Du Niger au golfe de Guinée par le pays de Kong et le Mossi, tome 2 (de 2)
Dans le hamac, au milieu des fourrés.
De Ndiénou à Tiokonou, où nous faisons étape, nous n’avons traversé qu’un seul village, qui se nomme Benzi, et aux environs duquel se trouvent des exploitations aurifères.
A Tiokonou, une femme médecin essaye de me persuader que le seul remède à mon mal serait de prendre un lavement au piment.
C’est un procédé bien primitif, auquel cependant j’ai cru devoir me soustraire, n’entrevoyant pas du tout l’effet que cela aurait pu produire sur une maladie du genre de celle qui m’affligeait.
Cette médication est très usitée chez tous les peuples achanti et agni, et personne ne voyage sans un irrigateur (si l’on peut appeler cela ainsi). Cet instrument primitif consiste tout simplement en une calebasse de la forme d’une poire allongée, percée d’un trou carré au sommet de la partie sphérique. C’est par là qu’on introduit la préparation. La tige de la calebasse sert de canule, et le médecin, appliquant sa bouche sur le trou carré, souffle de toute la force de ses poumons pour faire prendre le lavement au malade.
Ce lavement n’est pas précisément émollient ; il faut y être habitué très jeune pour pouvoir le supporter, car il entre en général plus de 100 grammes de piment pilé et macéré dans 50 centilitres d’eau. Pour un Européen, une telle médication doit produire une inflammation intense ; mais les indigènes s’administrent cela aussi aisément que nous avalons une pastille ou un bonbon. On peut dire que la calebasse à injections fait partie du costume de ces gens-là ; ils la portent ostensiblement suspendue à la ceinture ou dans leurs bagages, et quand on a, comme Treich, la bonne fortune de posséder un cuisinier, la place indiquée de la calebasse à injections est toujours le panier à provisions ou à vaisselle !
Samedi 23 février. — Les porteurs, déjà un peu habitués, m’ont moins fatigué aujourd’hui ; ils commencent à savoir faire évoluer le hamac assez facilement à travers les innombrables détours de la forêt. De plus Kwaoukrou et Iaoukrou, séparés l’un de l’autre par une petite heure de marche, nous font paraître le temps moins long et l’étape moins fatigante. A neuf heures, nous entrons à Zanzanso, grand village neuf qui vient récemment d’être déplacé ; il s’élève dans une belle friche encore fumante, au milieu d’une splendide végétation.
Il y a là partout des arbres magnifiques et d’essences inconnues au-dessus de 8° 30′. Le kola ne semble plus être cultivé ici. La seule occupation de cette population est l’extraction de l’or et la culture des bananiers et du manioc. Les ananas existent à profusion, mais les indigènes ne semblent pas en être bien friands. Je crois qu’ils font plutôt leurs délices de quelques variétés de singes et surtout du kouamé (nom agni), sorte de cynocéphale à poil blanc sale très rare, à la figure ladre. Ce singe est gratifié de callosités, au postérieur, de dimensions extraordinaires. Les femelles sont parfois d’un aspect hideux. Ce singe, quoique comestible, est un des moins appréciés pour sa viande, parce qu’il se nourrit beaucoup de fruits, et sa peau n’a aucune valeur marchande. Il existe encore d’autres variétés de singes, dont j’aurai plus loin l’occasion de parler.
Dimanche 24 février. — Il est impossible de se rendre compte de ce qu’est un sentier dans cette forêt. Deux de nos hommes munis de sabres d’abatis coupent les lianes et les branches ; le sentier contourne les moindres petits obstacles, arbres trop rapprochés, troncs d’arbres en travers du chemin, lianes trop grosses pour être coupées. Nous marchons ainsi plus de quatre heures pour ne faire à vol d’oiseau que 11 à 12 kilomètres. Il n’y a pas de village sur notre route ; on ne traverse qu’un groupe de cases nommé Akannda, à 1 kilomètre avant d’arriver à Apposo, où nous avons décidé de faire étape.
Le chef d’Apposo nous reçoit moins bien que les chefs des villages que nous venons de traverser ; il nous envoie cependant neuf ignames, quelques bananes et un poulet. Le cadeau que nous lui faisons, et qui consiste en un rasoir, une glace, un bonnet de velours, un foulard et quelques chaînettes, ne semble pas le séduire, et finalement il refuse de l’accepter.
Je ne me suis expliqué cette façon d’agir que parce que son désir était de nous voir lui faire un second cadeau, pour le chef d’Abé (village situé sur le fleuve), de l’autorité duquel il semble relever.
Lundi 25 février. — J’ai fait donner les cadeaux refusés par le chef à quelques gens du village, qui les acceptent avec reconnaissance. Le chef lui-même, auquel je fais visite le matin de bonne heure avant le départ, ne fait plus allusion à rien, et c’est en nous donnant une bonne poignée de main que nous nous quittons. Une heure après notre départ nous atteignons Benti-Kouassikrou, et à huit heures et demie nous arrivons à Zouépiri, le village suivant étant trop éloigné pour que nous songions à l’atteindre sans exténuer nos porteurs. De ces deux derniers villages partent également deux sentiers sur Abé et le Comoë, pour de là se diriger par Tenkoualan sur Annibilékrou (Assikaso).
Mardi 26 février. — C’est bien curieux : si je n’avais rencontré des gens venant d’Attakrou, je me serais imaginé que les indigènes cherchent à me tromper. Au lieu de faire aujourd’hui, comme les jours précédents, du sud avec un peu d’est, nous passons, dans l’étape d’aujourd’hui, à l’ouest-sud-ouest. J’ai eu le secret de cette anomalie en causant, dans une halte, avec des gens de l’Indénié qui se rendent à Groûmania : ils m’ont expliqué que, la région n’étant pas peuplée du tout par ici, le chemin faisait un grand détour pour gagner Adiouakrou, afin de permettre aux voyageurs de se ravitailler. Le pays est aussi sauvage que plus au nord, mais je n’y ai remarqué aucune trace d’exploitation d’or.
Le chef d’Adiouakrou nous reçoit tant bien que mal et a cependant l’air mécontent du cadeau que nous lui faisons. Treich y ajoute une petite bêtise, une brassée d’étoffe, ce qui nous réconcilie. Tout le monde s’occupe des provisions, car demain il faut coucher dans la brousse, et l’on n’arrivera à Attakrou qu’après-demain dans la journée, en marchant bien.
Mercredi 27 février. — Nous quittons le village à six heures. En route, nous dépassons un endroit où l’on peut bivouaquer et où l’on trouve un peu d’eau ; après y avoir fait une halte de vingt minutes, et vers midi, nous atteignons un autre endroit où l’on campe d’ordinaire, près d’un petit ruisseau qui a un bief contenant un peu d’eau croupie.
Rien n’est plaisant comme l’installation d’un campement quand on est bien portant et d’humeur joyeuse. J’ai toujours éprouvé un certain bonheur à choisir un bon emplacement pour y passer les heures chaudes, puis à en faire préparer un autre pour la nuit. Ici, malgré ma douleur et mon impotence, je me fais organiser une petite retraite à l’ombre d’un edia baca, (arbre à fou). Les lianes me servent à amarrer les couvertures qui doivent me protéger du soleil. En face de moi, de l’autre côté du petit ruisseau sans eau, Boukary nettoie deux emplacements pour la natte de Treich et la mienne, que nous séparons de l’intervalle nécessaire à l’établissement d’un feu de bivouac.
Nous avons déjeuné d’un riz préparé je ne sais trop comment, et le soir, avant de nous coucher, nous avons mangé une boîte de corned beef, de l’igname et du maïs grillé. Une tasse de thé et une cuiller à café d’élixir de la Grande-Chartreuse achèvent de nous donner l’illusion d’un excellent dîner. Je me suis endormi ce jour-là avec une quiétude parfaite sur l’issue de notre voyage. Hélas ! j’étais bien bas. Ce brave Treich m’a avoué depuis que plus d’une fois il s’était relevé la nuit pour sentir si mon cœur battait encore.
Jeudi 28 février. — Dieu, quelle étape ! Nous avons surtout fait du sud. Et que de circuits ! comme cela fatigue ! cette même flore, ces mêmes plantes, ce pays uniforme, mais joli quand même ! Mes porteurs de hamac sont sur les dents, ils n’en peuvent plus, les malheureux. Quelques Gan-ne nous laissent entrevoir que nous n’allons pas tarder à atteindre le fleuve.
A une heure trente-cinq, nous arrivons sur les bords du Comoë. Ma dernière pensée a été de prendre ma boussole, d’y faire une visée en amont et en aval, avant de m’affaisser épuisé, rendant grâce à Dieu de m’avoir laissé les forces nécessaires pour atteindre les pirogues qui devaient nous permettre de regagner la Côte.
CHAPITRE XV
Attakrou. — En quête de pirogues. — Descente du Comoë. — Incidents de navigation fluviale. — Séjour à Kabrankrou. — Départ par terre pour Aniasué. — Toujours l’imposante forêt. — Illusion d’ouïe. — Aniasué. — Les singes de l’Indénié. — Départ des pirogues. — L’Indénié, limites, population. — Nous longeons le Morénou et l’Attié. — Cérémonie funèbre agni. — L’Alangoua. — Abandonnés par les piroguiers. — Bettié et Bénié Couamié. — Une maison à l’européenne. — Mon premier verre de vin. — Départ pour Malamalasso. — Chutes et rapides. — Daboisué. — Deux étapes à pied. — Malamalasso. — Arrivée de Baoto. — Difficultés constantes nées de coutumes bizarres. — La société agni. — Pénible navigation de nuit. — Nous atteignons le Diamant. — Arrivée à Grand-Bassam. — Accueil à la factorerie Verdier. — Le capitaine au long cours Bidaud. — Mes compagnons noirs.
Devant Attakrou le Comoë a environ 100 mètres de largeur. Sur les rives émergent des grès et quelques bancs de sable. Au milieu, le fleuve a 1 m. 20 de profondeur. Les berges sont assez élevées pour permettre à une crue de 8 à 10 mètres de se manifester sans danger pour le village, qui est construit le long de la rive gauche, dans un fouillis de bananiers, de palmiers et d’ananas. Le chef actuel se nomme Bénié, ce qui fait qu’on appelle aussi Attakrou : Béniékrou, krou voulant dire « village » en langue agni.
Par ordre de Bénié, on nous avait installés et l’on nous avait approprié deux cases dans lesquelles étaient disposés trois ou quatre tapis en fou, l’un sur l’autre, recouverts eux-mêmes de couvertures très propres et bien blanchies. C’était un semblant de lit qui n’était pas à dédaigner. Treich rencontra une femme médecin des environs de Bettié qu’il connaissait ; elle se mit aussitôt en devoir de nous préparer un excellent fouto. Deux heures après, Bénié et notre hôte nous firent cadeau de bananes, d’ignames, de manioc et d’une cinquantaine d’ananas délicieux.
A propos d’ananas, il est intéressant d’examiner les ressources que le commerce des ananas pourrait offrir pour nos possessions de la côte d’Afrique.
Actuellement les ananas frais qui arrivent sur notre marché (du mois de novembre à fin juin) proviennent des Açores, d’où les navires anglais les transportent à Londres : c’est donc de ce dernier pays qu’ils sont réexpédiés et qu’ils sont livrés à la consommation à des prix relativement élevés (4 à 8 francs pièce, suivant la grosseur et la finesse).
Nous croyons que les ananas de la Côte de l’Or pourraient lutter avantageusement avec ceux des Açores, étant donné que la traversée s’effectuerait dans un laps de temps qui, n’étant pas beaucoup plus long, permettrait aux fruits d’arriver dans de bonnes conditions aujourd’hui, grâce aux nouvelles lignes de paquebots.
Voici d’ailleurs, sur le mode de préparation actuellement employé pour ces sortes d’envois, des renseignements puisés à bonne source et que nous croyons utile de porter à la connaissance de nos lecteurs.
Les fruits sont cueillis avant d’être mûrs, de façon à supporter le voyage ; on leur laisse une longueur de tige de 15 à 20 centimètres, et comme ornement le petit bouquet de feuilles qui les termine.
Pour l’emballage, on les couche dans de grandes caisses mesurant de 1 m. 20 à 1 m. 30 de long sur 80 centimètres de large et 25 centimètres de hauteur. Chaque caisse est divisée en deux compartiments par une cloison ; les ananas doivent être entourés de feuilles de maïs. L’emballage étant la question capitale, il faut éviter, en le faisant, de casser les tiges et le petit bouquet de feuilles, et remplir avec soin les vides, afin d’empêcher tout mouvement du fruit dans la caisse.
Les ananas existent à l’état spontané en si grande quantité dans les forêts, qu’on pourrait se les procurer, rendus à Grand-Bassam, à 25 centimes pièce, au grand maximum.
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Après avoir pris quelque repos et procédé à une toilette sommaire, Treich et moi, nous allâmes faire visite à Bénié. Sur une petite place devant son habitation, au pied d’une sorte de ficus, il nous attendait assis sur une chaise. A côté de lui, un jeune homme le garantissait du soleil avec un parasol. Bénié a environ une quarantaine d’années. Sa figure inspire plutôt la sympathie que la défiance. Il parle peu, d’une façon bien calme et tout à fait digne. A notre arrivée, ses musiciens, au nombre de cinq, nous saluent d’une aubade qui avait l’air d’être prisée par tout le monde, sauf par nous. Cette musique se composait de deux tam-tams, une clochette, une trompe en ivoire et un clairon en cuivre rouge de fabrication européenne. Pendant que la musique nous écorchait les oreilles, quatre jeunes gens munis de queues d’éléphant (emblème royal) éventaient le seigneur d’Attakrou et lui chassaient les mouches.
Bénié nous souhaita la bienvenue en termes fort courtois et offrit à notre escorte cinq litres de gin, que s’administrèrent les gens de Treich, les miens, quoique fétichistes, ne voulant pas boire d’eau-de-vie.
Dans l’Anno et l’Indénié, où nous venons d’entrer, les villages sont construits à peu près de la même façon. Attakrou ne se distingue des villages de l’Anno que par sa population plus nombreuse, 700 à 800 habitants, tandis que la moyenne des autres varie entre 100 et 300.
Bords du Comoë à Attakrou.
Sa situation sur le Comoë comme terminus[51] de la navigation fluviale, à proximité des chemins du Baoulé, du Morénou, de l’Anno, du Barabo et de l’Abron, y a attiré quantité de marchands Zemma (Apolloniens) qui viennent s’y fixer avec des produits de nos factoreries d’Assinie, de Grand-Bassam et de la colonie anglaise de Dioua (Cape-Coast). Ces Apolloniens, qui sont très remuants et marchands par excellence, aussi intelligents que les Mandé et les Haoussa, ont installé, par les rues et dans les cours des habitations, des boutiques volantes avec étalage où dominent surtout les fusils à pierre, dits boucaniers mâles et femelles, des barils de poudre, des caisses de gin, du sel en paniers, fabriqué par les riverains du littoral, quelques étoffes à très bon marché, des perles en rocaille, et quantité d’autres objets, tels que cadenas, colliers de corail, couteaux, sabres d’abatis, etc.
Le mouvement commercial, tant par le Comoë que par la voie de terre, semble assez développé, et pendant notre route de Groûmania à Attakrou nous avons rencontré presque tous les jours quelques charges de produits européens. Malheureusement mon état de santé ne m’a pas permis de noter les charges aussi soigneusement que je l’ai fait pour Kong. Ce calcul n’aurait, du reste, offert qu’un tableau bien médiocre de l’importance commerciale, les marchandises bifurquant surtout à leur arrivée à Attakrou ; en effet, de là, les Mandé du Barabo et du Bondoukou quittent la route de l’Anno, passent à Eléso en amont d’Attakrou et de là remontent au nord par la vallée du Bâ.
