Han d'Islande
C’en est donc fait; tout va s’accomplir, ou plutôt tout est déjà accompli. Il a sauvé le père de celle qu’il aimait, il l’a sauvée elle-même, en lui conservant l’appui paternel. La noble conspiration du jeune homme pour la vie de Schumacker a réussi; maintenant le reste n’est rien; il n’a plus qu’à mourir.
Que ceux qui l’ont cru coupable ou insensé le jugent maintenant, ce généreux Ordener, comme il se juge lui-même dans son âme avec un saint ravissement. Car ce fut toujours sa pensée, en entrant dans les rangs des rebelles, que, s’il ne pouvait empêcher l’exécution du crime de Schumacker, il pourrait du moins en empêcher le châtiment, en l’appelant sur sa propre tête.
—Hélas! s’était-il dit, sans doute Schumacker est coupable; mais, aigri par sa captivité et son malheur, son crime est pardonnable. Il ne veut que sa délivrance; il la tente, même par la rébellion.—D’ailleurs, que deviendra mon Éthel si on lui enlève son père; si elle le perd par l’échafaud, si un nouvel opprobre vient flétrir sa vie, que deviendra-t-elle, sans soutien, sans secours, seule dans son cachot, ou errante dans un monde d’ennemis? Cette pensée l’avait déterminé à son sacrifice, et il s’y était préparé avec joie; car le plus grand bonheur d’un être qui aime est d’immoler son existence, je ne dis pas à l’existence, mais à un sourire, à une larme de l'être aimé.
Il a donc été pris parmi les rebelles, il a été traîné devant les juges qui devaient condamner Schumacker, il a commis son généreux mensonge, il a été condamné, il va mourir d’une mort cruelle, d’un supplice ignominieux, il va laisser une mémoire souillée; mais que lui importe au noble jeune homme? il a sauvé le père de son Éthel.
Il est maintenant assis sur ses chaînes dans un cachot humide, où la lumière et l’air ne pénètrent qu’à peine par de sombres soupiraux; près de lui est la nourriture du reste de son existence, un pain noir, une cruche pleine d’eau. Un collier de fer pèse sur son cou, des bracelets, des carcans de fer pressent ses mains et ses pieds. Chaque heure qui s’écoule lui emporte plus de vie qu’une année n’en enlève aux autres mortels.—Il rêve délicieusement.
—Peut-être mon souvenir ne périra-t-il pas avec moi, du moins dans un des cœurs qui battent parmi les hommes! peut-être daignera-t-elle me donner une larme pour mon sang! peut-être consacrera-t-elle quelquefois un regret à celui qui lui a dévoué sa vie! peut-être, dans ses rêveries virginales, aura-t-elle parfois présente la confuse image de son ami! Qui sait d’ailleurs ce qui est derrière la mort? Qui sait si les âmes délivrées de leur prison matérielle ne peuvent pas quelquefois revenir veiller sur les âmes qu’elles aiment, commercer mystérieusement avec ces douces compagnes encore captives, et leur apporter en secret quelque vertu des anges et quelque joie du ciel?
Toutefois des idées amères se mêlaient à ces consolantes méditations. La haine que Schumacker lui avait témoignée au moment même de son sacrifice oppressait son cœur. Le cri déchirant qu’il avait entendu en même temps que son arrêt de mort l’avait ébranlé profondément; car, seul dans l’auditoire, il avait reconnu cette voix et compris cette douleur. Et puis, ne la reverra-t-il donc plus, son Éthel? ses derniers moments se passeront-ils dans la prison même qui la renferme, sans qu’il puisse encore une fois toucher la douce main, entendre la douce voix de celle pour qui il va mourir?
Il abandonnait ainsi son âme à cette vague et triste rêverie, qui est à la pensée ce que le sommeil est à la vie, quand le cri rauque des vieux verrous rouillés heurta rudement son oreille, déjà en quelque sorte attentive aux concerts de l’autre sphère où il allait s’envoler.—C’était la lourde porte de fer de son cachot, qui s’ouvrait en grondant sur ses gonds. Le jeune condamné se leva tranquille et presque joyeux, car il pensa que c’était le bourreau qui venait le chercher, et il avait déjà dépouillé l’existence comme le manteau qu’il foulait à ses pieds.
Il fut trompé dans son attente; une figure blanche et svelte venait d’apparaître au seuil de son cachot, pareille à une vision lumineuse. Ordener douta de ses yeux, et se demanda s’il n’était pas déjà dans le ciel. C’était elle, c’était son Éthel.
La jeune fille était tombée dans ses bras enchaînés; elle couvrait les mains d’Ordener de larmes, qu’essuyaient les longues tresses noires de ses cheveux épars; baisant les fers du condamné, elle meurtrissait ses lèvres pures sur les infâmes carcans; elle ne parlait pas, mais tout son cœur semblait prêt à s’échapper dans la première parole qui passerait à travers ses sanglots.
Lui, il éprouvait la joie la plus céleste qu’il eût éprouvée depuis sa naissance. Il serrait doucement son Éthel sur sa poitrine, et les forces réunies de la terre et de l’enfer n’eussent pu en ce moment dénouer les deux bras dont il l’environnait. Le sentiment de sa mort prochaine mêlait quelque chose de solennel à son ravissement, et il s’emparait de son Éthel comme s’il en eût déjà pris possession pour l’éternité.
Il ne demanda pas à cet ange comment elle avait pu pénétrer jusqu’à lui. Elle était là, pouvait-il penser à autre chose? D’ailleurs il ne s’en étonnait pas. Il ne se demandait pas comment cette jeune fille proscrite, faible, isolée, avait pu, malgré les triples portes de fer, et les triples rangs de soldats, ouvrir sa propre prison et celle de son amant; cela lui semblait simple; il portait en lui la conscience intime de ce que peut l’amour.
