarement à terre.
Quelques Jack-Jack ont fixé leur résidence près des factoreries de Grand-Bassam, où ils se livrent à la pêche pour les employés noirs, auxquels ils vendent le poisson pour quelques manilles[62].
Après avoir longé le territoire des Jack-Jack, nous laissons au sud les îles Boullay et de Petit-Bassam ; il n’existe pas de villages sur la rive nord de l’île de Petit-Bassam ; les villages sont situés sur les deux rives du canal de Petit-Bassam (entre l’île et la côte) ; le groupe s’appelle Ayouré ou Petit-Bassam et les habitants sont de même race que ceux d’Abidjean. Comme je l’ai dit plus haut, situé en face de l’Ébrié, très avantageusement à cheval sur la mer et sur la lagune, ce point pourrait devenir très prospère et les habitants pourraient s’y livrer avec avantage à la traite, tous leurs transports pouvant s’effectuer par eau ; malheureusement les gens de Petit-Bassam sont moins entreprenants que leurs voisins, et la guerre qu’ils ont soutenue jadis les a affaiblis et leur a enlevé le peu d’initiative et d’élan dont ils étaient doués.
La fin de notre excursion sur la lagune ne fut marquée d’aucun incident. A partir de l’île des Chauves-Souris il y a peu ou point de villages sur la rive sud de la lagune ; elle est fortement déchiquetée ; les anses sont très nombreuses et s’enfoncent en certains endroits profondément dans les terres. Dans un avenir peu éloigné, les baies et criques se relieront à la lagune Ouladine et formeront une vaste île de la presqu’île qui supporte le village indigène de Grand-Bassam (Mouoso en agni).
Je suis bien heureux d’avoir eu la bonne fortune, grâce à l’extrême obligeance des agents de la maison Verdier, de faire connaissance avec les pays si peu connus de la lagune. A cette satisfaction venait s’ajouter le double bonheur de nous savoir, mon compagnon et moi, nommés chevaliers de la Légion d’honneur.
La dépêche était ainsi conçue :
« Gouverneur Sénégal à Résident Grand-Bassam.
« Suis heureux vous annoncer que par décret du 1er avril Binger et Treich sont chevaliers de la Légion d’honneur. »
Ce brave Treich, malheureusement, n’eut pas la satisfaction de toaster avec nous : une heure après notre rentrée à la factorerie, il avait dû s’aliter, pris par un violent accès de fièvre bilieuse hématurique qui mettait sa vie sérieusement en danger. Pendant huit jours mon pauvre ami était entre la vie et la mort et aucun paquebot n’était signalé. Enfin le 4 avril le câble annonça le prochain passage de la Nubia, de l’African Steam navigation Company, et le dimanche 7 nous eûmes non seulement la bonne fortune de voir le vapeur au mouillage, mais encore d’avoir une mer qui, sans être bonne, nous permettait d’espérer de passer la barre avec des chances de ne pas chavirer.
Treich, installé dans une baleinière, soutenu par deux Kroumen, était sans connaissance ; je pris place à côté de lui. Une autre baleinière portait mes quatre fidèles compagnons de route noirs avec Arba, une des femmes gourounga, mariée à Mamourou.
Un jeune Apollonien, né à la factorerie Verdier, avait désiré prendre place dans ma baleinière. Ce garçon m’avait pris en affection et tenait à faire fétiche pour notre heureuse traversée. Placé à l’avant, il écartait les bras en prononçant quelques paroles à l’approche des lames qui enlevaient notre embarcation. La Providence était avec nous. Cinq minutes après, nous étions hors de danger.
Treich était dans un tel état de faiblesse qu’on le hissa à bord à l’aide d’un tonneau sans qu’il eût connaissance de son embarquement.
En arrivant à bord, nous avions bien piteuse mine ; mon compagnon était à moitié mort et mon costume n’était pas brillant : je portais un veston en coutil et un pantalon taillé et cousu à Kong. Les passagers, intrigués, nous regardaient d’un air de pitié.
L’isolement m’avait rendu peu communicatif. Du reste, à peu près tout le monde à bord était anglais ; seule une jeune dame désireuse de savoir qui nous étions, mon compagnon et moi, m’adressa la parole en français.
Cette dame était française, et mariée au colonel Colvile, commandant du régiment de grenadiers de la garde anglaise. Dès qu’elle sut qu’il s’agissait d’un officier français, elle mit tout en œuvre pour nous prodiguer, à mon compagnon et à moi, non seulement tous les soins, mais encore les marques de la plus grande déférence. A la noblesse du nom elle a su joindre cette noblesse de sentiment et de générosité que toute Française porte gravée dans le cœur.
Deux jours après, Treich allait mieux, l’air frais de la mer avait produit son effet salutaire, mon malade était hors de danger.
Après avoir fait escale sur tous les points importants de la côte de Krou, à Monrovia et Sierra Leone, nous atteignîmes Gorée, où je débarquai, laissant mon compagnon de route, trop faible, continuer sur Liverpool.
A Saint-Louis je rendis compte de ma mission au gouverneur du Sénégal, ainsi que des derniers événements qui s’étaient déroulés dans nos possessions du golfe de Guinée. Le 3 mai je m’embarquai à Dakar sur la Provence, vapeur de la Société des transports maritimes, qui me débarquait le 11 mai 1889 à Marseille. Le 12 j’étais à Paris, au milieu de ma famille et de mes amis.
Et maintenant, voulez-vous que je vous dise bien sincèrement quel souvenir je garde de mon voyage ?
Ces expéditions ne se font pas sans fatigue ni danger, mais elles sont par cela même attrayantes et elles offrent des compensations et des satisfactions qu’il n’est pas donné à tout le monde de goûter.
En Afrique, l’homme vit réellement ; livré à lui-même, toujours en face de situations difficiles ou compliquées, il peut donner largement cours à son initiative, il se sent vraiment quelqu’un sur terre.
Le bonheur est certainement toujours relatif, mais croyez-vous que tous ceux qui, avant moi et comme moi, ont abandonné tout pendant plusieurs années pour augmenter un peu notre prestige loin de la mère patrie, et qui ont élargi un tant soit peu le cercle de nos connaissances géographiques, ne sont pas heureux à leur manière !
Certainement oui, ils le sont, je l’affirme pour eux et pour moi.
Avoir des souffrances de temps à autre est encore le meilleur moyen de se sentir vivre.
Sierra Leone.
CONCLUSION
Étendue de nos possessions. — Causes de la dépopulation. — Moyen d’y remédier. — Résultats à attendre de la pénétration. — Richesse de notre domaine colonial. — Moyen de l’exploiter.
L’examen de la carte ci-jointe montre que le programme si éminemment élaboré par les généraux Faidherbe et Brière de l’Isle a été pleinement rempli. Tandis que le général Borgnis-Desbordes, les colonels Boilève, Combe, Frey, Gallieni et Archinard, nos commandants supérieurs du Soudan français, assuraient notre influence entre le Sénégal et le Niger et plaçaient une partie de la rive droite de ce fleuve sous notre protectorat, nous avons eu la bonne fortune, Treich et moi, de relier par des traités nos établissements du Soudan français à ceux de la Côte de l’Or française.
On peut aller aujourd’hui du cap Blanc au golfe de Guinée et du cap Vert à Say sans quitter le territoire soumis à l’autorité française.
Sans faire entrer en ligne de compte les territoires qui relient l’Algérie au Sénégal et concédés à notre influence par la récente convention franco-anglaise, notre domaine colonial noir comprend une étendue à peu près égale à quatre fois la superficie de la France, c’est-à-dire de plus de deux millions de kilomètres carrés.
Seules, dans cet océan de terres, se noient les enclaves anglaises de la Gambie, de Sierra Leone, de la Guinée portugaise et de la république de Liberia.
L’heure est sonnée ; il faut maintenant et avant tout songer à l’extension de notre commerce national et exploiter pour le mieux de nos intérêts ces vastes régions.
La densité de la population est bien diversement répartie dans les contrées qui nous occupent. Tandis que les États les plus populeux ont une densité de 25 habitants par kilomètre carré, il y en a d’autres moins favorisés qui n’ont que 8 à 10 habitants par kilomètre carré, et enfin malheureusement un tiers environ n’en a que 3 ou 4.
Il paraît donc sage, à moins de nécessités impérieuses bien justifiées, de mettre un terme aux luttes avec les indigènes, et indispensable d’enrayer les guerres que les souverains indigènes de la boucle du Niger se font entre eux.
Combien de provinces fertiles et populeuses ont été ainsi réduites en solitudes ! Notre domaine se dépeuple progressivement, et, dans une époque qui ne paraît pas éloignée, si nous n’y prenons garde, la dépopulation complète nous surprendra.
C’est une grave question, d’autant plus grave qu’une fois la population détruite, l’exploitation deviendra impossible au blanc ; du jour où les bras indigènes feront défaut, l’Afrique sera à tout jamais perdue, et ceux qui auront fondé des espérances sur ces pays éprouveront de graves déceptions.
Aussi ne devons-nous pas oublier que le fait de prendre possession de cet immense territoire nous a créé des obligations, je dirai même des devoirs impérieux. Le plus puissant de ces devoirs, le plus immédiat, est celui de rétablir le développement normal de la population.
Les souverains indigènes, n’ayant pas l’écoulement de leurs produits naturels du sol, ne peuvent les utiliser pour se créer des ressources.
Il faut pourtant qu’ils s’entourent d’un certain faste, qu’ils rétribuent les services, qu’ils entretiennent une force armée pour se mettre à l’abri de leurs turbulents voisins.
Par quels moyens ?
En rétribuant et en payant à l’aide de captifs, de prisonniers de guerre. Les richesses naturelles du pays n’ayant aucune valeur puisqu’on ne peut les écouler, c’est l’esclave qui fixe la richesse accumulée du Soudanais. C’est par leur nombre qu’est déterminée la position sociale de chacun.
Leur entretien ne coûte rien au propriétaire ; ils cultivent et constituent pour leur maître une force qui le fait respecter.
Les routes de pénétration s’imposent donc ; il faut que des voies sûres permettent aux noirs de l’intérieur d’arriver à nos comptoirs et d’échanger leurs produits contre nos marchandises manufacturées.
A quoi servirait-il aux noirs de cultiver le tabac, les textiles, le coton, l’indigo, etc., d’exploiter les arbres à graisses végétales, de faire des plantations d’arbres, puisqu’ils ne peuvent en écouler les produits ?
Ouvrons-leur donc des débouchés, et nous verrons immédiatement leur état social s’en ressentir ; les chefs se feront payer des impôts en nature, puisque, par l’ouverture de voies de communication, ils acquerront une valeur ; ils auront ainsi un budget et ils renonceront à la guerre.
La pénétration aura forcément pour effet :
1o De restreindre les guerres et d’arrêter le dépeuplement économique ;
2o De nous créer des relations économiques avec les indigènes ;
3o D’introduire notre civilisation ;
4o D’éteindre progressivement l’esclavage.
Chaque voie de communication terrestre ou fluviale, chaque tronçon de chemin de fer, chaque vapeur, chaque établissement commercial aura pour conséquence naturelle le développement du commerce.
Les relations commerciales entraînent, avec l’échange des produits, l’échange des idées, des institutions et des progrès de notre vie sociale, car, une fois sur le terrain des intérêts communs, on arrive promptement à une conciliation et à une identité de vues.
C’est donc dans l’ouverture des voies de pénétration que se trouve le salut du Soudan, c’est par elles seulement que nous trouverons aussi les compensations commerciales aux sacrifices que nous nous sommes imposés.
Le commerce, que nous considérons comme un des plus puissants auxiliaires de la civilisation, n’a encore effleuré que les bords de ce vaste continent ; il faut lui permettre d’y pénétrer jusqu’au cœur.
Le Sénégal d’une part, les Rivières du Sud d’autre part, se livrent à d’actives transactions, mais une simple inspection de la carte des régions qui nous occupent montre que presque toute la boucle intérieure du Niger occupe une position trop excentrique par rapport à ces deux bases d’opérations commerciales. Les régions que nous avons visitées ont un champ d’action commercial qui leur est propre ; le chemin le plus court qui mène au cœur de ces riches possessions ne part ni du Sénégal, ni des Rivières du Sud, mais bien de la Côte de l’Or.
La voie commerciale la plus importante de nos nouvelles possessions est jalonnée par le Comoë, Kong, Bobo-Dioulasou et Djenné, et pour y accéder les voies les plus rationnelles ont leur origine au golfe de Guinée.
C’est sur cette côte, qui du Cavally au Comoë a un développement de 600 kilomètres, que se trouve la base d’opérations commerciales sur laquelle notre commerce devra s’établir, c’est là qu’il récoltera de suite les fruits des sacrifices qu’il s’imposera.
L’examen des recettes douanières et l’excédent des recettes de la Côte de l’Or suffisent à faire ressortir la prospérité de nos possessions du littoral du golfe de Guinée et les espérances que nous sommes en droit de fonder sur elles.
Comment en serait-il autrement ?
De la côte au Djimini, sur une profondeur de plus de 300 kilomètres, s’étend une forêt vierge renfermant de riches essences, bois de menuiserie, de charpente, d’ébénisterie de couleur, tinctoriaux, fibreux. Cette grande forêt se prolonge le long de tout le littoral ; elle a une superficie de 180000 kilomètres carrés, le tiers de la France.
Les indigènes y exploitent le caoutchouc, l’huile de palme et d’autres graisses végétales. Ils y cultivent l’arbre à kolas, et l’ananas y pousse à l’état spontané. On y trouve du miel, de la cire. Les singes y fournissent de la pelleterie très recherchée.
Enfin partout, sous cette puissante végétation, les indigènes exploitent le sous-sol. L’or est très abondant ; il y a des gisements aurifères exploités par les indigènes dans tout le bassin du Comoë et de la Volta.
Sans vouloir préciser, nous pensons qu’il n’existe pas dans le monde entier de pays où l’on rencontre autant de poudre d’or et de pépites entre les mains des indigènes.
Avec les connaissances que nous avons et les moyens dont nous disposons, l’extraction de l’or atteindrait certainement un rendement cinq ou six fois plus rémunérateur que celui des orpailleurs indigènes.
Le bassin entier du Comoë n’est qu’un immense placer à peine entamé. De Grand-Bassam et d’Assinie à Groûmania et Bondoukou, toutes les transactions se font en or.
Au nord de ces opulentes et riches régions on entre dans la zone des céréales et des graisses végétales. Le cé, la pourguère, le ricin abondent. Au delà, ce sont les riches pâturages du Mossi, les plantations de tabac, de coton, d’indigo, de textiles.
La plupart de ces produits sont cultivés sur une petite échelle parce que les indigènes n’en trouvent pas l’écoulement. Notre établissement chez eux ferait quintupler le rendement de leurs terres.
La fertilité excessive de ces terrains vierges permettrait d’y acclimater des produits qui, sous un faible volume, représentent une grosse valeur.
Les plantations de café de Liberia, celles de la maison Verdier à Élima, nous dispensent de nous étendre davantage sur les espérances que nous sommes en droit de fonder sur nos nouvelles possessions.
On peut ajouter à ces produits les bananes, ananas et papayes, avec lesquels on peut fabriquer des conserves et de l’eau-de-vie, les tabacs, l’indigo, le coton, le cacao, la vanille, les poivres, qui peuvent fournir d’importants éléments d’échange.
Enfin, pour prouver qu’on peut faire des affaires considérables sur la Côte, nous faut-il citer à nouveau l’exemple des Jack-Jack, qui, illettrés, seuls, sans intermédiaires, traitent directement avec les maisons de Liverpool, et font en moyenne 10 millions d’affaires par an !
Cette partie de la Côte se prête d’une façon admirable à la pénétration. Une dizaine de cours d’eau s’y déversent ; ils sont tous navigables pour les pirogues et ouvrent ainsi, vers le cœur de la boucle du Niger, des voies d’accès variant de 100 à 600 kilomètres vers l’intérieur.
Voilà ce qu’est notre domaine colonial du Soudan occidental. Il nous reste maintenant à examiner si l’État seul peut mener à bien la pénétration et exploiter, pour le mieux des intérêts de nos nationaux, ces immenses et riches régions.
Nous ne le pensons pas.
L’État ne peut pas exploiter directement à l’aide de ses propres agents, il lui faut des auxiliaires, et sans l’initiative privée nos colonies ne seront rien.
Est-il bien nécessaire que l’État s’immisce jusque dans les moindres détails dans l’administration des colonies naissantes ?
Nous pensons que l’intervention directe de l’État sera toujours funeste. Bien avant l’établissement de nos nationaux, la colonie naissante sera bondée de services administratifs, judiciaires, pénitentiaires, militaires, etc. ; l’initiative privée ne pourra plus construire une factorerie, un appontement, créer un chemin, couper du bois, sans que les représentants du gouvernement interviennent.
La colonisation sera entravée, enserrée par les règlements administratifs. Le commerce renoncera à se fixer dans nos colonies et préférera s’établir à l’étranger et travailler sous la tutelle des Anglais ou des Allemands.
