Du Niger au golfe de Guinée par le pays de Kong et le Mossi, tome 2 (de 2)
Femmes portant de gigantesques bonbonnes de vin de palme.
De Kalbo, petit village insignifiant situé entre Nasian et Deknion, part sur Amenvi un chemin qui évite la longue étape Panamvi-Nasian et traverse les villages pakhalla de Pakhady, Pon, Kiramsi, Taoudi et le village ton de Kimbédi. Moins direct que le précédent, ce chemin est cependant fréquenté par quelques marchands qui se rendent dans ces villages pour y acheter des peaux de singes noirs, principalement portées sur Dioua (Oqoua ou Cape Coast) par les gens de Bondoukou. De Deknion et de Bavanvy (entre Dédi et Kagoué) partent sur Bouna des chemins par lesquels vient presque tout le coton employé dans le Bondoukou et les régions avoisinantes.
Dimanche 30 décembre. — Kagoué se distingue des autres villages pakhalla par quelques beaux arbres à campement. J’y trouvai des gens de Kong se rendant pour la plupart à Bondoukou avec du beurre de cé et des étoffes afin d’y acheter des kolas et des piments de l’Achanti, qu’ils se proposaient de porter ensuite sur Djenné et Bandiagara. D’autres, mais en petit nombre, se dirigeaient par le Barabo sur le Djimini et l’Anno ; j’appris par ces derniers que, depuis mon départ de Kong, la paix était rétablie entre les gens de Kong et ceux de Djimini, grâce à l’intervention de Karamokho-oulé auprès d’un de ses neveux, Bakary-Ouattara, qui réside à Kawaré, rive gauche du Comoë et qui de temps à autre se livrait à des brigandages sur la frontière.
Ces gens ne suivaient pas la route directe (celle de la rive droite du Comoë), tout simplement pour trouver un placement plus avantageux de leurs charges d’outils en fer (haches et pioches) qu’ils venaient de chercher chez les Tousia, à l’ouest de Bobo-Dioulasou. Cette nouvelle ne manqua pas de me causer un certain plaisir : je me proposais depuis longtemps de traverser le Djimini pour me rendre dans l’Anno, d’où je comptais descendre, sinon le cours de la rivière même, tout au moins le pays de sa rive droite en y touchant le plus souvent possible.
Lundi 31 décembre. — De Kagoué au Comoë il n’y a que 10 kilomètres. Au point où l’on atteint la rivière se trouve un petit village nommé Nabaé ou Nambaye, dont le chef s’occupe du transbordement des gens et des marchandises venant de la rive gauche. Quand on vient de la rive droite, ce sont les gens de Timikou qui font ce service.
C’est de Nabaé que M. Treich-Laplène envoya demander au chef de Kawaré (États de Kong) l’autorisation de se rendre à Kong ; mon compatriote avait fait dans ce village un séjour de dix jours, aussi j’y fus bien accueilli. Le chef, voulant m’éviter le passage du gué, qui se trouve à 500 mètres en amont, mit avec empressement sa pirogue à ma disposition, de sorte que de bonne heure j’arrivai à Timikou, petit village de passeurs situé à 2 kilomètres de la rivière et sur sa rive droite.
Le Comoë a, au point de passage, 70 à 80 mètres de largeur. Quoique son niveau ait considérablement baissé et que du haut de ses berges on domine la rivière d’environ 15 mètres, elle est encore assez profonde pour qu’on ne puisse passer la pirogue qu’avec les pagayes, les perches étant insuffisantes pour le milieu du lit. Ce bief, semblant s’étendre fort loin en aval, est barré en amont par une nappe de grès qui ne laisse qu’un chenal de 1 m. 20 de profondeur contre la rive droite. C’est là que se trouve le gué.
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La rivière sert ici de limite entre les États d’Ardjoumani et le pays de Kong. C’est là que se termine le territoire des Pakhalla. Ce territoire, est très étendu ; il est limité au nord par les districts sud du Lobi et le petit pays de Bouna, à l’est par la Volta Rouge, au sud-est par le Fougoula (pays des Ligouy), au sud par le Diamman ou pays de Bondoukou et à l’ouest par le Barabo, colonie mandé, riveraine du Comoë, dont le centre principal est Sandouy (ou Sandui) et qui fait également partie des États d’Ardjoumani.
Ce vaste pays est habité par une race unique nommée Pakhalla, elle parle une langue qui lui est propre et que l’on appelle ngouala. Ce nom semble avoir pour étymologie dagoua et gouada, qui veut dire « bonjour ». Cependant, à côté de cette langue, beaucoup de Pakhalla savent parler le dialecte achanti des Ton et le mandé.
Suivant les régions de leur territoire, les Pakhalla emploient comme habitations les cases ligouy, ton, achanti ou mandé ; leur costume se ressent aussi de la proximité de ces quatre peuples ; on peut cependant conclure qu’ils ont une tendance à imiter le Ton plutôt que les autres peuples. La raison en est bien simple : ce peuple est depuis fort longtemps tributaire des Ton, qui les gouvernent ; ces chefs ton sont nommés par Ardjoumani.
Ils ont cependant emprunté aux Mandé de nombreux usages : celui de marquer l’entrée de leur chemin de culture par deux petits tertres, par exemple, et de cultiver le tabac contre le village même. Leurs ustensiles offrent plus d’analogie avec ceux des Mandé qu’avec ceux des Ton, mais cela tient à ce qu’ils ont des relations très fréquentes avec les Mandé ; la région est sillonnée par les marchands mandé de Kong, de Bouna, Boualé, du Bondoukou et du Mangouto.
Intellectuellement, ils sont si inférieurs aux uns et aux autres, que je crois téméraire de les apparenter à une de ces familles ; je les rattacherais plus volontiers aux Diammoura de la vallée de la Volta et par suite aux Gourounga.
Comme quelques fractions de Gourounga, ils ne sont pas tatoués ; ils enterrent aussi leurs morts à l’extérieur du village et ont des tombes en forme de tumulus, comme j’en ai vu dans quelques villages du Gourounsi. A côté de cela, ils sont superstitieux à l’excès, comme les Gourounga. Dans les étapes, on risque de se créer des désagréments en employant telle ou telle variété de bois mort pour la cuisine, en plaçant un fusil contre tel ou tel arbre. Certains individus s’informent avant de vous parler si vous mangez de l’escargot ou telle ou telle variété de poisson ; dans l’affirmative, il ne faudrait pas songer à une entrevue, ce serait peine perdue. Le chef de Kagoué ne voulut pas avoir de relations avec moi... parce que je mangeais de la chèvre : hélas ! il le fallait bien, souvent je n’avais pas le choix, et je mangeais ce que je trouvais.
Fort peu de Pakhalla sont musulmans ; leur culte paraît avoir beaucoup d’analogie avec celui des Mandé-Bambara et avec celui des Ton ; je n’ai cependant vu, tant dans ma marche sur Bondoukou que dans celle sur Kong, des cases à fétiches qu’à deux reprises : à Sorobango et à Dinnokhadi, situés tous deux sur la limite de la région habitée par les Ton.
Comme pratiques dignes d’être mentionnées, je signalerai l’usage du tocsin pour annoncer les incendies et, dans quelques villages, un carillonnage pour le réveil et le couvre-feu.
Quelques villages pakhalla de la région méridionale m’ont paru vivre dans une aisance relative ; ils possèdent un troupeau, ont des ressources en vivres, et s’occupent activement de la culture du tabac. D’autres sont plongés dans une noire misère ; on voit des malheureux estropiés et des gens couverts de plaies ; cela tient un peu au pays ingrat qu’ils habitent, car, dès que l’on a abandonné la zone méridionale où croît le palmier, on entre dans une contrée desséchée, arrosée par des ruisseaux insignifiants qui sont à sec pendant une bonne partie de l’année. Le granit fait sa réapparition et avec lui la couche de terre végétale diminue, le terrain et les cultures sont brûlés par le soleil, la campagne a un aspect triste et désolé. Les terrains ferrugineux, que l’on trouve assez fréquemment, ne sont pas assez riches en minerai pour que l’on puisse songer à en extraire le fer ; aussi ce pays, ainsi que celui qui est sur la rive droite du Comoë, est tributaire pour ses outils et les balles de fusil de la région Bobo-Dioulasou. Cela donne lieu à un commerce très actif de la part des gens de Kong.
La configuration de toute cette région, ni accidentée ni coupée, permet d’y porter facilement la guerre et d’y faire la chasse aux esclaves ; aussi elle n’a pas échappé aux Ton, qui en ont fait pendant longtemps leur pays de prédilection pour les razzias. Peu à peu la situation de ces malheureux Pakhalla s’est modifiée, les Ton ne leur font plus la guerre depuis longtemps, et s’ils se contentent actuellement de leur faire payer un lourd tribut, il est vrai de dire aussi qu’ils les autorisent à venir dans le Diamman et l’Abron pour extraire et laver l’or pour leur compte pendant la saison des pluies. Si les Pakhalla veulent s’en donner la peine, ils peuvent prospérer.
Village pakhalla.
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Deux chemins mènent de Timikou à Kong. Celui du sud, qui passe à Binimona, est fréquenté par les marchands, de préférence à l’autre, parce que les villages se trouvent plus rapprochés, ce qui permet de faire de petites étapes. Les hommes de Kong, portant de très lourdes charges, redoutent les étapes qui dépassent 15 kilomètres (à vol d’oiseau).
Quoique très fatigué par la marche, je pris de préférence le chemin du nord, qui passe à Koniéné, afin de gagner deux étapes et de voir en passant les terrains aurifères que l’on m’avait signalés aux environs de Samata.
Comme le trajet de Timikou à Gaouy est trop fatigant pour être fait en une seule étape, je me décidai à partir le même jour et à aller coucher à Son ou Sou, petit village d’une dizaine de cases, où j’arrivai à huit heures du soir seulement.
Mon entrée tardive jeta un peu l’émoi dans cette petite population, qui actuellement ne se compose que de femmes. Mais, dès qu’on m’entendit parler le mandé, je fus reconnu pour le blanc de Kong et l’on procéda à mon installation. Le manque de maris dans ce village me valut la visite de trois jeunes femmes qui me demandèrent un gris-gris pour avoir des enfants.
Je n’eus pas de peine à leur expliquer qu’il fallait d’abord songer à trouver un mari, et les renvoyai à mes hommes pour plus amples informations !
Le lendemain de bonne heure, deux de ces jeunesses, auxquelles j’avais donné quelques perles, s’armèrent résolument d’un bâton de route, comme l’auraient fait leurs maris absents, et nous accompagnèrent jusqu’aux environs de Koulla.
Inutile de dire que l’accueil plus que bienveillant de ce village féminin fut le sujet de conversation de mes braves compagnons de route, qui ne regrettaient qu’une chose, c’est de ne pas trouver souvent de villages semblables sur leur chemin.
1er janvier 1889. — Ce n’est pas sans un certain émoi que j’inscris cette date sur mon calepin de route. Tout en priant Dieu de me conserver la santé et de me ramener à ma patrie, je reprends courage en me disant : « Peut-être dans quatre, cinq, six mois, aurai-je le bonheur de revoir la France ! »
C’est plein d’espoir et confiant dans l’avenir que j’atteignis Gaouy.
Ce village, dont j’évalue la population à 200 habitants, respire un air de prospérité ; j’y trouvai des poulets, de la viande boucanée, des bananes, des papayes et même des tomates, que je n’ai rencontrées que deux fois, pendant mes pérégrinations.
Situé à 3 ou 4 kilomètres du Comoë, Gaouy avait quelque importance il y a un an, quand les communications de Kong avec Bouna se faisaient par cette route. De là on se rendait à Balabolo, rive gauche du Comoë, et ensuite à Kousso et Bouna ; mais, depuis, les villages intermédiaires entre Balabolo et Kousso se sont déplacés, de sorte qu’actuellement les marchands traversent le Comoë entre Timikou et Nabaé et se rendent soit à Bavanvy, soit à Deknion, pour y prendre une des deux routes qui mènent de ces points à Bouna.
Mercredi 2 janvier. — De Gaouy à Samata il n’y a pas de villages ; on traverse une grande plaine coupée un peu plus d’à mi-distance par un soulèvement en arc de cercle qui, d’après ce que j’ai pu voir, se prolonge de l’autre côté du Comoë et semble faire suite au pic des Komono, auquel il paraît se rattacher. Cette ligne de hauteurs, dont les plus importants sommets n’ont que 100 mètres de relief environ, se prolonge dans le sud ; on la coupe également en prenant la route de Timikou par Gouroué sur Sipolo.
Les grès dénudés des hauteurs et la végétation rabougrie de cette région achèvent de donner à la plaine un aspect désolé. Les bords des ruisseaux seuls ont conservé un peu de verdure. Les autres arbres et les herbes ont été incendiés. Si ce n’était la grande chaleur, on se croirait dans une campagne de France pendant l’hiver, avec cette différence que le manteau de neige est remplacé par une couche d’herbes brûlées et des troncs d’arbres à moitié calcinés.
La proximité du fleuve rend cependant ce pays très giboyeux ; on y rencontre à peu près toutes les variétés d’antilopes et de gazelles, des cynocéphales, des singes noirs, le sanglier, l’éléphant et l’hippopotame. A Samata j’ai vu des carapaces de tortues et une peau de singe blanc que l’on avait tué aux environs. Cette variété de singes, que nous appelons vulgairement le dominicain, est appelée par les Mandé soula massa (roi des singes), parce qu’elle est excessivement rare par ici. Les noirs le croient de la même espèce que le singe noir à queue blanche, et ajoutent avec sérieux : « Il n’y a que les chefs de cette espèce qui sont blancs ».
Le perroquet gris se voit aussi quelquefois dans la région, mais fort rarement ; il ne quitte généralement pas la forêt dense, et les sujets isolés qui ont été tués ici ont remonté la bande de verdure qui longe le Comoë.
C’est à 2 kilomètres avant d’arriver à Samata, autour d’une ruine, que se trouvent les terrains aurifères. Dans un rayon de 1 kilomètre le sol est absolument à jour ; les puits ou mines sont très rapprochés ; quelques-uns ont près de 3 mètres de profondeur. Pour avoir été ainsi fouillé, il faut que ce terrain soit très riche en or. L’eau faisant défaut dans les environs, les gens de Samata la tirent de puits taillés dans le conglomérat ferrugineux et atteignant de 3 mètres à 3 m. 50 de profondeur. J’ignore les causes qui ont fait cesser l’exploitation de cette mine. A Kong, on m’a dit que le village avait dû se déplacer à la suite d’une épidémie et que les gens de Samata, qui étaient venus élever leur village près de cette ruine, ont dû abandonner l’exploitation de l’or, après quelques essais, faute de connaissance du lavage. Ce n’est pas la première fois que je rencontre des terrains aurifères aux environs de Kong même. Pendant mon premier séjour dans cette ville, comme je parlais à mon hôte Bafotigué Daou de terrains quartzeux situés sur la route de Limono, celui-ci me raconta qu’on avait en effet trouvé de l’or dans plusieurs endroits, précisément dans les parages que je lui citais et entre autres près d’un petit tertre situé à gauche de la route en marchant sur Limono, mais, faute d’eau, les gens de Kong ont dû abandonner l’extraction, le travail devenant dans ces conditions par trop fatigant.
Samata est très bien situé, au milieu d’un bouquet de végétation. Récemment, il a été abandonné par une partie de ses habitants, qui ont émigré sur Diadié, village plus près du Comoë, et ne comporte en ce moment que quatre familles.
Je fus reçu cordialement par un vieux musulman, qui, le lendemain, mit son fils à ma disposition pour m’accompagner jusqu’à Kolon.
