Du Niger au golfe de Guinée par le pays de Kong et le Mossi, tome 2 (de 2)
Samedi 17 novembre. — Du campement de Tourmi à Konkronsou, l’étape n’est pas d’une longueur exagérée, mais elle est des plus fatigantes. Pendant les premiers kilomètres le sentier traverse un ruisseau et deux bas-fonds, dont l’un est tellement défoncé qu’il est impossible de le faire passer aux animaux chargés ; l’autre provient des débordements d’une rivière de 15 à 20 mètres de largeur qui vient du sud-ouest et coule vers le nord-est. Dans son lit croît une variété de palétuviers qui par leurs racines et basses branches enchevêtrées rendent son passage difficile, quoiqu’il n’y ait que 1 m. 20 d’eau à l’endroit le plus profond. Sa rive droite, sur une profondeur de plusieurs centaines de mètres, est couverte d’une luxuriante végétation, fouillis de lianes et de plantes grimpantes qui font les délices de gros singes verts, les seuls habitants de ces lieux charmants. Un kilomètre plus loin commencent les marais de Konkronsou[28], qui s’étendent presque sans solution de continuité pendant près de 5 kilomètres. La partie Est de ce marécage est couverte de hautes herbes. L’eau s’étend, autant que l’on peut en juger, à 3 kilomètres vers le nord et autant vers le sud. Le milieu est traversé par un ruisseau de 5 à 8 mètres de largeur dont le courant est très rapide et la profondeur de 1 mètre à 1 m. 50. La partie ouest, séparée du premier marais par une petite plaine légèrement boisée, est une oasis de palmiers ban ayant de l’analogie avec les nyayes du Cayor et du Diander. Cette oasis est traversée par trois ruisseaux qui, gênés dans leur cours par les racines et les palmes mortes, répandent leurs eaux partout et rendent ainsi la marche difficile aux piétons et à peu près impossible aux animaux. Pour franchir la distance qui sépare Tourmi de Konkronsou (23 kilomètres), les porteurs mettent douze heures, et les femmes ou les personnes peu habituées à faire ce trajet arrivent à la nuit tombante à Konkronsou. A ce village les porteurs se reposent en général vingt-quatre heures, un ou plusieurs des leurs se trouvant toujours le lendemain trop fatigués pour continuer la route ; d’autres, dont les charges de sel sont tombées à l’eau, sont aussi forcés de faire séjour pour sécher leur marchandise.
L’oasis marécageuse.
Pour ces diverses raisons, on trouve toujours à Konkronsou quelques étrangers. Des Haoussa ont profité de cela pour s’y fixer et y vendre de la viande, du maïs pilé, des ignames et d’autres provisions aux porteurs de passage. Le village, groupé autour de trois ou quatre bombax et d’un tamarinier sur lesquels sont juchés quantité de nids de cigogne à tête rouge, ressemble à un campement. La population, fixe ou flottante, habite dans de méchants gourbis en paille, plus sommairement construits que ceux que nous font nos tirailleurs dans le Soudan français, lorsque le séjour doit se prolonger plus de vingt-quatre heures dans le même endroit. Autour de ces méchantes habitations s’élèvent quantité de papayers et des bouquets de bananiers chargés de beaux fruits ; il y a aussi des citronniers. Aux environs se trouvent quelques groupes de cases de culture qui approvisionnent le petit marché journalier en ignames et condiments. Outre la ressource de pouvoir écouler à un prix élevé les produits du sol, les habitants se livrent à la préparation des palmes de ban, qu’ils font sécher et dont ils enlèvent les arêtes et les piquants pour les travailler et les vendre aux vanniers, qui en font des nattes, des paniers, des sacs, etc., servant à l’emballage des kolas et du sel.
Le village de Konkronsou.
Le chef de Konkronsou prélève le fitto sur les Haoussa, à raison de 400 cauries par charge de porteur pour le compte du chef de Pambi (près Salaga). Cet ouroupé avec celui de Kôlo qui fait percevoir les droits à Gari-n’diato et Gourmansi et celui de Tourrougou qui rançonne sur la route de Boualé constituent le trio qui exerce le pouvoir sur tout le Gondja.
Lors de mon séjour à Salaga et pendant la journée que j’ai passée à Kronkronsou, je me suis informé de l’emplacement du lac Bouro, dont Bowdich dit : « Il est situé au nord de Yobati et n’est éloigné que de trois heures de marche de la Volta. Pendant la saison des pluies, ce lac est alimenté par une rivière qui prend sa source dans une montagne située entre le Banna et le désert de Ghofan ; il est très poissonneux ; les poissons sont apportés vivants à Salaga. »
Je m’empresse de dire que je n’ai pas été très heureux dans mes investigations. En dehors des débordements que j’ai mentionnés sur la rive droite de la Volta en me rendant du fleuve à Tourmountiou et des marais de Konkronsou, on m’a signalé sur l’une et l’autre rive de ce fleuve de nombreux terrains inondés, mais aucun d’eux ne porte le nom de Bouro, et jamais Salaga n’est alimenté de poisson frais : on n’apporte que des poissons secs des villages riverains ou pêchés dans les petits cours d’eau, et encore est-il rare d’en trouver sur le marché.
Aux environs de Kété (à quelques kilomètres au nord de Krakye), sur la rive gauche du fleuve, il existe des amas d’eau sur les bords desquels, à certaines époques de l’année, les chefs de Pambi[29] se rendent et font tuer un bœuf ou des moutons. Une partie de la viande est jetée dans les eaux, tandis que l’autre est mangée sur place, après une cérémonie sur laquelle je n’ai pu obtenir de détails.
Lundi 19 novembre. — Je ne puis dire à quelle heure eut lieu le départ de Konkronsou, puisque depuis longtemps je ne possède plus ni montre ni chronomètre et que la lune n’était pas visible. Je fis partir mon monde dès que la pluie qui vint nous surprendre eut cessé de tomber. Au petit jour, nous dépassions un groupe de cases de culture appelé, par les Haoussa, Rafinfa, parce qu’il n’est pas éloigné d’un joli ruisseau (râfi) que nous traversons un peu en amont d’une chute. La campagne est splendide. La végétation, très puissante, est gênante pour la marche ; on circule dans maints endroits sous une voûte de hautes herbes où disparaissent ceux qui marchent devant vous ; ce n’est qu’en se hélant qu’on ne risque pas de s’égarer dans les pistes d’éléphants qui coupent et recoupent le sentier. Bientôt le sentier entre dans une magnifique forêt où la cime des bombax se perd au-dessus d’arbres d’une essence inconnue, mais que je crois cependant avoir vus dans les belles forêts de la Casamance.
Plus loin on se trouve dans une véritable forêt de rôniers. Le rônier est appelé par les Mandé sébé ou sibo. Son nom scientifique est Borassus Æthiopum ; Barth le signale souvent sous le nom de déleb palm.
Il y a des rôniers mâles et des rôniers femelles. Les premiers n’ont pas de fruit, mais fournissent un bois d’une densité extraordinaire. Le tissu du bois est composé d’une quantité innombrable de fibres, de telle sorte que lorsqu’on regarde une section faite dans le tronc, on peut la comparer à un immense câble composé de milliers de fils.
Ce bois a l’avantage de ne pas pourrir dans l’eau et de ne pas être attaqué par les termites.
Les troncs des rôniers femelles sont creux. Fendus, ils sont employés à faire des palissades, des bancs, etc. La feuille offre des ressources très grandes : on l’emploie pour couvrir les cases, à la fabrication d’éventails, de sacs, de nattes, de paniers ; avec les fibres des feuilles on fait des cordages. On peut même s’en servir comme papier pour écrire. Le cœur du jeune rônier fournit d’excellentes salades ; on peut même le confire dans le vinaigre et en manger en guise de cornichons avec la viande.
Dans beaucoup de pays, entre autres aux environs de Bobo-Dioulasou, on en récolte le suc, qui n’est autre chose qu’un vin de palme pouvant rivaliser avec les vins qu’on tire des autres palmiers.
Le fruit est de la grosseur et de la forme d’un coco, mais il renferme trois noyaux. A moitié mûr avec les noyaux encore mous, c’est un fruit agréable à manger. A maturité complète, il faut bouillir le fruit ou le cuire au feu, pour sucer la pulpe qui entoure les noyaux. C’est une opération longue et agaçante pour les dents : la pulpe est enveloppée dans des tissus enchevêtrés à l’infini. L’odeur de ce fruit cuit est excessivement forte. Quand on en mange un dans le campement, il est impossible de le dissimuler.
Le liquide des fruits verts est diurétique. Enfin la pulpe du fruit mûr sert à guérir par applications les maladies de la peau.
Le mâna, qui ressemble à s’y méprendre au cé, atteint une hauteur de 15 à 20 mètres, tandis qu’aux environs de Kong et de Salaga on ne le rencontre encore qu’à l’état d’arbustes. Le soulabatando (arbre à tabatières), appelé ainsi parce qu’il donne un fruit de la grosseur d’une orange, duquel les noirs font des tabatières et qui n’atteint dans le bassin du Niger que 2 à 3 mètres de hauteur, est ici un splendide arbre de haute futaie. Le baobab, le cé et le netté sont excessivement rares dans cette région ; les quelques exemplaires que j’ai vus sur la rive droite de la Volta restent stériles. Le bombax (banan en mandé) et un arbre à tronc blanchâtre ressemblant au hêtre sont les rois de ces végétations vierges ; ils atteignent des hauteurs prodigieuses et se perdent bien au-dessus des autres arbres, dont le tronc mesure en moyenne 15 mètres de hauteur jusqu’aux basses branches.
2 kilomètres environ avant d’arriver à Kounchi, au milieu de cette végétation qui fait non seulement mon admiration, mais encore celle de mes noirs, on atteint une petite rivière de 8 mètres de largeur qui sert, à cet endroit, de frontière entre le Gondja et le Coranza (Achanti). Cet endroit est une suite de sites charmants. Le soleil et le vent sont impuissants à percer cette verdure. Entre les troncs des rôniers et leurs basses branches, que personne n’est venu couper, poussent de jolies fougères ; ailleurs courent de gigantesques lianes ornées de feuilles de toutes dimensions ; plus loin on pourrait se croire dans quelque lieu retiré d’une belle forêt de France, si la présence d’un magnifique Sterculia (arbre à kolas) ne rappelait l’Afrique. On est tenté de camper partout, malheureusement fourrages et vivres font défaut et il faut abandonner ces lieux enchanteurs pour gagner Kounchi, où nous arrivons vers midi.
La forêt de Konkronsou.
Au milieu d’une vaste clairière parsemée de bouquets d’arbres, de bananiers, de papayers, s’élève un groupe de cases construites en branches de palmier, à peine couvertes de feuilles de rôniers et d’herbes ; c’est le village achanti de Kounchi. Sur une petite place, une perche où flotte un vieux chiffon indique l’emplacement d’un fétiche : c’est simplement un cercle, moulé en terre, protégé par un petit palanquement. A côté, sous un hangar, un fils du cabocir perçoit 400 cauries par porteur pour le compte de son père, recette à partager avec le chef de Coranza, dont dépend Kounchi. Autour de ce représentant de l’autorité, auquel je fis visite, quelques jeunes gens s’amusaient à couvrir de verroteries une poupée (fétiche) en bois à tête en méplat. On me demanda quelques grains de corail, dont ces grands enfants s’empressèrent d’orner les seins du fétiche.
A Kounchi, en fait de vivres on ne trouve que du maïs en épis et du manioc sec. Les ignames font défaut, les Achanti de cette région ne cultivant que juste pour leurs besoins. Aussi ce fut avec plaisir que j’accueillis l’envoyé du chef m’apportant une corbeille de bananes, des papayes et une gourde en calebasse contenant environ deux litres de vin de rônier frais.
Ce n’est pas une petite besogne que de se procurer pour vingt-quatre heures de vivres, il faut y employer presque toute la journée, et ce n’est qu’avec beaucoup de patience et en faisant quelques petits cadeaux qu’on arrive à trouver de quoi ne pas mourir de faim le lendemain, car l’étape suivante doit se faire dans la brousse.
Mardi 20 novembre. — Notre passage matinal dans les oasis, entre Kounchi et Kâka, jette l’épouvante parmi les hôtes de ces lieux charmants : les oiseaux perchés aux abords des sources qui jaillissent de tous côtés s’envolent en poussant des cris perçants ; des bandes de cynocéphales d’une espèce au museau ladre, mais de la taille de ceux du bassin du Niger, hurlent en fuyant dans les lianes et les arbustes. Le tableau a quelque chose de féerique. On chemine parfois dans l’obscurité la plus profonde, puis tout à coup le sentier est éclairé par un pâle rayon de la lune mourante. A chaque pas c’est un décor nouveau. Malgré soi on s’arrête, extasié par le luxe que la nature a prodigué à ces lieux ignorés.
Kâka n’est habité que par deux familles achanti. Ce village se fait remarquer par la propreté de ses habitations crépies en terre et badigeonnées au gris cendre. Ses habitants ont poussé le luxe jusqu’à se construire des waterclosets, ma foi fort bien compris. Ce qui gâte tout, c’est qu’ils sont placés en évidence en bordure du chemin. On s’est bien gardé de les entourer d’une feuillée : aussi voit-on de drôles de choses en passant par là.
De ce village part un chemin qui mène par Tchoulepey à Boupi, rive gauche de la Volta, communication qui serait très utilisée par les gens de Kintampo pour se rendre en hivernage à Salaga, si les chefs des villages qu’on traverse étaient plus raisonnables et ne faisaient pas payer des droits de passage exorbitants aux marchands.
A 8 kilomètres dans le sud-sud-ouest se trouve le campement de Diongara ou Zongo-n’dasi[30], où l’on fait l’étape. Ce lieu, situé sur la lisière d’une oasis où coule un joli petit ruisseau, est pourvu de gourbis mal construits au milieu desquels se trouve un mortier en bois et deux pilons pour permettre d’écraser les ignames. La proximité du ruisseau me permit, tout en établissant mon campement au même endroit que les Haoussa, d’aller passer les heures chaudes à l’ombre et de jouir pendant l’après-midi du spectacle de cette belle forêt. Dès que le soleil se couche, il est prudent de s’en aller ; il règne là une humidité funeste à la santé de l’Européen, et les serpents pullulent. S’il est facile de se préserver des reptiles en dégageant bien les abords du campement, il n’en est pas de même pour la fourmi à mandibules nommée magnan et kourra en mandé, que rien n’arrête dans ses migrations. Sa piqûre douloureuse et la ténacité avec laquelle elle s’acharne après quelqu’un rendent sa présence insupportable et souvent dangereuse pour les hommes et les animaux.
A l’état isolé, cet insecte serait peu ou point dangereux, mais la variété dont il fait partie voyage par d’innombrables légions, précédées d’éclaireurs et de flanqueurs ; c’est une armée qui s’avance. Quelquefois la colonne a un développement d’une centaine de mètres et marche sur une largeur de 10 à 20 centimètres, et tellement dense qu’on pourrait compter plusieurs milliers d’insectes par décimètre carré ; il y en a souvent 10 à 15 rangs superposés les uns sur les autres.
Malheur au voyageur blessé ou au gibier pris au gîte ! S’il ne peut fuir, il est sûr d’être dévoré. Contre de tels ennemis la lutte n’est pas possible. Ils s’attaquent aux muqueuses, en un clin d’œil ils pénètrent dans le corps de leur victime, déchiquettent les yeux et la bouche ; c’est la mort la plus affreuse que l’on puisse imaginer. Quarante-huit heures après la mort, un cadavre que les fourmis ont dévoré présente l’aspect d’un squelette aussi bien nettoyé qu’après une préparation anatomique de plusieurs jours. La plante des pieds seule résiste, à cause de sa semelle cornifère chez les noirs, mais les os des orteils sont nettoyés ; le squelette a l’air d’être chaussé de sandales en corne.