Vendredi 1er mars. — Encore deux visites à Bénié, visites de remerciements et visites intéressées ; il s’agissait en effet de le décider à nous procurer des pirogues et des pagayeurs et d’obtenir de lui qu’ils nous conduisissent le plus loin possible. On croirait que c’est tout simple, car les pirogues ne font pas défaut, il y en a plus que nous n’en avons besoin ; malheureusement l’autorité de Bénié est méconnue à deux jours de marche d’ici, et il craint qu’il n’arrive des désagréments à ses piroguiers. Dans toute cette région il existe en effet une bien drôle de coutume : c’est celle de rendre solidaires les uns des autres les gens d’un même village quant aux dettes. Ainsi, parce qu’un homme d’Attakrou devait une certaine somme à un citoyen d’Aniasué, aucun des autres habitants ne pouvait s’y aventurer sans craindre d’avoir ses pirogues confisquées ou d’être retenu en otage jusqu’à extinction de la dette ; bon gré mal gré il fallait en passer par là, trop heureux encore de ne pas se voir refuser leur concours. Les pirogues ne nous sont promises que pour après-demain.
Samedi 2 mars. — Je ne m’en plains pas trop, ce repos forcé nous est bien nécessaire ; je souffre encore beaucoup, et ce brave Treich est sur les dents ; tout le service repose sur lui : réveil, organisation du convoi, ravitaillement, etc. ; mon état ne me permet de m’occuper que du journal de marche et des levés.
Il est quatre heures environ. Je suis dans des transes terribles. Le calme, ou plutôt le peu d’empressement et d’activité de ces gens-là me crispe. Je songe à demain, à ce départ tant désiré, aux heures que nous allons perdre pour rassembler nos huit malheureux piroguiers ; encore, il n’y a même pas à songer à emmener tout notre monde en pirogue : Bénié trouve d’excellentes raisons pour leur faire faire la route à pied ; la moitié seulement de nos bagages et de nos hommes pourra partir avec nous.
Dimanche 3 mars. — Ce matin à trois heures et demie, nous étions debout. Une heure après, nous savourions un fouto au singe, réchauffé de la veille, et quelques bananes grillées. Tout était prêt, soi-disant, mais à six heures et demie les pagayeurs couraient encore après leurs pagayes et nous ne quittions la rive qu’à sept heures un quart.
Quel soulagement quand, en signe d’adieu, j’ai agité mon chapeau de feutre en loques, et quel bonheur pour moi d’être momentanément dispensé de ce fatigant voyage en hamac !
Boukary, mon domestique, m’avait installé dans la pirogue une couverture sur laquelle je me suis étendu en ayant le haut du corps appuyé contre des bagages en guise d’oreiller. Ma grosseur dans l’aine ne me fait plus autant souffrir, mais je sens que la fièvre va me reprendre. J’ai à côté de moi mon carnet, mes deux boussoles et mon ombrelle, qui m’a été bien utile dans la journée.
En quittant Attakrou, le fleuve coule presque en arc de cercle, mais la direction générale est sud. Partout il y a du fond. Au bout d’une heure environ nous laissons sur la rive droite un énorme banc de sable, puis, un quart d’heure après, on atteint un joli îlot boisé en face duquel et sur la rive gauche se trouve le petit village d’Akhiékrou ou Akhiékourou.
Deux femmes qui lavent vont appeler le chef de village, il nous apporte deux bouteilles à gin pleines de vin de palme frais. Point n’est besoin de manœuvrer habilement pour accoster : le chenal est tellement peu profond (à peine 10 centimètres d’eau) que la pirogue s’échoue d’elle-même, ce qui nous permet de déguster à loisir ce bon vin de palme.
Quelques instants après avoir dépassé l’îlot et le village, nous passons sur la rive droite, devant l’embouchure d’une petite rivière d’environ 4 mètres de largeur, qui coule dans un véritable berceau de verdure. Au moment où je m’étonnais de la façon calme dont s’effectuait notre descente, la rivière fait brusquement un coude, elle forme une boucle et nous franchissons successivement trois barrages assez difficiles. Le premier se passe assez aisément, le chenal étant juste au milieu ; mais, pour les deux autres, il faut habilement manœuvrer pour trouver le chenal, qui est presque contre la rive gauche. A peine sortis de ces barrages, nous atteignons un point nommé Ebohoré, situé à peu près à mi-chemin entre Attakrou et Satticran. Cet endroit est un véritable chaos de roches et de bancs de petites huîtres. On met juste une bonne heure pour franchir ce passage difficile ; mais il n’y a ni rapides, ni endroits dangereux, ce ne sont que de fréquents échottages et des manœuvres d’une rive à l’autre pour passer les pirogues avec le moins de dégâts possible. Une demi-heure après, on franchit à peu d’intervalle deux barrages moins importants : le premier par un chenal au milieu ; le second, qui s’appuie sur un îlot, n’est praticable qu’en serrant de près la rive droite. Là s’étale un beau bief, bien profond, où l’on fait du chemin. Nous brûlons, sur notre rive gauche, le village de Mangokourou, en face duquel se trouve un atterrissage fréquenté par les gens du Morénou. Ce joli bief est limité en amont de Satticran par un barrage facile, à cheval au milieu, puis par un grand îlot en face d’un ruisseau de 3 mètres de large (rive droite) qui a son confluent à la fin de l’île. Quelques bons coups de pagayes bien rythmés nous font doubler un banc de sable de la rive gauche, et, quelques instants après, nous arrivons à Satticran, où nos hommes nous attendent depuis deux heures environ ; il est quatre heures et demie de l’après-midi au moment d’accoster. Il n’est pas possible de s’imaginer ce qu’un voyage de dix heures en pirogue est fatigant ; aussi, au lieu d’aller me promener autour du village, me suis-je mis de suite à transcrire notre premier jour de navigation, pour pouvoir plus à mon aise et l’esprit tranquille m’allonger et reposer mes reins courbaturés.
Couché dans la pirogue.
Sur la recommandation du chef d’Attakrou, nous sommes très bien reçus à Satticran. Les habitants nous offrent de la canne à sucre, des ananas, des bananes et des ignames, qui, avec un gros quartier de singe boucané, nous font un dîner succulent ! Mes hommes se fabriquent un gigantesque fouto avec de la viande de biche boucanée emportée d’Attakrou.
Dans la soirée, des gens d’Angoïkhé, petit village situé à 1 kilomètre en aval du fleuve, viennent nous voir. Quoique éreinté, je prends des renseignements sur la route à suivre le lendemain par nos porteurs, qui doivent se rendre à pied par la forêt à Aniasué et doubler l’étape ; ils suivront le fleuve d’Angoïkhé à Assémaone et n’ont à traverser qu’une rivière large de 5 à 6 mètres, qui passe entre Ammoaconkrou, la résidence du chef de l’Indénié, et le village de Zébédou, traversé par Treich en 1887. Demain, huit de nos hommes doivent revenir à Kabrankrou pour me transporter en hamac de cet endroit à Aniasué.
Tous les détails pour le lendemain étant réglés, nous essayons de dormir. Hélas ! mon mal me donne une fièvre qui me fait délirer malgré la quinine préventive. Agité toute la nuit, non seulement je ne puis reposer, mais encore ce bon Treich ne ferme pas l’œil, prévenant mon moindre désir et me demandant, chaque fois que je me retourne un peu brusquement, si j’ai besoin de quelque chose.
Lundi 4 mars. — Au petit jour nos porteurs se mettent en route. Treich et moi, nous nous embarquons dans notre frêle embarcation, emportant quelques bananes grillées au feu qui doivent composer notre déjeuner. Un bief profond, limité par un petit barrage facile, à hauteur de la rivière de Zébédou, et le barrage d’Assémaone nous permettent de naviguer assez rapidement ; malheureusement, de ce dernier village à Darou — situé à un coude à angle droit que forme la rivière, — le lit est obstrué d’une suite de barrages dont les passes, situées tantôt à droite, tantôt à gauche, nous font perdre un temps précieux. Devant Darou, le fleuve est presque à sec, et des habitants le traversent à gué pour se rendre dans le Morénou, dont le sentier qui y mène se détache de la rive droite, en face du village.
De Darou à Kabrankrou il n’y a qu’un seul barrage, facile à franchir. Nous atterrissons à onze heures vingt.
A Kabrankrou, le fleuve se dirige sur Aniasué, par une série de méandres très longs à franchir. La navigation n’est pas interrompue, quoiqu’il y ait de nombreux barrages. A Kabrankrou même, il en existe un assez difficile, élevé de 2 mètres au-dessus des eaux, dans lequel se trouve une petite passe contre la rive droite.
Sur ce parcours en méandres de Kabrankrou à Aniasué, il n’existe qu’un seul village, sur la rive gauche, à mi-chemin ; il se nomme Bourouattakrou. D’après nos piroguiers, le chef de ce village aurait une belle pirogue à vendre ; il en demanderait 2 à 3 onces d’or (de 90 à 120 francs). Notre premier soin en débarquant est naturellement de nous informer si cette pirogue n’a pas encore trouvé acquéreur. Le soir, nous étions fixés : elle avait été vendue deux jours auparavant à des gens d’Arikokrou ; il n’y a donc plus à y songer.
C’est jusqu’à Kabrankrou que les pirogues d’Attakrou devaient nous conduire. Benié ne peut communiquer avec le chef d’Aniasué, avec lequel il vient d’avoir un différend au sujet d’une dette. D’autre part, comme je l’ai dit plus haut, le trajet en pirogue par Bourouattakrou est très pénible aux basses eaux. Il faut nous résigner à gagner Aniasué à pied. A cet effet nous nous installons à Kabrankrou, village comprenant une seule famille venue récemment du Morénou.
Treich, me laissant avec son domestique et un de ses hommes, part le lendemain de bonne heure pour Aniasué, afin de me renvoyer les huit porteurs qui doivent me prendre avec le hamac.
Mardi 5 mars. — Quelle longue et affreuse journée ! Je souffre tellement de cette espèce de hernie, que je m’évanouis en voulant faire quelques pas. La douleur est intolérable. Une vieille femme du village, très compatissante, est allée, sans qu’on le lui demande, chercher des feuilles pour me faire un cataplasme, de sorte que dans l’après-midi je suis un peu soulagé.
Dans cette région les cases sont couvertes, comme dans l’Anno, de larges feuilles d’arbres et surtout de feuilles servant à emballer les kolas. Ces toitures sont faites avec un grand soin. Les feuilles sont maintenues sur les branches qui forment la cage de la toiture par de petites fiches en bois. Pas une fissure ne laisse pénétrer le soleil. C’est ici aussi que j’aperçois la première couverture en palmes. Elle est arrangée et combinée avec beaucoup de savoir, et disposée par lots de cinq à six palmes bien assujetties ensemble. Non seulement cette toiture est bonne et solide, mais elle est encore élégante.
Kabran, le chef de famille qui a donné son nom à cet embryon de village, est un chasseur de profession. A deux reprises différentes il est parti pendant dix minutes environ pour revenir, la première fois avec une biche, et la seconde avec un gros singe noir à queue et tête blanches, de l’espèce appelée, en agni, foé. C’est le singe le plus répandu. Son long poil noir luisant fait rechercher sa fourrure en Europe. Il est beaucoup acheté par les Apolloniens qui viennent dans la région et qui payent une belle peau jusqu’à 50 centimes en or. Ces fourrures ne sont pas achetées par les factoreries d’Assinie et de Grand-Bassam, pour une raison que je ne m’explique pas et que l’on n’a pas su me donner à Grand-Bassam ; elles vont toutes sur Cape Coast.
Nos hommes ne sont de retour d’Aniasué qu’à une heure déjà avancée de la soirée. Comme ils n’ont pas mangé et que, d’autre part, il est impossible de dormir à cause des moustiques, ils passent la nuit à préparer de la viande que nous vend Kabran.
Mercredi 6 mars. — Il est impossible de songer à se mettre en route ; mes malheureux porteurs sont incapables de refaire la route en me portant dans le hamac ; aussi n’ai-je pas de peine à faire remettre le trajet à demain.
Si dans certains endroits des régions que j’ai parcourues le moustique fait totalement défaut, il y en a d’autres où cet insecte pullule, et c’est le cas pour Kabrankrou. Je n’ai jamais eu, ou très rarement, à en souffrir, ayant toujours eu soin de faire établir ma moustiquaire. C’est une excellente précaution, car, même quand il n’y a pas de moustiques, ce faible tissu vous préserve non seulement de la forte rosée, mais encore des fourmis, araignées et autres insectes malfaisants.
Habitation à l’européenne avec couverture en palmes à Bettié.
Jeudi 7 mars. — Nous sommes partis ce matin dès qu’il a fait jour, à cinq heures trois quarts. Il est impossible de se rendre compte de la fatigue qu’éprouve un malade voyageant en hamac. Malgré toute la bonne volonté des porteurs, on est cogné, par suite des sinuosités du chemin, contre les arbres et les lianes, le long du sentier. Les indigènes, pour se faciliter un passage, ont coupé de jeunes arbres à environ 80 centimètres ou 1 mètre du sol : ce sont autant de pieux sur lesquels on manque de se faire empaler. Les lianes, les arbres, contre lesquels on heurte le hamac dans les tournants, font tomber des bois morts, des nids de termites logés dans les arbres, des feuilles sèches et des rameaux pourris, qui vous aveuglent. On peut encore s’estimer très heureux de n’être pas blessé, estropié par quelque bois mort volumineux qui, suspendu dans les airs à une hauteur de 20 mètres, s’effondre au moindre choc. De soleil, point ; il règne dans cette forêt de trente jours de marche une sorte de demi-obscurité qui fatigue. On a soif de voir le jour, de voir de l’herbe, car ici le sol n’est tapissé que de jeunes pousses d’arbres et de fouillis d’ananas. Pas de fougères, pas de fleurs, rien qui réconforte, qui parle au cœur, à l’âme — la monotonie est terrible dans ces régions. Et cependant, comme toute cette forêt est grandiose et mystérieuse ! Comme on s’y promènerait volontiers si l’on n’avait la préoccupation du lendemain ! Comme ce silence est imposant ! Ni le vent ni le soleil ne pénètrent dans cette immensité. A 100 mètres d’un village, on est isolé du monde. C’est à peine si l’on aperçoit les oiseaux : ils vivent dans les cimes, goûtant à la fois le soleil et l’ombre ; leur babil n’arrive pas jusqu’au sentier, étouffé par les coups de sabre des indigènes qui frayent le chemin en coupant des lianes et des arbres qui ont quelquefois 20 centimètres d’épaisseur. De temps à autre on entend cependant fuir un gibier, qui en se sauvant paraît briser tout sur son passage ; ce n’est pourtant qu’une toute petite gazelle, de la grosseur d’une chèvre. Dans les haltes, quand, assis dans le sentier, tout le monde se réconforte d’une igname bouillie, froide, ou de quelques bananes, il passe à 20 ou 30 mètres au-dessus de vous une joyeuse bande de singes dont les cris sont étouffés par le craquement de bois morts qui tombent en plein sur votre tête et vous forcent à vous garer.
Ces forêts sont tellement imposantes, que la vue d’un sentier à peine ébauché qui coupe le vôtre vous cause une joie infinie ; on se dit : « Il y en a donc d’autres aussi qui traversent ces solitudes ». Quand ces sentiers se représentent souvent et surtout quand ils se dirigent dans le sens opposé à celui que l’on suit, le courage se ranime, les forces reviennent, la tête de la caravane annonce « un chemin de jardin » : c’est l’indice de la proximité d’un village ; mais, hélas ! il faut quelquefois marcher encore pendant deux mortelles heures pour l’atteindre.
La forêt.
Quel bonheur ! comme le cœur bondit ! comme on se sent vivre, quelques instants après, à la rencontre d’un tronc à demi creusé qui doit fournir une pirogue ; puis peu à peu les plantations de palmiers à huile, un sentier élargi, une bananeraie, et, après, ces sommets de toits à couleur incertaine recouverts de feuilles mortes ou de palmes bistres, le chant du coq, ou ce bruit de crécelle rythmé qui révèle la présence d’un tisserand.
