Han d'Islande
Hoh!
Bien rugi, lion!
Le voyageur qui parcourt de nos jours les montagnes couvertes de neige dont le lac de Smiasen est entouré comme d’une ceinture blanche, ne trouve plus aucun vestige de ce que les norvégiens du dix-septième siècle appelaient la ruine d’Arbar. On n’a jamais pu savoir de quelle construction humaine, de quel genre d’édifice, provenait cette ruine, si l’on peut lui donner ce nom. En sortant de la forêt qui couvre la partie méridionale du lac, après avoir gravi une pente semée çà et là de pans de murs et de restes de tours, on arrive à une ouverture voûtée qui perce le flanc du mont. Cette ouverture, aujourd’hui entièrement obstruée par les éboulements de terre, était l’entrée d’une espèce de galerie creusée à vif dans le roc, laquelle traversait la montagne de part en part. Cette galerie, éclairée faiblement par des soupiraux coniques, pratiqués dans sa voûte de distance en distance, aboutissait à une sorte de salle oblongue et ovale, creusée à moitié dans la roche et terminée en une espèce de maçonnerie cyclopéenne. Autour de cette salle on observait, dans des niches profondes, des figures de granit grossièrement travaillées. Quelques-uns de ces simulacres mystérieux, tombés de leurs piédestaux, gisaient pêle-mêle sur les dalles, avec d’autres décombres informes couverts d’herbes et de mousses, à travers lesquels serpentaient le lézard, l’araignée, et tous les insectes hideux qui naissent de la terre et des ruines.
Le jour ne pénétrait dans ce lieu que par une porte opposée à la bouche de la galerie. Cette porte avait, vue d’un certain côté, la forme ogive, mais grossière, sans âge et sans date, et évidemment donnée à l’architecte par le hasard. On aurait pu donner à cette porte, bien qu’elle fût de plain-pied, le nom de fenêtre, car elle s’ouvrait sur un précipice immense; et l’on ne comprenait pas où pouvaient conduire trois ou quatre marches d’escalier suspendues sur l’abîme en dehors et au-dessous de cette singulière issue.
Cette salle était l’intérieur d’une espèce de tourelle gigantesque qui, de loin, vue du côté du précipice, semblait un des pitons de la montagne. Cette tourelle était isolée, et, comme on l’a déjà dit, nul ne savait à quel édifice elle avait appartenu. On apercevait seulement au-dessus, sur un plateau inaccessible au plus hardi chasseur, une masse qu’on pouvait prendre, à cause de l’éloignement, pour une roche courbée ou pour le débris d’une arcade colossale.—Cette tourelle et cette arcade écroulée étaient connues des paysans sous le nom de ruines d’Arbar. On ne savait pas plus l’origine du nom que l’origine du monument.
C’est sur une pierre située au milieu de cette salle elliptique, qu’un petit homme, vêtu de peaux de bêtes, et que nous avons déjà eu occasion de rencontrer plusieurs fois dans le cours de cet ouvrage, est assis. Il tourne le dos au jour, ou plutôt au vague crépuscule qui pénètre dans la sombre tourelle pendant le soleil éclatant de midi. Cette lueur, la plus forte qui puisse éclairer naturellement l’intérieur de la tourelle, ne suffit pas pour qu’on puisse distinguer de quelle nature est l’objet vers lequel le petit homme se tient courbé. On entend quelques gémissements sourds, et l’on pourrait juger qu’ils partent de ce corps, aux mouvements faibles qu’il semble faire de tout temps. Quelquefois le petit homme se redresse, et il porte à ses lèvres une sorte de coupe, dont la forme paraît être celle d’un crâne humain, pleine d’une liqueur fumante dont on ne peut voir la couleur, et qu’il savoure à longs traits.
Tout à coup il se lève brusquement.
—On marche dans la galerie, je crois; est-ce déjà le chancelier des deux royaumes?
Ces paroles sont suivies d’un éclat de rire horrible, qui se termine en rugissement sauvage, auquel répond soudain un hurlement parti de la galerie.
—Oh! oh! reprend l’hôte de la ruine d’Arbar, ce n’est pas un homme; mais c’est toujours un ennemi; c’est un loup.
En effet, un grand loup sort subitement de dessous la voûte de la galerie, s’arrête un moment, puis s’approche obliquement vers l’homme, le ventre à terre et fixant sur lui des yeux ardents qui étincellent dans l’ombre. Celui-ci, toujours debout et les bras croisés, le regarde.
—Ah! c’est le vieux loup au poil gris! le plus vieux loup des forêts du Smiasen.—Bonjour, loup; tes yeux brillent; tu es affamé, et l’odeur des cadavres t’attire.—Tu attireras aussi bientôt les loups affamés.
—Sois le bienvenu, loup de Smiasen; j’ai toujours eu envie de te rencontrer. Tu es si vieux qu’on dit que tu ne peux mourir.—On ne le dira plus demain.
L’animal répondit par un hurlement affreux, fit un soubresaut en arrière et s’élança d’un bond sur le petit homme.
Celui-ci ne recula point d’un pas. Aussi prompt que l’éclair, de son bras droit il étreignit le ventre du loup, qui, debout en face de lui, avait jeté ses deux pattes de devant sur ses épaules; de la main gauche, il garantit son visage de la gueule béante de son ennemi, en lui saisissant le gosier avec une telle force, que l’animal, contraint de lever la tête, put à peine articuler un cri de douleur.
—Loup de Smiasen, dit l’homme triomphant, tu déchires ma casaque, mais ta peau la remplacera.
Au moment où il mêlait à ces paroles de victoire quelques paroles d’un jargon bizarre, un effort convulsif du loup à l’agonie le fit trébucher contre les pierres qui parsemaient la salle. Ils tombèrent tous deux, et les rugissements de l’homme se confondirent avec les hurlements de la bête.
Obligé dans sa chute de lâcher le gosier du loup, le petit homme sentait déjà les dents tranchantes s’enfoncer dans son épaule, quand, en se roulant l’un sur l’autre, les deux combattants heurtèrent une énorme masse blanche velue qui gisait dans la partie la plus ténébreuse de la salle.
C’était un ours, qui se réveilla de son lourd sommeil en grondant.
À peine les yeux paresseux de ce nouveau personnage se furent-ils assez ouverts pour distinguer la lutte, qu’il se précipita avec fureur, non sur l’homme, mais sur le loup qui en ce moment triomphait à son tour, le saisit violemment de sa gueule par le milieu du corps, et dégagea ainsi le combattant à face humaine.
L’homme, loin de se montrer reconnaissant d’un si grand service, se releva tout ensanglanté, et, s’élançant sur l’ours, lui donna un vigoureux coup de pied dans le ventre, comme un maître à son chien lorsqu’il a commis quelque faute.
—Friend! qui est-ce qui t’appelle? De quoi te mêles-tu?
Ces mots étaient entrecoupés d’interjections furibondes et de grincements de dents.
—Va-t’en! ajouta-t-il en rugissant. L’ours, qui avait reçu à la fois un coup de pied de l’homme et un coup de dent du loup, fit entendre une sorte de murmure plaintif; puis, baissant sa lourde tête, il lâcha l’animal affamé, qui se jeta sur l’homme avec une rage nouvelle.
Pendant que la lutte continuait, l’ours rebuté retourna à la place où il dormait, s’assit gravement en laissant errer sur les deux ennemis furieux un regard indifférent, et garda le plus paisible silence, en passant alternativement chacune de ses pattes de devant sur l’extrémité de son museau blanc.
Mais le petit homme, au moment où le doyen des loups du Smiasen était revenu à la charge, avait saisi le mufle sanglant de la bête; puis, par un effort inouï de force et d’adresse, il était parvenu à emprisonner la gueule tout entière dans sa main. Le loup se débattait avec des élancements de rage et de douleur; une écume livide tombait de ses lèvres comprimées, et ses yeux, comme gonflés de colère, semblaient sortir de leur orbite. Des deux adversaires, celui dont les os étaient broyés par des dents aiguës, les chairs déchirées par des ongles brûlants, ce n’était pas l’homme, mais la bête féroce; celui dont le hurlement avait l’accent le plus sauvage, l’expression la plus farouche, ce n’était point la bête fauve, mais l’homme.
Enfin celui-ci, ramassant toutes ses forces épuisées par la longue résistance du vieux loup, serra le museau de ses deux mains avec une telle vigueur, que le sang jaillit des narines et de la gueule de l’animal; ses yeux de flamme s’éteignirent et se fermèrent à demi; il chancela et tomba inanimé aux pieds de son vainqueur. Le mouvement faible et continuel de sa queue et les tremblements convulsifs et intermittents qui couraient par tout son corps annonçaient seuls qu’il n’était pas encore tout à fait mort.
Tout à coup une dernière convulsion ébranla l’animal expirant, et les symptômes de vie cessèrent.
—Te voilà mort, loup cervier! dit le petit homme en le poussant du pied avec dédain; est-ce que tu croyais vieillir encore après m’avoir rencontré? Tu ne courras plus à pas sourds sur les neiges en suivant l’odeur et les traces de ta proie; te voilà toi-même bon pour les loups ou les vautours; tu as dévoré bien des voyageurs égarés autour du Smiasen durant ta longue vie de meurtre et de carnage; maintenant, tu es mort toi-même, tu ne mangeras plus d’hommes; c’est dommage.
Il s’arma d’une pierre tranchante, s’accroupit sur le corps chaud et palpitant du loup, rompit les jointures des membres, sépara la tête des épaules, fendit la peau dans toute sa longueur sur le ventre, la détacha comme on enlève une veste, et en un clin d’œil le formidable loup du Smiasen n’offrit plus qu’une carcasse nue et ensanglantée. Il jeta cette dépouille sur ses épaules meurtries de morsures, en tournant au dehors le côté nu de la peau humide et tachée de longues veines de sang.
—Il faut bien, grommela-t-il entre ses dents, se vêtir de la peau des bêtes, celle de l’homme est trop mince pour préserver du froid. Pendant qu’il se parlait ainsi à lui-même, plus hideux encore sous son hideux trophée, l’ours, ennuyé sans doute de son inaction, s’était approché comme furtivement de l’autre objet couché dans l’ombre dont nous avons parlé au commencement de ce chapitre, et bientôt il s’éleva de cette partie ténébreuse de la salle un bruit de dents mêlé de soupirs d’agonie faibles et douloureux. Le petit homme se retourna.
—Friend! cria-t-il d’une voix menaçante; ah! misérable Friend!—Ici, viens ici!
Et ramassant une grosse pierre, il la jeta à la tête du monstre, qui, tout étourdi du choc, s’arracha lentement à son festin, et vint, en léchant ses lèvres rouges, tomber pantelant aux pieds du petit homme, vers lequel il élevait sa tête énorme en courbant son dos, comme pour demander grâce de son indiscrétion.
Alors, il se fit entre les deux monstres, car on peut bien donner ce nom à l’habitant de la ruine d’Arbar, un échange de grondements significatifs. Ceux de l’homme exprimaient l’empire et la colère, ceux de l’ours la prière et la soumission.
—Tiens, dit enfin l’homme, en montrant de son doigt crochu le cadavre écorché du loup, voici ta proie; laisse-moi la mienne.
L’ours, après avoir flairé le corps du loup, secoua la tête d’un air mécontent et tourna son regard vers l’homme qui paraissait son maître.
—J’entends, dit celui-ci, cela est déjà trop mort pour toi, tandis que l’autre palpite encore.—Tu es raffiné dans tes voluptés, Friend, autant qu’un homme; tu veux que ta nourriture vive encore au moment où tu la déchires; tu aimes à sentir la chair mourir sous ta dent; tu ne jouis que de ce qui souffre. Nous nous ressemblons;—car je ne suis pas homme, Friend, je suis au-dessus de cette espèce misérable, je suis une bête farouche comme toi.—Je voudrais que tu pusses parler, compagnon Friend, pour me dire si elle égale ma joie, la joie dont palpitent tes entrailles d’ours quand tu dévores des entrailles d’homme; mais non, je ne voudrais pas t’entendre parler, de peur que ta voix ne me rappelât la voix humaine.—Oui, gronde à mes pieds, de ce grondement qui fait tressaillir dans la montagne le chevrier égaré; il me plaît comme une voix amie, parce qu’il lui annonce un ennemi. Lève, Friend, lève ta tête vers moi; lèche mes mains de cette langue qui a tant de fois bu le sang humain.—Tu as, ainsi que moi, les dents blanches; cependant ce n’est point notre faute si elles ne sont pas rouges comme une plaie nouvelle; mais le sang lave le sang.—J’ai vu plus d’une fois, du fond d’une caverne noire, les jeunes filles de Kole ou d’Oëlmoe laver leurs pieds nus dans l’eau des torrents, en chantant d’une voix douce; mais je préfère à ces voix mélodieuses et à ces figures satinées ta gueule velue et tes cris rauques; ils épouvantent l’homme.
En parlant ainsi, il s’était assis et abandonnait sa main aux caresses du monstre, qui, se roulant sur le dos à ses pieds, les lui prodiguait de mille manières, comme un épagneul qui déploie toutes ses gentillesses sur le sopha de sa maîtresse. Ce qui était encore plus étrange, c’est l’attention intelligente avec laquelle il paraissait recueillir les paroles de son patron. Les monosyllabes bizarres dont celui-ci les entremêlait semblaient surtout compris de lui, et il manifestait cette compréhension en redressant subitement sa tête, ou en roulant quelques sons confus au fond de son gosier.
—Les hommes disent que je les fuis, reprit le petit homme, mais ce sont eux qui me fuient; ils font par crainte ce que je ferais par haine. Cependant tu sais, Friend, que je suis aise de rencontrer un homme quand j’ai faim ou soif.
Tout à coup, il aperçut dans les profondeurs de la galerie une lumière rougeâtre poindre et s’accroître par degrés, en colorant faiblement les vieux murs humides.
—En voici un justement. Quand on parle d’enfer, Satan montre sa corne.—Holà! Friend, ajouta-t-il en se tournant vers l’ours; holà, lève-toi!
L’animal se dressa sur-le-champ.
—Allons, il faut bien récompenser ton obéissance en satisfaisant ton appétit.
En parlant ainsi, l’homme se courba vers ce qui était couché à terre. On entendit comme un craquement d’os brisés par la hache; mais il ne s’y mêlait plus ni soupirs ni gémissements.
—Il paraît, murmura le petit homme, que nous ne sommes plus que deux qui vivons dans cette salle d’Arbar.—Tiens, ami Friend, achève ton festin commencé. Il jeta vers la porte extérieure dont nous avons parlé ce qu’il avait détaché de l’objet étendu à ses pieds. L’ours se précipita sur cette proie si avidement, que le coup d’œil le plus rapide n’eût pu distinguer si ce lambeau n’avait pas en effet la forme d’un bras humain, revêtu d’un morceau d’étoffe verte de la nuance de l’uniforme des arquebusiers de Munckholm.
—Voici que l’on approche, dit le petit homme, l’œil fixé sur la lumière qui croissait de plus en plus.—Compagnon Friend, laisse-moi seul un instant.—Hé! dehors!
Le monstre obéissant s’élança vers la porte, descendit à reculons les marches extérieures, et disparut, emportant dans sa gueule sa proie dégouttante, avec un hurlement de satisfaction.
Au même instant, un homme assez grand se présenta à l’issue de la galerie, dont les profondeurs sinueuses reflétaient encore une lumière vague. Il était enveloppé d’un long manteau brun, et portait une lanterne sourde, dont il dirigea le foyer lumineux droit au visage du petit homme.
Celui-ci, toujours assis sur sa pierre et les bras croisés, s’écria:
—Sois le mal venu, toi qui viens ici amené par une pensée et non par un instinct!
Mais l’étranger, sans répondre, paraissait le considérer attentivement.