Quand on est valide, l’arrivée de ces fourmis n’est que gênante ; il suffit de se déplacer et de creuser autour du campement un simple petit sillon à l’aide d’une branche d’arbre : les fourmis longeront l’obstacle sans chercher à le traverser. Il suffit également, pour les mettre en déroute, de se pencher au-dessus de leur parcours et de siffler sur elles d’une façon aiguë : immédiatement elles changent de direction et battent en retraite. Elles ont pour ennemi mortel un certain oiseau qu’elles semblent craindre plus que l’eau et le feu.
Mercredi 21 novembre. — Du campement à Kintampo il n’y a que 12 kilomètres. Malgré cela, tous les porteurs se mettent en route de bonne heure, impatients d’arriver au terme des fatigues et de pouvoir goûter quelques jours de repos, bien mérités. Après un trajet de deux bonnes heures on arrive sur les bords d’un joli ruisseau auprès duquel nous apercevons pour la première fois les feuilles servant à emballer les kolas. Cette feuille, de la largeur de deux mains, se distingue de la fausse feuille, qu’il faut faire bouillir avant de l’employer et qui se trouve un peu partout dans le Soudan, par une bordure de 2 centimètres de largeur d’un vert plus foncé. Cette bordure, peu apparente lorsqu’on examine la feuille à l’endroit, est visible à l’envers ; elle n’existe que sur le côté gauche de la feuille (tenue par la tige et examinée à l’envers, la bordure se trouve à droite).
Pendant un court repos que j’accordai à ma monture, je fis une promenade d’une centaine de mètres autour d’épais fourrés parmi lesquels je trouvai quelques jeunes pousses de bambou, des joncs d’une grosseur de 1 centimètre et de très belles fougères et bruyères répandant un délicieux parfum.
Mon hôte Sâadou, prévenu la veille de mon arrivée, envoya un vieillard au-devant de moi pour me souhaiter la bienvenue et m’offrir de sa part dix beaux kolas rouges. Je rencontrai cet homme sur les bords du ruisseau, où il m’attendait depuis quelques instants déjà. Sous sa conduite, je franchis rapidement les 2 kilom. 500 qui me séparaient de Kintampo et gagnai l’habitation de Sâadou. On m’installa avec mon petit personnel dans deux cases neuves chez son fils.
Sâadou, que les Haoussa désignent aussi sous le nom de Mâdougou[31], est l’homme le plus riche de Kintampo. Toute la partie sud de Kintampo est plus ou moins sous ses ordres. Ses captifs sont très nombreux. Contrairement à ce qui se passe toujours chez les noirs, où c’est l’homme le plus riche qui est le chef, Sâadou ne commande pas à Kintampo. Cela tient à ce qu’il n’y a que peu d’années qu’il est arrivé ici. Le pouvoir est exercé par un autre Haoussa, du nom de Mahama, qui porte le titre de zerki n’zongo (chef du pays), mais son pouvoir est très limité et ne s’exerce pour ainsi dire que sur ses compatriotes haoussa, les autres étrangers ayant à leur tête leurs chefs propres.
Je me souviendrai toujours de l’inquiétude dans laquelle Diawé nous a tous plongés le jour de notre arrivée ici. Sous prétexte d’aller couper quelques perches, il s’enfonça dans l’épaisse forêt qui environne la ville. Tout en rôdant pour chercher son bois, il trouva un oiseau bien connu de tous les noirs et dont la présence indique la proximité d’abeilles et de miel. Il suivit cet oiseau pendant un certain temps et finit par découvrir du miel ; à l’aide de sa hache il s’en empara. Mes hommes, que j’avais envoyés à sa recherche, n’avaient pu le trouver. Enfin, vers la nuit, Diawé rentra tranquillement avec ses perches et son miel emballé dans des feuilles de bananier. J’en prélevai une petite part pour sucrer mon thé, et le reste fut mangé par mes hommes d’une façon si gloutonne que je ne pus m’empêcher de leur reprocher leur voracité.
Je fus bien étonné quand ils me répondirent que non seulement le miel était bien agréable parce qu’il est sucré, mais encore que c’était pour eux un bon médicament, à la condition d’en manger beaucoup. Diawé conclut ainsi : « Quand noir il y en a mangé beaucoup miel, ça qui trop bon, parce qu’il balaye ventre ».
Je fus admirablement reçu par Sâadou, qui m’envoya de nombreux cadeaux en vivres tout préparés, autres provisions, viandes et ignames et beaucoup de kolas. Sous sa conduite je fis visite au zerki n’zongo, aux notables, chefs des Mandé et des Ligouy, et enfin au cabocir achanti. Ce dernier, assis devant sa case, ayant à sa droite et à sa gauche quelques vieillards, fit disposer devant lui une rangée de tabourets et de chaises en palmier ban, et nous pria de nous asseoir. Les assistants du cabocir vinrent ensuite défiler l’un après l’autre devant nous en faisant le simulacre de donner la main à chacune des personnes qui m’accompagnaient, mais en réalité moi seul eus le privilège d’une poignée de main. L’un des assistants m’adressa la parole pour me souhaiter la bienvenue, et nous quittâmes ces gens-là sans prendre congé. — Drôles de coutumes !
En venant de Salaga, on débouche sur Kintampo par un sentier bien entretenu et débroussaillé qui bientôt s’introduit dans une série de jardinets clôturés où sont cultivés des haricots, des condiments, du maïs, et où poussent des groupes de papayers et de bananiers chargés de fruits. Ces jardinets sont disposés sur les versants d’une petite ravine où coule un joli ruisseau à eau claire et limpide alimenté par des sources jaillissant d’un sable blanc très fin. Dans quelques-uns de ces jardinets sont disposés des puits à indigo, qui chôment actuellement. Le chemin menant du ruisseau au village court à l’ombre d’arbres splendides qui ont, grâce à leur développement gigantesque, échappé à la hache destructrice des noirs.
Le quartier des Dandawa (village situé vers le Yorouba et dont beaucoup d’habitants sont fixés à Salaga) et celui des Haoussa, par lequel on débouche, se font remarquer par leur propreté. Nulle part on ne rencontre des immondices, et les excavations desquelles on a extrait l’argile rouge ayant servi à la construction des cases ne renferment ni eau croupie ni ordures. Cette propreté des rues fait plaisir à voir, surtout quand on sort de l’affreux bourbier que l’on nomme Salaga.
Kintampo, qui figure déjà dans les itinéraires rapportés par Bowdich et Dupuis sous le nom de Kantano, ne devait être à cette époque qu’un misérable village achanti où quelques Ligouy ou Mandé de Boualé venaient s’approvisionner en kolas. Ces fruits sont apportés par les gens de Coranza, situé à égale distance de Salaga, Boualé et Bitougou. Le kola arrive à maturité à deux petites journées de marche dans le sud.
Autour de la place du marché, qui se distingue par le gigantesque tronc d’un arbre mort dépourvu de branches, se sont groupés avec assez d’ordre et de symétrie les divers quartiers habités chacun par les gens de même nationalité.
Les habitations sont disséminées et chaque propriété est délimitée par des haies en pourguère ou des clôtures en tiges de mil qui englobent quelques jardinets où poussent papayers et bananiers. Quelques habitations renferment aussi des jeunes arbres à kolas, arbres de luxe seulement, car ils ne produisent pas autre chose que des fleurs, et ce n’est qu’à une quarantaine de kilomètres dans le sud que l’on rencontre quelques exemplaires donnant des fruits.
Autant de quartiers, autant de villages différents, chaque peuple ayant conservé son type de case national et sa façon de grouper ses habitations. A côté des cases mandé et dagomba que j’ai déjà eu souvent l’occasion de décrire, on voit les grandes cases rectangulaires à toits couverts en feuilles de rônier habitées par les Ligouy, puis les élégantes maisonnettes des Achanti, consistant en une cage rectangulaire en bambou recouverte d’un léger torchis badigeonné en gris cendre. Percées de portes assez hautes pour pouvoir y pénétrer sans se baisser et quelquefois de petites fenêtres carrées ressemblant à des sabords, elles sont aussi placées avec assez de symétrie, et leur alignement forme des rues perpendiculaires entre elles. Ce village achanti ressemble ainsi un peu à ce que nous autres Européens construirions si nous venions dans ce lieu comme Robinson Crusoé chacun avec une hache et un couteau.
Ce sont les Haoussa surtout qui ont voulu se distinguer dans l’art de construire. Je puis dire qu’à côté de quelques habitations plus confortables que celles que l’on trouve d’ordinaire chez les noirs, j’ai vu ce que l’on peut appeler des maisons. Je citerai d’abord la mosquée, vaste bâtiment rectangulaire, sorte de hall percé de portes partout et entouré d’une galerie d’environ 1 m. 50 formant véranda.
Puis vient l’habitation de Mahama, le zerki n’zongo ; elle ressemble comme distribution à quelques maisonnettes de Gorée ou de Dakar ; il ne manque même pas le petit escalier en bois qui mène sous une véranda étroite protégée des rayons du soleil par des nattes appendues aux piliers.
Enfin, pour terminer, la maison de Sâadou, mon hôte, grande construction en terre comme les deux précédentes ; elle est surmontée d’un immense toit en chaume qui forme dans la partie est un vaste hall où se tiennent les femmes ; l’autre partie consiste en une seule grande chambre percée d’ouvertures près du plafond pour donner de l’air et dans laquelle on pénètre par une sorte d’antichambre voûtée du style arabe. Dans le fond, en guise de rosace, sont disposés quatre rayons de formes diverses.
A côté de cette population hétérogène et de ses captifs de toute nationalité, Kintampo possède, dès que les pluies ont cessé, une population flottante que l’on peut évaluer à 700 ou 800 étrangers, ce qui donne à ce village un aspect tout à fait bizarre. Chaque peuple ayant conservé sa propre langue, on entend parler sur le marché les dialectes et idiomes les plus variés. Cependant j’ai cru remarquer que le haoussa, le mandé et l’achanti étaient les trois langues les plus entendues.
Kintampo et le tronc gigantesque.
La population fixe de Kintampo ne dépasse pas 3000 habitants, y compris les petits villages de culture des environs ; encore, au moment de mon passage, à la suite d’un différend entre les Ligouy et les Mandé, bon nombre de ces derniers se retiraient dans les villages situés sur la route de Boualé.
J’ai déjà dit combien la végétation qui couvre les abords de Kintampo était luxuriante. Entre les mains d’Européens, ce village au bout d’un an pourrait devenir le lieu le plus charmant que l’on puisse rêver. Il est malheureusement à craindre qu’au contraire, dans la suite des années, les noirs, chez lesquels l’esprit de destruction semble être aussi fortement inné que chez les cynocéphales, ne transforment cette contrée privilégiée et n’en fassent un lieu aussi désolé que la plupart des villes soudaniennes que j’ai visitées. Les orangers, les citronniers poussent au hasard et sans soins. L’ananas se trouve dans la brousse ; on ne prend même pas la peine de récolter ce délicieux fruit pour le vendre sur le marché. Quand je désirais en manger, Fondou, un de mes hommes, allait m’en cueillir un ou deux aux environs. Le bakha (ananas) a du reste une mauvaise réputation chez les noirs de cette région, ils prétendent qu’il occasionne des diarrhées dangereuses. Il n’en est rien quand on se contente d’en manger une ou deux belles tranches ; ce n’est qu’en en faisant, comme certains indigènes, une trop grande consommation à la fois, qu’on paye cher sa gourmandise.
L’espèce palmier est représentée ici par le rônier et le palmier ban ; les palmiers doum, à huile, dattier font absolument défaut. J’ai aussi trouvé le cé, la pourguère, le caïlcédra, la petite prune sauvage et le kobi. Les noirs extraient du kobi un savon noir placé comme qualité bien au-dessus des savons obtenus avec l’arachide. Nous en avons parlé au chapitre XI.
Les cultures dominantes sont le maïs, l’igname, le manioc, un peu de petit mil (sanio) et fort peu de sorgho ; à mon passage, il n’était pas possible de se procurer cette dernière céréale et les autres denrées étaient fort chères. Les étrangers porteurs de sel allaient s’approvisionner dans les villages aux environs, où ils obtenaient l’igname à meilleur compte.
Kintampo occuperait une situation fort avantageuse dans cette région, si les chefs achanti devenaient moins exigeants et n’entravaient pas les communications avec la Côte. En effet, une ligne presque droite partant de Ga (Christianbourg), passant par Koumassi, Coranza, relie Kintampo à Boualé, pour de là se bifurquer et se rendre, celle de l’ouest par Bouna, le Lobi à Dioulasou et Djenné, celle de l’est sur Oua, Oua-Loumbalé, Sati à Waghadougou, Mani, Douentsa et le Djilgodi — deux grandes artères par lesquelles les kolas se rendent jusqu’à Tombouctou, et, avec les kolas, les produits européens. Malheureusement, pour le sel, Kintampo est tributaire de Salaga, qui arrive à le livrer à meilleur compte que les Achanti, la voie fluviale étant utilisée jusqu’à Krakye ; et, pour les produits d’Europe, Kintampo ne les reçoit que par Bitougou, de sorte que je n’ai pas trouvé ce marché dans l’état florissant que je lui supposais.
Comme dans presque tous les villages commerçants, ce n’est pas en faisant le tour du marché qu’on peut juger de l’importance des transactions : on n’y voit en effet rien de ce qui constitue le principal trafic ; c’est dans les cases qu’il faut rôder, vivre de la vie des habitants, passer des heures à siester en compagnie des diatigués en mâchant force kolas, et observer ce qui se dit et se passe autour de vous.
Kintampo, quartier achanti.
Sur le marché il y a quantité d’échoppes où causent des badauds et où ne se traitent que de petites affaires. On y voit des aliments préparés, des vivres, du maïs, des ignames, du sanio, de la viande, des fruits, des condiments et surtout des ouvrages en ban, de la vannerie, des paniers et châssis, sacs et nattes servant aux transports. Le bouakha, ce traditionnel châssis allongé de 1 m. 10, que l’on rencontre sur la tête de tous les porteurs, se vend ici 200 cauries, et la natte servant à le garnir intérieurement, 200 cauries. Très léger, ce panier constitue certes le mode d’emballage et de transport le plus pratique que j’aie vu jusqu’à présent ; il est employé principalement par les hommes, les femmes se servant du sibo-ségui (panier en feuille de rônier dont se servent les femmes pour les transports). On trouve aussi un peu de linge indigène de provenance boualé, kong et djimini, et presque rien, pour ainsi dire, en fait d’articles d’Europe, lesquels se résument en quelques coudées de calicot écru, des perles très communes, un peu de fil de coton rouge et toujours quelques foulards à 200 cauries !
Voici maintenant la liste des articles importés, leur lieu de provenance ainsi que les articles d’importation qui sont payés en échange, car à Kintampo, les cauries étant excessivement rares, on a recours aux échanges directs. Le prix est cependant fixé en cauries pour l’évaluation.
On dit ainsi : La calebasse de sel vaut 2000 cauries, le cent de kolas 1000 cauries : je te donnerai donc 200 kolas pour une calebasse de sel.
