Han d'Islande
The Project Gutenberg eBook of Han d'Islande
Title: Han d'Islande
Author: Victor Hugo
Release date: November 1, 2004 [eBook #6994]
                Most recently updated: January 27, 2021
Language: French
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VICTOR HUGO
HAN D’ISLANDE
1833
I, II, III, IV, V, VI, VII, VIII, IX, X, XI, XII, XIII, XIV, XV, XVI, XVII, XVIII, XIX, XX
XXI, XXII, XXIII, XXIV, XXV, XXVI, XXVII, XXVIII, XXIX, XXX, XXXI, XXXII, XXXIII, XXXIV, XXXV, XXXVI, XXXVII, XXXVIII, XXXIX, XL, XLI, XLII, XLIII, XLIV, XLV, XLVI, XLVII, XLVIII, XLIX, L, LI, CONCLUSION.Han d’Islande est un livre de jeune homme, et de très jeune homme.
On sent en le lisant que l’enfant de dix-huit ans qui écrivait Han d’Islande dans un accès de fièvre en 1821 n’avait encore aucune expérience des choses, aucune expérience des hommes, aucune expérience des idées, et qu’il cherchait à deviner tout cela.
Dans toute œuvre de la pensée, drame, poëme ou roman, il entre trois ingrédients: ce que l’auteur a senti, ce que l’auteur a observé, ce que l’auteur a deviné.
Dans le roman en particulier, pour qu’il soit bon, il faut qu’il y ait beaucoup de choses senties, beaucoup de choses observées, et que les choses devinées dérivent logiquement et simplement et sans solution de continuité des choses observées et des choses senties.
En appliquant cette loi à Han d’Islande, on fera saillir aisément ce qui constitue avant tout le défaut de ce livre.
Il n’y a dans Han d’Islande qu’une chose sentie, l’amour du jeune homme; qu’une chose observée, l’amour de la jeune fille. Tout le reste est deviné, c’est-à-dire inventé. Car l’adolescence, qui n’a ni faits, ni expérience, ni échantillons derrière elle, ne devine qu’avec l’imagination. Aussi Han d’Islande, en admettant qu’il vaille la peine d'être classé, n’est-il guère autre chose qu’un roman fantastique.
Quand la première saison est passée, quand le front se penche, quand on sent le besoin de faire autre chose que des histoires curieuses pour effrayer les vieilles femmes et les petits enfants, quand on a usé au frottement de la vie les aspérités de sa jeunesse, on reconnaît que toute invention, toute création, toute divination de l’art doit avoir pour base l’étude, l’observation, le recueillement, la science, la mesure, la comparaison, la méditation sérieuse, le dessin attentif et continuel de chaque chose d’après nature, la critique consciencieuse de soi-même; et l’inspiration qui se dégage selon ces nouvelles conditions, loin d’y rien perdre, y gagne un plus large souffle et de plus fortes ailes. Le poète alors sait complètement où il va. Toute la rêverie flottante de ses premières années se cristallise en quelque sorte et se fait pensée. Cette seconde époque de la vie est ordinairement pour l’artiste celle des grandes œuvres. Encore jeune et déjà mûr. C’est la phase précieuse, le point intermédiaire et culminant, l’heure chaude et rayonnante de midi, le moment où il y a le moins d’ombre et le plus de lumière possible.
Il y a des artistes souverains qui se maintiennent à ce sommet toute leur vie, malgré le déclin des années. Ce sont là les suprêmes génies. Shakespeare et Michel-Ange ont laissé sur quelques-uns de leurs ouvrages l’empreinte de leur jeunesse, la trace de leur vieillesse sur aucun.
Pour revenir au roman dont on publie ici une nouvelle édition, tel qu’il est, avec son action saccadée et haletante, avec ses personnages tout d’une pièce, avec ses gaucheries sauvages, avec son allure hautaine et maladroite, avec ses candides accès de rêverie, avec ses couleurs de toute sorte juxtaposées sans précaution pour l’œil, avec son style cru, choquant et âpre, sans nuances et sans habiletés, avec les mille excès de tout genre qu’il commet presque à son insu chemin faisant, ce livre représente assez bien l’époque de la vie à laquelle il a été écrit, et l’état particulier de l'âme, de l’imagination et du cœur dans l’adolescence, quand on est amoureux de son premier amour, quand on convertit en obstacles grandioses et poétiques les empêchements bourgeois de la vie, quand on a la tête pleine de fantaisies héroïques qui vous grandissent à vos propres yeux, quand on est déjà un homme par deux ou trois côtés et encore un enfant par vingt autres, quand on a lu Ducray-Duminil à onze ans, Auguste Lafontaine à treize, Shakespeare à seize, échelle étrange et rapide qui vous a fait passer brusquement, dans vos affections littéraires, du niais au sentimental, et du sentimental au sublime.
C’est parce que, selon nous, ce livre, œuvre naïve avant tout, représente avec quelque fidélité l'âge qui l’a produit que nous le redonnons au public en 1833 tel qu’il a été fait en 1821.
D’ailleurs, puisque l’auteur, si peu de place qu’il tienne en littérature, a subi la loi commune à tout écrivain grand ou petit, de voir rehausser ses premiers ouvrages aux dépens des derniers et d’entendre déclarer qu’il était fort loin d’avoir tenu le peu que ses commencements promettaient, sans opposer à une critique peut-être judicieuse et fondée des objections qui seraient suspectes dans sa bouche, il croit devoir réimprimer purement et simplement ses premiers ouvrages tels qu’il les a écrits, afin de mettre les lecteurs à même de décider, en ce qui le concerne, si ce sont des pas en avant ou des pas en arrière qui séparent Han d’Islande de Notre-Dame de Paris.
Paris, mai 1833.
PREMIÈRE ÉDITION
L’auteur de cet ouvrage, depuis le jour où il en a écrit la première page, jusqu’au jour où il a pu tracer le bienheureux mot FIN au bas de la dernière, a été le jouet de la plus ridicule illusion. S’étant imaginé qu’une composition en quatre volumes valait la peine d'être méditée, il a perdu son temps à chercher une idée fondamentale, à la développer bien ou mal dans un plan bon ou mauvais, à disposer des scènes, à combiner des effets, à étudier des mœurs de son mieux; en un mot, il a pris son ouvrage au sérieux.
Ce n’est que tout à l’heure, au moment où, selon l’usage des auteurs de terminer par où le lecteur commence, il allait élaborer une longue préface, qui fût comme le bouclier de son œuvre, et contînt, avec l’exposé des principes moraux et littéraires sur lesquels repose sa conception, un précis plus ou moins rapide des divers événements historiques qu’elle embrasse, et un tableau plus ou moins complet du pays qu’elle parcourt; ce n’est que tout à l’heure, disons-nous, qu’il s’est aperçu de sa méprise, qu’il a reconnu toute l’insignifiance et toute la frivolité du genre à propos duquel il avait si gravement noirci tant de papier, et qu’il a senti combien il s’était, pour ainsi dire, mystifié lui-même, en se persuadant que ce roman pourrait bien, jusqu’à un certain point, être une production littéraire, et que ces quatre volumes formaient un livre.
Il se résout donc sagement, après avoir fait amende honorable, à ne rien dire dans cette espèce de préface, que monsieur l’éditeur aura soin en conséquence d’imprimer en gros caractères. Il n’informera pas même le lecteur de son nom ou de ses prénoms, ni s’il est jeune ou vieux, marié ou célibataire, ni s’il a fait des élégies ou des fables, des odes ou des satires, ni s’il veut faire des tragédies, des drames ou des comédies, ni s’il jouit du patriciat littéraire dans quelque académie, ni s’il a une tribune dans un journal quelconque; toutes choses, cependant, fort intéressantes à savoir. Il se bornera seulement à faire remarquer que la partie pittoresque de son roman a été l’objet d’un soin particulier; qu’on y rencontre fréquemment des K, des Y, des H et des W, quoiqu’il n’ait jamais employé ces caractères romantiques qu’avec une extrême sobriété, témoin le nom historique de Guldenlew, que plusieurs chroniqueurs écrivent Guldenloëwe, ce qu’il n’a pas osé se permettre; qu’on y trouve également de nombreuses diphtongues variées avec beaucoup de goût et d’élégance; et qu’enfin tous les chapitres sont précédés d’épigraphes étranges et mystérieuses, qui ajoutent singulièrement à l’intérêt et donnent plus de physionomie à chaque partie de la composition.
Janvier 1823.
DEUXIÈME ÉDITION
On a affirmé à l’auteur de cet ouvrage qu’il était absolument nécessaire de consacrer spécialement quelques lignes d’avertissement, de préface ou d’introduction à cette seconde édition. Il a eu beau représenter que les quatre ou cinq malencontreuses pages vides qui escortaient la première édition, et dont le libraire s’est obstiné à déparer celle-ci, lui avaient déjà attiré les anathèmes de l’un de nos écrivains les plus honorables et les plus distingués [Note: M. C. Nodier. Quotidienne du 12 mars.], lequel l’avait accusé de prendre le ton aigre-doux de l’illustre Jedediah Cleishbotham, maître d’école et sacristain de la paroisse de Gandercleugh; il a eu beau alléguer que ce brillant et judicieux critique, de sévère pour la faute, deviendrait sans doute impitoyable pour la récidive; et présenter, en un mot, une foule d’autres raisons non moins bonnes pour se dispenser d’y tomber, il paraît qu’on lui en a opposé de meilleures, puisque le voici maintenant écrivant une seconde préface, après s'être tant repenti d’avoir écrit la première. Au moment d’exécuter cette détermination hardie, il conçut d’abord la pensée de placer en tête de cette seconde édition ce dont il n’avait pas osé charger la première, savoir quelques vues générales et particulières sur le roman. Méditant ce petit traité littéraire et didactique, il était encore dans cette mystérieuse ivresse de la composition, instant bien court, où l’auteur, croyant saisir une idéale perfection qu’il n’atteindra pas, est intimement ravi de son ouvrage à faire; il était, disons-nous, dans cette heure d’extase intérieure, où le travail est un délice, où la possession secrète de la muse semble bien plus douce que l’éclatante poursuite de la gloire, lorsqu’un de ses amis les plus sages est venu l’arracher brusquement à cette possession, à cette extase, à cette ivresse, en lui assurant que plusieurs hommes de lettres très hauts, très populaires et très puissants, trouvaient la dissertation qu’il préparait tout à fait méchante, insipide et fastidieuse; que le douloureux apostolat de la critique dont ils se sont chargés dans diverses feuilles publiques, leur imposant le devoir pénible de poursuivre impitoyablement le monstre du romantisme et du mauvais goût, ils s’occupaient, dans le moment même, de rédiger pour certains journaux impartiaux et éclairés une critique consciencieuse, raisonnée et surtout piquante de la susdite dissertation future. À ce terrible avis, le pauvre auteur
Obstipuit; steteruntque comae; et vox faucibus haesit;
c’est-à-dire qu’il n’a trouvé d’autre expédient que de laisser dans les limbes, d’où il se préparait à la tirer, cette dissertation, vierge non encor née, comme parle Jean-Baptiste Rousseau, sur laquelle grondait une si juste et si rude critique. Son ami lui conseilla de la remplacer tout simplement par une manière d'avant-propos des éditeurs, dans lequel il pourrait se faire dire très décemment, par ces messieurs, toutes les douceurs qui chatouillent si voluptueusement l’oreille d’un auteur; il lui en présenta même plusieurs modèles empruntés à quelques ouvrages très en faveur, les uns commençant par ces mots: Le succès immense et populaire de cet ouvrage, etc.; les autres par ceux-ci: La célébrité européenne que vient d’acquérir ce roman, etc.; ou: Il est maintenant superflu de louer ce livre, puisque la voix universelle déclare toutes les louanges fort au-dessous de son mérite, etc., etc.. Quoique ces diverses formules, au dire du discret conseiller, ne fussent pas sans quelque vertu tentative, l’auteur de ce livre ne se sentit pas assez d’humilité et d’indifférence paternelle pour exposer son ouvrage au désenchantement et à l’exigence du lecteur qui aurait vu ces magnifiques apologies, ni assez d’effronterie pour imiter ces baladins des foires, qui montrent, comme appât à la curiosité du public, un crocodile peint sur une toile, derrière laquelle, après avoir payé, il ne trouve qu’un lézard. Il rejeta donc l’idée d’entonner ses propres louanges par la bouche complaisante de messieurs ses éditeurs. Son ami lui suggéra alors de donner pour passe-port à son vilain brigand islandais quelque chose qui pût le mettre à la mode et le faire sympathiser avec le siècle, soit plaisanteries fines contre les marquises, soit amers sarcasmes contre les prêtres, soit ingénieuses allusions contre les nonnes, les capucins, et autres monstres de l’ordre social. L’auteur n’eût pas mieux demandé; mais il ne lui semblait pas, à vrai dire, que les marquises et les capucins eussent un rapport très direct avec l’ouvrage qu’il publie. Il eût pu, à la vérité, emprunter d’autres couleurs sur la même palette, et jeter ici quelques bonnes pages bien philanthropiques, dans lesquelles—en côtoyant toutefois avec prudence un banc dangereux, caché sous les mers de la philosophie, qu’on nomme le banc du tribunal correctionnel.—il eût avancé quelques-unes de ces vérités découvertes par nos sages pour la gloire de l’homme et la consolation du mourant; savoir, que l’homme n’est qu’une brute, que l'âme n’est qu’un peu de gaz plus ou moins dense, et que Dieu n’est rien; mais il a pensé que ces vérités incontestables étaient déjà bien triviales et bien usées, et qu’il ajouterait à peine une goutte d’eau à ce déluge de morales raisonnables, de religions athées, de maximes, de doctrines, de principes qui nous inondent pour notre bonheur, depuis trente ans, d’une si prodigieuse façon qu’on pourrait—s’il n’y avait irrévérence—leur appliquer les vers de Régnier sur une averse:
Des nuages en eau tombait un tel degoust,
Que les chiens altérés pouvaient boire debout.
Du reste, ces hautes matières ne se rattachaient pas encore très visiblement au sujet de cet ouvrage, et il eût été fort embarrassé de trouver une liaison qui l’y conduisit, quoique l’art des transitions soit singulièrement simplifié depuis que tant de grands hommes ont trouvé le secret de passer sans secousse d’une échoppe dans un palais, et d’échanger sans disparate le bonnet de police contre la couronne civique.
Reconnaissant donc qu’il ne saurait trouver dans son talent ni dans sa science, par ses ailes ou par son bec, comme dit l’ingénieuse poésie des Arabes, une préface intéressante pour les lecteurs, l’auteur de ceci s’est déterminé à ne leur offrir qu’un récit grave et naïf des améliorations apportées à cette seconde édition.
Il les préviendra d’abord que ce mot, seconde édition, est ici assez impropre, et que le titre de première édition est réellement celui qui convient à cette réimpression, attendu que les quatre liasses inégales de papier grisâtre maculé de noir et de blanc, dans lesquelles le public indulgent a bien voulu voir jusqu’ici les quatre volumes de Han d’Islande, avaient été tellement déshonorées d’incongruités typographiques par un imprimeur barbare, que le déplorable auteur, en parcourant sa méconnaissable production, était incessamment livré au supplice d’un père auquel on rendrait son enfant mutilé et tatoué par la main d’un iroquois du lac Ontario.
Ici, l’esclavage du suicide en remplaçait l’usage; ailleurs, le manœuvre-typographe donnait à un lien une voix qui appartenait à un lion; plus loin il ôtait à la montagne du Dofre-Field ses pics, pour lui attribuer des pieds, on, lorsque les pêcheurs norvégiens s’attendaient à amarrer dans des criques, il poussait leur barque sur des briques. Pour ne pas fatiguer le lecteur, l’auteur passe sous silence tout ce que sa mémoire ulcérée lui rappelle d’outrages de ce genre:
Manet alto in pectore vulnus.
Il lui suffira de dire qu’il n’est pas d’image grotesque, de sens baroque, de pensée absurde, de figure incohérente, d’hiéroglyphe burlesque, que l’ignorance industrieusement stupide de ce prote logogriphique ne lui ait fait exprimer. Hélas! quiconque a fait imprimer douze lignes dans sa vie, ne fût-ce qu’une lettre de mariage ou d’enterrement, sentira l’amertume profonde d’une pareille douleur!
C’est donc avec le soin le plus scrupuleux qu’ont été revues les épreuves de cette nouvelle publication, et maintenant l’auteur ose croire, ainsi qu’un ou deux amis intimes, que ce roman restauré est digne de figurer parmi ces splendides écrits en présence desquels les onze étoiles se prosternent, comme devant la lune et le soleil.[Alcoran].