Oh ! ce chant du coq, quelle douce illusion il m’a produite ! Fatigués, avançant avec peine, ne sachant si nous rencontrerions bientôt le village, l’oreille au guet, nous croyions l’entendre bien souvent. « Comment serons-nous accueillis ? » nous disions-nous. Hélas ! le désir d’arriver à l’étape nous faisait prendre pour la réalité ce qui n’était qu’une illusion de notre cerveau fatigué. Quand après deux nouvelles heures de marche nous arrivions au village tant envié, le coq dormait ainsi que les habitants.
Aujourd’hui, à part les chemins de bananeraie aux abords de Kabrankrou et d’Aniasué, nous n’avons rencontré que le sentier d’Assémaone, auprès duquel nous avons fait une halte d’un quart d’heure. Une demi-heure avant d’arriver à Aniasué, quelques habitants venus au-devant de moi ont voulu à toute force aider mes gens, et c’est porté par eux que j’entrais à Aniasué vers midi.
Treich, depuis son arrivée à Aniasué, n’était pas resté inactif : il avait engagé des pourparlers avec le chef, de sorte que pour le surlendemain les pirogues étaient promises. Le nom de ce chef est assez difficile à retenir : ce seigneur s’appelle Kakou Anougoua.
Vendredi 8 mars. — Bien accueilli dans le village, qui est assez grand (700 à 800 habitants), et avec l’appui du chef, Treich arrive à engager les piroguiers nécessaires pour nous conduire jusqu’à Bettié. Ce trajet doit se faire en quatre jours ; mais les piroguiers ne veulent pas dépasser l’Alangoua ; cependant, sur nos instances, et après avoir promis au chef d’Aniasué qu’il n’arriverait rien de fâcheux aux piroguiers, ce dernier leur donne l’ordre de nous conduire jusqu’à Bettié. Le marché fut conclu et le prix débattu jusqu’à Bettié inclusivement.
Pour me soulager, et profitant de cette journée de repos, Treich me confectionna, avec un morceau de cuir souple, des chiffons et le fer-blanc d’une boîte à sardines, un bandage destiné à soutenir cette espèce de hernie qui me fait tant souffrir et m’empêche de marcher. Deux courroies provenant de bretelles de fusil servent à le fixer. Muni de cet appareil, je peux, sans trop souffrir, me promener une heure par le village, qui est construit comme ceux de l’Indénié. Il me semble riche ; tous les habitants paraissent y vivre dans l’aisance. La moitié de sa population est composée de Zemma (Apolloniens), qui viennent y acheter des peaux de singes et de l’or de l’Alangoua, en remplacement de gin, de poudre, d’armes, d’étoffes qu’ils apportent de la Côte par le Sahué.
Les habitants se livrent beaucoup à la chasse. Dans ce village, la viande de biche et de singe boucanée ne fait pas défaut ; en tirant les mères, les indigènes s’emparent des petits singes vivants. Dans presque toutes les habitations, on en voit un ou deux en liberté ou attachés avec une ficelle, de sorte qu’on peut les examiner à loisir.
On trouve dans cette région neuf variétés de singes :
1o Le cynocéphale, qui est connu dans presque tout le Soudan et dont je me dispense de faire la description ;
2o Le foé, ce singe noir à poil long et à tête et queue blanches dont j’ai fait la description plus haut ;
3o Le kouamé, genre de cynocéphale à poil gris très clairsemé. Ce singe, qui est très laid avec sa face ladre, se distingue surtout par des callosités prononcées aux fesses ; il passe pour être aussi intelligent que le cynocéphale, dont il doit être proche parent ;
4o L’assibé, singe de taille moyenne, à la fourrure d’un vert jaune avec le ventre gris blanc et la figure noire ; il ressemble au singe que nous appelons au Sénégal singe de Podor, mais son pelage est beaucoup plus clair ;
5o L’adéré, presque de la même couleur que le précédent, mais portant sur le bout du nez une belle tache toute blanche qui l’a fait surnommer par les Européens pain à cacheter ;
6o Le kômo, de petite espèce, pelage foncé à reflets noirs, verts et bleus ; il pousse fréquemment un cri qui l’a fait surnommer kômo ;
7o Le tah-hié, au pelage noir à long poil, avec la figure et le ventre rouge brun. Cet animal est un des plus intéressants que je connaisse ; il fait des sauts étonnants en largeur sans se servir de ses mains, simplement en se ramassant sur son arrière-train, qui se contracte et se détend comme un ressort ; en retombant, il lève les bras en l’air en appliquant les principes de gymnastique qu’on nous enseigne au régiment et à Joinville ;
8o Le tié, le plus joli des singes que l’on puisse rêver. Sa robe est d’un gris irisé, et son dos dans le sens de l’épine dorsale est partagé en deux par une bande de poils rouge feu. Il a le ventre blanc, et sa tête est encadrée d’une belle barbe blanche se terminant par une longue barbiche, blanche également, qu’il se laisse volontiers caresser quand il est apprivoisé.
9o Enfin le chimpanzé, qui est rare[52].
Les peaux les plus marchandes sont, dans l’ordre de préférence, celles des foé, tié, tah-hié, assibé, adéré et kômo ; celles du cynocéphale et du kouamé sont utilisées par les indigènes pour les usages domestiques.
Au premier abord on pourrait croire que l’on éprouve une certaine répugnance à manger la chair de ces animaux, et qu’elle doit être très coriace. Le fait est vrai pour quelques variétés de singes, surtout pour le cynocéphale, qui est peu comestible ; mais dans ces forêts le singe ne vit pas exclusivement de fruits, il se nourrit surtout de jeunes pousses d’arbres, et quelques-uns d’entre eux, tels que le tah-hié et le foé, n’arrivent à manger des fruits qu’après un acclimatement progressif.
Ces deux variétés de singes offrent également une particularité, c’est qu’ils ne sont munis que de quatre doigts aux mains : le pouce a totalement disparu. Chez certains d’entre eux il y en a cependant trace. Dans ce cas, il a à peine 3 ou 4 millimètres de longueur.
Samedi 9 mars. — Nous avons pu quitter ce matin Aniasué à sept heures. Tout notre monde est réparti dans trois pirogues de 6 à 7 mètres de longueur. A sept heures dix, nous saluons, en passant, les habitants d’Amangouakourou, puis nous franchissons trois barrages offrant des passes commodes vers la rive droite ; et à huit heures et demie, après avoir dépassé un îlot boisé en face duquel débouche la rivière Betti, qui vient de Yacassé (Indénié), nous atteignons Inguérakon. Nous restons à ce village jusqu’à onze heures sous un prétexte que je ne saisis pas trop, et nous faisons un déjeuner de fouto.
Le danger ayant disparu (c’étaient des gens de l’Attié, avec lesquels nos piroguiers avaient eu maille à partir, qui nous observaient dissimulés dans la végétation sur la rive droite), nous franchissons les trois barrages d’Inguérakon et atteignons à midi et demi Kommokourou, situé un peu en aval du confluent de la rivière d’Abengourou.
De Kommokourou à Ahinikourou, où nous devons passer la nuit, le fleuve est obstrué par une série d’îlots et deux barrages qui en rendent la navigation pénible, surtout en cette saison ; enfin, vers deux heures et demie, nous atteignons Ahinikourou, habité par une colonie de l’Attié, pays situé en face de nous sur la rive droite du Comoë et s’étendant dans l’ouest jusqu’au Baoulé.
Ce village n’ayant que quatre cases, nous campons sur la rive. J’en suis d’autant plus satisfait que pendant le trajet j’ai cru comprendre, dans une conversation des piroguiers, qu’ils seraient enchantés de nous planter là et de repartir de nuit avec leurs pirogues vides pour Aniasué, ce qui nous gênerait considérablement.
La descente du fleuve est très intéressante : le cours accidenté et la végétation qui borde le Comoë ne ressemblent pas au Sénégal.
En quittant Attakrou, les rives s’affaissent insensiblement ; au lieu d’être abruptes, elles s’abaissent doucement et, par une pente douce, viennent mourir dans l’eau. Point de ces longs villages comme dans le Fouta et le pays sonninké de Bakel, où toute la population est sur la rive pour vous voir passer. Ici les lieux habités sont cachés dans la végétation ; leur présence ne se révèle que par le vert tendre des plantations de bananiers et un ou deux toits qui émergent en bordure sur une toute petite clairière.
D’autres fois, le village, enfoui sous la végétation, n’est deviné que par un chemin d’atterrissage et une ou deux pirogues au mouillage. Pas de bruit, le silence n’est troublé que par les piroguiers qui se stimulent d’instant en instant avec le cri souvent répété de : « Diakha ! Diakha ! » qui veut dire : « Pagayons ! pagayons ! »
Les bancs de sable sont dépourvus des oiseaux aquatiques que l’on trouve par milliers sur les bancs du Sénégal. C’est à peine si de temps en temps on aperçoit deux ou trois paires de sarcelles. Pas d’ibis, pas de spatules, encore moins de pélicans ou de marabouts. Les caïmans et les hippopotames sont rares également. Dans les biefs, l’eau est calme : le courant, cependant, est encore d’environ 1 nœud à l’heure.
Dans la journée, pendant la grosse chaleur, il est difficile de rechercher l’ombre des rives : elles sont défendues par des bois morts et des racines qui rendent la navigation difficile. Je regrette bien mes joyeuses fusillades sur les bords de l’île à Morfil (Sénégal), où toute la journée on peut s’amuser à tirer des singes, des oiseaux aquatiques, des caïmans ou des hippopotames. Ici, rien, ou à peu près ; le fleuve paraît mort, on croirait qu’il n’est pas habité ; les seuls indices qui dénoteraient la présence d’hommes consistent en petites pêcheries dans le lit des affluents qui se déversent dans le Comoë, près de leur embouchure. Aujourd’hui, cependant, Treich a tiré deux coups de fusil sur des tintans, oiseaux pêcheurs bruns, à huppe, qui poussent des cris perçants en prenant leur vol, et sur un aigle pêcheur à tête blanche, perché sur la cime d’un arbre mort.
Nous sommes ici sur la frontière de l’Indénié.
Ce pays, qui limite le Sanwi au nord, est borné à l’est par le Broussa, l’Aowin et le Sahué, au nord par l’Assikaso, « pays de l’or », province du Bondoukou, et par l’Anno. A l’ouest il confine au Baoulé, au Morénou, à l’Attié et au Bettié.
Ammoacon, le souverain de l’Indénié, a fixé sa résidence à une journée de marche dans l’est d’Attakrou ; elle porte son nom, auquel on ajoute krou : Ammoaconkrou.
Les autres centres dont les chefs, tout en référant à l’autorité du souverain, jouissent par eux-mêmes de quelque influence, sont ceux d’Attakrou, d’Aniasué et d’Abengourou, dont nous avons donné les noms plus haut.
L’Indénié est peuplé de gens de race agni, avec quelques colonies du Morénou et de gens de l’Attié, mais ce pays est surtout envahi par les Zemma ou Apolloniens, qui y ont accaparé tout le commerce.
L’Alangoua, situé au sommet du triangle formé par le Comoë et le Mézan, est autant sous la protection de l’Indénié que du Bettié. M. Treich a cependant, en 1887, cru prudent de le lier à nous par un traité spécial qui reconnaît en fait son autonomie.
L’Indénié est très avantageusement situé pour les transactions commerciales : il occupe une position relativement rapprochée de la Côte (8 journées) ; on peut rayonner aisément vers l’Abron, le Bondoukou et Kong, l’Anno, le Djimini et le Kong, et les tribus du Baoulé et du Morénou voisines du Comoë peuvent également venir s’y approvisionner.
Dimanche 10 mars. — Quel miracle ! nous avons réussi à quitter avec nos trois pirogues Ahinikourou à cinq heures et demie. Ici, comme ailleurs du reste, quand on est à la merci des indigènes et des piroguiers, il est difficile de rassembler ceux qui doivent vous accompagner à un titre quelconque ; on peut se considérer comme ayant une fière chance quand on réussit à se mettre en route avant sept heures du matin ; aussi nous sentons-nous tout heureux, mon compagnon et moi, de partir avant le lever du soleil.
Le trajet est assez agréable, il n’offre pas trop de difficultés ; cependant, après vingt minutes de navigation, nous atteignons un îlot relié à la terre ferme par un amoncellement de rochers qui forme barrage, mais qui se franchit facilement. Vers six heures un quart nous passons devant le village abandonné de Zaoccra et atteignons Batouatu (colonie attié). En aval du village existe un barrage assez facile, puis le fleuve présente un joli bief assez profond qui nous mène devant un second village attié nommé Amiakassikrou, auprès duquel commence une longue île boisée se terminant entre Iapiatuin et Aricokrou, les deux premiers villages attié construits sur la rive droite. Le chenal passe entre la rive droite du Comoë et l’île, et n’est barré qu’une fois. Au delà d’Aricokrou, le bief se continue libre de tout obstacle ; seule une roche de 4 mètres s’élève au milieu du fleuve à hauteur d’une petite rivière de 4 mètres de large, venant de l’ouest ; puis on rencontre une autre roche entourée d’un banc de sable et un petit barrage également facile, situé à l’embouchure d’une rivière de 4 mètres de largeur, qui arrose l’Alangoua. Les rives du fleuve s’inclinent en pente douce : pas de berges escarpées, rien qui dénote de grandes inondations pendant les fortes crues ; cependant les piroguiers m’ont fait voir sur la rive même un gigantesque bombax qui est entaillé à la hache à 7 ou 8 mètres au-dessus du niveau actuel des eaux. C’est, paraît-il, le point le plus élevé qu’aient atteint les plus grandes crues des trente dernières années.
Au delà du confluent de cette petite rivière de la rive gauche dont j’ai parlé, et près d’un barrage assez long, mais facile pour nos embarcations légères, commence l’Alangoua.
Ce petit pays est très riche en terrains aurifères ; il comprend une vingtaine de villages, habités tant par des gens de l’Attié et de l’Indénié que par des colonies de Bettié et surtout de l’Ahua (Apollonie). Au sud, l’Alangoua est limité par la rivière Mézan, dont nous parlerons un peu plus loin.
Vers midi nous atteignons Adoukassikrou (rive gauche), où nous nous décidons à passer la nuit, nos piroguiers nous demandant de ne pas pousser jusqu’à Blékoum, le village suivant, à cause du passage de Dabiabosson, qui, paraît-il, est très dangereux à franchir et demande surtout une grosse dépense de forces physiques.
Adoukassikrou offre suffisamment de cases pour nous abriter ; nous sommes cependant forcés de camper sur la rive, à cause de nos piroguiers, qui cherchent à nous abandonner et dont l’envie de s’en retourner se manifeste de plus en plus. Par surcroît de précautions, je leur fais laisser les pagayes dans les pirogues et ordonne à une partie de mes hommes d’y coucher.
Dans ce village nous n’avons trouvé à acheter des provisions qu’à une heure fort avancée de la soirée, par suite d’un enterrement.
Cette cérémonie est assez curieuse pour que je la décrive.
Le cortège funèbre était précédé de la veuve du défunt ; elle portait une calebasse de fouto. Le cadavre était renfermé dans un cercueil en bois creusé dans un tronc d’arbre et fermé par un couvercle fixé avec de fortes ligatures en cordes et en lianes. Comme le défunt était un étranger, on chargea le cercueil dans une pirogue qui devait le conduire à son village, situé en aval du fleuve. Des femmes, munies de poteries et de paniers renfermant probablement la fortune que laissait le défunt, suivaient en pirogue.
Les indigènes m’ont dit qu’au moment où la bière est descendue en terre, les assistants demandent par trois fois au mort de revenir, puis on jette une poignée de terre sur le cercueil.
L’anniversaire de la mort est célébré pendant trois ans ; cette cérémonie est suivie d’un festin et d’une visite à la tombe avec des mets préparés en l’honneur du défunt. Le deuil consiste pour toute la famille à avoir la tête rasée pendant plusieurs mois. La veuve obtient la permission de se remarier six ou sept mois après la mort de son mari.