—Regarde-moi, poursuivit-il en dressant la tête, tu n’auras peut-être pas dans une heure un souffle de voix pour te vanter de m’avoir vu. Le nouveau venu, en promenant sa lumière sur toute la personne du petit homme, paraissait plus surpris encore qu’effrayé.
—Eh bien, de quoi t’étonnes-tu? reprit le petit homme avec un rire pareil au bruit d’un crâne qu’on brise; j’ai des bras et des jambes ainsi que toi. Seulement mes membres ne seront pas, ainsi que les tiens, la pâture des chatpards et des corbeaux.
L’étranger répondit enfin d’une voix basse, quoique assurée, et comme s’il craignait seulement d'être entendu du dehors.
—Écoutez, je ne viens pas en ennemi, mais en ami.
L’autre l’interrompit:
—Pourquoi alors n’as-tu pas dépouillé ta forme d’homme?
—Mon intention est de vous rendre service, si vous êtes celui que je cherche.
—C’est-à-dire de tirer un service de moi. Homme, tu perds tes pas. Je ne sais rendre de service qu’à ceux qui sont las de la vie.
—À vos paroles, répondit l’étranger, je vous reconnais, bien pour l’homme qu’il me faut; mais votre taille... Han d’Islande est un géant; ce ne peut être vous.
—C’est la première fois qu’on en doute devant moi.
—Quoi! ce serait vous!—Et l’étranger se rapprochait du petit homme.—Mais on dit que Han d’Islande est d’une stature colossale?
—Ajoute ma renommée à ma taille, et tu me verras plus haut que l’Hécla.
—Vraiment! Répondez-moi, je vous prie; vous êtes bien Han, natif de Klipstadur, en Islande?
—Ce n’est point avec des paroles que je réponds à cette question, dit le petit homme en se levant; et le regard qu’il lança sur l’imprudent étranger le fit reculer de trois pas.
—Bornez-vous, de grâce, à la résoudre avec ce regard, répondit-il d’une voix presque suppliante et en jetant vers le seuil de la galerie un coup d’œil où se peignait le regret de l’avoir franchi. Ce sont vos seuls intérêts qui me conduisent ici.
En entrant dans la salle, le nouveau-venu, n’ayant fait qu’entrevoir celui qu’il abordait, avait pu conserver quelque sang-froid; mais quand l’hôte d’Arbar se fut levé, avec son visage de tigre, ses membres ramassés, ses épaules sanglantes, à peine couvertes d’une peau encore fraîche, ses grandes mains armées d’ongles, et son regard flamboyant, l’aventureux étranger avait frémi, comme un voyageur ignorant, qui croit caresser une anguille et se sent piquer par une vipère.
—Mes intérêts? reprit le monstre. Viens-tu donc me donner avis qu’il y a quelque source à empoisonner, quelque village à incendier, ou quelque arquebusier de Munckholm à égorger?
—Peut-être.—Écoutez. Les mineurs de Norvège se révoltent. Vous savez combien de désastres amène une révolte.
—Oui, le meurtre, le viol, le sacrilège, l’incendie, le pillage.
—Je vous offre tout cela. Le petit homme se mit à rire.
—Je n’ai pas besoin que tu me l’offres pour le prendre.
Le ricanement féroce qui accompagnait ces paroles fit de nouveau tressaillir l’étranger. Il continua néanmoins:
—Je vous propose, au nom des mineurs, le commandement de l’insurrection.
Le petit homme resta un moment silencieux. Tout à coup sa physionomie sombre prit une expression de malice infernale.
—Est-ce bien en leur nom que tu me le proposes? dit-il.
Cette question sembla déconcerter le nouveau-venu; mais, sûr d'être inconnu de son redoutable interlocuteur, il se remit aisément.
—Pourquoi les mineurs se révoltent-ils? demanda celui-ci.
—Pour s’affranchir des charges de la tutelle royale.
—N’est-ce que pour cela? repartit l’autre avec le même ton railleur.
—Ils veulent aussi délivrer le prisonnier de Munckholm.
—Est-ce là le seul but de ce mouvement? répéta le petit homme avec cet accent qui déconcertait l’étranger.
—Je n’en connais point d’autre, balbutia ce dernier.
—Ah! tu n’en connais point d’autre! Ces paroles étaient prononcées du même ton ironique. L’étranger, pour dissiper l’embarras qu’elles lui causaient, s’empressa de tirer de dessous son manteau une grosse bourse qu’il jeta aux pieds du monstre.
—Voici les honoraires de votre commandement. Le petit homme repoussa le sac du pied.
—Je n’en veux pas. Crois-tu donc que si j’avais envie de ton or ou de ton sang, j’attendrais ta permission pour me satisfaire?
L’étranger fit un geste de surprise et presque d’effroi.
—C’était un présent dont les mineurs royaux m’avaient chargé pour vous.
—Je n’en veux pas, te dis-je. L’or ne me sert à rien. Les hommes vendent bien leur âme, mais ils ne vendent pas leur vie. On est forcé de la prendre.
—J’annoncerai donc aux chefs des mineurs que le redoutable Han d’Islande se borne à accepter leur commandement?
—Je ne l’accepte pas.
Ces mots, prononcés d’une voix brève, parurent frapper très désagréablement le prétendu envoyé des mineurs révoltés.
—Comment? dit-il,
—Non! répéta l’autre.
—Vous refusez de prendre part à une expédition qui vous présente tant d’avantages?
—Je puis bien piller les fermes, dévaster les hameaux, massacrer les paysans ou les soldats, tout seul.
—Mais songez qu’en acceptant l’offre des mineurs l’impunité vous est assurée.
—Est-ce encore au nom des mineurs que tu me promets l’impunité? demanda l’autre en riant.
—Je ne vous dissimulerai pas, répondit l’étranger d’un air mystérieux, que c’est au nom d’un puissant personnage qui s’intéresse à l’insurrection.
—Et ce puissant personnage, lui-même, est-il sûr de n'être pas pendu?
—Si vous le connaissiez, vous ne secoueriez pas ainsi la tête.
—Ah!—Eh bien! quel est-il donc?
—C’est ce que je ne puis vous dire.
Le petit homme s’avança, et frappa sur l’épaule de l’étranger, toujours avec le même rire sardonique.
—Veux-tu que je te le dise, moi?
Un mouvement échappa à l’homme au manteau; c’était à la fois de l’épouvante et de l’orgueil blessé. Il ne s’attendait pas plus à la brusque interpellation du monstre qu’à sa sauvage familiarité.
—Je me joue de toi, continua ce dernier. Tu ne sais pas que je sais tout. Ce puissant personnage, c’est le grand-chancelier de Danemark et de Norvège, et le grand-chancelier de Danemark et de Norvège, c’est toi.
C’était lui en effet. Arrivé à la ruine d’Arbar, vers laquelle nous l’avons laissé voyageant avec Musdœmon, il avait voulu ne s’en remettre qu’à lui-même du soin de séduire le brigand, dont il était loin de se croire connu et attendu. Jamais, par la suite, le comte d’Ahlefeld, malgré toute sa finesse et toute sa puissance, ne put découvrir par quel moyen Han d’Islande avait été si bien informé. Était-ce une trahison de Musdœmon? C’était Musdœmon, il est vrai, qui avait insinué au noble comte l’idée de se présenter en personne au brigand; mais quel intérêt pouvait-il tirer de cette perfidie? Le brigand avait-il saisi sur quelqu’une de ses victimes des papiers relatifs aux projets du grand-chancelier? Mais Frédéric d’Ahlefeld était, avec Musdœmon, le seul être vivant instruit du plan de son père, et, tout frivole qu’il était, il n’était pas assez insensé pour compromettre un pareil secret. D’ailleurs, il était en garnison à Munckholm, du moins le grand-chancelier le croyait. Ceux qui liront la suite de cette scène, sans être, plus que le comte d’Ahlefeld, à même de résoudre le problème, verront quelle probabilité on pouvait asseoir sur cette dernière hypothèse.
Une des qualités les plus éminentes du comte d’Ahlefeld, c’était la présence d’esprit. Quand il s’entendit si rudement nommer par le petit homme, il ne put réprimer un cri de surprise; mais en un clin d’œil sa physionomie pâle et hautaine passa de l’expression de la crainte et de l’étonnement à celle du calme et de l’assurance.
—Eh bien, oui! dit-il, je veux être franc avec vous; je suis en effet le chancelier. Mais soyez franc aussi.
Un éclat de rire de l’autre l’interrompit.
—Est-ce que je me suis fait prier pour te dire mon nom et pour te dire le tien?
—Dites-moi avec la même sincérité comment vous avez su qui j’étais.
—Ne t’a-t-on donc pas dit que Han d’Islande voit à travers les montagnes?
Le comte voulut insister.
—Voyez en moi un ami.
—Ta main, comte d’Ahlefeld! dit le petit homme brutalement. Puis il regarda le ministre en face et s’écria:—Si nos deux âmes s’envolaient de nos corps en ce moment, je crois que Satan hésiterait avant de décider laquelle des deux est celle du monstre.
Le hautain seigneur se mordit les lèvres; mais, placé entre la crainte du brigand et la nécessité d’en faire son instrument, il ne manifesta pas son mécontentement.
—Ne vous jouez pas de vos intérêts; acceptez la direction de l’insurrection, et confiez-vous à ma reconnaissance.
—Chancelier de Norvège; tu comptes sur le succès de tes entreprises, comme une vieille femme qui songe à la robe qu’elle va se filer avec du chanvre dérobé, tandis que la griffe du chat embrouille sa quenouille.
—Encore une fois, réfléchissez avant de rejeter mes offres.
—Encore une fois, moi, brigand, je te dis à toi, grand-chancelier des deux royaumes: non!
—J’attendais une autre réponse, après l’éminent service que vous m’avez déjà rendu.
—Quel service? demanda le brigand.
—N’est-ce point par vous que le capitaine Dispolsen a été assassiné? répondit le chancelier.
—Cela se peut, comte d’Ahlefeld; je ne le connais pas. Quel est cet homme dont tu me parles?
—Quoi! est-ce que ce ne serait point dans vos mains par hasard que serait tombé le coffret de fer dont il était porteur?
Cette question parut fixer les souvenirs du brigand.
—Attendez, dit-il, je me rappelle en effet cet homme et sa cassette de fer. C’était aux grèves d’Urchtal.
—Du moins, reprit le chancelier, si vous pouviez me remettre cette cassette, ma reconnaissance serait sans bornes. Dites-moi, qu’est devenue cette cassette? car elle est en votre pouvoir.
Le noble ministre insistait si vivement sur cette demande que le brigand en parut frappé.
—Cette boîte de fer est donc d’une bien haute importance pour ta grâce, chancelier de Norvège?
—Oui.
—Quelle sera ma récompense si je te dis où tu la trouveras?
—Tout ce que vous pouvez désirer, mon cher Han d’Islande.
—Eh bien! je ne te le dirai pas.
—Allons, vous riez! Songez au service que vous me rendrez.
—J’y songe précisément.
—Je vous assurerai une fortune immense, je demanderai votre grâce au roi.
—Demande-moi plutôt la tienne, dit le brigand. Écoute-moi, grand-chancelier de Danemark et de Norvège, les tigres ne dévorent pas les hyènes. Je vais te laisser sortir vivant de ma présence, parce que tu es un méchant et que chaque instant de ta vie, chaque pensée de ton âme, enfante un malheur pour les hommes et un crime pour toi. Mais ne reviens plus, car je t’apprendrais que ma haine n’épargne personne, pas même les scélérats. Quant à ton capitaine, ne te flatte pas que ce soit pour toi que je l’ai assassiné; c’est son uniforme qui l’a condamné, ainsi que cet autre misérable, que je n’ai pas non plus égorgé pour te rendre service, je t’assure.
En parlant ainsi, il avait saisi le bras du noble comte et l’avait entraîné vers le corps couché dans l’ombre. Au moment où il achevait ses protestations, la lumière de la lanterne sourde tomba sur cet objet. C’était un cadavre déchiré et revêtu en effet d’un habit d’officier des arquebusiers de Munckholm. Le chancelier s’approcha avec un sentiment d’horreur. Tout à coup son regard s’arrêta sur le visage blême et sanglant du mort. Cette bouche bleue et entr’ouverte, ces cheveux hérissés, ces joues livides, ces yeux éteints, ne l’empêchèrent pas de le reconnaître. Il poussa un cri effrayant:
—Ciel! Frédéric! mon fils!
Qu’on n’en doute pas, les cœurs en apparence les plus desséchés et les plus endurcis recèlent toujours dans leur dernier repli quelque affection ignorée d’eux-mêmes, qui semble se cacher parmi des passions et des vices, comme un témoin mystérieux et un vengeur futur. On dirait qu’elle est là pour faire un jour connaître au crime la douleur. Elle attend son heure en silence. L’homme pervers la porte dans son sein et ne la sent pas, parce qu’aucune des afflictions ordinaires n’est assez forte pour pénétrer l’écorce épaisse d’égoïsme et de méchanceté dont elle est enveloppée; mais qu’une des rares et véritables douleurs de la vie se présente inattendue, elle plonge dans le gouffre de cette âme comme un glaive, et en touche le fond. Alors l’affection inconnue se dévoile, à l’infortuné méchant, d’autant plus violente qu’elle était plus ignorée, d’autant plus douloureuse qu’elle était moins sensible, parce que l’aiguillon du malheur a dû remuer le cœur bien plus profondément pour l’atteindre. La nature se réveille et se déchaîne; elle livre le misérable à des désolations inaccoutumées, à des supplices inouïs; il éprouve réunies en un instant toutes les souffrances dont il s’était joué durant tant d’années. Les tourments les plus opposés le déchirent à la fois. Son cœur, sur qui pèse une stupeur morne, se soulève en proie à des tortures convulsives. Il semble qu’il vienne d’entrevoir l’enfer dans sa vie, et qu’il se soit révélé à lui quelque chose de plus que le désespoir.
Le comte d’Ahlefeld aimait son fils sans le savoir. Nous disons son fils, parce qu’ignorant l’adultère de sa femme, Frédéric, l’héritier direct de son nom, avait ce titre à ses yeux. Le croyant toujours à Munckholm, il était bien loir de s’attendre à le retrouver dans la tourelle d’Arbar et à le retrouver mort! Cependant il était là, sanglant, décoloré; c’était lui, il n’en pouvait douter. On peut se figurer ce qui se passa en lui quand la certitude de l’aimer pénétra dans son âme inopinément avec la certitude de l’avoir perdu. Tous les sentiments que ces deux pages décrivent à peine fondirent sur son cœur ensemble comme des éclats de tonnerre. Foudroyé, en quelque sorte, par la surprise, l’épouvante et le désespoir, il se jeta en arrière et se tordit les bras, en répétant d’une voix lamentable:
—Mon fils! mon fils!
Le brigand se mit à rire; et ce fut une chose horrible que d’entendre ce rire se mêler aux gémissements d’un père devant le cadavre de son fils.
—Par mon aïeul Ingolphe! tu peux crier, comte d’Ahlefeld, tu ne le réveilleras pas.
Tout à coup son atroce visage se rembrunit, et il dit d’une voix sombre:
—Pleure ton fils, je venge le mien.
Un bruit de pas précipités dans la galerie l’interrompit; et au moment où il retournait la tête avec surprise, quatre hommes de haute taille, le sabre nu, s’élancèrent dans la salle; un cinquième, petit et replet, les suivait, portant une torche d’une main et une épée de l’autre. Il était enveloppé d’un manteau brun, pareil à celui du grand-chancelier.
—Seigneur! cria-t-il, nous vous avons entendu, nous accourons à votre secours.
Le lecteur a sans doute déjà reconnu Musdœmon et les quatre domestiques armés qui composaient la suite du comte.
Quand les rayons de la torche jetèrent leur lumière vive dans la salle, les cinq nouveaux-venus s’arrêtèrent frappés d’horreur; et c’était en effet un spectacle effrayant. D’un côté, les restes sanglants du loup; de l’autre, le cadavre défiguré du jeune officier; puis ce père aux yeux hagards, aux cris farouches, et près de lui l’épouvantable brigand, tournant vers les assaillants un visage hideux, où se peignait un étonnement intrépide.