À quoi bon se parler avec la voix quand on se peut parler avec l'âme? Pourquoi ne pas laisser les corps écouter en silence le langage mystérieux des intelligences?—Tous deux se taisaient, parce qu’il y a des émotions qu’on ne saurait exprimer qu’en se taisant.
Cependant la jeune fille souleva enfin sa tête appuyée sur le cœur tumultueux du jeune homme.
—Ordener, dit-elle, je viens te sauver; et elle prononça cette parole d’espérance avec une angoisse douloureuse.
Ordener secoua la tête en souriant.
—Me sauver, Éthel! tu t’abuses; la fuite est impossible.
—Hélas! je le sais trop. Ce château est peuplé de soldats, et toutes les portes qu’il faut traverser pour arriver ici sont gardées par des archers et des geôliers qui ne dorment pas.—Elle ajouta avec effort: Mais je t’apporte un autre moyen de salut.
—Va, ton espérance est vaine. Ne te berce pas de chimères, Éthel; dans quelques heures un coup de hache les dissiperait trop cruellement.
—Oh! n’achève pas! Ordener! tu ne mourras pas. Oh! dérobe-moi cette affreuse pensée, ou plutôt, oui, présente-la-moi dans toute son horreur, pour me donner la force d’accomplir ton salut et mon sacrifice.
Il y avait dans l’accent de la jeune fille une expression indéfinissable, Ordener la regarda doucement:
—Ton sacrifice! que veux-tu dire?
Elle cacha son visage dans ses mains, et sanglota en disant d’une voix inarticulée:—O Dieu!
Cet abattement fut de courte durée; elle se releva; ses yeux brillaient, sa bouche souriait. Elle était belle comme un ange qui remonte de l’enfer au ciel.
—Écoutez, mon Ordener, votre échafaud ne s’élèvera pas. Pour que vous viviez, il suffit que vous promettiez d’épouser Ulrique d’Ahlefeld.
—Ulrique d’Ahlefeld! ce nom dans ta bouche, mon Éthel!
—Ne m’interrompez pas, poursuivit-elle avec le calme d’une martyre qui subit sa dernière torture; je viens ici envoyée par la comtesse d’Ahlefeld. On vous promet d’obtenir votre grâce du roi, si l’on obtient en échange votre main pour la fille du grand-chancelier. Je viens ici vous demander le serment d’épouser Ulrique et de vivre pour elle. On m’a choisie pour messagère, parce qu’on a pensé que ma voix aurait quelque puissance sur vous.
—Éthel, dit le condamné d’une voix glacée, adieu; en sortant de ce cachot, dites qu’on fasse venir le bourreau.
Elle se leva, resta un moment devant lui debout, pâle et tremblante; puis ses genoux fléchirent, elle tomba à genoux sur la pierre en joignant les mains.
—Que lui ai-je fait? murmura-t-elle d’une voix éteinte.
Ordener, muet, fixait son regard sur la pierre.
—Seigneur, dit-elle, se traînant à genoux jusqu’à lui, vous ne me répondez pas? Vous ne voulez donc plus me parler?—Il ne me reste plus qu’à mourir.
Une larme roula dans les yeux du jeune homme.
—Éthel, vous ne m’aimez plus.
—O Dieu! s’écria la pauvre jeune fille, serrant dans ses bras les genoux du prisonnier, je ne l’aime plus! Tu dis que je ne t’aime plus, mon Ordener. Est-il bien vrai que tu as pu dire cela?
—Vous ne m’aimez plus, puisque vous me méprisez.
Il se repentit à l’instant même d’avoir prononcé cette parole cruelle; car l’accent d’Éthel fut déchirant, quand elle jeta ses bras adorés autour de son cou, en criant d’une voix étouffée par les larmes:
—Pardonne-moi, mon bien-aimé Ordener, pardonne-moi comme je te pardonne. Moi! te mépriser, grand Dieu! n’es-tu pas mon bien, mon orgueil, mon idolâtrie?—Dis-moi, est-ce qu’il y avait dans mes paroles autre chose qu’un profond amour, qu’une brûlante admiration pour toi? Hélas! ton langage sévère m’a fait bien du mal, quand je venais pour te sauver, mon Ordener adoré, en immolant tout mon être au tien.
—Eh bien, répondit le jeune homme radouci en essuyant les pleurs d’Éthel avec des baisers, n’était-ce pas me montrer peu d’estime que de me proposer de racheter ma vie par l’abandon de mon Éthel, par un lâche oubli de mes serments, par le sacrifice de mon amour?—Il ajouta, l’œil fixé sur Éthel:—De mon amour, pour lequel je verse aujourd’hui tout mon sang. Un long gémissement précéda la réponse d’Éthel.
—Écoute-moi encore, mon Ordener, ne m’accuse pas si vite. J’ai peut-être plus de force qu’il n’appartient d’ordinaire à une pauvre femme.—Du haut de notre donjon on voit construire, dans la place d’Armes l’échafaud qui t’est destiné. Ordener! tu ne connais pas cette affreuse douleur de voir lentement se préparer la mort de celui qui porte avec lui notre vie! La comtesse d’Ahlefeld, près de laquelle j’étais quand j’ai entendu prononcer ton arrêt funèbre, est venue me trouver au donjon, où j’étais rentrée avec mon père. Elle m’a demandé si je voulais te sauver, elle m’a offert cet odieux moyen; mon Ordener, il fallait détruire ma pauvre destinée, renoncer à toi, te perdre pour jamais, donner à une autre cet Ordener, toute la félicité de la délaissée Éthel, ou te livrer au supplice; on me laissait le choix entre mon malheur et ta mort; je n’ai pas balancé.