Si messieurs les journalistes l’accusent de n’avoir pas fait de corrections, il prendra la liberté de leur envoyer les épreuves, noircies par un minutieux labeur, de ce livre régénéré; car on prétend qu’il y a parmi ces messieurs plus d’un Thomas l’incrédule.
Du reste, le lecteur bénévole pourra remarquer qu’on a rectifié plusieurs dates, ajouté quelques notes historiques, surtout enrichi un ou deux chapitres d’épigraphes nouvelles; en un mot, il trouvera à chaque page des changements dont l’importance extrême a été mesurée sur celle même de l’ouvrage.
Un impertinent conseiller désirait qu’il mît au bas des feuillets la traduction de toutes les phrases latines que le docte Spiagudry sème dans cet ouvrage, pour l’intelligence—ajoutait ce quidam—de ceux de messieurs les maçons, chaudronniers ou perruquiers qui rédigent certains journaux où pourrait être jugé par hasard Han d’Islande. On pense avec quelle indignation l’auteur a reçu cet insidieux avis. Il a instamment prié le mauvais plaisant d’apprendre que tous les journalistes, indistinctement, sont des soleils d’urbanité, de savoir et de bonne foi, et de ne pas lui faire l’injure de croire qu’il fût du nombre de ces citoyens ingrats, toujours prêts à adresser aux dictateurs du goût et du génie ce méchant vers d’un vieux poëte:
Tenez-vous dans vos peaux et ne jugez personne;
que pour lui, enfin, il était loin de penser que la peau du lion ne fût pas la peau véritable de ces populaires seigneurs.
Quelqu’un l’exhortait encore—car il doit tout dire ingénument à ses lecteurs—à placer son nom sur le titre de ce roman, jusqu’ici enfant abandonné d’un père inconnu. Il faut avouer qu’outre l’agrément de voir les sept ou huit caractères romains qui forment ce qu’on appelle son nom, ressortir en belles lettres noires sur de beau papier blanc, il y a bien un certain charme à le faire briller isolément sur le dos de la couverture imprimée, comme si l’ouvrage qu’il revêt, loin d'être le seul monument du génie de l’auteur, n’était que l’une des colonnes du temple imposant où doit s’élever un jour son immortalité, qu’un mince échantillon de son talent caché et de sa gloire inédite. Cela prouve qu’on a au moins l’intention d'être un jour un écrivain illustre et considérable. Il a fallu, pour triompher de cette tentation nouvelle, toute la crainte qu’a éprouvée l’auteur de ne pouvoir percer la foule de ces noircisseurs de papier, lesquels, même en rompant l’anonyme, gardent toujours l'incognito.
Quant à l’observation que plusieurs amateurs d’oreille délicate lui ont soumise touchant la rudesse sauvage de ses noms norvégiens, il la trouve tout à fait fondée; aussi se propose-t-il, dès qu’il sera nommé membre de la société royale de Stockholm ou de l’académie de Berghen, d’inviter messieurs les norvégiens à changer de langue, attendu que le vilain jargon dont ils ont la bizarrerie de se servir, blesse le tympan de nos parisiennes, et que leurs noms biscornus, aussi raboteux que leurs rochers, produisent sur la langue sensible qui les prononce l’effet que ferait sans doute leur huile d’ours et leur pain d’écorce sur les houppes nerveuses et sensitives de notre palais.
Il lui reste à remercier les huit où dix personnes qui ont eu la bonté de lire son ouvrage en entier, comme le constate le succès vraiment prodigieux qu’il a obtenu; il témoigne également toute sa gratitude à celles de ses jolies lectrices qui, lui assure-t-on, ont bien voulu se faire d’après son livre un certain idéal de l’auteur de Han d’Islande; il est infiniment flatté qu’elles veuillent bien lui accorder des cheveux rouges, une barbe crépue et des yeux hagards; il est confus qu’elles daignent lui faire l’honneur de croire qu’il ne coupe jamais ses ongles; mais il les supplie à genoux d'être bien convaincues qu’il ne pousse pas encore la férocité jusqu’à dévorer les petits enfants vivants; du reste, tous ces faits seront fixés lorsque sa renommée sera montée jusqu’au niveau de celles des auteurs de Lolotte et Fanfan ou de Monsieur Botte, hommes transcendants, jumeaux de génie et de goût, Arcades ambo; et qu’on placera en tête de ses œuvres son portrait, terribiles visu formæ, et sa biographie, domestica facta. Il allait clore cette trop longue note, lorsque son libraire, au moment d’envoyer l’ouvrage aux journaux, est venu lui demander pour eux quelques petits articles de complaisance sur son propre ouvrage, ajoutant, pour dissiper tous les scrupules de l’auteur, que son écriture ne serait pas compromise, et qu’il les recopierait lui-même. Ce dernier trait lui a semblé touchant. Comme il paraît qu’en ce siècle tout lumineux chacun se fait un devoir d’éclairer son prochain sur ses qualités et perfections personnelles, chose dont nul n’est mieux instruit que leur propriétaire; comme, d’ailleurs, cette dernière tentation est assez forte; l’auteur croit, dans le cas où il y succomberait, devoir prévenir le public de ne jamais croire qu’à demi tout ce que les journaux lui diront de son ouvrage.
Avril 1823.
Han D’Islande
I
L’avez-vous vu? qui est-ce qui l’a vu?—Ce n’est
pas moi.—Qui donc?—Je n’en sais rien.
STERNE, Tristram Shandy
—Voilà où conduit l’amour, voisin Niels, cette pauvre Guth Stersen ne serait point là étendue sur cette grande pierre noire, comme une étoile de mer oubliée par la marée, si elle n’avait jamais songé qu’à reclouer la barque ou à raccommoder les filets de son père, notre vieux camarade. Que saint Usuph le pêcheur le console dans son affliction!
—Et son fiancé, reprit une voix aiguë et tremblotante, Gill Stadt, ce beau jeune homme que vous voyez tout à côté d’elle, n’y serait point, si, au lieu de faire l’amour à Guth et de chercher fortune dans ces maudites mines de Roeraas, il avait passé sa jeunesse à balancer le berceau de son jeune frère aux poutres enfumées de sa chaumière.
Le voisin Niels, à qui s’adressait le premier interlocuteur, interrompit:—Votre mémoire vieillit avec vous, mère Olly; Gill n’a jamais eu de frère, et c’est en cela que la douleur de la pauvre veuve Stadt doit être plus amère, car sa cabane est maintenant tout à fait déserte; si elle veut regarder le ciel pour se consoler, elle trouvera entre ses yeux et le ciel son vieux toit, où pend encore le berceau vide de son enfant, devenu grand jeune homme, et mort.
—Pauvre mère! reprit la vieille Olly, car pour le jeune homme, c’est sa faute; pourquoi se faire mineur à Roeraas?
—Je crois en effet, dit Niels, que ces infernales mines nous prennent un homme par ascalin de cuivre qu’elles nous donnent. Qu’en pensez-vous, compère Braal?
—Les mineurs sont des fous, repartit le pêcheur. Pour vivre, le poisson ne doit pas sortir de l’eau, l’homme ne doit pas entrer en terre.
—Mais, demanda un jeune homme dans la foule, si le travail des mines était nécessaire à Gill Stadt pour obtenir sa fiancée?...
—Il ne faut jamais exposer sa vie, interrompit Olly, pour des affections qui sont loin de la valoir et de la remplir. Le beau lit de noces en effet que Gill a gagné pour sa Guth.
—Cette jeune femme, demanda un autre curieux, s’est donc noyée en désespoir de la mort de ce jeune homme?
—Qui dit cela? s’écria d’une voix forte un soldat qui venait de fendre la presse. Cette jeune fille, que je connais bien, était en effet fiancée à un jeune mineur écrasé dernièrement par un éclat de rocher dans les galeries souterraines de Storwaadsgrube, près Roeraas; mais elle était aussi la maîtresse d’un de mes camarades; et comme avant-hier elle voulut s’introduire à Munckholm furtivement pour y célébrer avec son amant la mort de son fiancé, la barque qui la portait chavira sur un écueil, et elle s’est noyée.
Un bruit confus de voix s’éleva:—Impossible, seigneur soldat, criaient les vieilles femmes; les jeunes se taisaient; et le voisin Niels rappelait malignement au pêcheur Braal sa grave sentence: «Voilà où conduit l’amour!»
Le militaire allait se fâcher sérieusement contre ses contradicteurs femelles; il les avait déjà appelées vieilles sorcières de la grotte de Quiragoth, et elles n’étaient pas disposées à endurer patiemment une si grave insulte, quand une voix aigre et impérieuse, criant paix, paix, radoteuses! vint mettre fin au débat. Tout se tut, comme lorsque le cri subit d’un coq s’élève parmi les glapissements des poules.
Avant de raconter le reste de la scène, il n’est peut-être pas inutile de décrire le lieu où elle se passait; c’était—le lecteur l’a sans doute déjà deviné—dans, un de ces édifices lugubres que la pitié publique et la prévoyance sociale consacrent aux cadavres inconnus, dernier asile de morts qui la plupart ont vécu malheureux; où se pressent le curieux indifférent, l’observateur morose ou bienveillant, et souvent des amis, des parents éplorés, à qui une longue et insupportable inquiétude n’a plus laissé qu’une lamentable espérance. À l’époque déjà loin de nous, et dans le pays peu civilisé où j’ai transporté mon lecteur, on n’avait point encore imaginé, comme dans nos villes de boue et d’or, de faire de ces lieux de dépôt des monuments ingénieusement sinistres et élégamment funèbres. Le jour n’y descendait pas à travers une ouverture de forme tumulaire, le long d’une voûte artistement sculptée, sur des espèces de couches où l’on semble avoir voulu laisser aux morts quelques-unes des commodités de la vie, et où l’oreiller est marqué comme pour le sommeil. Si la porte du gardien s’entr’ouvrait, l’œil, fatigué par des cadavres nus et hideux, n’avait pas, comme aujourd’hui, le plaisir de se reposer sur des meubles élégants et des enfants joyeux. La mort était là dans toute sa laideur, dans toute son horreur; et l’on n’avait point encore essayé de parer son squelette décharné de pompons et de rubans.
La salle où se trouvaient nos interlocuteurs était spacieuse et obscure, ce qui la faisait paraître plus spacieuse encore; elle ne recevait de jour que par la porte carrée et basse qui s’ouvrait sur le port de Drontheim, et une ouverture grossièrement pratiquée dans le plafond, d’où une lumière blanche et terne tombait avec la pluie, la grêle ou la neige, selon le temps, sur les cadavres couchés directement au-dessous. Cette salle était divisée dans sa largeur par une balustrade de fer à hauteur d’appui. Le public pénétrait dans la première partie par la porte carrée; on voyait dans la seconde six longues dalles de granit noir, disposées de front et parallèlement. Une petite porte latérale servait, dans chaque section, d’entrée au gardien et à son aide, dont le logement remplissait les derrières de l’édifice, adossé à la mer. Le mineur et sa fiancée occupaient deux des lits de granit; la décomposition s’annonçait dans le corps de la jeune fille par les larges taches bleues et pourprées qui couraient le long de ses membres sur la place des vaisseaux sanguins. Les traits de Gill paraissaient durs et sombres; mais son cadavre était si horriblement mutilé, qu’il était impossible de juger si sa beauté était aussi réelle que le disait la vieille Olly.
C’est devant ces restes défigurés qu’avait commencé, au milieu de la foule muette, la conversation dont nous avons été le fidèle interprète.
Un grand homme, sec et vieux, assis les bras croisés et la tête penchée sur un débris d’escabelle dans le coin le plus noir de la salle, n’avait paru y prêter aucune attention jusqu’au moment où il se leva subitement en criant: Paix, paix, radoteuses! et vint saisir le bras du soldat.
Tout le monde se tut; le soldat se retourna et partit d’un brusque éclat de rire à la vue de son singulier interrupteur, dont le visage hâve, les cheveux rares et sales, les longs doigts et le complet accoutrement de cuir de renne, justifiaient amplement un accueil aussi gai. Cependant un murmure s’élevait dans la foule des femmes, un moment interdites:—C’est le gardien du Spladgest [Nom de la morgue de Drontheim].
—Cet infernal concierge des morts!—Ce diabolique Spiagudry!—Ce maudit sorcier...
—Paix, radoteuses, paix! Si c’est aujourd’hui jour de sabbat, hâtez-vous d’aller retrouver vos balais; autrement ils s’envoleront tout seuls. Laissez en paix ce respectable descendant du dieu Thor.
Puis Spiagudry, s’efforçant de faire une grimace gracieuse, adressa la parole au soldat:
—Vous disiez, mon brave, que cette misérable femme...
—Le vieux drôle! murmura Olly; oui, nous sommes pour lui de misérables femmes, parce que nos corps, s’ils tombent en ses griffes, ne lui rapportent à la taxe que trente ascalins, tandis qu’il en reçoit quarante pour la méchante carcasse d’un homme.
—Silence, vieilles! répéta Spiagudry. En vérité, ces filles du diable sont comme leurs chaudières; lorsqu’elles s’échauffent, il faut qu’elles chantent. Dites-moi, vous, mon vaillant roi de l’épée, votre camarade, dont cette Guth était la maîtresse, va sans doute se tuer du désespoir de l’avoir perdue?...
Ici éclata l’explosion longtemps comprimée.—Entendez-vous le mécréant, le vieux païen? crièrent vingt voix aigres et discordantes; il voudrait voir un vivant de moins, à cause des quarante ascalins que lui rapporte un mort.
—Et quand cela serait? reprit le concierge du Spladgest, notre gracieux roi et maître Christiern V, que saint Hospice bénisse, ne se déclare-t-il pas le protecteur né de tous les ouvriers des mines, afin, lorsqu’ils meurent, d’enrichir son trésor royal de leurs chétives dépouilles?
—C’est faire beaucoup d’honneur au roi, répliqua le pêcheur Braal, que de comparer le trésor royal au coffre-fort de votre charnier, et lui à vous, voisin Spiagudry.
—Voisin! dit le concierge, choqué de tant de familiarité; votre voisin! dites plutôt votre hôte, car il se pourrait bien faire que quelque jour, mon cher citoyen de la barque, je vous prêtasse pour une huitaine de jours un de mes six lits de pierre. Au reste, ajouta-t-il en riant, si je parlais de la mort de ce soldat, c’était simplement pour voir se perpétuer l’usage du suicide dans les grandes et tragiques passions que ces dames ont coutume d’inspirer.
—Eh bien! grand cadavre gardien de cadavres, dit le militaire, où en veux-tu donc venir avec ta grimace aimable qui ressemble si bien au dernier éclat de rire d’un pendu?
—À merveille, mon vaillant! répondit Spiagudry, j’ai toujours pensé qu’il y avait plus de facultés spirituelles sous le casque du gendarme Thurn, qui vainquit le diable avec le sabre et la langue, que sous la mitre de l’évêque Isleif, qui a fait l’histoire d’Islande, ou sous le bonnet carré du professeur Shoenning, qui a décrit notre cathédrale.
—En ce cas, si tu m’en crois, mon vieux sac de cuir, tu laisseras là les revenus du charnier, et tu iras te vendre au cabinet de curiosités du vice-roi, à Berghen. Je te jure, par saint Belphégor, qu’on y paye au poids de l’or les animaux rares; mais dis, que veux-tu de moi?
—Quand les corps qu’on nous apporte ont été trouvés dans l’eau, nous sommes obligés de céder la moitié de la taxe aux pêcheurs. Je voulais donc vous prier, illustre héritier du gendarme Thurn, d’engager votre infortuné camarade à ne point se noyer, et à choisir quelque autre genre de mort; la chose doit lui être indifférente, et il ne voudrait pas faire tort en mourant au malheureux chrétien qui donnera l’hospitalité à son cadavre, si toutefois la perte de Guth le pousse à cet acte de désespoir.
—C’est ce qui vous trompe, mon charitable et hospitalier concierge, mon camarade n’aura point la satisfaction d'être reçu dans votre appétissante auberge à six lits. Croyez-vous qu’il ne se soit pas déjà consolé avec une autre valkyrie, de la mort de celle-là? Il y a, par ma barbe, bien longtemps qu’il était las de votre Guth.
À ces mots l’orage, que Spiagudry avait un moment détourné sur sa tête, revint fondre plus terrible que jamais sur le malencontreux soldat.