En voyant ce renfort inattendu, l’idée de la vengeance s’empara du comte et le jeta du désespoir dans la rage.
—Mort à ce brigand! s’écria-t-il en tirant son épée. Il a assassiné mon fils! Mort! mort!
—Il a assassiné le seigneur Frédéric? dit Musdœmon, et la torche qu’il portait n’éclaira point la moindre altération sur son visage.
—Mort! mort! répéta le comte furieux.
Et ils s’élancèrent tous six sur le brigand. Celui-ci, surpris de cette brusque attaque, recula vers l’ouverture qui donnait sur le précipice, avec un rugissement féroce, qui annonçait plutôt la colère que la crainte.
Six épées étaient dirigées contre lui, et son regard était plus enflammé, et ses traits étaient plus menaçants qu’aucun de ceux des agresseurs. Il avait saisi sa hache de pierre, et, contraint par le nombre des assaillants à se borner à la défensive, il la faisait tourner dans sa main avec une telle rapidité, que le cercle de rotation le couvrait comme un bouclier. Une multitude d’étincelles jaillissaient avec un bruit clair de la pointe des épées, lorsqu’elles étaient heurtées par le tranchant de la hache; mais aucune lame ne touchait son corps. Toutefois, fatigué par son précédent combat avec le loup, il perdait insensiblement du terrain, et il se vit bientôt acculé à la porte ouverte sur l’abîme.
—Mes amis! cria le comte, du courage! jetons le monstre dans ce précipice.
—Avant que j’y tombe, les étoiles y tomberont, répliqua le brigand.
Cependant les agresseurs redoublèrent d’ardeur et d’audace en voyant le petit homme forcé de descendre une marche de l’escalier suspendu au-dessus du gouffre.
—Bien, poussons! reprit le grand-chancelier; il faudra bien qu’il tombe; encore un effort!—Misérable! tu as commis ton dernier crime.—Courage, compagnons!
Tandis que de sa main droite il continuait les terribles évolutions de sa hache, le brigand, sans répondre, prit de la gauche une trompe de corne suspendue à sa ceinture, et, la portant à ses lèvres, lui fit rendre à plusieurs reprises un son rauque et prolongé, auquel répondit soudain un rugissement parti de l’abîme.
Quelques instants après, au moment où le comte et ses satellites, serrant toujours le petit homme de près, s’applaudissaient de lui avoir fait descendre la seconde marche, la tête énorme d’un ours blanc parut au bout rompu de l’escalier. Frappés d’un étonnement mêlé d’effroi, les assaillants reculèrent.
L’ours acheva de gravir l’escalier lourdement en leur présentant sa gueule sanglante et ses dents acérées.
—Merci, mon brave Friend! cria le brigand.
Et profitant de la surprise des agresseurs, il se jeta sur le dos de son ours qui se mit à descendre à reculons, montrant toujours, sa tête menaçante aux ennemis de son maître.
Bientôt, revenus de leur première stupéfaction, ils purent voir l’ours, emportant le brigand hors de leur atteinte, descendre dans l’abîme, ainsi que sans doute il en était monté, en s’accrochant à de vieux troncs d’arbres et à des saillies de rochers. Ils voulurent faire rouler des quartiers de pierre sur lui; mais avant qu’ils eussent soulevé du sol une de ces vieilles masses de granit qui y dormaient depuis si longtemps, le brigand et son étrange monture avaient disparu dans une caverne.
XXVI
paraissait si plaisant a aussi son côté sérieux,
très sérieux, comme tout dans l’univers!
Croyez-moi, ce mot hasard est un blasphème; rien
sous le soleil n’arrive par hasard; et ne
voyez-vous pas ici le but marqué par la
providence?
Oui, une raison profonde se dévoile souvent dans ce que les hommes nomment hasard. Il y a dans les événements comme une main mystérieuse qui leur marque, en quelque sorte, la voie et le but. On se récrie sur les caprices de la fortune, sur les bizarreries du sort, et tout à coup il sort de ce chaos des éclairs effrayants, ou des rayons merveilleux; et la sagesse humaine s’humilie devant les hautes leçons de la destinée.
Si, par exemple, quand Frédéric d’Ahlefeld étalait dans un salon somptueux, aux yeux des femmes de Copenhague, la magnificence de ses vêtements, la fatuité de son rang et la présomption de ses paroles; si quelque homme, instruit des choses de l’avenir, fût venu troubler la frivolité de ses pensées par de graves révélations; s’il lui eût dit qu’un jour ce brillant uniforme qui faisait son orgueil causerait sa perte; qu’un monstre à face humaine boirait son sang comme il buvait, lui, voluptueux insouciant, les vins de France et de Bohême; que ses cheveux, pour lesquels il n’avait pas assez d’essences et de parfums, balaieraient la poussière d’un antre de bêtes fauves; que ce bras, dont il offrait avec tant de grâce l’appui aux belles dames de Charlottenbourg, serait jeté à un ours comme un os de chevreuil à demi rongé; comment Frédéric eût-il répondu à ces lugubres prophéties? par un éclat de rire et une pirouette; et ce qu’il y a de plus effrayant, c’est que toutes les raisons humaines auraient approuvé l’insensé.
Examinons cette destinée de plus haut encore.—N’est-ce pas un mystère étrange que de voir le crime du comte et de la comtesse d’Ahlefeld retomber sur eux en châtiments? Ils ont ourdi une trame infâme contre la fille d’un captif; cette infortunée rencontre par hasard un protecteur qui juge nécessaire d’éloigner leur fils, chargé par eux d’exécuter leur abominable dessein. Ce fils, leur unique espérance, est envoyé loin du théâtre de sa séduction; et, à peine arrivé dans son nouveau séjour, un autre hasard vengeur lui fait rencontrer la mort. Ainsi c’est en voulant entraîner une jeune fille innocente et abhorrée dans le déshonneur, qu’ils ont poussé leur fils coupable et chéri dans le tombeau. C’est par leur faute que ces misérables sont devenus des malheureux.
XXVII
si je ne puis aujourd’hui profiter de l’honneur de
votre visite. Je suis en affaires. Une autre fois,
chère comtesse, une autrefois; mais, pour
aujourd’hui, je ne vous retiens pas plus longtemps
ici.
Le lendemain de sa visite à Munckholm, de grand matin, le gouverneur de Drontheim ordonna qu’on attelât sa voiture de voyage, espérant partir pendant que la comtesse d’Ahlefeld dormirait encore; mais nous avons déjà dit que le sommeil de la comtesse était léger.
Le général venait de signer les dernières recommandations qu’il adressait à l’évêque, aux mains duquel le gouvernement devait être remis par intérim. Il se levait, après avoir endossé sa redingote fourrée, pour sortir, quand l’huissier annonça la noble chancelière. Ce contre-temps déconcerta le vieux soldat, accoutumé à rire devant la mitraille de cent canons, mais non devant les artifices d’une femme. Il fit néanmoins d’assez bonne grâce ses adieux à la méchante comtesse, et ne laissa percer quelque humeur sur son visage que lorsqu’il la vit se pencher vers son oreille avec cet air astucieux qui voulait seulement paraître confidentiel.
—Eh bien, noble général, que vous a-t-il dit?
—Qui? Poël? il m’a dit que la voiture allait être prête.
—Je vous parle du prisonnier de Munckholm, général.
—Ah!
—A-t-il répondu à votre interrogatoire d’une manière satisfaisante?
—Mais... oui vraiment, dame comtesse, dit le gouverneur, dont on devine l’embarras.
—Avez-vous la preuve qu’il ait trempé dans le complot des mineurs?
Une exclamation échappa à Levin.
—Noble dame, il est innocent!
Il s’arrêta tout court, car il venait d’exprimer une conviction de son cœur, et non de son esprit.
—Il est innocent! répéta la comtesse d’un air consterné, quoique incrédule; car elle tremblait qu’en effet Schumacker n’eût démontré au général cette innocence qu’il était si important aux intérêts du grand-chancelier de noircir.
Le gouverneur avait eu le temps de réfléchir; il répondit à l’insistance de la grande-chancelière d’un ton de voix qui la rassura, parce qu’il décelait le doute et le trouble:
—Innocent...—Oui,—si vous voulez...
—Si je veux, seigneur général!
Et la méchante femme éclata de rire.
Ce rire blessa le gouverneur.
—Noble comtesse, dit-il, vous permettrez que je ne rende compte de mon entretien avec l’ex-grand-chancelier qu’au vice-roi.
Alors il salua profondément, et descendit dans la cour où l’attendait sa voiture.
—Oui, se disait la comtesse d’Ahlefeld rentrée dans ses appartements, pars, chevalier errant, que ton absence nous délivre du protecteur de nos ennemis. Va, ton départ est le signal du retour de mon Frédéric.
—Je vous demande un peu, oser envoyer le plus joli cavalier de Copenhague dans ces horribles montagnes! Heureusement il ne me sera pas difficile maintenant d’obtenir son rappel.
À cette pensée, elle s’adressa à sa suivante favorite.
—Ma chère Lisbeth, vous ferez venir de Berghen deux douzaines de ces petits peignes que nos élégants portent dans leurs cheveux; vous vous informerez du nouveau roman de la fameuse Scudéry, et vous veillerez à ce qu’on lave régulièrement tous les matins dans l’eau de rose la guenon de mon cher Frédéric.
—Quoi! ma gracieuse maîtresse, demanda Lisbeth, est-ce que le seigneur Frédéric peut revenir?
—Oui, vraiment; et, pour qu’il ait quelque plaisir à me revoir, il faut faire tout ce qu’il demande; je veux lui ménager une surprise à son retour.
Pauvre mère!
XXVIII
l’Arlança. Il est semblable à un lion qui sort de
son antre, cherchant les chasseurs, et déterminé à
les vaincre ou à mourir.
dans laquelle il met ses espérances, que Bernard
suit les ruines de l’Arlança.
Ordener, descendu de la tour d’où il avait aperçu le fanal de Munckholm, s’était longtemps fatigué à chercher de tous côtés son pauvre guide Benignus Spiagudry. Longtemps il l’avait appelé, et l’écho brisé des ruines avait seul répondu. Surpris, mais non effrayé de cette inconcevable disparition, il l’avait attribuée à quelque terreur panique du craintif concierge, et, après s'être généreusement reproché de l’avoir quitté quelques instants, il s’était décidé à passer la nuit sur le rocher d’Oëlmoe pour lui donner le temps de revenir. Alors il prit quelque nourriture, et s’enveloppant de son manteau, il se coucha près du foyer qui s’éteignait, déposa un baiser sur la boucle de cheveux d’Éthel, et ne tarda pas à s’endormir; car on peut dormir avec un cœur inquiet, quand la conscience est tranquille.
Au soleil levant, il était debout, mais il ne retrouva de Spiagudry que sa besace et son manteau laissés dans la tour, ce qui semblait l’indice d’une fuite très précipitée. Alors, désespérant de le revoir, du moins sur le rocher d’Oëlmoe, il se détermina à partir sans lui, car c’était le lendemain qu’il fallait atteindre Han d’Islande à Walderhog.
On a appris dans les premiers chapitres de cet ouvrage qu’Ordener s’était de bonne heure accoutumé aux fatigues d’une vie errante et aventurière. Ayant déjà plusieurs fois parcouru le nord de la Norvège, il n’avait plus besoin de guide, maintenant qu’il savait où trouver le brigand. Il dirigea donc vers le nord-ouest son voyage solitaire, dans lequel il n’eut plus de Benignus Spiagudry pour lui dire combien de quartz ou de spath renfermait chaque colline, quelle tradition s’attachait à chaque masure, et si tel ou tel déchirement du sol provenait d’un courant du déluge ou de quelque ancienne commotion volcanique.
Il marcha un jour entier à travers ces montagnes qui, partant comme des côtes, de distance en distance, de la chaîne principale dont la Norvège est traversée dans sa longueur, s’étendent en s’abaissant graduellement jusqu’à la mer, où elles se plongent; de sorte que tous les rivages de ce pays ne présentent qu’une succession de promontoires et de golfes, et tout l’intérieur des terres qu’une suite de montagnes et de vallées, disposition singulière du sol, qui a fait comparer la Norvège à la grande arête d’un poisson.
Ce n’était point une chose commode que de voyager dans ce pays. Tantôt il fallait suivre pour chemin le lit pierreux d’un torrent desséché, tantôt franchir sur des ponts tremblants de troncs d’arbres les chemins mêmes, que des torrents nés de la veille venaient de choisir pour lits.
Au reste, Ordener cheminait quelquefois des heures entières sans être averti de la présence de l’homme dans ces lieux incultes autrement que par l’apparition intermittente et alternative des ailes d’un moulin à vent au sommet d’une colline, ou par le bruit d’une forge lointaine, dont la fumée se courbait au gré de l’air comme un panache noir.
De loin en loin il rencontrait un paysan monté sur un petit cheval au poil gris, à la tête basse, moins sauvage encore que son maître, ou un marchand de pelleteries assis dans son traîneau attelé de deux rennes, derrière lequel était attachée une longue corde, dont les nœuds nombreux, en bondissant sur les pierres de la route, étaient destinés à effrayer les loups.
Si alors Ordener demandait au marchand le chemin de la grotte de Walderhog:—Marchez toujours au nord-ouest, vous trouverez le village d’Hervalyn, vous franchirez la ravine de Dodlysax, et cette nuit vous pourrez atteindre Surb, qui n’est qu’à deux milles de Walderhog.—Ainsi répondait avec indifférence le commerçant nomade, instruit seulement des noms et de la position des lieux que son métier lui faisait parcourir.
Si Ordener adressait la même question au paysan, celui-ci, imbu profondément des traditions du pays et des contes du foyer, secouait plusieurs fois la tête et arrêtait sa monture grise en disant:—Walderhog! la caverne de Walderhog! les pierres y chantent, les os y dansent, et le démon d’Islande y habite; ce n’est sans doute point à la caverne de Walderhog que votre courtoisie veut aller?
—Si vraiment, répondait Ordener.
—C’est donc que votre courtoisie a perdu sa mère, ou que le feu a brûlé sa ferme, ou que le voisin lui a volé son cochon gras?
—Non, en vérité, reprenait le jeune homme.
—Alors, c’est qu’un magicien a jeté un sort sur l’esprit de sa courtoisie.
—Bonhomme, je vous demande le chemin de Walderhog.
—C’est à cette demande que je réponds, seigneur. Adieu donc. Toujours au nord! je sais bien comment vous irez, mais j’ignore comment vous reviendrez.
Et le paysan s’éloignait avec un signe de croix.
À la triste monotonie de cette route se joignait l’incommodité d’une pluie fine et pénétrante qui avait envahi le ciel vers le milieu du jour et accroissait les difficultés du chemin. Nul oiseau n’osait se hasarder dans l’air, et Ordener, glacé sous son manteau, ne voyait voler au-dessus de sa tête que l’autour, le gerfaut ou le faucon-pêcheur, qui, au bruit de son passage, s’envolait brusquement des roseaux d’un étang avec un poisson dans ses griffes.
Il était nuit close quand le jeune voyageur, après avoir franchi le bois de trembles et de bouleaux qui est adossé à la ravine de Dodlysax, arriva à ce hameau de Surb dans lequel Spiagudry, si le lecteur se le rappelle, voulait fixer son quartier général. L’odeur de goudron et la fumée de charbon de terre avertirent Ordener qu’il approchait d’une peuplade de pêcheurs. Il s’avança vers la première hutte que l’ombre lui permit de distinguer. L’entrée, basse et étroite, en était fermée, suivant l’usage norvégien, par une grande peau de poisson transparente, colorée en ce moment par la lumière rouge et tremblante d’un foyer allumé. Il frappa sur l’encadrement de bois de la porte, en criant:
—C’est un voyageur!