Il baisa avec respect la main de cet ange.
—Je ne balance pas non plus, Éthel. Tu ne serais pas venue m’offrir la vie avec la main d’Ulrique d’Ahlefeld si tu avais su comment il se fait que je meurs.
—Quoi? Quel mystère?....
—Permets-moi d’avoir un secret pour toi, mon Éthel bien-aimée. Je veux mourir sans que tu saches si tu me dois de la reconnaissance ou de la haine pour ma mort.
—Tu veux mourir! Tu veux donc mourir! O Dieu! et cela est vrai, et l’échafaud se dresse en ce moment, et aucune puissance humaine ne peut délivrer mon Ordener qu’on va tuer! Dis-moi, jette un regard sur ton esclave, sur ta compagne, et promets-moi, bien-aimé Ordener, de m’entendre sans colère. Es-tu bien sûr, réponds à ton Éthel comme à Dieu, que tu ne pourrais mener une vie heureuse auprès de cette femme, de cette Ulrique d’Ahlefeld? en es-tu bien sûr, Ordener? Elle est peut-être, sans doute même, belle, douce, vertueuse; elle vaut mieux que celle pour qui tu péris.—Ne détourne pas la tête, cher ami, mon Ordener. Tu es si noble et si jeune pour monter sur un échafaud! Eh bien! tu irais vivre avec elle dans quelque brillante ville où tu ne penserais plus à ce funeste donjon; tu laisserais couler paisiblement tes jours sans t’informer de moi; j’y consens, tu me chasserais de ton cœur, même de ton souvenir, Ordener. Mais vis, laisse-moi ici seule, c’est à moi de mourir. Et, crois-moi, quand je te saurai dans les bras d’une autre, tu n’auras pas besoin de t’inquiéter de moi; je ne souffrirai pas longtemps.
Elle s’arrêta; sa voix se perdait dans les larmes. Cependant on lisait dans son regard désolé le désir douloureux de remporter la victoire fatale dont elle devait mourir.
Ordener lui dit:
—Éthel, ne me parle plus de cela. Qu’il ne sorte en ce moment de nos bouches d’autres noms que le tien et le mien.
—Ainsi, reprit-elle, hélas! hélas! tu veux donc mourir?
—Il le faut. J’irai avec joie à l’échafaud pour toi; j’irais avec horreur à l’autel pour toute autre femme. Ne m’en parle plus; tu m’affliges et tu m’offenses.
Elle pleurait en murmurant toujours:—Il va mourir, ô Dieu! et d’une mort infâme!
Le condamné répondit avec un sourire:
—Crois-moi, Éthel, il y a moins de déshonneur dans ma mort que dans la vie telle que tu me la proposes.
En ce moment, son regard, se détachant de son Éthel éplorée, aperçut un vieillard vêtu d’habits ecclésiastiques, qui se tenait debout dans l’ombre, sous la voûte basse de la porte:
—Que voulez-vous? dit-il brusquement.
—Seigneur, je suis venu avec l’envoyée de la comtesse d’Ahlefeld. Vous ne m’avez point aperçu, et j’attendais en silence que vos yeux tombassent sur moi.
En effet, Ordener n’avait vu que son Éthel, et celle-ci, voyant Ordener, avait oublié son compagnon.
—Je suis, continua le vieillard, le ministre chargé....
—J’entends, dit le jeune homme. Je suis prêt.
Le ministre s’avança vers lui.
—Dieu est prêt aussi à vous recevoir, mon fils.
—Seigneur ministre, reprit Ordener, votre visage ne m’est pas inconnu. Je vous ai vu quelque part. Le ministre s’inclina.
—Je vous reconnais aussi, mon fils. C’était dans la tour de Vygla. Nous avons tous deux montré ce jour-là combien les paroles humaines ont peu de certitude. Vous m’avez promis la grâce de douze malheureux condamnés, et moi je n’ai point cru en votre promesse, ne pouvant deviner que vous fussiez ce que vous êtes, le fils du vice-roi; et vous, seigneur, qui comptiez sur votre puissance et sur votre rang, en me donnant cette assurance....
Ordener acheva la pensée qu’Athanase Munder n’osait compléter.
—Je ne puis aujourd’hui obtenir aucune grâce, pas même la mienne; vous avez raison, seigneur ministre. Je respectais trop peu l’avenir; il m’en a puni, en me montrant sa puissance supérieure à la mienne.
Le ministre baissa la tête.
—Dieu est fort, dit-il.
Puis il releva ses yeux bienveillants sur Ordener en ajoutant:
—Dieu est bon.
Ordener, qui paraissait préoccupé, s’écria, après un court silence:
—Écoutez, seigneur ministre, je veux tenir la promesse que je vous ai faite dans la tour de Vygla. Quand je serai mort, allez trouver à Berghen mon père, le vice-roi de Norvège, et dites-lui que la dernière grâce que lui demande son fils, c’est celle de vos douze protégés. Il vous l’accordera, j’en suis sûr.
Une larme d’attendrissement mouilla le visage vénérable d’Athanase.
—Mon fils, il faut que de nobles pensées remplissent votre âme, pour savoir, dans la même heure, rejeter avec courage votre propre grâce et solliciter avec bonté celle des autres. Car j’ai entendu vos refus; et, tout en blâmant le dangereux excès d’une passion humaine, j’en ai été profondément touché. Maintenant je me dis: Unde scelus? Comment se fait-il qu’un homme qui approche tant du vrai juste se soit souillé du crime pour lequel il est condamné?
—Mon père, je ne l’ai point dit à cet ange, je ne puis vous le dire. Croyez seulement que la cause de ma condamnation n’est point un crime.
—Comment? expliquez-vous, mon fils.