Jeudi 3 janvier. — En quittant Kolon, le guide nous fit traverser deux villages sans importance, Dadougou et Toura, où nous nous arrêtâmes quelques instants pour satisfaire à la curiosité des habitants. A Koniéné, qui est un grand village composé de plusieurs groupes, il me fallut rester une bonne demi-heure, les habitants voulant me faire boire du lait. A mon arrivée, le chef, ou celui qu’on me montra comme tel, me conduisit chez un pèlerin de la Mecque qui a fixé sa résidence ici, quoiqu’il soit originaire de Djenné. Ce musulman, qui est un homme fort bien élevé, m’accueillit de son mieux et voulut me forcer à accepter l’hospitalité chez lui ; mais, mon personnel ayant dépassé le village, j’eus un prétexte tout trouvé pour obtenir ma liberté et continuer ma route sur Kolon, où je n’arrivai, par suite de ces retards, que vers une heure de l’après-midi.
A Kolon, qui est également un gros village, je fus presque choyé, y ayant rencontré des jeunes gens dont j’avais fait connaissance près de Léra et à Kong même ; ils se souvenaient encore fort bien de mon nom et le répétaient à tous les curieux.
Les Mandé de toute cette région me connaissent sous le nom de lieutenant Binger, et prononcent : iétenan Binzé. Ces amis furent sans pitié, et malgré mon extrême fatigue il fallut leur raconter mon voyage de a à z, sous peine de les froisser. C’est tout au plus si on me laissa quelques instants pour mettre mon levé au net.
Vendredi 4 janvier. — Les marchands chargés mettent trois jours pour se rendre de Kolon à Kong ; ils font étape à Déléguédougou et Kongolo. Suffisamment entraîné à la marche, et ne craignant plus les étapes trop longues, je me décidai à brûler Déléguédougou et à aller coucher à Kongolo. En route, je fis la rencontre de deux hommes de M. Treich qui venaient au-devant de moi avec un âne, que je m’empressai d’utiliser. A part la question de la selle, qui était très primitive, ce bourriquot, de belle taille et très vigoureux, constituait à défaut de cheval une excellente monture. Il me porta gaiement à un petit campement, un peu au delà de l’emplacement d’un village où s’embranchent les chemins qui viennent de Kawaré et de Korobita. A ces lieux de halte, où l’on s’arrête généralement pour laisser passer les heures chaudes, je trouvai à acheter des papayes, des bananes et des ignames auprès des femmes qui se rendaient au marché de Kong, de sorte que, sans trop de privations, nous passions deux ou trois heures à l’ombre des arbres d’un des deux ruisseaux qui font leur jonction un peu plus au nord. De là à Kongolo il n’y a qu’une bonne heure de marche. Le chef de village auquel je demandai l’hospitalité me connaissait depuis mon premier passage à Kong : je fus fort bien reçu par lui et ses gens ; ils m’offrirent tout ce qu’ils pensaient m’être agréable. Aussi, le lendemain, après une bonne nuit de repos, je ne fis qu’un saut de Kongolo à Kong, où j’entrai à huit heures du matin.
Samedi 5 janvier. — A trois kilomètres de la ville, je rencontrai Diawé qui venait au-devant de moi avec un cheval de M. Treich. Impatient de rejoindre mon compatriote et de prendre connaissance des nouvelles de notre chère France, je traversai au galop Marrabasou, répondant de mon mieux à tous les teinturiers qui me saluaient, et me dirigeai sur l’habitation de mon ancien hôte, chez lequel M. Treich était descendu. Arrivé, grâce au cheval, presque en même temps que le courrier qui devait annoncer mon arrivée, je surpris M. Treich au moment où il se disposait à aller à ma rencontre.
L’émotion que je ressentis est difficile à décrire. Je tombai dans les bras de ce brave compatriote, qui, à peine remis d’un long séjour à la Côte de l’Or, s’était spontanément offert pour aller me ravitailler. Il m’apportait, en plus d’une lettre de ma mère, des nouvelles de quelques bons amis, qui me firent oublier toutes mes fatigues et privations.
Pendant que je faisais honneur au pâté et au biscuit que m’offrit M. Treich, il me mit au courant des événements saillants qui s’étaient déroulés en Europe pendant mon absence. Quelques minutes après, un spectateur nous aurait pris pour d’anciennes connaissances ; cette amitié spontanée, propre aux gens d’Afrique, avait déjà fait de nous deux amis.
M. Treich-Laplène.
J’appris que pendant plusieurs mois le bruit de ma mort avait circulé en France. Un courrier que j’avais expédié des environs de Kong le 10 mars 1887, parvenu à Bammako fin juin, avait heureusement fait tomber ces fâcheux bruits et rendu un peu d’espoir à ma famille et à ceux qui s’intéressaient à moi.
Sur l’initiative de M. Verdier, armateur à la Rochelle, propriétaire des comptoirs français d’Assinie et de Grand-Bassam, et par le concours généreux de M. de la Porte, sous-secrétaire d’État aux colonies, et de M. le Ministre des affaires étrangères, un convoi de ravitaillement fut organisé à la Côte de l’Or et confié à M. Treich-Laplène.
Le concours de M. Treich-Laplène ne pouvait que m’être précieux. Il venait de faire un long séjour à la côte, et remplissait avant son départ les fonctions de résident de France à Assinie. En cette qualité, il fit vers l’intérieur deux voyages successifs qui ont abouti en 1887 à la conclusion de deux traités (ces traités plaçant le Bettié et l’Indénié sous notre protectorat). M. Treich m’apportait en outre un stock de marchandises qui pouvaient m’être utiles pour le retour.
Les trois jours qui suivirent mon arrivée à Kong furent employés aux visites qui sont absolument de rigueur dans cette cité soudanienne, sous peine de passer pour un mal élevé. Karamokho-oulé, les chefs des qbaïla, tout le monde enfin me fit bon accueil. Je dus un peu partout raconter les péripéties de mon voyage, aucun peuple n’égalant le Mandé-Dioula en curiosité.
Pendant mon absence, Diarawary était mort : j’allai donc faire une visite à son frère et successeur Lansiri, visite de condoléance et de félicitations.
A cet effet, j’emmenai avec moi, comme il est de coutume, un musulman pour réciter une oraison funèbre ; d’autre part, une bonne partie de mes voisins m’accompagna, de sorte que cette visite revêtit presque le caractère d’une cérémonie.
Pendant la prière funèbre on se frappe le front de la main droite en disant « amina » (amen) chaque fois que l’auditoire le prononce, puis la famille vous dit : « ini-sé » (merci). A ce moment, le visiteur répond : « Allah ma lour souna sira ! » (Que Dieu vous laisse dormir en paix dans votre case !) Cette phrase dite, on donne un cadeau de 1000 cauries quand on est dans l’aisance, ou moins dans le cas contraire.
Cette visite et une lettre en arabe que j’avais composée à coups de dictionnaire et de phrases empruntées, avec quelques modifications, aux ouvrages de Bel Kassem ben Sédira, et que j’avais fait parvenir de Salaga à Kong quelques jours avant mon arrivée, me valurent l’amitié de toute la population ; mes derniers ennemis se rangèrent du côté des gens sages : je ne comptais plus que des amis à Kong. L’entrée facile de M. Treich et l’accueil qu’on lui fit en sont les meilleurs garants. Cette population, qui comptait tant de gens hostiles lors de mon premier passage, était complètement gagnée à notre cause ; elle n’avait pas oublié le nom de France que je lui avais appris avec tant de patience et me faisait l’accueil qu’elle aurait fait à un de ses propres enfants.
Une population aussi bien disposée ne pouvait manquer d’accepter les ouvertures au sujet d’un traité, cette question ayant, grâce à la campagne menée par les amis que j’avais laissés à Kong, fait du chemin pendant dix mois.
Dès mon premier séjour on était décidé à traiter ; mais, devant l’hostilité marquée de certaines gens, Karamokho-oulé crut prudent de laisser les esprits s’apaiser. « Quand tu reviendras, disait-il au moment où je partais pour le Mossi, la question sera vite réglée, laisse-moi faire, l’imam et mes amis nous aideront ».
Depuis deux mois on ne parlait que du traité à signer et de mon retour. M. Treich avait été conduit par les guides d’Ardjoumani au chef de Kawaré (petit village situé à une forte journée de marche à l’est de Kong). Dès son arrivée, Bakary, le chef de ce village, arrière-petit-fils de Sékou-ouattara, et par suite petit-cousin de Karamokho-oulé, avait entretenu Treich de la question du traité : tout faisait donc prévoir une issue favorable. A Kong, mon compatriote engagea cette question avec Karamokho-oulé. Comme on me savait sur la route du retour, il fut décidé qu’on attendrait mon arrivée pour terminer cette importante question. Aussi, dès que j’eus quelques instants à moi, je rédigeai les clauses et les discutai avec Karamokho-oulé. Le 10, les signatures étaient données, et une expédition accompagnée d’un pavillon fut remise à notre nouvel allié.
Visite de condoléance chez Lansiri, à Kong.
Karamokho-oulé a plusieurs cousins (petits-fils de Sékou comme lui) établis sur les principales routes rayonnant sur Kong. Il me pria d’aller avec M. Treich rendre visite à Dakhaba, qui habite Limono. Comme ce n’est qu’une courte étape, et que ce fut ce même Dakhaba qui me fit entrer à Kong, j’accueillis de bonne grâce ses propositions, et le départ fut décidé pour le surlendemain.
Dakhaba et Sabana, le fils de Iamory, dont j’ai parlé lors de mon premier passage, nous reçurent de leur mieux. Notre visite fit grand plaisir à ce vieux brave homme ; Kérétigui, frère de Karamakho-oulé, et Bafotigué, notre hôte, qui nous accompagnèrent, lui ayant appris la signature du traité, Dakhaba s’en réjouit et il fallut lui promettre de revenir ou d’envoyer tous les ans quelqu’un des nôtres à Kong : « Vous pouvez même venir beaucoup (ce qui veut dire en nombre) : tu sais que vous serez toujours bien reçus. »
La nouvelle de cette visite fut fort bien interprétée par les gens de Kong et considérée comme une marque de déférence donnée par nous à celui qui doit par son âge et son rang prendre le pouvoir à la mort de Karamokho-oulé si les choses se passent régulièrement.
La question du traité étant réglée, je songeai à envoyer de nos nouvelles en Europe. M. Treich étant arrivé à Kong avec un personnel plus que suffisant[45], je renvoyai Fondou et Birama, mes deux plus vieux serviteurs, accompagnés de leurs femmes gourounga, porteurs d’un courrier adressé au commandant supérieur du Soudan français par l’entremise du commandant de Bammako. Je leur confiai également deux charges d’effets confectionnés et d’étoffes fabriquées tant à Kong que dans le bassin du Niger, destinés au sous-secrétaire d’État aux colonies. Pour plus de sécurité, il fut en outre décidé que M. Treich, de son côté, enverrait un courrier sur Krinjabo et Assinie par Bondoukou.
Mes hommes quittèrent Kong le 16 janvier, et ceux de M. Treich le 17. Quelques jours après leur départ, j’appris, par un homme de Bobo-Dioulasou qui vint me rendre visite, qu’un captif d’El-Hadj Mahmadou Lamine, de Ténetou, était arrivé à Dioulasou un mois après mon départ de cette ville, porteur d’un courrier qui m’était destiné. Cet homme, atteint de la filaire de Médine, dut prolonger son séjour à Dioulasou jusque dans le courant de juillet et quitta cette région avec la certitude que j’avais fait route pour le Mossi. Ce courrier, en partant de Bammako, s’était dirigé par les régions soumises à Dioma, par le Mianka ou Menguéra sur Bobo-Dioulasou en contournant au nord les États de Samory et de Tiéba[46].
Désireux de continuer ma route de retour par la rive droite du Comoë, je fis part aussitôt de mon désir à Karamokho-oulé, qui s’empressa d’y satisfaire. Les quelques jours qui précédèrent mon départ furent employés par lui à faire prévenir les régions avoisinantes de mon prochain passage. Nos préparatifs ne furent pas longs. Le départ de Kong fut fixé au 21 janvier. Dans les visites d’adieu que je fis avec M. Treich, j’eus la satisfaction de constater que tout le monde à Kong n’avait plus qu’un seul désir, celui de voir les chemins s’ouvrir vers la côte le plus vite possible. Active et laborieuse, cette population comprend qu’une voie sûre vers le golfe de Guinée lui rapportera de grands bénéfices et lui ouvrira un nouveau débouché pour son industrie. Partout on ne songe qu’à cela à Kong. Tributaire pour les articles d’Europe des gens de Bondoukou, de Salaga et de l’Anno, la population attend avec impatience le jour où elle pourra s’affranchir et entrer directement en relations avec nous.
A sept heures et demie du soir, la veille de notre départ, l’imam Sitafa Sakhanokho vint, accompagné de son frère et de quelques amis, me faire ses adieux, me souhaiter bon retour et me prier de saluer de leur part « le Président de la République et tous les anciens de France », pour me servir de son expression.
La démarche de cet homme, qui jouit par sa situation comme chef religieux d’une grande considération à Kong, et qui s’était jusqu’à présent tenu sur un terrain de neutralité à mon égard, prouve jusqu’à quel point la population est gagnée à la France. Nous serions bien coupables de ne pas profiter de ce mouvement vers nous, si nous ne continuions à entretenir de bonnes relations avec les gens de Kong, car je les place bien au-dessus des autres peuples que j’ai eu l’occasion de visiter dans mon voyage. Il est de notre devoir et de notre intérêt de conserver leur amitié, qui nous est offerte bien loyalement et dans le seul désir de voir la civilisation et le bien-être pénétrer chez eux.
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Quelques jours avant notre départ, il m’est arrivé une histoire bien plaisante qui n’a pas manqué de nous procurer de l’agrément à Treich et à moi.
On se souvient que, dans le sauf-conduit des gens de Kong on parle d’une femme laissée par moi à Kong. Je dois ici en dire deux mots :
Nion, c’est le nom de cette jeune femme, était marchande de niomi (galettes de farine de mil ou de maïs) sur le marché de Tiong-i. Mes hommes lui en achetaient de temps à autre, et presque tous les matins elle nous envoyait quelques galettes, attention pour laquelle Diawé ou un autre de mes hommes allait lui porter de ma part quelques perles ou un peu d’étoffe.
Un beau jour elle disparut, et mes hommes vinrent me rapporter que son père, qui habitait Fourou, venait de mourir, et que le chef des sofas avait confisqué sans autre forme de procès toute la famille du défunt sous prétexte de se couvrir d’une dette.
Ce procédé barbare n’existe pas généralement pour les gens du pays même, on n’en use qu’à l’égard des étrangers. — Nion était originaire de Ngokho dans le Follona et appartenait à une famille tagoua : c’est ce qui explique pourquoi l’on avait agi avec si peu de scrupules.
Quelques jours après sa disparition de Tiong-i, Nion arriva à Fourou avec une caravane d’esclaves : elle était comprise dans un lot d’esclaves destiné à servir à l’achat d’un cheval.
Je n’avais jamais vu cette pauvre femme, mais comme mes hommes semblaient avoir de l’affection et de la pitié pour elle, j’allai voir le chef de la caravane, décidé à faire ce qui était possible pour qu’on lui rendit la liberté.
Diawé plaida sa cause avec chaleur, me persuada qu’elle serait utile pour préparer la nourriture indigène, blanchir mon linge, et qu’elle rendrait en outre un service signalé à notre convoi, car elle parlait parfaitement le siène-ré.
J’entrai donc en pourparlers pour l’acheter et fis venir le chef de la caravane, qui y consentit à la condition que je lui donnasse une autre femme à sa place et que je lui payasse une différence.
Un des deux Haoussa résidant à Tiong-i me proposa de faire l’échange avec une de ses captives que je lui payerais 6 pièces de calicot à 4 fr. 30, soit 25 fr. 10, et deux blouses de rouliers, plus dix-sept pierres à fusil. Je ne sais pas à quel trafic le Haoussa se livra, mais le soir j’étais en possession de la jeune femme, que je m’empressai de libérer devant mes hommes.