Est-ce à dire que l’État ne peut et ne doive intervenir ? Si. Mais son action doit s’exercer autrement. Il doit chercher à favoriser l’établissement de nos nationaux dans nos colonies par tous les moyens.
Pourquoi ne pas concéder l’exploitation de notre colonie de la Côte de l’Or à des sociétés particulières ou à des concessionnaires isolés, sous certaines garanties ?
L’État y aurait tout à gagner, sans de lourdes charges pour son budget ; il aurait ainsi une colonie prospère, dont les revenus seraient de beaucoup supérieurs aux dépenses.
Point n’est besoin de revenir absolument aux grandes compagnies ; on pourrait y apporter le tempérament nécessaire à nos nouvelles institutions.
En conférant des droits, l’État peut exiger en échange des compensations, par exemple :
L’établissement de dépôts de charbon et de vivres ;
La construction de wharfs facilitant le débarquement de son personnel et de son matériel ;
La création d’écoles ;
L’organisation du service postal local ;
Des facilités d’établissement pour nos braves missionnaires.
L’État doit surtout ne pas se montrer trop exigeant : l’établissement dans ces régions est souvent pénible ; à la période de début succèdent souvent des années de tâtonnements laborieux, des essais infructueux.
Il faut donc de grands encouragements et, avant tout, l’exonération des droits d’entrée pour les machines industrielles ou agricoles destinées à un premier établissement.
La Côte de l’Or française se prête admirablement au système des concessions ; nous y possédons neuf cours d’eau dont chaque vallée pourrait, avec la portion de côte correspondante, faire l’objet d’une concession.
Nous verrions ainsi nos nationaux créer leurs établissements principaux au Cavally, aux Bériby, à la rivière San Pedro, au rio Sassandra, au Fresco, au Lahou, aux Jack-Jack avec le bassin de l’Isi, à Grand-Bassam avec le bassin du Comoë, à Assinie avec le bassin du Tendo et la rivière Bia.
De proche en proche, chaque compagnie gagnerait du terrain vers l’intérieur, créerait de nouvelles factoreries avec des écoles, et la civilisation pénétrerait ainsi comme un coin jusqu’au centre de la boucle du Niger.
Parallèlement à l’action des compagnies, marcheraient les missionnaires ; une fois sur le terrain des intérêts communs, on arriverait facilement à s’entendre pacifiquement avec les peuples de l’intérieur.
Avec le commerce s’échangent les idées ; notre civilisation pénétrerait lentement, mais sûrement.
La violence et la force ne peuvent mener qu’à un désastre ; seul le lent mouvement du progrès peut imposer nos idées et nos mœurs aux indigènes.
Que l’on fasse profiter les noirs des connaissances que nous avons acquises, rien de mieux ; mais n’espérons pas leur faire exécuter en cinquante ans une étape que nous avons mis près de vingt siècles à franchir.
Travaillons avec méthode et patience et nous verrons nos efforts couronnés de succès ; ne rêvons pas la transformation trop brusque de l’Afrique, employons la méthode lente, mais sûre, de la pénétration commerciale, et nous réussirons — nous en avons la ferme, intime et bien sincère conviction.
APPENDICE I
Notice sur mes travaux topographiques et l’établissement de la carte. — Valeur de certaines terminaisons et énumération de quelques termes géographiques usités en mandé, en haoussa, en mossi, etc. — Permutation des consonnes.
Voici les documents sur lesquels j’ai pu m’appuyer pour la construction de ma carte d’ensemble :
Le cours du Niger de Siguiri à Koulicoro, d’après les travaux les plus récents exécutés par les officiers employés au Soudan français.
Le cours du Niger de Koulicoro à Mopti, par le lieutenant de vaisseau Caron, et l’itinéraire du même de Mopti à Bandiagara.
Au sud, le littoral d’après les cartes marines françaises. Enfin, entre le cours du Niger et la mer, il existait les travaux suivants, que j’ai utilisés :
| Itinéraire de la mission Gallieni, de Touréla à Nango | (1881) | 222 | kil. | 
| — — Péroz, de Siguiri à Bissandougou | (1886) | 150 | — | 
| — de la colonne Borgnis-Desbordes, de Falaba à Kéniéra | (1882) | 36 | — | 
| — du lieutenant Bonnardot, de Siguiri à Niako | (1887) | 100 | — | 
Au nord-est, j’ai utilisé une partie de l’itinéraire Barth (1853) de Say à Tombouctou, mais, par suite de la nouvelle position assignée à Tombouctou par le lieutenant de vaisseau Caron (presque 1 degré de latitude de différence), il a fallu descendre d’autant l’itinéraire de Barth.
L’itinéraire de René Caillié, tel qu’il a été construit par Jomard, Vallière et le commandant de Lannoy de Bissy, a dû être rectifié par suite de la nouvelle position de Kankan, qui, d’après les travaux du capitaine Péroz, est à reporter de 17 minutes au nord et de 20 minutes dans l’ouest de son ancienne position. La nouvelle position de Kankan m’a paru exacte, car en reconstruisant l’itinéraire Diécoura-Maninian-Timé-Tengréla j’ai trouvé que la position de Maninian répondait mieux à ce que j’en avais déduit par renseignements. Enfin mon arrivée à Tengréla m’a confirmé que dans les itinéraires de Caillié la position de Tengréla était beaucoup trop au sud.
Je n’ai trouvé, en faisant le report de mes travaux et de l’itinéraire de Caillié rectifié (avec Kankan comme nouveau point de départ), qu’une erreur de 3 kilomètres en latitude ; on peut donc dire que la position de Tengréla est exacte à 2 minutes près.
J’ai recoupé cinq fois l’itinéraire Caillié entre Tiola et Bangoro ; il me paraît bien fixé à présent pour cette région.
Comme conséquence de la différence de latitude de Tengréla qui était à reporter à 20 minutes au nord de l’emplacement assigné par de Lannoye, la distance de Tiola à Djenné était devenue trop courte, il fallait réduire toutes les étapes pour contenir l’itinéraire. Renseignements pris, j’ai trouvé que le lac marécageux Syenço-Somou de Caillié n’est qu’un débordement du Mahel Balével, et qu’à partir de ce point Caillié n’a fait que longer le fleuve sans le savoir et quelquefois à des distances ne dépassant pas 8 à 10 kilomètres, comme c’est le cas pour les villages de Koroni, Kirina, Fondouka, etc.
J’ai, du reste, eu la bonne fortune de rapporter sur la région Djenné d’excellents renseignements qui me paraissent d’une réelle exactitude.
Les itinéraires de Caillié ne m’ont pas été d’un grand secours : la plupart des noms de villages sont tronqués et mal orthographiés, et comme noms de contrées il n’en a pas rapporté. Quant aux peuples qu’il a traversés, il les a réduits à trois : les Mandé, les Bambara et les Dioula, et il n’a parlé ni des Siène-ré, ni des Bobo, quoiqu’il en entretienne le lecteur sous le nom de Bambara.
Au sud et en partant de la mer, j’ai utilisé l’itinéraire de Pullen sur le Tanoé, de Nougoua à Enchy (60 kilomètres), et j’ai tiré parti des itinéraires de Treich-Laplène de Bettié à Zaranou par Annibilécrou en les reconstruisant et en les faisant coïncider avec mes travaux et ceux de Lonsdale.
Lonsdale a rapporté une carte qui comprend Cape Coast, Koumassi, Salaga, Yendi et son itinéraire dans le Sahué et le Gaman.
Ce travail est à l’échelle de 1 inch pour 15 milles, ce qui fait au 1867500. En vérifiant la distance Koumassi-Cape Coast, j’ai trouvé qu’on avait employé l’échelle du 1875000, tandis que, pour la distance Yendi-Salaga, dont j’ai fait et vérifié une partie du trajet, je trouve que l’auteur de la carte a employé l’échelle du 1625000. Dans ces conditions il ne m’a été possible que d’accorder une confiance limitée au document précité.
Le peu d’exactitude de l’hydrographie de cette même région ne m’a également pas permis de m’en servir avec tout le respect qu’un explorateur consciencieux doit avoir pour tous les documents de ses devanciers.
J’ai du reste relevé de grandes inexactitudes dans l’itinéraire de Salaga à Krakye par Badjamsu ; de Salaga à Kintampo, les renseignements des indigènes sont absolument contradictoires avec la carte.
La carte de la Côte de l’Or du docteur Mähly (1884), quoique ayant toutes les apparences d’un travail consciencieux, offre également entre Krakye et Salaga de grandes lacunes ; beaucoup de noms de villages sont omis, et il n’y a que les cours d’eau importants qui figurent sur ce document.
En somme, je n’ai pu m’appuyer sérieusement que sur les travaux de nos officiers de marine et des explorateurs français.
Les peuples et les pays de la boucle du Niger n’étaient révélés à l’Europe civilisée que par les itinéraires de Barth, établis sûrement avec beaucoup de conscience, mais offrant des lacunes bien compréhensibles. La base d’opérations de Barth était beaucoup trop éloignée pour que ce voyageur pût rapporter sur les régions qui nous occupent des itinéraires par renseignements d’une grande exactitude. Il a également confondu quelques noms de pays avec des noms de villes, et inversement, de sorte que le tout, au lieu de bien renseigner, ne fait que jeter une perturbation dans l’esprit du voyageur.
Les seuls qui auraient pu m’édifier sur la géographie de la boucle du Niger sont Duncan, Buonfanti et Krausse.
Or, jusqu’à présent, il a été impossible de reconstituer les travaux de Duncan. Ni Barth ni moi n’avons pu identifier les noms de localités et de pays rapportés par ce voyageur avec les localités existantes.
Quant à Buonfanti, il règne une telle obscurité dans ses récits, qu’il est permis de douter qu’il ait jamais visité ces régions[63].
Enfin, le dernier, Krausse, qui a poussé jusqu’à Bandiagara en 1886-87, à travers le Gourounsi et le Mossi, ne nous éclaire pas davantage. Jamais ses travaux n’ont été livrés à la publicité. Ses renseignements devaient être incomplets, car ses compatriotes n’en ont rien publié. Il a donné à l’Institut de Gotha les grandes lignes de son voyage, mais il n’a révélé aux géographes qu’une dizaine de noms de centres importants sans apporter un levé à l’appui, ni préciser la position des lieux visités sur la route suivie.
Les 4000 kilomètres de levés à la boussole que je rapporte s’appuient sur 14 observations astronomiques complètes et 4 observations en latitude seulement.
En voici la liste :
| LATITUDE. | LONGITUDE. | |||||
|---|---|---|---|---|---|---|
| Ouolosébougou | 11° | 54′ | 8″ | 9° | 57′ | 40″ | 
| Ténetou | 11° | 13′ | 46″ | 9° | 41′ | 54″ | 
| Sikasso | 11° | 12′ | 38″ | 7° | 34′ | 21″ | 
| Bénokhobougou | 11° | 1′ | 9″ | 8° | 29′ | 55″ | 
| Fourou | 10° | 31′ | 37″ | 8° | 3′ | 33″ | 
| Niélé (Togada) | 9° | 47′ | 28″ | 7° | 17′ | 30″ | 
| Logkognilé | 9° | 42′ | 3″ | 6° | 16′ | 21″ | 
| Kong | 8° | 54′ | 15″ | 6° | 9′ | 45″ | 
| Niambouambo | 9° | 35′ | 36″ | 5° | 57′ | 46″ | 
| Dasoulami | 10° | 53′ | 7″ | 6° | 1′ | 15″ | 
| Boromo | 11° | 32′ | 52″ | 4° | 43′ | 36″ | 
| Bougagniéna | 11° | 42′ | 14″ | 3° | 42′ | 34″ | 
| Waghadougou | 12° | 14′ | 42″ | 3° | 29′ | 5″ | 
| Oual-Oualé | 10° | 28′ | 7″ | |||
| Karaga | 9° | 56′ | 57″ | » | ||
| Salaga | 8° | 34′ | 16″ | » | ||
| Kintampo | 8° | 4′ | 50″ | » | ||
| Boundoukou | 7° | 50′ | 12″ | » | ||
A partir de Waghadougou, mes chronomètres n’ont plus marché qu’avec irrégularité, et bientôt après il m’était impossible de m’en servir.
Les variations de température sont si brusques que presque tous les instruments, même les mieux construits, finissent par se détériorer.
Pour en donner une idée, je citerai le fait suivant : dans l’écrin d’un de mes chronomètres se trouvait un compartiment dans lequel était enfermé un ressort de rechange. Ce ressort était serti dans un fil de laiton. Quand je l’ai examiné dans le Mossi, ce ressort était brisé en plus de cent fragments, absolument comme s’il avait été écrasé par un énorme marteau.
Mes deux montres venaient du Dépôt des cartes et plans de la marine ; elles ont été repassées soigneusement avant mon départ ; et en quittant Bordeaux et pendant mon séjour sur le paquebot j’avais observé et noté avec soin leur marche diurne. Elles ont fonctionné régulièrement pendant environ dix-huit mois.
Pour les thermomètres (à fronde), j’étais moins heureux : ils n’ont donné des résultats que pendant un an.
Quant aux baromètres, l’un anéroïde, l’autre holostérique, j’ai pu m’en servir pendant près de deux ans.
Pour les levés, j’ai fait usage de la boussole Peigné, et dans les endroits difficiles, où la population était trop méfiante, d’une petite boussole à main d’un diamètre moindre. Deux boussoles à fond lumineux m’ont rendu de grands services quand je me mettais en route de très bon matin, ou que, par suite de circonstances indépendantes de ma volonté, j’étais forcé de voyager de nuit.
Tous les jours de marche, à la sortie du village je ne manquais jamais de me faire indiquer à la main par le guide ou les indigènes la direction générale de la route à suivre, et je la notais. C’est une bonne précaution à prendre : au moins, si en route on perd le guide, on a une excellente donnée générale. Je n’ai jamais manqué de tracer cette direction générale sur mon dessin en arrivant à l’étape. La plus grosse erreur d’angle que j’aie constatée était de 9 degrés. On peut donc en inférer que le noir a une idée très nette de la position relative des villages entre eux.
Mes azimuts étaient soigneusement notés avec les heures. Le détail à droite et à gauche de la route était ou décrit en regard ou bien dessiné sommairement. Quant aux cours d’eau, j’ai toujours noté leur direction en amont et en aval, car on a souvent une tendance à les placer perpendiculairement à la direction que l’on suit. Parce que l’on traverse le cours d’eau perpendiculairement à son cours (en un point seulement), il n’en résulte pas que sa direction générale soit perpendiculaire à la route suivie.
Je recoupai également souvent les villages et les hauteurs à droite et à gauche de la route quand ils étaient visibles et même par renseignements indigènes.
L’appréciation des distances parcourues est facile à l’aide d’une montre : on se rend compte à quelle allure on marche quand on a un peu de pratique.
Au bout d’un certain temps on a l’intuition de la réduction des distances à l’horizon.
Voici le degré d’exactitude auquel je suis arrivé :
En quittant Kong j’ai décrit à l’est de cette ville un polygone passant à Dioulasou, Waghadougou, Salaga, Bondoukou, Kong, d’une longueur de 110 étapes, représentant à vol d’oiseau 1500 kilomètres. L’erreur totale sur ce trajet a été de 27 kilomètres en latitude et 27 en longitude.
J’ai complété mon travail topographique en reliant ma route aux points déjà connus par un réseau d’itinéraires par renseignements. Beaucoup d’entre eux offrent une grande exactitude. Relier deux points connus ne peut en effet donner que des erreurs de longueur d’étapes entre elles, mais la distance totale est toujours exacte.
La plupart de mes itinéraires ont été contrôlés dans des pays différents et dans des langues différentes. C’est précisément parce que j’ai voulu faire un travail consciencieux que l’on trouvera encore quelques blancs sur ma carte. J’ai supprimé les itinéraires qui m’ont paru tronqués en les contrôlant : il vaut mieux ne rien mettre que de charger un travail de données hypothétiques. C’est un mauvais service à rendre aux successeurs que de le charger d’inexactitudes, il s’en glisse déjà assez involontairement.
Quoique je rapporte plus de 50000 kilomètres de levés par renseignements, je ne suis pas aussi satisfait qu’on pourrait le croire : j’aurais voulu en rapporter beaucoup plus. Malheureusement je n’ai pas traversé souvent des centres intellectuels comparables à Djenné, Tombouctou, Kano, Sokoto, Kouka, etc., et à part la population de Kong, j’ai voyagé presque toujours chez des gens qui étaient peu ou point lettrés. Je n’ai rencontré que deux fois, dans ce long voyage, des hommes assez instruits et ayant des vues assez larges pour pouvoir leur avouer que mon voyage avait aussi un but géographique.
J’ai bien des fois envié Barth, qui, lui, a eu la bonne fortune de voyager souvent chez des peuples aussi civilisés et aussi instruits que ceux de Kong, ce qui lui a procuré la douce satisfaction de rapporter beaucoup de renseignements sur l’histoire des régions qu’il a visitées.