—Comment, misérable drôle, criaient les vieilles, c’est ainsi que vous nous oubliez! mais aimez donc maintenant ces vauriens-là!
Les jeunes se taisaient encore; quelques-unes même trouvaient, bien malgré elles, que ce mauvais sujet avait assez bonne mine.
—Oh! oh! dit le soldat, est-ce donc une répétition du sabbat? le supplice de Belzébuth est bien effroyable s’il est condamné à entendre de pareils chœurs une fois par semaine!
On ne sait comment cette nouvelle bourrasque se serait passée, si en ce moment l’attention générale n’eût été entièrement absorbée par un bruit venu du dehors. La rumeur s’accrut progressivement, et bientôt un essaim de petits garçons demi-nus, criant et courant autour d’une civière voilée et portée par deux hommes, entra tumultueusement dans le Spladgest.
—D’où vient cela? demanda le concierge aux porteurs.
—Des grèves d’Urchtal.
—Oglypiglap! cria Spiagudry.
Une des portes latérales s’ouvrit, un petit homme de race lapone, vêtu de cuir, se présenta, fit signe aux porteurs de le suivre; Spiagudry les accompagna, et la porte se referma avant que la multitude curieuse eût eu le temps de deviner, à la longueur du corps posé sur la civière, si c’était un homme ou une femme.
Ce sujet occupait encore toutes les conjectures, quand Spiagudry et son aide reparurent dans la seconde salle, portant un cadavre d’homme, qu’ils déposèrent sur l’une des couches de granit.
—Il y a longtemps que je n’avais touché d’aussi beaux habits, dit Oglypiglap; puis, hochant la tête et se haussant sur la pointe des pieds, il accrocha au-dessus du mort un élégant uniforme de capitaine. La tête du cadavre était défigurée et les autres membres couverts de sang; le concierge l’arrosa plusieurs fois avec un vieux seau à demi brisé.
—Par saint Belzébuth! cria le soldat, c’est un officier de mon régiment; voyons, serait-ce le capitaine Bollar... de douleur d’avoir perdu son oncle? Bah! il hérite.—Le baron Randmer? il a risqué hier sa terre au jeu, mais demain il la regagnera avec le château de son adversaire.—Serait-ce le capitaine Lory, dont le chien s’est noyé? ou le trésorier Stunck, dont la femme est infidèle?—Mais, vraiment, je ne vois point dans tout cela de motif pour se faire sauter la cervelle.
La foule croissait à chaque instant. En ce moment un jeune homme qui passait sur le port, voyant cette affluence de peuple, descendit de cheval, remit la bride aux mains du domestique qui le suivait, et entra dans le Spladgest. Il était vêtu d’un simple habit de voyage, armé d’un sabre et enveloppé d’un large manteau vert; une plume noire, attachée à son chapeau par une boucle de diamants, retombait sur sa noble figure et se balançait sur son front élevé, ombragé de longs cheveux châtains; ses bottines et ses éperons, souillés de boue, annonçaient qu’il venait de loin.
Lorsqu’il entra, un homme petit et trapu, enveloppé comme lui d’un manteau, et cachant ses mains sous des gants énormes, répondait au soldat:
—Et qui vous dit qu’il s’est tué? Cet homme ne s’est pas plus suicidé, j’en réponds, que le toit de votre cathédrale ne s’est incendié de lui-même.
Comme la bisaiguë fait deux blessures, cette phrase fit naître deux réponses.
—Notre cathédrale! dit Niels, on la couvre maintenant en cuivre. C’est ce misérable Han qui, dit-on, y a mis le feu, pour faire travailler les mineurs, parmi lesquels se trouvait son protégé Gill Stadt, que vous voyez ici.
—Comment diable! s’écriait de son côté le soldat, m’oser soutenir à moi, second arquebusier de la garnison de Munckholm, que cet homme-là ne s’est pas brûlé la cervelle!
—Cet homme est mort assassiné, reprit froidement le petit homme.
—Mais écoutez donc l’oracle! Va, tes petits yeux gris ne voient pas plus clair que tes mains sous les gros gants dont tu les couvres au milieu de l’été.
Un éclair brilla dans les yeux du petit homme.
—Soldat! prie ton patron que ces mains-là ne laissent pas un jour leur empreinte sur ton visage.
—Oh! sortons! cria le soldat enflammé de colère. Puis, s’arrêtant tout à coup: Non, dit-il, car il ne faut point parler de duel devant des morts.
Le petit homme grommela quelques mots dans une langue étrangère et disparut.
Une voix s’éleva:—C’est aux grèves d’Urchtal qu’on l’a trouvé.
—Aux grèves d’Urchtal? dit le soldat; le capitaine Dispolsen a dû y débarquer ce matin, venant de Copenhague.
—Le capitaine Dispolsen n’est point encore arrivé à Munckholm, dit une autre voix.
—On dit que Han d’Islande erre actuellement sur ces plages, reprit un quatrième.
—En ce cas, il est possible que cet homme soit le capitaine, dit le soldat, si Han est le meurtrier; car chacun sait que l’islandais assassine d’une manière si diabolique, que ses victimes ont souvent l’apparence de suicidés.
—Quel homme est-ce donc que ce Han? demanda-t-on.
—C’est un géant, dit l’un.
—C’est un nain, dit l’autre.
—Personne ne l’a donc vu? reprit une voix.
—Ceux qui le voient pour la première fois le voient aussi pour la dernière.
—Chut! dit la vieille Olly; il n’y a, dit-on, que trois personnes qui aient jamais échangé des paroles humaines avec lui: ce réprouvé de Spiagudry, la veuve Stadt, et....—mais il a eu malheureuse vie et malheureuse mort—ce pauvre Gill, que vous voyez ici. Chut!
—Chut! répéta-t-on de toutes parts.
—Maintenant, s’écria tout à coup le soldat, je suis sûr que c’est en effet le capitaine Dispolsen; je reconnais la chaîne d’acier que notre prisonnier, le vieux Schumacker, lui donna en don à son départ.
Le jeune homme à la plume noire rompit vivement le silence:—Vous êtes sûr que c’est le capitaine Dispolsen?
—Sûr, par les mérites de saint Belzébuth! dit le soldat.
Le jeune homme sortit brusquement.
—Fais avancer une barque pour Munckholm, dit-il à son domestique.
—Mais, seigneur, et le général?....
—Tu lui mèneras les chevaux. J’irai demain. Suis-je mon maître ou non? Allons, le jour baisse; et je suis pressé, une barque.
Le valet obéit et suivit quelque temps des yeux son jeune maître, qui s’éloignait du rivage.
II
Je m’assiérai près de vous, tandis que vous
raconterez quelque histoire agréable pour tromper
le temps.
MATURIN, Bertram
Le lecteur sait déjà que nous sommes à Drontheim, l’une des quatre principales villes de la Norvège, bien qu’elle ne fût pas la résidence du vice-roi. À l’époque où cette histoire se passe—en 1699—le royaume de Norvège était encore uni au Danemark et gouverné par des vice-rois, dont le séjour était Berghen, cité plus grande, plus méridionale et plus belle que Drontheim, en dépit du surnom de mauvais goût que lui donnait le célèbre amiral Tromp.
Drontheim offre un aspect agréable lorsqu’on y arrive par le golfe auquel cette ville donne son nom; le port assez large, quoique les vaisseaux n’y entrent pas aisément en tout temps, ne présentait toutefois alors que l’apparence d’un long canal, bordé à droite de navires danois et norvégiens, à gauche de navires étrangers, division prescrite par les ordonnances. On voit dans le fond la ville assise sur une plaine bien cultivée, et surmontée par les hautes aiguilles de sa cathédrale. Cette église, un des plus beaux morceaux de l’architecture gothique, comme on peut en juger par le livre du professeur Shoenning—si savamment cité par Spiagudry—qui la décrivit avant que de fréquents incendies ne l’eussent ravagée, portait sur sa flèche principale la croix épiscopale, signe distinctif de la cathédrale de l’évêché luthérien de Drontheim. Au-dessus de la ville, on aperçoit dans un lointain bleuâtre les cimes blanches et grêles des monts de Kole, pareilles aux fleurons aigus d’une couronne antique.
Au milieu du port, à une portée de canon du rivage, s’élève, sur une masse de rochers battus des flots, la solitaire forteresse de Munckholm, sombre prison qui renfermait alors un captif célèbre par l’éclat de ses longues prospérités et de ses rapides disgrâces.
Schumacker, né dans un rang obscur, avait été comblé des faveurs de son maître, puis précipité du fauteuil de grand-chancelier de Danemark et de Norvège sur le banc des traîtres, puis traîné sur l’échafaud, et de là jeté par grâce dans un cachot isolé à l’extrémité des deux royaumes. Ses créatures l’avaient renversé, sans qu’il eût droit de crier à l’ingratitude. Pouvait-il se plaindre de voir se briser sous ses pieds des échelons qu’il n’avait placés si haut que pour s’élever lui-même?
Celui qui avait fondé la noblesse en Danemark voyait, du fond de son exil, les grands qu’il avait faits se partager ses propres dignités. Le comte d’Ahlefeld, son mortel ennemi, était son successeur comme grand-chancelier; le général Arensdorf disposait, comme grand maréchal, des grades militaires; et l’évêque Spollyson exerçait la charge d’inspecteur des universités. Le seul de ses ennemis qui ne lui dût pas son élévation était le comte Ulric-Frédéric Guldenlew, fils naturel du roi Frédéric III, vice-roi de Norvège; c’était le plus généreux de tous.
C’est vers le triste rocher de Munckholm que s’avançait assez lentement la barque du jeune homme à la plume noire. Le soleil baissait rapidement derrière le château-fort isolé, dont la masse interceptait ses rayons, déjà si horizontaux que le paysan des collines lointaines et orientales de Larsynn pouvait voir se promener près de lui, sur les bruyères, l’ombre vague de la sentinelle placée sur le donjon le plus élevé de Munckholm.
III
Ah! mon cœur ne pouvait être plus sensiblement
blessé!... Un jeune homme sans mœurs... il a osé
la regarder! ses regards souillaient sa
pureté.—Claudia! cette seule pensée me met hors
de moi.
LESSING
—Andrew, allez dire que dans une demi-heure on sonne le couvre-feu. Sorsyll relèvera Duckness à la grande herse, et Maldivius montera sur la plate-forme de la grosse tour. Qu’on veille attentivement du côté du donjon du Lion de Slesvig. Ne pas oublier à sept heures de tirer le canon pour qu’on lève la chaîne du port;—mais non, on attend encore le capitaine Dispolsen; il faut au contraire allumer le fanal et voir si celui de Walderhog est allumé, comme l’ordre en a été donné aujourd’hui. Surtout qu’on tienne des rafraîchissements prêts pour le capitaine.—Et, j’oubliais,—qu’on marque pour deux jours de cachot Toric-Belfast, second arquebusier du régiment; il a été absent toute la journée.
Ainsi parlait le sergent d’armes sous la voûte noire et enfumée du corps de garde de Munckholm, situé dans la tour basse qui domine la première porte du château.
Les soldats auxquels il s’adressait quittèrent le jeu ou le lit pour exécuter ses ordres; puis le silence se rétablit.
En ce moment, le bruit alternatif et mesuré des rames se fit entendre au dehors.—Voilà sans doute, enfin, le capitaine Dispolsen! dit le sergent en ouvrant la petite fenêtre grillée qui donne sur le golfe.
Une barque abordait en effet au bas de la porte de fer.
—Qui va là? cria le sergent d’une voix rauque.
—Ouvrez! répondit-on; paix et sûreté.
—On n’entre pas; avez-vous droit de passe?
—Oui.
—C’est ce que je vais vérifier; si vous mentez, par les mérites du saint mon patron, je vous ferai goûter l’eau du golfe.
Puis, refermant le guichet et se retournant, il ajouta:—Ce n’est point encore le capitaine!
Une lumière brilla derrière la porte de fer; les verrous rouillés crièrent; les barres se levèrent, elle s’ouvrit, et le sergent examina un parchemin que lui présentait le nouveau venu.
—Passez, dit-il. Arrêtez cependant, reprit-il brusquement, laissez en dehors la boucle de votre chapeau. On n’entre pas dans les prisons d’état avec des bijoux. Le règlement porte que «le roi et les membres de la famille du roi,—le vice-roi et les membres de la famille du vice-roi, l’évêque et les chefs de la garnison, sont seuls exceptés». Vous n’avez, n’est-ce pas, aucune de ces qualités?
Le jeune homme détacha, sans répondre, la boucle proscrite, et la jeta pour payement au pêcheur qui l’avait amené; celui-ci, craignant qu’il ne revînt sur sa générosité, se hâta de mettre un large espace de mer entre le bienfaiteur et le bienfait.
Tandis que le sergent, murmurant de l’imprudence de la chancellerie qui prodiguait ainsi les droits de passe, replaçait les lourds barreaux, et que le bruit lent de ses bottes fortes retentissait sur les degrés de l’escalier tournant du corps de garde, le jeune homme, après avoir rejeté son manteau sur son épaule, traversait rapidement la voûte noire de la tour basse, puis la longue place d’armes, puis le hangar de l’artillerie où gisaient quelques vieilles couleuvrines démontées que l’on peut voir aujourd’hui dans le musée de Copenhague, et dont le cri impérieux d’une sentinelle l’avertit de s’éloigner. Il parvint à la grande herse, qui fut levée à l’inspection de son parchemin. Là, suivi d’un soldat, il franchit, suivant la diagonale, sans hésiter et comme un habitué de ces lieux, une de ces quatre cours carrées qui flanquent la grande cour circulaire, du milieu de laquelle sort le vaste rocher rond où s’élevait alors le donjon, dit château du Lion de Slesvig, à cause de la détention que Rolf le Nain y fit jadis subir à son frère, Joatham le Lion, duc de Slesvig.
Notre intention n’est pas de donner ici une description du donjon de Munckholm, d’autant plus que le lecteur, enfermé dans une prison d’état, craindrait peut-être de ne pouvoir se sauver au travers du jardin. Ce serait à tort, car le château du Lion de Slesvig, destiné à des prisonniers de distinction, leur offrait, entre autres commodités, celle de se promener dans une espèce de jardin sauvage assez étendu, où des touffes de houx, quelques vieux ifs, quelques pins noirs, croissaient parmi les rochers autour de la haute prison, et dans un enclos de grands murs et d’énormes tours.
Arrivé au pied du rocher rond, le jeune homme gravit les degrés grossièrement taillés qui montent tortueusement jusqu’au pied de l’une des tours de l’enclos, laquelle, percée d’une poterne dans sa partie inférieure, servait d’entrée au donjon. Là, il sonna fortement d’un cor de cuivre que lui avait remis le gardien de la grande herse.-Ouvrez, ouvrez! cria vivement une voix de l’intérieur, c’est sans doute ce maudit capitaine!
La poterne qui s’ouvrit laissa voir au nouvel arrivant, dans l’intérieur d’une salle gothique faiblement éclairée, un jeune officier nonchalamment couché sur un amas de manteaux et de peaux de rennes, près d’une de ces lampes à trois becs que nos aïeux suspendaient aux rosaces de leurs plafonds, et qui, pour le moment, était posée à terre. La richesse élégante et même l’excessive recherche de ses vêtements contrastaient avec la nudité de la salle et la grossièreté des meubles; il tenait un livre entre ses mains et se détourna à demi vers le nouveau venu.
—C’est le capitaine? salut, capitaine! Vous ne vous doutiez guère que vous faisiez attendre un homme qui n’a point la satisfaction de vous connaître; mais notre connaissance sera bientôt faite, n’est-il pas vrai? Commencez par recevoir tous mes compliments de condoléance sur votre retour dans ce vénérable château. Pour peu que j’y séjourne encore, je vais devenir gai comme la chouette qu’on cloue à la porte des donjons pour servir d’épouvantail, et quand je retournerai à Copenhague pour les fêtes du mariage de ma sœur, du diable si quatre dames sur cent me reconnaissent! Dites-moi, les nœuds de ruban rose au bas du justaucorps sont-ils toujours de mode? a-t-on traduit quelques nouveaux romans de cette Française, la demoiselle Scudéry? Je tiens précisément la Clélie; je suppose qu’on la lit encore à Copenhague. C’est mon code de galanterie, maintenant que je soupire loin de tant de beaux yeux....—car, tout beaux qu’ils sont, les yeux de notre jeune prisonnière, vous savez de qui je veux parler, ne me disent jamais rien. Ah! sans les ordres de mon père!... Il faut vous dire en confidence, capitaine, que mon père, n’en parlez pas, m’a chargé de... vous m’entendez, auprès de la fille de Schumacker; mais je perds toutes mes peines, cette jolie statue n’est pas une femme; elle pleure toujours et ne me regarde jamais.