« Ne m’abandonne pas ici, me dit-elle en pleurant, car demain on me reprendrait : je suis seule et sans défense, tandis que si je t’appartiens, je serai sûre que personne ne me réclamera plus. Je préfère être ta propriété. Les blancs sont bons, je l’ai entendu dire, et je veux être à toi. Tu seras content de moi, je ne demande qu’à travailler, à te faire la cuisine et à te chasser les mouches quand tu dormiras, et puis je porterai des bagages. »
Je l’habillai proprement avec quelques coudées d’étoffe, lui donnai un peigne, du corail et quelques verroteries.
Basoma, mon hôte, qui était forgeron, lui confectionna deux boucles d’oreilles à l’aide de deux pièces de 50 centimes en argent.
La pauvre fille était heureuse comme une reine. Basoma lui fit voir le côté heureux de sa nouvelle situation, et au bout de quelques jours elle était tout à fait habituée à nous.
Deux jours après, nous allions à Fourou, où personne ne l’inquiéta.
Elle tomba bientôt légèrement malade.
Elle avait du vague dans les yeux et l’air souvent abattu. Je lui demandai si elle était malheureuse, et bientôt, pressée de questions, elle m’avoua en pleurant qu’elle était enceinte, que pendant les deux nuits qu’elle avait passées comme prisonnière, un des sofas de Samory en avait abusé et qu’elle ne savait même pas son nom.
Je la consolai, ce n’était pas bien difficile : l’incident en lui-même ne la chagrinait pas trop, c’était seulement la crainte de déplaire qui l’avait attristée.
Rassurée sur ce point, elle retrouva sa gaieté. Elle me soigna admirablement au moindre petit malaise et nous rendit, à mes hommes et à moi, de réels services pendant nos nombreuses étapes.
Arrivé à Kong et craignant de ne pas avoir le temps de finir mon voyage avant le dénouement et de voir la pauvre femme malade en route, je demandai au chef de Kong de garder Nion pendant notre absence. A cet effet je lui donnai des ressources pour pourvoir à ses dépenses pendant environ un an.
Lorsque Treich arriva à Kong, fin décembre 1888, Diawé, qui m’avait devancé, lui présenta l’enfant de Nion, né pendant mon absence, en disant : « Ça il y en a petit Binger ».
Treich, en voyant l’enfant, d’un beau noir d’ébène, renia naturellement pour moi la paternité de cette progéniture, persuadé, sans m’avoir jamais vu, que je devais avoir la peau beaucoup plus claire que celle de l’enfant de Nion.
A mon retour à Kong, Nion vint en pleurant se jeter à mes pieds, me présenta une calebasse avec de l’eau et me lava les mains. Puis elle se mit à boire cette eau sale pour me prouver sa joie de me revoir. Le petit fut choyé par toute mon escorte et je l’embrassai devant tout le monde, comme s’il était réellement mon fils. Je pensais qu’accepter la paternité de ce petit être ne tirait pas à grande conséquence dans ces pays et que, sans inconvénient, je pouvais aux yeux de tous passer pour son père.
Tout allait pour le mieux : on me consultait sur l’époque de la circoncision, je payai l’opérateur et la femme qui traitait l’enfant, en un mot j’acceptai avec plaisir toutes les charges qui incombent en cette circonstance à un papa nègre.
Vint le jour du baptême.
Karamokho-oulé, accompagné d’un instituteur et de quelques notables, vint annoncer qu’on allait baptiser mon fils et me pria de choisir un nom. Je lui demandai de bien vouloir lui servir de parrain, et l’on commença la cérémonie. Après les prières d’usage et tous les vœux de réussite et de prospérité, on distribua des cauries aux malheureux, et les dragées de France furent remplacées par une bonne provision de kolas, suivant l’usage à Kong.
Tout semblait aller pour le mieux, lorsque au cours de la cérémonie il se produisit un incident qui ne laissa pas de m’inquiéter pendant quelques instants. Le perruquier, après avoir, suivant la coutume, rasé la tête de l’enfant, se mit en devoir de m’en faire autant ; je protestai naturellement, trouvant que la charge de père avait quelquefois des inconvénients, lorsque Karamokho-oulé, de son ton calme, donna l’ordre au perruquier de raser la tête à un des spectateurs. Comme il fut dit, il fut fait. C’est ainsi que le jeune fils de Nion a, outre son véritable père, qui est inconnu, le père auquel on a rasé la tête, et moi, qui, tout en étant son papa honoraire, passerai toujours pour le vrai. Quoi qu’il en soit, l’enfant s’appellera Karamokho-oulé-Binger.
A Kong il m’aurait été difficile de faire croire le contraire : ces gens-là, n’ayant jamais vu de mulâtres, sont persuadés qu’une femme noire ne peut jamais avoir qu’un enfant noir ou albinos, quand même le père de l’enfant serait blanc ; et inversement, une femme blanche ne peut, d’après eux, n’avoir jamais qu’un enfant blanc, même si son père est noir.
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Lundi 21 janvier 1889. — Quoique notre départ eût lieu au clair de lune, Karamokho-oulé, accompagné de son frère et de quelques amis communs, tint à nous faire la conduite. Sous un arbre, au bord d’un petit marigot qui limite Kong au sud, il nous fit des adieux bien sincères, me recommanda de saluer le Président de la République de sa part et de l’assurer de son entier dévouement, puis il nous remit entre les mains de Bafotigué Daou et de son frère, qui devaient nous accompagner jusque dans le Djimini.
La route de Djimini en quittant Kong se dirige vers le sud-est pendant les premières étapes et est presque parallèle à la route du Gottogo. Le premier village que l’on rencontre se nomme Ténenguéra. Presque inhabité (environ 200 habitants), ce village était jadis très grand et a joué un rôle considérable dans l’histoire de Kong. C’est de Ténenguéra que la fraction des Mandé-Dioula comportant les familles Ouattara, Barou et Daou vint s’établir lorsqu’elle quitta les pays mandé. L’ancêtre des Ouattara, nommé Fatiéba (le père Tiéba), commença une série d’expéditions qui devaient rendre sa famille maîtresse de toute cette région jusqu’à la rivière Comoë. Occupée par une population hétérogène composée de cinq éléments différant assez sensiblement entre eux, cette conquête paraît cependant avoir été assez laborieuse pour occuper tout le règne de Sékou Ouattara. Ce prince, successeur de Fatiéba, termina son règne par une série de massacres qui finirent par rendre les Mandé-Dioula maîtres de Kong même, où s’étaient réfugiés les derniers éléments de résistance (voir chapitre Kong).
Cette population, dont on retrouve encore des vestiges dans toute la région, est connue actuellement par les Mandé-Dioula sous le nom de Sonangui, nom qui veut plutôt désigner les captifs armés, c’est-à-dire ceux qui peuvent être utilisés en cas d’expédition, car les Mandé-Dioula musulmans ne font la guerre que tout à fait exceptionnellement, à la dernière extrémité.
Les Sonangui comprennent :
1o Une fraction de Pakhalla, qui habitent quelques petits villages de la rive droite du Comoë ;
2o Une autre fraction des Pakhalla, qui se dénomme Nabé, habitant surtout Gaouy et Koulla ;
3o Quelques familles Zazéré, qui, tout en se rattachant ethnographiquement aux Pakhalla, semblent s’être détachées depuis plus longtemps de cette famille. Ces Zazéré, contrairement aux Pakhalla et Nabé, sont tatoués ; ils portent sur les joues une volute ;
4o Au nord de ces trois peuples se trouve, disséminée dans quelques villages, une fraction des Komono, qui s’appelle Miorou ; elle parle le komono et a conservé le tatouage de ce peuple ;
5o Enfin, vers le sud-ouest et autour de Kong, on trouve encore quelques Fallafalla (fraction des Tagoua). C’est à eux qu’appartenait Kong, ou plutôt le village sur l’emplacement duquel s’élève actuellement la ville, car la cité actuelle a été créée par les Mandé-Dioula.
A Ténenguéra habite un arrière-petit-fils de Sékou Ouattara (Massa Gouli) ; il est le fils puîné de Pinetié, qui a quitté le pays et est établi actuellement au nord de Bobo-Dioulasou, chez les Tagouara. Ce parent de Karomokho-oulé n’étant pas levé au moment de notre passage, cela nous épargna une visite et nous permit d’arriver de bonne heure à Mélenda, après avoir traversé le petit village de Gougollo.
A Mélenda réside Dabéla, le frère aîné de Massa-Gouli. C’est chez lui que Bafotigué nous fit descendre. De même que beaucoup de noirs, fils de chef, ce jeune homme se figure que, comme descendant de Sékou, il doit s’abstenir de travailler : aussi vit-il presque dans la misère et ne put nous recevoir que fort modestement.
Mardi 22 janvier. — Dabéla nous dirige sur Bogomadougou, où habite Badioula, huitième petit-fils de Sékou Ouattara. En l’absence de ce chef, parti aux funérailles d’un ami, à Sokolo (route du Gottogo), nous sommes reçus par Sory, son chef de captifs, qui nous donne quelques provisions en ignames et mil, et nous facilite l’achat d’une chèvre au prix de 1750 cauries.
Mercredi 23 janvier. — Kourou, où nous faisons étape, est le dernier village des États de Kong dans cette direction. Au delà on entre dans le pays de Djimini, qui est indépendant. A Bougou, petit village au nord de Kourou, on me fait faire un détour avec le cheval, cet animal étant considéré par ce village comme un tenné (fétiche qui porte malheur).
Pour le pays de Djimini et l’Anno (Mangotou), c’est l’âne qui répand la terreur ; aussi les marchands, quand ils viennent du nord, ne peuvent-ils dépasser Kourou avec les ânes, et quand ils viennent de l’est, de Bondoukou ou de Baoulé, doivent-ils les laisser à Tenko (rive gauche du Comoë).
C’est pour cette raison que nous avons été forcés de nous défaire de l’excellent âne de M. Treich qui aurait pu nous rendre de réels services. N’ayant qu’un cheval pour nous deux, nous faisons nos étapes moitié à pied, moitié à cheval.
A quelque chose malheur est bon : cela nous obligeait à nous refaire un peu à la marche, car bientôt il faudrait aussi nous défaire du cheval. Le sorgho n’est plus cultivé au delà du Djimini, et le climat du pays d’Anno est aussi funeste aux chevaux que celui du Diamman, où j’ai perdu mes deux dernières bêtes. D’autre part, je ne crois pas que, même avec une grosse provision de grain pour les chevaux, on arriverait à traverser la forêt.
Les sentiers qui existent ne sont que des pistes à peine visibles pour des gens exercés ; ils sont difficiles à suivre à cause des nombreux troncs d’arbres tombés en travers ; les lianes ne permettent même pas aux porteurs de passer avec des charges sur la tête ; ils doivent agencer leurs colis en forme de hotte afin de pouvoir se faufiler à travers la brousse, qu’ils ne peuvent franchir le plus souvent qu’accroupis.
Les racines enchevêtrées font saillie sur le sol ; le cheval marcherait avec difficulté, même sans cavalier. Enfin les ravins sont souvent érodés et ont des berges à pic, dans du terrain argileux et détrempé, et il faudrait, comme cela m’est arrivé dans mon itinéraire de Bondoukou à Amenvi, s’arrêter plusieurs fois pendant une étape afin de tailler des rampes d’accès et débroussailler pour livrer passage au cheval. D’autre part, le fourrage fait absolument défaut ; les rares clairières que l’on traverse sont couvertes de chaume clairsemé et aqueux, que les chevaux refusent, et, sous bois, le sol n’est tapissé que de jeunes pousses d’arbres mêlées à des fouillis d’ananas. L’humidité extraordinaire qui règne dans la forêt est également un important facteur avec lequel il faut compter.
Diawé, mon premier domestique, avait quitté Dogofili, son village, y laissant une jeune fille qu’il devait épouser. Ce brave garçon songeait continuellement à s’en retourner, mais par délicatesse il n’osait m’en parler, ayant pris l’engagement de m’accompagner jusqu’à la fin de la campagne. Désirant le récompenser pour le dévouement dont il avait fait preuve pendant toute la durée de nos pérégrinations, une fois arrivés à Kong je lui offris de s’en retourner vers Bammako avec les deux hommes chargés du courrier. Il refusa et ne consentit à me quitter que sûr de me voir en bonne route, de sorte qu’il m’accompagna jusqu’à la frontière des États de Djimini. Là, il fit retour avec Bafotigué, dont le frère devait, sur les instructions de Karamokho-oulé, nous accompagner jusqu’à Ouandarama et nous remettre entre les mains de Péminian.
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Le 16 mars dernier, une dépêche adressée au sous-secrétaire d’État aux colonies m’apprenait la mort de M. Treich-Laplène, le courageux jeune homme qui s’était offert pour aller du golfe de Guinée au-devant de moi.
M. Treich-Laplène était revenu épuisé par les émotions et les fatigues qu’il avait eu à supporter pendant ce trajet de sept mois. Hélas ! le courage et l’audace ne sont pas seuls nécessaires dans ces contrées : il faut un tempérament de fer pour résister aux privations et au reste.
A peine rentré en France, le Gouvernement, confiant dans le tact et l’énergie de Treich, le renvoya à la côte avec mission d’organiser administrativement notre nouvelle colonie de Grand-Bassam. C’est dans l’accomplissement de cette mission que la mort est venue nous le ravir.
Ayant souffert avec lui et partagé ses peines pendant plusieurs mois, j’ai été à même d’apprécier tout ce que son caractère renfermait de généreux, de désintéressé : il ne connaissait que le devoir. Dans les deux dernières lettres que Treich a écrites à sa mère, il se sent malade, mais ne veut à aucun prix abandonner son poste : « Ma présence est nécessaire ici, dit-il : je ne quitterai qu’à la dernière extrémité ».
J’avais beaucoup d’affection et d’estime pour Treich ; la nouvelle de sa mort a été bien pénible et bien douloureuse pour moi. J’avais pour lui la plus profonde amitié, celle qui est basée sur des souffrances communes, et je l’estimais infiniment.
Treich était un vaillant, un patriote et, par-dessus tout, un modeste. Si sa mère pleure aujourd’hui, à l’amertume de ses larmes doit se mêler un consolant souvenir de légitime fierté, celui que son fils est estimé et regretté par tous ceux qui l’ont approché, et que sa belle conduite et le vaillant patriotisme dont il était animé ne l’ont jamais écarté du sillon du devoir.
CHAPITRE XIV
Dans le Djimini. — Ethnographie. — Dakhara. — Industrie, commerce. — Les régions limitrophes. — Kamélinsou. — Le Comoë. — Premières plantations de kolas. — Arrivée dans la capitale de l’Anno. — Honnêteté proverbiale des habitants de l’Anno. — Industrie, commerce, agriculture. — Départ pour Aouabou. — La marmite fétiche. — Populations de l’Anno. — Mœurs, coutumes, armes, ustensiles. — Un mot sur Sansanné-Mango. — Entrevue avec Kommona Gouin. — Palabres. — Histoire de l’Anno. — Routes commerciales. — Un animal inconnu. — Appellations agni pour l’or. — Départ d’Aouabou. — Entrée dans la grande forêt. — Un mal gênant. — Les mines d’or. — Le fouto. — Rencontre de Gan-ne. — Voyage en hamac. — Bizarre médication indigène. — Comment on voyage dans la forêt. — Longues et pénibles étapes. — Arrivée sur les bords du Comoë.
Jeudi 24 janvier. — Le pays de Kong est séparé du Djimini par une zone inhabitée de 25 kilomètres de profondeur, coupée par une petite rivière de 7 à 8 mètres de largeur nommée Kenguéné, qui sert de frontière entre les deux États. Pendant cette marche j’ai observé plusieurs soulèvements de grès ou de granit de 30 à 50 mètres de relief environ, et, vers le sud, un autre groupe de collines peu élevées. D’après leur orientation, ces petites boursouflures et poussées semblent se rattacher au système du pic des Kommono, auquel elles se relient par les hauteurs de Gouroué-Gaouy-Samata.