—Entrez, entrez, répondit une voix de l’intérieur.
Au même instant une main officieuse leva la peau de poisson, et Ordener fut introduit dans l’habitacle conique d’un pêcheur des côtes de Norvège. C’était une sorte de tente ronde de bois et de terre, au milieu de laquelle brillait un feu où la flamme pourpre de la tourbe se mariait à la clarté blanche du sapin. Près de ce feu le pêcheur, sa femme et deux enfants vêtus de haillons étaient assis devant une table chargée d’assiettes de bois et de vases de terre. Du côté opposé, parmi des filets et des rames, deux rennes endormis étaient couchés sur un lit de feuilles et de peaux, dont le prolongement semblait destiné à recevoir le sommeil des maîtres du logis et des hôtes qu’il plairait au ciel de leur amener. Ce n’était pas du premier coup d’œil que l’on pouvait distinguer cette disposition intérieure de la hutte, car une fumée âcre et pesante qui s’échappait avec peine par une ouverture pratiquée à la sommité du cône enveloppait tous ces objets d’un voile épais et mobile.
À peine Ordener eut-il franchi le seuil, que le pêcheur et sa femme se levèrent et lui rendirent son salut d’un air ouvert et bienveillant. Les paysans norvégiens aiment les voyageurs, autant peut-être par le sentiment de curiosité, si vif chez eux, que par leur penchant naturel à l’hospitalité.
—Seigneur, dit le pêcheur, vous devez avoir faim et froid, voici du feu pour sécher votre manteau et d’excellent rindebrod pour apaiser votre appétit. Votre courtoisie daignera ensuite nous dire qui elle est, d’où elle vient, où elle va, et quelles sont les histoires que racontent les vieilles femmes de son pays.
—Oui, seigneur, ajouta la femme, et vous pourrez joindre à ce rindebrod excellent, comme le dit mon seigneur et mari, un morceau délicieux de stock-fish salé, assaisonné d’huile de baleine.—Asseyez-vous, seigneur étranger.
—Et si votre courtoisie n’aime pas la chère de saint Usulph, [Note: Patron des pêcheurs.] reprit l’homme, qu’elle veuille bien prendre patience un moment, je lui réponds qu’elle mangera un quartier de chevreuil merveilleux ou au moins une aile de faisan royal. Nous attendons le retour du plus fin chasseur qui soit dans les trois provinces. N’est-il pas vrai, ma bonne Maase?
Maase, nom que le pêcheur donnait à sa femme, est un mot norvégien qui signifie mouette. La femme n’en parut nullement choquée, soit que ce fût son nom véritable, soit que ce fût un surnom de tendresse.
—Le meilleur chasseur! je le crois, certes, répondit-elle avec emphase. C’est mon frère, le fameux Kennybol! Dieu bénisse ses courses! Il est venu passer quelques jours avec nous, et vous pourrez, seigneur étranger, boire dans la même tasse que lui quelques coups de cette bonne bière. C’est un voyageur comme vous.
—Grand merci, ma brave hôtesse, dit Ordener en souriant; mais je serai forcé de me contenter de votre appétissant stock-fish et d’un morceau de ce rindebrod. Je n’aurai pas le loisir d’attendre votre frère, le fameux chasseur. Il faut que je reparte sur-le-champ.
La bonne Maase, à la fois contrariée du prompt départ de l’étranger et flattée des éloges qu’il donnait à son stock-fish et à son frère, s’écria:
—Vous êtes bien bon, seigneur. Mais comment! vous allez nous quitter si tôt?
—Il le faut.
—Vous hasarder dans ces montagnes à cette heure et par un temps semblable?
—C’est pour une affaire importante. Ces réponses du jeune homme piquaient la curiosité native de ses hôtes autant qu’elles excitaient leur étonnement.
Le pêcheur se leva et dit:
—Vous êtes chez Christophe Buldus Braall, pêcheur, du hameau de Surb.
La femme ajouta:
—Maase Kennybol est sa femme et sa servante.
Quand les paysans norvégiens voulaient demander poliment son nom à un étranger, leur usage était de lui dire le leur.
Ordener répondit:
—Et moi, je suis un voyageur qui n’est sûr ni du nom qu’il porte, ni du chemin qu’il suit.
Cette réponse singulière ne parut pas satisfaire le pêcheur Braall.
—Par la couronne de Gormon le Vieux, dit-il, je croyais qu’il n’y avait en ce moment en Norvège qu’un seul homme qui ne fût pas sûr de son nom. C’est le noble baron de Thorvick, qui va s’appeler maintenant, assure-t-on, le comte de Danneskiold, à cause de son glorieux mariage avec la fille du chancelier. C’est du moins, ma bonne Maase, la plus fraîche nouvelle que j’aie apportée de Drontheim.—Je vous félicite, seigneur étranger, de cette conformité avec le fils du vice-roi, le grand comte Guldenlew.
—Puisque votre courtoisie, ajouta la femme avec un visage enflammé de curiosité, paraît ne pouvoir rien nous dire de ce qui lui touche, ne pourrait-elle pas nous apprendre quelque chose de ce qui se passe en ce moment; par exemple, de ce fameux mariage dont mon seigneur et mari a recueilli la nouvelle?
—Oui, reprit celui-ci d’un air important, c’est ce qu’il y a de plus nouveau. Avant un mois, le fils du vice-roi épouse la fille du grand-chancelier.
—J’en doute, dit Ordener.
—Vous en doutez, seigneur! Je puis vous affirmer, moi, que la chose est sûre. Je la tiens de bonne source. Celui qui m’en a fait part l’a appris du seigneur Poël, le domestique favori du noble baron de Thorvick, c’est-à-dire du noble comte de Danneskiold. Est-ce qu’un orage aurait troublé l’eau, depuis six jours? Cette grande union serait-elle rompue?
—Je le crois, répondit le jeune homme en souriant.
—S’il en est ainsi, seigneur, j’avais tort. Il ne faut pas allumer le feu pour frire le poisson avant que le filet ne se soit refermé sur lui. Mais cette rupture est-elle certaine? de qui en tenez-vous la nouvelle?
—De personne, dit Ordener. C’est moi qui arrange cela ainsi dans ma tête.
À ces mots naïfs, le pêcheur ne put s’empêcher de déroger à la courtoisie norvégienne par un long éclat de rire.
—Mille pardons, seigneur. Mais il est aisé de voir que vous êtes en effet un voyageur, et sans doute un étranger. Vous imaginez-vous donc que les événements suivront vos caprices, et que le temps se rembrunira ou s’éclaircira selon votre volonté?
Ici, le pêcheur, versé dans les affaires nationales, comme tous les pasyans norvégiens, se mit à expliquer à Ordener pour quelles raisons ce mariage ne pouvait manquer; il était nécessaire aux intérêts de la famille d’Ahlefeld; le vice-roi ne pouvait le refuser au roi, qui le désirait; on affirmait en outre qu’une passion véritable unissait les deux futurs époux. En un mot, le pêcheur Braall ne doutait pas que cette alliance n’eût lieu; il eût voulu être aussi sûr de tuer, le lendemain, le maudit chien de mer qui infestait l’étang de Master-Bick.
Ordener se sentait peu disposé à soutenir une conversation politique avec un aussi rude homme d’état, quand la survenue d’un nouveau personnage vint le tirer d’embarras.
—C’est lui, c’est mon frère! s’écria la vieille Maase.
Et il ne fallait rien moins que l’arrivée d’un frère pour l’arracher de l’admiration contemplative avec laquelle elle écoutait les longues paroles de son mari.
Celui-ci, pendant que les deux enfants se jetaient bruyamment au cou de leur oncle, lui tendit la main gravement.
—Sois le bienvenu, mon frère.
Puis, se tournant vers Ordener:
—Seigneur, c’est notre frère, le renommé chasseur Kennybol, des montagnes de Kole.
—Je vous salue tous cordialement, dit le montagnard en ôtant son bonnet de peau d’ours. Frère, je fais mauvaise chasse sur vos côtes, comme tu ferais sans doute mauvaise pêche dans nos montagnes. Je crois que je remplirais encore plutôt ma gibecière en cherchant des lutins et des follets dans les forêts brumeuses de la reine Mab. Sœur Maase, vous êtes la première mouette à laquelle j’ai pu dire bonjour de près aujourd’hui. Tenez, amis, Dieu vous maintienne en paix! c’est pour ce méchant coq de bruyère que le premier chasseur du Drontheimhus a couru les clairières jusqu’à cette heure et par ce temps.
En parlant ainsi, il tira de sa carnassière et déposa sur la table une gelinotte blanche, en affirmant que cette bête maigre n’était pas digne d’un coup de mousquet.
—Mais, ajouta-t-il entre ses dents, fidèle arquebuse de Kennybol, tu chasseras bientôt de plus gros gibier. Si tu n’abats plus des robes de chamois ou d’élan, tu auras à percer des casaques vertes et des justaucorps rouges.
Ces mots, à demi entendus, frappèrent la curieuse Maase.
—Hein! demanda-t-elle, que dites-vous donc là, mon bon frère?
—Je dis qu’il y a toujours un farfadet qui danse sous la langue des femmes.
—Tu as raison, frère Kennybol, s’écria le pêcheur. Ces filles d’Eve sont toutes curieuses comme leur mère.—Ne parlais-tu pas de casaques vertes?
—Frère Braall, répliqua le chasseur d’un air d’humeur, je ne confie mes secrets qu’à mon mousquet, parce que je suis sûr qu’il ne les répétera pas.
—On parle dans le village, poursuivit intrépidement le pêcheur, d’une révolte des mineurs. Frère, saurais-tu quelque chose de cela?
Le montagnard reprit son bonnet, et l’enfonça sur ses yeux en jetant un regard oblique sur l’étranger; puis il se baissa vers le pêcheur, et dit d’une voix brève et basse:
—Silence!
Celui-ci secoua la tête à plusieurs reprises.
—Frère Kennybol, le poisson a beau être muet, il n’en tombe pas moins dans la nasse.
Il se fit un moment de silence. Les deux frères se regardaient d’un air expressif; les enfants tiraient les plumes de la gelinotte déposée sur la table; la bonne femme écoutait ce qu’on ne disait pas; et Ordener observait.
—Si vous faites maigre chère aujourd’hui, dit tout à coup le chasseur, cherchant visiblement à changer de conversation, il n’en sera pas de même demain. Frère Braall, tu peux pêcher le roi des poissons, je te promets de l’huile d’ours pour l’assaisonner.
—De l’huile d’ours! s’écria Maase. Est-ce qu’on a vu un ours dans les environs?—Patrick, Regner, mes enfants, je vous défends de sortir de cette cabane.—Un ours!
—Tranquillisez-vous, sœur, vous n’aurez plus à le craindre demain. Oui, c’est un ours en effet que j’ai aperçu à deux milles environ de Surb; un ours blanc. Il paraissait emporter un homme, ou un animal plutôt.
—Mais non, ce pouvait être un chevrier qu’il enlevait, car les chevriers se vêtissent de peaux de bêtes.—Au reste, l’éloignement ne m’a pas permis de distinguer. Ce qui m’a étonné, c’est qu’il portait sa proie sur son dos et non entre ses dents.
—Vraiment, frère?
—Oui, et il fallait que l’animal fût mort, car il ne faisait aucun mouvement pour se défendre.
—Mais, demanda judicieusement le pêcheur, s’il était mort, comment était-il soutenu sur le dos de l’ours?
—C’est ce que je n’ai pu comprendre. Au reste, il aura fait le dernier repas de l’ours. En entrant dans ce village je viens de prévenir six bons compagnons; et demain, sœur Maase, je vous apporterai la plus belle fourrure blanche qui ait jamais couru sur les neiges d’une montagne.
—Prenez garde, frère, dit la femme, vous avez remarqué en effet de singulières choses. Cet ours est peut-être le diable.
—Êtes-vous folle? interrompit le montagnard en riant; le diable se changer en ours! En chat, en singe, à la bonne heure, cela s’est vu; mais en ours! ah! par saint Eldon l’exorciseur, vous feriez pitié à un enfant ou à une vieille femme avec vos superstitions!
La pauvre femme baissa la tête.
—Frère, vous étiez mon seigneur avant que mon vénéré mari jetât les yeux sur moi, agissez comme votre ange gardien vous inspirera d’agir.
—Mais, demanda le pêcheur au montagnard, de quel côté as-tu donc rencontré cet ours?
—Dans la direction du Smiasen à Walderhog.
—Walderhog! dit la femme avec un signe de croix.
—Walderhog! répéta Ordener.
—Mais, mon frère, reprit le pêcheur, ce n’est pas toi, j’espère, qui te dirigeais vers cette grotte de Walderhog?
—Moi! Dieu m’en garde! C’était l’ours.
—Est-ce que vous irez le chercher là demain? interrompit Maase avec terreur.
—Non vraiment; comment voulez-vous, mes amis, qu’un ours même ose prendre pour retraite une caverne où...?
Il s’arrêta, et tous trois firent un signe de croix.
—Tu as raison, répondit le pêcheur, il y a un instinct qui avertit les bêtes de ces choses-là.
—Mes bons hôtes, dit Ordener, qu’y a-t-il donc de si effrayant dans cette grotte de Walderhog?
Ils se regardèrent tous trois avec un étonnement stupide, comme s’ils ne comprenaient pas une pareille question.
—C’est là qu’est le tombeau du roi Walder? ajouta le jeune homme.
—Oui, reprit la femme, un tombeau de pierre qui chante.
—Et ce n’est pas tout, dit le pêcheur.
—Non, continua-t-elle, la nuit on y a vu danser les os des trépassés.
—Et ce n’est pas tout, dit le montagnard.
Tous se turent, comme s’ils n’osaient poursuivre.
—Eh bien, demanda Ordener, qu’y a-t-il donc encore de surnaturel?
—Jeune homme, dit gravement le montagnard, il ne faut pas parler si légèrement quand vous voyez frissonner un vieux loup gris tel que moi.
Le jeune homme répondit en souriant doucement:
—J’aurais pourtant voulu savoir tout ce qui se passe de merveilleux dans cette grotte de Walderhog; car c’est là précisément que je vais.
Ces mots pétrifièrent de terreur les trois auditeurs.
—À Walderhog! ciel! vous allez à Walderhog?
—Et il dit cela, reprit le pêcheur, comme on dirait: Je vais à Loevig vendre ma morue! ou à la clairière de Ralph pêcher le hareng!—À Walderhog, grand Dieu!
—Malheureux jeune homme! s’écriait la femme, vous êtes donc né sans ange gardien? aucun saint du ciel n’est donc votre patron? Hélas! cela est trop vrai, puisque vous paraissez ne savoir même pas votre nom.
—Et quel motif, interrompit le montagnard, peut donc conduire votre courtoisie à cet effroyable lieu?
—J’ai quelque chose à demander à quelqu’un, répondit Ordener.
L’étonnement des trois hôtes redoublait avec leur curiosité.
—Écoutez, seigneur étranger; vous paraissez ne pas bien connaître ce pays; votre courtoisie se trompe sans doute, ce ne peut être à Walderhog qu’elle veut aller.
—D’ailleurs, ajouta le montagnard, si elle veut parler à quelque être humain, elle n’y trouverait personne.
—Que le démon, reprit la femme.
—Le démon! quel démon?
—Oui, continua-t-elle, celui pour qui chante le tombeau et dansent les trépassés.
—Vous ne savez donc pas, seigneur, dit le pêcheur en baissant la voix et en se rapprochant d’Ordener, vous ne savez donc pas que la grotte de Walderhog est la demeure ordinaire de....
La femme l’arrêta.
—Mon seigneur et mari, ne prononcez pas ce nom, il porte malheur.
—La demeure de qui? demanda Ordener.
—D’un Belzébuth incarné, dit Kennybol.