On m’a demandé pourquoi j’ai noté les noms de ruines. Outre l’intérêt historique que peuvent offrir ces noms, il y a l’intérêt géographique. Ils aident à retrouver des itinéraires et à les contrôler. Quand un indigène vous a donné un itinéraire, vous le reportez sur votre carte et vous vous apercevez qu’il recoupe un de vos itinéraires levés à la boussole ; mais où le recoupe-t-il ? Puisqu’il ne vous a pas cité de nom de village, c’est que le recoupement a peut-être lieu dans une ruine que l’indigène a oublié de vous citer. Dans ce cas on est bien heureux de la lui citer pour s’assurer qu’on ne se trompe pas.
On ne saurait croire combien la connaissance des langues est utile dans ces pays pour l’étude de la géographie ; je dirai même que pour faire de bonne besogne il faut connaître les étymologies de tous les termes géographiques.
Voici les principales :
Cours d’eau : en mandé ba, ko ; en haoussa goulbi.
Sur la rive : en mandé badara ; en haoussa baki n’goulbi.
Pays, contrée : en mandé dougou ; en mossi tenga.
Capitales : en mandé massasou, massa-dougou, fama-dougou ; en mossi natenga, na-iri ; en haoussa serki-gari.
Lieux habités de moindre importance : en mandé sou, bougou ; en mossi tenga, iri ; en gondja kadé ; en achanti et agni krou, kourou, kroum ; en agni, endroit, lieu, so ; en haoussa gari, guidda.
La brousse, la campagne : en mandé kongo, birînga ; en haoussa n’dazi.
La végétation dense : en mandé tou.
Camp, campement : en mandé biringa, dakha ; en haoussa sansanné.
La terminaison coro, kolo, khoto veut dire en mandé : vieux et à côté.
Les villages et lieux de culture : en mandé konkosou ; en siène-ré togoda ; en mossi tanga, tenkaï et wouiri ; en foulbé ouéré ; en agni sisim.
Bifurcation : en mandé farako, faraka ; en haoussa marraraba.
Montagnes et mouvements de terrain : kongo, konkili, kourou, béré en mandé.
La permutation des consonnes joue également un grand rôle dans les diverses langues des pays dont j’ai fait la description ; il est bien utile d’en connaître les principales afin de permettre l’identification de certains noms.
| Ex. : | D = L = R | 
| B = G | |
| P = K | |
| P = F = H | |
| T mouillé = K | |
| M redoublé = B | |
| S = CH | |
| V = B | |
| D mouillé = G | |
| L = N | |
| D mouillé = Z | 
APPENDICE II
Renseignements sur l’organisation de la mission. — Énumération des achats faits avant le départ. — Dépenses de la mission.
Si je publie ces notes, c’est autant pour édifier ceux qui seraient tentés de croire qu’il faut des sommes fabuleuses pour exécuter un voyage ayant donné des résultats, que pour détromper ceux qui croient que l’on peut faire œuvre utile sans ressources.
Il faut éviter de tomber dans l’une ou l’autre exagération. L’histoire des explorations nous offre pour cela d’utiles renseignements. Sans rappeler le budget de toutes les expéditions ni entreprendre l’examen détaillé de l’emploi des fonds, on peut hardiment avancer, sans être contredit, que les missions qui ont dépensé et coûté le plus d’argent ne sont pas celles qui ont donné les meilleurs résultats.
L’utilisation des ressources et le parti que l’on en tire dépendent essentiellement de l’homme qui entreprend l’exploration.
S’il est bien préparé au voyage, s’il a étudié tous ses devanciers, l’explorateur qui se dispose à partir aura sûrement su calculer ce qu’il dépensera approximativement, et il s’arrêtera à un chiffre de dépenses que l’on peut évaluer presque mathématiquement.
La première question à se poser est la suivante :
Dois-je partir avec ou sans escorte ?
La réponse est bien facile à trouver :
Si l’on ne peut entreprendre le voyage que protégé, il faut se protéger suffisamment, il faut, ou bien imposer sa volonté par la force, ou bien subir dans une certaine mesure celle des peuples que l’on visite, quitte à la modifier par une diplomatie habile, par un grand esprit de persuasion, et surtout par beaucoup de circonspection.
Dans le premier cas, il faut partir avec des forces imposantes, il faut pour une mission comme celle que je viens de terminer 300 hommes bien armés avec des munitions ; ou alors, si la mission est à plus grande envergure, il faut faire comme Stanley. Ce sont des missions qui se chiffrent alors par une dépense de plusieurs centaines de mille francs, voire même un ou deux millions. Elles ont presque toujours pour résultat de fermer le pays à la civilisation au lieu de l’ouvrir.
Il n’y a pas de milieu ; 20, 30, 50, 100 hommes d’escorte ne sont pas suffisants : si les indigènes ne veulent pas vous laisser passer, cette force sera impuissante pour lutter.
La portée des armes, le perfectionnement des munitions, la valeur des soldats, ne peuvent entrer en ligne de compte dans ces pays. Si les indigènes le veulent, ils empêcheront toujours de passer, ils feront tomber la mission dans un guet-apens, attaqueront au moment où l’on passe un cours d’eau, un marais ; s’ils ne possèdent pas le courage nécessaire pour attaquer, ils évacueront le pays et feront le vide devant vous. Les vivres faisant défaut, il faudra bien renoncer à avancer.
Ce n’est donc pas un mode d’exploration à préconiser. Mieux vaut marcher seul avec le personnel nécessaire au transport des marchandises d’échange et n’emporter que deux ou trois fusils, juste ce qu’il faut pour faire voir aux indigènes que tout en marchant pacifiquement il faut pouvoir résister à quelques voleurs à l’occasion.
C’est le système pour lequel j’ai opté.
On me dit bien souvent : « C’est vous qui avez inauguré ce système pacifique de voyager ». A la vérité, ce n’est pas absolument exact. J’ai un peu étudié tous les voyageurs : en rejetant le système de Mungo-Park et celui de Flatters, je n’ai pas voulu tomber dans celui de Lenz et de Caillié, dont les résultats politiques ont été nuls, et me suis arrêté à un terme moyen se rapprochant de celui auquel le docteur Barth a été ramené par la perturbation que la mort de ses compagnons de route a jetée dans l’organisation primitive de sa mission.
Pour voyager ainsi que je l’ai fait, il faut s’imposer l’obligation de vivre sur le pays et savoir parler une ou plusieurs langues indigènes. Pour un voyage de deux ans environ, avec un excellent choix de marchandises d’échange, il faut compter sur un poids d’une tonne à transporter. Les moyens de transport sont subordonnés à la nature des pays à traverser :
Au désert : les chameaux.
Au Soudan : les ânes ou les bœufs porteurs.
Dans les pays boisés : les porteurs.
On en arrive aux nombres suivants :
| Ou | 5 | chameaux | ( | 5 | conducteurs et | 2 domestiques). | 
| Ou | 10 | bœufs | ( | 10 | conducteurs et | 2 domestiques). | 
| Ou | 20 | ânes | ( | 10 | conducteurs et | 2 domestiques). | 
| Ou | 40 | porteurs | ( | 40 | hommes plus | 2 domestiques). | 
Ce sont des types de convois d’une mobilité suffisante, faciles à protéger, avec lesquels on peut passer partout sans éveiller la cupidité des peuples que l’on visite et sans leur inspirer de crainte. La nourriture et les ressources sont également faciles à se procurer.
L’emploi d’un de ces quatre types de convoi est toujours à préconiser.
Voici les proportions des achats que j’ai effectués comme objets d’échange :
| Corail de différents types | 1000 | fr. | |
| Armes d’échange ou de cadeaux avec lesquelles j’ai acheté mes animaux, 20 ânes, 1 cheval | 5000 | ||
| Étoffes à bon marché, calicot, guinée, étoffes imprimées[64] | 700 | ||
| Foulards en soie et soie et coton | 100 | ||
| Perles, colliers, verroterie | 800 | ||
| Aiguilles, hameçons | 200 | ||
| Objets en solde, étoffes, galons, boutons, blouses, papier, etc. | 1000 | ||
| Étoffes riches, algériennes, soieries | 1000 | ||
| Effets arabes, burnous, chéchias, haïks, gandouras, etc. | 500 | ||
| Tapis de selle arabe, velours et or, pour cadeaux | 300 | ||
| Pacotille assortie, quincaillerie, articles de Paris | 2000 | ||
| Total | 12600 | fr. | |
| Pharmacie | 300 | ||
| Campement | 250 | ||
| Transport des marchandises par chemin de fer et bateau, douane | 400 | ||
| Livres, vocabulaires, cartes, papeterie | 230 | ||
| Semences[65] | 20 | ||
| Armes : 2 fusils de guerre, 1 de chasse, 1 revolver et munitions | 500 | ||
| Batterie de cuisine, ustensiles divers | 150 | ||
| Instruments | 500 | ||
| Total | 2350 | fr. | |
| Total | 14950 | fr. | |
| Quelques boîtes de viande (endaubage) | 250 | ||
| Total | 15200 | fr. | |
| Personnel pendant 28 mois | 8000 | ||
| Total général | 23200 | fr. | |
A cette somme de 23000 francs il convient néanmoins d’ajouter mon passage à bord du paquebot, aller et retour, et ma solde (solde des officiers de mon grade employés dans le Soudan français) pendant toute la durée de mon absence de France.
En cours de route, j’ai dû me procurer, avec des marchandises, deux bœufs porteurs, un cheval et onze ânes de remplacement. Mes serviteurs, à deux exceptions près, ont été achetés par moi au début de la campagne à l’aide d’étoffes et d’armes, et libérés. J’ai, en plus, affranchi en route quatorze esclaves sur les fonds de la mission.
Quand on songe, d’autre part, que j’ai dû faire des cadeaux importants à six souverains (cadeaux variant de 200 à 500 francs en France) et faire journellement des cadeaux aux chefs de village, à mes hôtes, aux guides, aux gens qui m’ont rendu des services, fourni des renseignements, à la famille des chefs, aux personnes qui, dans maintes circonstances, ont préparé les aliments à mes hommes, et qu’en outre il a fallu assurer notre subsistance pendant vingt-huit mois, payer quelquefois de lourds droits de passage aux riverains, on se rendra certainement compte que si avec si peu de marchandises on peut subvenir à tant de dépenses, c’est que leur valeur augmente considérablement au fur et à mesure que l’on avance à l’intérieur. A Kong, les 10000 francs de marchandises qui me restaient valaient plus de 40000 francs.
C’est ce qui explique comment avec la modique somme de 23000 francs j’ai pu me tirer d’affaire, payer largement les services rendus par les indigènes et laisser derrière moi le souvenir d’un homme généreux — appartenant à une nation qui ne compte pas, et où, comme le disent les indigènes, tout le monde est riche !
APPENDICE III
Bulletin météorologique. — Tableau comparatif des pluies entre le bassin du Niger et celui de la Volta. — Saisons. — Observations sur le climat.
BULLETIN MÉTÉOROLOGIQUE
| 1887, | avril. | Bassin du Sénégal. | — Quelques tornades sèches. | 
| — | mai. | — | — 6 pluies dans la deuxième quinzaine. — Température maxima à l’ombre, 42 degrés Réaumur. | 
| — | juin. | — | — 14 pluies. — 39 degrés. | 
| — | juillet. | Bassin du Niger. | — 22 jours de pluie sur 31 jours. Durée d’une demi-heure à quatre heures. Trois pluies torrentielles. Presque pas de tonnerre, peu de vent, quelques éclairs seulement. | 
Températures observées à l’ombre d’un bombax :
| 7 heures du matin. | 2 heures après-midi. | 6 heures soir. | |
|---|---|---|---|
| Maximum | 27° | 38° | 29° | 
| Minimum | 24° | 34° | 27° | 
La nuit, à l’intérieur des cases, jusqu’à dix heures, 28 degrés ; vers quatre heures du matin, 19 degrés.
| 1887, | août. | Bassin du Niger. | — Sur 31 jours, 23 jours de pluie d’une durée variable, dont une dizaine torrentielles. — Même température qu’en juillet. | 
| — | septembre. | Id. | — Sur 30 jours, il a plu 16 jours, une forte pluie tous les quatre jours environ ; les autres pluies étaient des orages d’une demi-heure ou d’une heure seulement. — Même température qu’en août. | 
| — | octobre. | Id. | — 6 fortes pluies ; 6 pluies de courte durée ; 4 tornades sèches. — Température très supportable, comme les mois précédents. Rosées abondantes la nuit. | 
| — | novembre. | Id. | — Une seule pluie, le 2. — Température élevée à la fin du mois. Maximum à l’ombre, 42 degrés. | 
| — | décembre. | Id. | — Pas de pluie. — Très bonne température ; maximum à l’ombre, 30 degrés. — Commencement des nuits froides. Vers quatre heures du matin, à l’intérieur des cases, la température s’abaisse à 13 degrés. | 
| 1888, | janvier. | Bassins du Niger et du Comoë. | — Pas de pluie. — Bonne et saine température le matin jusqu’à sept heures. Dans la journée, température maximum à l’ombre : 34 degrés. La nuit le thermomètre à l’intérieur des cases, vers quatre heures du matin, descend à 12 degrés. Une seule fois j’ai observé 8 degrés ; c’est la température la plus basse que j’aie constatée. | 
| — | février. | Bassin du Comoë. | — Du 20 au 29, 4 fortes pluies. Plus de thermomètres. — La température est très élevée, au moins 42 degrés à l’ombre. Dans la première partie de la nuit il est impossible de dormir à l’intérieur des habitations, elles sont trop surchauffées pendant la journée ; ce sont de véritables étuves. | 
| — | mars. | Id. | — 7 pluies de durées variables. — Température très élevée, vers la fin du mois surtout. On voyage avec difficulté dans la journée, heureusement que le pays est assez élevé (700 à 800 mètres d’altitude) et qu’il fait un peu d’air. | 
| — | avril. | Id. | — 10 pluies. — Température presque insupportable de neuf heures du matin jusqu’à deux heures et demie. On bénéficie d’un peu de vent. | 
| — | mai. | Bassin de la Volta. | — 6 pluies et 4 fois quelques gouttes d’eau seulement. La température devient plus supportable ; la verdure commence et empêche beaucoup la réverbération. | 
| — | juin. | Id. | — 12 pluies dont 2 insignifiantes. — Température très supportable. Abaissement de 12 degrés après chaque orage. | 
| — | juillet. | Id. | — 15 pluies dont 7 insignifiantes. Température supportable. | 
| — | août. | Id. | — 14 pluies dont 7 insignifiantes et 3 fois quelques gouttes d’eau seulement. — Les fortes pluies ont lieu au changement de lune. | 
| — | septembre. | Id. | — 20 pluies. 4 fois il a plu toute la journée ou toute la nuit ; 10 fois de une heure à trois heures, et 6 fois c’étaient des orages insignifiants. | 
| — | octobre. | Id. | — 22 pluies dont 4 insignifiantes. — Température très supportable. | 
| — | novembre. | Id. | — 1 seule pluie, le 16. Quelques tornades sèches. | 
| — | décembre. | Bassin du Comoë. | — Température supportable. Pas de pluie. | 
| 1889, | janvier. | Id. | — 3 fortes pluies. Température supportable. | 
| — | février. | Id. | — Pas de pluie. — Température supportable. | 
| — | jusqu’au 20 mars. | Id. | — 5 pluies. — Température supportable. | 
TABLEAU COMPARATIF DES PLUIES
| Sénégal et Niger. | Volta. | ||||
|---|---|---|---|---|---|
| Janvier | » | » | |||
| Février | » | » | |||
| Mars | » | » | |||
| Avril | » | » | |||
| Mai | 6 | 6 | |||
| Juin | 14 | 12 | dont | 2 | insignifiantes. | 
| Juillet | 22 | 15 | — | 7 | — | 
| Août | 23 | 14 | — | 10 | — | 
| Septembre | 16 | 20 | — | 6 | — | 
| Octobre | 12 | 22 | — | 4 | — | 
| Novembre | 1 | 1 | » | ||
| Décembre | » | » | » | ||
| Totaux | 94 | 90 | dont | 29 | insignifiantes. | 
De ce tableau comparatif il résulte que dans le bassin du Sénégal et du Niger il tombe environ 90 pluies pendant l’hivernage, avec une durée variant entre une heure et trois heures, et que dans le bassin de la Volta il tombe un nombre égal de pluies, mais dont le tiers est à classer parmi les orages insignifiants.
Dans le bassin du Niger l’hivernage réel comprend les mois de juillet, d’août et de septembre, tandis que dans celui de la Volta il ne comprend que septembre et octobre : il est donc en retard de deux mois sur le bassin du Niger.