Articles d’importation :
1o Le sel, de provenance salaga, se vend par calebasses, dont le prix subit des fluctuations assez sérieuses, surtout en hivernage, lorsque les communications directes avec Salaga sont interrompues à cause des marais de Konkronsou et des inondations du fleuve entre Kâka et Boupi. Il faut alors se rendre de Kintampo à Boualé et de Boualé à Salaga, ce qui correspond, en évitant de passer à Boualé et en prenant au plus court, à un trajet de vingt jours de marche. Actuellement une charge de porteurs, 25 à 30 kilos de sel, se vend de 16 à 20000 cauries.
2o Les bœufs, de provenance dagomba et mossi, venus par Salaga, sont vendus de 50 à 70000 cauries pour être abattus et débités à Kintampo même.
3o Les esclaves, provenant du Gourounsi, actuellement vendus par Oua et Boualé.
4o Et, comme articles secondaires, le beurre de cé, de provenance dagomba et kong ; le tabac, provenant de Boualé et du Gourounsi ; le soumbala, provenant de Sansanné-Mango, venant par Salaga.
Avec ces articles, qui sont payés en kolas, les marchands se procurent à Bitougou, avec le sel et quelques articles d’Europe, les étoffes à bon marché du Djimini ou bien les étoffes mieux conditionnées de Kong et de Boualé à l’aide desquelles ils payent les kolas aux Achanti du Coranza[32].
Kintampo est le point où l’or atteint le maximum de sa valeur ; il n’est possible de se procurer ici le barifiri qu’à raison de 55000 à 60000 cauries, et encore ne pourrait-on en trouver qu’en petite quantité.
Je suis loin de regretter d’avoir opté pour cette route Kintampo au lieu de celle de Boualé ; cela m’a fourni les moyens de juger de l’importance de ce marché et m’a aussi donné l’occasion de voyager en compagnie de cette autre race marchande, rivale de la race mandé, qui tient entre ses mains tout le monopole du commerce de la partie est de la boucle du Niger — je veux parler de la race haoussa. Ces gens m’ont paru travailleurs, sobres, et possédant les qualités nécessaires pour faire d’excellents marchands ; ils possèdent en outre l’esprit d’association à un très haut degré, s’entr’aident entre eux et sont même très serviables pour l’étranger. Moins curieux, moins méfiants et moins audacieux que les Mandé, les Haoussa sont en même temps plus soumis et plus faciles à gouverner.
A côté de ces qualités, le Haoussa a certes bien des défauts : il est léger, frivole à l’excès, peu économe dans beaucoup de cas et possède la passion du jeu au plus haut degré. Ces défauts peuvent être habilement exploités, car il n’est pas rare de trouver quelques Haoussa ruinés par le jeu, et un léger acompte peut les mettre pour longtemps à la disposition de l’Européen, soit comme travailleurs, soit comme soldats.
Les bénéfices des Haoussa qui font le commerce du sel et du kola entre Salaga et Kintampo ne sont pas excessifs, comme on peut en juger :
Un porteur d’une charge de sel achetée à Salaga 8000 cauries la vend à Kintampo environ 16000, et les kolas qu’il rapporte à Salaga lui portent son capital à environ 30000 cauries, lorsqu’il a eu soin d’emporter les cauries nécessaires aux frais de route et qu’il a introduit sa charge de sel intacte à Kintampo.
Il serait donc à la tête de 30000 cauries dans le cas le plus avantageux, mais il a dépensé en route :
| Passage de la Volta | 500 | cauries. | ⎫ ⎪ ⎪ ⎬ ⎪ ⎪ ⎭  | 
3000 | cauries. | 
| Fitto à Gari-n’diato | 400 | — | |||
| — à Gourmansi | 300 | — | |||
| — à Konkronsou | 400 | — | |||
| — à Kounchi | 400 | — | |||
| Nourriture à raison de 100 cauries par jour | 1000 | — | |||
| Dépenses, nourriture pendant le séjour de quelques jours à Kintampo | 1000 | cauries. | |||
| Frais de retour semblables à ceux de l’aller | 3000 | — | |||
| Total général | 7000 | cauries. | |||
Ce qui réduit son capital à 23000 cauries et porte les bénéfices réalisés pour 25 jours d’absence, de privations et 18 rudes journées de porteurs à 15000 cauries, c’est-à-dire 600 cauries par jour, soit 90 centimes environ[33]. Quand on doit encore se vêtir là-dessus, il faut compter qu’un porteur devra faire environ dix voyages pour arriver à gagner la valeur d’un captif, c’est-à-dire travailler un an comme une bête de somme. Ce simple calcul n’excuse-t-il pas un peu le noir, que nous accusons de se jeter si bénévolement dans les bras d’un marabout ou d’un aventurier qui entreprend une guerre ou part pour razzier des captifs[34].
J’ai constaté pendant toute la durée du trajet de Salaga à Kintampo que je n’ai pas rencontré un seul animal de transport marchant dans un sens ou dans l’autre ; mon étonnement ne fut que de courte durée cependant, car dès le quatrième jour, deux de mes ânes, sur quatre que je possédais, étaient morts à la peine. Les nombreux circuits, les endroits marécageux, les hautes herbes, le manque de mil, sont autant d’éléments qui transforment une étape de 20 kilomètres en terrain ordinaire en une étape de 30 kilomètres et font correspondre une étape de 25 kilomètres à une de 40 kilomètres. Dans ces conditions, l’âne, si robuste et si peu chargé soit-il, est forcé de succomber. De Salaga à Kintampo et de ce dernier point à Bitougou, les animaux de transport ne sont utilisés que pendant une très courte période, quand les herbes ont été brûlées, et que le sorgho vient d’être récolté, période qui correspond par cette latitude aux mois de février et mars ; plus tard, quand le sorgho manque, il ne faut plus songer à effectuer ce trajet avec des animaux, il ne reste plus que le porteur. En ayant fait moi-même l’expérience, j’organisai mes hommes en porteurs en achetant des bouakha à Kintampo, et, en supprimant malles et ballots, emballages inutiles, je réussis à faire répartir mes bagages de façon à n’avoir besoin d’aucune augmentation de personnel.
Un homme de Sâadou qui avait fait route avec nous de Salaga à Kintampo et qui parlait fort correctement le mandé consentit à m’accompagner à Bitougou moyennant une charge de sel que je lui achetai avant le départ, car il désirait la porter à Bitougou pour l’échanger là-bas contre des étoffes du Djimini. Je me procurai le sel et les cauries nécessaires à la route en vendant à Sâadou 2 mètres de tricotine et une pièce de calicot blanc, ce qui me procura pour 10000 cauries de sel et 20000 autres cauries. Ici encore, notre excellent calicot blanc, que j’ai payé 4 fr. 25 les 15 mètres à Paris, était enlevé sans marchander à 15 francs la pièce.
Lundi 26 novembre. — J’ai toujours constaté que je me mettais en route légèrement indisposé, mais la satisfaction d’ajouter un nouveau lambeau à mes itinéraires, de voir d’autres pays, d’autres gens, me rend promptement la vigueur et la santé. C’est toujours avec une vive satisfaction que je vois arriver le jour du départ.
En quittant Kintampo, qu’on se dirige soit sur Boualé, soit sur Bitougou, on prend une route commune au moins jusqu’à Takla, de là on a le loisir d’opter pour un des deux chemins qui mènent vers le Diaman (Gaman ou Bondoukou). Les renseignements obtenus à Kintampo n’étant pas suffisants, je me proposai, une fois rendu à Takla, de prendre de plus amples renseignements afin de me décider pour la route future.
Dès la sortie de Kintampo et quelques centaines de mètres seulement après avoir dépassé les quartiers mandé et ligouy, on commence à descendre le plateau et à s’enfoncer dans de petits chemins creux caillouteux qui mènent à une ravine dans laquelle on ne peut descendre à cheval qu’en faisant un circuit. Cette ravine et d’autres dépressions du sol sont l’origine de petites rivières qui se rendent vers le sud. Le cours d’eau dans lequel elle se jette a de 7 à 8 mètres de largeur. Son lit est peu profond et ses eaux roulent des cailloux et des grès assez gros. On n’atteint cette rivière qu’à 2 kilomètres de Takla, au moment où toute la nappe d’eau se précipite en cascade d’une hauteur de 30 mètres dans une ravine pleine de végétation. Cette chute, à peine éloignée d’une centaine de mètres du sentier, est splendide. On peut s’en approcher à cheval et la contempler à son aise. Actuellement, la nappe d’eau n’a guère que 30 centimètres de profondeur et la chute par elle-même n’a rien de grandiose ; les eaux tombent en cascade et le jet n’est pas direct ; mais en hivernage, quand les eaux abondent et qu’elles se précipitent d’une hauteur de 30 mètres dans cet abîme, le coup d’œil vaut la peine qu’on se dérange un peu de sa route.
Takla est une colonie ligouy (vei) qui est venue se fixer ici à la suite de la guerre livrée à ce peuple par Ardjoumani, chef du Bondoukou, et de la destruction de leur capitale Fougoula (en achanti, Banda). Les Ligouy habitaient le bassin de la rivière Tain[35] et l’avaient peuplé de villages fort prospères. Se sentant un peu en force, ils cherchèrent il y a quatre ans à s’affranchir des Ton (habitants du Gaman). Très intelligents, intrigants à l’excès, et par cela même peu loyaux dans leurs transactions, ils ont négligé de se concilier l’amitié des colonies mandé-dioula de Bitougou : naturellement celles-ci, au lieu de les seconder, se sont au contraire mises du parti des Ton, ce qui n’a pas peu contribué à achever la défaite des Ligouy ; aussi actuellement sont-ils dispersés un peu de tous côtés. Leurs principaux villages sont Takla, Soso et Tasalima. Les rapports semblent cependant se détendre, et j’appris à mon passage à Takla qu’Ardjoumani venait de les autoriser à revenir dans le Fougoula.
Takla est un village fort prospère. On y trouve des bœufs, beaucoup de moutons et des provisions à bon compte sur le petit marché. Ses habitants s’occupent activement du commerce du kola, et bon nombre de gens de Kong et de Boualé viennent y faire provision de ce produit, qu’ils trouvent à aussi bon compte qu’à Kintampo. Leur séjour ici étant moins onéreux que le séjour dans ce dernier marché, et la distance peu considérable, ils ont la facilité de s’y rendre aussi souvent que bon leur semble. Takla n’est éloigné de Kintampo que d’une dizaine de kilomètres.
Précisément à cause de leurs relations avec le pays des kolas, les Ligouy sont d’excellents informateurs pour le voyageur ; le tout est de les amener à jaser. L’un d’eux, lors de la guerre que leur fit Ardjoumani, fut envoyé par le chef de Fougoula en courrier rapide à Koumassi pour réclamer l’intervention des Achanti. Il quitta Fougoula (Banda) le matin et coucha le premier jour à Wonki, le deuxième à Akoumadai ; le troisième il quitta le chemin principal pour prendre un sentier plus à l’ouest et plus direct, il coucha à Finsou ; le quatrième à Baramani, et le cinquième jour entra à Koumassi.
A vol d’oiseau, Fougoula est à 200 kilomètres de Koumassi, mais avec les circuits et lacets que décrit le sentier on peut estimer la distance parcourue à 300 kilomètres, ce qui porte sa moyenne de marche à 60 kilomètres par jour. Auprès des Ligouy cet homme passe pour avoir fait quelque chose d’extraordinaire.
Je profitai de cette circonstance pour lui demander des renseignements sur le chemin qui relie Takla à Bitougou. Très direct, ce chemin, après avoir quitté Soso (colonie Ligouy), ne traverse que des ruines. Comme il n’est plus fréquenté, il se perd en mains endroits, et les hautes herbes sont un puissant obstacle pour la marche. Quant à la rivière Tain, son passage se fait sans difficulté, l’eau n’ayant que 1 m. 40 environ de profondeur. De toutes les raisons que le Ligouy me donna, je n’en vis qu’une de sérieuse, c’est celle des vivres ; il est en effet, à cause du poids, impossible de transporter des ignames pour cinq jours, et il n’y a pas d’autre nourriture dans le pays. Je dus donc renoncer à prendre ce chemin direct pour en choisir un autre qui traverse deux fois la Volta et qui fait un grand circuit vers le nord.
Chute d’eau de Takla.
Mardi 21 novembre. — Nous continuâmes à suivre pendant la moitié de l’étape la route de Boualé. Ce n’est qu’après avoir dépassé le petit village de Tintingansou qu’on laisse le chemin de Boualé à droite pour se diriger sur Mantiala, que l’on atteint deux heures après. Tintingansou et, du reste, presque tous les villages situés sur les parcours des Haoussa portent deux autres noms que leur ont octroyés les marchands de ce peuple ; ainsi Tintingansou porte aussi le nom de Bouka-Bouka et de Marraraba[36].
A Tintingansou on entre dans une région habitée par un peuple en partie tributaire des Ligouy, en partie libre et obéissant au chef de Longoro, gros village situé un peu au nord de Tintingansou et non loin du fleuve. Ce peuple, sur lequel je reviendrai un peu plus loin, est nommé Diammou et Diammoura par les Mandé, Laffateré par les Haoussa et Pantara par les Gondja.
Mantiala[37] est un gros village possédant un troupeau de bœufs, quelques moutons et chèvres. Le chef, nommé Adama, est un frère du chef de Longoro. En arrivant, j’allai lui rendre visite. Je le trouvai en nombreuse compagnie, occupé à vider quelques bouteilles de gin. Dans la soirée, après s’être remis un peu de son ivresse, il vint m’apporter quelques ignames et une tranche de poisson frais ; il me recommanda de ne pas laisser approcher mes chevaux du bosquet de soulabatando, splendide groupe d’arbres à tabatières, leur présence en ce lieu devant attirer les plus grands malheurs sur son village.
Mercredi 28 novembre. — De Mantiala à la Volta il n’y a que 8 kilomètres. Défoncé en hivernage, ce chemin est très praticable à cette époque ; le seul obstacle que l’on rencontre est la rivière de Takla, que l’on coupe à 1 kilomètre avant d’atteindre Gouéré, le village des passeurs. Cette rivière a 8 mètres de largeur et 1 m. 20 d’eau. On la passe sur un tronc d’arbre jeté en travers de la rivière. Une liane courant d’une rive à l’autre sert de garde-fou. Les porteurs, de crainte de faire un faux pas sur ce pont improvisé, jugent prudent de se déshabiller et de traverser la rivière à gué.
Au village de Gouéré[38] je fus fort bien reçu. Le chef des passeurs m’offrit de suite son amitié, et sur ma demande il se mit aussitôt en devoir de s’acheminer vers le fleuve, qui coule à environ 1 kilomètre et demi dans le nord.
Arrivés à la Volta, nous y trouvâmes sur les deux rives une quinzaine de personnes attendant depuis plus de vingt-quatre heures que les passeurs voulussent bien les faire traverser ; aussi ce n’est pas sans une certaine satisfaction qu’ils me virent arriver au fleuve accompagné des piroguiers. La Volta, à cet endroit, vient du sud-ouest et prend à une centaine de mètres du lieu de passage une direction presque nord. Ses rives sont peu boisées en cet endroit et son lit est profondément encaissé ; elle a baissé déjà de 15 mètres, mais elle est loin d’être guéable : avec de longues perches on n’atteint pas encore le fond. J’estime sa largeur à environ 220 mètres, et d’après mes calculs l’altitude au sommet des berges doit être de 200 mètres.