Le jeune homme, qui n’avait pu encore interrompre l’extrême volubilité de l’officier, poussa un cri de surprise:—Comment! que dites-vous? chargé de séduire la fille de ce malheureux Schumacker!...
—Séduire, eh bien soit! si c’est ainsi que cela s’appelle à présent à Copenhague; mais j’en défierais le diable. Avant-hier, étant de garde, je mis exprès pour elle une superbe fraise française qui m’était envoyée de Paris même. Croiriez-vous qu’elle n’a pas levé seulement les yeux sur moi, quoique j’aie traversé trois ou quatre fois son appartement en faisant sonner mes éperons neufs, dont la molette est plus large qu’un ducat de Lombardie?—C’est la forme la plus nouvelle, n’est-ce pas?
—Dieu! Dieu! dit le jeune homme en se frappant le front! mais cela me confond!
—N’est-ce pas? reprit l’officier, se méprenant sur le sens de cette exclamation. Pas la moindre attention à moi! c’est incroyable, mais c’est pourtant vrai.
Le jeune homme se promenait, violemment agité, de long en large et à grands pas.
—Voulez-vous vous rafraîchir, capitaine Dispolsen? lui cria l’officier.
Le jeune homme se réveilla.
—Je ne suis point le capitaine Dispolsen.
—Comment! dit l’officier d’un ton sévère, et se levant sur son séant; et qui donc êtes-vous pour oser vous introduire ici, et à cette heure?
Le jeune homme déploya sa pancarte.
—Je veux voir le comte Griffenfeld;... je veux dire votre prisonnier.
—Le comte! le comte! murmura l’officier d’un air mécontent.—Mais en vérité cette pièce est en règle; voilà bien la signature du vice-chancelier Grummond de Knud: «Le porteur pourra visiter, à toute heure et en tout temps, toutes les prisons royales.» Grummond de Knud est frère du vieux général Levin de Knud, qui commande à Drontheim, et vous saurez que ce vieux général a élevé mon futur beau-frère.
—Merci de vos détails de famille, lieutenant. Ne pensez-vous pas que vous m’en avez déjà assez raconté?
—L’impertinent a raison, se dit le lieutenant en se mordant les lèvres.—Holà, huissier! huissier de la tour! Conduisez cet étranger à Schumacker, et ne grondez pas si j’ai décroché votre luminaire à trois becs et à une mèche. Je n’étais pas fâché d’examiner une pièce qui date sans doute de Sciold le Païen ou de Havar le Pourfendu; et d’ailleurs on ne suspend plus aux plafonds que des lustres en cristal.
Il dit, et pendant que le jeune homme et son conducteur traversaient le jardin désert du donjon, il reprit, martyr de la mode, le fil des aventures galantes de l’amazone Clélie et d’Horatius le Borgne.
IV
BENVOLIO
Où diable ce Roméo peut-il être? il n’est pas
rentré chez lui cette nuit.
MERCUTIO
Il n’est pas rentré chez son père; j’ai parlé à
son domestique.
SHAKESPEARE
Cependant un homme et deux chevaux étaient entrés dans la cour du palais du gouverneur de Drontheim. Le cavalier avait quitté la selle en hochant la tête d’un air mécontent; il se préparait à conduire les deux montures à l’écurie, lorsqu’il se sentit saisir brusquement le bras, et une voix lui cria:
—Comment! vous voilà seul, Poël! Et votre maître? où est votre maître?
C’était le vieux général Levin de Knud, qui, de sa fenêtre, ayant vu le domestique du jeune homme et la selle vide, était descendu précipitamment et fixait sur le valet un regard plus inquiet encore que sa question.
—Excellence, dit Poël en s’inclinant profondément, mon maître n’est plus à Drontheim.
—Quoi! il y était donc? il est reparti sans voir son général, sans embrasser son vieil ami! et depuis quand?
—Il est arrivé ce soir et reparti ce soir.
—Ce soir! ce soir! mais où donc s’est-il arrêté? où est-il allé?
—Il a descendu au Spladgest, et s’est embarqué pour Munckholm.
—Ah! je le croyais aux antipodes. Mais que va-t-il faire à ce château? qu’allait-il faire au Spladgest? Voilà bien mon chevalier errant! C’est aussi un peu ma faute, pourquoi l’ai-je élevé ainsi? J’ai voulu qu’il fût libre en dépit de son rang.
—Aussi n’est-il point esclave des étiquettes, dit Poël.
—Non, mais il l’est de ses caprices. Allons, il va sans doute revenir. Songez à vous rafraîchir, Poël.—Dites-moi, et le visage du général prit une expression de sollicitude, dites-moi, Poël, avez-vous beaucoup couru à droite et à gauche?
—Mon général, nous sommes venus en droite ligne de Berghen. Mon maître était triste.
—Triste? que s’est-il donc passé entre lui et son père? Ce mariage lui déplaît-il?
—Je l’ignore. Mais on dit que sa sérénité l’exige.
—L’exige! vous dites, Poël, que le vice-roi l’exige! Mais pour qu’il l’exige, il faut qu’Ordener s’y refuse.
—Je l’ignore, excellence. Il paraît triste.
—Triste! savez-vous comment son père l’a reçu?
—La première fois, c’était dans le camp, près Berghen. Sa sérénité a dit: Je ne vous vois pas souvent, mon fils.—Tant mieux pour moi, mon seigneur et père, a répondu mon maître, si vous vous en apercevez. Puis il a donné à sa sérénité des détails sur ses courses du Nord; et sa sérénité a dit: C’est bien. Le lendemain, mon maître est revenu du palais, et a dit: On veut me marier; mais il faut que je voie mon second père, le général Levin.—J’ai sellé les chevaux, et nous voilà.
—Vrai, mon bon Poël, dit le général d’une voix altérée, il m’a appelé son second père?
—Oui, votre excellence.
—Malheur à moi si ce mariage le contrarie, car j’encourrai plutôt la disgrâce du roi que de m’y prêter. Mais cependant, la fille du grand-chancelier des deux royaumes!... À propos, Poël, Ordener sait-il que sa future belle-mère, la comtesse d’Ahlefeld, est ici incognito depuis hier, et que le comte y est attendu?
—Je l’ignore, mon général.
—Oh! se dit le vieux gouverneur, oui, il le sait, car pourquoi aurait-il battu en retraite dès son arrivée?
Ici le général, après avoir fait un signe de bienveillance à Poël, et salué la sentinelle qui lui présentait les armes, rentra inquiet dans l’hôtel d’où il venait de sortir inquiet.
V
On eût dit que toutes les passions avaient agité
son cœur, et que toutes l’avaient abandonné; il
ne lui restait rien que le coup d’œil triste et
perçant d’un homme consommé dans la connaissance
des hommes, et qui voyait, d’un regard, où tendait
chaque chose.
SCHILLER, les Visions.
Quand, après avoir fait parcourir à l’étranger les escaliers en spirale et les hautes salles du donjon du Lion de Slesvig, l’huissier lui ouvrit enfin la porte de l’appartement où se trouvait celui qu’il cherchait, la première parole qui frappa les oreilles du jeune homme fut encore celle-ci:—Est-ce enfin le capitaine Dispolsen?
Celui qui faisait cette question était un vieillard assis le dos tourné à la porte, les coudes appuyés sur une table de travail et le front appuyé sur ses mains. Il était revêtu d’une simarre de laine noire, et l’on apercevait, au-dessus d’un lit placé à une extrémité de la chambre, un écusson brisé autour duquel étaient suspendus les colliers rompus des ordres de l’Éléphant et de Dannebrog; une couronne de comte renversée était fixée au-dessous de l’écusson, et les deux fragments d’une main de justice liés en croix complétaient l’ensemble de ces bizarres ornements.—Le vieillard était Schumacker.
—Non, seigneur, répondit l’huissier; puis il dit à l’étranger: Voici le prisonnier; et, les laissant ensemble, il referma la porte, avant d’avoir pu entendre la voix aigre du vieillard, qui disait: Si ce n’est pas le capitaine, je ne veux voir personne.
L’étranger, à ces mots, resta debout près de la porte; et le prisonnier, se croyant seul,—car il ne s’était pas un moment détourné,—retomba dans sa silencieuse rêverie.
Tout à coup il s’écria:—Le capitaine m’a certainement abandonné et trahi! Les hommes.... les hommes sont comme ce glaçon qu’un Arabe prit pour un diamant; il le serra précieusement dans son havre-sac, et quand il le chercha, il ne trouva même plus un peu d’eau.
—Je ne suis pas de ces hommes, dit l’étranger.
Schumacker se leva brusquement.—Qui est ici? qui m’écoute? Est-ce quelque misérable suppôt de ce Guldenlew?
—Ne parlez point mal du vice-roi, seigneur comte.
—Seigneur comte! est-ce pour me flatter que vous m’appelez ainsi? Vous perdez vos peines; je ne suis plus puissant.
—Celui qui vous parle ne vous a jamais connu puissant, et n’en est pas moins votre ami.
—C’est qu’il espère encore quelque chose de moi; les souvenirs que l’on conserve aux malheureux se mesurent toujours aux espérances qui en restent.
—C’est moi qui devrais me plaindre, noble comte; car je me suis souvenu de vous, et vous m’avez oublié. Je suis Ordener.
Un éclair de joie passa dans les tristes yeux du vieillard, et un sourire qu’il ne put réprimer entr’ouvrit sa barbe blanche, comme le rayon qui perce un nuage.
—Ordener! soyez le bienvenu, voyageur Ordener. Mille vœux de bonheur au voyageur qui se souvient du prisonnier!
—Mais, demanda Ordener, vous, m’aviez donc oublié?
—Je vous avais oublié, dit Schumacker reprenant son air sombre, comme on oublie la brise qui nous rafraîchit et qui passe; heureux lorsqu’elle ne devient pas l’ouragan qui nous renverse.
—Comte de Griffenfeld, reprit le jeune homme, vous ne comptiez donc pas sur mon retour?
—Le vieux Schumacker n’y comptait pas; mais il y a ici une jeune fille qui me faisait remarquer aujourd’hui même qu’il y avait eu, le 8 mai dernier, un an que vous étiez absent.
Ordener tressaillit.
—Quoi, grand Dieu! serait-ce votre Éthel, noble comte?
—Et qui donc?
—Votre fille, seigneur, a daigné compter les mois depuis mon départ! Oh! combien j’ai passé de tristes journées! j’ai visité toute la Norvège, depuis Christiania jusqu’à Wardhus; mais c’est vers Drontheim que mes courses me ramenaient toujours.
—Usez de votre liberté, jeune homme, tant que vous en jouissez.—Mais dites-moi donc enfin qui vous êtes. Je voudrais, Ordener, vous connaître sous un autre nom. Le fils d’un de mes mortels ennemis s’appelle Ordener.
—Peut-être, seigneur comte, ce mortel ennemi a-t-il plus de bienveillance pour vous que vous n’en avez pour lui.
—Vous éludez ma question; mais gardez votre secret, j’apprendrais peut-être que le fruit qui désaltère est un poison qui me tuera.
—Comte! dit Ordener d’une voix irritée. Comte! reprit-il d’un ton de reproche et de pitié.
—Suis-je contraint de me fier à vous, répondit Schumacker, à vous qui prenez toujours en ma présence le parti de l’implacable Guldenlew?
—Le vice-roi, interrompit gravement le jeune homme, vient d’ordonner que vous seriez à l’avenir libre et sans gardes dans l’intérieur de tout le donjon du Lion de Slesvig. C’est une nouvelle que j’ai recueillie à Berghen, et que vous recevrez sans doute prochainement.
—C’est une faveur que je n’osais espérer, et je croyais n’avoir parlé de mon désir qu’à vous seul. Au surplus, on diminue le poids de mes fers à mesure que celui de mes années s’accroît, et, quand les infirmités m’auront rendu impotent, on me dira sans doute: Vous êtes libre. À ces mots le vieillard sourit amèrement; il continua:
—Et vous, jeune homme, avez-vous toujours vos folles idées d’indépendance?
—Si je n’avais point ces folles idées, je ne serais pas ici.
—Comment êtes-vous venu à Drontheim?
—Eh bien! à cheval.
—Comment êtes-vous venu à Munckholm?
—Sur une barque.
—Pauvre insensé! qui crois être libre, et qui passes d’un cheval dans une barque. Ce ne sont point tes membres qui exécutent tes volontés; c’est un animal, c’est la matière; et tu appelles cela des volontés!
—Je force des êtres à m’obéir.
—Prendre sur certains êtres le droit d’en être obéi, c’est donner à d’autres celui de vous commander. L’indépendance n’est que dans l’isolement.
—Vous n’aimez pas les hommes, noble comte?
Le vieillard se mit à rire tristement.—Je pleure d'être homme, et je ris de celui qui me console.—Vous le saurez, si vous l’ignorez encore, le malheur rend défiant comme la prospérité rend ingrat. Écoutez, puisque vous venez de Berghen, apprenez-moi quel vent favorable a soufflé sur le capitaine Dispolsen. Il faut qu’il lui soit arrivé quelque chose d’heureux, puisqu’il m’oublie.
Ordener devint sombre et embarrassé.
—Dispolsen, seigneur comte? C’est pour vous en parler que je suis venu dès aujourd’hui.—Je sais qu’il avait toute votre confiance.
—Vous le savez? interrompit le prisonnier avec inquiétude. Vous vous trompez. Nul être au monde n’a ma confiance.—Dispolsen tient, il est vrai, entre ses mains mes papiers, des papiers même très importants. C’est pour moi qu’il est allé à Copenhague, près du roi. J’avouerai même que je comptais plus sur lui que sur tout autre, car dans ma puissance je ne lui avais jamais rendu service.
—Eh bien! noble comte, je l’ai vu aujourd’hui....
—Votre trouble me dit le reste; il est traître.
—Il est mort.
—Mort!
Le prisonnier croisa ses bras et baissa la tête, puis relevant son œil vers le jeune homme:
—Quand je vous disais qu’il lui était arrivé quelque chose d’heureux!
Puis son regard se tourna vers la muraille où étaient suspendus les signes de ses grandeurs détruites, et il fit un geste de la main comme pour éloigner le témoin d’une douleur qu’il s’efforçait de vaincre.
—Ce n’est pas lui que je plains; ce n’est qu’un homme de moins.—Ce n’est pas moi; qu’ai-je à perdre? Mais ma fille, ma fille infortunée! je serai la victime de cette infâme machination; et que deviendra-t-elle si on lui enlève son père?
Il se retourna vivement vers Ordener.
—Comment est-il mort? où l’avez-vous vu?
—Je l’ai vu au Spladgest; on ne sait s’il est mort d’un suicide ou d’un assassinat.
—Voici maintenant l’important. S’il a été assassiné, je sais d’où le coup part; alors tout est perdu. Il m’apportait les preuves du complot qu’ils trament contre moi; ces preuves auraient pu me sauver et les perdre. Ils ont su les détruire!—Malheureuse Éthel!
—Seigneur comte, dit Ordener en saluant, je vous dirai demain s’il a été assassiné.
Schumacker, sans répondre, suivit Ordener qui sortait, d’un regard où se peignait le calme du désespoir, plus effrayant que le calme de la mort.
Ordener était dans l’antichambre solitaire du prisonnier, sans savoir de quel côté se diriger. La soirée était avancée et la salle obscure; il ouvrit une porte au hasard et se trouva dans un immense corridor, éclairé seulement par la lune, qui courait rapidement à travers de pâles nuées. Ses lueurs nébuleuses tombaient par intervalles sur les vitraux étroits et élevés, et dessinaient sur la muraille opposée comme une longue procession de fantômes, qui apparaissait et disparaissait simultanément dans les profondeurs de la galerie. Le jeune homme se signa lentement, et marcha vers une lumière rougeâtre qui brillait faiblement à l’extrémité du corridor.
Une porte était entr’ouverte; une jeune fille agenouillée dans un oratoire gothique, au pied d’un simple autel, récitait à demi-voix les litanies de la Vierge; oraison simple et sublime où l'âme qui s’élève vers la Mère des Sept-Douleurs ne la prie que de prier.