Tout près de Ouandarama, il y a du splendide granit bleu, qui émerge des deux côtés de la route, ce qui force les habitants à étendre leurs cultures assez loin.
A Ouandarama, notre logeur, un brave musulman nommé Karamokho Sirifé, nous fit admirablement recevoir par Péminian, chef des trois villages qui constituent Ouandarama ; il nous donna des poulets et plusieurs charges d’ignames et refusa absolument de nous laisser quitter son village le lendemain.
Les trois groupes qui forment Ouandarama sont respectivement habités par des Mandé-Dioula, des Mandé-Ligouy (Veï), que l’on appelle ici Kalo-Dioula, et enfin par les autochtones, ou plus anciens occupants, les Kipirri. Ces derniers ne sont qu’une fraction des Siène-ré, comme je l’ai de suite constaté, beaucoup de femmes ayant la lèvre supérieure percée, et les jeunes gens portant des plumes blanches dans les cheveux. Par la forme de leurs briquettes et leur façon de construire les cases rondes, par leur tatouage, la variété de leurs bœufs et surtout l’idiome qu’ils parlent, ils sont plutôt à rattacher aux Siène-ré du Follona, qui diffèrent assez sensiblement des Siène-ré du Kénédougou, du Pomporo et du Mienka.
Péminian était frappé de ce que je saisissais une partie de sa conversation avec un de ses amis, mais lorsque je lui eus expliqué que j’avais traversé le territoire d’un peuple qui parle leur langue et qui se trouve dans l’ouest, il me raconta avoir déjà entendu dire par des vieux qu’il existait des gens de leur race dans l’ouest, mais il ignorait si ses ancêtres sont venus de l’ouest ou si ce sont les Follona qui ont émigré du Djimini vers le Kénédougou.
Il est plus simple de supposer que quand les Tagoua sont venus se fixer dans le Tagouano, la poussée qu’ils ont produite a séparé les Siène-ré en deux tronçons, dont le moins important a été rejeté dans le Djimini. Les Kipirri ont un village très propre et des cases en fort bon état. On peut en dire autant des Mandé-Dioula et des Ligouy, qui font tous les deux usage de constructions rectangulaires à toit en chaume. L’ensemble de ces villages ne laisse que le regret de n’y rencontrer aucune physionomie féminine passable. J’ai rarement vu le sexe faible aussi mal partagé que dans ce pays.
Ouandarama est très riche en bœufs ; ce n’est qu’un immense parc, dont j’estime le nombre à deux ou trois cents têtes de bétail.
Samedi 26 janvier. — Péminian, qui jouit d’une certaine influence dans cette partie du Djimini, nous donna un de ses captifs devant nous conduire à Domba Ouattara, chef du Djimini, nous recommander à lui de la part du chef de Kong, et le prier de nous faire conduire au chef de l’Anno ou Mangotou.
Précédés du guide, nous suivîmes pendant quelques kilomètres la route qui conduit dans le Diammara par Dabakala, autre village important du Djimini, puis nous nous dirigeâmes sur Koroniodougou et Kangransou, deux villages mandé très propres où l’on semblait s’occuper avec activité du tissage et de l’élevage du bétail, partout fort prospère. Nous fîmes ensuite une petite halte dans un village kipirri nommé Samasokhosou (« village des perceurs d’éléphants ! ») où le chef nous fit un cadeau de 200 cauries ! regrettant, disait-il, que nous ne vinssions pas lui demander l’hospitalité. De là à Dombasou il n’y a que deux petits villages à traverser.
Le village où réside Domba-Ouattara, chef du Djimini, est connu sous trois noms différents. On l’appelle indifféremment Dombasou, Dakhara ou Kaffoudougou.
Dombasou veut dire « village de Domba ». Dakhara signifie « campement, lieu où se trouvent le chef et l’armée, quartier général ». L’autre nom, Kaffoudougou, est tiré d’un village du Kipirri, qui est situé à quelques kilomètres dans l’ouest et qui, primitivement, servait de capitale au Djimini.
Dakhara n’est pas de création récente, à en juger par ses habitations délabrées et les ordures entassées à portée du village ; aussi le séjour n’en est-il pas précisément agréable. On peut cependant faire quelques promenades dans les sentiers menant à un fourré qui limite le village au sud et sur la bordure duquel poussent quelques citronniers et des pourguères (Jatropha curcas), que je n’ai vu nulle part atteindre un pareil degré de vigueur. J’ai trouvé des pieds ayant 25 centimètres de diamètre, de véritables troncs. On cueille les fruits pour en faire du savon ; les graines sont un violent émétique, l’huile qu’elles renferment purge à la dose de 10 à 12 gouttes : c’est un purgatif violent ; à dose élevée, c’est un poison. Les feuilles de la pourguère sont rubéfiantes dans quelques espèces. On ne se sert de la pourguère pour faire du savon qu’à défaut du cé, qui ne produit plus sous cette latitude, et de l’arachide, qui n’est cultivée que sur une trop petite échelle.
Dakhara étant un des derniers villages où l’on cultive le sorgho et pour ainsi dire la limite sud où le cheval peut vivre, je fis mettre en vente la jument de M. Treich. Il ne manquait pas d’amateurs, la bête étant plus belle que celles du village ; la grande question était d’en obtenir en payement autre chose que des cauries. Comme il n’y a que peu d’or, qui vient de l’Anno, il nous fallut accepter trois captifs, un homme déjà âgé et deux femmes de trente à trente-cinq ans, gens dont M. Treich se proposait de doter l’école d’Elima, près d’Assinie.
Domba-Ouattara est un petit vieillard dont la période d’activité est presque terminée, mais il a un frère, Brahima-Ouattara, qui a la physionomie et toutes les allures d’un vieux militaire : c’est à lui que reviendra le pouvoir. Le trouvant fort bien disposé à notre égard, j’usai de son influence pour amener son frère Domba à placer le Djimini sous notre protectorat.
Le vétéran, comme l’avait baptisé Treich, fut pour nous un excellent auxiliaire, et la veille de notre départ il décida son frère à signer le traité et à prendre notre pavillon.
Jeudi 31 janvier. — Domba nous fit diriger sur Iaousédougou et nous adressa au chef du village kipirri qui est à l’ouest du village mandé.
Cette région est bien peuplée ; nous traversâmes successivement Samasokhosoufittini, Djimbaladougou, Sandiokhosou, appelé aussi Sibicoro (qui signifie « à côté des rôniers »), gros village sur la rive droite d’un ruisseau à eau courante, aux abords marécageux, qui porte le nom de Songounkô, puis Agouadougou, Natéré et Gouérécoro.
Tous ces villages ont un troupeau de bœufs, des chèvres et quelques moutons. On semble y cultiver avec succès le coton et le riz.
Dans le Djimini on fabrique beaucoup de poterie, réputée dans toute la région, à cause de sa parfaite cuisson, qui est exclusivement faite avec l’écorce du mana. Cette plante, arbuste dans certaines régions et arbre dans d’autres, ressemble comme écorce et feuilles au cé. Elle est bien connue de tous les indigènes, qui se servent des petites branches comme bois à frotter les dents. Sans la cuisson à l’écorce de mana et le vernis au sounsoun, la poterie n’a pas de valeur chez les ménagères soudaniennes.
Vendredi 1er février. — Entre Iaousédougou et l’Anno ou Mangotou, le Djimini porte le nom de Bandokho. Ce nom, comme je le supposais d’abord, ne correspond pas à un ou deux villages ; on peut dire qu’il s’applique à tout le district sud du Djimini, dont il fait partie et dont il est séparé par une ligne de collines peu élevées, traversées par de mauvais sentiers.
Comme j’étais mal renseigné et que le guide m’avait fait changer d’itinéraire, je perdis un jour, en faisant des étapes trop courtes. Par suite de ce malentendu, je campai le 1er à Konwi, le 2 à Niamaniondougou, et ce ne fut que le 3 que j’atteignis Kamélinsou, premier village de l’Anno.
Le Djimini m’a paru fort bien peuplé. J’estime la densité de sa population à 12 habitants par kilomètre carré. Elle est composée mi-partie de Kipirri (de race siène-ré), mi-partie de Mandé et de Kalo-Dioula (veï) venus de Diammara. On y cultive surtout le coton, à l’aide duquel on fabrique des étoffes toujours rayées bleu et blanc, d’un bon marché exceptionnel. Ces étoffes sont connues dans toute la boucle du Niger et donnent lieu à un mouvement d’affaires très important pour le Djimini ; elles se vendent presque à aussi bon marché que les cotonnades blanches du Mossi, auxquelles elles font, dans la région de Salaga, une très sérieuse concurrence. Les gens du Djimini s’occupent aussi de la vente du kola blanc, qu’ils vont prendre chez les producteurs mêmes ; ce fruit est cultivé avec succès dans l’Anno, comme nous le verrons plus loin. A l’aide du kola et des cotonnades, ils se procurent du sel et des captifs, qu’ils échangent, dans l’Anno, l’Indénié ou le Baoulé, contre de la poudre et des fusils ; ils alimentent d’armes et de munitions les guerriers d’un Mandé nommé Morou, parti de Sakhala (Ouorodougou), qui ravage depuis quelques années le Tagouano. Je n’ai pu obtenir de renseignements précis sur cet aventurier ni sur le pays qu’il occupe, ce Morou n’ayant pas de résidence fixe et errant dans la région à l’instar des colonnes qui opèrent dans le Gourounsi.
Ce que l’on m’a affirmé, c’est que pour se rendre chez Morou on trouve d’abord une assez grosse rivière, nommée N’do, qui se jetterait dans un fleuve que les noirs appellent Isi et que l’on traverserait également. S’agit-il d’un affluent du Bagoé, ou de ce cours d’eau lui-même, ou bien d’affluents de droite du Comoë ? de la rivière de Dabou, ou même du Lahou ? c’est ce que je me suis demandé bien longtemps.
Pendant mon séjour à Aouabou chez Kommona Gouin j’ai obtenu quelques détails sur cette région et les cours d’eau qui la sillonnent. La rivière Ndo traverse le Diammara, colonie mandé de la famille veï, originaire du Ouorodougou et venue par le Kouroudougou et le Tagouano. Les familles ouattara de Diarawary, chef de village à Kong, et de Domba, chef du Djimini, viennent également du Diammara (qui veut dire « pays des étrangers »). Le Ndo, qui est peu important, se jette dans une grosse rivière nommée Nji et Isi, guéable en été, mais impossible à traverser pendant les hautes eaux ; on m’a dit qu’elle rejoignait la rivière de Mouoso (Grand-Bassam), mais c’est faux. Les indigènes identifient la lagune Ebrié avec le Comoë. Des gens qui connaissent Dabou m’ont affirmé que la rivière de Dabou porte le nom d’Isi ; elle traverse le Tagouano et le Bahouri ou Baoulé, auquel elle a donné un de ses noms, car l’Isi est connue aussi par les Mandé sous le nom de Baoulé.
Le Kouroudougou est arrosé par une rivière encore plus importante que l’Isi et qui porte le nom de Bandamma ; on la dit navigable et on la passe en pirogue presque toute l’année pour se rendre à Kanyenni. Les uns m’ont dit qu’elle recevait l’Isi, d’autres qu’elle rejoignait la mer (?) ; d’autres, enfin, m’ont assuré que c’est un cours d’eau distinct. Dans ce cas-là, ce serait la rivière de Lahou (voir le chapitre XVI).
Par suite de la route indirecte que j’ai suivie, je n’ai pu observer à loisir le mouvement commercial entre Kong et l’Anno, les marchands passant généralement par une route plus à l’ouest, celle qui traverse Koumarasou. Je puis cependant dire que l’article le plus importé par cette voie est le beurre de cé des Komono et surtout la ferronnerie de la région Bobo-Dioulasou. Le kola blanc, rapporté en échange, va beaucoup sur Kong, qui l’exporte sur Léra, Niélé et Bobo-Dioulasou ; ce fruit a son débouché plutôt vers l’est, car il s’en évacue de grandes quantités sur Bouna, Boualé, Bondoukou et Salaga, qui fournissent en partie le sel à cette région.
Dimanche 3 février. — Kamélinsou, comme je l’ai dit plus haut, est le village frontière de l’Anno quand on vient du Djimini ; il est habité exclusivement par des Gan-ne, et porte pour cette raison aussi le nom de Gan-nesou. Nous fûmes reçus par un beau vieillard à barbe blanche qui s’empressa de nous faire installer de son mieux, car les cases de ce village sont fort mal entretenues. Les femmes et les jeunes filles se sont toutes crues obligées de nous faire un cadeau, de sorte que le riz, les ignames, bananes, papayes et poulets ne nous ont pas manqué.
Ce village, quoique d’un aspect misérable, a la réputation d’être riche. Beaucoup d’habitants en effet portent comme bijoux des pépites d’or. Ils m’ont aussi paru travailleurs et possèdent des plantations de kolas. Les femmes s’occupaient de la cueillette du fruit et triaient les kolas par grosseurs et par qualités. J’ai vu aussi à Kamélinsou préparer du savon avec le fruit du kobi, qui est assez commun par cette latitude.
Lundi 4 février. — Le chef de Kamélinsou, au lieu de nous faire conduire directement sur Mango (Gouènedakha), nous fit mener à Moroukrou ou Moroudougou, où résident deux chefs parents du roi de l’Anno. Comme ce détour me rapprochait du Comoë, sur lequel je voulais me procurer quelques renseignements, je ne fis aucune observation et me laissai conduire à Moroukrou[47], où nous fûmes bien accueillis par Lendou et Gouami, les chefs de l’endroit.
Le Comoë (rivière d’Akba) a ici plus de 100 mètres de largeur ; il est très fortement encaissé ; actuellement encore, il n’est pas guéable, et les perches ne peuvent servir à manœuvrer les pirogues que sur les rives. Les gens du village viennent y prendre leur eau ; les femmes descendent, pour la puiser, par un sentier presque à pic, qu’elles remontent avec adresse leur potiche sur la tête, ce qui serait presque un tour de force pour des Européennes.
D’après le dire de toutes les personnes que j’ai eu l’occasion d’interroger, le Comoë, dans la partie entre Nabaé à Moroukrou et de ce point à Attakrou[48], n’offrirait pas de difficultés à la navigation en pirogue ; les indigènes n’utilisent pas le fleuve pour leurs communications ; ils donnent comme raison qu’ils ne sont pas experts dans la fabrication des pirogues ; en cela je suis absolument d’accord avec eux : les embarcations que j’ai vues sont toutes grossières, massives et peu maniables ; avec de telles pirogues il ne faut pas songer à naviguer, elles sont tout juste bonnes à traverser la rivière.
En revenant du Comoë, les gens du village nous firent voir l’endroit où les guerriers de l’Anno ont vaincu ceux du Bondoukou, il y a environ soixante ans, sous le règne de Diané, qui, dans cette affaire, tua Sofié, le chef du Bondoukou, un des prédécesseurs d’Ardjoumani.
Femmes puisant de l’eau au Comoë.
Mardi 5 février. — Le lendemain, Gouami nous fit faire étape dans le centre le plus important de l’Anno. S’il existe une question embrouillée pour le voyageur, c’est bien celle de la dénomination de ce marché. Beaucoup de Mandé désignent le centre commercial de la région par Mango, et la région sous le nom de Mangotou (brousse de Mango) ; l’un et l’autre de ces noms sont impropres, car le pays est appelé par ses habitants Anno depuis Kamélinsou jusqu’aux frontières de l’Indénié, et le centre commercial désigné sous le nom de Mango en mandé se nomme ou Groûmania ou Gouènedakha : Groûmania est le nom agni ; Gouènedakha, le nom gan-ne. D’autres appellent aussi Mango Koffésou, quoique ce nom ne se rapporte en réalité qu’à une sorte de faubourg habité par les autochtones.