Boukary, mon domestique cuisinier, ayant coupé le cou à un poulet sur cette rive, le chef des passeurs fut sur le point de refuser de nous traverser, sous prétexte que dans ces circonstances cela portait malheur. Mon guide, sur mes instances, expliqua à ce brave homme que « si, pour les noirs du pays, un pareil acte était téméraire, il n’en était pas de même chez les blancs : eux, au contraire, tuaient toujours un poulet avant de passer les fleuves ». Ce naïf mensonge persuada les passeurs ; l’opération eut lieu de suite et sans incidents. Les droits de passage pour mon personnel s’élevèrent à 3500 cauries.
Sur la rive gauche je rencontrai des connaissances de Bobo-Dioulasou venant de Boualé par Fougoulabanancoro et Tasalima ; ils me donnèrent des nouvelles de quelques gens de Dasoulami et m’apprirent que Samory avait, au commencement de l’hivernage, levé le siège de Sikasso, que Tiéba n’avait pas jugé à propos de le poursuivre, mais s’était contenté de brûler les neuf diassa qui restaient debout.
Les terrains de la rive gauche du fleuve, bien moins élevés que ceux de la rive droite, sont encore en partie inondés, et pendant 3 kilomètres sur 5 qui séparent le fleuve de Bampé, on chemine dans des terrains fangeux. Bampé, où l’on fait étape, est un tout petit village comptant une cinquantaine d’habitants ; on trouve cependant à s’y procurer quelques ignames.
Je rencontrai dans ce village deux jeunes gens de Kong : ils m’apprirent qu’ils avaient vu à Bitougou un de mes compatriotes venant de Krinjabo qui me réclamait par tous les échos. Arrivé depuis longtemps, il était décidé à se rendre jusqu’à Kong s’il ne recevait pas de mes nouvelles d’ici quelque temps.
Jeudi 29 novembre. — De Bampé à Tasalima c’est une longue et monotone étape ; on chemine dans des terrains pauvres agrémentés d’une chétive végétation. Un petit village sur la route nommé Dakourbé est sur pied au moment de mon passage. Les vieux me prient de descendre de cheval, m’offrent de l’eau et un peu de tabac. Ces gens et en particulier tous les Diammou m’ont paru bien affables : un peu effarouchés à mon approche, ils s’apprivoisent très rapidement, la terreur des femmes se change bientôt en curiosité, et toute cette population vient se grouper autour de moi pour m’examiner. Comme beaucoup d’entre eux parlent le mandé, ils ne se privent pas de me questionner sur les nombreux pays que j’ai traversés et sur la future route que je compte suivre.
Vers midi nous atteignons Tasalima ou Soukoura (« village neuf »), créé depuis à peine quatre ans par les Ligouy de Fougoula. Ce village se distingue par sa propreté et la disposition de ses coquettes cases rectangulaires formant des rues qui aboutissent à une grande place de 200 mètres de côté où l’on a eu soin de planter deux rangées de jeunes doubalé (ficus banian). Un groupe de Ligouy que j’abordai sous un hangar me conduisit, sur ma demande, chez le chef du village. Ce vieillard, après m’avoir offert à boire et interviewé comme il est de coutume dans ces pays, mit à ma disposition tout un corps de bâtiment pour m’abriter avec mon personnel. L’habitation de ce brave homme est presque une caserne ; il y a chez lui de quoi loger 200 à 300 personnes sans être gêné. Après avoir goûté d’un léger repos, je reçus de nombreuses visites. Ces gens me racontèrent qu’après avoir évacué Fougoula (Banda), détruit par Ardjoumani, tandis qu’une partie des leurs allaient s’établir à Kintampo, Takla et Soso, eux, sous la conduite d’un vieil imam, vinrent faire choix de cet emplacement et y créer le village. C’est pourquoi encore aujourd’hui les Haoussa nomment Tasalima : Guidda l’Imamy (« village de l’imam »).
Les Ligouy de Tasalima ont pour diammou Bamba ; ils savent qu’ils font partie du groupe mandé veï, et les vieux m’ont dit qu’ils venaient de l’ouest. Beaucoup des leurs habitaient, disent-ils, non loin de la mer, bien loin derrière le Ouorodougou — ce sont probablement les Veï du cap Sestos de la république de Liberia, ceux dont Kœlle[39] et Norris ont étudié la langue et le système d’écriture.
Ce village, si de nouvelles guerres ne surviennent pas, est appelé à un avenir qui peut devenir brillant. Admirablement situé dans le triangle Boualé-Bitougou-Kintampo, à la porte de l’Achanti qui produit le kola, les Ligouy, très remuants, pourront facilement attirer à eux une partie du commerce qui se fait dans ces trois localités. Actuellement déjà le village a un air de prospérité ; ses habitants sont aussi proprement et luxueusement vêtus que les gens de Kong : ils possèdent même une dizaine de chevaux, ce qui, pour un village soudanien, surtout dans cette région, est un signe d’aisance manifeste. Ce sont les gens de Tasalima qui accaparent une bonne partie de l’or tiré des environs de Ouosipé et de Sanoudinkara (États de Boualé).
Vendredi 30 novembre. — L’étape d’aujourd’hui est des plus intéressantes. Dès la sortie de Tasalima on commence à s’élever et à franchir la croupe qui termine un soulèvement de 500 mètres d’altitude orienté assez sensiblement nord-sud ; puis on franchit un large col très aplati dans lequel prennent naissance deux jolis petits cours d’eau aux rives ornées de palmiers ban. De l’autre côté de ces ruisseaux, sur la base d’un autre soulèvement, s’élève Diamma, gros village de 500 à 600 habitants, tous Diammou. Le chemin s’engage ensuite dans une large vallée bornée par deux soulèvements en forme de pâtés allongés orientés sud-ouest-nord-ouest. Le sentier, au lieu de suivre le thalweg, se rapproche au contraire de la montagne de Diamma (800 m.) et enserre fortement la base. Ce soulèvement, à pentes assez raides, est bien boisé et semble s’être peu désagrégé, car on ne rencontre que peu d’éboulis. Cette vallée est entièrement défrichée. Les cultures sont bien entretenues et consistent surtout en manioc, petit mil et cotonnières appartenant tant aux gens de Diamma qu’à ceux des petits villages de Loubié et de Kourmboé, qui se trouvent vers l’extrémité du vallon, près du fleuve.
C’est à Kourmboé que se trouvent les passeurs. Dès mon arrivée dans le village je leur manifestai le désir de traverser le fleuve dans la journée même, car je savais par expérience combien il est difficile de les décider à se lever de bon matin. Ces gens étant pour la plupart sous l’influence du gin, je résolus de camper dans le village en attendant que leur ivresse se dissipât un peu. Comme de l’autre côté du fleuve on ne rencontre pas de village pendant 50 kilomètres, je fis des provisions en vivres pour quarante-huit heures et me procurai les cauries nécessaires au prix de passage en vendant une dizaine de chaînettes en cuivre qui furent enlevées en un clin d’œil. Je crus aussi opportun de faire un petit cadeau en calicot à un vieillard qui semblait jouir de quelque autorité dans ce village, ce qui me valut la promesse de me faire transborder sur l’autre rive de la Volta dans l’après-midi. Vers trois heures en effet ce brave homme mit deux captifs et deux pagayes à ma disposition et je m’acheminai vers le fleuve. Comme sur l’autre rive deux jours auparavant, une quinzaine de malheureux venant de Bitougou étaient campés depuis plus de vingt-quatre heures, attendant en vain que les passeurs voulussent bien les transborder.
Pendant que peu à peu l’unique pirogue calfatée en terre de toutes parts effectuait le transbordement de mes bagages et de mes hommes, je procédai à une reconnaissance sommaire du fleuve.
La Volta Noire, que j’ai traversée en sortant du Dafina pour entrer dans le Gourounsi (entre Boromo et Baporo), et qui déjà à cet endroit coule du nord au sud en séparant le Lobi du Gourounsi et Bouna de Boualé, vient se heurter près de Kourmboé à un épais massif de grès et de granit qui lui barre le passage et la force à quitter la direction nord-sud pour prendre une direction presque ouest-est. En aval du point de passage, elle vient une seconde fois se heurter à un pâté montagneux qu’elle n’a pu entamer, mais dont elle a fortement érodé la base tout en prenant pendant 2 kilomètres une direction sud-nord jusqu’à ce qu’elle atteigne la base du soulèvement de Diamma. Là, le fleuve s’engage dans le défilé formé par ces deux montagnes, entre lesquelles il s’est creusé un lit étroit et profond, n’ayant pas plus de 40 à 50 mètres de largeur ; mais dès qu’il a pu se dégager, il s’épanouit dans la plaine de Dakourbé-Bampé et il reprend sa largeur normale, qui est de 150 à 200 mètres, comme nous l’avons vu à Gouroué deux jours avant.
Au point de passage des pirogues la profondeur du fleuve doit être considérable. Cet énorme volume d’eau, resserré dans un lit de 60 mètres de largeur à peine, n’a baissé encore que de 1 m. 50 à 2 mètres, et le passage à gué en cet endroit ne peut s’effectuer que vers le mois d’avril seulement, à la grande satisfaction des gens de Kourmboé, qui ont ainsi un beau revenu d’assuré pendant presque toute l’année.
A ce propos j’ajouterai que les Dioumma, ou Diammou[40], comme ils se dénomment eux-mêmes, ne m’ont pas paru aussi sauvages qu’on me les avait dépeints avant que j’eusse fait connaissance avec eux. A part les chefs, qui malheureusement s’adonnent au gin avec passion, le reste de la population m’a semblé se livrer avec soin aux cultures. Dans les quelques villages où j’ai été en contact avec eux, je les ai trouvés plutôt affables et soumis qu’enclins au mal et sauvages comme les Gourounga. Je ne suis pourtant pas éloigné de leur assigner une parenté avec ce dernier peuple et en particulier avec les Youlsi ou Tiollé, qui, comme eux, ne sont pas tatoués. D’une taille élevée comme ces derniers, je leur ai trouvé comme type une certaine ressemblance avec quelques adultes que j’ai bien observés à Mantiala (Gari Adama) et qui m’ont particulièrement frappé. Le village que je viens de citer est disposé par groupes de cases comme les villages youlsi, et les cases elles-mêmes sont semblables aux habitations que j’ai vues partout lors de mon passage chez les Gourounga : formes extérieures, dispositions intérieures, tout est pareil. Dans les autres villages on rencontre bien par-ci par-là une habitation de ce genre, mais le toit plat en terre est remplacé par un toit en chaume, et toutes les autres cases sont construites sur le type de celles des Ligouy, leurs suzerains. Ceux-ci affirment que les Diammou sont apparentés aux Achanti, et donnent comme seule raison qu’outre leur langue propre ils comprennent tous l’achanti. Pour moi, ce n’est pas une raison suffisante : ces gens-là, captifs des Achanti pendant peut-être plusieurs siècles, ont naturellement appris cette langue, dont ils ne font du reste usage qu’en parlant aux étrangers.
La même manière de construire les cases n’est pas une raison suffisante pour apparenter deux peuples. Des gens de même origine habitant des pays différents, sous d’autres latitudes, ayant d’autres matériaux à leur disposition, peuvent très bien adopter la manière de construire des aborigènes ou des voisins. Les Arabes vivent aussi bien dans des gourbis, sous la tente et dans des habitations en terre ou en pierres. Les Wolof, dans le Cayor, optent pour la case en paille, ceux qui deviennent traitants se construisent des habitations plus confortables en terre, et à Dakar et à Saint-Louis même, beaucoup habitent des cases en planches.
Mon avis a toujours été que les Gourounga viennent du sud. J’ai trouvé chez eux, à une latitude où les autres ne les cultivent plus depuis longtemps, l’igname d’une part et le finsan de l’autre. La population du Gourounsi est tout à fait hétérogène, parlant des dialectes et peut-être même des langues diverses. Quantité de fractions, entre elles, ne se comprennent pas du tout. Il est du reste intéressant d’observer que tous les peuples qui constituent ce que les noirs appellent le Gourounsi sont disposés en bandes étroites parallèles entre elles et orientées sensiblement nord-sud, ce qui ferait supposer que ces peuples ont remonté les vallées de la Volta noire, rouge et blanche, et se sont établis sur une rive ou sur l’autre et le long de ses affluents.
Dire que les Diammou ou Dioumma peuvent être ethnographiquement rapprochés des Achanti ne peut se soutenir un seul instant. Les Achanti, tels que je les ai vus partout dans cette région, sont d’une taille plutôt petite que moyenne, avec de grands yeux sortant de l’orbite et une tête peu volumineuse, tandis que le peuple dont il s’agit est d’une forte taille, bien charpenté et musclé ; on ne voit pas chez eux de membres grêles, ils sont tous de robustes et vigoureux gaillards.
Dès à présent et sans attendre que de nouveaux explorateurs fassent plus ample connaissance avec les Dioumma, étudient leur langue et leurs mœurs à fond, je pense que ce n’est pas se hasarder que de nier tout lien de parenté entre eux et les Achanti.
Samedi 1er décembre. — Désireux de relever les principaux sommets du massif montagneux dans lequel j’allais cheminer, je ne me mis en route que lorsque le soleil fut déjà assez haut sur l’horizon pour dissiper la brume épaisse qui couvrait la campagne. Malgré le sacrifice que je m’imposais de faire toute l’étape en plein soleil, je fus mal servi, car non seulement pendant la matinée mais encore pendant le reste de la journée les sommets restèrent noyés dans les nuages, de sorte qu’il me fut impossible de me livrer à un travail sérieux ce jour-là.
Aussitôt après avoir dépassé l’ancien emplacement d’un village, la direction générale paraît être un pic que l’on aperçoit assez distinctement dans le sud-ouest, mais qui, au fur et à mesure que l’on s’en approche, semble se dédoubler, et bientôt ce que l’on prenait pour un bonnet de police n’est plus que l’extrémité d’un soulèvement en forme de pâté, de l’altitude de 1000 mètres environ.
Au pied du pic coule une petite rivière aux berges fortement érodées. Le sous-sol, que j’ai examiné en plusieurs endroits en cheminant dans son lit, est constitué de calcaire marneux et d’argile schisteuse. Sur sa rive droite se trouvent une dizaine de gourbis : ce lieu sert de campement.
Le massif, dont on longe la base pendant 6 kilomètres, est tantôt à parois verticales, tantôt à pente assez douce pour en permettre l’ascension : une végétation très dense mais rabougrie couvre son flanc, duquel se sont détachés de nombreux blocs de granit gris veiné de blanc qui gisent épars de-ci de-là et qui forcent le sentier à faire quantité de détours. Auprès d’une des nombreuses sources, dont quelques-unes sont ferrugineuses, la présence de quelques bombax marque encore l’ancien emplacement d’un autre village qui paraissait plus grand que celui traversé précédemment.
Vers son extrémité sud, le massif semble s’être affaissé et écroulé. On gravit des croupes et des monticules placés en désordre dont les strates de grès, disposées sous un angle de 45 degrés, prouvent suffisamment qu’ils proviennent du massif même et ne constituent pas, comme on pourrait le supposer de prime abord, de boursouflures distinctes.
Dans ce chaos et à mi-côte se trouve, près d’un petit ruisseau, un autre groupe de gourbis, campement peu fréquenté à cause de son exiguïté et de l’éloignement du bois. Ce n’est que 3 kilomètres au delà, près d’un joli petit ruisseau bordé de bambous et à quelques centaines de mètres d’une ruine, que se trouve le campement habituel des gens qui font le trajet entre Bitougou et Kintampo. A cet endroit il y a une trentaine de gourbis, un mortier pour écraser les ignames et deux marmites qui permettent de faire cuire les aliments. Comme il était près de deux heures de l’après-midi, je me décidai à m’y arrêter, quoique n’ayant pas parcouru la moitié de la distance qui sépare la Volta de Tambi, premier village Pakhalla, que l’on rencontre en marchant vers Bitougou.