Cette jeune fille était vêtue de crêpe noir et de gaze blanche, comme pour faire deviner en quelque sorte, au premier aspect, que ses jours s’étaient enfuis jusqu’alors dans la tristesse et dans l’innocence. Même en cette attitude modeste, elle portait dans tout son être l’empreinte d’une nature singulière. Ses yeux et ses longs cheveux étaient noirs, beauté très rare dans le Nord; son regard élevé vers la voûte paraissait plutôt enflammé par l’extase qu’éteint par le recueillement. Enfin, on eût dit une vierge des rives de Chypre ou des campagnes de Tibur, revêtue des voiles fantastiques d’Ossian, et prosternée devant la croix de bois et l’autel de pierre de Jésus.
Ordener tressaillit et fut prêt à défaillir, car il reconnut celle qui priait.
Elle pria pour son père, pour le puissant tombé, pour le vieux captif abandonné, et elle récita à haute voix le psaume de la délivrance.
Elle pria encore pour un autre; mais Ordener n’entendit pas le nom de celui pour qui elle priait; il ne l’entendit pas, car elle ne le prononça pas; seulement elle récita le cantique de la sulamite, l’épouse qui attend l’époux, et le retour du bien-aimé.
Ordener s’éloigna dans la galerie; il respecta cette vierge qui s’entretenait avec le ciel; la prière est un grand mystère, et son cœur s’était rempli, malgré lui, d’un ravissement inconnu, mais profane.
La porte de l’oratoire se ferma doucement. Bientôt une lumière, et une femme blanche dans les ténèbres, vinrent de son côté. Il s’arrêta, car il éprouvait une des plus violentes émotions de la vie; il s’adossa à l’obscure muraille; son corps était faible, et les os de ses membres s’entre-choquaient dans leurs jointures, et, dans le silence de tout son être, les battements de son cœur retentissaient à son oreille.
Quand la jeune fille passa, elle entendit le froissement d’un manteau, et une haleine brusque et précipitée.
—Dieu! cria-t-elle.
Ordener s’élança; d’un bras il la soutint, de l’autre il chercha vainement à retenir la lampe, qu’elle avait laissée échapper, et qui s’éteignit.
—C’est moi, dit-il doucement.
—C’est Ordener! dit la jeune fille, car le dernier retentissement de cette voix, qu’elle n’avait pas entendue depuis un an, était encore dans son oreille.
Et la lune qui passait éclaira la joie de sa charmante figure; puis elle reprit, timide et confuse, et se dégageant des bras du jeune homme:
—C’est le seigneur Ordener.
—C’est lui, comtesse Éthel.
—Pourquoi m’appelez-vous comtesse?
—Pourquoi m’appelez-vous seigneur?
La jeune fille se tut et sourit; le jeune homme se tut et soupira. Elle rompit la première le silence:
—Comment donc êtes-vous ici?
—Faites-moi merci, si ma présence vous afflige. J’étais venu pour parler au comte votre père.
—Ainsi, dit Éthel d’une voix altérée, vous n'êtes venu que pour mon père. Le jeune homme baissa la tête, car ces paroles lui semblaient bien injustes.
—Il y a sans doute déjà longtemps, continua la jeune fille d’un ton de reproche, il y a sans doute déjà longtemps que vous êtes à Drontheim? Votre absence de ce château n’a pu vous paraître longue, à vous.
Ordener, profondément blessé, ne répondit pas.
—Je vous approuve, dit la prisonnière d’une voix tremblante de douleur et de colère; mais, ajouta-t-elle d’un ton fier, j’espère, seigneur Ordener, que vous ne m’avez pas entendue prier?
—Comtesse, répondit enfin le jeune homme, je vous ai entendue.
—Ah! seigneur Ordener, il n’est point courtois d’écouter ainsi.
—Je ne vous ai pas écoutée, noble comtesse, dit faiblement Ordener; je vous ai entendue.
—J’ai prié pour mon père, reprit la jeune fille en le regardant fixement, et comme attendant une réponse à cette parole toute simple.
Ordener garda le silence.
—J’ai aussi prié, continua-t-elle, inquiète et paraissant attentive à l’effet que ces paroles allaient produire sur lui, j’ai aussi prié pour quelqu’un qui porte votre nom, pour le fils du vice-roi, du comte de Guldenlew. Car il faut prier pour tout le monde, même pour ses persécuteurs.
Et la jeune fille rougit, car elle pensait mentir; mais elle était piquée contre le jeune homme, et elle croyait l’avoir nommé pendant sa prière; elle ne l’avait nommé que dans son cœur.
—Ordener Guldenlew est bien malheureux, noble dame, si vous le comptez au nombre de vos persécuteurs; il est bien heureux cependant d’occuper une place dans vos prières.
—Oh! non, dit Éthel troublée et effrayée de l’air froid du jeune homme, non, je ne priais pas pour lui. J’ignore ce que j’ai fait, ce que je fais. Quant au fils du vice-roi, je le déteste, je ne le connais pas. Ne me regardez pas de cet œil sévère; vous ai-je offensé? ne pouvez-vous rien pardonner à une pauvre prisonnière, vous qui passez vos jours près de quelque belle et noble dame libre et heureuse comme vous!
—Moi, comtesse! s’écria Ordener.
Éthel versait des larmes; le jeune homme se précipita à ses pieds.
—Ne m’avez-vous pas dit, continua-t-elle souriant à travers ses pleurs, que votre absence vous avait semblé courte?
—Qui, moi, comtesse?
—Ne m’appelez pas ainsi, dit-elle doucement, je ne suis plus comtesse pour personne, et surtout pour vous.
Le jeune homme se leva violemment, et ne put s’empêcher de la presser sur son cœur dans un ravissement convulsif.
—Eh bien! mon Éthel adorée, nomme-moi ton Ordener.—Dis-moi,—et il attacha un regard brûlant sur ses yeux mouillés de larmes,—dis-moi, tu m’aimes donc? Ce que dit la jeune fille ne fut pas entendu, car Ordener, hors de lui, avait ravi sur ses lèvres avec sa réponse cette première faveur, ce baiser sacré qui suffit aux yeux de Dieu pour changer deux amants en époux.
Tous deux restèrent sans paroles, parce qu’ils étaient dans un de ces moments solennels, si rares et si courts sur la terre, où l'âme semble éprouver quelque chose de la félicité des cieux. Ce sont des instants indéfinissables que ceux où deux âmes s’entretiennent ainsi dans un langage qui ne peut être compris que d’elles; alors tout ce qu’il y a d’humain se tait, et les deux êtres immatériels s’unissent mystérieusement pour la vie de ce monde et l’éternité de l’autre.
Éthel s’était lentement retirée des bras d’Ordener, et, aux lueurs de la lune, ils se regardaient avec ivresse; seulement, l’œil de flamme du jeune homme respirait un mâle orgueil et un courage de lion, tandis que le regard demi-voilé de la jeune fille était empreint de cette pudeur, honte angélique, qui, dans le cœur d’une vierge, se mêle à toutes les joies de l’amour.
—Tout à l’heure, dans ce corridor, dit-elle enfin, vous m’évitiez donc, mon Ordener?
—Je ne vous évitais pas, j’étais comme le malheureux aveugle que l’on rend à la lumière après de longues années, et qui se détourne un moment du jour.
—C’est à moi plutôt que s’applique votre comparaison, car, durant votre absence, je n’ai eu d’autre bonheur que la présence d’un infortuné, de mon père. Je passais mes longues journées à le consoler, et, ajouta-t-elle en baissant les yeux, à vous espérer. Je lisais à mon père les fables de l’Edda, et quand je l’entendais douter des hommes, je lui lisais l’Évangile, pour qu’au moins il ne doutât pas du ciel; puis je lui parlais de vous, et il se taisait, ce qui prouve qu’il vous aime. Seulement, quand j’avais inutilement passé mes soirées à regarder de loin sur les routes les voyageurs qui arrivaient, et dans le port les vaisseaux qui abordaient, il secouait la tête avec un sourire amer, et je pleurais. Cette prison, où s’est jusqu’ici passée toute ma vie, m’était devenue odieuse, et pourtant mon père, qui, jusqu’à votre apparition, l’avait toujours remplie pour moi, y était encore; mais vous n’y étiez plus, et je désirais cette liberté que je ne connaissais pas.
Il y avait dans les yeux de la jeune fille, dans la naïveté de sa tendresse, dans la douce hésitation de ses épanchements, un charme que des paroles humaines n’exprimeraient pas. Ordener l’écoutait avec cette joie rêveuse d’un être qui serait enlevé au monde réel pour assister au monde idéal.
—Et moi, dit-il, maintenant je ne veux plus de cette liberté que vous ne partagez pas!
—Quoi, Ordener! reprit vivement Éthel, vous ne nous quitterez donc plus?
Cette expression rappela au jeune homme tout ce qu’il avait oublié.
—Mon Éthel, il faut que je vous quitte ce soir. Je vous reverrai demain, et demain je vous quitterai encore, jusqu’à ce que je revienne pour ne plus vous quitter.
—Hélas! interrompit douloureusement la jeune fille, absent encore!
—Je vous répète, ma bien-aimée Éthel, que je reviendrai bientôt vous arracher de cette prison ou m’y ensevelir avec vous.
—Prisonnière avec lui! dit-elle doucement. Ah! ne me trompez pas, faut-il que j’espère tant de bonheur?
—Quel serment te faut-il? que veux-tu de moi? s’écria Ordener; dis-moi, mon Éthel, n’es-tu pas mon épouse?—Et, transporté d’amour, il la serrait fortement contre sa poitrine.
—Je suis à toi, murmura-t-elle faiblement.
Ces deux cœurs nobles et purs battaient ainsi avec délices l’un contre l’autre, et n’en étaient que plus nobles et plus purs.
En ce moment un violent éclat de rire se fit entendre auprès d’eux. Un homme enveloppé d’un manteau découvrit une lanterne sourde qu’il y avait cachée, et dont la lumière éclaira subitement la figure effrayée et confuse d’Éthel et le visage étonné et fier d’Ordener.
—Courage! mon joli couple! courage! mais il me semble qu’après avoir cheminé si peu de temps dans le pays du Tendre, vous n’avez pas suivi tous les détours du ruisseau du Sentiment, et que vous avez dû prendre un chemin de traverse pour arriver si vite au hameau du Baiser.
Nos lecteurs ont sans doute reconnu le lieutenant admirateur de Mlle de Scudéry. Arraché de la lecture de la Clélie par le beffroi de minuit, que les deux amants n’avaient pas entendu, il était venu faire sa ronde nocturne dans le donjon. En passant à l’extrémité du corridor de l’orient, il avait recueilli quelques paroles et vu comme deux spectres se mouvoir dans la galerie à la clarté de la lune. Alors, naturellement curieux et hardi, il avait caché sa lanterne sous son manteau, et s’était avancé sur la pointe du pied près des deux fantômes, que son brusque éclat de rire venait d’arracher désagréablement à leur extase.
Éthel fit un mouvement pour fuir Ordener, puis, revenant à lui comme par instinct et pour lui demander protection, elle cacha sa tête brûlante dans le sein du jeune homme.
Celui-ci releva la sienne avec un orgueil de roi.
—Malheur, dit-il, malheur à celui qui vient de t’effrayer et de t’affliger, mon Éthel!
—Oui vraiment, dit le lieutenant, malheur à moi si j’avais eu la maladresse d’épouvanter la tendre Mandane!
—Seigneur lieutenant, dit Ordener d’un ton hautain, je vous engage à vous taire.
—Seigneur insolent, répliqua l’officier, je vous engage à vous taire.
—M’entendez-vous? reprit Ordener d’une voix tonnante; achetez votre pardon par le silence.
—Tibi tua, répondit le lieutenant, prenez vos avis pour vous, achetez votre pardon par le silence.
—Taisez-vous! s’écria Ordener avec une voix qui fit trembler les vitraux; et, déposant la tremblante jeune fille sur un des vieux fauteuils du corridor, il secoua énergiquement le bras de l’officier.
—Oh! paysan, dit le lieutenant, moitié riant, moitié irrité, vous ne remarquez pas que ce pourpoint que vous froissez si brutalement est du plus beau velours d’Abingdon.
Ordener le regarda fixement.
—Lieutenant, ma patience est plus courte que mon épée.
—Je vous entends, mon brave damoisel, dit le lieutenant avec un sourire ironique, vous voudriez bien que je vous fisse un tel honneur; mais savez-vous qui je suis? Non, non, s’il vous plaît, prince contre prince, berger contre berger, comme disait le beau Léandre.
—S’il faut dire aussi: lâche contre lâche! reprit Ordener, assurément je n’aurai point l’insigne honneur de me mesurer avec vous.
—Je me fâcherais, mon très honorable berger, si vous portiez seulement l’uniforme.
—Je n’en ai ni les galons ni les franges, lieutenant, mais j’en porte le sabre.
Le fier jeune homme, rejetant son manteau en arrière, avait mis sa toque sur sa tête et saisi la garde de son sabre, lorsque Éthel, réveillée par ce danger imminent, se précipita sur son bras et s’attacha à son cou avec un cri de terreur et de prière.
—Vous faites sagement, ma belle damoiselle, si vous ne voulez pas que le jouvencel soit puni de ses hardiesses, dit le lieutenant, qui, aux menaces d’Ordener, s’était mis en garde sans s’émouvoir; car Cyrus allait se brouiller avec Cambyse, pourvu toutefois que ce ne soit pas faire trop d’honneur à ce vassal que de le comparer à Cambyse.
—Au nom du ciel, seigneur Ordener, disait Éthel, que je ne sois pas la cause et le témoin d’un pareil malheur!—Puis, levant sur lui ses beaux yeux, elle ajouta:—Ordener, je t’en supplie!
Ordener repoussa lentement dans le fourreau la lame à demi tirée, et le lieutenant s’écria:
—Par ma foi, chevalier,—j’ignore si vous l'êtes, mais je vous en donne le titre parce que vous paraissez le mériter, moi et vous agissons suivant les lois de la bravoure, mais non suivant celles de la galanterie. La damoiselle a raison, des engagements comme celui que je vous crois digne de nouer avec moi ne doivent pas avoir des dames pour témoins, quoique, n’en déplaise à la charmante damoiselle, ils puissent avoir des dames pour cause. Nous ne pouvons donc ici convenablement parler que du duellum remotum, et, comme l’offensé, si vous voulez en fixer l’époque, le lieu et les armes, ma fine lame de Tolède ou mon poignard de Mérida seront à la disposition de votre hachoir sorti des forges d’Ashkreuth, ou de votre couteau de chasse trempé dans le lac de Sparbo.
Le duel ajourné que l’officier proposait à Ordener était en usage dans le Nord, d’où les savants prétendent que la coutume du duel est sortie. Les plus vaillants gentilshommes proposaient et acceptaient le duellum remotum. On le remettait à plusieurs mois, quelquefois à plusieurs années, et, durant cet intervalle, les adversaires ne devaient s’occuper ni en paroles ni en actions de l’affaire qui avait amené le défi. Ainsi, en amour, les deux rivaux s’abstenaient de voir leur maîtresse, afin que les choses restassent dans le même état; on se reposait à cet égard sur la loyauté des chevaliers; comme dans les anciens tournois, si les juges du camp, croyant la loi courtoise violée, jetaient leur bâton dans l’arène, à l’instant tous les combattants s’arrêtaient; mais, jusqu’à l’éclaircissement du doute, la gorge du vaincu restait à la même distance de l’épée du vainqueur.
—Eh bien! chevalier, dit Ordener après un moment de réflexion, un messager vous instruira du lieu.
—Soit, répondit le lieutenant; d’autant mieux que cela me donnera le temps d’assister aux cérémonies du mariage de ma sœur, car vous saurez que vous aurez l’honneur de vous battre avec le futur beau-frère d’un haut seigneur, du fils du vice-roi de Norvège, du baron Ordener Guldenlew, lequel, à l’occasion de cet illustre hyménée, comme dit Artamène, va être créé comte de Daneskiold, colonel et chevalier del’Éléphant; et moi-même, qui suis le fils du grand-chancelier des deux royaumes, je serai sans doute nommé capitaine.
—Fort bien, fort bien, lieutenant d’Ahlefeld, dit Ordener avec impatience, vous n'êtes point encore capitaine, ni le fils du vice-roi colonel;—et les sabres sont toujours des sabres.
—Et les rustres toujours des rustres, quoi qu’on fasse pour les élever jusqu’à soi, dit entre ses dents l’officier.
—Chevalier, continua Ordener, vous connaissez la loi courtoise. Vous n’entrerez plus dans ce donjon, et vous garderez le silence sur cette affaire.