Au point de vue des saisons, elles se répartissent comme il suit dans les deux bassins :
| NIGER. | VOLTA. | 
|---|---|
| Grosses chaleurs. — Avril, mai. | Grosses chaleurs. — Avril, mai. | 
| Semailles. — Juin (pluies rares, mais assez régulières). | Semailles. — Juin, juillet, août (pluies irrégulières, mais très rares). | 
| Hivernage. — Juillet, août, septembre. | Hivernage. — Septembre, octobre. | 
| Récolte. — Octobre et novembre. | Récolte. — Novembre, décembre. | 
| Saison fraîche. — Décembre et janvier. | Saison fraîche. — Janvier, février. | 
| Époque où l’on brûle les herbes. — Février, mars. | Époque des incendies. — Mars. | 
L’hivernage et les saisons en général paraissent bien mieux établis dans le bassin du Niger que dans celui de la Volta. Dans ce dernier bassin, l’hésitation est longue, l’hivernage n’arrive pas franchement ; les habitants s’y préparent pendant trois mois, appelant de tous leurs vœux les pluies qui ne viennent pas. Dans tout le Dafina, le Gourounsi et le Mossi j’ai partout reçu des députations qui venaient me demander d’user de toute mon influence auprès du Tout-Puissant pour leur faire avoir des pluies abondantes.
Pour le passage des rivières les observations peuvent avoir une grande utilité. Je n’ai pas séjourné assez longtemps sur les bords d’un cours d’eau pour observer méthodiquement sa crue. Mais on peut cependant déduire ceci : c’est que dans les premiers jours d’août, le 4 ou le 5, la Volta orientale était encore guéable, et que vers cette époque le Niger atteignait déjà sa plus grande hauteur, comme nous l’apprend Mage :
| 1er | juin (crue du Niger devant Ségou) | 0m,22 | 
| 4 | août | 3m,78 | 
| 15 | août, la crue atteint | 4m,52 | 
| 7 | septembre, maximum de la crue | 5m,43 | 
| 26 | septembre | 5m,15 | 
La baisse se continue progressivement jusqu’en décembre.
Quant au régime des pluies du bassin du Comoë, il est tout différent de celui de la Volta et du Niger.
L’hivernage commence deux mois avant la saison des pluies des bassins précités. Les pluies commencent en mars à la côte, puis elles remontent lentement vers l’intérieur.
En mars j’ai constaté dix pluies ; en avril elles sont déjà plus fréquentes, ce qui fait qu’entre le 5e et le 7e parallèle on peut considérer les mois de juillet et d’août comme les mois d’hivernage de la région.
A ce propos, il serait très curieux de tracer sur une carte les courants qui amènent les pluies dans tout le Soudan occidental ; les tracés ainsi obtenus donneraient, à coup sûr, une idée d’ensemble qui ne manquerait pas de jeter un jour plus complet sur les courants atmosphériques et la marche des tornades. On ne serait certes pas en mesure d’en déduire des données absolument mathématiques, le relief du sol et les cours d’eau jouant un grand rôle dans cette question, mais on obtiendrait des données qui, à l’aide d’observations ultérieures plus précises, deviendraient intéressantes à consulter.
J’ai adopté pour la division de l’année six saisons au lieu de quatre, c’est la même classification dont se servent les indigènes. Je suis arrivé à l’employer parce qu’elle me permettait de préciser, à défaut de noms de mois qui manquent chez certains peuples, l’époque de mon passage dans telle ou telle région.
Du reste cette classification en six saisons comporte des températures bien différentes, qui méritent d’être examinées chacune isolément ; c’est ce que nous allons faire :
Saison des fortes chaleurs. — Elle correspond aux mois d’avril et de mai. Les températures sont très élevées : de neuf heures à trois heures de l’après-midi, il y a généralement 40 à 42 degrés Réaumur à l’ombre et à l’air libre. Au soleil la chaleur est très intense ; il est extrêmement pénible de voyager pour l’Européen, et même pour les animaux porteurs, qui cherchent à s’arrêter chaque fois qu’ils rencontrent de l’ombre.
Avec un thermomètre il n’est pas possible de se rendre exactement compte de la chaleur que l’on supporte. Elle doit atteindre 60 degrés dans les lieux où la chaleur zénithale se cumule avec la réverbération du sol dépourvu d’herbes et quelquefois de la réverbération de murs d’enceinte de maisons ou même de parois verticales des grès de certains soulèvements.
Le soir les parois des habitations en pierres et en terre sont très surchauffées ; on est tenu de coucher dehors et de ne rentrer que dans la nuit, après que les murs sont refroidis.
Saison des semailles (juin). — La verdure commence à tapisser le sol. On prépare les cultures pour les semailles, qui se font après les premières pluies. Il fait encore bien chaud, l’air est lourd, saturé d’électricité, on a tout l’ennui de l’approche de l’orage, sans avoir le bénéfice qui résulte de l’abaissement de la température après chaque pluie.
Hivernage. — Excellente saison pour l’Européen ; c’est presque une chaleur de pays tempérés. La pluie donne des abaissements brusques de température de 10 à 15 degrés desquels il faut se méfier en se couvrant. Si le mauvais état des chemins et la grosseur des cours d’eau n’étaient des obstacles sérieux pour les voyages, il faudrait toujours profiter de cette saison pour aller visiter un pays. La végétation est splendide, il y a de la verdure partout, l’œil se repose, et le voyageur peut réellement juger de la richesse d’un pays.
Récolte (octobre et novembre, et, pour quelques produits, décembre). — La verdure subsiste encore, c’est l’époque des fortes rosées. La chaleur est très supportable ; vers la mi-novembre, cependant, il y a quelquefois des journées excessivement chaudes.
Les eaux commencent à se retirer et les marigots et flaques d’eau sont asséchés. L’air est dans ces endroits chargé de miasmes qui engendrent le paludisme. Il est bon pour s’en préserver de ne jamais se mettre en route à jeun et de faire usage des kolas.
Saison fraîche (décembre et janvier). — Très bonne saison pour les Européens. Les nuits sont très fraîches, il n’est pas rare d’avoir 16 degrés de chaleur seulement dans la nuit. Dans la journée la chaleur est supportable. Les convalescences sont extrêmement rapides en cette saison.
Époque où l’on brûle les herbes (février et mars). — Les hautes herbes séchées sont allumées, le Soudan entier est en feu. Vers cette époque il tombe aussi quelques pluies, qu’on appelle le petit hivernage. L’eau tombée et les cendres des herbes servant d’engrais donnent un regain à la végétation : on aperçoit des jeunes pousses aux arbres, et le manteau noir dont est recouvert le sol se trouve pendant quelques jours émaillé de verdure. C’est la meilleure saison pour les voyages : les rivières deviennent guéables ; mais on ne peut pas se rendre compte de la valeur et de la beauté du pays que l’on traverse : juger le Soudan en février et mars, serait juger la France en décembre et janvier.
Le climat des régions que j’ai visitées n’est pas aussi insalubre qu’on le proclame en France.
Quelques pessimistes viennent, dès qu’on parle de colonisation, vous opposer l’inclémence du climat. Tout cela est bien exagéré.
Nous n’avons pas la prétention de faire croire que le climat est aussi salubre que celui de la France, mais ce que nous affirmons bien hautement, c’est que l’Européen peut vivre partout à la condition de s’entourer d’un certain confort. Sur la côte même, les agents français de nos factoreries résistent bien et supportent gaillardement des séjours prolongés à la condition de pouvoir venir se retremper tous les deux ans pendant quelques mois en France. Il ne nous serait pas difficile de citer des Français qui y ont séjourné pendant de nombreuses années, qui sont très valides et dont l’intelligence est loin d’être atrophiée, comme on nous le raconte trop souvent. Il est des peuples, pour ne citer que les Anglais, les Hollandais, les Portugais, qui vont plus volontiers dans les colonies que nous, et ces races ne périclitent pas, loin de là.
Trop souvent on nous renvoie à des statistiques, en disant qu’à l’époque de l’occupation de la côte par des troupes françaises la mortalité était d’un pour cent trop élevé pour songer à s’y établir.
Il y a une différence considérable dans l’état de santé des hommes qui vont dans ces régions dans un but déterminé, pour y faire du commerce ou se livrer à des études intellectuelles, et un malheureux troupier qui y vient sans objectif. De quoi peut-il s’occuper, à part les heures d’exercice, de service ? L’oisiveté dans laquelle vit le soldat engendre chez lui la mélancolie ou le prédispose à noyer son chagrin dans des libations funestes à la santé. C’est pourquoi il ne faut voir de statistique vraie que dans celles qui comprennent des sujets occupés par un travail quelconque qui chasse l’ennui.
Nous avons toujours constaté qu’au Sénégal et dans nos postes du Soudan français, les officiers les mieux portants sont ceux qui s’occupent le plus, en usant modérement de la chasse, du cheval, et se livrent à un travail intellectuel quelconque, de façon à trouver à employer leur temps. On peut très bien se conserver une bonne santé, à part quelques malaises passagers qui n’ont aucune gravité.
Pendant le cours de mon exploration j’ai été deux fois très gravement malade, mais comment en serait-il autrement ?
Mon voyage s’est effectué dans des conditions excessivement pénibles : on ne reste pas impunément deux ans sans vin ni pain, ni rien de ce que nous mangeons en France.
Il faut aussi traverser des marais et des rivières à la nage, on est exposé à toutes les intempéries sans pouvoir changer de linge. J’aurais fait mon voyage dans de semblables conditions en France, j’aurais certes eu autant de jours de malaise et de maladie.
Mais quand on a une installation confortable, on peut très bien conserver une bonne santé.
« Un excellent moral et la volonté de vivre sont les meilleurs facteurs pour se bien porter. »
APPENDICE IV
Flore et faune.
Il est impossible de donner des renseignements utiles sur la flore et la faune d’un pays sans tomber dans une fastidieuse énumération des divers produits. — Il faut cependant dire ce que l’on a vu, et il est indispensable de signaler les ressources qu’offre l’immense pays que j’ai visité.
En céréales nous avons observé :
Deux variétés de mil hâtif dit souna (Penicillaria spicata), ou mil chandelle.
Deux variétés de mil tardif dit sanio.
Quinze variétés de sorgho, qui peuvent se répartir au point de vue botanique en deux espèces, le Sorghum vulgare et le Sorghum saccharatum. Ces variétés remarquées ne sont peut-être qu’une seule forme infiniment variée par la culture et la sélection depuis les temps les plus reculés.
Six variétés de maïs.
Le maïs a été certainement importé d’Égypte. Dans presque tous les dialectes, langues et idiomes du Soudan occidental, cette graminée porte un nom rappelant la Mecque ou l’Égypte.
Exemple : Kaba (pierre sainte de Médine), Maka, maka nion (mil de la Mecque), daou n’Massara (mil d’Égypte), etc.
Sa culture doit être récente au Soudan et date peut-être seulement d’un siècle. Ce qui est notoire, c’est qu’à la fin du XVIe siècle on ne signalait pas le maïs en Égypte, et que Forskal, à la fin du XVIIIe siècle, mentionnait le maïs comme encore peu cultivé en Égypte, où il n’avait pas reçu un nom distinct des sorghos. De Candolle a prouvé que le maïs est originaire du Nouveau Monde. Nous pensons donc que pour le Soudan central il a dû venir par l’Égypte, apporté par les pèlerins revenant de la Mecque, et aussi par la côte occidentale d’Afrique, apporté par les négriers et les commerçants européens.
Quatre variétés de riz. Strabon, qui avait vu l’Égypte comme la Syrie, ne dit pas que le riz fût cultivé de son temps en Égypte, mais il ajoute que les Garamantes le cultivaient.
Il existe encore au Soudan une autre graminée dont le nom scientifique est Panicum filiforme (Paspalum ægyptiacum). En mandé on la nomme fini ou fonio. C’est une graminée plus petite que le plantain. La tige qui porte l’épi est très fine et a une légère odeur de foin. Elle est employée et préparée d’une façon différente des mils et des sorghos. Afin d’enlever la pulpe du grain, on le fait griller, puis le grain est vanné ; il est ensuite cuit à l’étouffée. C’est une excellente semoule.
Nous en connaissons trois variétés, qui ne diffèrent entre elles que par la grosseur de la graine et leur teinte plus ou moins foncée.
L’arachide ou pistache de terre est représentée par trois variétés.
Sloane, dans Jamaïca, page 184 (cf. de Candolle, Organes des plantes utiles), dit que les négriers chargeaient leurs vaisseaux d’arachides pour nourrir les esclaves pendant la traversée, ce qui indique une culture alors très répandue en Afrique. D’autre part, des graines d’arachide ont été trouvées dans les tombeaux péruviens d’Aucon, d’après Rochebrune, ce qui fait présumer quelque ancienneté d’existence en Amérique. De Candolle n’est pas éloigné de croire à un transport du Brésil en Guinée par les premiers négriers, et c’est aussi notre avis. Nulle part dans nos voyages nous n’avons trouvé l’arachide à l’état spontané. Au Brésil on en compte une dizaine de variétés, et au Soudan nous n’en avons observé que trois : arachides de Casamance, du Cayor, et rouge.
Nous avons aussi trouvé six variétés de haricots arachides, c’est-à-dire de haricots qui croissent de la même façon que l’arachide. C’est le voandzou de Madagascar (le nom latin est Voandzeia subterranea). Il est très estimé dans le Gourounsi ; on le cultive aussi au Congo.
Les haricots sont représentés par une dizaine de variétés ; ils sont constitués par une série de plantes très différentes des nôtres (doliques, cajans, etc.). C’est une réelle ressource pour l’Européen. On les mange secs et verts ; les indigènes utilisent aussi les feuilles pour les sauces de to.
L’oignon n’est représenté que par deux variétés, qui semblent dégénérées.
L’igname est représentée par une douzaine de variétés. Elle croît également à l’état spontané. Je l’ai trouvée fréquemment et dans des lieux où le doute sur la spontanéité n’est pas permis.
Une variété de cresson pousse à l’état spontané sur les berges de certaines rivières et principalement sur les bords du Sénégal (à la Laoussa entre autres).
Le pourpier pousse partout à l’état spontané.
La chicorée et l’épinard sont représentés par des plantes offrant de l’analogie avec nos plantes d’Europe, mais elles ne sont pas semblables.
L’oseille est représentée par trois espèces de malvacées acides qui jouent le rôle d’oseille.
L’Hibiscus cannabinus est acidulé dans toutes ses parties.
L’Hibiscus sabdariffa a des fleurs rosées ou plutôt des calices employés comme oseille. Il y a une autre malvacée sans fleurs qui est beaucoup employée.
Enfin les Asparagus ne sont pas rares en Afrique, mais ce n’est pas notre asperge ordinaire ; elles sont parfois mangeables, mais souvent amères.
Deux variétés de tubercules, le Tacca involucrata et le Dioscorea bulbifera, se trouvent à l’état spontané.
Les fourrages sont représentés par une variété infinie de graminées et plusieurs variétés de bambous.
L’Indigofera tinctoria et l’Indigofera argentea s’y rencontrent à l’état spontané.
Le henné est cultivé et spontané (Lawsonia inermis).
Nous connaissons aussi trois variétés de textile, sorte de chanvre sauvage employé par les indigènes, connu sous le nom de dadian, dafou, etc.
La canne à sucre (importée des Antilles).
Plusieurs variétés de poivre à l’état spontané.
On y rencontre à l’état sauvage le caféier ; mais l’oranger, le mangotier, le citronnier et le jujubier semblent importés des Antilles.
Une vigne à tiges annuelles et à souches vivaces, cette fameuse vigne à propos de laquelle Lécart a fait tant de bruit il y a peu d’années.
Plusieurs variétés de concombres, melons, pastèques.
Et enfin au moins une trentaine d’espèces de tabac, dont quelques-unes sont excellentes.
Le tabac semble être originaire du Soudan ; il porte dans les pays mandé le nom de taba. Nous avons trouvé dans l’Histoire de la dynastie saadienne du Maroc par El-Oufrani, traduction de O. Houdas, professeur à l’École des langues orientales, le passage, suivant que nous donnons intégralement :
« En l’année 1001 (8 octobre 1592-27 septembre 1593) on amena à Elmansour un éléphant du Soudan. Le jour où cet animal entra dans le Maroc fut un véritable événement : toute la population de la ville, hommes, femmes, enfants et vieillards, sortit de ses demeures pour contempler ce spectacle.
« Au mois de ramadhan 1007 (28 mars-17 avril 1599) l’éléphant fut conduit à Fez. Certains auteurs prétendent que c’est à la suite de l’arrivée de cet animal que l’usage de la funeste plante dite tabacco s’introduisit dans le Maghreb, les nègres qui conduisaient l’éléphant ayant apporté du tabac qu’ils fumaient, et prétendant que l’usage qu’ils en faisaient présentait de très grands avantages. La coutume de fumer, qu’ils importèrent, se généralisa d’abord dans le Drâa, puis à Maroc, et enfin dans tout le Maghreb.