Dimanche 2 décembre. — Comme je n’avais pas fait assez de chemin la veille, ce fut une longue et pénible étape. En quittant le campement, on gravit quelques petits mamelons qui se rattachent à la chaîne de droite. Du point culminant de l’un d’eux, le guide me fait voir dans le sud-est un petit massif mamelonné au pied duquel se trouvent les ruines de Fougoula (Banda, en achanti), ex-capitale des Ligouy. De ces hauteurs sortent quantité de ruisseaux, tous affluents de gauche de la rivière Tain ; les uns sont sans eau, les autres bordés d’une belle lisière de palmiers ban (Raphia vinifera) et de palmiers épineux à petites dattes, des marais salés (Phœnix spinosa). A proximité des ruisseaux qui ont de l’eau, on distingue l’emplacement de villages dont il ne reste comme trace que les bombax et les baobabs. Les Haoussa qui voyagent sur cette route y ont construit quelques gourbis servant de campements.
Cette région n’est pas très giboyeuse ; j’ai cependant vu des antilopes, des bandes de cynocéphales et entendu les appels de poules de rocher, mais sans avoir l’occasion de tirer aucun de ces animaux. La végétation n’est plus celle que l’on rencontre de Konkronsou à Kintampo. La rivière de Takla sert de limite nord à ce que l’on peut appeler la végétation dense ; au delà, c’est la triste flore du Dagomba et des environs de Salaga.
L’absence totale de cultures et le groupe des banans de Tambi que l’on aperçoit de fort loin font paraître l’étape d’une longueur atroce. Ce n’est que vers deux heures que nous rencontrons les premiers chemins conduisant dans les lougans, ce qui donne quelque courage à mes porteurs, en route depuis quatre heures du matin.
Tambi se compose de trois groupes de cases qui s’élèvent sur un vaste plateau à peu près dénudé sur lequel poussent quelques groupes de beaux bombax et de baobabs. Ce village est habité par des Pakhalla, qui semblent vivre dans une certaine aisance : ils possèdent un beau troupeau de bœufs, des moutons et des chèvres. Nous trouvons à acheter des poulets et des ignames à un prix raisonnable. Le tabac à fumer d’assez bonne qualité s’obtient les 300 grammes pour 100 cauries.
Les gens du village, dont beaucoup parlent le mandé, sont affables et prévenants. Comme j’étais désireux de camper près du chemin à suivre le lendemain, on me fit préparer une case bien propre à proximité, et l’on ne voulut pas tolérer que je campasse sous l’arbre dont j’avais fait choix.
Lundi 3 décembre. — Un chemin bien entretenu et débroussaillé mène de Tambi à Sorobango ; il traverse un grand village nommé Bounou, puis un second, ne comprenant que trois ou quatre familles, nommé Pankouloudougou. Les cinq petits ruisseaux que l’on traverse se rendent à la rivière Tain.
Campement dans la brousse.
Sorobango est situé, comme Tambi, sur un plateau inculte ; à part les magnifiques banans du village, rien n’y pousse, si ce n’est une herbe courte et mince toute desséchée par le soleil. C’est pourtant cet endroit qui sert de lieu de pâture au troupeau de Sorobango, que j’évalue à 400 têtes de bétail.
Ces bœufs, de même race que ceux du Follona, se distinguent par leur sobriété. Ici personne ne s’en occupe ; les animaux ne sont ni conduits en pâture ni menés à l’abreuvoir ; le soir ils viennent se parquer sur les places du village et dans les carrefours ; on en trouve partout. Les chèvres aussi sont nombreuses.
Dans le village, dont j’évalue la population à 800 ou 1000 habitants, il règne une certaine animation, occasionnée par le passage de gens se rendant à Bouna, Boualé ou Kintampo. Au centre, sur une place qui sert aussi de marché, s’élève une mosquée bien crépie en terre blanchâtre, dont les minarets sont surmontés de deux grands flambeaux en verre argenté ; extérieurement et intérieurement elle est exactement semblable à la mosquée de Lokhognilé (route de Léra à Kong).
Mosquée de Sorobango.
Derrière l’habitation de mon hôte il y a un splendide cocotier chargé de fruits, dont les habitants ignorent l’emploi. Rapporté de la côte, ce coco, planté dans les ordures, a poussé sans soins. Personne ne songe à en planter d’autres. Les habitants que j’ai interrogés m’ont dit qu’ils vendaient le coco scié en deux aux gens qui s’occupent de la vente de la poudre et qui s’en servent comme mesure : c’est tout ce que les noirs savent tirer de cet arbre précieux !
On appelle ici le coco : nasara-tin (palmier des chrétiens).
Mon personnel étant devenu presque insuffisant par la perte de mes ânes, je n’ai pu durant la route détacher personne pour prévenir le compatriote de Bitougou de ma prochaine arrivée. Ayant trouvé des gens complaisants à Sorobango, je priai mon hôte de me donner un courrier pour porter un petit mot à Bondoukou afin d’annoncer mon arrivée. Le jeune homme revint dans la nuit et m’informa que l’Européen qui me réclamait était parti il y avait cinq jours pour se rendre à Amenvi y saluer Ardjoumani, le souverain du Diamman ; que Sitafa, l’hôte de mon compatriote, avait de suite mis un homme en route pour Amenvi afin de prévenir de mon arrivée.
Une rue de Bondoukou.
Mardi 4 décembre. — De bonne heure tout mon personnel est debout et l’on ne se fait pas prier pour se mettre en route. Nous allons enfin entrer dans un centre où mes noirs pourront exercer leur verve ; il y a si longtemps qu’ils n’ont pas trouvé l’occasion de parler leur langue, le mandé-dioula, et tout le long de la route on n’entend que « Mokho ta lon, fo sonkourou soro la Gottogo », ce qui équivaut à « Qui sait ! peut-être trouverons-nous quelque bonne amie à Bondoukou ».
Kanguélé ou Kangara, gros village que nous traversons, est sur pied pour me voir passer ; il en est de même à Soumbala, petit village sur les bords du Tain, qui n’est encore ici qu’un méchant ruisseau.
A Bitougou, où mon arrivée a été annoncée par le jeune homme de Sorobango, les gens me font cortège. « C’est le frère aîné du blanc qui est parti pour Amenvi. Conduisons-le chez Sitafa, qui était le diatigué de son frère. »
Quelques heures seulement après mon arrivée chez Sitafa, je fus violemment secoué par un accès bilieux qui me força de garder la chambre pendant toute une semaine.
Je reçus de nombreuses visites de gens de Kong, qui me donnèrent un peu des nouvelles de toutes les personnes que j’y connais ; un captif de Diarawary arrivé le même jour que moi m’annonça qu’il avait croisé l’Européen à Panamvi (route de Kong). Le lendemain, le courrier de Sitafa revenait d’Amenvi et me confirmait le départ de M. Treich-Laplène[41] pour Kong. Je me décidai donc à envoyer un courrier à M. Treich-Laplène pour lui annoncer mon prochain départ pour Kong, bien résolu, malgré mon état de santé précaire, à me mettre en route dès que mes forces me le permettraient. M. Treich-Laplène était arrivé à Bondoukou dès le commencement de septembre ; les gens auxquels il s’était adressé pour avoir de mes nouvelles, et entre autres Sitafa mon hôte, ont été d’une coupable négligence dans cette occasion. Mon arrivée dans le Mossi annoncée à Kong, la nouvelle s’était vite colportée et les gens de Bondoukou savaient tous que j’étais dans ce pays. Il suffisait d’informer mon compatriote qu’en venant du Mossi on débouche soit à Boualé, soit à Salaga, pour qu’il envoyât de suite un courrier dans ces deux directions ; mais ces gens-là sont apathiques au dernier degré, et quand ils se sont reposés sur la volonté divine par le fameux « in chi allaho », tout est dit, il est inutile de prendre aucune mesure. N’obtenant pas de renseignements, M. Treich s’est dirigé de suite sur Kong afin de récolter de plus amples détails sur la route que je suivais. C’était le plus sage parti à prendre. Le jour de mon entrée à Bondoukou, M. Treich était à Panamvi, attendant ses guides, qui devaient le rallier à ce point.
Au fur et à mesure que les forces me revenaient, je faisais quelques petites promenades vers le marché et dans l’intérieur de la petite ville, car chez Sitafa, dont l’habitation est tout à fait située dans le sud et sur la lisière de la forêt, on est un peu isolé et il est difficile de se rendre compte exactement du mouvement commercial de Bondoukou.
CHAPITRE XIII
Les divers noms du Bondoukou. — Son histoire. — Description de la cité. — Le marché. — Insalubrité de l’eau. — Des diverses sauces. — De l’or, du mitkal et de ses subdivisions. — Articles d’importation et d’exportation. — Départ pour Amenvi. — Les États d’Ardjoumani. — Un village où l’élément féminin domine. — Arrivée à Amenvi. — Une audience d’Ardjoumani. — Bizarre moyen de locomotion employé par les chefs agni. — Ethnographie. — Costumes. — Habitations. — Coutumes. — Départ pour Kong. — Beauté de la végétation. — Arrivée à Panamvi. — Rencontre avec des gens de connaissance de Kong. — Arrivée sur les bords du Comoë. — Encore un village où il n’y a que des femmes. — 1er janvier 1889. — Des singes. — Mines d’or de Samata. — Koniéné et Kolon. — Retour à Kong. — Rencontre avec Treich-Laplène. — Visites à mes amis. — Nous signons un traité. — Envoi de courriers. — Nouvelles d’un courrier parti à ma recherche. — Adieux de la population. — Visite de l’almamy. — Recherches ethnographiques. — Entrée dans le Djimini. — Départ de Diawé.
Les Achanti, les Ton et les Pakhalla appellent les territoires soumis à Ardjoumani : Gaman ou Diamman, les Mandé les nomment Bottogo ou Gottogo, et les Haoussa et gens de Salaga : Bitougou.
Bondoukou ou Bitougou est plus ancienne que Djenné : sa fondation est antérieure à 1043. D’après Ahmed Baba, qui la désigne sous le nom de Bitou, c’est en faisant le commerce du sel de Téghasa et de l’or de Bitou que Djenné s’est enrichie. Il suffit, du reste, de se promener dans Bondoukou pour acquérir la certitude qu’on est en présence d’une des plus vieilles cités soudaniennes : les cendres, détritus et ordures atteignent plusieurs mètres d’épaisseur. C’est en vain qu’on chercherait des terres servant à la confection des briquettes pour faire les cases ; aussi les habitants extrayent la terre nécessaire aux cases à plusieurs centaines de mètres de l’emplacement actuel de la petite ville, ce qui est excessivement loin, lorsqu’on songe que le noir est de son naturel très fainéant. D’autres indices, tels que des ruines qui s’étendent assez loin, prouvent que le village était jadis très grand ou qu’il s’est plusieurs fois déplacé.
Actuellement, la plupart de ses habitations menacent ruine ; on trouve un peu partout des pans de murs écroulés et des rues passant sur l’ancien emplacement de lieux habités dont il reste des piliers et des poutres formant portiques.
Dans quelques ruines, j’ai vu un ou deux orangers, dont j’ai réussi à me procurer quelques fruits. Ces arbres, non soignés, sont redevenus sauvages, et leurs fruits ressemblent plutôt, comme goût, au citron qu’à l’orange d’Algérie.
Les quartiers du centre, dans le voisinage du grand marché, sont habités par des Mandé d’origines diverses, mais venant principalement de Kong, de Bouna et de Boualé ; ceux du nord sont occupés par les Marraba (Haoussa), qui s’occupent de la teinture à l’indigo ; et ceux de l’est, par les Pakhalla et quelques Ton.
Les quartiers mandé portent, pour les distinguer les uns des autres, les noms du kémokhoba (notable qui y exerce quelque autorité). On peut donc ajouter au quartier des Haoussa celui des Pakhalla, et ceux des Mandé Kamakhaté, Timité, Ouattara, Diabakhaté.
A part l’habitation de Sitafa Ouattara, mon hôte, et deux ou trois autres, ainsi que la mosquée neuve, Bondoukou n’est qu’un amas de masures. Les deux mosquées sont construites sur le style de celles de Kong et de Lokhognilé que j’ai déjà décrites ; seule l’habitation de Sitafa mérite une mention. Bâtie en terre dans le style des habitations arabes d’El-Arouan (voir Lenz et Caillié) et comprenant une cour unique sur laquelle donnent les ouvertures de toutes les chambres, cette habitation, bien crépie en terre blanchâtre, surmontée d’un couronnement dentelé, avec un minuscule minaret à chaque coin, fait très bon effet. Malheureusement, la population qui grouille là dedans laisse à désirer sous le rapport de la propreté : si l’extérieur est engageant, l’intérieur de quelques chambres ne répond pas au luxe et à la propreté que l’on s’attend à y trouver.
La population de Bondoukou s’élève à environ 2500 à 3000 habitants. L’autorité n’y est pas exercée par un chef de village, comme à Kong ; chaque quartier reconnaît l’autorité du plus ancien notable. Il y a en outre un chef religieux, l’imam, vénérable vieillard qui tranche les différends sérieux entre musulmans, et un chef de village pour les Pakhalla, que l’on désigne sous le nom de bambara massa (roi des infidèles).
Quoique à Bondoukou il y ait un grand marché et plusieurs petits, les ressources en vivres ne sont pas grandes ; on peut cependant s’y procurer tous les jours du bœuf à un prix élevé, des papayes et quelquefois des bananes ; les ignames et la farine de maïs se vendent assez cher pour que les étrangers, comme à Salaga et Kintampo, soient forcés de faire leurs provisions dans les villages des environs. Quant à se procurer des poulets, pintades, du sorgho ou du petit mil, il ne faut pas y songer. Ce défaut de ressources rend le séjour peu agréable pour l’Européen.
Mais ce qu’il y a surtout de mauvais, c’est l’eau ; son absorption même modérée occasionne des coliques et de fortes diarrhées aux étrangers ; elle est tirée du ruisseau qui coule à l’ouest et au sud de Bondoukou et qui est bordé d’une végétation très dense, parmi laquelle j’ai remarqué le talli.
Cet arbre a le tronc assez lisse et blanchâtre, et une feuille semblable au netté. Il empoisonne les cours d’eau quand ses racines y baignent ou que ses feuilles ou fleurs y séjournent quelque temps. Il croît à peu près sous toutes les latitudes et est bien connu par la plupart des peuples noirs, qui emploient son écorce pilée, mélangée à de la farine de mil, comme mort-aux-rats.
Habitation de Sitafa (vue extérieure.)
L’emploi du filtre est sans effet contre ce poison. Les habitants, pour combattre les coliques et les malaises occasionnés par l’eau, emploient dans leurs sauces de to des baies très amères cueillies sur un arbre nommé damsa ou gamsa. On en fait un usage constant ; on voit quantité de ces fruits sur les petits et le grand marché, et les ménagères ont soin d’en mettre dans tous leurs plats.
En fait de condiments et de sauces, on emploie aussi le ndatou, fait avec de la graine de chanvre, ou encore avec de l’oseille. Cette sauce, conservée, est surtout employée dans le Kaarta et le Bakhounou. Je l’appréciais beaucoup, et partout où j’en ai trouvé j’en faisais usage de préférence à toute autre.