—Pour le silence, rapportez-vous-en à moi, je serai aussi muet que Muce Scévole lorsqu’il eut le poing sur le brasier. Je n’entrerai non plus dans le donjon, ni moi, ni aucun argus de la garnison; car je viens de recevoir un ordre d’y laisser à l’avenir Schumacker sans gardes, ordre que j’étais chargé de lui communiquer ce soir; ce que j’aurais fait si je n’avais passé une partie de la soirée à essayer de nouvelles bottines de Cracovie.—Cet ordre, entre nous, est bien imprudent.
—Voulez-vous que je vous montre mes bottines?
Pendant cette conversation, Éthel, les voyant apaisés, et ne comprenant pas ce que c’était qu’un duellum remotum, avait disparu, après avoir dit doucement à l’oreille d’Ordener: À demain.
—Je voudrais, lieutenant d’Ahlefeld, que vous m’aidassiez à sortir du fort.
—Volontiers, dit l’officier, quoiqu’il soit un peu tard, ou plutôt de bien bonne heure. Mais comment trouverez-vous une barque?
—Cela me regarde, dit Ordener.
Alors, s’entretenant de bonne amitié, ils traversèrent le jardin, la cour circulaire, la cour carrée, sans qu’Ordener, conduit par l’officier de ronde, éprouvât d’obstacle; ils franchirent la grande herse, le hangar de l’artillerie, la place d’armes, et arrivèrent à la tour basse, dont la porte de fer s’ouvrit à la voix du lieutenant.
—Au revoir, lieutenant d’Ahlefeld! dit Ordener.
—Au revoir, répondit l’officier. Je déclare que vous êtes un brave champion, quoique j’ignore qui vous êtes, et si ceux de vos pairs que vous amènerez à notre rendez-vous auront qualité pour prendre le titre de parrains, et ne devront pas se borner au nom modeste d’assistants.
Ils se serrèrent la main; la porte de fer se referma, et le lieutenant retourna, en fredonnant un air de Lulli, admirer ses bottes polonaises et le roman français.
Ordener, resté seul sur le seuil, quitta ses vêtements, qu’il enveloppa de son manteau et attacha sur sa tête avec le ceinturon de son sabre; puis, mettant en pratique les principes d’indépendance de Schumacker, il s’élança dans l’eau froide et calme du golfe, et commença à nager au milieu de l’obscurité, vers le rivage, en se dirigeant du côté du Spladgest, destination où il était toujours à peu près sûr d’arriver, mort ou vif.
Les fatigues de la journée l’avaient épuisé; aussi n’aborda-t-il que très péniblement. Il se rhabilla à la hâte, et marcha vers le Spladgest qui se dessinait dans la place du port comme une masse noire; car depuis quelque temps la lune s’était entièrement voilée.
En approchant de cet édifice, il entendit comme un bruit de voix; une lumière faible sortait par l’ouverture supérieure. Étonné, il frappa violemment à la porte carrée; le bruit cessa, la lueur disparut. Il frappa de nouveau; la lumière en reparaissant lui laissa voir quelque chose de noir sortir par l’orifice supérieur et se blottir sur le toit plat du bâtiment. Ordener frappa une troisième fois avec le pommeau de son sabre, et cria:—Ouvrez, de par sa majesté le roi! ouvrez, de par sa sérénité le vice-roi!
La porte s’ouvrit enfin lentement, et Ordener se trouva face à face avec la longue figure pâle et maigre de Spiagudry, qui, les habits en désordre, l’œil hagard, les cheveux hérissés, les mains ensanglantées, portait une lampe sépulcrale, dont la flamme tremblait encore moins visiblement que son grand corps.
VI
PIRRO
Jamais!
ANGELO.
Quoi! je crois que tu veux faire l’homme de
bien. Misérable! si tu dis un seul mot...
PIRRO.
Mais, Angelo, je t’en conjure, pour l’amour de
Dieu...
ANGELO.
Laisse faire ce que tu ne peux empêcher.
PIRRO.
Ah! quand le diable vous tient par un cheveu, il
faut lui abandonner toute la tête. Malheureux que
je suis!
(Émilia Galotti..)
Une heure environ après que le jeune voyageur à la plume noire était sorti du Spladgest, la nuit étant tout à fait tombée et la foule entièrement écoulée, Oglypiglap avait fermé la porte extérieure de l’édifice funèbre, tandis que son maître Spiagudry arrosait pour la dernière fois les corps qui y étaient déposés. Puis tous deux s’étaient retirés dans leur très peu somptueux appartement, et tandis qu’Oglypiglap dormait sur son petit grabat, comme l’un des cadavres confiés à sa garde, le vénérable Spiagudry, assis devant une table de pierre couverte de vieux livres, de plantes desséchées et d’ossements décharnés, s’était plongé dans les graves études qui, bien que réellement fort innocentes, n’avaient pas peu contribué à lui donner parmi le peuple une réputation de sorcellerie et de diablerie, fâcheux apanage de la science à cette époque.
Il y avait plusieurs heures qu’il était absorbé dans ses méditations; et, prêt enfin à quitter ses livres pour son lit, il s’était arrêté à ce passage lugubre de Thormodus Torfœus:
«Quand un homme allume sa lampe, la mort est chez lui avant qu’elle soit éteinte...»
—N’en déplaise au savant docteur, se dit-il à demi-voix, il n’en sera point ainsi chez moi ce soir. Et il prit sa lampe pour la souffler.
—Spiagudry! cria une voix qui sortait de la salle des cadavres.
Le vieux concierge trembla de tous ses membres. Ce n’est pas qu’il crût, comme tout autre peut-être à sa place, que les tristes hôtes du Spladgest s’insurgeaient contre leur gardien. Il était assez savant pour ne pas éprouver de ces terreurs imaginaires; et la sienne n’était si réelle que parce qu’il connaissait trop bien la voix qui l’appelait.
—Spiagudry! répéta violemment la voix, faudra-t-il, pour te faire entendre, que j’aille t’arracher les oreilles?
—Que saint Hospice ait pitié, non de mon âme, mais de mon corps! dit l’effrayé vieillard; et, d’un pas que la peur pressait et ralentissait à la fois, il se dirigea vers la seconde porte latérale, qu’il ouvrit. Nos lecteurs n’ont pas oublié que cette porte communiquait à la salle des morts.
La lampe qu’il portait éclaira alors un tableau bizarrement hideux. D’un côté, le corps maigre, long et légèrement voûté de Spiagudry; de l’autre, un homme petit, épais et trapu, vêtu de la tête aux pieds de peaux de toutes sortes d’animaux encore teintes d’un sang desséché, et debout au pied du cadavre de Gill Stadt, qui, avec ceux de la jeune fille et du capitaine, occupait le fond de la scène. Ces trois muets témoins, ensevelis dans une sorte de pénombre, étaient les seuls qui pussent voir, sans fuir d’épouvante, les deux vivants dont l’entretien commençait.
Les traits du petit homme, que la lumière faisait vivement ressortir, avaient quelque chose d’extraordinairement sauvage. Sa barbe était rousse et touffue, et son front, caché sous un bonnet de peau d’élan, paraissait hérissé de cheveux de même couleur; sa bouche était large, ses lèvres épaisses, ses dents blanches, aiguës et séparées; son nez, recourbé comme le bec de l’aigle; et son œil gris bleu, extrêmement mobile, lançait sur Spiagudry un regard oblique, où la férocité du tigre n’était tempérée que par la malice du singe. Ce personnage singulier était armé d’un large sabre, d’un poignard sans fourreau, et d’une hache à tranchants de pierre, sur le long manche de laquelle il était appuyé; ses mains étaient couvertes de gros gants de peau de renard bleu;
—Ce vieux spectre m’a fait attendre bien longtemps, dit-il, se parlant à lui-même; et il poussa une espèce de rugissement comme une bête des bois.
Spiagudry aurait certainement pâli d’effroi, s’il eût pu pâlir.
—Sais-tu bien, poursuivit le petit homme en s’adressant à lui directement, que je viens des grèves d’Urchtal? Avais-tu donc envie, en me retardant, d’échanger ta couche de paille contre une de ces couches de pierre?
Le tremblement de Spiagudry redoubla; les deux seules dents qui lui restaient s’entre-choquèrent avec violence.
—Pardonnez, maître, dit-il en courbant l’arc de son grand corps jusqu’au niveau du petit homme, je dormais d’un profond sommeil.
—Veux-tu que je te fasse connaître un sommeil plus profond encore?
Spiagudry fit une grimace de terreur, qui seule pouvait être plus plaisante que ses grimaces de gaieté.
—Eh bien! qu’est-ce? continua le petit homme. Qu’as-tu? Est-ce que ma présence ne t’est pas agréable?
—Oh! mon maître et seigneur, répondit le vieux concierge, il n’est certainement pas pour moi de bonheur plus grand que la vue de votre excellence.
Et l’effort qu’il faisait pour donner à sa physionomie effrayée une expression riante eût déridé tout autre que des morts.
—Vieux renard sans queue, mon excellence t’ordonne de me remettre les vêtements de Gill Stadt. En prononçant ce nom, le visage farouche et railleur du petit homme devint sombre et triste.
—Oh! maître, pardonnez, je ne les ai plus, dit Spiagudry; votre grâce sait que nous sommes obligés de livrer au fisc royal les dépouilles des ouvriers des mines, dont le roi hérite en sa qualité de leur tuteur né.
Le petit homme se tourna vers le cadavre, croisa les bras, et dit d’une voix sourde:—Il a raison. Ces misérables mineurs sont comme l’eider [Note: Oiseau qui donne l’edredon. Les paysana norvégiens lui construisent des nids, où ils le suprennent et le plument.]; on lui fait son nid, on lui prend son duvet.
Puis soulevant le cadavre entre ses bras et l’étreignant fortement, il se mit à pousser des cris sauvages d’amour et de douleur, pareils aux grondements d’un ours qui caresse son petit. À ces sons inarticulés, se mêlaient, par intervalles, quelques mots d’un jargon étrange que Spiagudry ne comprenait pas.
Il laissa retomber le cadavre sur la pierre, et se tourna vers le gardien.
—Sais-tu, sorcier maudit, le nom du soldat né sous un mauvais astre qui a eu le malheur d'être préféré à Gill par cette fille?
Et il poussa du pied les restes froids de Guth Stersen.
Spiagudry fit un signe négatif.
—Eh bien! par la hache d’Ingolphe, le chef de ma race, j’exterminerai tous les porteurs de cet uniforme; et il désignait les vêtements de l’officier.—Celui dont je veux la vengeance se trouvera dans le nombre. J’incendierai toute la forêt pour brûler l’arbuste vénéneux qu’elle renferme. Je l’ai juré du jour où Gill est mort; et je lui ai donné déjà un compagnon qui doit réjouir son cadavre.—O Gill! te voilà donc là sans force et sans vie, toi qui atteignais le phoque à la nage, le chamois à la course, toi qui étouffais l’ours des monts de Kolè à la lutte; te voilà immobile, toi qui parcourais le Drontheimhus depuis l’Orkel jusqu’au lac de Smiasen en un jour, toi qui gravissais les pics du Dofre-Field comme l’écureuil gravit le chêne; te voilà muet, Gill, toi qui, debout sur les sommets orageux de Kongsberg, chantais plus haut que le tonnerre. O Gill! c’est donc en vain que j’ai comblé pour toi les mines de Fa-roër; c’est en vain que j’ai incendié l’église cathédrale de Drontheim; toutes mes peines sont perdues, et je ne verrai pas se perpétuer en toi la race des enfants d’Islande, la descendance d’Ingolphe l’Exterminateur; tu n’hériteras pas de ma hache de pierre; et c’est toi au contraire qui me lègues ton crâne pour y boire désormais l’eau des mers et le sang des hommes.
À ces mots, saisissant la tête du cadavre:
—Spiagudry, dit-il, aide-moi. Et arrachant ses gants, il découvrit ses larges mains, armées d’ongles longs, durs et retors comme ceux d’une bête fauve.
Spiagudry, qui le vit prêt à faire sauter avec son sabre le crâne du cadavre, s’écria avec un accent d’horreur qu’il ne put réprimer:—Juste Dieu! maître! un mort!
—Eh bien, répliqua traquillement le petit homme, aimes-tu mieux que cette lame s’aiguise ici sur un vivant?
—Oh! permettez-moi de supplier votre courtoisie... Comment votre excellence peut-elle profaner?... Votre grâce.... Seigneur, votre sérénité ne voudra pas....
—Finiras-tu? ai-je besoin de tous ces titres, squelette vivant, pour croire à ton profond respect pour mon sabre?
—Par saint Waldemar, par saint Usuph, au nom de saint Hospice, épargnez un mort!
—Aide-moi, et ne parle pas des saints au diable.
—Seigneur, poursuivit le suppliant Spiagudry, par votre illustre aïeul saint Ingolphe!...
—Ingolphe l’Exterminateur était un réprouvé comme moi.
—Au nom du ciel, dit le vieillard en se prosternant, c’est cette réprobation que je veux vous éviter.
L’impatience transporta le petit homme. Ses yeux gris et ternes brillèrent comme deux charbons ardents.
—Aide-moi! répéta-t-il en agitant son sabre.
Ces deux mots furent prononcés de la voix dont les prononcerait un lion, s’il parlait. Le concierge, tremblant et à demi mort, s’assit sur la pierre noire, et soutint de ses mains la tête froide et humide de Gill, tandis que le petit homme, à l’aide de son poignard et de son sabre, enlevait le crâne avec une dextérité singulière.
Quand cette opération fut terminée, il considéra quelque temps le crâne sanglant, en proférant des paroles étranges; puis il le remit à Spiagudry pour qu’il le dépouillât et le lavât, et dit en poussant une espèce de hurlement:
—Et moi, je n’aurai pas en mourant la consolation de penser qu’un héritier de l'âme d’Ingolphe boira dans mon crâne le sang des hommes et l’eau des mers.
Après une sinistre rêverie, il continua:
—L’ouragan est suivi de l’ouragan, l’avalanche entraîne l’avalanche, et moi je serai le dernier de ma race. Pourquoi Gill n’a-t-il pas haï comme moi tout ce qui porte la face humaine? Quel démon ennemi du démon d’Ingolphe l’a poussé sous ces fatales mines à la recherche d’un peu d’or?
Spiagudry, qui lui rapportait le crâne de Gill, l’interrompit.
—L’excellence a raison; l’or lui-même, dit Snorro Sturleson, s’achète souvent trop cher.
—Tu me rappelles, dit le petit homme, une commission dont il faut que je te charge; voici une boîte de fer que j’ai trouvée sur cet officier, dont tu n’as pas, comme tu le vois, toutes les dépouilles; elle est si solidement fermée, qu’elle doit renfermer de l’or, seule chose précieuse aux yeux des hommes; tu la remettras à la veuve Stadt, au hameau de Thoctree, pour lui payer son fils.
Il tira alors de son havre-sac de peau de renne un très petit coffre de fer. Spiagudry le reçut, et s’inclina.
—Remplis fidèlement mon ordre, dit le petit homme en lui lançant un regard perçant; songe que rien n’empêche deux démons de se revoir; je te crois encore plus lâche qu’avare, et tu me réponds de ce coffre.
—Oh! maître, sur mon âme.
—Non pas! sur tes os et sur ta chair.
En ce moment, la porte extérieure du Spladgest retentit d’un coup violent. Le petit homme s’étonna, Spiagudry chancela, et couvrit sa lampe de sa main.
—Qu’est-ce? s’écria le petit homme en grondant.
—Et toi, vieux misérable, comment trembleras-tu donc quand tu entendras la trompette du jugement dernier?
Un second coup plus fort se fit entendre.
—C’est quelque mort pressé d’entrer, dit le petit homme.
—Non, maître, murmura Spiagudry, on n’amène point de morts passé minuit.
—Mort ou vivant, il me chasse.—Toi, Spiagudry sois fidèle et muet. Je te jure, par l’esprit d’Ingolphe et le crâne de Gill, que tu passeras dans ton auberge de cadavres tout le régiment de Munckholm en revue.
Et le petit homme, attachant le crâne de Gill à sa ceinture et remettant ses gants, s’élança avec l’agilité d’un chamois, et à l’aide des épaules de Spiagudry, par l’ouverture supérieure, où il disparut.
Un troisième coup ébranla le Spladgest, et une voix du dehors ordonna d’ouvrir aux noms du roi et du vice-roi. Alors le vieux concierge, à la fois agité par deux terreurs différentes, dont on pourrait nommer l’une de souvenir, et l’autre d'espérance, s’achemina vers la porte carrée, et l’ouvrit.