—Ne me pressez pas, répondit le jeune homme avec fermeté. Laissez-moi emporter dans le tombeau le secret de ma mort.
—Ce jeune homme ne peut être coupable, murmura le ministre.
Alors il tira de son sein un crucifix noir, qu’il plaça sur une sorte d’autel grossièrement formé d’une dalle de granit adossée au mur humide de la prison. Près du crucifix il posa une petite lampe de fer allumée, qu’il avait apportée avec lui, et une bible ouverte.
—Mon fils, priez et méditez. Je reviendrai dans quelques heures.—Allons, ajouta-t-il, se tournant vers Éthel, qui, pendant tout l’entretien d’Ordener et d’Athanase, avait gardé le silence du recueillement, il faut quitter le prisonnier. Le temps s’écoule.
Elle se leva radieuse et tranquille; quelque chose de divin enflammait son regard:
—Seigneur ministre, je ne puis vous suivre encore. Il faut auparavant que vous ayez uni Éthel Schumacker à son époux Ordener Guldenlew.
Elle regarda Ordener:
—Si tu étais encore puissant, libre et glorieux, mon Ordener, je pleurerais et j’éloignerais ma fatale destinée de la tienne.—Mais maintenant que tu ne crains plus la contagion de mon malheur, que tu es ainsi que moi captif, flétri, opprimé, maintenant que tu vas mourir, je viens à toi, espérant que tu daigneras du moins, Ordener, mon seigneur, permettre à celle qui n’aurait pu être la compagne de ta vie, d'être la compagne de ta mort; car tu m’aimes assez, n’est-il pas vrai, pour n’avoir pas douté un instant que je n’expire en même temps que toi?
Le condamné tomba à ses pieds et baisa le bas de sa robe.
—Vous, vieillard, continua-t-elle, vous allez nous tenir lieu de familles et de pères; ce cachot sera le temple; cette pierre, l’autel. Voici mon anneau, nous sommes à genoux devant Dieu et devant vous. Bénissez-nous et lisez les paroles saintes qui vont unir Éthel Schumacker à Ordener Guldenlew, son seigneur.
Et ils s’étaient agenouillés ensemble devant le prêtre, qui les contemplait avec un étonnement mêlé de pitié.
—Comment, mes enfants! que faites-vous?
—Mon père, dit la jeune fille, le temps presse. Dieu et la mort nous attendent.
On rencontre quelquefois dans la vie des puissances irrésistibles, des volontés auxquelles on cède soudain comme si elles avaient quelque chose de plus que les volontés humaines. Le prêtre leva les yeux en soupirant.
—Que le Seigneur me pardonne si ma condescendance est coupable! Vous vous aimez, vous n’avez plus que bien peu de temps à vous aimer sur la terre; je ne crois pas manquer à nos saints devoirs en légitimant votre amour.
La douce et redoutable cérémonie s’accomplit. Ils se levèrent tous deux sous la dernière bénédiction du prêtre; ils étaient époux.
Le visage du condamné brillait d’une douloureuse joie; on eût dit qu’il commençait à sentir l’amertume de la mort, à présent qu’il essayait la félicité de la vie. Les traits de sa compagne étaient sublimes de grandeur et de simplicité; elle était encore modeste comme une jeune vierge, et déjà presque fière comme une jeune épouse.
—Écoute-moi, mon Ordener, dit-elle; n’est-il pas vrai que nous sommes maintenant heureux de mourir, puisque la vie ne pouvait nous réunir? Tu ne sais pas, ami, ce que je ferai,—je me placerai aux fenêtres du donjon de manière à te voir monter sur l’échafaud, afin que nos âmes s’envolent ensemble dans le ciel. Si j’expire avant que la hache ne tombe, je t’attendrai; car nous sommes époux, mon Ordener adoré, et ce soir le cercueil sera notre lit nuptial.
Il la pressa sur son cœur gonflé et ne put prononcer que ces mots, qui étaient l’idée de toute son existence:
—Éthel, tu es donc à moi!
—Mes enfants, dit la voix attendrie de l’aumônier, dites-vous adieu. Il est temps.
—Hélas! s’écria Éthel.
Toute sa force d’ange lui revint, et elle se prosterna devant le condamné:
—Adieu! mon Ordener bien-aimé; mon seigneur, donnez-moi votre bénédiction.
Le prisonnier accomplit ce vœu touchant, puis il se retourna pour saluer le vénérable Athanase Munder. Le vieillard était également agenouillé devant lui.
—Qu’attendez-vous, mon père? demanda-t-il surpris.
Le vieillard le regarda d’un air humble et doux:
—Votre bénédiction, mon fils.
—Que le ciel vous bénisse et appelle sur vous toutes les félicités que vos prières appellent sur vos frères les autres hommes, répondit Ordener d’un accent ému et solennel.
Bientôt la voûte sépulcrale entendit les derniers adieux et les derniers baisers; bientôt les durs verrous se refermèrent bruyamment, et la porte de fer sépara les deux jeunes époux, qui allaient mourir après s'être donné rendez-vous dans l’éternité.
XLV
Je lui donne deux mille écus.
—Baron Voethaün, colonel des arquebusiers de Munckholm, quel est celui des soldats qui ont combattu sous vos ordres au Pilier-Noir, qui a fait Han d’Islande prisonnier? Nommez-le au tribunal, afin qu’il reçoive les mille écus royaux promis pour cette capture.
Ainsi parle au colonel des arquebusiers le président du tribunal. Le tribunal est assemblé; car, selon l’usage ancien de Norvège, les juges qui prononcent sans appel doivent rester sur leurs sièges jusqu’à ce que l’arrêt qu’ils ont rendu soit exécuté. Devant eux est le géant, qu’on vient de ramener, portant à son cou la corde qui doit le porter à son tour dans quelques heures.