On fait aussi du banantou, sauce fabriquée avec des graines de bombax. On l’emploie surtout dans le Mampoursi, le Dagomba et le Gondja. Dans beaucoup de régions on prétend que son emploi journalier prédispose à la surdité, mais je ne puis rien affirmer à cet égard ; j’en ai mangé pendant des mois en m’en trouvant très bien.
Enfin le siradinn tou ou kondoro, fabriqué avec les graines de baobab. Employée à Kong quelquefois, cette sauce n’est nulle part bien appréciée ; on n’en fait usage qu’en cas de disette, et surtout chez les Bambara du Kaarta.
Dans le Mossi et en général dans la plupart des pays que j’ai visités, on se fait aussi un régal des sauces préparées à l’aide de chenilles séchées. Ces chenilles, qui sont vertes, ne se nourrissent que de la feuille de cé : c’est pourquoi on les nomme cé tombo. J’ai plusieurs fois, par curiosité, goûté à ces sauces en mangeant mon to traditionnel : je n’ai trouvé cela ni bon ni mauvais, probablement parce que la ménagère qui m’a préparé mon plat a été très parcimonieuse. Du reste, les chenilles sont au préalable réduites en poudre, de sorte qu’on peut en manger sans s’en apercevoir. Ce que je puis affirmer, c’est que je n’ai nullement partagé l’enthousiasme de nos amphitryons.
Si le marché est sans importance, il n’en est pas de même du commerce qui se fait dans l’intérieur des cases.
Ayant déjà longuement parlé, aux chapitres Kong, Salaga, Kintampo, du commerce qui se faisait entre ces marchés et Bondoukou pour le sel, le kola, les étoffes indigènes de Kong, du Djimini, de Boualé, et des captifs d’origine gourounga, je pense pouvoir passer sous silence la revue de ces articles pour arriver au commerce de l’or et des objets d’Europe, chapitre beaucoup plus intéressant pour nous. Bondoukou peut sans contredit prendre le titre d’entrepôt d’articles d’Europe, et sous ce rapport il a une importance beaucoup plus grande que tous les marchés que j’ai visités jusqu’à présent, ces derniers, y compris Kong et à l’exception de Salaga, tirant leurs articles d’Europe de Bondoukou. Mais, avant de parler des objets manufacturés, je crois utile de dire quelques mots sur l’or ; cela me permettra de fixer le prix avec ce métal précieux qui sert ici presque exclusivement comme payement des marchandises d’Europe.
Comme nous l’apprend Ahmed Baba dans son Tarich es-Soudan, Bitou (Bondoukou) était déjà renommé au XIe siècle pour son commerce de l’or. Actuellement encore on y trouve beaucoup ce métal. Il m’en coûte certainement d’employer la phrase vague qui précède et il serait préférable de pouvoir fixer un chiffre. Malheureusement il m’est impossible d’évaluer ce mouvement, et je crains de me tromper et d’induire en erreur. Je puis cependant affirmer que toute personne à Bondoukou possède au moins une balance à or avec ses birita (poids) et qu’il ne s’est pas passé un jour où je n’aie vu faire des payements en or, soit chez mon diatigué, soit dans la première case venue et même dans la rue.
Habitation de Sitafa (vue intérieure).
A Bondoukou, le mitkal a quantité de subdivisions, et le plus petit payement qui peut se faire en or est de 150 cauries ou 0 fr. 225[42]. Pour peser cette quantité, on se sert d’une petite graine rouge corail qui porte une tache noire. L’arbuste qui produit cette graine donne une liane après laquelle poussent des grappes de cosses renfermant les graines. Il est très répandu en Casamance, et les Diola s’en servent pour orner leurs casques de guerre. On nomme ce poids damma.
2 damma valent une graine de bombax, banan-kili = 300 cauries.
4 banan ou banan-nani se nomment diappa-kili = 1200 cauries.
Le diappa est un terme peu usité. On se sert plus volontiers de l’expression banan-nani, et l’on est convenu de compter en banan jusqu’à 8 banan, ce qui se nomme banan-ségui ou safan-kili.
Le safan-kili ou 1 safan est exactement le tiers du mitkal et vaut 2600 cauries.
3 safan se nomment indifféremment mitkal-kili ou diappa-ouoro. Le mitkal vaut à Bondoukou 8000 cauries.
| 1 mitkal plus 1 safan | se nomme | tenkoro. | ||
| 1 mitkal et demi | — | diouassourou. | ||
| 1 mitkal et 2 safan | — | nanféssourou. | ||
| 2 mitkal | se nomment | soussou | 16000 | cauries. | 
| 3 mitkal | — | diouggou | 24000 | — | 
| 4 mitkal | — | barifiri | 30000 | — | 
Mais dès qu’il s’agit de plusieurs barifiri, on change les dénominations et l’on ne dit plus barifiri fla, saba, etc., 2, 3, 4 barifiri, etc., mais manna fla, saba. Le pluriel de barifiri est donc manna.
L’étalon du mitkal est égal à 24 graines de banan ; cependant, comme au delà de 7 banan on ne se sert plus de graines, mais d’objets quelconques en cuivre, fer, corne, os, faïence, etc., les poids se perdent peu à peu.
C’est ainsi que j’ai observé que le barifiri pesait exactement 17 gr. 6, poids inférieur à deux fois le soussou (2 mitkal), qui pèse 9 grammes. Cela devrait porter le barifiri à 18 grammes. Les petits poids sont du reste tous trop forts, et j’explique cette anomalie ainsi : Les gens de Bondoukou vendent aux villageois qui exploitent l’or de petits objets, pioches, foulards, calicot, verroteries, grains de corail, couteaux, etc., dont la valeur ne dépasse jamais 1 ou 2 mitkal d’or ; ils achètent donc l’or avec des poids forts, et le vendent avec des poids faibles aux étrangers mandé ou achanti.
J’ai, un peu plus haut, parlé du peu de probité des Ligouy dans leurs transactions ; je porte le même jugement sur les Mandé de Bondoukou. Pendant mon séjour chez Sitafa, il ne s’est pas passé vingt-quatre heures sans que j’aie vu ce dévot musulman manquer à sa parole de commerçant et nier ce qu’il avait avancé la veille, ou bien renoncer le soir à un marché conclu le matin. A des Achanti de Dioua (Cape Coast) descendus chez lui, il faisait des payements de 1 barifiri à raison de 30000 cauries, puis, quand ces derniers furent sur le point de partir, il tira profit de leur embarras en ne leur faisant céder (comme intermédiaire ou courtier) le barifiri qu’à 32000 cauries !
L’or se porte à Bondoukou soit serti dans de petits chiffons noués avec un fil, soit dans des étuis fabriqués à l’aide de plumes de gros oiseaux, bouchés avec un tampon en bois. En général, l’or est en poudre ; on trouve cependant assez souvent des pépites variant de 1 gramme à 18 grammes. J’en possédai moi-même une de 44 grammes et j’en ai vu une entre les mains de Sitafa du poids de 130 gr. 5.
Mon désir était d’acheter cette pépite de 130 gr. 5, et je me proposais de faire un sacrifice de 50 francs en plus pour me la procurer, mais Sitafa n’a pas voulu s’en défaire, et m’a donné comme raison que tout le village lui connaissait cette pépite ; que s’il la vendait, cela ne lui porterait pas bonheur, car il la tenait de son père. Un autre riche musulman auquel je me suis adressé et qui en possède une de la même grosseur à peu près n’a pas non plus voulu me la vendre. Les pépites de cette grosseur sont en effet assez rares, et cela s’explique facilement : les indigènes ne lavent pour ainsi dire que les alluvions et terres tout à fait à proximité des cours d’eau, ils sont bien trop paresseux pour porter de l’eau à une certaine distance, et puis il faudrait piocher le sol, couper le réseau serré des racines qui en couvrent la surface : ce serait une besogne trop fatigante pour des gens qui n’aiment pas le travail.
Par ici, et contrairement aux bassins aurifères du Lobi et du Gourounsi, l’or ne se trouve que dans les terrains boisés que nous sommes convenus d’appeler la végétation dense. Ils s’étendent du Diamman aux environs de Krinjabo. C’est certainement sous cette végétation vierge qu’on doit trouver les filons dont les eaux désagrègent les morceaux friables, les petites parcelles et pépites de faible poids, pour les entraîner dans les cours d’eau.
La valeur en cauries que j’ai donnée en regard des divers poids d’or ne s’applique qu’à Bondoukou même : dans tous les villages où l’on exploite l’or, le damma ne vaut que 125 cauries et le banan 250, ce qui porte le mitkal à 6000 cauries seulement au lieu de 8000 qu’il se paye à Bondoukou.
Les articles d’Europe qui font l’objet des échanges les plus importants sont au nombre de sept, savoir :
1o Le foulard rouge, dessin noir et blanc, se vend, les 15 douzaines, 1 barifiri, en chiffres ronds 50 francs, c’est-à-dire un peu moins de 28 centimes pièce ;
2o Le coton rouge filé qui entre dans la confection des étoffes indigènes et surtout des el-harrotafe de Kong : 60 à 65 écheveaux pour 1 barifiri, environ 75 centimes l’écheveau.
3o Le drap rouge dit mourfi, les 12 mètres carrés : 1 barifiri, ou 4 fr. 16 le mètre carré.
4o Le cuivre en baguettes de 1 mètre, suivant la grosseur, le cent : 50 francs à 62 fr. 50.
5o Les colliers en corail, brins, tout petits, d’une valeur de 28 centimes en France ; le cent : 50 francs.
6o Une brocade blanche bien apprêtée, largeur 75 à 80 centimètres, pliée en piécettes des 10 yards : 12 à 14 piécettes pour 1 barifiri ou 50 francs. Le mètre environ, 40 centimes.
7o Une sorte de tissu rouge, d’une largeur de 35 centimètres, dont j’ai perdu le métrage : 38 à 40 piécettes pour 1 barifiri.
Ces articles, de monnaie courante à Bondoukou, sont presque tous de provenance étrangère, anglaise ou allemande, et viennent de Dioua (Oqoua ou Cape Coast) par Koumassi, et d’Assinie et Grand-Bassam par Krinjabo. Ils sont apportés à Bondoukou par des Achanti marchands, désignés sous le nom de galli (du verbe mandé gallo, « vendre, échanger, trafiquer »). Ces galli constituent une société à part ; comme les dioula dans le Soudan, ils passent partout ; ainsi, actuellement, tout Achanti non galli s’aventurant dans le Diamman a le cou coupé par les Ton, tandis que les Achanti dits galli passent partout.
L’inimitié semble avoir régné depuis une époque reculée entre l’Achanti et le Gaman ou Diamman. Bowdich nous parle d’une invasion du Gaman par Saï Apokou, souverain de l’Achanti, vers l’année 1720, puis le même auteur signale une autre guerre entre les deux puissances en 1819. Le Gaman n’a jamais été tributaire de l’Achanti.
Très actifs, ces galli sont en outre sobres et économes : jamais ils n’ont fait chez Sitafa plus d’un repas par jour, et encore ne se composait-il que d’une très petite quantité de to d’ignames. Leur unique vêtement consiste en un grand plaid en calicot de couleur, qui leur sert aussi de couverture la nuit.
Il n’y a que ceux qui n’ont pas l’expérience suffisante qui se laissent prendre au change des cauries ; les anciens sont impitoyables et n’acceptent en payement que de l’or de préférence, ou bien des captifs, du beurre de cé, des étoffes de Kong (couvertures siriféba) ou des étoffes de Djimini et de Boualé.
Les Galli apportent aussi de la côte de menus objets, gros couteaux, glaces, verroteries, etc., puis les piments longs dits kani et le piment dit Niamakou que les gens de Kong portent sur Djenné.
Comme industrie, il y a le tissage et la teinture, mais la production ne dépasse pas la consommation locale ; nous avons vu plus haut que ses habitants, sous ce rapport, sont tributaires de Kong, Boualé et Djimini. Bondoukou est aussi près de Krinjabo que d’Oqoua ou Dioua (Cape Coast), et nous pourrions y vendre beaucoup de nos produits, malheureusement nous n’avons pas de traitants noirs à la côte, c’est ce qui nous fait défaut. Sans nous avilir à fabriquer et imiter ces objets manufacturés allemands et anglais que j’ai cités, nous pourrions y écouler, avec de beaux bénéfices, des satinettes, des florences, des étoffes de laine légère, des vêtements confectionnés arabes, haïks, turbans, gandouras, culottes, selles de prix, etc., sans compter les livres saints musulmans et quantité d’autres articles dont je me propose de donner la nomenclature dans un chapitre spécial.
Comme à Bondoukou je ne me trouvais éloigné que de deux jours de marche d’Amenvi et que j’ignorais si mon compatriote avait réussi oui ou non à y faire accepter notre pavillon, je me mis en mesure d’aller visiter le chef Ardjoumani afin de traiter au besoin avec lui dans le cas où mon compatriote ne l’aurait pas fait. L’importance qu’a pour nous la région Bondoukou ne peut échapper à personne. Ce pays et ceux de la rive droite du Comoë sont les portes par lesquelles nos produits de France devront passer pour entrer dans les États de Kong, dont la population intelligente, active et commerçante se chargera de les drainer par toute la boucle du Niger.
Jeudi 20 décembre. — Comme les relations de Bondoukou avec Amenvi, résidence royale d’Ardjoumani, sont à peu près nulles au point de vue commercial, l’état des chemins s’en ressent. A 1 kilomètre de Bondoukou, dès que l’on a quitté le chemin de Kong par Bondou, il n’existe plus qu’un affreux sentier qui se perd en maints endroits. Le sentier entre dans la végétation dense dès la sortie de Bondoukou. Une belle petite rivière au courant rapide et ses affluents, que l’on traverse, nous obligent par leurs berges à pic à tailler des rampes d’accès pour y faire passer mes deux chevaux. Ces cours d’eau prennent leur source dans un petit massif mamelonné duquel sortent aussi la rivière Tain et quelques-uns de ses affluents. Quoique le relief des sommets principaux ne dépasse pas 50 à 60 mètres, les pentes excessives du sentier mal tracé et les pierres roulantes rendent la marche très pénible pour les hommes et les animaux. Aussi ce n’est qu’à midi que nous atteignons Kouffo, tout petit village perché sur le sommet d’un de ces mamelons. Ce petit village ne se trouvant pas tout à fait à moitié chemin d’Amenvi, je me décide à pousser jusqu’à Sapia, situé à 3 ou 4 kilomètres plus loin.
Entre ces deux villages coule une petite rivière de 6 mètres de largeur dont les abords et le lit sont percés de puits à or, ce qui rend son passage difficile. J’eus l’imprudence de vouloir la traverser sans mettre pied à terre. Mon cheval s’embourba de telle façon, qu’il me fallut près d’une demi-heure pour dégager ses jambes de derrière. Le bain forcé que je pris me fit perdre une boussole de rechange à fond lumineux, que je serrais dans les fontes et qui m’était fort précieuse dans les marches de nuit.
Bain forcé.
A Sapia, où nous arrivons vers deux heures de l’après-midi, nous ne trouvons pas d’hommes ; ils sont tous partis dans les lougans. Les femmes me conduisent chez le chef de village. C’est une jeune veuve, parente d’Ardjoumani ; elle donna des ordres afin de me faire installer rapidement. Je fus très bien reçu dans ce village, où l’élément féminin commande et domine. Le lendemain matin il me fallut me démener pour partir : on voulait nous forcer à passer la journée dans le village. Sapia est le premier village ton que l’on rencontre en marchant vers l’ouest.