C’est dans ce faubourg de Koffésou ou Koffikrou (en agni) que l’on nous fit loger. Il n’est éloigné de Groûmania que de quelques centaines de mètres, ce qui me permit d’y aller pendant la grosse chaleur. Des amis que j’y rencontrai me conduisirent chez quelques notables mandé et eurent l’obligeance de me présenter et de me recommander au personnage le plus influent de la ville, à Ahmadou Sakhanokho, dont l’amitié me fut très précieuse lorsque le moment vint de traiter avec le chef de l’Anno.
Groûmania, ou Gouènedakha, ou Mango, ou Koffésou, est composé de trois agglomérations d’habitations.
Au nord, et séparés du village principal, se trouvent deux groupes de cases habités par quelques Gan-ne et quelques gens de race agni ; c’est une espèce de faubourg, nommé Koffésou en mandé ou Koffikrou en agni (Koffi est le nom du chef, et la terminaison dans les deux langues veut dire « maison de »).
Cette ville, irrégulièrement bâtie, comme presque tous les centres de ces régions, est bien située, et entourée de plantations ; on y trouve quelques cocotiers et un ou deux orangers. Groûmania est dans la zone de transition, entre la végétation peu couverte de la région Kong et celle, si dense et si touffue, du bassin inférieur du Comoë. Aux environs, on voit de fort beaux sites, surtout sur les bords du Comoë, près de Siripon et d’Assouadé. En quittant Moroudougou ou Moroukrou, surtout, je fus agréablement surpris en traversant de grandes oasis boisées d’essences rappelant nos hêtres et nos frênes, avec le sol tapissé de petites pousses de toute nuance, produisant un amalgame de tous les verts que l’on puisse rêver.
On ne saurait croire combien une plante ressemblant aux nôtres peut agir sur le moral de ceux qui, depuis longtemps, ont quitté l’Europe : tout se réveille, la patrie vous apparaît, la famille, les amis, le cœur bat fort ; bien que faible, exténué, on se sent revivre ; ces joies sont trop courtes, hélas ! et pendant qu’avec ce brave Treich nous nous laissions aller aux doux rêves du retour, devant nous défilaient, comme pour nous rappeler à la réalité, les troncs dépouillés des arbres à fou, dont l’écorce sert à confectionner les vêtements des Gan-ne et des Agni. De temps en temps, une échappée laissait entrevoir des friches de bananiers, des fouillis d’ananas ou encore une plantation de kolas ; plus loin apparaissaient de petites clairières à peine couvertes d’un chaume rabougri et de quelques termitières avec un gigantesque bombax, dernier survivant d’un village peut-être jadis prospère, mais dont le nom même a échappé aux habitants.
Je ne veux pas quitter Groûmania sans donner au lecteur une idée du mouvement commercial de ce lieu, qui passe pour le plus honnête du monde noir. La loyauté des gens de l’Anno est proverbiale : on peut laisser un colis en souffrance dans un chemin quelconque, il ne sera sûrement pas volé ; l’habitant s’en charge volontiers et le remet consciencieusement à son chef de village, qui jamais n’en disposera et sera toujours prêt à le faire remettre à son destinataire à la première réquisition de ce dernier.
L’industrie de Groûmania consiste surtout en tissage et teinture. On semble s’être spécialisé à fabriquer l’article si avantageux du Djimini : la cotonnade commune blanche à raies bleues, qui fait une si sérieuse concurrence aux produits similaires blancs du Mossi.
Les Mandé de Kong, de Bouna, de Boualé y importent beaucoup de ferronnerie tirée des pays siène-ré et de la partie nord des États de Kong ; en échange, ils se procurent les tissus dont je viens de parler, ou bien alors le kola blanc. Son abondance et son bon marché excessif lui permettent de supporter trente jours de transport et d’atteindre Bobo-Dioulasou ou Salaga en donnant de très gros bénéfices. Dans les villages du Mangotou (alentours de Groûmania), ce kola ne se paye qu’une caurie pièce ; rendu à Salaga, il se vend en gros 25 cauries, et en détail jusqu’à 40. En échange, on prend généralement, dans ces deux autres centres, du sel, qui se vend à Groûmania un prix exorbitant, les communications avec le littoral du golfe de Guinée étant devenues très difficiles, pour des raisons que nous indiquerons dans la suite de notre relation.
A côté de ce mouvement commercial très actif, l’Anno produit le fou en quantité considérable. Le fou est l’écorce d’un arbre qui atteint de grandes dimensions ; le tronc a l’aspect d’un tronc de hêtre. C’est peut-être le même arbre que Schweinfurth signale dans l’Ouganda, l’Oungoro et chez les Monbouttou. Ce voyageur le nomme rokko. C’est probablement l’Urostigma Kotschyanum. La façon de préparer le fou est bien originale : avant de détacher l’écorce du bois, on la bat avec un maillet allongé couvert d’encoches formant des rainures. Cette première opération a pour but de détacher l’enveloppe extérieure de l’écorce, la partie rugueuse qui constitue, à proprement parler, l’épiderme. Ce travail terminé, l’écorce, qui a un aspect rougeâtre, est battue avec des maillets plats sans encoches, afin de la détacher du tronc ; puis, par une série de battages, on arrive à la rendre tout à fait souple et malléable.
Elle présente alors l’aspect d’un grossier tissu dans le genre des nattes en fibres de palmier tressées sur le littoral, ou des tapa des mers du Sud, mais son épaisseur varie entre 3 et 5 millimètres.
Le prix du fou est proportionné à sa surface : j’en ai vu de 3 à 4 mètres carrés.
On en confectionne presque tous les vêtements, surtout le pagne pour femmes, des sacs, des musettes, des bonnets, etc., que l’on teint soit en rouge brun, soit en bleu indigo. Les petits morceaux, les déchets, sont utilisés comme serviettes. Dans le pays de Kong, personne ne sort sans une bande de fou, avec laquelle on éponge la sueur et on se lave. Les très gros morceaux sont utilisés comme emballage, et servent à l’occasion de stores, de portes, de nattes pour dormir, et le plus souvent à réparer les toits que les intempéries ont endommagés.
Les femmes s’occupent beaucoup d’exploiter les feuilles d’ananas, en confectionnant du fil avec ses fibres. Mis en écheveaux, il est vendu écru ou teint en rouge minium à l’aide du kola, ou en bleu avec l’indigo, ou encore en jaune avec le souaran. Ce fil sert aux musulmans à broder les coussabes, les bonnets, les pantalons. A Bobo-Dioulasou, un écheveau d’une douzaine de fils de 1 mètre coûte près de 500 cauries.
Enfin, une des spécialités des marchands de l’Anno est de fournir les armes et surtout les poudres à petits grains, qu’ils tirent d’Assinie et de Grand-Bassam et qui sont les plus appréciées dans toute la boucle du Niger.
Malheureusement, il y a souvent pénurie, les communications vers la mer laissant toujours à désirer et les pays Sanwi étant surtout trop protectionnistes. On peut dire qu’il est presque impossible aux hommes de l’Anno d’arriver à nos comptoirs. Quand nous leur aurons ouvert une route sûre vers la mer, le chiffre d’affaires de nos compatriotes de la Côte se quintuplera.
Mercredi 6 février. — Koffi refusa absolument de nous introduire auprès de Kommona Gouin ou Cabran Gouin, chef de l’Anno, qui réside à Aouabou. Il faut nous rendre au préalable à Boniadougou, où réside Diamdiane, un chef qui jouit de quelque considération dans la région. J’avais bien peur d’être forcé d’accepter son hospitalité, et de subir de nouveaux retards, mais ce brave homme, en nous voyant, Treich et moi, n’a insisté que mollement. La vue des visages pâles a eu l’air de l’impressionner assez fortement pour ne lui permettre de nous regarder qu’à la dérobée. Après l’avoir salué et pris congé de lui, nous nous dirigeons vers le sud-est sur Aouabou, qui n’est éloigné de Boniadougou que de quelques kilomètres.
Aouabou, résidence du souverain de l’Anno, est un bien misérable village, comprenant une trentaine de cases rectangulaires qui abritent la famille royale et quelques captifs de Kommona Gouin.
Sur une place, devant l’habitation royale, se trouvent deux baobabs entre lesquels est une grosse pierre qui supporte un chaudron en cuivre de 1 m. 20 de diamètre. Il y a bien un mois qu’on me berce de cette douce surprise : « Voir la marmite d’Aouabou, qui est tombée du ciel ».
J’ai beau m’évertuer à l’examiner, jamais je ne pourrai me persuader que je suis en présence d’un aérochaudron : il a bel et bien été fabriqué en Europe et même à une époque qui ne doit pas être reculée de plus de deux cents ans. Quel est l’individu qui a pu avoir la constance de le charrier de la mer ici ? Je l’ignore ; toujours est-il qu’il est là, et qu’il fait et fera encore l’admiration de plus d’une génération. Une pierre en guise de billot qui se trouve à côté indique suffisamment qu’il y a à peine une trentaine d’années, au temps où les mœurs achanti étaient encore en vigueur, la pierre et la marmite servaient de lieu de sacrifice. Actuellement, et depuis que l’islamisme s’est infiltré dans la région par les Mandé, ce chaudron n’a plus que le rôle d’oracle : les sorciers du roi le consultent la nuit quand il y a de graves décisions à prendre.
Il n’est pas étonnant que les gens d’Aouabou considèrent plutôt ce chaudron comme tombé du ciel que fabriqué par des Européens, puisque dans la plupart des pays que j’ai visités on ne nous croit pas assez adroits pour faire des fusils. A peu près partout on regarde l’Européen comme un simple intermédiaire entre le noir et des êtres surnaturels habitant dans les profondeurs de la mer qui, seuls, seraient, aux yeux de ces populations ignorantes, capables de fabriquer un canon de fusil ou des soieries.
Cela tient à une fausse interprétation des ouvrages musulmans qui ont pénétré chez les peuples noirs. On y dit : « De l’autre côté de la mer habitent les blancs ». Le noir ne comprend pas qu’il s’agit d’une distance en largeur, il est persuadé que c’est après avoir traversé une couche d’eau considérable en profondeur, qu’on atteint les pays peuplés de blancs. J’ai déjà eu l’occasion de raconter plus haut que l’on me croyait amphibie. Le seul fait de prendre mon tub une fois par jour et de saisir souvent ce prétexte pour éloigner les êtres gênants qui ne me laissaient pas de répit, faisait dire à ces braves gens que pour moi l’existence n’était possible qu’à la condition de passer une partie de la journée au fond de l’eau dans une grande calebasse en toile.
A Aouabou, Treich et moi, nous fûmes reçus royalement. Nous avons été hébergés et nourris par les soins de Kommona Gouin, qui nous fit donner à plusieurs reprises du mouton, et, quelques jours avant notre départ, un bœuf qu’il envoya prendre dans un de ses villages.
Dès la seconde entrevue, et après lui avoir fait un joli cadeau, auquel il répondit du reste en m’envoyant trois pépites d’or, je crus devoir le pressentir sur l’importance qu’il y avait pour lui à se placer sous notre protectorat — comme venaient de le faire le Bondoukou, les États de Kong et le Djimini. Dans une première réunion, qui ne comprenait que quelques chefs des villages voisins, il me demanda de nouveaux délais afin de pouvoir réunir tous les personnages influents de son pays. Pressé par moi, il fit cependant diligence en expédiant de suite des courriers ; de sorte que je n’eus à séjourner en tout que douze jours à Aouabou. Ces lenteurs me donnèrent le temps d’étudier un peu la région et ses habitants.
L’Anno est habité par trois peuples de races distinctes.
Les plus anciens sont les Gan-ne. Ils semblent n’avoir jamais habité que les épaisses forêts de la région où viennent le kola et le palmier à huile. Leur type est caractérisé par une taille au-dessous de la moyenne, une figure ronde et pleine, une peau d’un brun chocolat. J’en ai vu trop peu pour les esquisser comme je le voudrais ; on n’en rencontre guère que quelques-uns par-ci par-là dans les villages, ou encore dans la forêt, portant des charges de fou, de kolas ou d’amandes de palme.
Aouabou : la demeure royale.
Dans ces forêts épaisses, presque dépourvues de sentiers, on ne peut songer à employer des animaux pour les transports, ils ne pourraient passer : tout transport doit se faire à dos d’hommes, sinon en pirogue.
Du reste le cheval et l’âne ne pourraient y vivre. La végétation est tellement vivace, que les graminées atteindraient hauteur d’homme quelques jours après les semailles. La tige serait gigantesque, mais ne produirait pas de graines ; il faudrait se livrer à des défrichements perpétuels ; les lianes et les jeunes pousses envahiraient les cultures et étoufferaient les graminées. Le sol est tapissé de jeunes pousses d’arbres et de bouquets d’ananas, mais on n’y voit pas un brin d’herbe.
Les lianes sont très nombreuses, les branches enchevêtrées les unes dans les autres ; il est impossible de porter sur la tête, les charges tomberaient à tout instant. C’est pourquoi les Gan-ne organisent leur fardeau en hotte — deux lianes servent de bretelles. De cette façon ils ont les mains libres et peuvent se frayer un passage en écartant les lianes ou en les coupant à l’aide d’un long couteau qu’ils portent toujours à la main. Ces couteaux sont de différents modèles. La lame varie de 35 à 50 centimètres de longueur. Les Gan-ne se servent de cette espèce de sabre d’abatis avec une grande adresse. Quelquefois ils fabriquent une grossière gaine en cuir pour y mettre l’arme, et généralement ils l’ornent de deux ou trois coquilles d’huîtres teintes en rouge, qui proviennent de la Côte.
La coiffure des hommes et des femmes gan-ne est celle des Siène-ré. Les hommes ont la chevelure arrangée de toutes les façons et très souvent ornée de perles et de pierres, de petites cordelettes à nœuds et autres ornements.
Les Gan-ne habitent surtout les confins du Baoulé et semblent s’être retirés devant l’arrivée des migrations agni dans l’Anno. Les Agni de l’Anno ont une origine commune avec les Agni de l’Abron (le Bondoukou méridional), de l’Indénié, du Morénou, de l’Alangoua, du Bettié, du Sahué, du Sanwi (pays de Krinjabo), de l’Akapless, des confins de l’Ahua (Apollonie), et même de ceux qui habitent le cours inférieur de la rivière Bandamma (rivière de Lahou), aux environs de Tiassalé (voir le chapitre XVI).
Les Mandé appellent Ton ces gens de race agni ; c’est une appellation impropre : les Ton habitent le Bondoukou central et parlent l’achanti presque pur, tandis que les Agni de l’Anno parlent la même langue que les gens de Krinjabo ; en un mot, ils sont de même famille que les habitants de l’Abron et de l’Assikaso, qu’on nomme Bouanda. Le vrai nom, le nom des indigènes par lequel ils désignent et le peuple et sa langue, c’est Agni.
Les hommes de cette race sont très propres ; ils passent une bonne partie de la journée à se baigner et à se savonner en se servant de fibres d’arbres ou de fou comme éponge. Après chaque bain ils se graissent le corps avec du beurre de cé dans lequel ils introduisent volontiers du musc ou toute autre forte odeur. Il est très rare que les gens de race agni se rasent la tête ; ils ont tous une coupe de cheveux à peu près uniforme : cheveux coupés courts (environ 2 centimètres), de façon à pouvoir les peigner, ce qui est une de leurs grandes occupations.