—En vérité, mes braves hôtes, je ne sais ce que vous voulez dire. On m’avait bien appris que Walderhog était habité par Han d’Islande.
Un triple cri d’effroi s’éleva dans la chaumière.
—Eh bien!—Vous le saviez!—C’est ce démon!
La femme baissa sa coiffe de bure en attestant tous les saints que ce n’était pas elle qui avait prononcé ce nom.
Quand le pêcheur fut un peu revenu de sa stupéfaction, il regarda fixement Ordener, comme s’il y avait en ce jeune homme quelque chose qu’il ne pouvait comprendre.
—Je croyais, seigneur voyageur, quand j’aurais dû vivre une vie encore plus longue que celle de mon père, qui est mort âgé de cent vingt ans, n’avoir jamais à indiquer le chemin de Walderhog à une créature humaine douée de sa raison et croyant en Dieu.
—Sans doute, s’écria Maase, mais sa courtoisie n’ira pas à cette grotte maudite; car, pour y mettre le pied, il faut vouloir faire un pacte avec le diable!
—J’irai, mes bons hôtes, et le plus grand service que vous pourrez me rendre sera de m’indiquer le plus court chemin.
—Le plus court pour aller où vous voulez aller, dit le pêcheur, c’est de vous précipiter du haut du rocher le plus voisin dans le torrent le plus proche.
—Est-ce donc arriver au même but, demanda Ordener d’une voix tranquille, que de préférer une mort stérile à un danger utile?
Braall secoua la tête, tandis que son frère attachait sur le jeune aventurier un regard scrutateur.
—Je comprends, s’écria tout à coup le pêcheur, vous voulez gagner les mille écus royaux que le haut syndic promet pour la tête de ce démon d’Islande.
Ordener sourit.
—Jeune seigneur, continua le pêcheur avec émotion, croyez-moi, renoncez à ce projet. Je suis pauvre et vieux, et je ne donnerais pas ce qui me reste de vie pour vos mille écus royaux, ne me restât-il qu’un jour.
L’œil suppliant et compatissant de la femme épiait l’effet que produirait sur le jeune seigneur la prière de son mari. Ordener se hâta de répondre:
—C’est un intérêt plus grand qui me fait chercher ce brigand que vous appelez un démon; c’est pour d’autres que pour moi...
Le montagnard, qui n’avait pas quitté Ordener du regard, l’interrompit.
—Je vous comprends à mon tour, je sais pourquoi vous cherchez le démon islandais.
—Je veux le forcer à combattre, dit le jeune homme.
—C’est cela, dit Kennybol, vous êtes chargé de grands intérêts, n’est-ce pas?
—Je viens de le dire.
Le montagnard s’approcha du jeune homme d’un air d’intelligence, et ce ne fut pas sans un extrême étonnement qu’Ordener l’entendit lui dire à l’oreille, à demi-voix:
—C’est pour le comte Schumacker de Griffenfeld, n’est-il pas vrai?
—Brave homme, s’écria-t-il, comment savez-vous?...
Et en effet, il lui était difficile de s’expliquer comment un montagnard norvégien pouvait savoir un secret qu’il n’avait confié à personne, pas même au général Levin.
Kennybol se pencha vers lui.
—Je vous souhaite bon succès, reprit-il du même ton mystérieux; vous êtes un noble jeune homme de servir ainsi les opprimés.
La surprise d’Ordener était si grande qu’il trouvait à peine des paroles pour demander au montagnard comment il était instruit du but de son voyage.
—Silence, dit Kennybol en mettant son doigt sur la bouche, j’espère que vous obtiendrez de l’habitant de Walderhog ce que vous désirez; mon bras est dévoué, comme le vôtre, au prisonnier de Munckholm.
Puis élevant la voix, avant qu’Ordener eût pu répliquer:
—Frère, bonne sœur Maase, poursuivit-il, recevez ce respectable jeune homme comme un frère de plus. Allons, je crois que le souper est prêt.
—Quoi! interrompit Maase, vous avez sans doute décidé sa courtoisie à renoncer à son projet de visiter le démon?
—Sœur, priez pour qu’il ne lui arrive point de mal. C’est un noble et digne jeune homme. Allons, brave seigneur, prenez quelque nourriture et quelque repos avec nous. Demain je vous montrerai votre chemin, et nous irons à la recherche, vous de votre diable, et moi de mon ours.
XXIX
donc né? de quel enfant des hommes es-tu provenu
pour oser ainsi attaquer Fafnir?
Le premier rayon du soleil levant rougissait à peine la plus haute cime des rochers qui bordent la mer, lorsqu’un pêcheur, qui était venu avant l’aube jeter ses filets à quelques portées d’arquebuse du rivage, en face de l’entrée de la grotte de Walderhog, vit comme une figure enveloppée d’un manteau, ou d’un linceul, descendre le long des roches et disparaître sous la voûte formidable de la caverne. Frappé de terreur, il recommanda sa barque et son âme à saint Usuph, et courut raconter à sa famille effrayée qu’il avait aperçu l’un des spectres qui habitent le palais de Han d’Islande rentrer dans la grotte au lever du jour.
Ce spectre, l’entretien et l’effroi futur des longues veillées d’hiver, c’était Ordener, le noble fils du vice-roi de Norvège, qui, tandis que les deux royaumes le croyaient livré à de doux soins auprès de son altière fiancée, venait, seul et inconnu, exposer sa vie pour celle à qui il avait donné son cœur et son avenir, pour la fille d’un proscrit.
De tristes présages, de sinistres prédictions l’avaient accompagné à ce but de son voyage; il venait de quitter la famille du pêcheur, et en lui disant adieu la bonne Maase s’était mise en prières pour lui devant le seuil de sa porte. Le montagnard Kennybol et ses six compagnons, qui lui avaient indiqué le chemin, s’étaient séparés de lui à un demi-mille de Walderhog, et ces intrépides chasseurs, qui allaient en riant affronter un ours, avaient longtemps attaché un œil d’épouvante sur le sentier que suivait l’aventureux voyageur.
Le jeune homme entra dans la grotte de Walderhog, comme on entre dans un port longtemps désiré. Il éprouvait une joie céleste en songeant qu’il allait accomplir l’objet de sa vie, et que dans quelques instants peut-être il aurait donné tout son sang pour son Éthel. Près d’attaquer un brigand redouté d’une province entière, un monstre, un démon peut-être, ce n’était point cette effrayante figure qui apparaissait à son imagination; il ne voyait que l’image de la douce vierge captive, priant pour lui sans doute devant l’autel de sa prison. S’il se fût dévoué pour toute autre qu’elle, il aurait pu songer un moment, pour les mépriser, aux périls qu’il venait chercher de si loin; mais est-ce qu’une réflexion trouve place dans un jeune cœur au moment où il bat de la double exaltation d’un beau dévouement et d’un noble amour?
Il s’avança, la tête haute, sous la voûte sonore dont les mille échos multipliaient le bruit de ses pas, sans même jeter un coup d’œil sur les stalactites, sur les basaltes séculaires qui pendaient au-dessus de sa tête parmi des cônes de mousses, de lierre et de lichen; assemblages confus de formes bizarres, dont la crédulité superstitieuse des campagnards norvégiens avait fait plus d’une fois des foules de démons ou des processions de fantômes.
Il passa avec la même indifférence devant ce tombeau du roi Walder, auquel se rattachaient tant de traditions lugubres, et il n’entendit d’autre voix que les longs sifflements de la bise sous ces funèbres galeries.
Il continua sa marche sous de tortueuses arcades, éclairées faiblement par des crevasses à demi obstruées d’herbes et de bruyères. Son pied heurtait souvent je ne sais quelles ruines, qui roulaient sur le roc avec un son creux, et présentaient dans l’ombre à ses yeux des apparences de crânes brisés, ou de longues rangées de dents blanches et dépouillées jusqu’à leurs racines.
Mais aucune terreur ne montait jusqu’à son âme. Il s’étonnait seulement de n’avoir pas encore rencontré le formidable habitant de cette horrible grotte.
Il arriva dans une sorte de salle ronde, naturellement creusée dans le flanc du rocher. Là aboutissait la route souterraine qu’il avait suivie, et les parois de la salle n’offraient plus d’autre ouverture que de larges fentes, à travers lesquelles on apercevait les montagnes et les forêts extérieures.
Surpris d’avoir ainsi infructueusement parcouru toute la fatale caverne, il commença à désespérer de rencontrer le brigand. Un monument de forme singulière, situé au milieu de la salle souterraine, appela son attention. Trois pierres longues et massives, posées debout sur le sol, en soutenaient une quatrième, large et carrée, comme trois piliers portent un toit. Sous cette espèce de trépied gigantesque s’élevait une sorte d’autel, formé également d’un seul quartier de granit, et percé circulairement au milieu de sa face supérieure. Ordener reconnut une de ces colossales constructions druidiques qu’il avait souvent observées dans ses voyages en Norvège, et dont les modèles les plus étonnants peut-être sont, en France, les monuments de Lokmariaker et de Carnac. Édifices étranges qui ont vieilli, posés sur la terre comme des tentes d’un jour, et où la solidité naît de la seule pesanteur.
Le jeune homme, livré à ses rêveries, s’appuya machinalement sur cet autel, dont la bouche de pierre était brunie, tant elle avait bu profondément le sang des victimes humaines.
Tout à coup il tressaillit; une voix, qui semblait sortir de la pierre, avait frappé son oreille:
—Jeune homme, c’est avec des pieds qui touchent au sépulcre que tu es venu dans ce lieu.
Il se leva brusquement, et sa main se jeta sur son sabre, tandis qu’un écho, faible comme la voix d’un mort, répétait distinctement dans les profondeurs de la grotte:
—Jeune homme, c’est avec des pieds qui touchent au sépulcre que tu es venu dans ce lieu.
En ce moment, une tête effroyable se leva de l’autre côté de l’autel druidique, avec des cheveux rouges et un rire atroce.
—Jeune homme, répéta-t-elle, oui, tu es venu dans ce lieu avec des pieds qui touchent au sépulcre.
—Et avec une main qui touche une épée, répondit le jeune homme sans s’émouvoir.
Le monstre sortit entièrement de dessous l’autel, et montra ses membres trapus et nerveux, ses vêtements sauvages et sanglants, ses mains crochues et sa lourde hache de pierre.
—C’est moi, dit-il avec un grondement de bête fauve.
—C’est moi, répondit Ordener.
—Je t’attendais.
—Je faisais plus, repartit l’intrépide jeune homme, je te cherchais.
Le brigand croisa les bras.
—Sais-tu qui je suis?
—Oui.
—Et tu n’as point de peur?
—Je n’en ai plus.
—Tu as donc éprouvé une crainte en venant ici?
Et le monstre balançait sa tête d’un air triomphant.
—Celle de ne pas te rencontrer.
—Tu me braves, et tes pas viennent de trébucher contre des cadavres humains!
—Demain, peut-être, ils trébucheront contre le tien.
Un tremblement de colère saisit le petit homme. Ordener, immobile, conservait son attitude calme et fière.
—Prends garde! murmura le brigand; je vais fondre sur toi, comme la grêle de Norvège sur un parasol.
—Je ne voudrais point d’autre bouclier contre toi.
On eût dit qu’il y avait dans le regard d’Ordener quelque chose qui dominait le monstre. Il se mit à arracher avec ses ongles les poils de son manteau, comme un tigre qui dévore l’herbe avant de s’élancer sur sa proie.
—Tu m’apprends ce que c’est que la pitié, dit-il.
—Et à moi, ce que c’est que le mépris.
—Enfant, ta voix est douce, ton visage est frais, comme la voix et le visage d’une jeune fille;—quelle mort veux-tu de moi?
—La tienne.
Le petit homme rit.
—Tu ne sais point que je suis un démon, que mon esprit est l’esprit d’Ingolphe l’Exterminateur.
—Je sais que tu es un brigand, que tu commets le meurtre pour de l’or.
—Tu te trompes, interrompit le monstre, c’est pour du sang.
—N’as-tu pas été payé par les d’Ahlefeld pour assassiner le capitaine Dispolsen?
—Que me dis-tu là? Quels sont ces noms?
—Tu ne connais pas le capitaine Dispolsen, que tu as assassiné sur la grève d’Urchtal?
—Cela se peut, mais je l’ai oublié, comme je t’aurai oublié dans trois jours.
—Tu ne connais pas le comte d’Ahlefeld, qui t’a payé pour enlever au capitaine un coffret de fer?
—D’Ahlefeld! Attends; oui, je le connais. J’ai bu hier le sang de son fils dans le crâne du mien.
Ordener frissonna d’horreur.
—Est-ce que tu n’étais pas content de ton salaire?
—Quel salaire? demanda le brigand.
—Écoute; ta vue me pèse; il faut en finir. Tu as dérobé, il y a huit jours, une cassette de fer à l’une de tes victimes, à un officier de Munckholm?
Ce mot fit tressaillir le brigand.
—Un officier de Munckholm! dit-il entre ses dents.
Puis il reprit, avec un mouvement de surprise:
—Serais-tu aussi un officier de Munckholm, toi?
—Non, dit Ordener.
—Tant pis!
Et les traits du brigand se rembrunirent.
—Écoute, reprit l’opiniâtre Ordener, où est cette cassette que tu as dérobée au capitaine?
Le petit homme parut méditer un instant.
—Par Ingolphe! voilà une méchante boîte de fer qui occupe bien des esprits. Je te réponds que l’on cherchera moins celle qui contiendra tes os, si jamais ils sont recueillis dans un cercueil.
Ces paroles, en montrant à Ordener que le brigand connaissait la cassette dont il lui parlait, lui rendirent l’espoir de la reconquérir.
—Dis-moi ce que tu as fait de cette cassette. Est-elle au pouvoir du comte d’Ahlefeld?
—Non.
—Tu mens, car tu ris.
—Crois ce que tu voudras. Que m’importe?
Le monstre avait en effet pris un air railleur qui inspirait de la défiance à Ordener. Il vit qu’il n’y avait plus rien à faire que de le mettre en fureur, ou de l’intimider, s’il était possible.
—Entends-moi, dit-il en élevant la voix, il faut que tu me donnes cette cassette.
L’autre répondit par un ricanement farouche.
—Il faut que tu me la donnes! répéta le jeune homme d’une voix tonnante.
—Est-ce que tu es accoutumé à donner des ordres aux buffles et aux ours? répliqua le monstre avec le même rire.
—J’en donnerais au démon dans l’enfer.
—C’est ce que tu seras à même de faire tout à l’heure.
Ordener tira son sabre, qui étincela dans l’ombre comme un éclair.
—Obéis!
—Allons, reprit l’autre en secouant sa hache, il ne tenait qu’à moi de briser tes os et de sucer ton sang quand tu es arrivé, mais je me suis contenu; j’étais curieux de voir le moineau franc fondre sur le vautour.
—Misérable, cria Ordener, défends-toi!
—C’est la première fois qu’on me le dit, murmura le brigand en grinçant des dents.
En parlant ainsi, il sauta sur l’autel de granit et se ramassa sur lui-même, comme le léopard qui attend le chasseur au haut d’un rocher pour se précipiter sur lui à l’improviste.
De là son œil fixe plongeait sur le jeune homme et semblait chercher de quel côté il pourrait le mieux s’élancer sur lui. C’en était fait du noble Ordener, s’il eût attendu un instant. Mais il ne donna pas au brigand le temps de réfléchir, et se jeta impétueusement sur lui en lui portant la pointe de son sabre au visage.
Alors commença le combat le plus effrayant que l’imagination puisse se figurer. Le petit homme, debout sur l’autel, comme une statue sur son piédestal, semblait une des horribles idoles qui, dans les siècles barbares, avaient reçu dans ce même lieu des sacrifices impies et de sacrilèges offrandes.