Quand le défunt est de famille royale ou un personnage de distinction, l’enterrement donne lieu à des scènes de sauvagerie et à des sacrifices humains, dont j’ai parlé dans le chapitre de Bondoukou.
Une partie de l’après-midi fut employée à acheter des provisions. Les ignames font presque défaut, et celles qui existent sont d’une bien médiocre qualité. On peut dire qu’à partir de l’Alangoua, la base de la nourriture consiste exclusivement en bananes vertes cuites à l’eau, pilées ensuite et préparées en fouto avec des sauces de piment, du singe ou du poisson sec.
Les payements ne se font qu’en poudre d’or. Nous avons cependant réussi à nous procurer quelques régimes de bananes par l’échange direct de menus objets. Nous aurions désiré un peu de viande fraîche, mais ce village, comme plusieurs autres de la rivière, ne possède pas de bœufs ; cependant il y a des moutons, des chèvres et quelques poulets.
Les indigènes nous réclamaient surtout du tabac en feuilles, qui fait absolument défaut par ici : il n’est cultivé que dans les pays situés au nord de 8° 30′ de latitude. J’avais une belle collection de tabacs, environ une trentaine de qualités ; l’humidité entre Salaga et Kintampo l’a fait moisir : j’ai dû tout jeter en arrivant à Bondoukou. — Voici quelques renseignements sur la culture du tabac :
On choisit de préférence des terrains boisés, où l’on abat et brûle les arbres en décembre. On défriche, on enlève les mauvaises herbes et les pierres, on assure l’écoulement des eaux, on détruit les insectes nuisibles en recouvrant le sol de paille brûlée, on ensemence en juin et octobre, et l’on récolte en mars et avril.
Les terrains les plus favorables paraissent être les terrains boisés formés d’une couche sablonneuse recouverte d’une couche de terre grasse. Les terrains pierreux, sans profondeur, ceux où l’eau s’écoule mal, sont impropres.
En vue d’une répartition égale, la semence est mélangée de sable et de cendre de bois aussi blanche que possible. Il est bon qu’elle germe pendant deux ou trois jours sur des toiles humides, puis on recouvre de paille la surface du sol ensemencé. Pendant la première quinzaine il faut arroser deux fois par jour, une seule ensuite.
Au bout de quelques jours on enlève cette couverture. Vingt-cinq jours après, les plantes sont transportées dans les champs, préparés pour les recevoir. En cas de sécheresse, on les arrose jusqu’à ce qu’elles aient pris racine. Soixante jours plus tard, la cime se couronne d’une tige de fleurs, qu’on tranche avec les ongles. Les rejetons qui naissent entre la feuille et la tige sont coupés de la même manière.
La récolte arrive deux ou trois semaines plus tard.
Les soins de culture, comme on peut s’en rendre compte, sont bien donnés ; mais là où le planteur de tabac est inférieur à celui de Java et des Antilles, c’est quand il s’agit de la préparation.
Le séchage n’existe pas ; la fermentation n’est pas ordonnée. L’aération et l’obturation du jour, qui sont d’une importance capitale dans la préparation des tabacs, leur sont inconnues.
Il suffirait d’initier les Soudanais à ces minutieux détails, pour obtenir d’eux des qualités de tabac pouvant rivaliser avec les meilleures de Java ou des Antilles.
Pour donner une idée de l’extension qu’a prise la culture du tabac à Java, nous citons ci-dessous un passage d’un correspondant du Temps, qui ne manquera pas de jeter un jour favorable sur ce que peut devenir une exploitation bien ordonnée :
« En 1865, quelques planteurs de Java conçurent l’idée d’étendre le champ de leurs opérations de culture de tabac à Sumatra. Les trois premières années ne donnèrent pas de grands résultats ; mais, à partir de la quatrième, on passait de 200 balles à 1000, et en 1870 on en produisait 3000 (la balle pèse de 75 à 80 kilos). En 1888 on est arrivé à 140000 balles, représentant 60 millions de francs. En vingt-quatre ans, les ventes à Amsterdam et à Rotterdam produisaient ensemble plus d’un demi-milliard. Le marché des États-Unis, d’abord réfractaire au nouveau produit, en prend annuellement aujourd’hui 40000 balles. »
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Le bandage improvisé confectionné à Aniasué me permettait de rôder un peu aux alentours. Je me promenais à quelques centaines de mètres du village avec mon fusil pour essayer de tirer quelque oiseau. Ma chasse ne fut pas bien brillante : je revins avec un malheureux rat palmiste qui n’était qu’un bien faible appoint pour notre modeste gamelle. J’étais tellement affaibli, que le recul de mon fusil de chasse m’avait, en tirant, jeté à la renverse. Dans de telles conditions physiques je ne pouvais songer à de plus brillants exploits cynégétiques. Pourtant les perroquets gris à queue rouge abondent sur la rive ; il y a des palmiers où l’on trouve trente à quarante de ces oiseaux en train de jacasser et n’ayant pas l’air bien sauvages.
Les nuits dans ces forêts sont plus tristes qu’en pays découvert. Pas d’étoiles visibles, c’est à peine si l’on aperçoit à travers les éclaircies du feuillage quelques pâles rayons de lune. Les moustiques abondent, il est impossible de fermer l’œil sans moustiquaire.
Le profond silence de la nuit n’est troublé que par le murmure continu de quelque chute d’eau et le cri perçant des musaraignes, en chasse dans les cimes élevées des arbres de la forêt. C’est triste, je dirai même presque lugubre. Tout s’en mêle, jusqu’au feu, qui, au lieu de flamber, ne fait que se consumer à cause de la grande humidité dont le bois est imprégné. Je regrette bien des fois le haut pays de Kong et du Mossi avec son soleil, ses beaux clairs de lune et nos gais feux de bivouac.
Lundi 11 mars. — Aujourd’hui nous avons eu une bien pénible journée. Embarqués à cinq heures un quart ce matin, nous ne sommes arrivés à Abradine qu’à trois heures de l’après-midi. Malade et épuisé comme je le suis, ces dix heures de navigation sous un soleil de plomb m’ont exténué. Je ne veux cependant pas m’endormir sans avoir transcrit mes notes de voyage.
A six heures, nous avons franchi le passage de Dabiabosson. Ce passage, amas d’îlots et de roches, est très dangereux ; il comprend de petites chutes et des rapides pendant quelques centaines de mètres. A cet endroit le fleuve fait un coude assez prononcé vers le nord, pour reprendre près de la rivière Bosson-Mutua sa direction nord-sud.
Dans les rapides, un piroguier à l’avant, l’autre à l’arrière, munis de longs bambous, sont en permanence occupés à parer les roches entre lesquelles passe le rapide. Un faux mouvement peut non seulement briser la pirogue, mais dans cette descente vertigineuse, avec la vitesse acquise, on s’écraserait certainement contre les roches. Mais ces gens-là sont très adroits et il ne nous arrive rien de fâcheux. En aval de la rivière Bosson-Mutua nous passons devant le village de Blékoum, rive gauche, et la rivière Affroasué, qui vient, nous dit-on, d’Abengourou. Au delà, le fleuve est parsemé de groupes d’îlots entre lesquels on passe assez facilement, mais à partir de Bouadikadjoukrou commence un barrage presque continu qui prend successivement le nom de passage d’Aouamlan et d’Adiammalan. Ce dernier se termine à Iapokourou (village de la rive droite).
Ces barrages, difficiles en cette saison, sont bien plus dangereux pendant les hautes eaux. Nous trouvons dans les roches qui les constituent quantité de pirogues brisées et suspendues dans toutes les positions. Dans le passage d’Adiammalan j’en ai compté jusqu’à sept, ce qui prouve que pendant une certaine époque de l’année cet endroit doit être très dangereux à franchir, même pour les gens qui connaissent bien la rivière.
En quittant Iapokourou, on laisse sur la rive gauche l’embarcadère d’Akobakrou, puis, après avoir passé devant Etiapo ou Mbaso (rive droite), on atteint l’embouchure du Mézan. Cette rivière prend sa source dans l’Indénié, aux environs d’Annibilékrou ; elle a été recoupée près de ses sources en 1882-83 par l’Anglais Lonsdale, pendant sa route de retour sur Cape Coast. Treich-Laplène l’a franchie en trois endroits différents en 1887 et en 1888. Son cours est donc à peu près défini. Elle a environ 6 à 8 mètres de largeur près du Comoë et serait navigable pour les pirogues jusqu’en amont de Diangobo, si son lit n’était obstrué par des troncs d’arbres. Elle sert de limite entre l’Alangoua et le Bettié et reçoit sur sa rive droite de nombreux affluents insignifiants, dont les alluvions contiennent beaucoup d’or. Aux environs de Béboum et d’Agirikrou, les indigènes ont des puits à galerie pour l’extraction de l’or, qui est surtout exploité par les Apolloniens.
Après le confluent du Mézan la rivière fait deux coudes très prononcés et reprend sa direction nord-sud à l’extrémité d’une île allongée. Quelques instants après, on atteint Abradine, en face de l’embouchure d’une petite rivière de 4 mètres.
Abradine est situé sur une berge élevée de 6 mètres au-dessus du niveau actuel du Comoë. A l’atterrissage sont amarrées une douzaine de bonnes pirogues de différentes dimensions, servant, les unes au transport des marchandises, les autres à la pêche. C’est ici que nous rencontrons les premières pêcheries sur le fleuve même. Plus en amont, ce ne sont que de petites pêcheries à l’embouchure des ruisseaux, simples barrages en bambou, dans lesquelles sont disposées des nasses.
Le chef d’Abradine se nomme Bourbé, de sorte que son village est aussi désigné sous le nom de Bourbékrou. Nous sommes fort bien accueillis par Bourbé, qui ne nous laisse manquer de rien : volailles, fouto, bananes et vin de palme nous arrivent en abondance.
Mardi 12 mars. — J’ai passé une bien affreuse nuit : cette grande fatigue d’hier ne m’a pas permis de reposer, j’étais très agité, et ce matin en me réveillant je me suis trouvé presque aussi exténué qu’en me couchant hier soir. Pour comble de malheur, les piroguiers ont tout l’air de nous avoir abandonnés. Comme les embarcations étaient gardées par mes Mandé armés de mes deux fusils, ils n’ont pu se sauver de nuit par eau. Une rapide inspection des cases du village me permit de mettre la main sur les pagayes, que je distribuai aux gens de Treich ; ils habitent pour la plupart les environs de la lagune Aby et savent s’en servir. Bourbé, nous voyant décidés coûte que coûte à partir pour Bettié, essaye de rallier les piroguiers, mais ces derniers refusent d’embarquer : ils craignent, disent-ils, que les gens de Bettié ne les retiennent comme otages, leurs concitoyens d’Aniasué ayant laissé des dettes à Bettié. Ne voulant pas perdre un temps précieux, je fais pousser les pirogues au large, et nous voilà partis, laissant nos piroguiers à Abradine.
La descente s’opère plus aisément que nous ne pensions. Nos hommes, qui savent que Bettié est un point important à atteindre, redoublent d’ardeur. Bientôt nous arrivons à Ediéna, point de départ d’un chemin fréquenté sur l’Indénié, et nous doublons la boucle sur laquelle est situé ce village. A partir de ce point, le fleuve, quoique coudé, reprend sa direction nord-sud. Nous franchissons trois barrages constitués par des roches striées verticalement, et atteignons Attiéréby, village dépendant de Bettié et situé sur la rive droite du fleuve. Treich demande de nous arrêter quelques instants afin de serrer la main au chef de ce village, qu’il connaît. Je me range d’autant plus volontiers à son avis que nous pouvons mettre nos pirogues à l’ombre et profiter de cette halte pour manger quelques bananes.
Une demi-heure après, nous nous remettons en route. Le bief est profond, on y fait du chemin, et bientôt nous sommes devant Attrasou et Beniékassikrou. A partir de ce dernier village, le Comoë est obstrué de nombreux îlots, mais laisse cependant, dans le barrage qui les longe, un chenal praticable assez facile. A une heure nous apercevons sur la rive droite les toits de Bettié : nous sommes à cinq étapes de Grand-Bassam ! — et sûrs de trouver ici un fidèle allié.
Mercredi 13 mars. — Il fait bon aujourd’hui se reposer et écrire, les préoccupations sont moindres, je me crois presque au terme de mon voyage.
En arrivant hier, et au moment d’accoster, des gens de Bettié placés sur la rive nous prièrent de ne pas débarquer de suite, et d’attendre un instant, pour donner le temps à Bénié Couamié, le chef de Bettié, de nous recevoir avec le cérémonial qui convient.
Dix minutes ne se sont pas écoulées que le tam-tam résonne, les olifants jettent leurs notes plaintives, des cris partent un peu de tous côtés, et Bénié Couamié paraît au haut de la berge, précédé d’un pavillon tricolore et de sa musique. Il est proprement vêtu et drapé dans un plaid en soie et laine de fabrication européenne. N’ayant pas de cheval, il se sert comme monture d’une sorte de cheval en bois porté à bras par quatre hommes. Après nous avoir souhaité la bienvenue et serré la main, il nous engage à le suivre et nous conduit à son habitation. S’il m’était réservé une surprise, c’est bien celle de trouver ici une construction à l’européenne et installée très confortablement ; cette maison a un étage, et elle comporte des escaliers et des vérandas très bien conditionnés.
Le rez-de-chaussée sert de magasins ; c’est là que Bénié Couamié met ses marchandises, car ce chef est un des plus importants traitants de la région. Une des chambres sert d’atelier de menuiserie, et l’autre de logement au menuisier charpentier qui construit les escaliers, balustrades, portes et volets, et veille à leur entretien. Ce menuisier est un Apollonien venu de Cape Coast, c’est en même temps le gardien des marchandises et l’homme d’affaires de notre hôte.
On monte au premier par deux escaliers en bois fort bien construits, avec balustrade à jour en bois façonné. Les escaliers mènent à un vaste palier servant de chambre d’audience, qui donne par une large ouverture sur une petite salle couverte de nattes, dans laquelle se trouvent deux tables et quelques sièges, chaises ou fauteuils fabriqués en palmier. Une carafe et deux verres à pied bleu, une image de la Vierge[53] et une grande glace, dans des cadres en bois, complètent le décor de ce petit vestibule-salon.
De chaque côté de cette salle, et séparées par une cloison et des rideaux en étoffe du pays, se trouvent des alcôves formant chambre à coucher, sur lesquelles donne de chaque côté une autre petite chambre.
L’ameublement des alcôves consiste en une chaise et un lit en bois, sorte de châssis grossièrement fait, semblable aux lits des Wolof de Saint-Louis. Chaque couchette est munie d’une bonne paillasse bourrée de paille de maïs, et d’oreillers, le tout recouvert de tapis en cotonnade du pays ou de pagnes de Rouen. Les vérandas sont protégées par une toiture en palmier artistement tressée qui les met à l’abri du soleil et de la pluie.
Je laisse à penser si, après avoir couché pendant plus de deux ans par terre, sur une natte, généralement en pleine brousse, j’ai dû trouver cet intérieur charmant !
Réception de Bénié Couamié.
Non seulement nous étions très bien installés, Treich et moi, dans chacune de ces alcôves, mais encore nous avons trouvé à notre adresse une petite caisse contenant six bouteilles de vin, quelques boîtes de conserves et une quarantaine de biscuits, c’est-à-dire plus qu’il n’en fallait pour nous faire oublier nos souffrances. A l’unanimité il fut décidé qu’on goûterait au vin pour le dîner, dont le menu ne laissait rien à désirer :
- Potage julienne.
 - Fouto au singe.
 - Petits pois au lard.
 - Biscuits.
 - Vin.
 - Thé sucré.
 - Pipes et tabac.