On peut dire que ces gens tiennent le milieu entre l’Achanti et le Gan-ne. Ils se distinguent surtout de ces derniers par un plus grand luxe dans les vêtements ; en général, ils ne se servent que des cotonnades mandé, tandis que les Gan-ne, à part le fou, ne portent guère que des vêtements en coton teints en bassi (rouge brun). Cette couleur, qui peut être presque considérée comme un indice ethnographique, me paraît importée chez eux, et l’on aurait tort d’y voir un lien de parenté avec la race mandé. Ces derniers, qui ont beaucoup de relations avec les régions productives du kola, ont fort probablement introduit cette teinture chez eux ; en tous cas, l’arbuste nommé bassi n’existe pas dans cette région.
Les peuples de race agni et les Gan-ne semblent, à force d’avoir vécu en commun, s’être adonnés aux mêmes pratiques superstitieuses. Quantité d’objets et d’animaux, et en général tout ce qui est blanc, est fétiche et sacré : les œufs, les poules blanches, certains arbres, etc. Cette coutume s’étend même souvent à des femmes et à des hommes qui, pour se distinguer des profanes, se bariolent de blanc avec de la cendre délayée dans de l’eau.
Ces individus voués au fétiche sont consultés comme oracles dans beaucoup de cas ; ils sont maîtres en l’art d’empoisonner et pratiquent la médecine.
Lorsqu’un malade a besoin du ministère d’un de ces médecins-sorciers, il le fait mander.
L’homme de l’art pose d’abord un fétiche devant le malade, généralement une statuette en bois représentant un homme ou une femme grossièrement exécutée, à laquelle il ne manque jamais les détails anatomiques intimes. Puis le médecin bariolé de blanc danse une sarabande désordonnée autour du malade, et se fait montrer le siège du mal. Après un court massage, il ne manque jamais de retirer du membre malade une éclisse ou un fragment d’os qu’il avait eu soin de dissimuler dans une de ses mains. Le malade ne manifeste aucun étonnement de se voir retirer de sa jambe ou de son ventre un corps étranger, sans incision apparente, et — ce qu’il y a de bien curieux — neuf fois sur dix il se dit guéri !
Si la religion de ces peuples se bornait à ces sottes pratiques, elle serait bien inoffensive, malheureusement les sacrifices humains existent encore chez eux. Ils ont cependant la pudeur de les cacher aux yeux des Européens.
Un Gan-ne dans la forêt.
A la mort de tout souverain ou personnage de marque, on immole quelques victimes, généralement une partie des esclaves du défunt ; puis, pour fêter sa mémoire, ses parents et amis se livrent à des orgies qui ne prennent fin que quand ils ont mangé et bu tout ce qu’ils ont trouvé dans le pays.
On tue les bœufs et les moutons ; le vin de palme et le gin coulent à flots.
Très fréquemment aussi, j’ai vu des femmes porter une poupée en bois serrée dans le dos comme si c’était leur enfant. C’est, paraît-il, un remède infaillible contre la stérilité. Chez d’autres peuples, les Wolof par exemple, les jeunes filles portent aussi quelquefois, en guise d’enfant, un tibia d’animal orné de perles. Je n’ai jamais manqué l’occasion de demander à mon domestique Diawé ce que cela signifiait, afin de m’attirer cette réponse qui me faisait sourire chaque fois : « Ça il y a trop bon pour gagner petit ». Quels heureux peuples que ces noirs : ils ont des remèdes pour tout.
Le blanc est toujours une couleur fétiche. C’est ainsi qu’il y a des pierres et des arbres fétiches, et que certaines îles des lagunes près de Grand-Bassam sont considérées comme telles, à cause de quelques roches blanches qui s’y trouvent.
Les poules blanches sont d’excellents fétiches, et en avaler un œuf est toujours de bon augure.
Dans toute cette région, quand les indigènes ont à vous remercier pour un cadeau que vous leur avez fait, toute la famille et les amis viennent vous dire merci et déposer devant vous un petit caillou, une motte de terre ou encore une paille ou un morceau de bois, en disant « Naçio ».
Dans le Gourounsi j’avais déjà vu une pratique de ce genre ; les indigènes, pour vous demander un cadeau, vous mettent dans la main un de leurs instruments ou outils, ou bien vous le suspendent à l’épaule.
Les villages gan-ne et agni de l’Anno sont presque tous construits d’après un même type, et forment généralement une grande rue unique. Les habitations et leur ameublement sont analogues à ceux décrits dans le Bondoukou, mais construits avec moins de soin et mal entretenus. On trouve, dans presque tous les villages, un ou deux bancs d’une dizaine de mètres de longueur sur lesquels on s’assied pendant les veillées ; ces bancs sont aménagés tout simplement à l’aide de deux troncs d’arbres montés sur un chevalet ; l’un sert de siège et l’autre de dossier.
Les Gan-ne et les Agni ont aussi le banan ou benteng des Mandé, ce fameux hangar où les oisifs viennent se reposer pendant les heures chaudes. Le grenier de ces hangars sert de magasin à ignames ou à maïs.
L’Anno ne se nourrit pour ainsi dire que d’ignames et de bananes, les céréales n’y viennent pas. Ce pays a aussi fort peu de bétail ; cinq ou six villages à peine possèdent quelques vaches, les autres n’ont guère que des moutons et des chèvres.
Les abords des villages sont couverts de broussailles et de bois dans lesquels circulent d’étroits sentiers conduisant aux défrichements, jardins à bananes, à manioc, ou champs d’ignames. Ces deux végétaux forment la base de l’alimentation des peuplades forestières de l’Anno.
Aux quatre points cardinaux du village se trouve un endroit aménagé pour y servir de watercloset ; ou bien c’est une sorte d’échafaudage fait de troncs d’arbres, ou encore un arbre coupé, le long duquel on a creusé un fossé, ou bien encore de véritables fossés avec feuillée, tels qu’on les fait construire dans les campements par les troupiers. Ces endroits se nomment bacaso en langue agni, ce qui veut dire : « l’endroit du morceau de bois ».
Un indigène de race agni faisant sa toilette.
On trouve peut-être ces détails un peu oiseux, mais il est si rare, dans ces pays, de rencontrer des gens propres, qu’il serait injuste de ne pas leur rendre justice.
J’ai vu aux abords d’Aouabou et de plusieurs autres villages, généralement dans le coin de quelque bananeraie, des tombes, au-dessus desquelles est disposé le plus souvent un petit hangar en clayonnage recouvert de chaume, ou bien encore la tombe est dissimulée par une série de branches qui se croisent au sommet.
Dans une ou deux cases, un peu à l’écart du village, se retirent les femmes à une certaine époque. Pendant tout ce temps la femme est considérée comme impure et aucun homme n’a de commerce avec elle.
L’Anno comprend aussi quelques colonies mandé venues du Diammara, du Kong et du Kouroudougou, qui se sont surtout fixées à Groûmania. Ces colonies ont toujours été très puissantes ; elles ont fourni de nombreux contingents lors des guerres qu’ont soutenues le Dagomba, le Mampoursi et le Gondja contre le souverain de Nalirougou.
On sait, comme je l’ai dit plus haut, que les guerriers mandé de Groûmania sont restés sur le théâtre de la guerre et ont obtenu de grandes concessions de terrains sur la route de Yendi au Haoussa, où ils ont créé un centre très important encore et dont l’existence nous a été révélée par les itinéraires par renseignements de Barth. Cette ville s’appelle toujours « le Camp de Mango », Sansanné[49]-Mango. Les chefs actuels de Sansanné Mango sont encore des Ouattara.
Quand la puissance achanti est tombée, d’autres Mandé ont quitté l’Anno et ont fondé des colonies dans le Barabo (rive gauche du Comoë, à l’est de l’Anno). Cette colonie mandé du Barabo est placée sous l’autorité d’Ardjoumani, comme nous l’avons vu.
Pendant notre séjour à Aouabou je me rendais souvent chez Kommona Gouin pour le saluer, lui parler de la France et du commerce des Européens, ce qui l’amena à me confier que depuis longtemps il avait le désir d’entrer en relations avec nos comptoirs de Mouoso (Grand-Bassam). Voici à peu près en quels termes je l’ai engagé à traiter :
« La protection que nous avons accordée à Amatifou (ex-chef du Sanwi) et que nous continuons à son successeur Aka Simadou, est un sûr garant que nous ne voulons pas la guerre et que nos intentions sont tout ce qu’il y a de plus pacifique. Ce que je suis venu faire dans ces régions, tous, vous l’avez compris : je veux vous aider à vous passer des nombreux intermédiaires et courtiers qui vous enlèvent le plus gros de vos bénéfices, et, par un accord entre nous, vous faciliter l’accès de nos comptoirs. » Il s’engagea à ouvrir une route suffisamment large de Groûmania à Attakrou (premier village de l’Indénié) et ne concéda le droit de venir commercer dans son pays qu’à nos nationaux.
Un malade en consultation.
Cet homme, comme généralement tous les chefs âgés, est un brave et digne homme ; il a toute ma sympathie. Il est retiré dans son petit village d’Aouabou, à la porte de Groûmania, et a l’air d’administrer honnêtement son pays ; partout on nous a fait l’éloge de sa probité et de sa façon de gouverner. Sa bonté est proverbiale.
Son intérieur est très modeste : il se tient presque toujours dans un hall formé de quatre petites cases rectangulaires. L’une renferme le panier dans lequel le transportent quatre vigoureux gaillards quand il se déplace, quelques lances, des fusils à silex et une belle peau de panthère, cadeau du chef de Bouna. Une autre case contient toute une série de tam-tams autour desquels sont amarrées quantité de mâchoires humaines, derniers trophées de la guerre que Diané, ancêtre du chef, livra à Fofié, un des prédécesseurs d’Ardjoumani, qui fut tué à Moroukrou deux jours après avoir traversé le Comoë. La mâchoire de Fofié est attachée au plus gros tam-tam.
Type d’un village gan-ne ou agni.
Cette demeure royale n’est ni gaie ni séduisante, et ce n’est pas la présence de Kommona Gouin qui l’égayera. Habillé en musulman, coiffé d’une grande chéchia rouge, il est toujours assis sur une sorte de chaise, entouré d’un ou deux de ses enfants. Le pauvre roi est presque aveugle ; il porte une barbe blanche à peine cultivée dont l’extrémité (la barbiche), teinte en rouge au henné ou avec du jus de kola, est roulée sur elle-même et forme une assez grosse pelote, ce qui lui donne un air tout à fait grotesque.
Le cadre d’un palabre n’augmente guère le faste royal de la cour d’Anno. Le public est plus nombreux cependant, et c’est un peu plus original, la parole n’étant portée que par les porte-canne, sorte de factotums qui ont en main une canne sculptée et ne font que répéter les paroles du roi ou des intéressés qui viennent solliciter une mission ou en rendre compte. Dans ces palabres souvent il y a aussi des individus faisant fonction d’huissiers : ils indiquent les places à occuper par les assistants, leur font donner des tabourets, en un mot s’occupent de l’ordre des préséances, etc. ; on reconnaît ces individus à une tête de singe qu’ils portent suspendue au cou : c’est la chaîne de nos huissiers.
Comme je logeais chez Acra, le premier porte-canne de Kommona Gouin, et qu’il parlait mieux le mandé que son souverain, je réussis à me procurer les noms des chefs qui ont précédé le roi actuel.
Le plus ancien en date dont on se souvienne dans l’Anno se nommait Diâné ; c’est celui qui a tué Fofié (roi du Bondoukou). D’après l’âge de deux vieillards qui disent l’avoir vu quand ils étaient enfants, il devait régner vers 1823.
| Puis vinrent : | Morou, jusqu’en 1835 ; | 
| Diamdiâne, jusqu’en 1842 ; | |
| Bomma, jusqu’en 1849 ; | |
| Famissa, jusqu’en 1856 ; | |
| Bomma Koummonaba, jusqu’en 1875 ; | 
Et enfin Kommona Diaou, ou Kommona Gouin, ou Cabran Gouin, chef actuel.
A ce dernier succédera son frère Diangoué, qui est le prince héritier.
Depuis l’avènement de Diâné, les chefs de l’Anno ont toujours été musulmans. Avec l’avènement de ce chef et sa conversion à l’Islam il s’est produit une grosse perturbation dans le mode de succession au trône. Avant, le prince héritier était toujours, comme chez les peuples de race agni, le neveu (fils de sœur) du roi, tandis qu’en ce moment la succession, tout en étant latérale aussi, comprend d’abord les frères par rang d’âge, puis l’aîné des fils de frère, — quand les choses se passent normalement, car très souvent le pouvoir est usurpé, comme dans tous les gouvernements nègres.
Situation politique. — Avant la décadence de l’Achanti, l’Anno était l’allié de la cour de Koumassi et agissait de concert avec elle contre le Bondoukou et l’Abron, de sorte que jamais l’Anno n’a vécu en bonne intelligence avec ses voisins de la rive gauche du fleuve ; ils ne se font cependant pas la guerre, grâce à la médiation des Mandé musulmans de Groûmania et du Barabo : il n’y a jamais de gros conflits ; leur animosité mutuelle ne se traduit que par des confiscations de marchandises qui s’opèrent généralement dans l’Indénié.
Kommona-Gouin.
L’Anno a aussi de temps à autre des démêlés avec le Baoulé, mais ces querelles ne sont que locales et ne s’étendent guère qu’aux gens du Baoulé qui habitent Amakourou, à deux étapes dans l’ouest de Ndiénou. En somme, ce pays est très tranquille ; il est même fort heureux pour nous que l’Anno ne soit pas l’allié du Bondoukou, chacune de ces régions ayant une importance considérable par ses voies de communication qui débouchent de l’Indénié. En cas d’hostilité ou de guerre dans l’un des deux pays, on peut prendre ou la rive droite ou la rive gauche du Comoë.
J’ai donné, au chapitre Bondoukou, les principales routes de l’Abron et du Bondoukou par la rive gauche du Comoë ; voici d’autre part les communications qui existent entre l’Anno et l’Indénié par la rive droite de ce même fleuve.
En dehors de la route que je me propose de suivre, par Ndiénou et Zouépiri sur Attakrou ou Béniékrou (premier village de l’Indénié), communication la plus occidentale, il existe une autre route assez fréquentée également, qui mène presque, en longeant le Comoë, de Groûmania à Annibilékrou (Assikaso, partie méridionale de l’Abron). Ce chemin passe à Ahouan et traverse le Comoë près de Duhinabo, un peu en aval du confluent de la rivière Yéfou.
D’autres sentiers mènent des villages situés entre Zanzanso et Zouépiri par Abé (passage du Comoë) également sur Annibilékrou. Ces chemins, dépourvus de villages et occupés par des chefs quelquefois très exigeants pour les marchands, ne sont pas très sûrs, de sorte qu’en général on préfère se diriger sur Attakrou ou Eléso[50], où commence la navigation en pirogues du Comoë. De ces deux points, on peut descendre le fleuve en pirogue ou bien faire la route à pied.
Vendredi 15 février. — Le séjour à Aouabou, qui commence à me peser d’une façon excessive, tire heureusement à sa fin. Dans l’après-midi, pendant un grand palabre, on a accepté tous les articles du traité que j’ai présenté. Les dernières hésitations ont été levées grâce à l’intervention de mon ami Ahmadou Sakhanokho, le notable mandé de Groûmania, qui a voulu signer à côté de Kommona Gouin.
Le soir, on a fait un tam-tam de quelques heures et l’on s’est séparé après de nombreuses poignées de main. Le roi voulait me faire prolonger mon séjour de quelques jours encore, et le lendemain je dus faire usage de tous les arguments possibles pour lui démontrer l’importance que j’attachais à un départ prochain.
A notre très grande satisfaction à tous, il se décida pour le dimanche suivant. Cette vie d’attente était insupportable ; nous avions tous hâte d’atteindre la mer, que je faisais entrevoir à mes hommes depuis deux ans comme le terme final de nos tribulations.