Le colonel, assis près de la table du secrétaire intime, se lève. Il salue le tribunal et l’évêque, qui est remonté sur son trône.
—Seigneurs juges, le soldat qui a pris Han d’Islande est dans cette enceinte. Il se nomme Toric Belfast, second arquebusier de mon régiment.
—Qu’il vienne donc, reprend le président, recevoir la récompense promise.
Un jeune soldat, en uniforme d’arquebusier de Munckholm, se présente.
—Vous êtes Toric Belfast? demande le président.
—Oui, votre grâce.
—C’est vous qui avez fait Han d’Islande prisonnier?
—Oui, avec l’aide de saint Belzébuth, s’il plaît à votre excellence.
On apporte sur le tribunal un sac pesant.
—Vous reconnaissez bien cet homme pour le fameux Han d’Islande? ajoute le président, montrant le géant enchaîné.
—Je connaissais mieux le minois de la jolie Cattie que celui de Han d’Islande; mais j’affirme, par la gloire de saint Belphégor, que, si Han d’Islande est quelque part, c’est sous la forme de ce grand démon.
—Approchez, Toric Belfast, reprit le président. Voici les mille écus promis par le haut-syndic.
Le soldat s’avançait précipitamment vers le tribunal, quand une voix s’éleva dans la foule:
—Arquebusier de Munckholm, ce n’est pas toi qui as pris Han d’Islande!
—Par tous les bienheureux diables, s’écria le soldat en se retournant, je n’ai en propriété que ma pipe et la minute où je parle, mais je promets de donner dix mille écus d’or à celui qui vient de dire cela, s’il peut prouver ce qu’il a dit.
Et, croisant les deux bras, il promenait un regard assuré sur l’auditoire.
—Eh bien! que celui qui vient de parler se montre donc!
—C’est moi! dit un petit homme qui fendait la presse pour pénétrer dans l’enceinte.
Ce nouveau personnage était enveloppé d’une natte de jonc et de poil de veau marin, vêtement des Groënlandais, qui tombait autour de lui comme le toit conique d’une hutte. Sa barbe était noire, et d’épais cheveux de même couleur, couvrant ses sourcils roux, cachaient son visage, dont tout ce qu’on distinguait était hideux. On ne voyait ni ses bras ni ses mains.
—Ah! c’est toi? dit le soldat avec un éclat de rire. Et qui donc, selon toi, mon beau sire, a eu l’honneur de prendre ce diabolique géant?
Le petit homme secoua la tête et dit avec une sorte de sourire malicieux:
—C’est moi!
En ce moment, le baron Voethaün crut reconnaître en cet homme singulier l'être mystérieux qui lui avait donné à Skongen l’avis de l’arrivée des rebelles; le chancelier d’Ahlefeld, l’hôte de la ruine d’Arbar; et le secrétaire intime, un certain paysan d’Oëlmoe, qui portait une natte pareille et lui avait si bien indiqué la retraite de Han d’Islande. Mais, séparés tous trois, ils ne purent se communiquer leur impression fugitive, que les différences de costume et de traits qu’ils remarquèrent ensuite eurent bientôt effacée.
—Vraiment, c’est toi! répondit le soldat ironiquement.—Sans ton costume de phoque du Groënland, au regard que tu me lances, je serais tenté de reconnaître en toi un autre nain grotesque, qui m’a de même cherché querelle dans le Spladgest, il y a environ quinze jours;—c’était le jour où on apporta le cadavre du mineur Gill Stadt.
—Gill Stadt! interrompit le petit homme en tressaillant.
—Oui, Gill Stadt, affirma le soldat avec indifférence, l’amoureux rebuté d’une fille qui était la maîtresse d’un de nos camarades, et pour laquelle il est mort comme un sot.
Le petit homme dit sourdement:
—N’y avait-il pas aussi au Spladgest le corps d’un officier de ton régiment?
—Précisément, je me rappellerai toute ma vie ce jour-là; j’ai oublié l’heure de la retraite dans le Spladgest, et j’ai failli être dégradé en rentrant au fort. Cet officier, c’était le capitaine Dispolsen.
À ce nom le secrétaire intime se leva.
—Ces deux individus abusent de la patience du tribunal. Nous prions le seigneur président d’abréger cet entretien inutile.
—Par l’honneur de ma Cattie, je ne demande pas mieux, dit Toric Belfast, pourvu que vos courtoisies m’adjugent les mille écus promis pour la tête de Han, car c’est moi qui l’ai fait prisonnier.
—Tu mens! s’écria le petit homme.
Le soldat chercha son sabre à son côté.
—Tu es bien heureux, drôle, que nous soyons devant la justice, en présence de laquelle un soldat, fût-il arquebusier de Munckholm, doit se tenir désarmé comme un vieux coq.
—C’est à moi, dit froidement le petit homme, qu’appartient le salaire, car sans moi on n’aurait pas la tête de Han d’Islande.
Le soldat furieux jura que c’était lui qui avait pris Han d’Islande lorsque, tombé sur le champ de bataille, il commençait à rouvrir les yeux.
—Eh bien, dit son adversaire, il se peut que ce soit toi qui l’aies pris, mais c’est moi qui l’ai terrassé; sans moi tu n’aurais pu l’emmener prisonnier; donc les mille écus m’appartiennent.
—Cela est faux, répliqua le soldat, ce n’est pas toi qui l’as terrassé, c’est un esprit vêtu de peaux de bêtes.
—C’est moi!
—Non, non.
Le président ordonna aux deux parties de se taire; puis, demandant de nouveau au colonel Voethaün si c’était bien Toric Belfast qui lui avait amené Han d’Islande prisonnier, sur la réponse affirmative, il déclara que la récompense appartenait au soldat.