« Les docteurs de la loi émirent, à l’époque, des avis contradictoires au sujet du tabac : les uns déclarèrent son usage illicite, d’autres licite, et d’autres enfin s’abstinrent de se prononcer sur la question. Dieu sait ce qu’il faut penser à cet égard ! »
M. Houdas a encore eu l’amabilité de nous donner la note ci-jointe, qui confirmerait bien que le tabac est, sinon originaire du Soudan, au moins qu’il y est connu depuis les temps reculés.
« A Koubacça, le tabac sert aussi de monnaie. Par une singulière homophonie avec le nom européen, les habitants du Dârfour l’appellent, dans leur langage, taba. Bien plus, ce nom de taba est commun dans tout le Soudan. Au Fezzan et à Tripoli de Barbarie, on l’appelle tabgha.
« J’ai lu une cassidah, ou pièce de vers, composée par un Bakride ou descendant de la famille du khalife Abou Bakr, afin de prouver que fumer n’est pas pécher. Ces vers, je crois, datent d’environ le milieu du IXe siècle de l’hégire. En voici quelques-uns :
« Dieu tout-puissant a fait sortir du sol de notre pays une plante dont le vrai nom est tabqha.
« Si quelqu’un, dans son ignorance, te soutient que cette plante est défendue, dis-lui : « Comment prouves-tu ce que tu avances ? Par quel verset du Coran ? »
« Le taba de Kouça, employé comme monnaie, est en forme d’entonnoir. On cueille les feuilles encore vertes, on les pile dans un mortier de bois jusqu’à les réduire en une masse pâteuse ; on en façonne alors des entonnoirs ou cônes vides que l’on fait sécher et qu’ensuite on met en circulation au marché. Ce taba a une odeur tellement forte, qu’en le flairant on éprouve parfois une sorte de vertige. Les cônes de tabac diffèrent de volume ; les grands sont comme de grosses poires, et les autres comme de petites poires. »
( Voyage au Dârfour, par le cheikh Mohammed ebn Omar el-Tounsy, traduit de l’arabe par le Dr Perron. Paris, MDCCCXLV. Pages 318 et 319.)
| Le ficus, plusieurs variétés. | ||
| Le bananier (plusieurs variétés), importé des Antilles (?). | ||
| Les dattiers, importés de l’Afrique septentrionale. | ||
| Le cotonnier, importé d’Égypte. | ||
| Le ricin (plusieurs variétés), | ⎱ ⎰  | 
à l’état spontané. | 
| La pourguère (plusieurs variétés), | ||
| Le cocotier (importé des Antilles). | ||
| La patate (plusieurs variétés), | ⎱ ⎰  | 
importés d’Amérique. | 
| Le manioc (plusieurs variétés), | ||
| Le diabéré se voit aussi dans certains villages à l’état isolé ; c’est une aroïdée, le Colocasia esculenta, ou taro, de la Nouvelle-Calédonie. | ||
| La pomme cannelle, | ⎫ ⎪ ⎪ ⎬ ⎪ ⎪ ⎭  | 
importés des Antilles et de l’Amérique par les négriers. | 
| Le corrosol, | ||
| Le pommier d’acajou, | ||
| Le goyavier, | ||
| L’avocatier, | ||
| Le papayer, | ||
| Le gombo, | ⎫ ⎬ ⎭  | 
viennent à l’état spontané. | 
| Le piment arbrisseau, | ||
| L’ananas (plusieurs variétés), | ||
| La tomate doit leur venir d’Amérique. Les petites tomates (tomates cerises) constituent une espèce bien distincte de la grosse tomate que nous cultivons en Europe. | ||
| Enfin, on trouve plusieurs variétés de champignons comestibles. | ||
A toute cette nomenclature il convient d’ajouter les ressources qu’offrent l’arbre à beurre, le baobab, le néré (Parkia biglobosa), le bombax, le finsan, les palmiers, etc., l’arbre à kola, les lianes à caoutchouc, arbres desquels nous avons déjà entretenu le lecteur, ainsi qu’une cinquantaine de variétés de bois de construction et d’arbres à écorce de fibres qu’on peut utiliser comme textiles.
Après avoir lu une nomenclature de produits aussi riche que celle que nous donnons ci-dessus, il ne faut pas en conclure que dans tous les pays que j’ai parcourus on puisse se procurer aisément ces produits. Hélas ! non. L’état social des noirs, le peu de sécurité dans l’avenir et le manque de débouchés entretiennent l’inertie complète chez ces peuples.
Certains d’entre eux ne cultivent que deux ou même une seule variété de céréales. D’autres, ruinés par les guerres, ne s’occupent plus que des cultures hâtives, dont elles mangent les récoltes au fur et à mesure de leur maturité, se contentant d’employer comme condiments quelques feuilles d’arbre, des graines de cucurbitacées sauvages, des chenilles, etc. C’est ce qui explique comment j’ai dû me nourrir pendant plusieurs mois de la même variété de mil, accommodée tous les jours de la même façon.
Dans les pays où règne la tranquillité, les indigènes, en cultivant toujours les mêmes lieux, ont épuisé leurs terres, qui, jadis si fertiles, ne produisent plus aujourd’hui que des produits dégénérés dont les indigènes abandonnent peu à peu la culture. Malgré les remarques que font les indigènes pour les terrains bordant le village et engraissés par les détritus du village, ils ne s’occupent pas du fumage des champs pour augmenter leurs récoltes. Cette remarque ne s’applique cependant pas à tous les peuples noirs que j’ai visités : les Soninké, les Mandé, les Peul fument leurs terres en y parquant des troupeaux.
L’indigène ne jouit pas des produits de sa basse-cour ; quantité d’œufs se perdent ; on ne s’y entend pas pour faire couver ; c’est à peine si, de temps à autre, le chef de famille peut mettre une poule dans son fricot.
Pourtant les animaux de basse-cour pullulent.
J’ai remarqué 4 ou 5 variétés de poules,
2 variétés de canards,
Des pigeons domestiques,
Et 10 variétés de pintades domestiques.
Les animaux de boucherie ne font pas défaut non plus ; nous avons eu occasion de parler plus haut des diverses races bovine, ovine, caprine, chevaline et asine ; on y élève plusieurs variétés de chiens qui pour eux sont comestibles.
Le gibier ne leur fait pas non plus défaut.
Je n’entrerai pas dans la riche nomenclature d’animaux de toute espèce qui peuvent fournir des ressources en vivres.
Je me bornerai à dire que le gibier d’eau abonde et est représenté par une vingtaine de sortes de canards sauvages, oies, poules d’eau, râles, etc.
Les échassiers sont représentés à l’infini.
Les outardes, pintades, perdrix grises et poules de rochers se trouvent un peu partout, ainsi que les oiseaux à plumage brillant, les perruches et les perroquets.
Parmi le gibier à poil, nous citerons le lièvre, les belettes, fouines, sortes de furets, les porcs-épics, hérissons, la loutre, le sanglier et le phacochère. Toutes les variétés de gazelles et d’antilopes (au moins 20 espèces).
Les girafes et les bœufs sauvages (7 ou 8 variétés).
2 espèces d’éléphants.
L’hippopotame, le lamantin, le caïman et 8 ou 10 espèces de poissons, les tortues, les lézards et les iguanes.
Enfin, quand nous aurons cité les fauves, hyènes, chats-tigres, onces, panthères, lions et une belle collection de serpents, nous aurons fait connaître tout ce que nous avons vu pendant le cours de notre exploration.
Ces animaux ne font courir aucun danger. Il n’y a que les imaginations exaltées qui peuvent narrer des scènes comme celles qu’on lit trop souvent. J’affirme ici que, dans le cours de mon voyage, et depuis huit ans que je suis constamment au Soudan, je n’ai jamais entendu parler d’un indigène dévoré ou blessé par un fauve ; que chaque fois que j’en ai vu, ils ont pris la fuite, de sorte qu’il est très rare de pouvoir en tuer un.
Quant aux serpents, qui inspirent une terreur si irréfléchie à beaucoup de personnes, ils ne sont pas plus à craindre, surtout pour l’Européen, qui marche toujours chaussé. Je n’ai jamais entendu parler de quelqu’un qui soit mort d’une morsure de serpent. Les gros serpents, boas, etc., ne quittent pas les fourrés impénétrables ; il est difficile d’en voir. J’en ai vu en tout quatre ou cinq, et encore n’avons-nous pas réussi à les tirer. Quand on songe que tous les indigènes circulent à peu près nus dans les hautes herbes et dans les fourrés les plus impénétrables et qu’il n’arrive pas d’accidents, ou presque jamais, on peut conclure avec moi que les fauves, les serpents et les animaux nuisibles sont bien moins dangereux qu’on ne le proclame un peu partout.
APPENDICE V
Liste des rois sonr’ay de la première dynastie. — Liste de la deuxième dynastie. — Notes sur l’histoire générale de la dynastie sonr’ay-mandé. — Famille mandé. — Famille sonni-nké. — Famille mandé-bammana. — Famille soso ou sousou — Famille mandé-mali. — Famille mandé-dioula.
PREMIÈRE DYNASTIE
Les historiens arabes nous apprennent les noms de presque tous les rois dits du Sonr’ay. On en trouve la liste complète dans Rolfs (Beiträge zur Geschichte, etc.), dans la Zeitschrift der Deutschen Morgenländischen Gesellschaft, Band IV, 1855. Je la donne ci-dessous :
| 1. | Le premier roi sonr’ay (سغى) ? était Za al-Yamin (vers 771 ? ; d’après moi, en chiffres ronds, 800). | |||
| 2. | A lui succéda | زكى Za Zakajâ ou Za Zaki. | ||
| 3. | — | اتَكىْ ou تكى Za Atakaï ou Taki. | ||
| 4. | — | اكَىَ Za Akaya. | ||
| 5. | — | اكِرُ (اكو) Za Akirou (Kérou ?) | ||
| 6. | — | على بُى (على بنى) Za Ali Boy ou Boya, ou encore Ali Bana (Bani). | ||
| 7. | — | بِيَرُ (بيرو كومَىْ) Za Biyarou ou Barou Koumaya ? (Barou ?) | ||
| 8. | — | بِى (ابى) Za Abi ou Aba. | ||
| 9. | — | اكُىِ Za Akouyi. | ||
| 10. | — | يُم كَروَىَ Za Youma Karaouaya. | ||
| 11. | — | يُم دُنكُ Za Youma Dounkou. | ||
| 12. | — | يُمَ كيبعَ (كبيع) Za Youma Kiba’a ou Kibakha ou Kabaya. | ||
| 13. | — | كوكِرىَ Za Koukirya. | ||
| 14. | — | كِنْكِر Za Kinkira. | ||
| Aucun de ces rois ne croyait en Dieu et à ses prophètes. | ||||
| Le premier qui embrassa l’islamisme fut : | ||||
| 15. | Za-Kasi كَسى 400 de l’hégire (1009 à 1010), il régna jusqu’en 1020. | |||
| 16. | A lui succéda | كُسُرْ دارى Za Kousour Dari, peut-être Diara (1020 à 1038). | ||
| 17. | — | اهِرْ كَرُنْك دُمْ Za Ahir Karounkou Doum (1038 à 1062). | ||
| 18. | — | بيىْ كى كَيْمَ Za Bayouky Kayma (1062 à 1078). | ||
| 19. | — | يُمَ داعُ (نتاسنى) Za Youma Da’ou (Natanansi) (1078 à 1100). | ||
| 20. | — | بَيىَ كَيْرِ كِنْبَ Za Baya Kayri Kinba (1100 à 1119). | ||
| 21. | — | كُيى شيبيب (كين شنبيب) Za Kouyi Chibiba, ou Kayan Chanbib (1119 à 1140). | ||
| 22. | — | اتيبا (تب) Za Atiba ou Taba (1140 à 1158). | ||
| 23. | — | تنبا سِنَى Za Tanba (Tenéba) Sinay (1158 à 1176). | ||
| 24. | — | يُمَ داعُ Za Youma Da’ou (1176 à 1200). | ||
| 25. | — | فدازو (فدزر) Za Fadazou ou Fadazara (1200 à 1218) ; ce règne correspond à celui de Baramindana. | ||
| 26. | — | على كِرُ Za Ali Kirou (1218 à 1235), correspondant au règne de Mari Diara. | ||
| 27. | — | بير فَلك Za Birou, ou Bayarou Falaka, correspondant au règne de Mansa Wali. | ||
| 28. | — | باسبيى ? Za Basabia, ou Basabi (Yasabi), correspondant aux règnes de Mansa Wali, Mansa Kalifa et de Mansa Abou Bakr. | ||
| 29. | — | درر ? Za Darar, Za Dazara ? | ⎫ ⎪ ⎬ ⎪ ⎭  | 
Serki Diara, Gao, Mohammed, Abou Bakr, Mansa Mouça, noms des rois mandé correspondants. | 
| 30. | — | زنك بار Za Zanaki, Barou. | ||
| 31. | — | بسا فار Za Basa Farou ou Fara ou Basi-Fara. | ||
| 32. | — | فد Za Fada, Za Fa-Dé. | ||
DEUXIÈME DYNASTIE
Les Sonni. — 1331 (date mentionnée sous le règne de Mansa Magha, par Ahmed Baba).
| 33. | Sonni Ali Kilnou. | 
| 34. | Sonni Silman Nar. | 
| 35. | Sonni Ibrahim Kiba ou Kibya. | 
| 36. | Sonni Ousman Kanou ou Kanwa. | 
| 37. | Sonni Basakin Aukabaya ou Bara Kina Abaky. | 
| 38. | Sonni Mouça. | 
| 39. | Sonni Boukar Zanka ou Zanaka ou Zoniké. | 
| 40. | Sonni Boukar Dal Binba. | 
| 41. | Sonni Barou Kouya. | 
| 42. | Sonni Mohammed Da’ou. | 
| 43. | Sonni Mohammed Koukia. | 
| 44. | Sonni Mohammed Barou. | 
| 45. | Sonni Mari Koul Khoum ou Mari fi Koul Khoum. | 
| 46. | Sonni Mari Râkar. | 
| 47. | Sonni Mari Aranadan. | 
| 48. | Sonni Souleyman Da’ou. | 
| 49. | Sonni Ali. | 
| 50. | Sonni Bara ou Barou, appelé aussi Abou Bakr Da’ou. | 
| 51. | Askia Thouré : El-Hadj Mohammed (1500 ?). | 
La première dynastie est celle des Za, titre dont nous donnons l’origine à propos de l’histoire des Sonni-nké.
Cette dynastie se divise en deux moitiés, dont la première, la plus ancienne, ne comprenait que des rois païens (infidèles). Ils sont au nombre de 14. Za al-Yamin, le premier dont le nom soit connu, devait, d’après nos calculs, régner vers l’an 800 de l’ère chrétienne. Le quatorzième, Za Kinkira, a dû mourir vers l’an 1000.
L’énumération des noms des rois de cette première moitié de la dynastie des Za nous rappelle peu de noms propres mandé ; on ne peut y relever que ceux du cinquième souverain, nommé Akirou, nom qui rappelle le diamou mandé-dioula Kérou, et celui du septième souverain, dans lequel on trouve le nom Birou, qui rappelle le mandé-dioula Barou.
Mais nous ne tenons pas pour une preuve suffisante ce rapprochement de noms pour en déduire que réellement les cinquième et septième souverains de cette dynastie étaient d’origine mandé.
Il n’en est pas de même pour la deuxième moitié de la dynastie des Za. Elle comprend 18 rois, tous musulmans. Le premier d’entre eux qui embrassa l’islamisme (le quinzième de la dynastie des Za) se nommait Za Kasi.
El-Békri rapporte que la date de sa conversion remonte à l’an 1009-1010.
Si, en dehors de la conversion de Za Kasi, les historiens arabes ne rapportent aucun événement sur le règne des 18 rois musulmans Za, nous apprenons par la liste de leurs noms que neuf d’entre eux, c’est-à-dire la moitié, portaient des noms ou surnoms mandé. C’est là un point très important pour l’histoire de ces peuples. Il prouve tout simplement que pendant cette deuxième moitié de dynastie les Mandé sont au pouvoir dans le Sonr’ay. Ainsi le 16e roi de la dynastie des Za est un Diara ; le 19e et le 24e, deux Da’ou ; le 26e, un Kérou ; le 27e, un Birou.
Le 29e est écrit دزر. En haoussa c’est l’expression Diara. Le di ou d mouillé se change toujours en z. C’est pourquoi nous n’hésitons pas à croire que le 29e roi était un Diara. Le 30e était un Barou. Le 31e porte un surnom mandé, Basi-Fara. Le 32e est nommé Fa-Dé, le père Dé.