Samedi 16 février. — Depuis hier soir nous vivons dans l’abondance ; les gens du village viennent de nous amener un bœuf et des moutons, cadeau de Kommona Gouin. Nous avons tout fait abattre par notre hôte Acra, le porte-canne du roi, qui est musulman, pour pouvoir offrir de cette viande au roi et à sa maison. Nous nous réservons seulement un mouton, auquel je fais couper le cou par un de mes hommes non musulman afin de ne pas en distribuer, ou, pour parler franchement, ne pas être obligé d’en offrir, car nous allons bientôt n’avoir que du poisson sec et du singe boucané.
Palabre à Aouabou : signature du traite.
Un chasseur a rapporté une antilope qu’il venait de tuer dans un champ d’ignames ; c’est une variété que je n’avais pas encore rencontrée et qui ne vit que dans les grandes solitudes boisées du Comoë.
Très bas de jambes, les cornes tout à fait inclinées en arrière, de manière à ne donner aucune prise aux branches ni aux lianes, cet animal semble avoir été créé exprès pour vivre dans les fourrés. Il mesure environ 70 centimètres au garrot. Son pelage est très foncé et ne comporte que des poils très courts et clairsemés. La chair est fortement musquée.
Nous en avons acheté un gros morceau pour nos dernières 400 cauries, car Aouabou est le dernier village vers le sud où ces coquilles aient cours : ailleurs la monnaie consiste en poudre d’or et en pépites ; mais les dénominations des poids et valeurs ont changé : on emploie déjà ici le système de Krinjabo, d’Assinie et de Grand-Bassam, qui diffère de celui de Bondoukou, de Salaga et de Kong.
A première vue et sans approfondir les étymologies, les poids et appellations de cette région semblent n’offrir aucune relation avec le mitkal, ses subdivisions et ses multiples, qui sont, comme j’ai eu l’occasion de le dire plus haut, d’importation et d’origine arabe.
Cependant on est frappé de voir que là aussi l’unité des forts payements correspond au barifiri des Mandé (4 mitkal) ; en effet, en agni, 16 grammes d’or ou demi-once se nomme anraé, et l’once (32 grammes) se dit anra niua, mot à mot : anra deux : anraé est donc un radical. Cela prouverait bien que, dans le principe, le barifiri des Mandé, qui est peut-être un peu supérieur en poids à 17 ou 18 grammes, devait être le anraé des Agni. La diminution de poids et la réduction de cette unité de poids à 16 grammes s’expliquent très facilement : à force de voyager, d’être pesé et surtout nettoyé aux factoreries, le barifiri ne donnait plus que 16 grammes.
Dans les factoreries, on se sert de l’once de 32 grammes (96 francs or) et de ses subdivisions pour les affaires que l’on traite en or.
Chaque once vaut 16 ackés à 6 francs.
Chaque acké vaut 12 takou à 50 centimes.
Voici les appellations agni pour l’or :
| Pouassaba (commun aux Mandé), valeur décomptée à 3 francs le gramme | 0f | 125 | 
| Damma (commun aux Mandé) | 0 | 25 | 
| Dé, égal au banankili mandé, ou takou (au pluriel dé se dit ba) | 0 | 50 | 
| Dé n’damma | 0 | 75 | 
| Bâa (ne pas confondre avec le ba court, pluriel de dé) | 1 | » | 
| Bâa n’damma | 1 | 25 | 
| Ba san (ba pluriel de dé ; san, trois) | 1 | 50 | 
| Ba na (4) | 2 | » | 
| Ba nou (5) | 2 | 50 | 
| Ba sien (6) | 3 | » | 
| Ba nso (7) | 3 | 50 | 
| Ba mokué (8 fois 50 centimes) | 4 | » | 
| Ba ngouna | 4 | 50 | 
| Ba bourou | 5 | » | 
| Ba bourou n’takou (0,50 × 10 + 0,50) = 5,50 | 5 | 50 | 
| Méttéba ou Méttéva ou 1 acké | 6 | » | 
| Mettéba n’takou | 6 | 50 | 
| Njunia | 7 | » | 
| Mokué | 8 | » | 
| Essoba | 9 | » | 
| Nzonzan | 10 | » | 
| Nzonzan bâa | 11 | » | 
| Zamalfan (moitié) | 12 | » | 
| Enzouazan | 13 | » | 
| Enzouazan bâa (terme peu usité et chiffre peu employé par superstition) | 14 | » | 
| Tuabo | 15 | » | 
| Nzarazué ou encore : tuabo ani ba san | 16 | 50 | 
| Bandézui | 18 | » | 
| Anu zui | 19 | » | 
| Taraé | 21 | » | 
| Zémaré | 24 | » | 
| Baré | 27 | » | 
| Essan (ce devrait être : nzonzan essan, l’usage a fait tomber le premier terme) | 30 | » | 
| Bagoua n’déa | 33 | » | 
| Étéa | 36 | » | 
| Anrué ou anrui | 39 | » | 
| N’dua | 42 | » | 
| N’dua (ni) ba sien (42 + 3) | 45 | » | 
| Anraé (demi-once, le barifiri des Mandé) | 48 | » | 
| Etté sui | 54 | » | 
| Assé nua (essan nua ou 30 × 2) | 60 | » | 
| Bagoua ndé nua (33 × 2) | 66 | » | 
| Ba ndéa | 72 | » | 
| Anumia | 78 | » | 
| Ndua niua (42 × 2) | 84 | » | 
| Ndua niua mettéba (42 × 2 + 6) | 90 | » | 
| Anra niua (48 × 2) (1 once) | 96 | » | 
| Anra niua mettéba (48 × 2 + 6) | 102 | » | 
| Attatué | 108 | » | 
| Anrué san (39 × 3) | 117 | » | 
| Ndua san (42 × 3) | 126 | » | 
| Anra san (48 × 3) | 144 | » | 
| Ta | 162 | » | 
| Banna (2 onces) (96 × 2) | 192 | » | 
| Banna (suivi d’un autre chiffre qui le multiplie, banna n’est plus qu’une once ; ainsi, dans le chiffre suivant : banna ani niua, c’est comme si l’on disait 1 once + 2 = 3 onces) | 288 | » | 
| Anra niua bourou, ce qui revient à dire 1 once 10 fois = 10 onces ou | 960 | » | 
Dimanche 17 février. — Les adieux à la population d’Aouabou et à Kommona Gouin, auquel nous promettons de revenir, nous prennent une bonne heure. Enfin, à six heures vingt notre petite troupe de porteurs s’ébranle, précédée d’un guide de Kommona Gouin qui, à l’approche de Bookrou et de Prompokrou, souffle dans une trompe d’éléphant à laquelle sont fixées deux mâchoires humaines, trophée d’une guerre contre les Ton du Gaman. A Prompokrou, où nous faisons une halte de dix minutes pour laisser respirer nos porteurs, nous trouvons une délégation de gens de Dionkrou, petit village sur notre flanc gauche, qui vient pour nous inviter à camper chez eux, et nous ne pouvons nous remettre en route que lorsque le guide leur affirme que par ordre du roi nous devons coucher à Iaoukrou, où nous arrivons vers dix heures du matin. Nous n’avons rencontré dans cette étape qu’une dizaine de Gan-ne, revenant de Iaoukrou porteurs de kolas.
Leur tatouage a quelque analogie avec celui des Tagoua : il se compose de trois petites entailles presque parallèles de chaque côté de la bouche.
La végétation est très puissante dans cette région : de grosses branches servant de pieux pour les enceintes et clôtures poussent avec autant de facilité qu’une bouture de pourgère dans le Cayor. Dans la case où nous habitons, un jeune homme émonde le petit palanquement qui entoure le fétiche accra. Ce fétiche, très répandu dans l’Agni, se retrouve dans toutes les maisons. C’est généralement un arbuste planté au milieu de la cour, au pied duquel on voit un ou deux vieux chaudrons vides en terre cuite, un autre contenant de l’eau et une quantité d’œufs ou de coquilles d’œufs. Le tout est entouré par un petit palanquement qui sert de protection contre les animaux, poules, chèvres, moutons, etc., car les enfants et les grandes personnes se gardent bien d’y toucher. J’ai demandé souvent quelle était la vertu de ce fétiche sans jamais rien apprendre. Cadia, un Agni de Krinjabo, interprète de Treich, se contentait de me répondre... que c’est une coutume du pays et qu’il n’en savait pas plus long.
Nous avons été bien accueillis à Iaoukrou. C’est la première fois que nous réussissons à nous procurer du vin de palme depuis notre départ du Bondoukou, ce qui est très agréable, car l’eau est mauvaise dans toute la région.
Lundi 18 février. — Un quart d’heure après avoir quitté Iaoukrou, nous atteignons un petit village nommé Tobiéso. Une marche fatigante à travers la forêt nous mène à Babraso, où nous goûtons un bon repos de vingt minutes, avant de repartir pour Pirikrou, où nous devons faire étape.
Les étapes sont pénibles. Quelques sections du chemin sont cependant relativement bien débroussaillées, mais une partie située entre deux chemins de culture est excessivement difficile ; le sentier fait des méandres à n’en plus finir et toutes les dix minutes on est forcé de franchir des troncs d’arbres qui sont en travers de la route, déracinés par les ouragans en hivernage ou tombés de vétusté. A Babraso, assis sous un hangar, le chef de village se livre à des démonstrations d’amitié ; il veut nous garder, nous offrir l’hospitalité. On est presque tenté d’accepter, mais la raison reprend vite le dessus : un jour perdu peut en entraîner d’autres, on en perd déjà assez mal à propos, et bon gré mal gré on se met en route, satisfait, en arrivant à l’étape, de voir qu’on s’est rapproché d’une journée de marche de la mer.
En quittant Babraso, nous traversons de splendides plantations de kolas. Ces arbres sont plantés en quinconces alternant avec des palmiers à huile.
Cette variété de sterculia produit le kola blanc et le kola rose. Le tronc ressemble un peu comme écorce à notre hêtre ; et la feuille, au ficus ; mais ce qui m’a frappé, c’est qu’à 1 mètre de terre tous les troncs se bifurquent. Les branches ne sont pas émondées quand elles sont jeunes, de sorte que dès que l’arbre commence à prendre de la vigueur les indigènes sont forcés d’étayer les branches pour les empêcher de se briser.
J’ai vraiment éprouvé un sensible plaisir en voyant le nègre se livrer à une culture dont le rendement n’est pas immédiat. Hélas ! partout où je suis passé, j’ai trouvé les noirs si indolents, si peu prévoyants ! C’est à peine s’ils plantent de temps à autre un bombax sur la place du marché ; ils n’ont pas encore eu l’idée de multiplier l’arbre à cé et le néré, qui sont cependant d’un bon rapport, même dans les pays d’origine. Les quatre indigènes qui me restaient et auxquels je faisais remarquer que les Gan-ne étaient plus prévoyants qu’eux, se promirent bien de les imiter en rentrant, et de planter des cé et des néré. Ceux de Treich rapportaient même des graines de quelques arbres de la zone Kong, tellement ils étaient pleins de zèle. Ils n’en feront rien, je les connais : un tam-tam dans leur village leur aura tout fait oublier. Le noir est enfant, il le restera encore longtemps.
Dans l’état actuel de la société noire, où l’organisation du pays, la forme du gouvernement, la fortune sont si peu stables, il est bien difficile de porter un jugement absolument partial sur le degré d’intelligence ou de perfectibilité intellectuelle du Soudanais.
Des causes diverses mettent les noirs dans une situation d’infériorité souvent si accusée, qu’on est forcé, dans bien des cas, de les excuser. Il y a cependant des caractères généraux qui les dépeignent assez bien.
Ainsi, comme dispositions arithmétiques, ils nous sont toujours inférieurs. Ils ne peuvent embrasser d’un seul coup d’œil que des chiffres très restreints ; au-dessus de cinq, ils se trompent souvent, s’ils n’ont pas soin de ranger les objets comptés d’un même côté. Ce défaut de coup d’œil les prédispose à l’exagération : au-dessus de cinq ou dix, ils traduisent les nombres par : A ka sia, « Il y en a beaucoup » ; quand c’est de centaines qu’il s’agit, ils disent : A nté ban, « A n’en plus finir ».
Souvent le noir ne se rend pas compte de ce que c’est que le devoir : pour lui, quand on est libre, on doit pouvoir facilement se dégager d’une tâche tracée à l’avance. Combien de fois ne me suis-je pas entendu traiter de fou, d’insensé, tout simplement parce que, sans être surveillé, étant libre de mes actes, je m’astreignais par devoir à une besogne topographique qui, par son aridité, me mettait quelquefois hors de moi.
En route pour Attakrou.
Ce qui manque aussi souvent au noir, c’est l’amour de la patrie.
La patrie, a fortiori le drapeau, n’existe pas pour lui ; on cite trop souvent l’exemple de noirs qui, au lieu de se rendre, eux et la place dans laquelle ils étaient assiégés, préféraient se suicider. Ce n’est pas par le même sentiment que nous qu’ils agissent ainsi : derrière cet acte d’héroïsme se cache le plus souvent le simple désir d’échapper au supplice qui leur serait réservé.
Mais si le noir ne sert pas son pays, on ne peut pas lui reprocher de ne pas servir une idée, et surtout un homme. Quand il a su lui inspirer la confiance, un chef peut attendre de son subordonné tout ce qu’il obtiendrait d’un être européen bien policé et civilisé. Nous en avons eu des exemples frappants dans nos compagnies de tirailleurs, et moi-même je puis affirmer que mes noirs m’ont servi avec abnégation, dévouement, sans arrière-pensée d’intérêt ou de lucre.
Ont-ils réellement du courage ? Je le crois par moments, et pourtant je ne puis l’affirmer. Quand ils se lancent dans une mêlée à tête perdue, quand ils se jettent dans une rivière infestée de caïmans, est-ce un courage spontané ou réfléchi ? Pour moi, c’est l’un et l’autre, mais amoindri par le fait que ces gens-là se croient indemnes ou invulnérables, soit par les prédictions d’un kéniélala ou le port d’une amulette.
A côté d’actes tout à fait louables, car ces gens-là — je parle de mes serviteurs ou de tirailleurs, tous gens connus — ont de beaux faits à leur actif, on en voit qui sont remarquablement lâches ; il y en a dont le père a été, non pas tué à l’ennemi, mais exécuté, et qui servent le meurtrier de leur père.
Quelle incohérence dans l’étude de gens aussi bizarrement doués, dont les facultés ont été tronquées par les superstitions, les croyances et une morale qui n’est pas la nôtre, et combien il est difficile, même pour ceux qui, comme moi, ont longtemps vécu parmi eux, de discerner la vérité !
L’enfant, par suite des travaux multiples et fatigants auxquels la mère est forcée de se livrer, est bien en retard sur celui des pays civilisés. Porté sur le dos jusqu’à l’âge de deux à trois ans, époque à laquelle il est sevré, le bébé ne peut rien apprendre, la mère ne lui causant jamais, de sorte qu’il ne commence réellement à parler qu’à trois ans et demi ou quatre ans. A partir de cette époque, son intelligence se développe avec une rapidité surprenante : il a une mémoire extraordinaire et il est capable d’apprendre tout ce qu’on lui enseigne ; il est aussi bien doué que les enfants européens de son âge. Malheureusement, aussitôt qu’il atteint l’âge de la puberté, tout développement intellectuel cesse.
Cet arrêt complet se produit presque brutalement : non seulement son intellect reste stationnaire, mais je dirai qu’il diminue ; la mémoire s’en va ; d’éveillé et d’intelligent qu’il était, il devient sot, méfiant, vaniteux, menteur ; dans cette période, qui quelquefois dure deux ou trois ans, il n’est assimilable qu’à un être tout à fait inférieur. A cet arrêt intellectuel doit correspondre, dans ces régions, la soudure de la boîte cervicale : le développement du crâne s’arrête et empêche le cerveau de se dilater davantage.