Le petit homme grinça des dents, et l’arquebusier étendit avidement les mains pour recevoir le sac.
—Un instant! cria le petit homme.—Sire président, cette somme, d’après l’édit du haut-syndic, n’appartient qu’à celui qui livrera Han d’Islande.
—Eh bien? dirent les juges.
Le petit homme se tourna vers le géant:
—Cet homme n’est pas Han d’Islande.
Un murmure d’étonnement parcourut la salle. Le président et le secrétaire intime s’agitaient sur leurs sièges.
—Non, répéta avec force le petit homme, l’argent n’appartient pas à l’arquebusier maudit de Munckholm, car cet homme n’est point Han d’Islande.
—Hallebardiers, dit le président, qu’on emmène ce furieux, il a perdu la raison.
L’évêque éleva la voix:
—Me permette le respectable président de lui faire observer qu’on peut, en refusant d’entendre cet homme, briser la planche du salut sous les pieds du condamné ici présent. Je demande au contraire que la confrontation continue.
—Révérend évêque, le tribunal va vous satisfaire, répondit le président; et s’adressant au géant:—Vous avez déclaré être Han d’Islande; confirmez-vous devant la mort votre déclaration?
—Le condamné répondit:—Je la confirme, je suis Han d’Islande.
—Vous entendez, seigneur évêque?
Le petit homme criait en même temps que le président:
—Tu mens, montagnard de Kole! tu mens! Ne t’obstine pas à porter un nom qui t’écrase; souviens-toi qu’il t’a déjà été funeste.
—Je suis Han, de Klipstadur, en Islande, répéta le géant, l’œil fixé sur le secrétaire intime.
Le petit homme s’approcha du soldat de Munckholm, qui, comme l’auditoire, observait cette scène avec curiosité.
—Montagnard de Kole, on dit que Han d’Islande boit du sang humain. Si tu l’es, bois-en.—En voici.
Et à peine ces paroles étaient-elles prononcées, qu’écartant son manteau de natte, il avait plongé un poignard dans le cœur de l’arquebusier, et jeté le cadavre aux pieds du géant.
Un cri d’effroi et d’horreur s’éleva; les soldats qui gardaient le géant reculèrent. Le petit homme, prompt comme le tonnerre, s’élança sur le montagnard découvert, et d’un nouveau coup de poignard il le fit tomber sur le corps du soldat. Alors, dépouillant sa natte de jonc, sa fausse chevelure et sa barbe noire, il dévoila ses membres nerveux, hideusement revêtus de peaux de bêtes, et un visage qui répandit plus d’horreur encore parmi les assistants que le poignard sanglant dont il élevait le fer dégouttant de deux meurtres.
—Hé! juges, où est Han d’Islande?
—Gardes, qu’on saisisse ce monstre! cria le président épouvanté.
Han jeta dans la salle son poignard.
—Il m’est inutile, s’il n’y a plus ici de soldats de Munckholm. En parlant ainsi, il se livra sans résistance aux hallebardiers et aux archers qui l’entouraient, se préparant à l’assiéger comme une ville. On enchaîna le monstre sur le banc des accusés, et une litière emporta ses deux victimes, dont l’une, le montagnard, respirait encore.
Il est impossible de peindre les divers mouvements de terreur, d’étonnement et d’indignation qui, pendant cette scène horrible, avaient agité le peuple, les gardes et les juges. Quand le brigand eut pris place, calme et impassible, sur le banc fatal, le sentiment de la curiosité imposa silence à toute autre impression, et l’attention rétablit la tranquillité.
L’évêque vénérable se leva:
—Seigneurs juges.... dit-il.
Le brigand l’interrompit:
—Évêque de Drontheim, je suis Han d’Islande; ne prends pas la peine de me défendre.
Le secrétaire intime se leva.
—Noble président....
Le monstre lui coupa la parole:
—Secrétaire intime, je suis Han d’Islande; ne prends pas le soin de m’accuser.
Alors, les pieds dans le sang, il promena son œil farouche et hardi sur le tribunal, les archers et la foule, et l’on eût dit que tous ces hommes palpitaient d’épouvante sous le regard de cet homme désarmé, seul et enchaîné.
—Écoutez, juges, n’attendez pas de moi de longues paroles. Je suis le démon de Klipstadur. Ma mère est cette vieille Islande, l'île des volcans. Elle ne formait autrefois qu’une montagne, mais elle a été écrasée par la main d’un géant qui s’appuya sur sa cime en tombant du ciel. Je n’ai pas besoin de vous parler de moi; je suis le descendant d’Ingolphe l’Exterminateur, et je porte en moi son esprit. J’ai commis plus de meurtres et allumé plus d’incendies que vous n’avez à vous tous prononcé d’arrêts iniques dans votre vie. J’ai des secrets communs avec le chancelier d’Ahlefeld.—Je boirais tout le sang qui coule dans vos veines avec délices. Ma nature est de haïr les hommes, ma mission de leur nuire. Colonel des arquebusiers de Munckholm, c’est moi qui t’ai donné avis du passage des mineurs au Pilier-Noir, certain que tu tuerais un grand nombre d’hommes dans ces gorges; c’est moi qui ai écrasé un bataillon de ton régiment avec des quartiers de rochers; je vengeais mon fils.—Maintenant, juges, mon fils est mort; je viens ici chercher la mort. L'âme d’Ingolphe me pèse, parce que je la porte seul et que je ne pourrai la transmettre à aucun héritier. Je suis las de la vie, puisqu’elle ne peut plus être l’exemple et la leçon d’un successeur. J’ai assez bu de sang; je n’ai plus soif. À présent, me voici; vous pouvez boire le mien.
Il se tut, et toutes les voix répétèrent sourdement chacune de ses effroyables paroles.