Vendredi 21 décembre. — De Sapia à Amenvi on peut dire qu’il y a un chemin. Les villages de Zerré, Iéguéla, Tabaye et Barakody, peu éloignés les uns des autres, ont des relations entre eux, de sorte que cette étape se fait sans trop de fatigue. A Tabaye, où réside un parent d’Ardjoumani, que je vais saluer, on me donne, sans que je le demande, un guide jusqu’à Barakody, afin que je ne m’égare pas dans les nombreux sentiers qui vont dans les cultures et les villages voisins.
Les collines ont fait place à de belles vallées verdoyantes, couvertes d’une épaisse végétation de grands ajoncs, nommés sangandié en mandé. Les hautes terres sont parsemées de splendides rôniers qui fournissent le vin de palme à toute cette région.
Un coin d’Amenvi.
C’est au milieu d’une de ces clairières de rôniers que s’est fixé Ardjoumani. Son village porte, outre le nom d’Amenvi, celui de Zaranou ; il n’a rien qui puisse faire supposer la résidence d’un souverain commandant à des États dont la superficie est de près de 50000 kilomètres carrés. Un amas de cases, tant rectangulaires que rondes, entourées de clôtures en roseaux et couvertes de toits en feuilles de rôniers, comprenant une rue centrale orientée à peu près nord-sud, dans laquelle circulent des bœufs et quelques ânes fétiches en liberté, constitue la capitale de cet important pays.
Ardjoumani, dès qu’il fut prévenu de mon arrivée, me fit installer dans un groupe de cases proprettes, et le soir vers cinq heures il me fit dire qu’il me recevrait.
A l’heure indiquée, son porte-canne étant venu me chercher, j’allai saluer notre nouvel allié, devant la case duquel je vis flotter nos chères couleurs nationales.
Sous un immense parasol bleu, entouré d’une large bordure flottante en drap garance, Ardjoumani, drapé dans un pagne amarante galonné or et rouge, était assis sur une chaise en bois ornée de clous en cuivre et fumait une pipe en terre fort bien culottée. Il me fit signe de m’asseoir à droite et devant lui.
Comme il est de rigueur ici, j’allai d’abord saluer d’un geste les princes, fils, petits-fils, neveux, etc., assis sur des tabourets à la gauche du chef, puis les vieux, conseillers, captifs influents, assis à sa droite. Devant lui, deux jeunes gens, porteurs de l’épée royale, faisaient face au groupe. L’épée, ou plutôt le sabre d’Ardjoumani, est une longue lame en forme de yatagan de 1 m. 20, munie de dents comme une scie ; elle est surmontée d’une poignée en or fondu, creuse, comprenant une double pomme (d’un poids d’environ 1 kilogramme). Elle est dépourvue de dessins, mais ornée d’un quadrillage assez bien tracé.
Cette première entrevue, fort courtoise, ne fut qu’une visite de politesse, dans laquelle je me bornai à demander au chef un plus long entretien pour le lendemain. Ardjoumani me fit l’éloge de M. Treich-Laplène, qu’il disait mon jeune frère, et m’informa que les hommes qui devaient lui porter ma lettre datée de Sorobango n’avaient pu le joindre et étaient revenus, lui disant que M. Treich devait être actuellement à deux ou trois marches de Kong.
Samedi 22 décembre. — Dans ma visite du lendemain, Ardjoumani, mis par moi sur la question du traité, m’apprit qu’il venait d’en signer un avec M. Treich-Laplène, et me montra l’expédition laissée entre ses mains ; il renouvela devant moi les engagements pris avec mon compatriote, protesta hautement de son amitié pour la France et de son désir de voir les routes s’ouvrir vers la Côte ; de son côté, il promettait de faciliter le voyage vers la mer à tous les marchands qui voudraient passer chez lui. L’entretien se termina par l’examen de mes deux fusils Beaumont et un tir au revolver dirigé sur les cocos des rôniers.
Ardjoumani et ses fils, roi de Bondoukou.
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Limité à l’ouest par le Comoë, qui le sépare de l’Anno et des États de Kong, le pays d’Ardjoumani s’étend au nord jusqu’au Lobi, à l’ouest jusqu’à la Volta, englobe le Fougoula (pays des Ligouy) pour toucher à l’Achanti entre Kwobyne et la rivière Tain et au Sahué, à quelques kilomètres au sud des sources du Mézan. Enfin, les États du Bondoukou donnent la main à nos pays de protectorat, qui comprennent dans cette direction : l’Indénié ou Ndénia, l’Alangoua, le Bettié, l’Akapless et le Sanwi (pays de Krinjabo).
Politiquement, les États d’Ardjoumani comprennent :
I. La partie sud, touchant à l’Indénié et au Sahué, qui porte le nom générique d’Abron ou d’Abonno, mais que l’on désigne aussi souvent sous le nom d’Asikkaso (endroit de l’or) lorsqu’on veut spécialement désigner la région aurifère qui s’étend d’Annibilékrou à Krobo.
On y parle la langue d’Agni et le ton (dialecte achanti).
Le point le plus important de l’Abron est Annibilékrou. C’est ce village qui est la clef des communications de la région ; il est en relation :
1o Avec Krinjabo et Assinie par Diambarakrou et Iaou.
2o Avec Bettié et Grand-Bassam par Abengourou, Zaranou et l’Alangoua.
3o Avec le Morénou et l’Attié par Abengourou et Aniasué.
4o Avec le Baoulé par Yacassé, Ammoaconkrou (capitale de l’Indénié) et Eléosou et Attakrou.
5o Avec l’Anno et Kong par Tenkoualan, Abé sur Zanzanso, Gouènedakha (Mango), le Djimini et Kong.
6o Avec l’Anno et Kong par Tenkoualan, Duhinabo, Kottobo et Gouènedakha (Mango).
7o Avec le Barabo par plusieurs chemins qui aboutissent à Talagnini et Sandui et qui se dirigent de ces deux points par Kourounza sur le Djimini et Kong ou par le territoire des Pakhalla sur Bouna et le Lobi.
8o Sur Amenvi ou Zaranou (capitale d’Ardjoumani) et Bondoukou par Annofonto et Voirabo d’une part et Denba et Sikkaso de l’autre.
9o Sur Bondoukou par Dadiasi et Darbri.
10o Sur Cape Coast par le Sahué et la vallée supérieure du Mézan.
L’Abron et l’Asikkaso sont arrosés par la rivière Ba et ses affluents et la rivière Yéfou qui se jette dans le Ba un peu avant son confluent avec le Comoë, à quelques kilomètres en amont de Duhinabo.
II. La partie centrale, appelée Diamman ou Gaman, mais mieux connue sous le nom de Gottogo ou Bottogo non seulement par les Mandé, mais encore par tous les peuples de la boucle du Niger. Le centre principal est Bondoukou (Bottogo, Gottogo, Bitougou, etc.), dont nous avons déjà eu l’occasion de parler. On y fait usage du mandé pour les affaires, mais on se sert aussi du dialecte achanti des Ton, et du Ngouala (langue des Pakhalla). Le Diamman est arrosé par le cours supérieur du Tain, les sources de la rivière Ba et quelques affluents de la Volta.
III. Le Fougoula ou pays des Ligouy ; on y parle le vei, le mandé-dioula, le diammoura et l’achanti.
IV. Le Barabo, région qui s’étend de l’Abron le long du Comoë jusque vers le district de Nasian. Il est peuplé d’une colonie mandé très nombreuse, venue du Diammara et du Tagouano, qui a rendu tributaires quelques autochtones (Pakhalla). Ses centres les plus importants sont : Sandui, Yoroboudi et Talagnini.
V. Le territoire des Pakhalla.
Ardjouma ou Adjimani ou Ardjoumani (Vendredi) est originaire d’une famille de l’Abron, de race bouanda-agni, venue d’un pays appelé Demma, sur les confins de l’Achanti.
Il a succédé à Héba ou Héboï, qui, lui-même, a succédé à Fofié : c’est le plus ancien roi dont on ait conservé le souvenir. Ce Fofié a été tué dans une guerre contre l’Anno, sur les bords du Comoë, à une centaine de mètres du village de Moroukrou (Anno) (voir chapitre XIV).
Bowdich raconte que Saï Apokou, le roi de l’Achanti, qui acheva Koumassi, fit une invasion dans le Gaman. Le roi qui régnait alors au Gaman se nommait Abo. Bowdich dit que, devant les troupes achanti, Abo prit la fuite et se réfugia dans les États de Kong. Ceci se passait en 1720.
Le même auteur nous apprend que les pays tributaires de l’Achanti étaient le Sahué, l’Akim, l’Assin et le Ouarsâ ; que le Coranza était exempt de charges pour services rendus à la guerre ; et enfin que l’Inta (région de Salaga) et le Dagomba payaient annuellement un faible tribut à l’Achanti.
D’après l’auteur précité, ni l’Anno ni le Gaman n’auraient jamais relevé de l’Achanti. Ceci concorde absolument avec les renseignements que j’ai obtenus en traversant ces pays — ce qui ne manque pas de donner du poids aux renseignements rapportés par le voyageur anglais du commencement de ce siècle.
Mais revenons à Ardjouma et aux prétendants éventuels à sa succession.
Le premier héritier du trône s’appelle Adoukadjou ; il habite Adoukadjoukrou.
Le deuxième héritier se nomme Andrufi ; il est chef de Bambaso. Les autres chefs influents sont : Annibilé, chef d’Annibilékrou, Papey et Boitène, qui résident près de Bondoukou.
Le mode de succession est analogue à celui de tous les peuples de race agni-achanti et le trône se transmet aux neveux, fils de sœur ; la charge de premier intendant du royaume est occupée par le fils aîné du roi régnant.
Cette charge est actuellement remplie par Diassy, fils aîné d’Ardjouma ; il habite dans un petit village près de Bambaso.
A la suite de nombreuses exactions commises par Diassy, tout un parti s’est rallié à l’ancien intendant du royaume, au fils aîné d’Héba, qui se nomme Cocobo. Cet état de choses a engendré une lutte entre ces deux fonctionnaires ; ils mettent à sac alternativement des villages du royaume.
Ardjouma ne sévit que mollement ; il n’ignore pas que son fils Diassy a de grands torts ; comme père il lui pardonne, et sa faiblesse pour ce fils l’empêche de le mettre à la raison.
Cocobo, l’ancien intendant, a un frère qui jouit aussi d’une assez grande influence dans le pays, mais qui reste en dehors de toutes ces chicanes ; il se nomme Couassy Sékré et habite Tabaye (entre Bondoukou et Amenvi).
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Comme Ardjoumani me priait avec instance d’attendre le retour ici de M. Treich, je crus bien faire, pour éviter de le froisser, de ne pas brusquer mon départ, et je lui promis de prolonger mon séjour de vingt-quatre heures. C’était déjà pour moi un grand sacrifice, Amenvi n’étant pas précisément bien agréable. Ce village n’a pas de cultures, et toutes les provisions se tirent des environs ; ce n’est qu’avec les plus grandes difficultés que l’on peut s’y nourrir, et si les vivres ne vous viennent pas du chef on risque d’y mourir de faim. Les parents, amis ou captifs de la famille royale, tout en vivant un peu aux dépens d’Ardjoumani, se créent des ressources en or, soit comme part de prise dans les razzias de captifs que fait ce souverain sur les frontières de l’Achanti, soit dans la perception de l’impôt, qui doit se faire, comme chez tous les peuples noirs, d’une façon plus ou moins arbitraire.
Au moment de mon passage à Bondoukou et pendant mon séjour à Amenvi, les chefs ou agents d’Ardjoumani partaient précisément, en vue de la perception de l’or. Rien n’est curieux comme le départ de ces personnages. Assis dans un long panier porté sur la tête de quatre esclaves, et précédés de deux ou trois tam-tams, suivant son rang, le chef essaye de se donner un air d’importance en faisant flotter son plaid en étoffe voyante sur les flancs du panier, et tournoyer son ombrelle dans tous les sens. Le cortège se complète par les captifs porteurs de la chaise ou du tabouret du chef, auquel est presque toujours fixée une sonnette ; puis les porteurs de gris-gris, — queues de bœufs, de chevaux ou d’éléphants, — et enfin le ou les porte-épée ou porte-canne, qui transmettent les paroles du chef.
J’ai vu aussi monter à âne à Amenvi, mais ce n’est que l’exception ; ceux que j’ai vus n’étaient pas des chefs. Ceux-ci doivent, ou se faire porter en panier, ou bien monter à cheval ; mais comme cet animal ne vit pas ici, le pays ne produisant ni sorgho ni graminées propres à sa nourriture, c’est le mode de transport en panier qui est le plus pratique et le plus usité.
Dans le Diamman (Bondoukou et ses environs), la population, à l’exclusion des colonies mandé fixées à Bondoukou et dans quelques gros villages, est composée à peu près de gens de même race que les Achanti. On les désigne sous le nom de Ton. D’une taille un peu plus élevée que les Achanti du Coranza et les galli qui viennent commercer à Bondoukou, il est facile de reconnaître chez eux les caractères physiques de la race achanti, avec laquelle je les crois fortement apparentés. La langue qu’ils parlent est l’achanti presque pur. Plus au sud, à environ une journée de marche d’Amenvi, dès que l’on entre dans l’Abron, les Ton sont déjà fortement mélangés à des gens qui semblent de même race que les Sanwi (gens de Krinjabo) et que l’on désigne sous le nom de Bouanda ; ils parlent la langue de Krinjabo, — la langue agni. Les Ton, qui vivent à côté des Bouanda, dans l’Abron, ont conservé le dialecte des Ton du Diamman, mais la plupart comprennent l’agni ; cette langue, dans l’Asikkaso déjà, est seule en usage, et s’étend par le Sahué et le Sanwi jusqu’à Assinie.
Les Ton, tels que je les ai vus dans le Diamman, sont d’une propreté excessive ; ils passent plusieurs fois par jour un temps très long à se savonner, se baigner et se frictionner à l’aide de fibres de palmier en guise d’éponge, après quoi vient le graissage de tout le corps, au beurre de cé ou à l’huile de palme. Comme l’usage d’une coiffure quelconque, bonnet ou chapeau, leur est absolument inconnu, leur chevelure est l’objet de soins très minutieux. Rarement ils se rasent la tête : ils se coupent les cheveux à l’aide de ciseaux et les peignent soigneusement avec des peignes en bois fabriqués par eux ou des peignes en corne venus de la côte. Leur vêtement consiste en une bande d’étoffe portée comme ceinture et passant entre les jambes. Avec cela, ils portent un pagne en cotonnade de couleur voyante de provenance européenne ou fabriqué dans le pays, dans lequel ils se drapent fièrement comme dans un plaid.
Comme bijoux, ils se parent volontiers de colliers et de jarretières en pierres ou perles ordinaires, auxquels est souvent suspendu, en guise de médailles ou de pendeloques, un petit morceau d’or, travaillé dans le pays.
Départ des agents d’Ardjoumani.
Ainsi accoutrés et munis d’une ombrelle, les Ton tranchent sur les autres peuples noirs et surtout sur les musulmans, auxquels ils n’ont pas cru devoir emprunter les vêtements confectionnés. Comme chez les Achanti, ni hommes ni femmes ne sont tatoués.
Le costume de la femme ne diffère pas, pour ainsi dire, de celui des autres Soudaniennes ; elles portent le châle ou voile et se ceignent les reins d’un pagne qui est porté par-dessus une tournure assez volumineuse en forme de traversin, comme en ont les femmes mandé-dioula de quelques pays que j’ai visités.