 
Nous avons si bien dîné que le lendemain nous avons eu quelque peine à nous lever. Je me sentais, ainsi que mon compagnon, la tête un peu lourde, et cependant nous n’avons bu, à nous deux, que 75 centilitres de vin environ,... mais il y avait si longtemps que j’en étais privé ! Une autre joie nous était réservée : la délicate attention des employés de la maison Verdier de Grand-Bassam ne s’était pas bornée à la nourriture corporelle : il y avait encore, enveloppant les biscuits, une demi-douzaine de journaux de Bordeaux et de la Rochelle (de trois mois de date) que nous avons lus et relus plusieurs fois sans en perdre un seul mot, annonces comprises, ce qui m’a permis de constater une fois de plus qu’on a beau s’absenter des années, on est toujours heureux de lire et relire même les choses les plus insignifiantes, pourvu que cela vienne de son pays.
Bénié Couamié nous fit un excellent accueil, de nombreux cadeaux en vivres, bananes et viande, et me pria d’accepter une bague en or surmontée de deux petits canons. Il parle d’une façon assez correcte le mandé, que lui ont appris des esclaves et surtout un musulman qui a été son hôte pendant plusieurs années. Sa propre habitation est moins luxueuse que celle qu’il a mise à notre disposition : elle comporte plusieurs cases construites autour d’une cour centrale, à l’instar des habitations des gens du Bondoukou et de l’Anno, décrites plus haut.
Dans l’une d’elles se trouve cette sorte de châssis en bois, découpé en forme de cheval, muni de brancards, sur lequel Bénié se fait porter dans les villages de son domaine quand il ne peut se servir de la voie fluviale comme moyen de locomotion. De même qu’Ardjoumani, chef du Bondoukou, un parasol achève de le rendre tout à fait grotesque sur cette monture plus primitive que le cheval de bois d’un gamin de six ans.
Ceci n’empêche pas Bénié d’être un brave et digne chef, aimant les Français. Son intelligence m’a paru supérieure pour un noir. Ce qui m’a surtout frappé chez lui, c’est qu’il est actif, nerveux, et presque emporté,... tout à fait Français d’allure.
Son village, que l’on nomme aussi Kodjinna, a environ 500 à 600 habitants. Il est situé dans une position qui lui permet d’intercepter à son gré la navigation sur le Comoë. Les roches et les îlots en amont et en aval permettent à des tireurs, même armés de fusils à pierre, d’empêcher qui que ce soit de passer. Bourbé, chef d’Abradine, avait voulu, il y a quelques dizaines d’années, forcer les passes de Bettié, mais Bénié et ses gens lui ont tué beaucoup de monde et fait sa flottille prisonnière.
Depuis ce jour Bourbé a reconnu la suzeraineté de Bénié Couamié, en devenant son plus fidèle allié et ami.
Bourbé se plaît lui-même à raconter ce fait d’armes de son vainqueur.
A Bettié il se fait un grand commerce de sel, provenant des villages agni du littoral entre Grand-Bassam et Assinie ; on y vend aussi des armes, des peaux de singes de toute espèce, de l’or, du gin et des étoffes. L’huile de palme, quoique abondante, ne descend pas à la Côte ; on n’en fabrique que pour les besoins locaux, et le palmier n’est recherché que pour en extraire le vin de palme, qui forme ici, avec le gin, le fond de la boisson.
Jeudi 14 mars. — Cette journée a été bien employée. Nous avons réglé dans un palabre différentes questions politiques en litige avec Bénié. Ce que ce dernier réclame surtout de nous, c’est une protection efficace du fleuve en aval de Bettié ; il se plaint que les gens de Krinjabo établis à Cottokrou, ainsi que le chef de l’Akapless et du Grand-Alépé, entravent les communications, ce qui lui cause un grand préjudice. Le fleuve, qui appartient à tout le monde, n’est pas libre : tout le monde y commande. « Moi-même, ajoute-t-il, je me fais fort de vendre cinquante fois plus de marchandises que je n’en écoule, s’il y avait une autorité réelle qui tienne en respect les populations turbulentes de la rivière. » Bénié Couamié m’a instamment prié d’envoyer une garnison française dans son village ; il en ressent si bien la nécessité qu’il m’a donné à entendre qu’il ferait tout ce qu’il est possible pour faciliter son installation. « Le traité que j’ai signé avec les Français, dit-il, est un sûr garant que votre gouvernement me veut du bien, mais pourquoi ne donne-t-on pas suite au programme qui s’impose, celui de la protection de la rivière et des marchands qui y naviguent ? »
Je n’ai pu qu’approuver le désir de ce brave allié et lui ai promis que je m’emploierais auprès du gouvernement, à ma rentrée en France, pour activer une solution si désirée, et pour lui, et pour ceux qui ont des intérêts dans la rivière.
Quelques heures après notre arrivée à Bettié, les piroguiers d’Aniasué arrivaient avec des pirogues empruntées à Bourbé, chef d’Abradine. Craignant de voir leurs embarcations confisquées, ils avaient cru prudent de nous suivre. Comme nous avions traité à forfait avec eux pour la descente du fleuve et qu’ils n’avaient pas exécuté les conventions de l’accord intervenu entre nous et leur chef, je les fis venir devant Bénié Couamié et Bourbé et défalquai de leur solde acquise une journée de route à l’aller, ce qui leur parut logique ; après leur règlement je demandai à Bénié de les laisser s’en retourner. Avec la somme qui leur fut payée, ils achetèrent du gin, du sel, de la poudre, des armes et des étoffes, et nous quittèrent, heureux de s’en tirer à si bon compte.
Ces différents détails réglés, il fut convenu avec Bénié qu’il nous accompagnerait le lendemain avec ses pirogues jusqu’à Daboisué ; que, de là, nous gagnerions par terre Malamalasso, et que ses pirogues nous conduiraient jusqu’à Annocankrou, faisant partie d’un groupe de villages que les indigènes désignent sous le nom générique de Nzakourou.
Vendredi 15 mars. — Ce matin, nous ne sommes partis que vers neuf heures, par déférence pour Bénié. Il nous était impossible de protester.
Du reste ce brave chef y mettait tellement du sien, que nous ne pouvions réellement lui tenir rigueur du retard que nous éprouvions.
La grosse pirogue de Bénié Couamié, qui peut contenir une trentaine d’hommes, fut mise à l’eau. A l’arrière, amarré à un long bambou de 5 mètres, flottait notre pavillon, celui que Treich avait remis à Bénié en 1887. Bénié s’y embarqua muni de son parasol et y installa la musique de Bettié (4 tam-tams et 3 olifants) ainsi que l’escorte réglementaire, sorte de garde du corps composée de sept ou huit guerriers armés de fusils, qui accompagnent toujours Bénié. D’autres embarcations plus petites nous transportaient, Treich et moi, avec nos bagages et notre personnel.
Dès que l’on a dépassé Bettié, on rencontre une série d’îlots boisés, bordant le fleuve, tant sur sa rive droite que sur sa rive gauche. Une demi-heure après, on atteint le barrage et la chute d’Amenvo.
Cet endroit est difficile et dangereux à franchir. Le fleuve est barré par une série de grosses roches ne laissant qu’un couloir étroit, dans lequel tombe une chute de 3 m. 50 de hauteur. Pour passer les pirogues en descendant le cours d’eau, on décharge les bagages, qui sont portés à dos d’hommes de l’autre côté du barrage, puis les pirogues sont traînées sur les roches et lancées dans le rapide, d’où elles gagnent avec une rapidité vertigineuse l’extrémité d’une île où on les recharge après avoir, au préalable, vidé l’eau dont elles se remplissent dans ce trajet dangereux. Deux hommes munis de perches gouvernent dans la descente et parent les roches avec leurs bambous.
Pour remonter le fleuve, l’opération est un peu plus laborieuse : les pirogues doivent être traînées sur un long parcours rocheux, le rapide étant trop difficile à remonter. Bénié Couamié, que j’ai interrogé, m’a assuré que pendant les hautes eaux il existe un chenal profond et calme entre l’île et la rive gauche, par lequel la navigation se fait absolument sans danger.
Du barrage d’Amenvo à Daboisué la navigation n’offre que des difficultés bien faciles à vaincre : ce sont trois hauts-fonds de gravier sur lesquels ne subsiste que peu d’eau. Pour nous les faire franchir, les piroguiers se mettent à l’eau et tirent les pirogues, et une série de vigoureux efforts en ont raison. A Akouakourou, petit village de la rive droite, les difficultés cessent ; bientôt on atteint Kokourou, rive droite, et ensuite Daboisué, sur la rive gauche d’un ruisseau qui a donné son nom au village.
Les gens de Daboisué, auxquels nous avions été recommandés et qui nous attendaient, avaient préparé des provisions et nettoyé quelques cases pour nous permettre de passer confortablement l’après-midi et la nuit. Accra, le digne cuisinier de Treich, nous prépara un festin composé de plusieurs plats dont le menu nous a bien amusés. Par moments, il avait du talent et savait vous nourrir avec bien peu de chose. Ce jour-là, n’ayant que du foie de bœuf et des bananes, il nous servit successivement du foie en brochettes, rôti, sauté, et des bananes frites : cela nous faisait quatre plats bien variés, comme on le voit.
Samedi 16 mars. — De Daboisué à Toria, petit village situé à 5 ou 6 kilomètres en aval, on peut profiter du fleuve pour voyager ; mais à partir de Toria la navigation du Comoë est interrompue jusqu’à Malamalasso. Bénié et les indigènes que j’ai interrogés m’ont dit que sur tout son parcours le fleuve s’était frayé un chemin sinueux à travers des couloirs de roches situées si près les unes des autres, qu’aucune pirogue, même de petites dimensions, ne peut les franchir. Je regrette bien de n’avoir pas eu assez de vigueur pour aller visiter ce chaos, d’autant plus que Bénié s’offrait pour m’accompagner. Treich était également trop souffrant pour entreprendre cette exploration, de sorte qu’à notre grand regret nous ne rapportons rien de précis sur cette partie du fleuve.
Cependant, dans le trajet de Daboisué à Malamalasso, nous avons franchi une série de collines rocheuses qui s’étendent perpendiculairement au cours du Comoë et doivent constituer une série de rapides ; peut-être même quelques-uns de ces bourrelets ont-ils dû s’effondrer, minés à leur base par les eaux, et faire présenter ainsi à ces roches leurs stries verticalement : c’est ce qui expliquerait l’existence de couloirs tels que Bénié Couamié me les expliquait.
La flottille au départ.
A Daboisué on se trouve encore et toujours dans cette même forêt, qui commence avec l’Anno, à quelques étapes au sud de Kong, pour ne se terminer qu’à la mer. Le chemin, quoique fréquenté par des porteurs, n’est qu’un étroit sentier dont le tracé sinueux ne laisse rien à envier aux autres sentiers du haut Comoë ; il coupe le ruisseau Blagaso un peu avant l’embranchement du chemin qui va à Toria, puis on atteint un autre petit cours d’eau nommé Abradé Dabré. Celui-ci, d’après la légende, doit être franchi dans le plus profond silence : celui qui parlerait en le traversant risquerait de tomber de mort foudroyante.
Pour respecter les croyances de nos indigènes agni, nous nous sommes mis à l’unisson, et c’est sans parler que nous avons traversé ce ruisseau imposant et mystérieux. D’autres cours d’eau aussi peu importants que les précédents, venant également de l’est, et la proximité du fleuve rendent cette forêt d’une humidité extrême. Pendant le trajet et surtout pendant les repos, il est prudent de se couvrir pour ne pas se refroidir.
A dix heures et demie nous arrivions au campement d’Aponkrou, où l’on a l’habitude de passer la nuit afin de pouvoir sans trop de fatigue gagner le lendemain Malamalasso.
Ce campement est situé près de deux ruisseaux à eau courante et occupe l’emplacement d’un village qui a disparu il y a quelques années. Nous y trouvons cinq ou six hangars bondés de marchandises : barils de poudre, caisses de gin et paniers de sel. Personne n’est là pour les garder ; dans la région on ne s’inquiète pas des voleurs. Les marchands arrivés à Malamalasso transportent en plusieurs jours leurs marchandises à Aponkrou, et de là les font parvenir à Toria, où ils se procurent d’autres pirogues. Les habitants, quoique aimant à boire, ne touchent jamais au gin ni à ce qui ne leur appartient pas.
A côté de ces hangars il en existe trois autres vides, servant d’abris aux voyageurs. On trouve également un mortier, des pilons et quelques marmites en terre, permettant de préparer un repas sommaire, fouto de bananes ou d’ignames. Le campement est situé au milieu d’une petite clairière, d’une centaine de mètres de diamètre. Les cases sont entourées de quelques cocotiers, de citronniers, de quelques papayers et de nombreux pieds d’arum (le taro de Calédonie) et de piments, mais on n’y trouve pas d’orangers. Je n’en ai du reste jamais vu depuis mon départ de Bondoukou.
Rien n’impressionne autant que de camper dans ces solitudes boisées ; la lumière y pénètre à peine dans la journée, et l’obscurité de la nuit y est intense ; les gens qui circulent autour des feux du bivouac ont l’air de fantômes et de spectres.
Le silence profond qui vous environne n’est troublé la nuit que par le cri aigu de quelque musaraigne ou d’un gibier effrayé qui s’enfuit en brisant tout devant lui ; le moindre animal effarouché fait penser à un troupeau de fauves traversant la forêt ; l’écho se répercute d’une façon étonnante : on se croirait dans un autre monde.
Au petit jour, ce sont des centaines de singes qui voyagent dans les cimes des arbres en poussant des aboiements et en faisant dégringoler les branches mortes sur leur passage.
Quand on peut alterner les étapes en pirogue avec celles à pied à travers la forêt, on y trouve un charme tout particulier. L’Européen, tout en aimant les sensations violentes, tient surtout à voir le jour, et les rares blancs qui ont voyagé pendant plusieurs jours de suite en forêt n’ont jamais manqué de saluer les rayons du soleil avec un enthousiasme qu’il est facile de concevoir.
Dimanche 17 mars. — Il a plu une partie de la nuit, les feux sont éteints, et ce matin nous avons eu toutes les peines du monde à nous réchauffer. En raison de ce vilain temps, nous ne nous mettons en route qu’à huit heures. Comme je me sens un peu plus vigoureux, je vais essayer de faire l’étape à pied, autant pour me réchauffer que pour ne pas être trempé par l’eau qui imprègne le feuillage et qui tombe à chaque heurt du hamac contre les lianes et les troncs d’arbres. Le chemin est passable jusqu’à la petite rivière Zanda, que l’on atteint après avoir traversé trois autres ruisseaux. Cette rivière Zanda serpente à l’infini et suit la même dépression que le sentier, qui la traverse onze fois. En cette saison on peut la franchir en sautant : elle n’a pas plus de 1 m. 50 à 2 mètres de largeur, et sa profondeur n’est que de 20 à 50 centimètres.
En arrivant près de son origine, on atteint quelques bourrelets rocheux, terrains de grès mêlés de quartz, qui s’étendent perpendiculairement au cours du Comoë. Ce sont certainement ces arêtes qu’il franchit et qui rendent la navigation en pirogue impossible sur ce parcours.
Quelques-unes de ces petites collines sont à pentes très raides, ou du moins elles m’ont paru telles à cause de la grande fatigue que j’éprouvais ; aussi, un peu au delà du Zanda, je dus me résigner à reprendre le hamac. La pluie, qui tombait de nouveau, m’avait traversé, j’étais mouillé jusqu’aux os ; il fallut m’arrêter pour changer de linge en pleine forêt, car je commençais à sentir le froid me gagner.
Enfin, vers midi, après avoir franchi un dernier ruisseau, nous avons gravi une petite croupe au sommet de laquelle on débouche comme par enchantement sur Malamalasso et le Comoë.
Chutes d’Amenvo.
De ce point on jouit d’une vue splendide. Le village, qui n’est en quelque sorte qu’un point occupé par deux ou trois familles de gens dévoués à Bénié Couamié, est bâti en amphithéâtre sur le fleuve. Le coup d’œil est ravissant. N’était la grande quantité de palmiers, les couronnes des bananiers et surtout les troncs élancés d’arbres qui atteignent des hauteurs prodigieuses, on se croirait presque en face d’un paysage des bords de la Meuse, entre Mézières et Givet. Les berges mamelonnées sont presque des collines. Leur pied, qui vient mourir sur la rivière, est formé de gros blocs de roche, placés par la nature symétriquement dans quelques endroits, jetés pêle-mêle et au hasard dans d’autres. De gentils ruisseaux, simples filets d’eau, viennent tomber en cascades dans le fleuve à quelque distance du village.