L’évêque lui dit:
—Mon fils, dans quelle intention avez-vous donc commis tant de crimes?
Le brigand se mit à rire.
—Ma foi, je te jure, révérend évêque, que ce n’était pas, comme ton confrère l’évêque de Borglum, dans l’intention de m’enrichir. [Note: Quelques chroniqueurs affirment qu’en 1525 un évêque de Borglum se rendit fameux par divers brigandages. Il soudoyait des pirates, disent-ils, qui infestaient les côtes de Norvège.] Quelque chose était en moi, qui me poussait.
—Dieu ne réside pas toujours dans tous ses ministres, répondit humblement le saint vieillard. Vous voulez m’insulter, je voudrais pouvoir vous défendre.
—Ta révérence perd son temps. Va demander à ton autre confrère l’évêque de Scalholt, en Islande. Par Ingolphe, ce sera une chose étrange que deux évêques aient pris soin de ma vie, l’un près de mon berceau, l’autre près de mon sépulcre.—Évêque, tu es un vieux fou.
—Mon fils, croyez-vous en Dieu?
—Pourquoi non? Je veux qu’il soit un Dieu pour pouvoir blasphémer.
—Arrêtez, malheureux! vous allez mourir, et vous ne baisez pas les pieds du Christ!
Han d’Islande haussa les épaules.
—Si je le faisais, ce serait à la manière du gendarme de Roll, qui fit tomber le roi en lui baisant le pied.
L’évêque se rassit, profondément ému.
—Allons, juges, poursuivit Han d’Islande, qu’attendez-vous? Si j’avais été à votre place et vous à la mienne, je ne vous aurais point fait attendre si longtemps votre arrêt de mort. Le tribunal se retira. Après une courte délibération, il rentra dans l’audience, et le président lut à haute voix une sentence qui, selon les formules, condamnait Han d’Islande à être pendu par le cou jusqu’à ce que mort s’ensuivît.
—Voilà qui est bien, dit le brigand. Chancelier d’Ahlefeld, j’en sais assez sur ton compte pour t’en faire obtenir autant. Mais vis, puisque tu fais du mal aux hommes.—Allons, je suis sûr maintenant de ne point aller dans le Nysthiem. [Note: Selon les croyances populaires, le Nysthiem était l’enfer de ceux qui mouraient de maladie ou de vieillesse.]
Le secrétaire intime ordonna aux gardes qui l’emmenaient de le déposer dans le donjon du Lion de Slesvig, pendant qu’on lui préparerait un cachot, pour y attendre son exécution, dans le quartier des arquebusiers de Munckholm.
—Dans le quartier des arquebusiers de Munckholm! répéta le monstre avec un grondement de joie.
XLVI
resté auprès de la fontaine, ayant été défiguré
par le soleil, les Maures des Alpuxares s’en
emparèrent et le portèrent à Grenade.
Cependant, avant l’aube du jour dans lequel nous sommes déjà assez avancés, à l’heure même où la sentence d’Ordener se prononçait à Munckholm, le nouveau gardien du Spladgest de Drontheim, l’ancien lieutenant et le successeur actuel de Benignus Spiagudry, Oglypiglap, avait été brusquement réveillé sur son grabat par le retentissement de la porte de l’édifice sous plusieurs coups violents. Il s’était levé à regret, avait pris sa lampe de cuivre dont la faible lumière blessait ses yeux endormis, et était allé, en jurant de l’humidité de la salle des morts, ouvrir à ceux qui l’arrachaient si tôt à son sommeil.
C’étaient des pêcheurs du lac de Sparbo, qui apportaient sur une litière couverte de joncs, d’algues et de limoselle des marais, un cadavre trouvé dans les eaux du lac.
Ils déposèrent leur fardeau dans l’intérieur de l’édifice funèbre, et Oglypiglap leur donna un reçu du mort afin qu’ils pussent réclamer leur salaire.
Resté seul dans le Spladgest, il commença à déshabiller le cadavre, qui était remarquable par sa longueur et sa maigreur. Le premier objet qui se présenta à ses yeux, quand il eut soulevé le voile dont il était enveloppé, fut une énorme perruque.
—En vérité, se dit-il, cette perruque de forme étrangère m’a déjà passé par les mains, c’était celle de ce jeune élégant français... Mais, continua-t-il en poursuivant ses opérations, voici les bottes fortes du pauvre postillon Cramner que ses chevaux ont écrasé, et...—que diable est-ce que cela signifie?—l’habit noir complet du professeur Syngramtax, ce vieux savant qui s’est noyé dernièrement.—Quel est donc ce nouveau venu qui m’arrive avec la dépouille de toutes mes vieilles connaissances?
Il promena sa lampe sur le visage du mort, mais inutilement; les traits, déjà décomposés, avaient perdu leur forme et leur couleur. Il fouilla dans les poches de l’habit, et en tira quelques vieux parchemins imprégnés d’eau et souillés de vase; il les essuya fortement avec son tablier de cuir, et parvint à lire sur l’un d’eux ces mots sans suite à demi effacés: «—Rudbeck. Saxon le grammairien. Arngrim, évêque de Holum.—Il n’y a en Norvège que deux comtés, Larvig et Jarlsberg, et une baronnie...—On ne trouve de mines d’argent qu’à Kongsberg; de l’aimant, des aspestes, qu’à Sundmoër; de l’améthyste, qu’à Guldbranshal; des calcédoines, des agates, du jaspe, qu’aux îles Fa-roër.—À Noukahiva, en temps de famine, les hommes mangent leurs femmes et leurs enfants.—Thormodus Thorfœus; Isleif, évêque de Scalholt, premier historien islandais.—Mercure joua aux échecs avec la Lune, et lui gagna la soixante-douzième partie du jour.—Malstrom, gouffre.—Hirundo, hirudo.—Cicéron, pois chiche; gloire.—Frode le savant.—Odin consultait la tête de Mimer, sage.—(Mahomet et son pigeon, Sertorius et sa biche).—Plus le sol... moins il renferme de gypse...»