Il n’est pas rare de trouver des adultes doués d’une façon exceptionnelle ; on rencontre aussi parmi eux des gens moins bien doués, mais qui ont le bon esprit de s’en rendre compte, ce qui prouve qu’ils sont intelligents.
Malheureusement, ces deux catégories d’adultes sont noyées dans une troisième, composée de gens à intelligence ordinaire, au-dessous de la moyenne, mais qui ont la sotte prétention de se croire des êtres supérieurs.
C’est dans cette catégorie d’individus que l’on trouve les tribuns, les demi-savants : ce sont des gens qui croient savoir ; ils sont prétentieux, fats, difficiles à manier, et il est dangereux de se trouver aux prises avec eux. Quand on a le malheur de tomber sur un individu de ce genre comme interprète ou intermédiaire pour régler quelques affaires graves, on a de la peine à s’en tirer avantageusement.
Dans les conversations de longue haleine, ils perdent le fil de la discussion, ne se souviennent plus du but à atteindre ; au lieu de vous rendre service, ils vous causent préjudice.
Quand ils mentent, ils le font grossièrement, maladroitement, et répondent toujours évasivement aux questions qu’on leur pose ; ils ont tout un vocabulaire de locutions et d’exclamations à l’aide desquelles ils se tirent d’affaire sans se compromettre.
Quelle différence avec le brave vieillard, chez lequel, en général, on trouve l’intelligence, la sagesse et la logique réunies ! Les anciens à barbe blanche sont de véritables patriarches, honnêtes, sérieux, calmes, ouverts ; il est possible de causer avec eux et de leur faire comprendre les choses les plus difficiles. Ce sont des gens sensés, dont le jugement sain m’a toujours frappé.
On peut, il est vrai, les accuser d’esprit d’imprévoyance dans maints cas, mais ils sont excusables : cela tient aux défauts de leur organisation sociale, au peu de sécurité qu’offre leur gouvernement et aux vicissitudes des guerres qui désolent ces pays.
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Depuis mon départ d’Aouabou je souffrais cruellement d’une grosseur dans l’aine droite ; je me demandais si c’était une hernie ou une adénite. Les gens, me voyant souffrir ainsi et me traîner péniblement par les chemins en m’appuyant sur un bâton, ne manquaient pas de me demander ce qui causait mon infirmité. Je dus, bon gré mal gré, faire voir cette grosseur aux bonnes femmes de Pirikrou, qui, après avoir palpé le mal, s’en allèrent par la forêt chercher des médicaments. Dans la soirée, une femme médecin, accompagnée d’une jeune femme, vint dans ma case, et, après avoir mâché chacune une ou deux variétés de feuilles et d’herbes, elles me crachèrent la préparation sur le mal. Ce remède m’ayant permis de dormir sans fièvre, je faisais ramasser des herbes par mes hommes, qui, tous les jours, en arrivant à l’étape, me soignaient de cette façon. J’aurais enduré cette horrible souffrance plus volontiers si elle ne m’avait privé de rôder aux abords des villages ; malheureusement je dus me borner à lever la route suivie et limiter mes excursions à 50 mètres du village, le repos m’étant indispensable pour achever ma guérison et me permettre de repartir le lendemain.
A Pirikrou, derrière ma case, qui était tout contre la brousse, les indigènes avaient disposé une quantité de pièges à singes. Ces animaux pullulent dans la forêt ; avec l’antilope que j’ai décrite plus haut et deux autres variétés plus petites, ainsi que des sangliers et quelques rongeurs, ils constituent la faune de cette région.
Le manque d’eau se fait bien sentir partout ; on n’en trouve que dans quelques méchantes mares. Le cours de l’Isi étant parallèle à celui du Comoë et relativement très rapproché explique le manque d’affluents de droite et leur cours limité.
Beaucoup d’habitants, comme à Waghadougou, sont atteints de la filaire de Médine, cet affreux mal dont tous mes noirs ont été successivement atteints et auquel je n’ai échappé que grâce à ma sobriété et en n’absorbant que de l’eau bien reposée dans les villages, eau puisée depuis assez longtemps pour que toutes les matières organiques et animales aient pu se précipiter au fond du récipient.
Mardi 19 février. — Encore une étape bien pénible que celle d’aujourd’hui : quatre longues heures de marche appuyé sur mon bâton ! Le sentier est très mal entretenu et serpente à l’infini. J’ai franchi plus de 50 troncs d’arbres. Heureusement que l’étape est intéressante : nous traversons une région aurifère excessivement riche, à en juger par la façon dont elle est fouillée. Le terrain est composé de deux tiers de quartz semé de rose et d’un tiers d’argile sablonneuse couleur d’ocre jaune. Les puits à extraction sont creusés à 5 ou 6 mètres de profondeur et atteignent environ 70 centimètres de diamètre.
Pour permettre à l’ouvrier d’y descendre facilement, on a ménagé dans la paroi du puits un bourrelet assez solide qui y descend en hélice. Afin d’empêcher l’hélice de se dégrader trop facilement en y appuyant les pieds et les mains pour la descente et l’ascension, les bourrelets sont revêtus d’une couche de terre glaise qui les solidifie.
Le manque d’eau pendant une partie de l’année donne lieu à deux façons d’extraire l’or qui diffèrent essentiellement entre elles. En saison sèche, les indigènes exploitent les puits à côté des ruisseaux, lavent les alluvions et en tirent la poudre d’or et la petite pépite en assez grande quantité pour que ce métier soit très rémunérateur pour tous les gens des environs. Les habitants de villages situés à plusieurs jours de marche au nord sont aussi autorisés à se livrer à ce travail moyennant une légère redevance à payer au moment de s’en retourner chez eux.
Pendant la saison des pluies, l’or est seulement exploité par les gens du village. C’est alors qu’ils creusent des puits profonds et qu’ils concassent les quartz, se bornant à rechercher les pépites. Ce procédé fait que toute la menue poudre, est perdue faute d’eau et par conséquent de lavage.
C’est un des placers réputés les plus riches, avec ceux de l’Alangoua (région située sur la rive gauche du Comoë entre le fleuve et le confluent du Mézan). Bien dirigée, et entre les mains de gens plus pratiques, cette exploitation pourrait donner un beau rendement, surtout si l’on amenait par des conduits l’eau du Comoë sur les lieux mêmes.
Dans toute cette région, il n’est pas un homme qui ne possède de l’or ; ainsi, à Ndéré-Kouadioukourou, où nous faisons étape, nous sommes rejoints par un habitant de Bahirmi, village que nous avons traversé à huit heures et demie. Cet individu vient nous prier de nous intéresser à un vol de 20 onces d’or dont il venait d’être victime (20 onces d’or représentent 2000 francs environ). Et encore cet homme disait qu’heureusement le voleur n’avait trouvé que cela.
Les gens de Krinjabo, et entre autres Cadia, qui était venu faire la traite de la poudre d’or par ici, m’ont affirmé qu’ils avaient vu des pépites pesant 5 ou 6 onces d’or (de 500 à 600 francs). J’avoue que la plus grosse que j’aie vue ne pesait que 400 francs, mais, toute exagération à part, je crois qu’il y a de l’or en quantité, soit en poudre, soit en pépites. Dans les conversations on entend parler de sommes prêtées s’élevant à 10, 15, 20 onces ; des amendes infligées pour adultère s’élèvent à 3 ou 4 onces, ce qui prouve que parler de 300 ou 500 francs d’or ici n’a rien d’excessif.
Ndéré-Kouadioukourou est le premier village où les cases ne sont plus couvertes en chaume. Les clairières sont rares, l’herbe fait défaut, ce qui a forcé les indigènes à devenir industrieux et à couvrir les cases avec de larges feuilles d’arbres de 20 centimètres de long sur 15 centimètres de large. Ils les disposent à peu près comme nous les ardoises, mais ils en mettent naturellement une épaisseur de 5 à 6 centimètres pour se garantir de la pluie et du soleil.
Les cases sont assez bien entretenues et comportent quelques grossières peintures à l’ocre jaune, rouge ou cendre. J’ai vu également deux portes sculptées assez originales.
Les dessins ne sont pas très réguliers, mais ils font assez bon effet. Le système de ferme-tube consiste en deux pilons et un cadenas de fabrication européenne.
Dans tous ces villages nous avons été bien reçus ; la population est paisible et bienveillante. Presque toujours, on nous offre quelques ignames, des bananes, des œufs, un ou deux poulets et des graines de palme pour préparer le fouto.
La graine de palme est ici la base de toutes les sauces, comme ailleurs le gombo, la feuille de baobab et, dans le Mossi, le soumbala.
Pour en indiquer l’emploi, il me faut parler du fouto, le plat national des gens de race agni.
Tous les Européens de la Côte sont persuadés que fouto est un mot agni ; c’est une erreur : fouto est un mot mandé employé surtout par les Bambara du Ganadougou. Ce mot a été importé à la Côte de l’Ivoire par les tirailleurs, qui, par analogie à leur fouto national, ont donné ce nom au plat si succulent qu’on nomme en langue agni : arié et non fouto.
La base du fouto est « l’huile de palme », que fournit en abondance, dans toute la région à végétation dense, l’Elæis guineensis, ou vulgairement le palmier à huile. Ce palmier croît à l’état spontané ; il est aussi beaucoup cultivé, mais pas autant qu’il pourra l’être du jour où le Comoë sera ouvert à la navigation jusqu’à Groûmania. Les indigènes habitant entre le 8e degré de latitude nord et le littoral du golfe de Guinée se livrent tous à l’industrie de l’huile de palme, mais aujourd’hui ils ne peuvent l’écouler faute de communications faciles avec la côte.
Le palmier à huile produit deux régimes par an. Dès qu’il est à maturité, le régime est coupé. Les amandes, enveloppées dans une sorte de matière fibreuse rouge, sont extraites des alvéoles du régime et bouillies dans de l’eau. On les bat ensuite dans des mortiers en bois afin de détacher l’amande de son enveloppe ; puis on fait bouillir de nouveau le sarcocarpe fibreux qui enveloppe l’amande. Le corps gras qu’il renferme, dans une proportion de 65 à 70 pour 100, surnage, et est recueilli dans des cuillers en bois. Cette graisse est d’un beau rouge orange, et fraîche elle a un goût aromatisé auquel on s’habitue volontiers.
L’huile fraîche étant obtenue, on en arrose du poisson sec, du poulet, une viande quelconque, mais surtout du singe fumé, préalablement cuit à l’eau, et l’on replace à nouveau sur le feu. Quelques plantes aromatiques cueillies dans la forêt et surtout une bonne poignée de piments en font un mets délicieux, qui, fortement assaisonné, excite beaucoup l’appétit.
Avec cette sauce on mange soit de l’igname bouillie, soit de la banane verte cuite à l’eau et pilée pour en former un pain consistant.
Pour bien savourer le fouto, ou arié, pour parler agni, il faut le manger sans fourchette : on prend avec les doigts une motte de pain de bananes que l’on trempe dans la sauce, tout en rongeant une cuisse ou une aile de poulet. Moyennant quelques perles ou tout autre petit cadeau, on trouve toujours une femme assez complaisante pour vous préparer un fouto ; elles y mettent même un certain amour-propre, et c’est avec une véritable fierté qu’elles vous regardent savourer leur plat national.
C’est cette huile de palme qui donne lieu à un si important commerce d’échange sur toute la côte occidentale d’Afrique. Elle est expédiée en tonneaux de 500 à 600 kilogrammes, appelés ponchons, sur les marchés de Marseille, de Liverpool et de Hollande.
Les alcalis, tels que la potasse et la soude, la saponifient et forment avec elle des savons jaunes, blancs ; on en obtient même de la bougie.
A Kong cette huile se nomme tintoulou.
Le palmier à huile fournit encore une autre graisse, qui est extraite de l’amande concassée. Le rendement est moins considérable et ne doit pas dépasser 40 pour 100. A Kong et dans les pays mandé on nomme cette huile tingolotoulou.
Vers la côte, les indigènes se bornent à vendre l’huile de palme rouge aux factoreries et à y apporter les amandes, qui sont expédiées en sacs vers l’Europe, où elles sont traitées pour la saponification, la stéarine et même souvent pour le beurre.
La coque de l’amande, découpée en rondelles par les indigènes, leur sert à se fabriquer des colliers.
Mercredi 20 février. — Nous traversons Kouadioukrou et Adikrou, gentils petits villages où les habitants ont l’air très bienveillants. Dans cette région, l’or est aussi exploité ; mais j’ai cependant remarqué bien moins de puits sur le chemin même : l’exploitation a lieu dans des endroits situés à quelques kilomètres du sentier que nous suivons à l’est et à l’ouest. Nous arrivons à Ndiénou vers neuf heures et demie du matin. Il était temps, mon mal n’avait fait qu’empirer, et c’est exténué que je me jetai sur ma natte dans la case que le chef du village mit à notre disposition.
Ndiénou est un village assez important par sa situation. Du village part un chemin par Ahouan et Duhinabo sur Annibilékrou dans l’Assikaso (en agni « lieu de l’or »). Un autre chemin non moins important mène par Assonakrou et Bankokrou à Amakourou, village important du Baoulé, où réside un chef influent, nommé Kabana Mpokou, qui a souvent des démêlés avec l’Anno ; mais actuellement une paix profonde semble régner.
Il y a à Ndiénou une petite caravane de Gan-ne du Baoulé qui ont les bras et les jambes ornés d’anneaux en cuivre creux à l’instar des Mossi ; j’y ai vu aussi quelques coiffures originales.
Les femmes Gan-ne se bornent à se rouler de toutes petites mèches espacées de 3 ou 4 centimètres. Les jeunes gens, en revanche, ont quelques mèches sur le front et les tempes, les cheveux coiffés en arrière et ramassés en touffe sur le sommet de la tête.
Très souvent ils portent un peigne en bois fabriqué par eux.
Jeudi 21 février. — Il m’est impossible de continuer ma route : mon mal n’a fait qu’empirer. La grosseur dont je suis affligé est dure et plus grosse que le poing ; elle m’occasionne une fièvre très intense qui me fait délirer, malgré les fortes doses de quinine que j’absorbe. Ce brave Treich me force à rester couché, et nous remettons le départ au lendemain. La journée est occupée par un palabre dans lequel nous engageons huit hommes pour porter nos bagages ; cela permettra à huit de nos porteurs de se relayer pour mon transport dans un hamac dont M. Treich avait eu la bonne idée de se munir à son départ d’Assinie.
Pour l’installer, il ne s’agissait que de trouver une solide perche longue et légère et d’y amarrer les extrémités.
Le chef de Ndiénou mit une grande complaisance à nous procurer des hommes ; il fut convenu qu’ils seraient payés à raison de 2 takou (1 franc) par jour et par homme, payables en poudre d’or, et, pour chaque journée de retour, 1 takou. Ces hommes prirent l’engagement de nous servir jusqu’à Attakrou, premier village de l’Indénié, sur la rive gauche du Comoë.
Vendredi 22 février. — Cette étape, tout en apportant un grand soulagement à mon état, a été bien fatigante. Mes huit porteurs ne savent pas encore manœuvrer habilement le hamac ; ils portent deux par deux, un à chaque extrémité, et se relèvent de demi-heure en demi-heure. Le sentier serpente tellement qu’il faut user des plus grandes précautions pour tourner avec une perche de 2 m. 50 supportant un hamac. Les lianes et les branches vous battent la figure, des branches mortes vous tombent sur la tête, et enfin à maintes reprises on risque de s’empaler sur de jeunes arbres coupés à 1 mètre du sol. Dans ces conditions, le voyage d’un malade dans un hamac n’offre qu’un seul avantage, celui de le transporter ; quant à lui éviter la souffrance, il n’y faut pas songer. J’étais calé par un coussin et des couvertures, ce qui me permettait de faire usage de ma boussole et de noter mes azimuts. Je puis le dire, jamais la mise au net de mon levé topographique n’a subi un retard de plus de vingt-quatre heures.