Ses mouvements étaient si rapides que de quelque côté qu’Ordener l’attaquât, il rencontrait toujours la face du monstre et le tranchant de sa hache. Il aurait été mis en pièces dès les premiers chocs s’il n’avait eu l’heureuse inspiration de rouler son manteau autour de son bras gauche, en sorte que la plupart des coups de son furieux ennemi se perdaient dans ce bouclier flottant. Ils firent ainsi inutilement, pendant plusieurs minutes, des efforts inouïs pour se blesser l’un et l’autre. Les yeux gris et enflammés du petit homme sortaient de leur orbite. Surpris d'être si vigoureusement et si audacieusement combattu par un adversaire en apparence si faible, une rage sombre avait remplacé ses ricanements sauvages. L’atroce immobilité des traits du monstre, le calme intrépide de ceux d’Ordener contrastaient singulièrement avec la promptitude de leurs mouvements et la vivacité de leurs attaques.
On n’entendait d’autre bruit que le cliquetis des armes, les pas tumultueux du jeune homme, et la respiration pressée des deux combattants, quand le petit homme poussa un rugissement terrible. Le tranchant de sa hache venait de s’engager dans les plis du manteau. Il se roidit; il secoua furieusement son bras, et ne fit qu’embarrasser le manche avec le tranchant dans l’étoffe, qui, à chaque nouvel effort, se tordait de plus en plus à l’entour.
Le formidable brigand vit le fer du jeune homme s’appuyer sur sa poitrine.
—Écoute-moi encore une fois, dit Ordener triomphant; veux-tu me remettre ce coffre de fer que tu as lâchement volé?
Le petit homme garda un moment le silence, puis il dit au milieu d’un rugissement:
—Non, et sois maudit!
Ordener reprit, sans quitter son attitude victorieuse et menaçante:
—Réfléchis!
—Non; je t’ai dit que non, répéta le brigand.
Le noble jeune homme baissa son sabre.
—Eh bien! dit-il, dégage ta hache des plis de mon manteau, afin que nous puissions continuer.
Un rire dédaigneux fut la réponse du monstre.
—Enfant, tu fais le généreux, comme si j’en avais besoin!
Avant qu’Ordener surpris eût pu tourner la tête, il avait posé son pied sur l’épaule de son loyal vainqueur, et d’un bond il était à douze pas dans la salle.
D’un autre bond il était sur Ordener. Il s’était suspendu à lui tout entier, comme la panthère s’attache de la gueule et des griffes aux flancs du grand lion. Ses ongles s’enfonçaient dans les épaules du jeune homme; ses genoux noueux pressaient ses hanches, tandis que son affreux visage présentait aux yeux d’Ordener une bouche sanglante et des dents de bête fauve prêtes à le déchirer. Il ne parlait plus; aucune parole humaine ne s’échappait de son gosier pantelant; un mugissement sourd, entremêlé de cris rauques et ardents, exprimait seul sa rage. C’était quelque chose de plus hideux qu’une bête féroce, de plus monstrueux qu’un démon; c’était un homme auquel il ne restait rien d’humain.
Ordener avait chancelé sous l’assaut du petit homme, et serait tombé à ce choc inattendu, si l’un des larges piliers du monument druidique ne se fût trouvé derrière lui pour le soutenir. Il resta donc à demi renversé sur le dos, et haletant sous le poids de son formidable ennemi. Qu’on pense que tout ce que nous venons de décrire s’était passé en aussi peu de temps qu’il faut pour se le figurer, et l’on aura quelque idée de ce que présentait d’horrible ce moment de la lutte.
Nous l’avons dit, le noble jeune homme avait chancelé, mais il n’avait pas tremblé. Il se hâta de donner une pensée d’adieu à son Éthel. Cette pensée d’amour fut comme une prière; elle lui rendit des forces. Il enlaça le monstre de ses deux bras; puis, saisissant la lame de son sabre par le milieu, il lui appuya perpendiculairement la pointe sur l’épine du dos. Le brigand atteint poussa une clameur effrayante, et d’un soubresaut, qui ébranla Ordener, il se dégagea des bras de son intrépide adversaire et alla tomber à quelques pas en arrière, emportant dans ses dents un lambeau du manteau vert qu’il avait mordu dans sa fureur.
Il se releva, souple et agile comme un jeune chamois, et le combat recommença pour la troisième fois, d’une manière plus terrible encore. Le hasard avait jeté près du lieu où il se trouvait un amas de quartiers de rochers, entre lesquels les mousses et les ronces croissaient paisiblement depuis des siècles. Deux hommes de force ordinaire auraient à peine pu soulever la moindre de ces masses. Le brigand en saisit une de ses deux bras et l’éleva au-dessus de sa tête en la balançant vers Ordener. Son regard fut affreux dans ce moment. La pierre, lancée avec violence, traversa lourdement l’espace; le jeune homme n’eut que le temps de se détourner. Le quartier de granit s’était brisé en éclats au pied du mur souterrain avec un bruit épouvantable, que se renvoyèrent longtemps les échos profonds de la grotte.
Ordener étourdi avait à peine eu le temps de reprendre son sang-froid, qu’une seconde masse de pierre se balançait dans les mains du brigand. Irrité de se voir ainsi lapider lâchement, il s’élança vers le petit homme, le sabre haut, afin de changer de combat; mais le bloc formidable, parti comme un tonnerre, rencontra, en roulant dans l’atmosphère épaisse et sombre de la caverne, la lame frêle et nue sur son passage; elle tomba en éclats comme un morceau de verre, et le rire farouche du monstre remplit la voûte.
Ordener était désarmé.
—As-tu, cria le monstre, quelque chose à dire à Dieu ou au diable avant de mourir?
Et son œil lançait des flammes, et tous ses muscles s’étaient roidis de rage et de joie, et il s’était précipité avec un frémissement d’impatience sur sa hache laissée à terre dans les plis du manteau.—Pauvre Éthel!
Tout à coup un rugissement lointain se fait entendre au dehors. Le monstre s’arrête. Le bruit redouble; des clameurs d’hommes se mêlent aux grondements plaintifs d’un ours. Le brigand écoute. Les cris douloureux continuent. Il saisit brusquement la hache et s’élance, non vers Ordener, mais vers l’une des crevasses dont nous avons parlé et qui donnaient passage au jour. Ordener, au comble de la surprise de se voir ainsi oublié, se dirige comme lui vers l’une de ces portes naturelles, et voit, dans une clairière assez voisine, un grand ours blanc réduit aux abois par sept chasseurs, parmi lesquels il croit même distinguer ce Kennybol dont les paroles l’avaient tant frappé la veille.
Il se retourne. Le brigand n’était plus dans la grotte, et il entend au dehors une voix effrayante qui criait:
—Friend! Friend! je suis à toi! me voici!
XXX
Le régiment des arquebusiers de Munckholm est en marche à travers les défilés qui se trouvent entre Drontheim et Skongen. Tantôt il côtoie un torrent, et l’on voit la file des bayonnettes ramper dans les ravines comme un long serpent dont les écailles brillent au jour; tantôt il tourne en spirale à l’entour d’une montagne, qui ressemble alors à ces colonnes triomphales autour desquelles montent des bataillons de bronze.
Les soldats marchent, les armes basses et les manteaux déployés, d’un air d’humeur et d’ennui, parce que ces nobles hommes n’aiment que le combat ou le repos. Les grosses railleries, les vieux sarcasmes qui faisaient hier leurs délices ne les égayent pas aujourd’hui; l’air est froid, le ciel est brumeux. Il faut au moins, pour qu’un rire passager s’élève dans les rangs, qu’une cantinière se laisse tomber maladroitement du haut de son petit cheval barbe, ou qu’une marmite de fer-blanc roule de rocher en rocher jusqu’au fond d’un précipice.
C’est pour se distraire un moment de l’ennui de cette route que le lieutenant Randmer, jeune baron danois, aborda le vieux capitaine Lory, soldat de fortune. Le capitaine marchait, sombre et silencieux, d’un pas pesant, mais assuré; le lieutenant, leste et léger, faisait siffler une baguette qu’il avait arrachée aux broussailles dont le chemin était bordé.
—Eh bien, capitaine, qu’avez-vous donc? vous êtes triste.
—C’est qu’apparemment j’en ai sujet, répondit le vieil officier sans lever la tête.
—Allons, allons, point de chagrin; regardez-moi, suis-je triste? et pourtant je gage que j’en aurais au moins autant sujet que vous.
—J’en doute, baron Randmer; j’ai perdu mon seul bien, j’ai perdu toute ma richesse.
—Capitaine Lory, notre infortune est précisément la même. Il n’y a pas quinze jours que le lieutenant Alberick m’a gagné d’un coup de dé mon beau château de Randmer et ses dépendances. Je suis ruiné; me voit-on moins gai pour cela?
Le capitaine répondit d’une voix bien triste:
—Lieutenant, vous n’avez perdu que votre beau château; moi, j’ai perdu mon chien.
À cette réponse, la figure frivole du jeune homme resta indécise entre le rire et l’attendrissement.
—Capitaine, dit-il, consolez-vous; tenez, moi qui ai perdu mon château...
L’autre l’interrompit.
—Qu’est-ce que cela? D’ailleurs, vous regagnerez un autre château.
—Et vous retrouverez un autre chien.
Le vieillard secoua la tête.
—Je retrouverai un chien; je ne retrouverai pas mon pauvre Drake.
Il s’arrêta; de grosses larmes roulaient dans ses yeux et tombaient une à une sur son visage dur et rude.
—Je n’avais, continua-t-il, jamais aimé que lui; je n’ai connu ni père ni mère; que Dieu leur fasse paix, comme à mon pauvre Drake!—Lieutenant Randmer, il m’avait sauvé la vie dans la guerre de Poméranie; je l’appelai Drake pour faire honneur au fameux amiral.—Ce bon chien! il n’avait jamais changé pour moi, lui, selon ma fortune. Après le combat d’Oholfen, le grand général Schack l’avait flatté de la main en me disant: Vous avez là un bien beau chien, sergent Lory!—car à cette époque je n’étais encore que sergent.
—Ah! interrompit le jeune baron en agitant sa baguette, cela doit paraître singulier d'être sergent.
Le vieux soldat de fortune ne l’entendait pas; il paraissait, se parler à lui-même, et l’on entendait à peine quelques paroles inarticulées s’échapper de sa bouche.
—Ce pauvre Drake! être revenu tant de fois sain et sauf des brèches et des tranchées pour se noyer, comme un chat, dans le maudit golfe de Drontheim!
—Mon pauvre chien! mon brave ami! tu étais digne de mourir comme moi sur le champ de bataille.
—Brave capitaine, cria le lieutenant, comment pouvez-vous rester triste? nous nous battrons peut-être demain.
—Oui, répondit dédaigneusement le vieux capitaine, contre de fiers ennemis!
—Comment, ces brigands de mineurs! ces diables de montagnards!
—Des tailleurs de pierres, des voleurs de grands chemins! des gens qui ne sauront seulement pas former en bataille la tête de porc ou le coin de Gustave-Adolphe! voilà de belle canaille en face d’un homme tel que moi, qui ai fait toutes les guerres de Poméranie et de Holstein! les campagnes de Scanie et de Dalécarlie! qui ai combattu sous le glorieux général Schack, sous le vaillant comte de Guldenlew!
—Mais vous ne savez pas, interrompit Randmer, qu’on donne à ces bandes un redoutable chef, un géant fort et sauvage comme Goliath, un brigand qui ne boit que du sang humain, un démon qui porte en lui tout Satan.
—Qui donc? demanda l’autre.
—Eh! le fameux Han d’Islande!
—Brrr! je gage que ce formidable général ne sait seulement pas armer un mousquet en quatre mouvements ou charger une carabine à l’impériale!
Randmer éclata de rire.
—Oui, riez, poursuivit le capitaine. Il sera fort gai en effet de croiser de bons sabres avec de viles pioches, et de nobles piques avec des fourches à fumier! voilà de dignes ennemis! mon brave Drake n’aurait pas daigné leur mordre les jambes!
Le capitaine continuait de donner un cours énergique à son indignation, lorsqu’il fut interrompu par l’arrivée d’un officier qui accourait vers eux tout essoufflé.
—Capitaine Lory! mon cher Randmer!
—Eh bien? dirent-ils tous deux à la fois.
—Mes amis, je suis glacé d’horreur!—D’Ahlefeld! le lieutenant d’Ahlefeld! le fils du grand-chancelier! vous savez, mon cher baron Randmer, ce Frédéric... si élégant... si fat!...
—Oui, répondit le jeune baron, très élégant! Cependant, au dernier bal de Charlottenbourg, mon déguisement était d’un meilleur goût que le sien.—Mais que lui est-il donc arrivé?
—Je sais de qui vous voulez parler, disait en même temps Lory, c’est Frédéric d’Ahlefeld, le lieutenant de la troisième compagnie, qui a les revers bleus. Il fait assez négligemment son service.
—On ne s’en plaindra plus, capitaine Lory.
—Comment? dit Randmer.
—Il est en garnison à Walhstrom, continua froidement le vieux capitaine.
—Précisément, reprit l’autre, le colonel vient de recevoir un messager... Ce pauvre Frédéric!
—Mais qu’est-ce donc? capitaine Bollar, vous m’effrayez. Le vieux Lory poursuivit:
—Brrr! notre fat aura manqué aux appels, comme à son ordinaire; le capitaine aura envoyé en prison le fils du grand-chancelier; et voilà, j’en suis sûr, le malheur qui vous décompose le visage.
Bollar lui frappa sur l’épaule.
—Capitaine Lory, le lieutenant d’Ahlefeld a été dévoré tout vivant.
Les deux capitaines se regardèrent fixement, et Randmer, un moment étonné, se mit tout à coup à rire aux éclats.
—Ah! ah! capitaine Bollar, je vois que vous êtes toujours mauvais plaisant. Mais je ne donnerai pas dans celle-là, je vous en préviens.
Et le lieutenant, croisant ses deux bras, donna un libre essor à toute sa gaieté, en jurant que ce qui l’amusait le plus, c’était la crédulité avec laquelle Lory accueillait les amusantes inventions de Bollar. Le conte, disait-il, était vraiment drôle, et c’était une idée tout à fait divertissante que de faire dévorer tout cru ce Frédéric qui avait de sa peau un soin si tendre et si ridicule.
—Randmer, dit gravement Bollar, vous êtes un fou. Je vous dis que d’Ahlefeld est mort. Je le tiens du colonel;—mort!
—Oh! qu’il joue bien son rôle! reprit le baron toujours en riant; qu’il est amusant!
Bollar haussa les épaules, et se tourna vers le vieux Lory, qui lui demanda avec sang-froid quelques détails.
—Oui vraiment, mon cher capitaine Bollar, ajouta le rieur inextinguible, contez-nous donc par qui ce pauvre diable a été ainsi mangé. A-t-il fait le déjeuner d’un loup, ou le souper d’un ours?
—Le colonel, dit Bollar, vient de recevoir en route une dépêche, qui l’instruit d’abord que la garnison de Walhstrom se replie vers nous, devant un parti considérable d’insurgés.
Le vieux Lory fronça le sourcil.
—Ensuite, poursuivit Bollar, que le lieutenant Frédéric d’Ahlefeld, ayant été, il y a trois jours, chasser dans les montagnes, du côté de la ruine d’Arbar, y a rencontré un monstre, qui l’a emporté dans sa caverne et l’a dévoré.
Ici le lieutenant Randmer redoubla ses joyeuses exclamations.
—Oh! oh! comme ce bon Lory croit aux contes d’enfants! C’est bien, gardez votre sérieux, mon cher Bollar. Vous êtes admirablement drôle. Mais vous ne nous direz pas quel est ce monstre, cet ogre, ce vampire qui a emporté et mangé le lieutenant comme un chevreau de six jours!
—Je ne vous le dirai pas, à vous, murmura Bollar avec impatience; mais je le dirai à Lory, qui n’est pas follement incrédule.—Mon cher Lory, le monstre qui a bu le sang de Frédéric, c’est Han d’Islande.