VII
Cette joie à laquelle se réduit la félicité
temporelle, elle s’est fatiguée à la poursuivre
par des sentiers âpres et douloureux, sans avoir
jamais pu l’atteindre.
(Confessions de saint Augustin.)
Rentré dans son cabinet après avoir quitté Poël, le gouverneur de Drontheim s’enfonça dans un large fauteuil, et ordonna, pour se distraire, à l’un de ses secrétaires de lui rendre compte des placets présentés au gouvernement.
Celui-ci, après s'être incliné, commença:
—«1° Le révérend docteur Anglyvius demande qu’il soit pourvu au remplacement du révérend docteur Foxtipp, directeur de la bibliothèque épiscopale, pour cause d’incapacité. L’exposant ignore qui pourra remplacer ledit docteur incapable; il fait seulement savoir que lui, docteur Anglyvius, a longtemps exercé les fonctions de bibliothéc....»
—Renvoyez ce drôle à l’évêque, interrompit le général.
—«2° Athanase Munder, prêtre, ministre des prisons, demande la grâce de douze condamnés pénitents, à l’occasion des glorieuses noces de sa courtoisie Ordener Guldenlew, baron de Thorvick, chevalier de Dannebrog, fils du vice-roi, avec noble dame Ulrique d’Ahlefeld, fille de sa grâce le comte grand-chancelier des deux royaumes.»
—Ajournez, dit le général. Je plains les condamnés.
—«3° Fauste-Prudens Destrombidès, sujet norvégien, poëte latin, demande à faire l’épithalame desdits nobles époux.»
—Ah! ah! le brave homme doit être vieux, car c’est le même qui en 1674 avait préparé un épithalame pour le mariage projeté entre Schumacker, alors comte de Griffenfeld, et la princesse Louise-Charlotte de Holstein-Augustenbourg, mariage qui n’eut pas lieu.—Je crains, ajouta le gouverneur entre ses dents, que Fauste-Prudens soit le poëte des mariages rompus.
—Ajournez la demande et poursuivez. On s’informera, à l’occasion dudit poëte, s’il n’y aurait pas un lit vacant à l’hôpital de Drontheim.
—«4° Les mineurs de Guldbranshal, des îles Faroër, du Sund-Moër, de Hubfallo, de Roeraas et de Kongsberg, demandent à être affranchis des charges de la tutelle royale.»
—Ces mineurs sont remuants. On dit même qu’ils commencent déjà à murmurer du long silence gardé sur leur requête. Qu’elle soit réservée pour un mûr examen.
—«5° Braal, pêcheur, déclare, en vertu de l’Odelsrecht [Note: Odelsrecht, loi singulière qui établissait parmi les paysans norvégiens des sortes de majorats. Tout homme qui était contraint de se défaire de son patrimoine pouvait empêcher l’acquéreur de l’aliéner, en déclarant tous les dix ans à l’autorité qu’il était dans l’intention de le racheter.], qu’il persévère dans l’intention de racheter son patrimoine.
—«6° Les syndics de Noes, Loevig, Indal, Skongen, Stod, Sparbo et autres bourgs et villages du Drontheimhus septentrional, demandent que la tête du brigand, assassin et incendiaire Han, natif, dit-on, de Klipstadur en Islande, soit mise à prix.—S’oppose à la requête Nychol Orugix, bourreau du Drontheimhus, qui prétend que Han est sa propriété.—Appuie la requête Benignus Spiagudry, gardien du Spladgest, auquel doit revenir le cadavre.»
—Ce bandit est bien dangereux, dit le général, surtout lorsqu’on craint des troubles parmi les mineurs. Qu’on fasse proclamer sa tête au prix de mille écus royaux.
—«7° Benignus Spiagudry, médecin, antiquaire, sculpteur, minéralogiste, naturaliste, botaniste, légiste, chimiste, mécanicien, physicien, astronome, théologien, grammairien...»
—Eh mais, interrompit le général, est-ce que ce n’est pas le même Spiagudry que le gardien du Spladgest?
—Si vraiment, votre excellence, répondit le secrétaire—«... concierge, pour sa majesté, de l’établissement dit Spladgest, dans la royale ville de Drontheim, expose—que c’est lui, Benignus Spiagudry, qui a découvert que les étoiles appelées fixes n’étaient pas éclairées par l’astre appelé soleil; item, que le vrai nom d’Odin est Frigge, fils de Fridulph; item, que le lombric marin se nourrit de sable; item, que le bruit de la population éloigne les poissons des côtes de Norvège, en sorte que les moyens de subsistance diminuent en proportion de l’accroissement du peuple; item, que le golfe nommé Otte-Sund s’appelait autrefois Limfiord et n’a pris le nom d'Otte-Sund qu’après qu’Othon le Roux y eut jeté sa lance; item, expose que c’est par ses conseils et sous sa direction qu’on a fait d’une vieille statue de Freya la statue de la Justice qui orne la grande place de Drontheim; et qu’on a converti en diable, représentant le crime, le lion qui se trouvait sous les pieds de l’idole; item....
—Ah! faites-nous grâce de ses éminents services. Voyons, que demande-t-il?»
Le secrétaire tourna plusieurs feuillets, et poursuivit:
«.... Le très humble exposant croit pouvoir, en récompense de tant de travaux utiles aux sciences et aux belles-lettres, supplier son excellence d’augmenter la taxe de chaque cadavre mâle et femelle de dix ascalins, ce qui ne peut qu'être agréable aux morts en leur prouvant le cas qu’on fait de leurs personnes.»
Ici la porte du cabinet s’ouvrit, et l’huissier annonça à haute voix la noble dame comtesse d’Ahlefeld. En même temps, une grande dame, portant sur sa tête une petite couronne de comtesse, richement vêtue d’une robe de satin écarlate, bordée d’hermine et de franges d’or, entra, et, acceptant la main que le général lui offrait, vint s’asseoir près de son fauteuil.
La comtesse pouvait avoir cinquante ans. L'âge n’avait, en quelque sorte, rien eu à ajouter aux rides dont les soucis de l’orgueil et de l’ambition avaient depuis si longtemps creusé son visage. Elle attacha sur le vieux gouverneur son regard hautain et son sourire faux.
—Eh bien, seigneur général, votre élève se fait attendre. Il devait être ici avant le coucher du soleil.
—Il y serait, dame comtesse, s’il n’était, en arrivant, allé à Munckholm.
—Comment, à Munckholm! j’espère que ce n’est pas Schumacker qu’il cherche?
—Mais cela se pourrait.
—La première visite du baron de Thorvick aura été pour Schumacker!
—Pourquoi non, comtesse? Schumacker est malheureux.
—Comment, général! le fils du vice-roi est lié avec ce prisonnier d’état!
—Frédéric Guldenlew, en me chargeant de son fils, me pria, noble dame, de l’élever comme j’eusse élevé le mien. J’ai pensé que la connaissance de Schumacker serait utile à Ordener, qui est destiné à être aussi puissant un jour. J’ai en conséquence, avec l’autorisation du vice-roi, demandé à mon frère Grummond de Knud un droit d’entrée pour toutes les prisons, que j’ai donné à Ordener.—Il en use.
—Et depuis quand, noble général, le baron Ordener a-t-il fait cette utile connaissance?
—Depuis un peu plus d’un an, dame comtesse; il paraît que la société de Schumacker lui plut, car elle le fixa assez longtemps à Drontheim; et ce n’est qu’à regret et sur mon invitation expresse qu’il en partit l’année dernière pour visiter la Norvège.
—Et Schumacker sait-il que son consolateur est le fils d’un de ses plus grands ennemis?
—Il sait que c’est un ami, et cela lui suffit, comme à nous.
—Mais vous, seigneur général, dit la comtesse avec un coup d’œil pénétrant, saviez-vous en tolérant, et même en formant cette liaison, que Schumacker avait une fille?
—Je le savais, noble comtesse.
—Et cette circonstance vous a semblé indifférente pour votre élève?
—L’élève de Levin de Knud, le fils de Frédéric Guldenlew est un homme loyal. Ordener connaît la barrière qui le séparé de la fille de Schumacker; il est incapable de séduire, sans but légitime, une fille, et surtout la fille d’un homme malheureux.
La noble comtesse d’Ahlefeld rougit et pâlit; elle tourna la tête, cherchant à éviter le regard calme du vieillard comme celui d’un accusateur.
—Enfin, balbutia-t-elle, cette liaison, général, me semble, souffrez que je le dise, singulière et imprudente. On dit que les mineurs et les peuplades du Nord menacent de se révolter, et que le nom de Schumacker est compromis dans cette affaire.
—Noble dame, vous m’étonnez! s’écria le gouverneur. Schumacker a jusqu’ici supporté tranquillement son malheur. Ce bruit est sans doute peu fondé.
La porte s’ouvrit en ce moment, et l’huissier annonça qu’un messager de sa grâce le grand-chancelier demandait à parler à la noble comtesse.
La comtesse se leva précipitamment, salua le gouverneur, et, tandis qu’il continuait l’examen des placets, se rendit en toute hâte à ses appartements, situés dans une aile du palais, en ordonnant qu’on y envoyât le messager.
Elle était depuis quelques moments assise sur un riche sopha, au milieu de ses femmes, quand le messager entra. La comtesse en l’apercevant fit un mouvement de répugnance qu’elle cacha soudain sous un sourire bienveillant. L’extérieur du messager ne semblait pourtant pas repoussant au premier abord; c’était un homme plutôt petit que grand, et dont l’embonpoint annonçait tout autre chose qu’un messager. Cependant, quand on l’examinait, son visage paraissait ouvert jusqu’à l’impudence, et la gaieté de son regard avait quelque chose de diabolique et de sinistre. Il s’inclina profondément devant la comtesse, et lui présenta un paquet, scellé avec des fils de soie.
—Noble dame, dit-il, daignez me permettre d’oser déposer à vos pieds un précieux message de sa grâce, votre illustre époux, mon vénéré maître.
—Est-ce qu’il ne vient pas lui-même? et comment vous prend-il pour messager? demanda la comtesse.
—Des soins importants diffèrent l’arrivée de sa grâce, cette lettre est pour vous en informer, madame la comtesse; pour moi, je dois, d’après l’ordre de mon noble maître, jouir de l’insigne honneur d’un entretien particulier avec vous.
La comtesse pâlit; elle s’écria d’une voix tremblante:
—Moi! un entretien avec vous, Musdœmon?
—Si cela affligeait en rien la noble dame, son indigne serviteur serait au désespoir.
—M’affliger! non sans doute, reprit la comtesse s’efforçant de sourire; mais cet entretien est-il si nécessaire?
Le messager s’inclina jusqu’à terre.
—Absolument nécessaire! la lettre que l’illustre comtesse a daigné recevoir de mes mains doit en contenir l’injonction formelle.
C’était une chose singulière que de voir la fière comtesse d’Ahlefeld trembler et pâlir devant un serviteur qui lui rendait de si profonds respects. Elle ouvrit lentement le paquet et en lut le contenu. Après l’avoir relu:
—Allons, dit-elle à ses femmes d’une voix faible, qu’on nous laisse seuls.
—Daigne la noble dame, dit le messager fléchissant le genou, me pardonner la liberté que j’ose prendre et la peine que je parais lui causer.
—Croyez au contraire, repartit la comtesse avec un sourire forcé, que j’ai beaucoup de plaisir à vous voir.
Les femmes se retirèrent.
—Elphège, tu as donc oublié qu’il fut un temps où nos tête-à-tête ne te répugnaient pas?
C’était le messager qui parlait à la noble comtesse, et ces paroles étaient accompagnées d’un rire pareil à celui du diable lorsqu’au moment où le pacte expire il saisit l'âme qui s’est donnée à lui.
La puissante dame baissa sa tête humiliée.
—Que ne l’ai-je en effet oublié! murmura-t-elle.
—Pauvre folle! comment peux-tu rougir de choses que nul œil humain n’a vues?
—Ce que les hommes ne voient pas, Dieu le voit.
—Dieu, faible femme! tu n’es pas digne d’avoir trompé ton mari, car il est moins crédule que toi.
—Vous insultez peu généreusement à mes remords, Musdœmon.
—Eh bien! si tu en as, Elphège, pourquoi leur insultes-tu toi-même chaque jour par des crimes nouveaux?
La comtesse d’Ahlefeld cacha sa tête dans ses mains; le messager poursuivit:
—Elphège, il faut choisir: ou le remords et plus de crimes, ou le crime et plus de remords. Fais comme moi, choisis le second parti, c’est le meilleur, le plus gai du moins.
—Puissiez-vous, dit la comtesse à voix basse, ne pas retrouver ces paroles dans l’éternité!
—Allons, ma chère, quittons la plaisanterie. Alors Musdœmon s’asseyant près de la comtesse, et passant ses bras autour de son cou:
—Elphège, dit-il, tâche de rester, par l’esprit du moins, ce que tu étais il y a vingt ans.
L’infortunée comtesse, esclave de son complice, tâcha de répondre à sa repoussante caresse. Il y avait dans cet embrassement adultère de deux êtres qui se méprisaient et s’exécraient mutuellement quelque chose de trop révoltant, même pour ces âmes dégradées. Les caresses illégitimes qui avaient fait leur joie, et que je ne sais quelle horrible convenance les forçait de se prodiguer encore, faisaient maintenant leur torture. Étrange et juste changement des affections coupables! leur crime était devenu leur supplice.
La comtesse, pour abréger ce tourment adultère, demanda enfin à son odieux amant, en s’arrachant de ses bras, de quel message verbal son époux l’avait chargé.
—D’Ahlefeld, dit Musdœmon, au moment de voir son pouvoir s’affermir par le mariage d’Ordener Guldenlew avec notre fille...
—Notre fille! s’écria la hautaine comtesse, et son regard fixé sur Musdœmon reprit une expression d’orgueil et de dédain.
—Eh bien, dit froidement le messager, je crois qu’Ulrique peut m’appartenir au moins autant qu’à lui. Je disais donc que ce mariage ne satisfaisait pas entièrement ton mari, si Schumacker n’était en même temps tout à fait renversé. Du fond de sa prison, ce vieux favori est encore presque aussi redoutable que dans son palais. Il a à la cour des amis obscurs, mais puissants, peut-être parce qu’ils sont obscurs; et le roi, apprenant il y a un mois que les négociations du grand-chancelier avec le duc de Holstein-Ploen ne marchaient pas, s’est écrié avec impatience:—Griffenfeld à lui seul en savait plus qu’eux tous.—Un intrigant nommé Dispolsen, venu de Munckholm à Copenhague, a obtenu de lui plusieurs audiences secrètes, après lesquelles le roi a fait demander à la chancellerie, où ils sont déposés, les titres de noblesse et de propriété de Schumacker. On ignore à quoi Schumacker aspire; mais ne désirerait-il que la liberté, pour un prisonnier d’état c’est désirer le pouvoir.—Il faut donc qu’il meure, et qu’il meure judiciairement; c’est à lui forger un crime que nous travaillons.—Ton mari, Elphège, sous prétexte d’inspecter incognito. provinces du Nord, va s’assurer par lui-même du résultat qu’ont eu nos menées parmi les mineurs, dont nous voulons provoquer, au nom de Schumacker, une insurrection qu’il sera facile ensuite d’étouffer. Ce qui nous inquiète, c’est la perte de plusieurs papiers importants relatifs à ce plan, et que nous avons tout lieu de croire au pouvoir de Dispolsen. Sachant donc qu’il était reparti de Copenhague pour Munckholm, rapportant à Schumacker ses parchemins, ses diplômes, et peut-être ces documents qui peuvent nous perdre ou au moins nous compromettre, nous avons aposté dans les gorges de Kole quelques fidèles, chargés de se défaire de lui, après l’avoir dépouillé de ses papiers. Mais si, comme on l’assure, Dispolsen est venu de Berghen par mer, nos peines seront perdues de ce côté-là.—Pourtant j’ai recueilli en arrivant je ne sais quels bruits d’un assassinat d’un capitaine nommé Dispolsen.—Nous verrons.—Nous sommes en attendant à la recherche d’un brigand fameux, Han, dit d’Islande, que nous voudrions mettre à la tête de la révolte des mines. Et toi, ma chère, quelles nouvelles d’ici me donneras-tu? Le joli oiseau de Munckholm a-t-il été pris dans sa cage? La fille du vieux ministre a-t-elle enfin été la proie de notre falcofulvus, de notre fils Frédéric?
La comtesse, retrouvant sa fierté, se récria encore:
—Notre fils!
—Ma foi, quel âge peut-il avoir? Vingt-quatre ans. Il y en a vingt-six que nous nous connaissons, Elphège.