Nous avons dit plus haut que l’histoire ne nous apprend que la date de la conversion de Za Kasi (1009-10), nous devons ajouter qu’El-Békri annonce qu’en l’an 1153 (548 de l’hégire), la domination des Mandingo ou Wangara s’étendait jusqu’à Tirka ou Tirekka (environs de Bourroum), même Kougha dépendait des Wangara, dit-il, seule Gogo était libre et indépendante. Il est curieux d’observer que précisément l’année 1153 correspond avec l’apparition des noms mandé dans la chronologie des rois sonr’ay de la dynastie des Za musulmans, et probablement au règne du roi Za Youma Da’ou II (à ce roi ne succèdent que des souverains portant des noms mandé).
Doit-on en déduire que ce n’est qu’en 1153 que les Mandé ont fait leur apparition dans le nord de la boucle de Niger ? Nous ne le pensons pas. Les Mandé devaient être là depuis beaucoup plus longtemps. Leur aile gauche, comme nous l’avons constaté, occupait déjà vers les IVe et Ve siècles de l’hégire le Ghanata, il n’y a pas de raison pour ne pas les trouver sur le même parallèle plus à l’est vers le Sonr’ay. Mais là comme ailleurs ils n’arrivent au pouvoir qu’après la domination et l’affaiblissement des Senhadjô (des Berbères). L’avènement des premiers rois mandé au trône sonr’ay ne dut avoir lieu que vers la fin du XIe siècle, mais ils ne devinrent réellement puissants au détriment des Sonr’ay que dans le courant du XIIIe siècle ; ce n’est du reste que vers cette époque que les historiens arabes en font mention avec méthode et suite. On peut donc en inférer que les empires sonr’ay et mandé se sont longtemps confondus.
El-Békri nous apprend que les Mandé étaient déjà puissants dans l’est en 1153, mais il omet de nous donner le nom de leurs souverains. Le premier souverain qu’il cite est Baramindana ou Sérbendana ; il le mentionne parce qu’il est le premier qui ait embrassé l’islamisme ; sa conversion date de l’année 1213.
Au commencement du XIIIe siècle la situation est donc la suivante :
A l’ouest : le pouvoir appartient aux Sousou ou Soso, fraction des Mandé, de 1203 à 1235.
Au centre : Baramindana, premier roi musulman du Mali, règne de 1213 à 1235.
A l’est : un empire ou royaume dit Sonr’ay, gouverné par des rois pour la plupart mandé.
De 1235 à 1260. — Mari Diara Ier, roi de Mali, successeur de Baramindana, absorbe le royaume de Ghanata et subjugue les Sousou.
A dater de cette époque il n’existe plus que deux pouvoirs : le Mali et le Sonr’ay.
Mari Diara Ier eut pour successeur son fils, Mansa Wali Ier, qui fit le pèlerinage de la Mecque, sous le règne du sultan Bibars ; il régna de 1260 à 1276.
1276-77. — Mansa Wali II, frère du précédent, règne très peu de temps.
1277 à 1311. — Mansa Khalifa, successeur de Mansa Wali II, est pauvre d’esprit et tué par son peuple.
Puis vient Mansa Abou Bakr, neveu, fils de la sœur de Khalifa.
Le trône est occupé ensuite par un usurpateur nommé Sakoura ou Sabkara, qui entreprend un pèlerinage à la Mecque au temps d’El-Malik é Nassir.
A lui succèdent Serki[66] Diara, Gao, Mohammed, Abou Bakr, Mansa Mouça.
1311. — Avènement de Mansa Mouça, dit Konkour Moussa.
1311-1331. — Mansa Mouça Ier (Konkour Mouça) arrive au trône ; il devient le plus grand roi de Melle. Il réunit sous son sceptre toute la puissance militaire et politique de ce royaume, qui, selon Ahmed Baba, constitua une force sans mesure ni limites. Tout en étendant sa domination sur tous les peuples noirs environnants, il se ménagea d’amicales relations avec Abou’l-Hassan du Maghreb (Maroc). Mansa Mouça plaça sous sa domination :
1o Le Baghena, y compris le Tagant et l’Adrar ;
2o Sagha et le Tekrour occidental, capitale Silla ;
3o Tombouctou ;
4o Et enfin le Sonr’ay avec sa capitale, Gogo. Ahmed Baba le dit formellement : Konkour Mouça est le premier roi de Mali, suzerain du Sonr’ay.
Djenné, grâce à sa position dans une île, semble ne pas avoir été annexé.
1326. — Mansa Mouça entreprend un pèlerinage à la Mecque. Tous les auteurs anciens parlent d’une façon détaillée de l’escorte du roi pèlerin, des richesses qu’il emportait et de l’armée qui l’accompagnait.
D’après Ahmed Baba, traduction de Rolfs, « il emmena 60000 guerriers (?). Partout où passait le sultan, il se faisait précéder de 500 esclaves dont chacun portait une canne en or pesant 500 mitkal d’or » (6 kil. 500 d’or). Ces données sont évidemment exagérées, elles offrent cependant un certain caractère de vérité, puisque plusieurs peuples que j’ai visités ont conservé la coutume des porte-canne. Ardjouma, chef du Bondoukou, se fait précéder d’un sabre à pomme d’or pesant environ 1 à 2 kilogrammes.
D’après Ahmed Baba, le poids total de ces cannes aurait représenté une valeur intrinsèque de 100 millions ! Ce n’est guère possible.
« En allant à la Mecque, il prit le chemin de Walata et traversa le Touat. Dans ce dernier pays, ajoute l’historien, il dut abandonner beaucoup de son monde. Atteint d’une maladie dans les jambes, qu’ils nomment dans leur langue touat (?). » C’est probablement la filaire de Médine.
L’historien ajoute même que c’est parce que les gens de Mansa Mouça se fixèrent dans ce lieu qu’il a conservé le nom de Touat.
Barth ajoute que cette circonstance est bien connue des habitants du Touat, dont une grande partie se dit d’origine sonr’ay.
Les Orientaux du Caire et de la Mecque, dit Ahmed Baba, furent éblouis par sa puissance et sa munificence. Le peuple sonr’ay lui fit sa soumission dès qu’il entreprit son pèlerinage.
A son retour de la Mecque, il passa par le Sonr’ay.
Ebn Batouta nous apprend que Mansa Mouça ou Konkour Mouça campa dans le jardin de Sirakh ed-Din ben el-Kouwaïk, notable commerçant d’Alexandrie, établi dans un lieu nommé Birket-el-Khabas, dans la banlieue du Caire.
C’est pendant son voyage d’aller et probablement avant de se diriger sur Oualata que Mansa Mouça soumit Tombouctou et plaça la ville sous sa suzeraineté.
Il y fit construire un palais, actuellement détruit, que l’on nommait Mâ dougou et élever un minaret de la grande mosquée.
1331-35 (732-36). — Mansa Magha Ier succède à son père Mansa Mouça.
C’est sous son règne que Sonni Ali Kilnou et Silman Nar, deux jeunes Sonr’ay, otages du roi de Mali, s’enfuirent de la cour de Mali, retournèrent dans leur pays et s’emparèrent du pouvoir sonr’ay.
Sous le règne de Mansa Magha, le Mali perdit de sa grandeur et de son prestige. La mort au bout de quatre ans de règne vint délivrer le pays de ce triste régent.
1335-1359. — Mansa Sliman ou Suleyman, frère de Mansa Mouça ou Konkour Mouça, et oncle de Mansa Magha Ier, arrive au pouvoir et rétablit la puissance du Mali un moment ébranlée.
1351. — D’après Makrizi, un roi de Mali entreprend à cette date un pèlerinage à la Mecque. Le nom de ce monarque ne nous est pas parvenu. Nous avons tout lieu de croire qu’il s’agit de Mansa Sliman.
Sous le règne de Mansa Sliman, le sultanat de Mali s’étendit bien loin, et sa domination se fit sentir jusque vers Tombouctou.
L’étendue de son royaume força Mansa Sliman de procéder à une répartition de son territoire en trois grandes provinces, dont Ahmed Baba nous donne la nomenclature et les noms des gouvernements.
Ces trois provinces étaient :
1o Le Kala, le Kalari actuel, avec Ségou ;
2o Le Bandouk, le Bendougou ;
3o Le Sabardougou (?).
Dans chacun de ces trois pays il y avait douze sultans.
En ce qui concerne le Kalari, huit sultans régnaient en même temps sur cette presqu’île.
Le premier d’entre eux régnait tout contre le Djenné.
Il se nommait Ouarraba Koy (Ouarraba est le synonyme de Diara).
| Les sept autres étaient : | 1o | وتر كى Ouattara Koy. | 
| 2o | Le Koma Koy كُمَى كى. Koma veut dire : grue couronnée ; cet oiseau est fétiche pour tous les Mali-nké. | |
| 3o | فَدْكَ كى appelé aussi فَركَ كى Fadka Koy ou Farka Koy. | |
| 4o | كُرْكَ كى Kourka Koy. | |
| 5o | كَو كى Kawa Koy ou Kaba (nom de famille sonni-nké). | |
| 6o | فَرَما كى Farama Koy. | |
| 7o | زر كى Zara Koy. | 
Les quatre autres sultans régnaient au nord du fleuve.
Le premier d’entre eux régnait contre le domaine de Zago, vers l’ouest ; il s’appelait كوكِرِ كى Koukiri (peut-être Kou Kérou Koy).
| 2o | يارَ كى Yara Koy, peut-être سر كى Sara Koy, ou bien بار كى Barou. | 
| 3o | سَامَ كى Sama Koy. | 
| 4o | وفال فرن Wafala Faran. | 
Ce Wafala Faran était celui qui avait le pas sur les autres dans les audiences ou les visites de corps chez le sultan de Mali.
Tous les sultans du Bendougou régnaient au sud du fleuve.
Le premier d’entre eux régnait à côté de Djenné ; il se nommait كو كى Kawa Koy.
| 2o | كَعَر كى Ka’ar Koy peut-être Kamara كمَرَ ? | 
| 3o | سَمر كى Samar Koy. | 
| 4o | داعُ كى Da’ou Koy | 
| 5o | تَعب كى Taba Koy. | 
1359-60. — Mansa Ebn Sliman, fils de Mansa, qui ne règne que neuf mois.
1360-73. — Mansa Diara, fils de Mansa Magha Ier, prend le pouvoir ; il envoie une ambassade à Abou el-Hassan, sultan du Maroc.
1373-87. — Mansa Mouça II, fils de Mansa Diara, laisse, par sa faiblesse, usurper le pouvoir par son vizir Mari Diara.
1387-88. — Mansa Magha II, frère du précédent, lui succède au trône et est assassiné après un an de règne.
1388-90. — Un autre usurpateur détient le pouvoir.
1390-1400. — Mohammadou ou Mansa Magha III, un descendant de Mari Diara Ier, règne 10 ans.
1400. — A dater de cette époque, Ahmed Baba ne mentionne plus la chronologie des rois du Mali.
En lisant attentivement la chronologie, on s’aperçoit immédiatement qu’en dehors de Konkour Mouça et de Mansa Souleyman, le Mali n’a guère possédé de rois brillants. Le dernier acte important à enregistrer date du règne de Mansa Diara, qui envoya une ambassade à Abou el-Hassan, sultan du Maroc.
Avec la mort de Mansa Diara (1373) commence pour le Mali l’ère de la décadence ; le sultanat se maintient cependant jusqu’au commencement du XVe siècle. Puis, sous le règne de Sonni-Ali, fils de Sonni Mohammed Daou, en 1465, le Mali fut complètement bouleversé. Enfin, à l’avènement d’Askia Mohammed (1492), la décadence était complète. Celui-ci et ses successeurs firent si souvent la guerre au royaume de Mali qu’il succomba.
Il faut donc reporter la désagrégation du sultanat de Melle ou Mali vers l’année 1540, c’est-à-dire à cinq ans après la mort d’Askia.
1540 environ. — « Alors, dit Ahmed Baba, le sultanat de Melle se disloqua en trois royaumes ayant chacun son propre sultan, puis les deux gouverneurs militaires[67] institués par Konkour Moussa se soulevèrent à leur tour et se taillèrent chacun un royaume. » De sorte que Melle divisé a donné lieu à cinq nouveaux groupements, qui seraient, selon nos recherches :
1o Les Bambara, avec les Samokho et les Sama-nké ;
2o Les Mali-nké ;
3o Les Sousou ;
4o Les Sonni-nké ;
5o Les Dioula.
Un essai sur l’histoire mandé proprement dite n’est donc pas chose aisée. Les matériaux à notre disposition sont excessivement rares. Les chroniques arabes, pleines d’omissions, sont confuses. Les historiens musulmans ont apporté trop de négligence dans leurs relations pour permettre d’écrire une histoire fidèle et de retracer avec soin les vicissitudes traversées par les nombreux États nègres habités actuellement par les Mandé.
Jusqu’aujourd’hui on a désigné ce peuple sous le nom de Mandi-nké, Mandénga, Mandingue, Mali-nké, et leur royaume très souvent sous le nom de Mali, Melli et Malal.
La racine du mot est mandé[68].
Mandi-nké, Mandinga, veulent dire « hommes du Mandé », et Mandingue n’est qu’une altération de ces deux premiers noms. Chaque fois que j’ai demandé avec intention à un Mandé : « Es-tu Peul, Mossi, Dafina ? » Il me répondait invariablement : « Je suis Mandé ».
C’est pourquoi, dans le cours de ma relation, j’ai toujours désigné ce peuple par le nom de Mandé, qui est son vrai nom.
D’après les informations que j’ai recueillies, Ndé était le nom sous lequel on désignait le pays d’origine mandé. Jadis, ont-ils ajouté, le berceau de la race mandé était divisé en deux : la partie arrosée par le Niger moyen et ses gros affluents était désignée sous le nom de Ma-ndé parce que les peuples qui l’habitaient adoraient pendant la période païenne le lamantin (Manatus, désigné encore aujourd’hui sous le nom de ma). Le restant du pays, la partie sud, éloignée des grands cours d’eau, portait seulement le nom de Ndé.
El-Edrizi et El-Békri rapportent d’autre part, en parlant de l’origine de la première dynastie des rois du Sonr’ay, que « pendant la période païenne Dieu apparaissait aux populations du Niger sous la forme d’un serpent ; il leur donnait des ordres et ils l’adoraient.
« Un étranger le tua devant la population, et par ce fait il devint leur roi. En montant sur le trône il prit pour cette raison le titre de za, et ses successeurs firent toujours précéder leur nom de celui de za. » (Za, sa, en mandé, veut dire « serpent »).
On pourrait supposer que cet incident ne se rapporte qu’aux peuples sonr’ay : nous ne le pensons pas, car nous trouvons, précisément dans la chronologie très complète de la première dynastie des rois sonr’ay que les historiens arabes nous ont conservée, que Za Kasi, le héros de cette légende et premier roi sonr’ay, a eu de nombreux successeurs mandé, parmi lesquels nous citerons :
Da’ou II, Za Fa Dazou, Za Ali Kirou, Za Zank barou, Za Basa-Fara, et enfin Za Fa-Dé, dernier roi de la première dynastie des rois sonr’ay, mort vers l’an 1350 de l’ère chrétienne.
Da-ou, Kirou, Barou, sont des noms de famille mandé qui se sont conservés jusqu’à nos jours ; ils constituent encore aujourd’hui presque un titre de noblesse ; les plus belles familles portent actuellement ce nom. Enfin Za Fa Dé veut dire Za père des Dé.
Dans le Mossi on désigne les Mandé et en général les étrangers par le mot dé. Exemple : Ia dé r’a, « ceux-ci mandé sont ».
Nous retrouvons également le mot ndé en wolof pour désigner le sud ; ils disent : Dioula ndé, ce qui veut dire : « Pays des Dioula, endroit des Dioula. »
Dans l’étude qui va suivre nous nous sommes basé sur tous les éléments qui pouvaient nous éclairer : ce sont des résultats d’interrogatoires laborieux, de longues recherches dans le pays même, et, comme canevas, les relations fournies par les historiens arabes.
Raconter fidèlement l’histoire de ce peuple est donc très difficile ; sa langue n’est pas écrite, et les traditions ne remontent pas assez loin pour permettre d’en tirer des conclusions bien nettes ; du reste, chacune des branches de la race mandé a sa propre histoire.
Ce peuple est mélangé à l’infini. La superposition des races, le mariage et la promiscuité dans laquelle il vit avec ses esclaves, sont autant de causes qui font que l’anthropologie n’a pu étendre avec fruit ses recherches sur les peuples qui nous intéressent.
Le tatouage et les incisions m’ont souvent guidé pour formuler une opinion, malheureusement les enfants d’esclaves se font tatouer comme leur maître. Certains peuples vaincus ont adopté le tatouage et les incisions du vainqueur. Dans d’autres circonstances c’est le contraire qui s’est produit, ce sont alors les immigrants qui ont pris le tatouage des peuples chez lesquels ils sont venus s’établir, afin de leur inspirer la confiance et de s’assimiler plus promptement à eux.
C’est ainsi que les Mandé de Kong ont adopté le tatouage des Komono et Dokhosié, les Mandé du Mossi quelquefois le tatouage mossi, les Dagomba un tatouage mixte se rapprochant du mandé et du haoussa, enfin les Foulbé du Ouassoulou, du Ganadougou, de Fourou, de Ouahabou, celui du peuple chez lequel ils vivent, etc. Là encore il est difficile de trancher sans hésiter la question d’origine.