—Le colonel des brigands! s’écria le vieux officier.
—Eh bien, mon brave Lory, reprit le railleur Randmer, a-t-on besoin de savoir l’exercice à l’impériale, quand on fait si bien manœuvrer sa mâchoire?
—Baron Randmer, dit Bollar, vous avez le même caractère que d’Ahlefeld; prenez garde d’avoir le même sort.
—J’affirme, s’écria le jeune homme, que ce qui m’amuse le plus, c’est le sérieux imperturbable du capitaine Bollar.
—Et moi, répliqua Bollar, ce qui m’effraie le plus, c’est la gaieté intarissable du lieutenant Randmer.
En ce moment un groupe d’officiers, qui paraissaient s’entretenir vivement, se rapprocha de nos trois interlocuteurs.
—Ah! pardieu, s’écria Randmer, il faut que je les amuse de l’invention de Bollar.—Camarades, ajouta-t-il en s’avançant vers eux, vous ne savez pas? ce pauvre Frédéric d’Ahlefeld vient d'être croqué tout vivant par le barbare Han d’Islande.
En achevant ces paroles, il ne put réprimer un éclat de rire, qui, à sa grande surprise, fut accueilli des nouveaux-venus presque avec des cris d’indignation.
—Comment! vous riez!—Je ne croyais pas que Randmer dût répéter de cette manière une semblable nouvelle.—Rire d’un pareil malheur!
—Quoi! dit Randmer troublé, est-ce que cela serait vrai?
—Eh! c’est vous qui nous le répétez! lui cria-t-on de toutes parts. Est-ce que vous n’avez pas foi en vos paroles?
—Mais je croyais que c’était une plaisanterie de Bollar.
Un vieux officier prit la parole.
—La plaisanterie eût été de mauvais goût; mais ce n’en est malheureusement pas une. Le baron Voethaün, notre colonel, vient de recevoir cette fatale nouvelle.
—Une affreuse aventure! c’est effrayant! répétèrent une foule de voix.
—Nous allons donc, disait l’un, combattre des loups et des ours à face humaine!
—Nous recevrons des coups d’arquebuse, disait l’autre, sans savoir d’où ils partiront; nous serons tués un à un, comme de vieux faisans dans une volière.
—Cette mort de d’Ahlefeld, cria Bollar d’une voix solennelle, fait frissonner. Notre régiment est malheureux. La mort de Dispolsen, celle de ces pauvres soldats trouvés à Cascadthymore, celle de d’Ahlefeld, voilà trois tragiques événements en bien peu de temps.
Le jeune baron Randmer, qui était resté muet, sortit de sa rêverie.
—Cela est incroyable, dit-il; ce Frédéric qui dansait si bien!
Et après cette réflexion profonde, il retomba dans le silence, tandis que le capitaine Lory affirmait qu’il était très affligé de la mort du jeune lieutenant, et faisait remarquer au second arquebusier, Toric Belfast, que le cuivre de sa bandoulière était moins brillant qu’à l’ordinaire.
XXXI
par le moyen d’une échelle.
faveur que celle de pouvoir vous livrer... ma vie.
Je suis à vous; mais dites-moi, de grâce, à qui
appartient cette armée.
je devais y trouver; je ne m’attendais pas à ce
que je vois.»
Il y a quelque chose de sinistre et de désolé dans l’aspect d’une campagne rase et nue, quand le soleil a disparu, lorsqu’on est seul, qu’on marche en brisant du pied des tronçons de paille sèche, au cri monotone de la cigale, et qu’on voit de grands nuages déformés se coucher lentement sur l’horizon, comme des cadavres de fantômes.
Telle était l’impression qui se mêlait aux tristes pensées d’Ordener, le soir de son inutile rencontre avec le brigand d’Islande. Étourdi un moment de sa brusque disparition, il avait d’abord voulu le poursuivre; mais il s’était égaré dans les bruyères, et il avait erré toute la journée dans des terres de plus en plus incultes et sauvages, sans rencontrer trace d’homme. À la chute du jour, il se trouvait dans une plaine spacieuse, qui ne lui offrait de tous côtés qu’un horizon égal et circulaire, où rien ne promettait un abri au jeune voyageur exténué de fatigue et de besoin.
Encore si ses souffrances corporelles n’eussent pas été aggravées par les tristesses de son âme; mais c’en était fait! il avait atteint le terme de son voyage, sans en remplir le but. Il ne lui restait même plus ces folles illusions d’espérance qui l’avaient entraîné à la poursuite du brigand; et maintenant que rien ne soutenait plus son cœur, mille pensées décourageantes, qui n’y trouvaient point place la veille, venaient l’assaillir. Qu’allait-il faire? comment revenir vers Schumacker sans lui apporter le salut d’Éthel? de quelle effrayante nature étaient les malheurs que la conquête de la fatale cassette eût prévenus? Et son mariage, avec Ulrique d’Ahlefeld! S’il pouvait du moins enlever son Éthel à cette indigne captivité; s’il pouvait fuir avec elle, et emporter son bonheur dans quelque lointain exil!
Il s’enveloppa de son manteau et se coucha sur la terre. Le ciel était noir; une lueur orageuse apparaissait par intervalles dans les nues comme à travers un crêpe funèbre, et s’éteignait; un vent froid tournait sur la plaine. Le jeune homme songeait à peine à ces signes d’une tempête violente et prochaine; et d’ailleurs, quand il eût pu trouver un asile où fuir l’orage et se reposer de ses fatigues, en eût-il trouvé un où fuir son malheur et se reposer de ses pensées?
Tout à coup des sons confus de voix humaines arrivèrent à son oreille. Surpris, il se souleva sur le coude, et aperçut, à quelque distance de lui, comme des ombres se mouvoir dans l’obscurité. Il regarda; une lumière brilla au milieu du groupe mystérieux, et Ordener vit, avec un étonnement facile à concevoir, chacune de ces figures fantasmagoriques s’enfoncer successivement dans la terre.—Tout disparut.
Ordener était au-dessus des superstitions de son temps et de son pays. Son esprit grave et mûr ignorait ces crédulités vaines, ces terreurs étranges qui tourmentent l’enfance des peuples de même que l’enfance des hommes. Il y avait cependant dans cette apparition singulière quelque chose de surnaturel qui lui inspira une religieuse défiance de sa raison; car nul ne sait si les esprits des morts ne reviennent pas quelquefois sur la terre.
Il se leva, fit un signe de croix, et se dirigea vers le lieu où la vision avait disparu. De larges gouttes de pluie commençaient à tomber; son manteau se gonflait comme une voile, et la plume de sa toque, tourmentée par le vent, battait son visage.
Il s’arrêta tout à coup.—Un éclair venait de lui montrer devant ses pas une sorte de puits large et circulaire, où il se serait infailliblement précipité sans la lueur bienfaisante de l’orage. Il s’approcha du gouffre. Une lumière vague y brillait à une profondeur effrayante, et répandait une teinte rougeâtre sur l’extrémité inférieure de cet immense cylindre creusé dans les entrailles de la terre. Ce rayon, qui semblait un feu magique allumé par les gnomes, accroissait en quelque sorte l’incommensurable étendue des ténèbres que l’œil était contraint de traverser pour l’atteindre.
L’intrépide jeune homme, penché sur l’abîme, écouta. Un bruit lointain de voix monta à son oreille. Il ne douta plus que les êtres qui avaient étrangement paru et disparu à ses yeux ne se fussent plongés dans ce gouffre, et il sentit un désir invincible, parce qu’il était sans doute dans sa destinée, d’y descendre après eux, dût-il suivre des spectres dans une des bouches de l’enfer. D’ailleurs, la tempête commençait avec fureur, et ce gouffre lui présentait un abri contre elle. Mais comment y descendre? quel chemin avaient pris ceux qu’il voulait suivre, si ce n’étaient pas des fantômes?—Un second éclair vint à son secours, et lui fit voir à ses pieds l’extrémité supérieure d’une échelle, qui se prolongeait dans les profondeurs du puits. C’était une forte solive verticale, que traversaient horizontalement, de distance en distance, de courtes barres de fer destinées à recevoir les pieds et les mains de ceux qui oseraient s’aventurer dans ce gouffre.
Ordener ne balança pas. Il se suspendit audacieusement à la formidable échelle, et s’enfonça dans l’abîme, sans savoir même si elle le conduirait jusqu’au fond, sans songer qu’il ne reverrait peut-être plus le soleil. Bientôt, dans les ténèbres qui couvraient sa tête, il ne distingua plus le ciel qu’aux éclairs bleuâtres qui l’illuminaient fréquemment. Bientôt la pluie abondante, qui battait la surface de la terre, n’arriva plus à lui qu’en rosée fine et vaporeuse. Bientôt le tourbillon de vent qui s’engouffrait impétueusement dans le puits se perdit au-dessus de lui en long sifflement. Il descendit, il descendit encore, et à peine paraissait-il s'être rapproché de la lumière souterraine. Il continua sans se décourager, en évitant seulement d’abaisser son regard dans le gouffre, de peur d’y être précipité par un étourdissement.
Cependant, l’air de plus en plus étouffé, le bruit de voix de plus en plus distinct, le reflet pourpre qui commençait à colorer la muraille circulaire du puits, l’avertirent enfin qu’il n’était pas loin du fond. Il descendit encore quelques échelons, et son regard put voir clairement, au bas de l’échelle, l’entrée d’un souterrain éclairée d’une lueur tremblante et rouge, tandis que son oreille était frappée par des paroles qui attirèrent toute son attention.
—Kennybol n’arrive pas, disait une voix du ton de l’impatience.
—Qui peut le retenir? répétait la même voix après un moment de silence.
—Nous l’ignorons, seigneur Hacket, répondait-on.
—Il a dû passer la nuit chez sa sœur Maase Braall, du village de Surb, ajoutait une autre voix.
—Vous le voyez, reprenait la première, je tiens, moi, tous mes engagements. Je devais vous amener Han d’Islande pour chef; je vous l’amène.
Un murmure, dont il était difficile de deviner le sens, répondit à ces paroles. La curiosité d’Ordener, déjà éveillée par le nom de ce Kennybol, qui lui avait tant causé de surprise la veille, redoubla au nom de Han d’Islande.
La même voix reprit:
—Mes amis, Jonas, Norbith, si Kennybol est en retard, qu’importe! nous sommes assez nombreux pour ne plus rien craindre; avez-vous trouvé vos enseignes dans les ruines de Crag?
—Oui, seigneur Hacket, répondirent plusieurs voix.
—Eh bien! levez l’étendard, il en est temps! Voici de l’or! voici votre invincible chef. Courage! marchez à la délivrance du noble Schumacker, de l’infortuné comte de Griffenfeld!
—Vive! vive Schumacker! répétèrent une foule de voix, et le nom de Schumacker se prolongea d’échos en échos dans les replis des voûtes souterraines.
Ordener, conduit de curiosité en curiosité, d’étonnement en étonnement, écoutait, respirant à peine. Il ne pouvait croire ni comprendre ce qu’il entendait. Schumacker mêlé à Kennybol, à Han d’Islande! Quel était ce drame ténébreux dont, spectateur ignoré, il entrevoyait une scène? De qui défendait-on les jours? de qui jouait-on la tête?
—Écoutez, reprit la même voix, vous voyez l’ami, le confident du noble comte de Griffenfeld. C’était la première fois qu’Ordener entendait cette voix. Elle poursuivit:
—.....Accordez-moi votre confiance, comme il m’accorde la sienne. Amis, tout vous favorise; vous arriverez à Drontheim sans rencontrer un ennemi.
—Seigneur Hacket, interrompit une voix, marchons. Peters m’a dit avoir vu dans les défilés tout le régiment de Munckholm en marche contre nous.
—Il vous a trompé, répondit l’autre avec autorité. Le gouvernement ignore encore votre révolte, et sa tranquillité est telle, que celui qui a repoussé vos justes plaintes, votre oppresseur, l’oppresseur de l’illustre et malheureux Schumacker, le général Levin de Knud a quitté Drontheim pour aller dans la capitale assister aux fêtes du fameux mariage de son élève Ordener Guldenlew avec Ulrique d’Ahlefeld.
Qu’on juge de l’émotion d’Ordener. Dans ce pays sauvage et désert, sous cette voûte mystérieuse, entendre des inconnus prononcer tous les noms qui l’intéressaient, et jusqu’au sien propre! Un doute affreux s’éleva dans son cœur. Serait-il vrai? était-ce en effet un agent du comte de Griffenfeld dont il entendait la voix? Quoi! Schumacker, ce vieillard vénérable, le noble père de sa noble Éthel, se révoltait contre le roi son seigneur, soudoyait des brigands, allumait une guerre civile! Et c’était pour cet hypocrite, pour ce rebelle, qu’il avait, lui, fils du vice-roi de Norvège, élève du général Levin, compromis son avenir, exposé sa vie! c’était pour lui qu’il avait cherché et combattu ce brigand islandais avec lequel Schumacker paraissait être d’intelligence, puisqu’il le plaçait à la tête de ces bandits! Qui sait même si cette cassette, pour laquelle lui, Ordener, avait été sur le point de donner son sang, ne contenait pas quelques-uns des indignes secrets de cette trame odieuse? Ou plutôt le vindicatif prisonnier de Munckholm ne s’était-il pas joué de lui? Peut-être il avait découvert son nom; peut-être, et combien cette pensée fut douloureuse pour le magnanime jeune homme! n’avait-il désiré, en le poussant à ce fatal voyage, que la perte du fils d’un ennemi?
Hélas! lorsqu’on a longtemps porté le nom d’un malheureux en vénération et en amour, quand dans le secret de sa pensée on a juré à son infortune un attachement inviolable, c’est un moment bien amer que celui où l’on reçoit son salaire d’ingratitude, où l’on sent que l’on est désenchanté de la générosité, et qu’il faut renoncer à ce bonheur si pur et si doux du dévouement. On a vieilli en un instant de la plus triste des vieillesses, on est devenu vieux d’expérience; et l’on a perdu la plus belle des illusions de la vie, qui n’a de beau que les illusions.
Telles étaient les désolantes pensées qui se pressaient confusément dans l'âme d’Ordener. Le noble jeune homme eût voulu mourir dans ce fatal moment; il lui semblait que toute la félicité de sa vie lui échappait. Il y avait bien dans les assertions de celui qui parlait comme envoyé de Griffenfeld des choses qui lui paraissaient mensongères ou douteuses; mais comme elles n’étaient destinées qu’à abuser de malheureux campagnards, Schumacker n’en était que plus coupable à ses yeux; et ce Schumacker était le père de son Éthel!
Ces réflexions agitèrent d’autant plus violemment son cœur qu’elles s’y précipitèrent toutes à la fois. Il chancela sur les barreaux qui le soutenaient, et continua d’écouter; car on attend parfois avec une impatience inexplicable et une affreuse avidité les malheurs que l’on redoute le plus.
—Oui, poursuivit la voix de l’envoyé, vous êtes commandés par le formidable Han d’Islande. Qui osera vous combattre? Votre cause est celle de vos femmes, de vos enfants indignement dépouillés de votre héritage; d’un noble infortuné, depuis vingt ans plongé injustement dans une infâme prison. Allons, Schumacker et la liberté vous attendent. Guerre aux tyrans!
—Guerre! répétèrent mille voix; et l’on entendit dans les détours du souterrain un long bruit d’armes se mêler aux sons rauques de la trompe des montagnes.
—Arrêtez! cria Ordener.—Il avait descendu précipitamment le reste de l’échelle. L’idée d’épargner un crime à Schumacker et tant de malheurs à son pays s’était emparée impérieusement de tout son être. Mais, au moment où il était apparu sur le seuil du souterrain, la crainte de perdre, par d’imprudentes déclamations, le père de son Éthel, et peut-être son Éthel elle-même, avait remplacé tout autre sentiment en lui; et il était resté là, pâle et jetant un regard étonné sur le tableau singulier qui s’offrait à sa vue.