Bénié, là aussi, a une habitation à l’européenne, mais elle ne comporte qu’une seule chambre au rez-de-chaussée et un grenier dans lequel sont serrées quelques marchandises, et surtout des caisses vides qui nous servent à installer un lit de camp pour nous mettre à l’abri de l’humidité. La porte est munie d’une serrure, et les fenêtres sont closes par des volets conditionnés comme en Europe.
Lundi 18 mars. — L’intendant de Bénié, qui habite Malamalasso, s’occupe aujourd’hui de nous trouver des pirogues et les gens nécessaires à leur armement. Le départ ne doit s’effectuer que demain. Bénié, du reste, doit envoyer ses instructions en même temps que des pagayeurs. Ces gens-là arrivent en effet dans la soirée et se mettent à notre disposition. Au même moment nous entendons notre personnel faire une véritable manifestation à Baoto, l’interprète de la factorerie Verdier de Grand-Bassam, qui vient d’accoster avec sa pirogue.
Notre arrivée prochaine ayant été signalée à la Côte, autant par les marchands que par les courriers que Treich avait successivement envoyés de Kong et d’Attakrou, nos compatriotes avaient cru bien faire en nous envoyant leur homme de confiance en même temps que de nouvelles provisions.
Baoto est un jeune homme fort aimable, bien élevé pour un noir et sachant parler correctement le français. Il était vêtu d’un immaculé complet en coutil blanc et coiffé d’un élégant panama ; dans un tel accoutrement il avait l’air, comparativement à nous, d’un riche planteur nous ayant à son service. En remontant le fleuve, il avait prévenu les villages de notre prochain passage et obtenu d’eux que l’on mît partout des pirogues à notre disposition.
Mardi 19 mars. — Nous avons peu dormi la nuit dernière, mon compagnon et moi, agités par la joie que nous causait notre prochaine arrivée à Alépé, où Baoto avait laissé le Diamant, chaloupe à vapeur de l’État, qui venait au-devant de nous, expédiée à notre rencontre par le résident de France à Grand-Bassam. Ne pouvant dormir, nous avons bu quelques verres de vin chaud et mangé des biscuits jusque vers une heure du matin.
A cinq heures nous étions sur pied et en plein dans nos préparatifs de départ. A cinq heures et demie nos trois pirogues poussaient au large. La navigation par ici est facile ; les barrages sont aisés et comportent chacun au moins un chenal bien praticable.
Le paysage est à peu près semblable à celui de l’Alangoua, mais plus mamelonné, et aussi plus riant. Les berges sont constituées par des collines de 30 à 40 mètres de hauteur ; elles sont bien boisées ; les palmiers à huile abondent. Aux abords des villages il y a quelques défrichements, des champs de manioc et des bananeraies. Le cocotier, qui plus au nord n’existe qu’à l’état de curiosité[54], se multiplie devant tous les villages, et près des embarcadères il y en a de nombreuses touffes. Les habitants possèdent plus de pirogues que dans l’Indénié, et tous les villages semblent se livrer avec ardeur à la pêche.
Les oiseaux les plus répandus dans cette partie de la rivière sont : le perroquet gris à queue rouge, les toucans de toutes les variétés et un oiseau au plumage métallique que l’on nomme tourako.
Nous passons de bonne heure devant Aboisou et Eloubou, deux villages de la rive gauche, ainsi que devant deux villages abandonnés, abris pour pêcheurs et lieux de culture, que Baoto qualifie avec emphase du titre pompeux de petites maisons de campagne. A neuf heures nous atteignons Annocankrou, village faisant partie d’un groupe de lieux habités, connu sous le nom de Nzakourou, où quelques-uns de nos hommes sont arrivés depuis la veille avec une pirogue et en ont fait préparer d’autres, car deux de nos embarcations doivent ici faire retour sur Malamalasso.
Après avoir déjeuné d’une boîte de sardines et d’une boîte de corned-beef apportées de Grand-Bassam par Baoto, nous repartons, accompagnés du chef d’Annocankrou, qui se charge de nous conduire avec des pirogues jusqu’à Cottokrou.
La navigation est toujours très facile ; le bief est profond : en trois heures (de 11 heures à 1 heure) nous atteignons Cottokrou. Les habitants de Nzakourou, Aloso, Tafesso, Akotoune et Kandakari nous saluent au passage. Quelques hommes de l’escorte de Treich y trouvent des gens de connaissance. Tout nous fait augurer que nous ferons du chemin aujourd’hui.
Baoto.
Cottokrou est un gros village, possédant une vingtaine de pirogues. Treich et Baoto se multiplient pour en faire presser l’armement. Il fait une grande chaleur, un temps orageux très lourd, qui inquiète les indigènes ; ils hésitent à se mettre en route. Je commençais déjà à désespérer, assis au pied d’un splendide ficus sur la rive même, lorsque, vers deux heures et demie, tout semble s’arranger à notre grande satisfaction, et à trois heures dix nous arrivons à nous embarquer.
Ce sont toujours les mêmes scrupules qui arrêtent les habitants ; ils sont, en somme, bienveillants : ce qui les ennuie, ou plutôt ne les porte pas à accepter de descendre le cours du fleuve, c’est qu’ils ont tous quelque créancier récalcitrant en aval et qu’ils craignent, ou d’être retenus comme otages, ou de voir saisir leurs pirogues.
Ces créances sont, pour la plupart, des amendes en or à payer pour adultère : chez les Agni il y a peu de villages où je n’aie entendu parler de différends engendrés pour ce motif.
Quand l’adultère est commis avec une femme de souverain, l’homme est dépouillé de tout ce qu’il possède ; s’il n’a rien, il est mis à mort. Jamais l’homme trompé ne demande le divorce et ne répudie sa femme : il se contente de réclamer des dommages-intérêts à son rival.
L’amende à payer varie entre 2 ou 3 onces pour une épouse ordinaire, mais elle s’élève à 5 ou 6 onces lorsqu’il s’agit d’une femme médecin.
Si le coupable ne peut payer l’amende que lui inflige le chef devant lequel les deux parties ont comparu, il va le plus souvent trouver un notable quelconque, le prie de payer la somme à laquelle il est condamné et en échange se constitue comme otage ; il a ainsi un rôle de demi-esclave, duquel il ne sort quelquefois jamais. Sa fortune est liée à celui qui l’a aidé et il ne cherche nullement à s’affranchir de la tutelle qu’il s’est imposée. Cette situation se continue même par hérédité.
Les indigènes parlant le français désignent ces captifs volontaires par le titre de boy. De sorte que la société agni se compose de quatre éléments : les chefs, les hommes libres, les esclaves, les boy (qui ne peuvent être aliénés).
Ce qu’il y a de bien curieux, c’est que généralement la femme elle-même, de son propre mouvement, va raconter à son mari qu’elle l’a trompé, et lui désigne son amant.
« Faute avouée est à moitié pardonnée », se disent-ils, et puis on est très philosophe. Les chefs appelés à juger n’incriminent que le séducteur. Comme me le disait Cadia, l’interprète de Treich, « si les hommes ne faisaient pas la cour aux femmes, elles resteraient honnêtes ». Chez les Agni la femme est souvent considérée comme inconsciente.
Si le mari ne réclame pas souvent le divorce, il n’en est pas de même de la femme. Dans ce cas, la somme payée aux parents de la mariée au moment du mariage est perdue pour l’homme, moins 4 acké (24 francs) que la famille rembourse.
L’adultère pour les hommes est sévèrement puni dans les familles royales. On raconte que la princesse Elua, sœur d’Amatifou, qui a encore sa cour à Krinjabo, ayant surpris son mari en adultère, fit exécuter la femme et circoncire son mari, ce qui, chez les Agni, est le plus grand affront que l’on puisse faire à un homme.
En quittant Cottokrou, le Comoë est obstrué par un nombre considérable d’îlots de toutes dimensions, reliés entre eux par une série de barrages, ou plutôt par un barrage continu avec petits rapides s’étendant au delà d’Attrasou.
A partir de ce village, et après avoir navigué dans une quantité de pêcheries, on prend le long de la rive droite un chenal d’une dizaine de mètres de largeur et d’environ 1 kilomètre de longueur, qui constitue un rapide très dangereux. Les pirogues descendent avec une vitesse vertigineuse, on embarque des paquets d’eau, encore bien heureux de ne pas chavirer ou de n’être pas lancé contre les roches.
De l’autre côté de ce rapide se trouve une série d’îles devant lesquelles s’élève un gros village nommé Cassi-Amonkrou, que les indigènes nous signalent en passant.
Ce rapide nous mène devant Yacassé, où nous rencontrons le premier représentant officiel du royaume de Krinjabo. C’est un porte-canne d’Aka-Simadou ; il est sur la rive, précédé d’un homme portant un pavillon français ; lui-même, en signe d’autorité, tient à la main une canne de 1 m. 50, munie d’une pomme comme celle des tambours-majors ; cette canne est recouverte d’une bande de papier d’argent ou d’étain.
Après les politesses d’usage, nous recommandons à ce fonctionnaire les piroguiers de Cottokrou qui doivent nous accompagner. Il nous promet de ne pas entraver leur retour, ce qui les décide à continuer la route. Je croyais les incidents terminés, lorsque vers six heures du soir — trois quarts d’heure après avoir quitté Yacassé — les piroguiers veulent à toute force gagner la rive et refusent de nous conduire plus loin. Devant Kouassikourikourou, l’obstination augmente ; décidé à ne pas tolérer une semblable mutinerie, je prends un de mes fusils Beaumont et menace de tirer sur le premier qui manifeste l’intention d’atterrir : cela les décide à continuer.
Vers six heures et demie il fait nuit noire. Les pirogues se trouvant prises dans les pêcheries, nos hommes doivent y faire des passes à coups de sabre et à coups de hache, puis nous atteignons un profond bief où il y a de nombreux hippopotames ; à chaque instant un de ces monstres surgissait de l’eau à côté de notre embarcation. Nous avons failli chavirer vingt fois. C’est peut-être le moment le plus dangereux que nous ayons eu à passer dans notre descente. Si un de ces pachydermes, en nageant ou en plongeant, nous avait chavirés, nous étions sûrement noyés, Treich et moi, n’ayant pas la force nécessaire pour gagner la rive à la nage. L’obscurité était si profonde qu’on ne distinguait rien ni devant soi, ni autour de soi, les berges étaient invisibles. Il nous aurait été impossible de savoir dans quelle direction il fallait nager. En prévision d’un semblable accident, et pour sauver mes documents, j’avais fait un ballot de mes rouleaux en fer-blanc, contenant mes cartes, levés et journal de marche, enveloppé le tout dans une moleskine, et amarré soigneusement ce précieux paquet à l’aide de cordes à ma pirogue. C’était un terrible moment à passer, pendant lequel les âmes les mieux trempées se livrent à d’anxieuses réflexions.
Vers sept heures et demie nous n’entendions plus les autres pirogues ; on avait beau se héler, on s’était distancé sans s’en apercevoir. Au loin, dans cette affreuse nuit, on percevait le son d’un tam-tam, et vers huit heures un de nos hommes, ayant cru reconnaître les berges, nous affirma que nous n’allions pas tarder à atteindre Pétépré.
Baoto, heureusement arrivé avant nous, avait allumé un feu sur la berge, et nous héla au passage ; enfin, à huit heures et demie nous étions tous réunis.
Pétépré est un très gros village à cheval sur les deux rives du fleuve ; il porte aussi le nom d’Édiékrou, et s’appelait dans le temps Akba. Ce point a été longtemps le terminus de la partie explorée de la rivière ; il a fait appeler le Comoë par les Européens : rivière d’Akba. Le premier Européen qui ait remonté le Comoë est M. Lartigue, capitaine au long cours de la maison Régis et Fabre ; il alla plusieurs fois à Pétépré (Akba) et fit des sondages à quelques kilomètres au-dessus.
Plus tard, par ordre du commandant Bouet-Willaumez, on refit le même voyage sans dépasser ce point. Enfin, en 1850, Hecquard, sous-lieutenant de spahis, se disposait à gagner par cette voie le Ségou, mais, abandonné par ses guides entre Akba et Yacassé, il dut revenir à la Côte sans rapporter de nouveaux renseignements sur le cours du Comoë.
A cette époque le chef d’Akba se nommait Mouné, et celui de Yacassé Miessa.
A Pétépré je trouvai deux hommes sachant parler le mandé et ayant fait, il y a quelques années, des voyages jusque dans l’Anno. L’un d’eux, Aka Simadou, parent du souverain de Krinjabo, m’affirma que le Diamant était mouillé depuis deux jours devant le Petit-Alépé et que, quand la lune se serait levée, nous pourrions facilement, en une heure et demie, gagner son mouillage.
En attendant que la lune veuille bien nous éclairer, nos hommes et nous faisons un sommaire repas. Un peu avant dix heures, la lune étant assez haute au-dessus de l’horizon, nous nous remettons en route.
Nous distinguons très bien Koumasi et Mamodji, villages de la rive droite, et bientôt après nous atteignons le confluent de la rivière Tossan, puis Aouassakourou. Enfin, à onze heures et demie, au delà du tournant, nous apercevons la silhouette blanche du Diamant.
Ce n’est pas sans de bien douces impressions que je posai le pied sur le petit bâtiment français, dont le premier maître chargé du commandement s’empressa de mettre la cambuse sens dessus dessous pour nous recevoir le mieux possible : nous étions sauvés !
Arrivée au Diamant.
Deux matelas installés dans le rouf nous permirent de passer une bonne nuit. Hélas ! nous l’avions bien gagné. Ceux-là seuls qui ont voyagé en pirogue peuvent se représenter ce qu’est une navigation ininterrompue d’une dizaine de jours et une dernière étape de vingt heures, dont dix sous le soleil dans une frêle embarcation comme la nôtre.
Nos hommes, après avoir amarré les pirogues le long du bord à l’aide de faux-bras, allèrent coucher à terre, au village de Petit-Alépé, en se servant du youyou du bord pour s’y rendre.
Mercredi 20 mars. — Au lendemain de cet heureux jour succéda la descente sur Grand-Bassam.
Le Diamant est une belle chaloupe à vapeur non pontée, comprenant un équipage de 4 blancs et 8 ou 10 laptots sénégalais ; elle a un toit autour duquel, pour la nuit, on borde un rideau en toile afin de mettre l’équipage à l’abri de l’humidité. Le premier maître, commandant du bord, a un rouf sur l’arrière. L’armement du Diamant consiste en un hotchkiss. Les hommes sont tous armés de kropatscheks.
Ce petit bâtiment file environ 6 à 7 nœuds à l’heure et gouverne très bien. Installé à l’avant avec ma boussole, en compagnie du pilote, ce n’est pas sans une certaine satisfaction que je me disais : « Enfin j’en suis à mon dernier topo ».
La navigation est facile, il n’y a que quelques précautions à prendre en quittant Alépé, à cause d’un banc de roches qui se termine par le travers de Sibadou, et où l’on voit encore l’épave de l’aviso l’Ebrié, qui s’y est perdu il y a une trentaine d’années et où se sont jadis échoués le Serpent et le Guet-N’dar, deux avisos qui ont une belle page dans la conquête de ces pays. A partir de ce point, le Diamant, qui cale un peu plus de 1 mètre, chargé comme il l’était, peut naviguer sans danger : le fleuve a partout environ 200 mètres de largeur et il y a du fond. Les rives sont bien peuplées ; les villages, très grands, se touchent presque. Nous stoppons devant Abokayébi, afin de permettre à Baoto de faire dans un palabre restituer des marchandises volées à un homme de Grand-Bassam, puis de là nous allons faire de l’eau douce au village d’Ono, à l’entrée de la lagune qui porte ce nom.