La linguistique semble aussi offrir de grandes ressources, mais bien des fois on se trouve en présence de peuples qui, quoique manifestement d’une race différente des autochtones, ont perdu leur propre langue et adopté celle des indigènes avec lesquels ils se trouvent en relation. Conquis ou conquérants parlent souvent un même dialecte, bien que de races bien différentes. Exemple : les Foulbé du Ouassoulou, du Ganadougou, etc., qui parlent le mandé et ont oublié le poular ; les Zénaga, qui ont oublié le berbère pour parler l’arabe.
Si l’on se rejette sur la numération, on éprouve également souvent des déceptions : les cinq premiers nombres paraissent devoir donner une indication, puisqu’un peuple aussi sauvage et aussi barbare qu’il est doit toujours savoir compter au moins les cinq doigts de sa main. Malheureusement j’ai constaté dans beaucoup de régions que les peuples, au fur et à mesure que leurs relations commerciales se développent, et qu’ils s’élèvent d’un degré dans l’échelle sociale, abandonnent rapidement leur numération primitive, qui leur donnait peu de ressources, pour adopter celle des peuples avec lesquels ils se trouvent en relations commerciales, et leur permet de compter rapidement avec les marchands ou peuples voisins plus avancés.
Exemple : chez les Bobo-fing, où la langue n’a aucun lien de parenté avec le mandé, on compte :
1 pilé, 2 fa, 3 sa, 4 na, 5 ko ; — chez les Bobo-Niénigué : 1 pilé, 2 pala, 3 sa, 4 na, 5 ko ; — en mandé : 1 kilé, 2 foula, 3 saba, 4 nani, 5 loulou.
Les meilleurs résultats que l’on obtient dans ces régions pour l’ethnologie le sont par l’étude des noms de famille ou diamou ; mais là aussi on ne peut exclusivement s’y appuyer : beaucoup d’esclaves adoptent ceux de leur maître, et certains peuples qui n’ont pas de noms de tribu ou de famille, tels que les Komono et Dokhosié, n’hésitent pas en se civilisant à adopter ceux de leurs voisins plus policés qu’eux. Aussi ce n’est qu’avec une certaine réserve qu’il faut noter les analogies et les similitudes de noms de tribu ou de famille ; mais il ne faut pas pour cela rejeter ce mode d’informations, qui à mon avis est certainement le meilleur qui soit à notre portée.
En résumé, mes observations m’ont porté à ne me prononcer catégoriquement sur l’origine et la parenté de deux peuples que lorsque certaines coutumes originales, les armes et les habitations offrent de l’analogie entre elles, et lorsqu’il y a en plus similitude des tatouages et des noms de tribu.
Tout jugement ne s’appuyant que sur une seule ressemblance est téméraire ; il faut donc ne donner un avis qu’avec beaucoup de circonspection.
Ce qui a jeté beaucoup de confusion dans l’histoire de ces pays, c’est que des traducteurs d’ouvrages aussi importants que ceux d’Ebn Khaldoun, El-Edrisi, El-Békri, Ahmed Baba, etc., ont quelquefois négligé de citer à côté du texte français les noms propres en lettres arabes.
Dépourvus assez fréquemment de points diacritiques, les noms peuvent être lus de plusieurs manières, ce qui ne manque pas de jeter la confusion. C’est un peu ce qui s’est produit pour Gago, Gogo, Koukou, Koukia, Kouka, etc., et pour beaucoup d’autres noms propres.
Il faut laisser au géographe et à l’explorateur la faculté de lire le nom en arabe et de l’interpréter. Sa connaissance du pays, des mœurs, sa familiarité avec les noms propres indigènes, le mettent à même d’affirmer avec plus d’exactitude et lui permettent d’en confirmer la lecture.
FAMILLE MANDÉ
La famille mandé se divise en de nombreuses branches, que nous allons énumérer avec leurs noms de famille.
Nous avons vu au début la famille ndé, divisée en Ndé et en Ma-ndé, ces derniers ayant pour tenné (idole ou fétiche) le lamantin, qui était à la fois leur bon et leur mauvais génie.
Aux Ndé se rattachent les Dioula ou Dioura et probablement les Sousou.
Chez les Mandé, auxquels se rattachent aussi les Sonni-nké, les tenné étaient et sont encore :
1o Le caïman ou bamba, bamma. Cette famille porte actuellement le nom générique de Bammana. Dans le Soudan français nous leur donnons le nom de Bambara, c’est une appellation impropre en mandé ; dans tous les pays que j’ai visités, le mot Bambara est synonyme de kafir, infidèle.
2o L’hippopotame ou mali. Cette famille porte le nom générique de Mali-nké. Elle comprend les Mali-nké proprement dits, les Kagoro, les Tagoua.
3o L’éléphant ou sama. Cette famille porte le titre générique de Sama-nké.
4o Le serpent ou sa. Cette famille porte le titre générique de Sa-mokho.
Cette division en tenné a donné lieu à plusieurs grandes familles, qui sont : les Bammana, les Sousou ou Soso, les Mali-nké, les Sama-nké et les Sa-mokho.
Ces grandes familles ont eu chacune leur propre histoire ; elles étaient groupées en tribus ayant chacune un ou plusieurs tenné et un diamou particulier (diamou, nom de tribu).
Certaines de ces tribus se sont même scindées et figurent à la fois dans deux ou plusieurs des cinq grandes familles, telles les Diara, Kouroubari, Sissé, etc. ; elles se désignent actuellement non seulement par leur diamou, mais elles y adjoignent quelquefois pour se différencier entre elles le nom de leur tenné particulier.
1o Famille des Bamba, dite Bammana (caïman).
| Familles royales. | ⎧ ⎪ ⎪ ⎪ ⎪ ⎨ ⎪ ⎪ ⎪ ⎪ ⎩  | 
Kouroubari | Massa-si, | ⎫ ⎪ ⎪ ⎬ ⎪ ⎪ ⎭  | 
Tenné : les calebasses fêlées et souvent le chien. | 
| Kouroubari | Kalari, | ||||
| Kouroubari | Daniba, | ||||
| Kouroubari | Mana, | ||||
| Kouroubari | Mou siré, | ||||
| Kouroubari | Sira, | ||||
| Kouroubari | Bakar, | ||||
| Diara | Kounté, | ⎫ ⎬ ⎭  | 
Tenné : le lion, le chien, le lait de fauve. | ||
| Diara | Fissanka, | ||||
| Diara | Barlakao, | ||||
| Famille de forgerons. | ⎧ ⎪ ⎪ ⎨ ⎪ ⎪ ⎩  | 
Konéré ou Koulankou, | ⎫ ⎪ ⎪ ⎬ ⎪ ⎪ ⎭  | 
Tenné : le bandougou (condiment), le koban, singe vert, le chien. | |
| Sokho, | |||||
| Dambélé, | |||||
| Traouré, | |||||
| Niakané, | |||||
| Mériko, | |||||
A cette famille se rattachent deux autres, dont les membres sont :
a. Celle des Sama (éléphant), désignée par le nom de Sama-nké. Elle comprend des Touré, des Sissé, des Traouré, des Dambélé.
b. La famille des Sa (serpent), dite Sa-mokho. Elle comporte des Kouloubari et des Sokhodokho.
2o Famille des Mali (hippopotame), dite Mali-nké.
| Famille royale. | ⎧ ⎨ ⎩  | 
Keïta, Koïta, | ⎫ ⎪ ⎪ ⎬ ⎪ ⎪ ⎭  | 
Tenné : le rat palmiste des arbres, la panthère. | 
| Bakhoyokho, | ||||
| Kamara, | ||||
| Autres Familles. | ⎧ ⎨ ⎩  | 
Kourouma, | ||
| Konaté, | ||||
| Sissokho, | ||||
| Familles de griots. | ⎧ ⎪ ⎨ ⎪ ⎩  | 
Kouyaté, | ⎫ ⎪ ⎬ ⎪ ⎭  | 
Tenné : l’iguane. | 
| Diabakhaté, | ||||
| Dombia, | ||||
| Dioubaté, | 
2e subdivision des Mali-nké : les Kagoro, qui comprennent :
| Les Toungara, | ⎫ ⎪ ⎬ ⎪ ⎭  | 
Tenné : le serpent boa, le campagnol (rat des champs), le serpent trigonocéphale. | 
| Les Magaza, | ||
| Les Konaté, | ||
| Les Touré, | 
3e subdivision des Mali-nké : les Tagouara, qui comprennent :
- Des Traouré,
 - Des Diarabasou,
 - Des Konné,
 - Des Bamma.
 
Puis vient l’ancienne famille des Ndé, qui avait le lamantin pour divinité, et dans laquelle nous avons classé les Sonni-nké, les Dioula et les Sousou ou Soso.
Ces trois groupes n’ont dû se scinder que vers l’an 1350, au moment de la fin de la première dynastie sonr’ay, à l’avènement du roi sonr’ay Sonni Ali Kilnou.
Les uns ont voulu suivre la fortune du nouveau roi et ont pris le titre de Sonni-nké (hommes de Sonni).
D’autres, au contraire, comme les Sousou, n’ont pas voulu perdre leur autonomie et leur nationalité. Et enfin les descendants des Da’ou, Barou, Kérou (familles royales de la première dynastie sonr’ay) ont, pour se distinguer des partisans des Sonni et des Sousou, pris le titre de Diou-la, « couche, souche du trône ».
L’avènement de cette nouvelle dynastie, celle des Sonni, sur le trône sonr’ay-mandé, a donc donné naissance aux trois groupes suivants :
3o La famille Sousou[69] ou Soso, dont je ne possède aucun diamou (nom de famille), ni aucun tenné.
4o Les Sonni-nké ou Saracollé, ou Séré-Khollé, ou Marka-nké, qui se subdivisent en :
- Bakiri,
 - Sissé,
 - Sillé,
 - Diabi,
 - Doukouré,
 - Kaba,
 - Sakho,
 - Niakhaté,
 - Diawara,
 
qui eux-mêmes se subdivisent en Diawara-Sagoné et Diawara-Dabo.
5o Enfin la famille Mandé-Dioula, dont nous parlons page 393.
Parmi ces diverses tribus, qui constituent le grand peuple Mandé, on rencontre par-ci par-là des groupes de familles qui ne portent d’autre titre que celui de Fofana.
Ils ne constituent pas, à proprement parler, une famille unique, ou un groupe comme les Bammana, les Mali-nké, les Sonni-nké, les Sousou, les Dioula. Ils vivent mélangés parmi les autres Mandé et forment une sorte de caste.
Aucun caractère extérieur ne les désigne particulièrement et ils sont musulmans ou fétichistes.
J’ai souvent interrogé sur leur origine, Diawé, qui est un Fofana ; il n’a pas pu me renseigner ; je dois donc me borner à dire ce que j’ai appris par moi-même.
Les Fofana observent le dimanche comme jour férié, et chez eux l’histoire d’Adam et d’Ève ne diffère en rien de la nôtre ; ils n’ont pas la pomme et le serpent, mais un autre arbre fruitier et le serpent, ce qui revient au même.
Chez eux, le vendredi est un jour néfaste.
Une autre particularité à signaler, c’est qu’ils sont par tout le Soudan réputés comme d’une honnêteté à toute épreuve et que personne ne s’aviserait de les faire captifs, sauf les Maures.
L’étymologie de Fofana m’échappe ; fo cependant veut dire parler, et fana ensemble. Ils n’ont pourtant pas de langue qui leur soit propre, et leur famille se divise, comme les autres familles mandé, en tenné, c’est-à-dire en divinités particulières, dont les pratiques sont plus ou moins respectées. Pour se différencier entre eux, ils ajoutent généralement à leur titre de Fofana celui de leur tenné.
Voici leurs subdivisions :
Les Fofana-Kagoro, qui ont comme tenné la panthère ;
Les Fofana du Nouroukrou, qui ont comme tenné l’éléphant ;
Les Fofana de Nyamina, du Bakhounou, du Ouorodougou, qui ont comme tenné le lion, la panthère et une variété de serpents ;
Et enfin les Fofana Souransa, qui ont le boa (maninian) comme tenné.
J’ai même observé des Fofana qui se disent Sonni-nké et d’autres qui se vantent d’être Toucouleur ou même Dioula.
Je n’ai parlé jusqu’à présent que des grandes divisions de la famille mandé, comme on le verra ci-dessous dans l’énumération des travaux philologiques. Il y a quantité d’autres peuples qui se rattachent à cet important groupe.
Voici une liste à peu près complète des ouvrages linguistiques qui ont été publiés sur les langues et dialectes mandé, liste empruntée en partie à ma propre bibliothèque, en partie à l’énumération des travaux philologiques de M. René Basset, dans ses Mélanges d’histoire et de littérature orientales (Louvain, Lefever frère et sœur, 1888) :
1o Grammar and vocabular of the Susoo language. 1802, in-8.
2o A spelling book for the Susoo. Edimbourg, 1802, in-12.
3o First, second, third, fourth, fifth and sixth Catechism in Susoo and English. Edimbourg, 1801-1802, 4 vol. in-12.
Ces ouvrages ne sont pas signés. Steinthal croit devoir les attribuer à Brunton.
4o Allah hu Feï Susuck bé fe ra (Religious instructions for the Susoos). Edimbourg, 1801, in-12.
5o Journal of American-Oriental Society. T. I, p. 365, qui contient un vocabulaire de Wilson.
6o Outlines of a Grammar of the Susu language. Londres, 1882, in-12, par Duport.
7o Idiomes du Rio Nunez, par le Dr Corre. Paris, in-8.
8o Catéchisme français-soso, avec les prières ordinaires, par le R. P. Raimbault. Vicariat apostolique de Sierra-Leone, 1885.
9o Dictionnaire français-soso et soso-français. Mission du Rio Pongo, 1885, in-12.
10o The New Testament in Soso. London, in-8.
11o The first seven chapters of the Gospel according to Saint Matthew in the Susoo language, by the Rev. John Godfrey Wilhelm. London, 1816.
12o Grammar of the Mandingo language, with vocabularies, by the Rev. R. Maxwell Macbrair. London.
13o Du même auteur, Issa l’anjilo kila matti ye men safe Mandingo Kangoto. Macbrair. London.
14o African Lessons, Mandingo and English. London, 1827.
15o Guinea Portugueza (Boletin da Sociedade de Geographia de Lisboa. IIIe série, 1882, p. 726).
16o Vocabulaire et phrases mandingues de Caillié. T. III.
17o Vocabulaire mandingue de Mungo-Park.
18o Dictionnaire français-wolof et bambara, par Dard. Paris, 1825, in-8.
19o Essai sur la langue bambara, par L.-G. Binger. Paris, 1886, Maisonneuve et Leclerc, in-12. — Cf. aussi Bulletin de correspondance africaine, 5e année, fasc. I et II, p. 156-160.
20o Éléments de grammaire bambara. Saint-Joseph de Ngasobil, 1887. Ouvrage publié par les missionnaires du Sénégal.
21o Outlines of a grammar of the Vei language together with a Vei-English vocabulary, and an account of the discovery and nature of the Vei mode of syllabic writing, by S. W. Koelle. London, 1854.
22o Despatch communicating the discovery of a native written character at Bohmar, on the western coast of Africa, near Liberia, etc., by lieut. F. E. Forbes, R. N., with notes on the Vei language and alphabet, by E. Norris, esq. Londres, 1849.
23o Narrative of an expedition into the Vy, country of West Africa. London, 1849, in-8.
24o Fac-similé d’un manuscrit en langue veï et en caractères particuliers. London, 1851, in-8.
25o Polyglotta africana. Londres, 1851, où Koelle traite le kisi-kisi, le solima, le bambara et ses dialectes, le veï, le diallonké, le sambouyah, le mandé, le kono, le téné, le gbandi, le landoro, le gbese, le toma, le mâno et le jyio.
26o Outline of a Vocabulary of a few of the principal languages of Western and Central Africa compiled for the use of the Niger Expedition. London, 1841.
27o The Negroland of the Arabs. Cooley, p. 67, note 18.
28o Grundriss der Sprachenwissenschaft, t. I, 2e partie. Vienne, 1877, in-8, p. 143. Fr. Müller.
29o Nubische Grammatik, de Lepsius, p. XXXVI et XXXVII.
30o Notes de linguistique africaine. Londres et Vienne, 1887, in-8. Grimal de Guiraudon.
31o Comparative vocabularies of some of the principal negro dialects of Africa. New-Haven, 1849.
32o Notes sur les trois langues sonni-nké, bambara et malinké (Revue de linguistique et de philosophie, 1887, p. 130). Dr Tautain.
33o Vocabulaire sonni-nké. Faidherbe (Annuaire du Sénégal, 1864).