C’était comme une immense place d’une ville souterraine, dont les limites se perdaient derrière une foule de piliers qui soutenaient les voûtes. Ces piliers brillaient comme des pilastres de cristal aux rayons d’un millier de torches que portait une multitude d’hommes bizarrement armés et répandus confusément dans les profondeurs de la place. On eût dit, à voir tous ces points lumineux et toutes ces figures effrayantes errer dans les ténèbres, une de ces assemblées fabuleuses dont parlent les vieilles chroniques, de sorciers et de démons qui portaient des étoiles pour flambeaux, et illuminaient la nuit les vieux bois et les châteaux écroulés.
Un long cri s’éleva.
—Un étranger! Mort! mort!
Cent bras étaient déjà levés sur Ordener. Il porta la main à son côté pour y chercher son sabre.—Noble jeune homme! dans son généreux élan il avait oublié qu’il était seul et désarmé.
—Attendez, attendez! cria une voix, la voix de celui en qui Ordener voyait l’envoyé de Schumacker.
C’était un petit homme gras, vêtu de noir, à l’œil gai et faux. Il s’avança vers Ordener.
—Qui êtes-vous? lui dit-il.
Ordener ne répondit pas; il était saisi de toutes parts, et il n’y avait pas une place sur sa poitrine où ne s’appuyât la pointe d’une épée ou le canon d’un pistolet.
—Est-ce que tu as peur? demanda le petit homme avec un sourire.
—Si ta main était sur mon cœur au lieu de ces épées, dit froidement le jeune homme, tu verrais qu’il ne bat pas plus vite que le tien, en supposant que tu aies un cœur.
—Ah! ah! dit le petit homme, il fait le fier! eh bien! qu’il meure.—Et il tourna le dos.
—Donne-moi la mort, répliqua Ordener; c’est tout ce que je veux te devoir.
—Un instant, seigneur Hacket, dit un vieillard à barbe touffue, qui se tenait appuyé sur un long mousquet. Vous êtes ici chez moi, et j’ai seul le droit d’envoyer ce chrétien raconter aux morts ce qu’il a vu ici.
Le seigneur Hacket se mit à rire.—Ma foi, mon cher Jonas, comme il vous plaira! Peu m’importe que cet espion soit jugé par vous, pourvu qu’il soit condamné.
Le vieillard se tourna vers Ordener:
—Allons, dis-nous qui tu es, toi qui souhaitais si audacieusement de savoir qui nous sommes.
Ordener garda le silence. Entouré des étranges partisans de ce Schumacker, pour lequel il aurait si volontiers donné son sang, il n’éprouvait en ce moment qu’un désir infini de la mort.
—Sa courtoisie ne veut pas répondre, dit le vieillard. Quand le renard est pris, il ne crie plus. Tuez-le.
—Mon brave Jonas, reprit Hacket, que la mort de cet homme soit le premier exploit de Han d’Islande parmi vous.
—Oui, oui! crièrent une foule de voix.
Ordener étonné, mais toujours intrépide, chercha des yeux ce Han d’Islande, auquel il avait si vaillamment disputé sa vie le matin même, et vit, avec un redoublement de surprise, s’avancer vers lui un homme d’une stature colossale, vêtu du costume des montagnards. Ce géant fixa sur Ordener un regard atrocement stupide, et demanda une hache.
—Tu n’es pas Han d’Islande, dit Ordener avec force.
—Qu’il meure! qu’il meure! cria Hacket d’une voix furieuse.
Ordener vit qu’il fallait mourir. Il mit la main dans sa poitrine, afin d’en tirer les cheveux de son Éthel et de leur donner un dernier baiser. Ce mouvement fit tomber un papier de sa ceinture.
—Quel est ce papier? dit Hacket; Norbith, prenez ce papier.
Ce Norbith était un jeune homme dont les traits noirs et durs avaient une expression de noblesse. Il ramassa le papier et le déploya.
—Grand Dieu! s’écria-t-il, c’est la passe de mon pauvre ami Christophorus Nedlam, de ce malheureux camarade qu’ils ont exécuté, il n’y a pas huit jours, sur la place publique de Skongen, pour fausse monnaie.
—Eh bien! dit Hacket avec l’accent d’une attente trompée, gardez ce chiffon de papier. Je le croyais plus important. Vous, mon cher Han d’Islande, expédiez votre homme.
Le jeune Norbith se plaça devant Ordener, et s’écria:
—Cet homme est sous ma protection. Ma tête tombera avant qu’il tombe un cheveu de la sienne. Je ne souffrirai pas que le sauf-conduit de mon ami Christophorus Nedlam soit violé.
Ordener, si miraculeusement protégé, baissa la tête et s’humilia; car il se rappelait combien il avait dédaigneusement accueilli en lui-même le vœu touchant de l’aumônier Athanase Munder:—Puisse le don du mourant être un bienfait pour le voyageur!
—Bah! bah! dit Hacket, vous dites là des folies, mon brave Norbith. Cet homme est un espion; il faut qu’il meure.
—Donnez-moi ma hache, répéta le géant.
—Il ne mourra pas! cria Norbith. Que dirait l’esprit de mon pauvre Nedlam, qu’ils ont indignement pendu? Je vous assure qu’il ne mourra pas; car Nedlam ne veut pas qu’il meure.
—En effet, dit le vieux Jonas, Norbith a raison. Comment voulez-vous qu’on tue cet étranger, seigneur Hacket? il a la passe de Christophorus Nedlam.
—Mais c’est un espion, c’est un espion, reprit Hacket.
Le vieillard se plaça près du jeune homme, devant Ordener, et tous deux dirent gravement:
—Il a la passe de Christophorus Nedlam, qui a été pendu à Skongen.
Hacket vit qu’il fallait céder; car tous les autres commençaient à murmurer, en disant que cet étranger ne pouvait mourir, puisqu’il portait le sauf-conduit de Nedlam le faux-monnayeur.
—Allons, dit-il entre ses dents avec une rage concentrée, qu’il vive donc. Au reste, c’est votre affaire.
—Ce serait le diable que je ne le tuerais point, dit Norbith triomphant.
En parlant ainsi, il se tourna vers Ordener.
—Écoute, poursuivit-il, tu dois être un bon frère, puisque tu as la passe de Nedlam, mon pauvre ami. Nous sommes les mineurs royaux. Nous nous révoltons pour qu’on nous délivre de la tutelle. Le seigneur Hacket, que tu vois, dit que nous prenons les armes pouf un certain comte Schumacker; mais moi je ne le connais pas. Étranger, notre cause est juste. Écoute, et réponds-moi comme si tu répondais à ton saint patron. Veux-tu être des nôtres?
Une idée passa dans l’esprit d’Ordener.
—Oui, répondit-il.
Norbith lui présenta un sabre, qu’il reçut en silence.
—Frère, dit le jeune chef, si tu veux nous trahir, tu commenceras par me tuer.
En ce moment le son de la trompe retentit sous les arceaux de la mine, et l’on entendit des voix éloignées qui disaient: Voilà Kennybol.
XXXII
cieux.
L'âme a quelquefois des inspirations subites, des illuminations soudaines, dont un volume entier de pensées et de réflexions n’exprimerait pas mieux l’étendue, ne sonderait pas plus la profondeur, que la clarté de mille flambeaux ne rendrait la lueur immense et rapide de l’éclair.
On n’essaiera donc pas d’analyser ici l’impulsion impérieuse et secrète qui, à la proposition du jeune Norbith, jeta le noble fils du vice-roi de Norvège parmi les bandits qui se révoltaient pour un proscrit. Ce fut tout à la fois, sans doute, un généreux désir d’approfondir, à tout prix, cette ténébreuse aventure, mêlé à un dégoût amer de la vie, à un insouciant désespoir de l’avenir; peut-être je ne sais quel doute de la culpabilité de Schumacker, inspiré par tout ce qu’offraient de louche et de faux les apparences diverses qui avaient frappé le jeune homme, par un instinct inconnu de la vérité, et surtout par son amour pour Éthel. Enfin, ce fut certainement une révélation intime du bien qu’un ami clairvoyant de Schumacker pourrait lui faire, au milieu de ses aveugles partisans.
XXXIII
n’oserais lui parler.
Aux cris qui annonçaient le fameux chasseur Kennybol, Hacket s’élança précipitamment au-devant de lui, en laissant Ordener avec les deux autres chefs.
—Vous voilà enfin, mon cher Kennybol! Venez que je vous présente à votre formidable chef, Han d’Islande.
À ce nom, Kennybol, qui arrivait pâle, haletant, les cheveux hérissés, le visage inondé de sueur et les mains teintes de sang, recula de trois pas.
—Han d’Islande!
—Allons, dit Hacket, rassurez-vous! il vient pour vous seconder. Ne voyez en lui qu’un ami, qu’un compagnon.
Kennybol ne l’entendait pas.
—Han d’Islande ici! répéta-t-il.
—Eh oui, dit Hacket, en réprimant un rire équivoque; allez-vous en avoir peur?
—Quoi! interrompit pour la troisième fois le chasseur, vous m’affirmez... Han d’Islande dans—cette mine!...
Hacket se tourna vers ceux qui l’entouraient:
—Est-ce que notre brave Kennybol est fou? Puis, s’adressant à Kennybol:
—Je vois que c’est la crainte de Han d’Islande qui vous a retardé.
Kennybol leva la main au ciel:
—Par Etheldera, la sainte martyre norvégienne, ce n’est pas la crainte de Han d’Islande, seigneur Hacket, mais bien Han d’Islande lui-même, je vous jure, qui m’a empêché d'être ici plus tôt.
Ces paroles firent éclater un murmure d’étonnement parmi la foule de montagnards et de mineurs qui entouraient les deux interlocuteurs, et jetèrent sur le front de Hacket le même nuage que l’aspect et le salut d’Ordener y avaient déjà fait naître un moment auparavant.
—Comment! que dites-vous? demanda-t-il en baissant la voix.
—Je dis, seigneur Hacket, que sans votre maudit Han l’Islandais j’aurais été ici avant le premier cri de la chouette.
—En vérité! Que vous a-t-il donc fait?
—Oh! ne me le demandez pas; je veux seulement que ma barbe blanchisse en un jour, comme le poil d’une hermine, si l’on me surprend de ma vie, puisqu’il est vrai que je vis encore, à la chasse d’un ours blanc.
—Est-ce que vous avez failli être dévoré par un ours? Kennybol haussa les épaules en signe de mépris:
—Un ours! voilà un redoutable ennemi! Kennybol dévoré par un ours! Pour qui me prenez-vous, seigneur Hacket?
—Ah! pardon, dit Hacket en souriant.
—Si vous saviez ce qui m’est arrivé, mon brave seigneur, interrompit le vieux chasseur en baissant la voix, vous ne me répéteriez point que Han d’Islande est ici.
Hacket parut de nouveau un moment déconcerté. Il arrêta brusquement Kennybol par le bras, comme s’il craignait qu’il n’approchât davantage du point de la place souterraine où l’on apercevait, au-dessus des têtes des mineurs, la tête énorme du géant.
—Mon cher Kennybol, dit-il d’une voix presque solennelle, contez-moi, je vous prie, ce qui a causé votre retard. Vous sentez qu’au moment où nous sommes, tout peut être d’une haute importance.
—Cela est vrai, dit Kennybol après un moment de réflexion.
Alors, cédant aux instances réitérées de Hacket, il lui raconta comment il avait, le matin même, aidé de six compagnons, poussé un ours blanc jusqu’aux environs de la grotte de Walderhog, sans s’apercevoir, dans l’ardeur de la chasse, qu’il était si près de ce lieu redoutable; comment les plaintes de l’ours aux abois avaient attiré un petit homme, un monstre, un démon, qui, armé d’une hache de pierre, s’était jeté sur eux à la défense de l’ours. L’apparition de cette espèce de diable, qui ne pouvait être autre que Han, le démon islandais, les avait glacés tous sept de terreur; enfin, ses six malheureux camarades avaient été victimes des deux monstres, et lui, Kennybol, n’avait dû son salut qu’à une prompte fuite, qui n’avait pas été entravée, grâce à son agilité, à la fatigue de Han d’Islande, et, avant tout, à la protection du bienheureux patron des chasseurs, saint Sylvestre.
—Vous voyez, seigneur Hacket, dit-il en terminant son récit encore plein de son épouvante, et orné de toutes les fleurs de la rhétorique des montagnes, vous voyez que si je viens tard, ce n’est pas moi qu’il faut accuser, et qu’il est impossible que le démon d’Islande, que j’ai laissé ce matin avec son ours, s’acharnant sur les cadavres de mes six pauvres camarades dans la bruyère de Walderhog, soit maintenant, comme notre ami, dans cette mine d’Apsyl-Corh, à notre rendez-vous. Je vous proteste que cela ne se peut. Je le connais, à présent, ce démon incarné; je l’ai vu!
Hacket, qui avait tout écouté attentivement, prit la parole et dit d’une voix grave:
—Mon brave ami Kennybol, quand vous parlez de Han d’Islande ou de l’enfer, ne croyez rien impossible. Je savais tout ce que vous venez de me dire.
L’expression de l’extrême étonnement et de la plus naïve crédulité se peignit sur les traits sauvages du vieux chasseur des monts de Kole.
—Comment?
—... Oui, poursuivit Hacket, sur le visage duquel un observateur plus adroit eût peut-être démêlé quelque chose de triomphant et de sardonique, je savais tout, excepté pourtant que vous fussiez le héros de cette triste aventure. Han d’Islande me l’avait contée en me suivant ici.
—Vraiment! dit Kennybol; et son regard attaché sur Hacket venait de prendre un air de crainte et de respect.
Hacket continua avec le même sang-froid:
—Sans doute; mais maintenant, soyez tranquille, je vais vous conduire à ce formidable Han d’Islande.
Kennybol poussa un cri d’effroi.
—Soyez tranquille, vous dis-je, reprit Hacket. Voyez en lui votre chef et votre camarade; gardez-vous seulement de lui rappeler en rien ce qui s’est passé ce matin. Vous comprenez?
Il fallut céder, mais ce ne fut pas sans une vive répugnance intérieure qu’il consentit à se laisser présenter au démon. Ils s’avancèrent vers le groupe où étaient Ordener, Jonas et Norbith.
—Mon bon Jonas, mon cher Norbith, dit Kennybol, que Dieu vous assiste!
—Nous en avons besoin, Kennybol, dit Jonas. En ce moment le regard de Kennybol s’arrêta sur celui d’Ordener, qui cherchait le sien.
—Ah! vous voilà, jeune homme, dit-il en s’approchant vivement de lui et lui tendant sa main ridée et rude, soyez le bienvenu. Il paraît que votre hardiesse a eu bon succès?
Ordener, qui ne comprenait pas que ce montagnard parût le comprendre si bien, allait provoquer une explication, quand Norbith s’écria:
—Vous connaissez donc cet étranger, Kennybol?
—Par mon ange gardien, si je le connais! Je l’aime et je l’estime. Il est dévoué comme nous tous à la bonne cause que nous servons.
Et il lança vers Ordener un second regard d’intelligence, auquel celui-ci se préparait à répondre, lorsque Hacket, qui était allé chercher son géant, que tous ces bandits semblaient fuir avec effroi, les aborda tous quatre en disant:
—Mon brave chasseur Kennybol, voici votre chef, le fameux Han de Klipstadur!
Kennybol jeta sur le brigand gigantesque un coup d’œil où il y avait plus de surprise encore que de crainte, et se pencha vers l’oreille de Hacket:
—Seigneur Hacket, le Han d’Islande que j’ai laissé ce matin à Walderhog était un petit homme.
Hacket lui répondit à voix basse:
—Vous oubliez, Kennybol! un démon!
—Il est vrai, dit le crédule chasseur, il aura changé de forme.
Et il se détourna en tremblant pour faire furtivement un signe de croix.