—Dieu le sait, s’écria la comtesse, mon Frédéric est l’héritier légitime du grand-chancelier.
—Si Dieu le sait, répondit le messager en riant, le diable peut l’ignorer. Au reste, ton Frédéric n’est qu’un étourneau indigne de moi, et ce n’est pas la peine de nous quereller pour si peu de chose. Il n’est bon qu’à séduire une fille. Y est-il parvenu au moins?
—Pas encore, que je sache.
—Mais, Elphège, tâche donc de jouer un rôle moins passif dans nos affaires. Celui du comte et le mien sont, tu le vois, assez actifs. Je retourne dès demain vers ton mari. Pour toi, ne te borne pas, de grâce, à prier pour nos péchés, comme la madone que les Italiens invoquent en assassinant.—Il faut aussi qu’Ahlefeld songe à me récompenser un peu plus magnifiquement qu’il ne l’a fait jusqu’ici. Ma fortune est liée à la vôtre; mais je me lasse d'être le serviteur de l’époux, quand je suis l’amant de la femme, et de n'être que le gouverneur, le précepteur, le pédagogue, quand je suis presque le père.
En ce moment minuit sonna, et une des femmes entra, rappelant à la comtesse que, d’après la règle du palais, toutes les lumières devaient être éteintes à cette heure. La comtesse, heureuse de terminer un entretien pénible, rappela ses suivantes.
—Me permette la gracieuse comtesse, dit Musdœmon en se retirant, de conserver l’espérance de la revoir demain, et de déposer à ses pieds l’hommage de mon profond respect.
VIII
Il faut absolument que tu l’aies massacré; tu as
le regard d’un meurtrier, un air sinistre et
farouche.
SHAKESPEARE, le Songe d’été
—En honneur, vieillard, dit Ordener à Spiagudry, je commençais à croire que c’étaient les cadavres logés dans cet édifice qui étaient chargés d’en ouvrir la porte.
—Pardonnez, seigneur, répondit le concierge ayant encore dans l’oreille les noms du roi et du vice-roi et répétant son excuse banale, je... je dormais profondément.
—En ce cas, il paraît que vos morts ne dorment pas, car c’étaient eux sans doute que j’entendais tout à l’heure causer distinctement.
Spiagudry se troubla.
—Vous avez, seigneur étranger, vous avez entendu?....
—Eh! mon Dieu, oui; mais qu’importe? je ne suis pas venu ici pour m’occuper de vos affaires, mais pour vous occuper des miennes. Entrons.
Spiagudry ne se souciait guère d’introduire le nouveau venu près du corps de Gill; mais ces dernières paroles le rassurèrent un peu, et d’ailleurs, pouvait-il résister?
Il laissa donc passer le jeune homme, et, refermant la porte:
—Benignus Spiagudry, dit-il, est à votre service pour tout ce qui concerne les sciences humaines. Cependant, si, comme votre visite nocturne semble l’annoncer, vous croyez parler à un sorcier, vous avez tort; ne famam credas; je ne suis qu’un savant.—Entrons, seigneur étranger, dans mon laboratoire.
—Non pas, dit Ordener, c’est à ces cadavres qu’il faut nous arrêter.
—À ces cadavres! s’écria Spiagudry, recommençant à trembler. Mais, seigneur, vous ne pouvez les voir.
—Comment, je ne puis voir des corps qui ne sont déposés là que pour être vus! Je vous répète que j’ai des renseignements à vous demander sur l’un d’eux; votre devoir est de me les donner. Obéissez de gré, vieillard, ou vous obéirez de force.
Spiagudry avait un profond respect pour les sabres, et il en voyait briller un au côté d’Ordener.
—Nihil non arrogat armis, murmura-t-il; et, fouillant dans le trousseau de ses clefs, il ouvrit la grille à hauteur d’appui, et introduisit l’étranger dans la seconde section de la salle.
—Montrez-moi les vêtements du capitaine, dit celui-ci.
En ce moment, un rayon de la lampe tomba sur la tête sanglante de Gill Stadt.
—Juste Dieu! s’écria Ordener, quelle abominable profanation!
—Grand saint Hospice, ayez pitié de moi! dit à voix basse le vieux concierge.
—Vieillard, poursuivit Ordener d’une voix menaçante, êtes-vous si loin de la tombe, pour violer le respect qu’on lui voue, et ne craignez-vous pas, malheureux, que les vivants ne vous apprennent ce que l’on doit aux morts?
—Oh! s’écria le pauvre concierge, grâce, ce n’est pas moi! Si vous saviez!.... Et il s’arrêta, car il se rappela ces mots du petit homme: Sois fidèle et muet.
—Avez-vous vu quelqu’un sortir par cette ouverture? demanda-t-il d’une voix éteinte.
—Oui. Est-ce ton complice?
—Non, c’est le coupable, le seul coupable! j’en jure par toutes les réprobations infernales, par toutes les bénédictions célestes, par ce corps même si indignement profané!—Et il s’était prosterné sur la pierre devant Ordener.
Tout hideux qu’était Spiagudry, il y avait cependant dans son désespoir, dans ses protestations, un accent de vérité qui persuada le jeune homme.
—Vieillard, dit-il, relève-toi, et si tu n’as point outragé la mort, n’avilis point la vieillesse.
Le concierge se releva. Ordener continua:
—Quel est le coupable?
—Oh! silence, noble jeune seigneur, vous ignorez de qui vous parlez. Silence!
Et Spiagudry se répétait intérieurement: Sois fidèle et muet.
Ordener reprit froidement:
—Quel est le coupable? Je veux le connaître.
—Au nom du ciel, seigneur! ne parlez pas ainsi, taisez-vous, de peur....
—La peur ne me fera point taire et te fera parler.
—Excusez-moi, pardon, mon jeune maître! dit le désolé Spiagudry, je ne puis.
—Tu le peux, car je le veux. Tu nommeras le profanateur!
Spiagudry chercha encore à tergiverser.
—Eh bien! noble maître, le profanateur de ce cadavre est l’assassin de cet officier.
—Cet officier est donc mort assassiné? demanda Ordener, ramené par cette transition au but de sa recherche.
—Oui, sans doute, seigneur.
—Et par qui? par qui?
—Au nom de la sainte que votre mère invoquait en vous donnant le jour, ne cherchez pas à savoir ce nom, mon jeune maître, ne me forcez pas à le révéler.
—Si l’intérêt que j’ai à le savoir avait besoin d'être accru, vous y ajouteriez, vieillard, l’intérêt de la curiosité. Je vous commande de me nommer ce meurtrier.
—Eh bien, dit Spiagudry, remarquez ces profondes déchirures produites par des ongles longs et tranchants sur le corps de ce malheureux. Elles vous nomment l’assassin.
Et le vieillard montrait à Ordener de longues et fortes égratignures sur le cadavre nu et lavé.
—Comment? dit Ordener, est-ce quelque bête fauve?
—Non, mon jeune seigneur.
—Mais, à moins que ce ne soit le diable....
—Chut! prenez garde de trop bien deviner. N’avez-vous jamais entendu parler, poursuivit le concierge à voix basse, d’un homme ou d’un monstre à face humaine, dont les ongles sont aussi longs que ceux d’Astaroth qui nous a perdus, ou de l’Antéchrist qui nous perdra?
—Parlez plus clairement.
—Malheur! dit l’Apocalypse....
—C’est le nom de l’assassin que je vous demande.
—L’assassin... le nom?.... Seigneur, ayez pitié de moi, ayez pitié de vous.
—La seconde de ces prières détruirait la première, quand bien même des motifs graves ne me forceraient pas à t’arracher ce nom. N’abuse pas plus longtemps....
—Eh bien, vous le voulez, jeune homme, dit Spiagudry se redressant et d’une voix haute, ce meurtrier, ce profanateur est Han d’Islande.
Ce nom redoutable n’était pas ignoré d’Ordener.
—Comment! reprit-il, Han! cet exécrable bandit!
—Ne l’appelez pas bandit, car il vit toujours seul.
—Alors, misérable, comment le connaissez-vous? Quels crimes communs vous ont donc rapprochés?
—Oh! noble maître, daignez ne pas croire aux apparences. Le tronc de chêne est-il vénéneux parce que le serpent s’y abrite?
—Point de vaines paroles! un scélérat ne peut avoir d’ami qu’un complice.
—Je ne suis point son ami, et moins encore son complice; et si mes serments ne vous ont pas persuadé, seigneur, veuillez de grâce remarquer que cette profanation détestable m’expose, dans vingt-quatre heures, quand on viendra relever le corps de Gill Stadt, au supplice des sacrilèges, et me jette ainsi dans la plus effroyable inquiétude où innocent se soit jamais trouvé.
Ces considérations d’intérêt personnel firent encore plus sur Ordener que la voix suppliante du pauvre gardien, auquel elles avaient probablement inspiré en bonne partie sa pathétique, quoique inutile résistance au sacrilège du petit homme. Ordener parut méditer un moment, pendant lequel Spiagudry cherchait à lire sur son visage si ce repos déciderait la paix ou ramènerait la tempête.
Enfin il dit d’un ton sévère, mais calme:
—Vieillard, soyez véridique. Ayez-vous trouvé des papiers sur cet officier?
—Aucun, sur mon honneur.
—Savez-vous si Han d’Islande en a trouvé?
—Je vous jure par saint Hospice que je l’ignore.
—Vous l’ignorez? savez-vous où se cache ce Han d’Islande?
—Il ne se cache jamais, il erre toujours.
—Soit; mais enfin quelles sont ses retraites?
—Ce païen, répondit le vieillard à voix basse, a autant de retraites que l'île de Hitteren a de récifs, que l’étoile Sirius a de rayons.
—Je vous engage de nouveau, interrompit Ordener, à parler en termes positifs. Je vais vous donner l’exemple; écoutez. Vous êtes mystérieusement lié avec un brigand dont vous soutenez ne pas être le complice. Si vous le connaissez, vous devez savoir où il s’est maintenant retiré.—Ne m’interrompez pas.—Si vous n'êtes pas son complice, vous n’hésiterez pas à me conduire à sa recherche.
Spiagudry ne put contenir son effroi.
—Vous, noble seigneur, vous, grand Dieu! plein de jeunesse et de vie, provoquer, rechercher ce démoniaque! Quand Ingiald aux quatre bras combattit le géant Nyctolm, du moins avait-il quatre bras.
—Eh bien, dit Ordener en souriant, s’il faut quatre bras, ne serez-vous pas mon guide?
—Moi! votre guide! Comment pouvez-vous vous railler ainsi d’un pauvre vieillard qui a déjà presque besoin d’un guide lui-même?
—Écoutez, reprit Ordener, n’essayez pas vous-même de vous jouer de moi. Si cette profanation, dont je veux bien vous croire innocent, vous expose au châtiment des sacrilèges, vous ne pouvez rester ici. Il vous faut donc fuir. Je vous offre ma sauvegarde, mais à condition que vous me conduirez à la retraite du brigand. Soyez mon guide, je serai votre protecteur. Je dis plus; si j’atteins Han d’Islande, je l’amènerai ici mort ou vif. Vous pourrez prouver votre innocence, et je vous promets de vous faire rentrer dans votre emploi. Voilà, en attendant, plus d’écus royaux qu’il ne vous en rapporte par an.
Ordener, en gardant la bourse pour la fin, avait observé dans ses arguments la gradation voulue par les saines lois de la logique. Cependant ils étaient par eux-mêmes assez forts pour faire rêver Spiagudry. Il commença par prendre l’argent.
—Noble maître, vous avez raison, dit-il ensuite, et son œil, jusqu’alors indécis, se releva sur Ordener. Si je vous suis, je m’expose quelque jour à la vengeance du formidable Han. Si je reste, je tombe demain entre les mains du bourreau Orugix.—Quel est donc déjà le supplice des sacrilèges? N’importe.—Dans les deux cas, ma pauvre vie est en péril; mais comme, d’après la juste observation de Sæmond-Sigfusson, autrement dit le Sage, inter duo pericula æqualia, minus imminens eligendum est, je vous suis.—Oui, seigneur, je serai votre guide. Veuillez ne pas oublier toutefois que j’ai fait tout ce que j’ai pu pour vous détourner de votre aventureux dessein.
—Soit, dit Ordener. Vous serez donc mon guide. Vieillard, ajouta-t-il avec un regard expressif, je compte sur votre loyauté.
—Ah! maître, répondit le concierge, la foi de Spiagudry est aussi pure que l’or que vous venez de me donner si gracieusement.
—Qu’il n’en soit pas autrement, car je vous prouverais que le fer que je porte n’est pas de moins bon aloi que mon or.—Où pensez-vous que soit Han d’Islande?
—Mais, comme le midi du Drontheimhus est plein de troupes qu’on y a envoyées sur je ne sais quelle réquisition du grand-chancelier, Han doit s'être dirigé vers la grotte de Walderlong ou vers le lac de Smiasen. Notre route est par Skongen.
—Quand pouvez-vous me suivre?
—Après la journée qui commence, quand la nuit sera close et le Spladgest fermé, votre pauvre serviteur commencera près de vous les fonctions de guide, pour lesquelles il privera les morts de ses soins. Nous chercherons un moyen de cacher pendant tout le jour, aux yeux du peuple, la mutilation du mineur.
—Où vous trouverai-je ce soir?
—Sur la grande place de Drontheim, s’il convient au maitre, près la statue de la Justice, qui fut jadis Freya, et qui me protégera sans doute de son ombre en reconnaissance du beau diable que j’ai fait sculpter sous ses pieds.
Spiagudry allait peut-être répéter verbalement à Ordener les considérants de son placet au gouverneur, si celui-ci ne l’eût interrompu.
—Il suffit, vieillard, le traité est conclu.
—Conclu, répéta le concierge.
Il achevait ce mot, lorsqu’une espèce de grondement se fit entendre comme au-dessus d’eux. Le concierge tressaillit.
—Qu’est cela? dit-il.
—N’y a-t-il ici, dit Ordener également surpris, d’autre habitant vivant que vous?
—Vous me rappelez mon vicaire Oglypiglap, reprit Spiagudry rassuré par cette idée; c’est lui sans doute qui dort bruyamment. Un lapon qui dort, selon l’évêque Arngrim, fait autant de bruit qu’une femme qui veille.
En parlant ainsi, ils s’étaient rapprochés de la porte du Spladgest. Spiagudry l’ouvrit doucement.
—Adieu, mon jeune seigneur, dit-il à Ordener, le ciel vous mette en joie. À ce soir. Si votre chemin vous conduit devant la croix de saint Hospice, daignez prier pour votre misérable serviteur Benignus Spiagudry.
Alors refermant en hâte la porte, autant de crainte d'être aperçu que pour garantir sa lampe des premières brises du matin, il revint près du cadavre de Gill, et s’occupa d’en tourner la tête de manière à en cacher la blessure.
Il avait fallu bien des raisons pour décider le timide concierge à accepter l’offre aventureuse de l’étranger. Dans les motifs de sa téméraire détermination entraient: 1° la crainte d’Ordener présent; 2° celle du bourreau Orugix; 3° une vieille haine pour Han d’Islande, haine qu’il osait à peine s’avouer à lui-même, tant la terreur la comprimait; 4° l’amour pour les sciences, auxquelles son voyage serait si utile; 5° la confiance en son esprit rusé, pour se dérober aux regards de Han; 6° un attrait tout spéculatif pour certain métal que renfermait la bourse du jeune aventurier, et dont paraissait aussi remplie la boîte de fer volée au capitaine et destinée à la veuve Stadt, message qui maintenant courait grand risque de ne jamais quitter le messager.
Une dernière raison enfin, c’était l’espérance bien ou mal fondée de rentrer tôt ou tard dans la place qu’il allait abandonner. Que lui importait d’ailleurs que le brigand tuât le voyageur ou le voyageur le brigand? À ce point de sa rêverie, il ne put s’empêcher de dire à haute voix:
—Cela me fera toujours un cadavre.
Un nouveau grondement se fit encore entendre, et le malheureux concierge frissonna.
—Ce ne sont vraiment point là les ronflements d’Oglypiglap, se dit-il; ce bruit vient du dehors.
Puis, après un moment de réflexion:
—Je suis bien simple de m’effrayer ainsi, c’est sans doute le dogue du port qui se réveille et qui aboie.
Alors il acheva de disposer les membres défigurés de Gill; puis, refermant toutes les portes, vint se délasser sur son grabat des fatigues de la nuit qui s’achevait, et prendre des forces pour celle qui se préparait.
IX