34o Langues sénégalaises : wolof, arabe-hassania, sonninké et sérère. Faidherbe. E. Leroux, 1887, Paris.
35o Die Mandeneger-Sprachen, physiologisch und phonetisch betrachtet. Steinthal, Berlin, 1867.
Ce dernier est l’ouvrage le plus consciencieux que l’on puisse trouver. L’auteur a réussi à s’assimiler ces langues d’une façon remarquable, il en a fait une étude sérieuse qui sera encore consultée longtemps avec fruit.
Il m’a été d’un grand secours dans mes recherches sur la langue mandé ; je me propose du reste de le traduire en y ajoutant mes propres observations et en complétant les lacunes inévitables qui s’y sont introduites, Steinthal n’ayant fait son livre qu’à l’aide des documents assez confus à sa disposition à cette époque (1867).
A cette trop longue nomenclature il convient encore d’ajouter :
36o Vocabulaire diallonké. Mage, Voyage dans le Soudan occidental. Paris, 1868, in-8, Appendice.
37o Note sur la rivière Manéah, par Braouzec (Bulletin de la Société de géographie de Paris, mars 1867, p. 253).
38o Njia yekpei Kina marki nyegini (Evangile selon saint Marc). Londres, 1871, in-8.
Njiei yekpei na Johani nyegini (Evangile selon saint Luc). Londres, 1872, in-8.
To-bela ti we hindeisia (Actes des Apôtres). Londres, 1872, in-8.
Paulu to-moi ngi golo nyegingoi Romi bela-ye. London, 1872, in-8.
Ouvrages publiés par la Mission américaine ; en 1882 et 83 par M. Schoen.
39o Der verlorene Sohn in der Sprache von Shetun ku Sefe oder der Azarareye Sprache (Zeitschrift der Deutschen Morgenländischen Gesellschaft), t. IX, 1855, p. 846 et 847.
Pendant mon voyage j’ai essayé de faire une classification de tous les mots mandé par peuple ; mais j’ai dû bien vite y renoncer ; pour mener à bien ce travail, il faudrait y travailler sans relâche pendant plusieurs années.
Pour qu’on en ait une idée, je vais donner succinctement l’énumération des divers idiomes mandé non étudiés qui offrent d’assez grandes différences pour être notés :
Dialecte des Kassonké ;
- — Malinké Sissokho du Nouroukrou et du Gangaran ;
 - — Malinké Dabo du Bambouk et du Bondou ;
 - — Malinké de Kita, Maréna, Dogofili et des Kagoro ;
 - — Malinké du Fouladougou ;
 - — Bammana du nord du Kaarta et du Bélédougou ;
 - — Malinké du Birgo, du Manding, du Bouré ;
 - — Bammana du Ségou ;
 - — Bammana du Bolé, Baninko, Diédougou ;
 - — Malinké du Gouana, Gouandiakha, Baniakha, Lenguésoro et du Ouassoulou en général.
 - — Malinké du Torong, du Kounian, du Ouorocoro ;
 - — Malinké des Foulbé Soumantara du Ganadougou ;
 - — Dialecte parlé dans le voisinage des Siène-ré ;
 - — Idiomes des dioula de Kong, de Tengréla, du Kénédougou, et du Ouorodougou des Bobo-Dioula et des Dafing, etc.
 
Bien entendu, je ne parle ici que de ceux que je connais et j’omets avec intention ceux du Sankaran, du Kissi, du Toucoro, du Soulimana, du Kouranko, du Baléya, etc., que je n’ai pas visités, ainsi que le Bullom, le Nalou, etc., qui ont été plus ou moins étudiés.
Il est certain que lorsque la linguistique de tous les peuples des Rivières du Sud sera connue, beaucoup d’entre eux seront encore à rattacher à cette grande famille ethnographique.
Il est à regretter que les dialectes de ces divers peuples n’aient pas été l’objet d’études philologiques approfondies, ces études ne manqueraient certes pas de jeter un nouveau jour sur un peuple aussi intéressant que le peuple mandé.
FAMILLE SONNI-NKÉ
Pendant toute la période où chacun des groupes Bammana, Mali-nké et Dioula était intimement lié à un autre, faisant partie d’un même empire avec les Sonni-nké et les Sousou, il est facile de les suivre dans leur histoire.
Il n’en est pas de même dès que ces groupes s’affranchissent les uns des autres, en rêvant chacun de reconstituer à leur propre profit un nouvel empire sur les bases de celui qui vient de s’écrouler.
C’est une tâche bien aride. Nous allons néanmoins essayer de démêler l’histoire de chaque groupe, en nous aidant des légendes que nous avons recueillies. Nous n’avons pas la prétention de donner des renseignements absolument exacts et à l’abri de la critique, mais nous pensons qu’en construisant un canevas grossier avec tout ce que nous avons pu apprendre, nos successeurs pourront utilement le remplir et me sauront gré d’avoir commencé une œuvre qu’ils seront certainement heureux de compléter.
LES SONNI-NKÉ
De Saint-Louis au Macina et de Walata et Tombouctou au cap des Palmes, on trouve des Sonni-nké. Tantôt, comme vers Bakel, dans le haut Sénégal, ils constituent l’élément principal de la population dans des pays entiers, tantôt ils forment des villages épars au milieu des populations de nationalités différentes.
A l’exception de quelques pays où ils vivent en maîtres, les Sonni-nké subissent partout la suprématie des divers conquérants, préférant toujours aux luttes à main armée la tranquillité de leur commerce, qu’on leur fait payer souvent bien cher. Ils sont aussi de remarquables agriculteurs.
C’est ainsi que s’exprime le docteur Quintin, dans le Bulletin de la Société de Géographie de Paris de septembre 1881 ; aussi je lui emprunte bien volontiers cette succincte esquisse. Mais là où je ne suis plus d’accord avec lui, c’est quand il dit que les Sonni-nké sont des Sonr’ay.
Les Sonr’ay sont un peuple dont la langue a été étudiée par Barth, qui n’y a trouvé aucune ressemblance avec le sonni-nké. Ce dernier peuple est un peuple essentiellement mandé, comme nous le verrons un peu plus loin.
Est-ce à dire que je sois en désaccord complet avec le docteur Quintin ? Pas absolument, car je suis tout aussi persuadé que lui que les Sonni-nké ont fait partie de l’empire son’ray et qu’ils y ont joué un rôle très grand, mais à côté de cela j’affirme qu’ils sont mandé.
Quant à l’argument qu’apporte le même auteur en disant qu’une importante tribu de Sonni-nké se nommant Sisé serait descendante de Sa, le fondateur de la première dynastie des rois sonr’ay, ce n’est pas à soutenir, et en cela je suis absolument d’accord avec le docteur Tautain. Du reste, même en négligeant la voyelle a de Sa, et en admettant que sa et sé soient le même mot, cela ne prouverait pas du tout que Sisé veut dire « enfant de Sé ». Pour que ce fût vrai, il faudrait écrire Sési, car on dit massa-si, fama-si en mandé, et non si-massa, si-fama, comme le pense le docteur Quintin.
L’existence d’un empire sonr’ay aussi puissant que l’ont décrit les auteurs arabes restera toujours une énigme pour le monde savant, s’il n’admet pas comme moi que, sous le titre d’empire de Ghanata, de Sonr’ay, de Melli ou Mali, il faut comprendre comme facteur principal et élément le plus puissant la race mandé. Les preuves que j’ai avancées en citant les noms des rois dits sonr’ay, qui étaient pour la plupart purement des Mandé, dans la première dynastie au moins, doivent être concluantes. Du reste, comment expliquerait-on aujourd’hui que cette race sonr’ay, jadis si puissante, n’existe pour ainsi dire plus ? On ne trouve actuellement que fort peu de Sonr’ay répartis dans les environs de Djenné et dans la Yatenga, et quelques tribus isolées confinées dans le nord de la boucle du Niger et aux environs de Gogo, sur la rive gauche du même fleuve (dans le Zamberma, au nord du Sokoto). Il n’est pas possible qu’une race ayant joué un rôle aussi important dans l’histoire des peuples qui nous occupent ait disparu ainsi sans cataclysme. Il faut, d’autre part, bien admettre avec moi que, devant une race aussi imposante par ses divisions et le nombre de ses familles, comme c’est le cas pour la famille mandé, on ne peut penser qu’une chose, c’est que les trois empires de Ghana, du Sonr’ay et de Melle ont toujours été peuplés de Sonr’ay et de Mandé, dont les sujets, en arrivant alternativement au pouvoir, par droit ou par usurpation, faisaient changer la dénomination du royaume. Ce qui est notoire, c’est que si quelquefois les deux royaumes existaient simultanément, jamais l’empire dit sonr’ay n’a puisé ses propres forces dans l’élément sonr’ay seul et que d’importantes fractions de mandé y ont toujours joué un rôle considérable.
El-Edrizi écrit en 1153 (548 de l’hégire), en parlant de la description des richesses des peuples habitant Silla et Tekrour (Sagha), que Tirka ou Tirekka (lieu situé aux environs de Bourroum), au coude oriental du Niger, appartenait aux Wangara[70]. « Même Kougha, ajoute-t-il, était tributaire des Wangara. Seule Gogo était ville libre, et ne dépendait de personne. »
Ce qui est indiscutable, c’est que les peuples qui plus tard ont pris le titre de Sonni-nké ont depuis les temps les plus reculés (c’est-à-dire les temps historiques arabes) habité le nord des régions qui nous occupent.
La première mention que nous trouvons dans Ahmed Baba date de 1040-41 (432 de l’hégire). « Ouar Diabi, l’apôtre musulman du Tekrour, meurt. Il convertit entre autres à l’islamisme les habitants de Silla (près Djenné). »
A première vue, cette mention peut passer inaperçue ; elle a cependant une importance considérable, car les Diabi constituent encore aujourd’hui une tribu noble parmi les Sonni-nké.
Nous voyons en outre, dans René Basset (Mélanges d’histoire et de littérature orientales, p. 13), que, sous le nom de Tekrour, les Melli sont soumis en l’an 320 de l’hégire (932-33) par l’émir mîknaséen de Fas, Mouça ben Abi l’Afya, qui s’empara de la ville et du pays de Tekrour.
L’identité des Tekrour et des Melli est prouvée par ce fait que Maqrizy donne au premier roi des Tekrour le nom de Serbendanah, qui paraît être le même que Bermendana, porté, suivant Ebn Khaldoun, par le premier roi des Melli. Puis, d’après El-Békri, en l’an 460 de l’hégire (1067-68) les rois de Ghana étaient encore païens. Ouaqaïmagha, fondateur de cet État, avait pour fonctionnaires les Ouakoré (Ouakoré, Wangara, noms sous lesquels certains peuples, entre autres les Haoussa, désignent aussi aujourd’hui les Mandé) ; il eut pour successeur Tonka-ménin. El-Békri nomme un des rois régnants : Kanda. Là également nous trouvons trois noms mandé. Ouakoré est aussi, de nos jours, employé un peu partout. Tonka est encore aujourd’hui le titre que prennent les souverains sonni-nké, et le mot Kanda se retrouve également dans ce même dialecte ; il signifie « pays », royaume et quelquefois chef.
En 1885-1886 j’ai collaboré avec mon regretté maître le général Faidherbe à un ouvrage intitulé Langues sénégalaises, comprenant l’étude du wolof, de l’arabe-hassania, du sonni-nké et du serère (Leroux, Paris, 1886). J’ai sans difficulté réussi à me convaincre que le sonni-nké est un dialecte mandé dans lequel rentrent en outre dans la proportion de 25 pour 100 des mots arabes et poular. Ce contact avec les Arabes et les Foulbé prouve que c’est dans le Bakhounou (l’ancien Baghéna) et sur le cours moyen du Niger que les Sonni-nké ont dû vivre avec les Arabes et les Foulbé. Ce qui tendrait encore à le prouver, c’est que le shetou, parlé à Tichit, près de l’Adrar, et dont Barth a donné un spécimen dans la Zeitschrift der Deutschen Morgenländischen Gesellschaft, t. IX, 1855, p. 846 et 847), n’est autre chose qu’un dialecte sonni-nké. Cette note est intitulée : Der verlorene Sohn in der Sprache von Shetun ku Sefe oder der Azarareye Sprache.
Ce qui est certain, et Barth est formel sous ce rapport avec El-Bekri, c’est que les Wakoré (Mandé), comme ils les appellent, constituaient l’élément principal de la population du renommé royaume de Ghanata (Baghéna)[71].
Se trouvant dans une région aussi près de celle des Maures et des Foulbé, il n’est donc point extraordinaire que les familles régnantes ou dirigeantes appartenaient ou étaient mélangées de sang peul. En tenant compte de cette promiscuité d’éléments nègres, berbères, arabes ou peul, il est facile de comprendre pourquoi Léon l’Africain dit en parlant de leur origine : della stirpe di Libya, et que cet historien les fait correspondre aux Leucoæthiopes de Ptolémée[72].
De ce que nous venons de dire, il ressort clairement que le Ghanata était habité par des Wakoré (Mandé), et que, d’après nos propres recherches, leurs noms de familles, titre de roi, etc., se retrouvent actuellement sans altération dans la famille des Sonni-nké[73].
Il est aussi certain qu’à cette époque cette famille ne portait pas encore le nom de Sonni-nké.
En 1607, El-Békri, après avoir cité Ouqaïmagha, parle de Tonka-Ménin et d’un autre chef nommé Kanda, ce qui prouve que les Wakoré, qui étaient fonctionnaires à la cour de ce premier chef, sont arrivés peu d’années après au pouvoir ; ils devaient même encore y être en 1076 au moment de la conquête du Ghanata par les Senhadja. El-Békri ajoute qu’à la suite de cette conquête une grande partie de la population est forcée par les Merabétin d’embrasser l’islamisme, ainsi que de nombreux districts nègres voisins.
Que sont devenues les familles mandé pendant la domination des Senhadja ? L’histoire nous le dit : musulmanes ! mais elle est muette quant à ce qui leur advint d’autre part.
C’est probablement pendant la période de domination berbère, de 1076 à 1203, que quelques-unes de leurs familles allèrent se fixer à Tichit et dans l’Adrar pour plus tard venir envahir le Kaarta, le Diafounou et le Guidimakha.
Mais cette migration n’a pas dû être bien importante, et il est presque certain que l’influence mandé ne disparut pas du coup, car, cent vingt-sept ans après la conquête du Ghanata par les Senhadja, le pouvoir passe de nouveau entre les mains d’une famille wakoré ou mandé. El-Békri est formel (1203—4, an 600 de l’hégire) : « Le Ghanata, très affaibli, est pris par les Sousou, une des tribus parentes des Wakoré[74]. »
Entre 1235 et 1260, les Sousou sont eux-mêmes subjugués par Mari-Djata, roi du Melle ou Mali, qui s’empare du Ghanata.
Que sont devenus les premiers Mandé, puis les seconds, les Sousou ? l’histoire ne nous en apprend pas grand’chose. Ce que nous pensons, c’est que les uns et les autres ont dû à peu d’exceptions près accepter la nouvelle domination. N’étaient-ils pas de même race, ne parlaient-ils point la même langue ? Pour eux la conquête se réduisait au changement de la famille royale et à l’arrivée au pouvoir de gens de même race qu’eux, mais ne portant pas le même nom.
A cette époque les Mandé étaient maîtres partout, dans toute la partie nord de la boucle du Niger. Les Sousou, les Mali de Mari-Diata ou Diara étaient Mandé. Plus à l’ouest, l’empire sonr’ay lui-même était gouverné par des Mandé.
Pendant cette période on peut donc dire qu’il n’y a eu que des déplacements de peu d’importance, des migrations de peuples de même race ; les Mandé étaient au pouvoir partout.
Cet état de choses se continua ainsi fort probablement jusqu’à ce que la dynastie des Za, tributaire de Melle (première dynastie dite sonr’ay), succédât à celle des Sonni.
A la dynastie des Za (première dynastie des Sonr’ay) succéda celle des Sonni.
Le premier roi sonni fut Sonni Ali Kilnou, et son successeur fut Sonni Silman Nar.
Voici ce que l’on sait sur eux d’après Ahmed Baba :
Sonni Ali Kilnou et Sonni Silman Nar étaient deux frères ; ils résidaient comme otages ou avaient été donnés comme gage de fidélité au roi de Melle[75]. Cette coutume existe encore dans le Soudan : chaque fois que des États reconnaissent pour leur suzerain un État plus puissant qu’eux, les États vassaux envoient à la cour de leur suzerain un ou plusieurs de leurs enfants.
Lorsque ces enfants deviennent adultes, quelques-uns rentrent dans leur pays, d’autres prennent des emplois de haut serviteur, de page à la cour du suzerain.
Ali Kilnou ne se plaisait pas à la cour du roi de Melle et nourrissait secrètement le désir de regagner sa patrie. A cet effet, il se procura peu à peu les chevaux et les armes nécessaires, et un beau jour il quitta avec son frère Silman Nar furtivement la cour du roi de Melle.