A partir d’Ono, les villages se trouvent sur la rive gauche, qui est plus élevée et moins marécageuse. Le plus important d’entre eux est Impérié. Ce village est sous l’autorité d’Amangoua, sorte d’aventurier originaire de l’Akapless, qui pille de temps à autre la rivière. Comme Bénié Couamié, ce seigneur a une belle maison à un étage, bâtie à l’européenne. Le passage de la canonnière a dû quelque peu le troubler : on ne voit personne sur la plage. Ces gens-là, qui tous ont quelque acte de brigandage à se reprocher, ont cru prudent de s’éloigner à notre approche ; sous des cocotiers se trouvent bien une vingtaine de chargements de pirogues, consistant en sel, poudre et gin, mais d’habitants, on n’en voit aucun.
Au delà d’Impérié se trouvent Yaou, puis l’embouchure de la rivière ou lagune Kodiouboué, dont l’entrée, comme celle d’Ono, est barrée par des troncs d’arbres charriés par les eaux.
Impérié et Yaou ont toujours été des centres turbulents, dont les chefs, agissant soit pour leur propre compte, soit pour le chef de l’Akapless, qui réside à Bounoua, dans l’intérieur, fermaient complètement le Comoë aux transactions. A plusieurs reprises il fallut châtier ces villages. En 1849, l’amiral Bouet-Willaumez, avec 250 marins et laptots, tirés de la Pénélope, du Caïman et de l’Adour, infligea une sérieuse défaite à Aka, l’ancien chef de l’Akapless[55], et plus récemment on a encore dû châtier Impérié. Depuis quelques années, de nouveaux traités conclus avec le roi de Bounoua ont assuré une paix qui n’est troublée de temps à autre que par des rapines exercées par Amangoua, chef d’Impérié.
Vers midi nous atteignons l’entrée de la lagune d’Ébrié, et nous passons presque à raser terre devant Mouosou (Grand-Bassam village) ou Blé ; le chef nous fait force salutations avec son pavillon. Quoique encore éloigné des factoreries, je me tenais à l’avant, en vigie, guettant la mer ; enfin, vers une heure, je vis par le travers les lames déferler sur la plage et notre cher pavillon national flotter au-dessus de la factorerie Verdier.
Quelques semaines après, ce devait être le Sénégal, la France et Paris !
Le Diamant, tout fier de nous ramener, avait pris un air de fête et arboré un beau pavillon neuf, en arrivant au mouillage. En moins de temps qu’il n’en fallut pour accoster, prévenus par le sifflet, les trois employés de la factorerie Verdier, M. Bidaud, l’agent principal, en tête, vinrent nous prendre à bord. Quelle fête pour nous et pour eux ! car nos braves compatriotes paraissaient aussi heureux que nous de nous voir arriver. On mit tout à notre disposition : logement confortable, nourriture exquise, journaux, lettres qui nous attendaient, je ne sais plus, j’étais si heureux sur le moment, que je ne me souviens plus bien.
M. Bidaud est capitaine au long cours. Après avoir conduit plusieurs bateaux à Grand-Bassam pour le compte de M. Verdier, l’armateur et négociant si désintéressé qui envoya M. Treich à ma rencontre, il devint agent principal des factoreries Verdier à Grand-Bassam et Assinie. Au moment où nous arrivions, il remplissait les fonctions de résident de France à la Côte de l’Or. C’est un de ces braves modestes, ayant comme titre une carrière toute d’abnégation. Je me liai de suite d’amitié avec lui. Aujourd’hui surtout je me rappelle avec bonheur nos conversations sur le banc de quart de la terrasse de la factorerie, et ses théories pleines de bon sens sur l’avenir et la politique des pays qu’il administrait de son mieux, avec les modestes moyens mis à sa disposition par la métropole.
M. Bidaud.
Et comme il me soignait et prévenait mes moindres désirs ! Je me rappellerai toujours avec quelle prudence il modérait mon appétit, qui était devenu de la voracité ; son gros rire quand il me traitait de naufragé de la Méduse, et qu’il me prévenait que progressivement seulement, il me tolérerait les plats réputés indigestes.
Qu’il reçoive ici l’expression de ma bien sincère reconnaissance pour tout ce qu’il a fait pour moi, tant en son nom qu’au nom du brave Français qu’il représentait, M. Verdier.
En arrivant, je télégraphiai de suite au gouverneur du Sénégal notre arrivée, et le surlendemain je recevais la dépêche suivante :
« Gouverneur Sénégal à Résident Grand-Bassam. Gouvernement me charge transmettre félicitations pour succès mission à Binger et Treich. »
En arrivant ici, mes quatre indigènes mandé qui me restaient, avec Arba, femme gourounga mariée à Mamourou, un de mes hommes, vinrent me remercier de les avoir conduits à la mer. « Ce que tu nous disais depuis si longtemps était vrai. Les blancs n’ont qu’une parole. Tu nous avais dit que tu nous mènerais à la mer, et nous nous en éloignions tous les jours puisqu’elle est à Saint-Louis et que nous allions vers le soleil levant, mais tu en sais plus long que nous, et ce que tu disais était vrai, à moins que toute la terre ne se soit retournée. — Dieu est grand et toi tu sais beaucoup de choses. — La mer, nous n’y connaissons rien, puisque nous ne l’avions jamais vue, mais puisque tu nous dis que nous ne sommes qu’à dix jours de Saint-Louis, nous embarquerons avec confiance avec toi. Tu es notre père et notre mère, et nous sommes heureux que tu ne sois pas mort en route. »
Ces braves gens, durant notre séjour à Grand-Bassam, passaient leur temps accroupis sur la plage à regarder la mer déferler, ne pouvant s’expliquer ce phénomène. Probablement ces gens simples, étonnés eux-mêmes du voyage qu’ils ont fait, pensent avoir été le jouet d’un être surnaturel dont j’ai été en quelque sorte l’instrument. En cela, ils n’ont pas tout à fait tort. Dans leur simplicité, mes braves noirs, qui ont autant souffert que moi, se rendent bien compte que de telles tribulations surmontées ne sont pas dues exclusivement au hasard, à l’intelligence et au savoir : comme moi, ils pensent que le Tout-Puissant nous a aidés à surmonter tous les obstacles.
Mon personnel m’a rendu bien des services. Quand j’ai pris ces noirs, ils n’étaient même pas dégrossis ; en rentrant, ces pauvres gens étaient presque civilisés. A la fin, ils savaient tous bien tirer et étaient devenus des chasseurs émérites.
En route ils avaient pris le goût du commerce. Au lieu de leur donner comme argent de poche des cauries, je leur abandonnais quelques marchandises, et c’était à qui d’entre eux en tirerait le meilleur parti. J’ai raconté plus haut une histoire bien simple à propos de cadenas, je pourrais en ajouter bien d’autres et faire certainement rire en racontant comment ils exploitaient les autres nègres en leur vendant des gris-gris pour la chasse, contre les voleurs, etc. Quand j’aurai ajouté qu’ils se créaient des ressources en fabricant de la vannerie, des bobines à filer le coton, et d’autres menus objets, et qu’à Salaga ils m’ont recouvert une ombrelle aussi bien que le ferait un marchand de parapluies, j’aurai tout dit. Si jamais j’ai l’occasion de les revoir, ce n’est pas en domestiques que je les traiterai, je leur donnerai une bien cordiale poignée de main d’ami dévoué.
CHAPITRE XVI
Arrivée de l’aviso l’Ardent. — Détails sur Grand-Bassam. — La barre. — Les piroguiers. — L’embouchure du Comoë et les mouillages. — L’Akapless. — Le Sanwi et la rivière Bia. — La lagune Aby. — Krinjabo. — Le Tanoé ou Tendo. — L’Ahua ou Apollonie. — Départ pour la lagune Ebrié. — Abra. — L’Ebrié. — Abidjean et les pêcheries. — Rivière Ascension. — Arrivée à Dabou. — Visite au poste et au jardin. — Rivière Isi. — Les Bouboury. — Le Bandamma ou Lahou. — Renseignements sur la côte de Krou et sur les peuples de l’intérieur. — Le Baoulé, l’Attié, le Morénou. — Départ de Dabou, les Jack-Jack. — Petit Bassam. — Treich est gravement malade. — Retour à la factorerie. — Nous sommes nommés chevaliers de la Légion d’honneur. — Nous nous embarquons sur la Nubia. — Retour en France.
Délivré de tout souci, heureux d’avoir accompli consciencieusement ma mission, je ne tardai pas à reprendre rapidement des forces. Mon mal dans l’aine disparut comme par enchantement.
Peu de jours après notre arrivée, l’aviso de l’État l’Ardent vint mouiller devant Grand-Bassam pour procéder à la relève des hommes libérables du Diamant ; je comptais profiter de l’aimable offre du commandant Delalande, qui m’invitait à prendre passage à son bord, lorsque, par dépêche, cet aviso reçut l’ordre de se rendre à El-Mina, pour y prendre à sa remorque le Goéland, avarié.
Aucun paquebot français ni anglais ne devant passer à Grand-Bassam avant une dizaine de jours, je profitai du temps qui me restait pour mettre mes notes à jour et consigner les renseignements que j’ai pu recueillir sur Grand-Bassam et la Côte de l’Or française.
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La souveraineté de Grand-Bassam a été concédée à la France en 1842, par traité des chefs du pays avec l’amiral Fleuriot de Langle — M. le commandant Bouet-Wuillaumez était alors gouverneur du Sénégal, — mais la prise de possession de la France n’a eu lieu qu’à la fin de l’année 1843, par une expédition commandée par le lieutenant de vaisseau de Kerhallet.
A l’ouest et près de l’embouchure du Comoë ou Akba, ou encore Costa, comme l’appelaient les anciens, on construisit un établissement qui prit le nom de fort Nemours. C’était un carré palissadé, flanqué à chaque angle d’un bastion en pierre, armé d’une caronade de 30. L’établissement possédait en outre trois obusiers de montagne.
Les factoreries se trouvaient, à l’origine de l’occupation, à l’intérieur de l’enceinte ; les magasins et la poudrière à l’extérieur, à portée du poste et des factionnaires.
Des baracons en planches et en maçonnerie servaient de logement aux Européens ; les travailleurs habitaient dans des cases indigènes.
Grand-Bassam, comme chef-lieu de la colonie, centralisait les services ; on y avait construit un bel hôpital en pierre de taille.
Les premières factoreries qui vinrent se fixer sur la côte appartenaient à la maison Régis, de Marseille, puis à la maison Monk, et enfin à la maison Swanzy, de Londres, et Verdier, de La Rochelle, à laquelle on céda notre établissement, lorsque après les revers de 1870 le gouvernement décida qu’il n’y aurait plus de garnison. La garde de la colonie fut confiée à M. Verdier, qui remplissait les fonctions de résident.
La maison Verdier a fait de l’ancien hôpital une très confortable maison d’habitation. Dans l’une des ailes est installé le télégraphe ; dans l’autre, les agents et les bureaux des deux employés blancs de la factorerie. Le rez-de-chaussée sert de magasins ; et une des chambres de caserne aux marins blancs du Diamant, qui viennent y coucher quand leur bâtiment est au mouillage.
D’autres magasins, aux alcools et aux poudres, sont à portée du poste, à côté d’une petite mare à eau saumâtre, qui n’a aucune communication apparente avec la mer.
Une allée de cocotiers menait jadis de la factorerie au mouillage de la lagune ; actuellement la plupart des arbres ont été coupés et employés à la construction de wharfs et d’appontements pour les chalands.
L’amiral Fleuriot de Langle dit qu’il a fait planter plusieurs centaines de ces arbres ; il en existe à peine une vingtaine en ce moment ; tout a été saccagé. Pourtant il n’y a qu’à mettre un coco dans un trou de 50 centimètres de profondeur, le décapiter et placer dessus une poignée de sel pour le faire germer ; la plage entière devrait être plantée de cocotiers et depuis longtemps n’être qu’une splendide forêt.
Actuellement, en dehors de la factorerie Verdier, il y a une factorerie anglaise (Swanzy, de Londres) et une factorerie libérienne.
La forme générale de toute la côte qui borde nos possessions est remarquablement droite ; elle est due à un courant marin venant de l’est. C’est ce courant qui a fait disparaître les baies et les contours accidentés de la côte, en entraînant avec lui et en déposant parallèlement à son cours les alluvions apportées par les nombreux cours d’eau venant de l’intérieur.
L’absence d’anfractuosités sur la côte en rend l’accès difficile dès qu’il y a une forte houle. Les grandes lames venant du large déferlent sur la plage et se brisent quand elles arrivent vers les fonds de 7 et 8 mètres. Ce phénomène est appelé la barre sur toute la côte d’Afrique.
Factorerie Verdier à Grand-Bassam. (D’après une photographie de M. Ch. Alluaud.)
La barre se modifie suivant la force des vents et celle des raz de marée. Devant Grand-Bassam, la barre se forme par les fonds de 7 à 10 mètres, et vient briser à une vingtaine de mètres de la plage. Ce mouvement de brisants perpétuels, accompagné de raz de marée, rogne ou augmente la largeur de la plage, de sorte que la distance de la factorerie à la mer varie tous les ans.
Il y a trois ans, la baraque en bois des télégraphistes employés au câble a été placée exactement à 100 mètres de la crête de la plage ; aujourd’hui elle n’est plus qu’à 17 m. 50 ; la mer aurait donc gagné en trois ans 82 m. 50. Comme ce mouvement ne se continue pas uniformément, et que le contraire se produit assez fréquemment, on ne s’en inquiète pas plus que cela ; M. Bidaud, qui est depuis très longtemps à la Côte, prétendait même que, si l’on voulait faire, pendant deux ou trois ans, des observations, on arriverait à connaître la marche mathématique de progrès ou de recul de la mer, tellement elle lui paraît bien réglée.
Le courant marin et la barre ont bouché ainsi un grand nombre de rivières, ensablé les embouchures des fleuves et transformé les baies et anfractuosités de la côte en lagunes séparées de l’eau salée par une étroite bande de sable, sur lesquelles se sont élevées les factoreries.
Les lagunes ainsi formées sont de formes variables : les unes sont perpendiculaires à la côte, comme les lagunes de Potou, d’Assinie et d’Ehy ; les autres, au contraire, s’allongent parallèlement au littoral, telles que les lagunes du Lahou, de Grand-Bassam et du Tendo.
Il semble que la Providence ait voulu donner une compensation à cette côte inhospitalière en permettant au commerce de naviguer en dedans, à l’abri de la grosse mer, et de drainer ainsi sans danger les produits vers le mouillage.
C’est aussi probablement grâce au phénomène de la barre que les embouchures des rivières se bouchent si facilement et d’une façon si inopinée ; peut-être même arrivera-t-on plus tard à expliquer la formation des lagunes et à prouver que, dans le temps, les rivières qui s’y jettent tombaient directement dans l’Océan, en même temps qu’on expliquerait pourquoi, près du village de Petit-Bassam, il existe une singulière dépression dans le fond de la mer, dépression profonde de 340 à 360 mètres, que les marins appellent Vallée sous-marine. Elle est formée sans aucune cause apparente, car on n’y voit ni bouillonnements des eaux, ni tourbillons.
La barre, constituée, comme nous l’avons dit plus haut, par une multiple rangée de brisants parallèles, est très dangereuse à traverser certains jours ; je crois qu’il serait imprudent, même à des matelots expérimentés, de tenter son passage : il y a des jours où les Kroumen eux-mêmes n’osent pas s’y hasarder.
Les factoreries se servent, pour le service de la barre, d’embarcations très solides, arrondies à la quille et à l’avant. On les nomme baleinières, ou encore surfboats.