Les habitations en usage chez les Ton sont de plusieurs types : rondes, rectangulaires ou carrées ; elles sont construites en bambou ou branches de palmier ban, légèrement enduites de béton ou terre glaise et badigeonnées en ocre rouge ou noire.
Presque toutes sont recouvertes en feuilles de rônier et en chaume. J’ai remarqué que les cases rondes étaient généralement réservées aux femmes, tandis que les carrées ou rectangulaires constituent le home des jeunes gens ou des maris. Tous ces types de cases se distinguent des constructions des autres Soudaniens par des ouvertures larges et spacieuses en guise de portes et par leur surélévation au-dessus du sol.
Quelques cases rectangulaires d’Amenvi, de Tabaye et de Marawi ont leurs façades ornées de piliers et de dessins en creux moulés sur des lianes ou brins de bambou disposés en arcs, en cercles, triangles, losanges, etc. Rarement on les trouve isolées ; on les rencontre toujours par groupes de quatre cases formant un carré et une petite cour centrale. Ainsi disposés et munis de toits assez élevés, ces logements sont agréables à habiter, surtout pendant les heures chaudes, puisque deux d’entre eux sont toujours au moins à l’abri du soleil.
L’ameublement consiste en nattes, chaises de divers modèles, tabourets, peaux de singes servant de sièges, quelques bassins en cuivre et des cruches en grès de provenance d’Europe. Au plafond est généralement suspendue une lampe en fer, à l’aide de deux chaînettes.
Les occupations des Ton sont les cultures, l’extraction de l’or, la récolte du vin de palme, le tissage.
S’il m’est difficile d’édifier le lecteur sur l’état des cultures de cette région, il m’est encore moins facile de le renseigner sur l’extraction de l’or : ce dernier travail n’ayant lieu que pendant l’hivernage, je n’ai pas eu l’occasion d’assister à des lavages.
Ce qui m’a frappé, c’est que depuis mon dernier passage de la Volta je n’ai pas vu un seul lougan ; il semblerait que les Ton et les Pakhalla, leurs tributaires, aient pris un soin jaloux de cacher leurs diakha (champs d’ignames). Ces champs doivent se trouver à de très grandes distances des lieux habités, les travailleurs ne rentrant jamais que longtemps après le coucher du soleil. Dans les jardins aux abords des villages, on peut cependant voir un peu de maïs, du manioc, des papayes et surtout des bananiers ; l’indigo et le coton sont inconnus par ici.
Le coton, qui leur vient des régions plus au nord, est filé par les femmes. J’ai vu quelques Ton, très entendus dans le tissage, faire des dessins assez symétriques en damiers ou en raies. On peut cependant dire que cette industrie est peu prospère. Les Ton tirent leur linge de la Côte, ou bien ils se servent d’étoffes indigènes fabriquées par les peuples voisins.
La religion des Ton me paraît offrir quelque analogie avec le culte des Mandé-Bambara et Malinké ; comme eux, ils ont dans un lieu écarté du village une case à fétiche (namabong, en mandé) soigneusement préservée des regards des profanes par une clôture en aloès et des arbres dans lesquels sont disposés des chaudrons sur lesquels on sacrifie les poulets.
Ils possèdent aussi toute la série des sorciers mandé dits soubakha (maîtres de la nuit), et pendant la nuit on entend rôder dans le village les koma et les dou, déguisés avec des vêtements en fibres de palmier et tirant de cornes d’animaux des sons qu’on ne peut comparer à aucun cri connu ; ils se servent pour cela de grandes cornes de bœufs sauvages d’une variété connue par les Mandé sous le nom de minnaba.
Ce peuple a aussi de nombreux tenné (fétiches). Ainsi tel ou tel bois apporté dans le village, ainsi que la vue de tel ou tel animal, peuvent entraîner les plus grands malheurs sur le pays. Beaucoup de Ton ont pour fétiche les chèvres, d’autres les escargots, etc.
Si leur religion se bornait à l’observation et à la pratique de ces mœurs ridicules, les Ton ne seraient pas à blâmer, mais malheureusement, comme les Sanwi, les Achanti et les peuples du Dahomey, ils se livrent à la cruelle pratique des sacrifices humains, non seulement à la mort de leur souverain, mais encore à propos de la mort de tout individu ayant joui de quelque influence.
Le décès d’un personnage de marque donne lieu à des sacrifices humains qui atteignent quelquefois des proportions plus fortes qu’on ne se l’imagine, et à des orgies qui, sans se renouveler souvent, sont menées tellement à fond qu’elles occasionnent la famine de toute une région. Les convives ont le droit de s’inviter eux-mêmes et de piller partout ; quand une bande semblable s’abat sur un village, c’en est fait de lui : tout ce qui n’est pas à l’abri, bœufs, moutons, volailles, ignames, bananes, est dévoré ; le village n’est évacué que lorsqu’il n’y a plus rien à manger et à voler. Je suppose que c’est la raison pour laquelle tous les villages, tant Ton que Pakhalla, dissimulent si bien leurs cultures, car de la Volta à Bondoukou et de ce point au Comoë, je n’ai jamais eu l’occasion de voir un lougan.
Types de Ton avec leur ombrelle.
Cette coutume des sacrifices semble avoir été instituée pour préserver les chefs et personnages influents des morts violentes, le poison jouant dans ce pays un rôle considérable.
A l’avènement d’un roi, on rassemble sa maison civile et militaire et toutes les personnes qui, de près ou de loin, approchent le souverain, et on leur tient le langage suivant : « Vous avez tout intérêt à prolonger la vie de votre maître ou souverain, de veiller à son entière sécurité et d’empêcher qu’il ne soit empoisonné ou tombe dans une embûche quelconque. Votre vie est entièrement liée à la sienne : le jour où il mourra, vous serez tous décapités. »
C’est en effet ce qui a lieu : une partie des esclaves sont exécutés. Ces sacrifices humains, sans atteindre les chiffres fantastiques dont parlent souvent les publications, s’élèvent cependant encore à un nombre de victimes qui varie de 8 à 20. Ce nombre s’accroîtrait certainement si l’esclave n’avait pas, dans cette région déjà, une valeur assez forte pour qu’il n’existe pas en grande quantité comme dans le Mossi et les pays limitrophes.
Treich m’a dit avoir assisté, lors de son passage, à un massacre de ce genre, à l’occasion de la mort d’un personnage influent de Bondoukou. Les Mandé m’en ont aussi souvent parlé, mais moi-même je n’ai jamais eu l’occasion d’assister ni de près ni de loin à une semblable scène de sauvagerie.
Si nous nous reportons de dix-huit siècles en arrière, nous trouvons que nos ancêtres les Gaulois avaient des coutumes à peu près aussi barbares ; aujourd’hui nous semblons l’avoir complètement oublié. Pourtant nous lisons dans notre histoire :
« Tout ce que le défunt a chéri pendant sa vie, on le brûle après sa mort, même les animaux. Il y a peu de temps encore, pour lui rendre les honneurs complets, on brûlait ensemble les esclaves et les clients qu’il avait aimés », etc.
Dimanche 23 décembre. — Dans l’après-midi, je me disposais à aller voir Ardjoumani pour lui demander de me faire partir le lendemain afin de rallier Kong. A la même heure me parvint un courrier de M. Treich-Laplène daté du 15 décembre. Il m’informait que, depuis quelques jours, arrêté à Nabaé, sur les bords de la rivière Comoë, pour attendre la réponse du chef de Kong, il venait d’apprendre par un marchand mon arrivée à Bondoukou.
C’était afin de s’assurer de la vérité de la nouvelle qu’il me dépêchait un courrier ; il m’informait également que, s’il recevait l’autorisation de se rendre à Kong, il pousserait jusque-là en attendant qu’il pût se mettre à ma disposition.
Je saisis avec empressement cette occasion pour faire accepter mon départ par Ardjoumani ; il ne fit du reste aucune difficulté et me laissa partir en mettant avec complaisance un guide à ma disposition.
Lundi 24 décembre. — Sous cette latitude et tant que l’on se trouve dans la région de la végétation dense, l’heure du départ, même pour les marches longues, peut être retardée sans inconvénient ; le matin jusque vers dix ou onze heures il brouillasse assez fortement pour que sous bois on se croie surpris par une pluie fine, et le soleil ne paraît guère avant une heure et demie ou deux heures de l’après-midi. Dans ces conditions et même lorsque le tracé du sentier laisse à désirer, on peut faire du chemin ; aussi les Ton, qui sont de véritables « hommes de brousse », comptent-ils par étape 25 à 30 kilomètres en dehors des lacets et circuits. D’Amenvi à Krinjabo, par exemple (250 kilomètres à vol d’oiseau), ils comptent 9 à 10 jours de marche ; en réalité il y en a bien 25.
De l’autre côté de la petite rivière, en pleine forêt, se trouvent deux villages de culture, autour desquels il y a un peu de maïs, du manioc, des bananiers et des papayers ; mais ces cultures sont étouffées par la végétation, on les dirait presque abandonnées des habitants, qui, peut-être par paresse, ne s’en occupent pas. Ces deux lieux de culture portent le nom de Mandadiasisim et Iatiésisim, ce qui veut dire en ton « case de culture de Mandadia, de Iatié ».
Plus loin, on traverse deux villages plus importants, Tengouvini et Maravi, également situés en forêt, mais dans d’assez grandes clairières. A Maravi, où je m’arrêtai quelques instants, les habitants m’offrirent des bananes, des papayes et du vin de palme ; c’est le dernier village ton que l’on rencontre dans cette direction. Zeppo, que nous traversons trois heures après, et Dinnokhadi, où nous faisons étape, sont déjà peuplés exclusivement de Pakhalla.
Dinnokhadi est un village de 200 à 300 habitants. J’y fus très bien accueilli ; le chef, comme le reste de la population masculine, était sous l’impression du vin de palme. En faisant le tour du village, aux abords duquel se trouvent quantité de cases à gris-gris et d’arbres fétiches sous lesquels sont entassés chaudrons et marmites, je vis deux ivrognes invoquer avec ferveur un de ces fétiches. Ce village m’a du reste paru jouer un certain rôle comme village fétiche, à l’instar de quelques villages mandé-bambara et mandé-malinké de la vallée du Niger. Il possède un féticheur dont la réputation est connue dans toute la contrée.
Le guide qui m’accompagnait m’a appris qu’Ardjoumani n’était jamais venu dans ce village, par crainte de ces féticheurs ; il aurait peur d’y mourir.
Mardi 25 décembre. — Au nord de Dinnokhadi coule une petite rivière de 8 mètres de largeur qui, m’a-t-on dit, recevrait la rivière d’Amenvi. Ce cours d’eau est un affluent de gauche de la rivière Comoë. Actuellement il n’a que 20 centimètres d’eau, mais en hivernage il est profond et a un courant très rapide. Au delà de cette rivière et jusqu’à Donfaé existe une sorte de flore de transition qui, sans être la flore commune au Soudan, n’est cependant plus la végétation dense ; elle comporte plus de clairières et presque pas d’arbres remarquables. En revanche, c’est le pays du vin de palme par excellence : les palmiers à vin et à huile abondent, et Donfaé, par toute la région, est renommé pour son vin.
Précisément au moment de mon entrée dans le village, débouchaient par tous les chemins des femmes portant de gigantesques boulines de ce vin, et, cinq minutes après, les hommes du village s’installaient autour des marchands. Je ne me fis pas prier par les convives, et comme le vin était très frais, j’en absorbai plein une petite calebasse.
Dès que les habitants furent convaincus que je n’étais pas musulman, il m’arriva des calebasses de toutes parts. Bon gré, mal gré, il me fallut goûter à chacune d’elles et en avaler quelques gorgées, de sorte qu’en quittant ces braves gens je me sentais tout guilleret.
Un chemin qui va de Bondoukou dans le Mangotou ou pays d’Anno, après avoir quitté à Bondou le chemin de Kong, traverse Donfaé pour se diriger par Kouanna, Taoudi, etc., sur la rivière Comoë. Ce chemin est fréquenté aussi par les gens de Baoulé, qui le prennent pour aller chercher le kola blanc de l’Anno, de sorte qu’il y a des jours où il règne une grande animation dans ce village hospitalier.
A 7 kilomètres au nord de Donfaé, à quelques centaines de mètres d’un petit village nommé Panamvi en ton et en pakhalla, et Birindara[43] en mandé, on atteint la route de Bondoukou à Kong.
Le jour même de mon arrivée à Panamvi, je préparai une lettre destinée à M. Treich-Laplène dans laquelle je l’informais de ma prochaine arrivée et lui donnais quelques conseils sur la façon dont il fallait agir avec la population de Kong. Je confiai ce pli à Diawé[44], mon premier domestique, pensant que sa présence à Kong pourrait être utile à mon compatriote.
Mercredi 26 décembre. — De Panamvi à Nasian il y a 30 kilomètres à vol d’oiseau, mais avec les nombreux circuits que fait le sentier il faut compter 38 à 40 kilomètres. Les marchands chargés sont obligés de camper à mi-distance, sur les bords d’un des nombreux ruisseaux qui sillonnent cette vaste plaine, et dont quelques-uns ont encore, à cette époque, conservé quelques flaques d’eau.
En quittant Amenvi, j’ai laissé un de mes chevaux mourant à Ardjoumani ; je comptais fermement pouvoir, avec l’autre, gagner Kong ou au moins le Comoë, mais en arrivant ici il était dans un tel état que je dus renoncer à m’en servir.
Il me fallut donc faire l’étape à pied. Affaibli par un violent accès bilieux qui m’avait pris à Bondoukou, je ne me sentais pas trop vaillant ; cependant je franchis à peu près sans trop de fatigue la moitié du chemin. Vers midi nous prîmes un peu de repos, et comme à deux heures je me sentais dispos, je proposai à mes hommes de nous mettre en route pour Nasian : en marchant bien, nous arriverions avant la nuit.
Arrivés à une dizaine de kilomètres de Nasian, il me fut impossible de pousser plus loin. Cette marche au soleil m’avait considérablement affaibli, j’avais la bouche sèche et je ne pouvais plus plier mes pauvres jambes, et pourtant, comme Européen et comme chef d’expédition, je ne pouvais me laisser aller à un acte de faiblesse et tomber sur le bord de la route. Heureusement qu’un violent incendie de la brousse nous enveloppa à hauteur des ruines de Boropoé ; il fallut s’arrêter, l’éteindre et camper.
J’étais sauvé, mes noirs ne m’avaient pas vu faiblir à la marche.
Jeudi 27 décembre. — Arrivé de bonne heure à Nasian, je comptais pouvoir gagner le même jour Deknion, mais l’homme laissé en arrière avec mon cheval n’est arrivé que dans l’après-midi : je dois donc remettre mon départ à demain.
Mon pauvre cheval était mort un peu plus qu’à mi-chemin. Son palefrenier me rapporta la selle.
Nasian est un très vieux village, qui jadis devait être beaucoup plus grand qu’il n’est actuellement. Son chef jouissait de quelque influence avant l’avènement d’Ardjoumani : il s’est retiré dans l’ouest, vers la rivière Comoë ; il habite un village à côté du Barabo, nommé : Nasian-Massadougou. Nasian est le même village que Bowdich mentionne sous le nom de Naséa.
28 au 30 décembre. — Pendant ces trois journées de marche je fis successivement étape à Deknion (Dépakhé ou Dégouékhé), à Dédi ou Lédi, et enfin, le 30, à Kagoué.