Les Kroumen, les Apolloniens d’El-Mina et les gens de Guet-N’dar ont la réputation de connaître le mieux la conduite de ces embarcations, qui sont armées de dix pagayeurs et d’un homme de barre qui gouverne à la godille. C’est ce patron de barque qui dirige et stimule les pagayeurs ; il observe le rythme avec lequel les lames se succèdent, et choisit celle qui devra le porter en mer ou le faire arriver sans chavirer à la plage.
C’est un spectacle bien émouvant que de voir franchir la barre aux baleinières des factoreries et aux pirogues indigènes, même par une mer relativement belle et avec des piroguiers expérimentés. Il ne se passe pas de semaine où embarcations et pirogues ne soient chavirées par les grosses lames qui viennent se briser en volutes à quelques brasses de la côte. Heureusement que la mer est clémente : elle rejette tout sur la plage quelques instants après ; aussi le danger ne réside-t-il pas absolument dans le fait de tomber à la mer, mais surtout dans la violence avec laquelle les embarcations sont enlevées et roulées sur la plage. A la côte on le sait très bien, et les piroguiers n’hésitent pas à se jeter résolument à la mer quand ils peuvent prévoir le danger.
Piroguiers kroumen. (D’après une photographie de M. Ch. Alluaud.)
Les Jack-Jack qui vont à la pêche traversent ces brisants dans de toutes petites pirogues ; ils sont généralement deux, un homme et un gamin. Pour aller au large, c’est le plus fort qui manœuvre la pirogue et se tient à l’arrière. Une fois la barre passée, c’est ce même homme qui pêche, et le gamin suffit à manœuvrer la pirogue. Il leur faut donc changer de place, et comme il est à peu près impossible de remuer sans chavirer, chaque homme pique une tête et ils regrimpent dans la pirogue, l’un à tribord, l’autre à bâbord, en se faisant contrepoids pour ne pas chavirer.
Ce sont ces grosses difficultés qui ont donné aux maisons de commerce une excellente idée, celle d’avoir constamment au mouillage un bateau-ponton, sur lequel les steamers peuvent de suite transborder leurs marchandises, au lieu d’attendre qu’il y ait une barre favorable pour les décharger directement sur la plage.
Les marchandises étant provisoirement à l’abri, on les débarque au fur et à mesure en profitant des barres favorables.
Le Comoë est navigable, pour les vapeurs d’un faible tirant d’eau, jusqu’à Petit-Alépé. Les indigènes le remontent en pirogues pendant 200 kilomètres. Le point terminus de la navigation est Attakrou. Cela ne veut pas dire que la rivière n’est plus navigable, elle l’est encore pendant plus de 300 kilomètres, mais les indigènes du cours supérieur ne l’utilisent pas. Ils ne sont plus de même race que ceux du bas-fleuve et ils semblent peu experts dans la navigation fluviale.
Ils ont en effet d’autres occupations que le transport des marchandises : ils se livrent à l’exploitation des terrains aurifères, qui couvrent la presque totalité du cours moyen du Comoë.
Les goélettes ne calant pas plus de 3 mètres peuvent passer la barre de la rivière pendant les deux tiers de l’année.
La barre fut franchie la première fois par des bâtiments de l’État en mars 1849, par Auguste Bouet avec le vapeur Serpent et la goélette Marigot.
Autrefois il y avait un poste de pilotes à la barre. De 1842 à 1868 on a observé que la profondeur de la barre, après l’hivernage, s’est maintenue entre 3 m. 50 et 4 mètres. Quelquefois le courant rapide de la rivière, qui atteint 6 à 7 nœuds, engorge également la barre et permet même de la passer à gué, comme cela s’est produit pendant mon séjour ici.
La population a soutenu que ce phénomène était dû au mauvais esprit d’un féticheur des Jack-Jack qui, de temps à autre, bouchait la barre par plaisir et aussi par intérêt, puisque ce brave loustic se fait donner ainsi une certaine quantité d’onces d’or par les gens de Grand-Bassam pour la lui faire déboucher.
Après avoir attendu plusieurs jours, le temps de laisser la barre se modifier, il vient, jette quelques fétiches à l’eau, et, la barre se trouvant naturellement débouchée plusieurs jours après, on crie au miracle.
Le Comoë a dû souvent changer de lit, ou au moins, dans les grandes crues, avoir plusieurs embouchures ; du côté ouest j’ai pu relever plusieurs traces d’anciens lits.
Les eaux décolorent la mer à 4 ou 5 milles au large. Les marins considèrent qu’il est prudent, pour mouiller, de se tenir à environ 1 mille dans l’est ou dans l’ouest de l’embouchure du Comoë par des fonds de 16 à 20 mètres.
Le mouillage de l’ouest est indiqué par l’alignement des factoreries et de l’ancien poste. Celui de l’est, nommé mouillage d’Alassam (village situé à l’est de l’embouchure du Comoë), était jadis fréquenté par les bâtiments marchands anglais et leurs traitants noirs, mais actuellement les vapeurs mouillent près des pontons, qui, la nuit, portent un feu de position.
Le mouillage d’Alassam est réputé par les marins plus favorable aux débarquements : le rivage y est en pente plus douce qu’à celui de l’ouest et, par suite, d’un accès plus facile pour les pirogues et les baleinières.
Quoique n’ayant pas visité la région située entre l’Indénié et la côte (rive gauche du Comoë), je ne crois pas inutile cependant de donner quelques notions sommaires sur cette région.
Entre Grand-Bassam et le pays d’Assinie, la côte est presque en ligne droite, et d’Alassam à l’entrée de la rivière d’Assinie les villages sont très nombreux et à peine éloignés de 2 à 3 kilomètres les uns des autres.
Alassam, Akapless et Anoua sont les plus importants de ces villages, qui ont tous la même industrie, la préparation du sel marin, qui en entraîne une autre, celle de la confection des paniers coniques qui servent à le transporter.
A l’ouest de la rivière d’Assinie et à une certaine distance à l’intérieur on aperçoit, du large, une chaîne de collines nommée par les marins Sueiro da Costa[56]. Les monts Church et Horn, qui en sont les sommets les plus élevés, ont l’un 165 mètres, l’autre 139 mètres d’altitude. A l’est de la rivière d’Assinie et comme leur faisant suite se trouvent les collines d’Assinie. Leur point culminant est à l’ouest et se nomme Grotto.
C’est entre ces deux lignes de collines que se trouve le bassin de la rivière Bia ou rivière de Krinjabo. Cette rivière a été recoupée par Treich près d’Atiébendékrou (Indénié) en 1883, et dans le Sahué par Lonsdale, en 1883. Elle prend sa source dans le même massif de collines que la rivière Mézan (affluent de gauche du Comoë), et semble courir approximativement entre l’Indénié et le Sahué ; elle entre dans la lagune Ahy un peu en aval de Krinjabo.
Au sud, en sortant de la lagune Ahy, ses eaux passent entre six îles, dont quelques-unes sont habitées par des pêcheurs, et forment la rivière d’Assinie. Ce dernier cours d’eau coule pendant environ 8 milles vers l’ouest, parallèlement à la côte, ne laissant entre lui et la mer qu’une langue de terre boisée d’une largeur de 100 à 200 mètres. L’entrée de la rivière est plus difficile que l’entrée du Comoë, la barre de brisants est également réputée très mauvaise. La rivière Bia n’est navigable que jusqu’à Aïnboisou, un peu en amont de Krinjabo.
Le premier établissement créé à Assinie se nommait fort Joinville ; il était situé sur le bord de la mer, en face du coude est de la rivière. Ce blockhaus a été abandonné en 1849 et remplacé par un carré palissadé, bastionné, établi à un mille du village de Mafia, près de la pointe est de la rivière, mais sur la rive droite.
Toute la région située entre le Sanwi (pays de Krinjabo), la mer, le Comoë et la lagune Ahy se nomme Akapless. Nous avons eu déjà l’occasion d’en parler à propos d’Impérié et de Yaou, nous ajouterons seulement que c’est un pays dans lequel il n’est pas aisé de porter la guerre, à cause des nombreuses lagunes et flaques d’eau qui rendent les communications difficiles. Au sud, l’Akapless est limité par les lagunes d’Hébé, de Kodioboué et le marigot de Ganda-Ganda, et au nord par la lagune Ono, et les petits cours d’eau marécageux qui s’y déversent.
La lagune Aby ou d’Ahy s’étend dans les terres sur une profondeur d’une trentaine de kilomètres, et sa largeur moyenne est de 15 à 20 kilomètres. Ses rives sont parsemées de villages qui se livrent beaucoup à la pêche.
Ceux d’entre eux qui ont le plus de relations avec nous sont situés sur la rive gauche de la lagune, aux environs d’Élima, où la maison Verdier a une plantation de café d’une centaine d’hectares, et où il existe une école française fréquentée par une quarantaine de jeunes gens des différents villages de la lagune.
Toute cette région, que nous désignons improprement, sur la plupart de nos cartes, sous le nom de royaume d’Amatifou[57], se nomme Sanwi. Pour parler des gens du pays de Krinjabo, on dit : Sanwi Cottoko, c’est-à-dire hommes du Sanwi. La capitale de ce pays se nomme Krinjabo ; elle est située à une dizaine de milles à l’intérieur de la rivière Bia, et sur sa rive gauche ; de l’embarcadère au village il y a un quart d’heure de chemin.
Castor, interprète du gouvernement à Assinie.
Tous les Européens qui sont venus à Assinie connaissent Krinjabo, dont ils évaluent la population de 2000 à 6000 habitants. Nous ne nous étendrons pas davantage sur la description de la ville, que nous ne connaissons pas, en renvoyant ceux que cela intéresse particulièrement aux nombreuses publications qui en parlent.
Le Sanwi est limité : au nord et à l’est par l’Indénié, le Sahué et le Broussa ; à l’ouest par le Bettié, l’Attié et l’Ébrié ; au sud par l’Akapless, les lagunes Ahy ou Aby, de Tendo, d’Éhy, le cours du Tanoë et l’Ahua ou Apollonie.
Les habitants du Sanwi[58] sont en majeure partie de race agni, et de même origine que ceux de l’Indénié, de l’Anno et de l’Abron ; ils seraient venus il y a environ cent cinquante ans, sous la conduite d’un chef nommé Amana, des régions du Sahué, et se seraient emparés du territoire de Bettri et Aby, deux peuples paraissant les autochtones et ayant un air de famille avec les Zemma ou Ahua Cottoko (gens de l’Ahua), ou Apolloniens. Aujourd’hui les Bettri et Aby se réduisent à quelques villages de pêcheurs établis sur la lagune et se sont fondus aussi avec les gens de l’Akapless, qui paraissent être fixés également depuis longtemps dans le pays.
Dans le Sanwi la succession au trône a lieu d’oncle à neveu, fils de sœur ; Aka Simadou, le roi actuel, est le neveu, fils de la sœur aînée d’Amatifou.
Le premier héritier se nomme Couassy ; viennent ensuite les autres prétendants, Amouy et Aka Simadou (homonyme du chef). Chez les gens de race agni, il est de règle que le fils aîné du chef occupe la charge de premier intendant. C’est généralement un personnage avec la haute influence duquel il faut compter. Le fils aîné d’Aka Simadou, premier intendant actuel, se nomme Cabranca, mais son influence est fortement contre-balancée par l’ancien premier intendant, Azémia, fils d’Amatifou, qui est un homme remarquable par son intelligence et qui a toujours su conserver l’influence qu’il s’était acquise pendant le long règne d’Amatifou.
A la lagune Aby ou Ahy fait suite une autre lagune, qui est, elle, parallèle à la côte ; nous l’appelons lagune de Tendo, mais elle a été longtemps désignée sous le nom de lagune d’Apollonie ; elle se termine vers le 5e degré de longitude par deux lagunes en forme de poche, de moindre importance : les lagunes Éhy et Ouani. Entre ces deux rivières, le Tanoë ou Tendo se fraye un jour à travers une série d’îlots pour venir se jeter dans la lagune Tendo.
Le commandant Dubourquois, chef d’état-major de l’amiral Bouet-Willaumez, a fait en 1849 la reconnaissance du Tendo. Le Guet-N’dar a remonté la rivière jusqu’à Alacouaba (Alancabo).
Il signale sur la rive droite du Tanoë le territoire d’Anka, gouverné par une femme nommée Ankara. Sa capitale serait Noassou (Ennousou, actuellement en ruines). Cet exemple d’une femme exerçant une certaine autorité sur un pays n’est pas isolé : à Krinjabo encore aujourd’hui la sœur cadette d’Amatifou, la princesse Élua, est considérée comme une sorte de souveraine. Moi-même, dans ma route de Bondoukou à Amenvi (résidence d’Ardjoumani), j’ai couché dans un village dont le chef était une femme. Comme Élua, elle était stérile — serait-ce là une condition sine qua non ? Je l’ignore.
Au nord de l’Ankara, M. Dubourquois signale le district d’Afuma, tous les deux placés sous la suzeraineté du roi du Sanwi (Amatifou), actuellement Aka Simadou.
A Alancabo, limite d’exploration de M. Duburquois, le Tanoë reçoit un grand affluent de droite. Exploré et remonté en 1884 par le lieutenant Pullen, ce cours d’eau semble identique à la rivière Soui, recoupée en 1883 par Lonsdale un peu au nord de Tanoëso (itinéraire de Cape Coast à Annibilékrou).
Quant au Tanoë[59] lui-même, il a un cours beaucoup plus considérable : après avoir traversé le Sahué, il entre dans l’Achanti ; ses sources sont situées au nord de la végétation dense, près des ruines de Tékima, sur la route de Bondoukou à Koumassi, à une journée de marche au sud de la rivière Tain.
Plantation de café d’Elima, sur la lagune Aby. (Photographie de M. Ch. Alluaud.)
La partie nord du district Sanwi, située entre la rivière Bia et la rivière Tanoë, a été visitée en détail en 1882 par MM. Brétignière et Chaper, qui ont consigné leurs observations sur la flore et la faune dans les Archives des Missions scientifiques, publiées sous les auspices du Ministre de l’instruction publique.
Actuellement le commerce est entre les mains des gens de Grand-Bassam, de l’Akapless, de Krinjabo et de l’Apollonie. Très intelligents, ces peuples ne tiennent pas à laisser arriver à nos comptoirs les gens de l’intérieur, parce qu’ils sentent très bien que, du jour où tout le monde pourra se servir soi-même à nos comptoirs, le plus clair de leurs bénéfices actuels leur échappera. Cet état de choses est très préjudiciable aux intérêts de nos commerçants, en ce sens qu’il limite les transactions aux efforts et à l’activité déployés par un nombre de traitants bien inférieur à ce qu’il pourrait être.
Ces peuples, jaloux de voir tout le monde faire des affaires, tiennent les rivières et les chemins et ne laissent passer les marchands de l’intérieur qu’après avoir prélevé sur eux un impôt ou des droits assez élevés pour les forcer à employer leur intermédiaire dans des achats de marchandises de provenance européenne.
Par le Comoë, la route est plus libre que par l’Akapless et le Sanwi, mais les chemins sont à peine tracés, et il est difficile d’utiliser le cours du Comoë, pour les raisons que nous avons données plus haut : à savoir que les gens de race agni rendent responsables et solidaires les uns des autres les gens d’un même village quant au règlement des dettes et des amendes : ce sont quelquefois des compromis qui existent depuis plusieurs générations, auxquels se mêlent des successions, de sorte que les jurisconsultes les plus éminents ne pourraient plus dire quel est celui des deux partis qui a le droit pour lui. Cet état de choses donne lieu à des palabres interminables qui durent parfois très longtemps et après lesquels les deux partis sont forcés de se séparer sans avoir obtenu une solution.
Les gens de Kong, dont j’ai donné plus haut une évaluation du chiffre d’affaires, feraient promptement augmenter nos transactions, qui en quelques années ne manqueraient pas de se quintupler.
Depuis vingt ans nous n’avons plus de garnison sur la Côte de l’Or ; ce pays est livré à la seule garde de la maison Verdier, qui a réussi non seulement à défendre l’intégrité de nos possessions contre les agissements des puissances étrangères, mais encore à maintenir dans le respect toutes les populations voisines.