—Je ne puis en croire encore mes yeux! s’écria-t-il, laissant tomber le parchemin; c’est l’écriture de mon ancien maître, Benignus Spiagudry!
Alors, examinant de nouveau le cadavre, il reconnut les longues mains, les cheveux rares, et toute l’habitude du corps de l’infortuné.
—Ce n’est pas à tort, pensa-t-il en secouant la tête, qu’on a lancé contre lui une accusation de sacrilège et de nécromancie. Le diable l’a enlevé pour le noyer dans le Sparbo.—Ce que c’est que de nous! qui eût jamais pensé que le docteur Spiagudry, après avoir si longtemps gardé les autres dans cette hôtellerie des morts, viendrait un jour de loin s’y faire garder lui-même!
Le petit lapon philosophe soulevait le corps pour le porter sur l’une de ses six couches de granit, lorsqu’il s’aperçut que quelque chose de lourd était attaché par un lien de cuir au cou du malheureux Spiagudry.
—C’est sans doute la pierre avec laquelle le démon l’a précipité dans le lac, murmura-t-il.
Il se trompait; c’était une petite cassette de fer, sur laquelle, en la regardant de près, après l’avoir soigneusement essuyée, il remarqua un large fermoir en écusson.
—Il y a sans doute quelque diablerie dans cette boîte, se dit-il; cet homme était sacrilège et sorcier. Allons déposer cette cassette chez l’évêque, elle renferme peut-être un démon.
Alors, la détachant du cadavre, qu’il déposa dans la salle d’exposition, il sortit en toute hâte pour se rendre au palais épiscopal, murmurant en chemin quelques prières contre la redoutable boîte qu’il portait.
XLVII
ainsi? Quel est donc l’esprit malfaisant qui te
tourmente? Montre-moi l’ennemi implacable qui
habite ton cœur.
Han d’Islande et Schumacker sont dans la même salle du donjon de Slesvig. L’ex-chancelier absous se promène à pas lents, les yeux chargés de pleurs amers; le brigand condamné rit de ses chaînes, environné de gardes.
Les deux prisonniers s’observent longtemps en silence; on dirait qu’ils se sentent tous deux et se reconnaissent mutuellement ennemis des hommes.
—Qui es-tu? demande enfin l’ex-chancelier au brigand.
—Je te dirai mon nom, reprit l’autre, pour te faire fuir. Je suis Han d’Islande.
Schumacker s’avance vers lui:
—Prends ma main! dit-il.
—Est-ce que tu veux que je la dévore?
—Han d’Islande, reprend Schumacker, je t’aime parce que tu hais les hommes.
—Voilà pourquoi je te hais.
—Écoute, je hais les hommes, comme toi, parce que je leur ai fait du bien, et qu’ils m’ont fait du mal.
—Tu ne les hais pas comme moi; je les hais, moi, parce qu’ils m’ont fait du bien, et que je leur ai rendu du mal.
Schumacker frémit du regard du monstre. Il a beau vaincre sa nature, son âme ne peut sympathiser avec celle-là.
—Oui, s’écrie-t-il, j’exècre les hommes, parce qu’ils sont fourbes, ingrats, cruels. Je leur ai dû tout le malheur de ma vie.
—Tant mieux!—je leur ai dû, moi, tout le bonheur de la mienne.
—Quel bonheur?
—Le bonheur de sentir des chairs palpitantes frémir sous ma dent, un sang fumant réchauffer mon gosier altéré; la volupté de briser des êtres vivants contre des pointes de rochers, et d’entendre le cri de la victime se mêler au bruit des membres fracassés. Voilà les plaisirs que m’ont procurés les hommes.
Schumacker recula avec épouvante devant le monstre dont il s’était approché presque avec l’orgueil de lui ressembler. Pénétré de honte, il voila son visage vénérable de ses mains; car ses yeux étaient pleins de larmes d’indignation, non contre la race humaine, mais contre lui-même. Son cœur noble et grand commençait à s’effrayer de la haine qu’il portait aux hommes depuis si longtemps en la voyant reproduite dans le cœur de Han d’Islande comme par un miroir effrayant.
—Eh bien! dit le monstre en riant, ennemi des hommes, oses-tu te vanter d'être semblable à moi?
Le vieillard frissonna.
—O Dieu! plutôt que de les haïr comme toi, j’aimerais mieux les aimer.
Les gardes vinrent chercher le monstre, pour l’emmener dans un cachot plus sûr. Schumacker rêveur resta seul dans le donjon; mais il n’y restait plus d’ennemi des hommes.
XLVIII
Me ferez-vous tomber,
Seigneur, entre ses mains?
C’est lui qui sous mes pas a rompu vos chemins.
Ne me châtiez point, car mon crime est son crime.
L’heure fatale était arrivée; le soleil ne montrait plus que la moitié de son disque au-dessus de l’horizon. Les postes étaient doublés dans tout le château fort de Munckholm; devant chaque porte se promenaient des sentinelles silencieuses et farouches. La rumeur de la ville arrivait plus tumultueuse et plus bruyante aux sombres tours de la forteresse, livrée elle-même à une agitation extraordinaire. On entendait dans toutes les cours le bruit lugubre des tambours voilés de crêpes; le canon de la tour basse grondait par intervalles; la lourde cloche du donjon se balançait lentement avec des sons graves et prolongés, et, de tous les points du port, des embarcations chargées de peuple se pressaient vers le redoutable rocher. Un échafaud tendu de noir, autour duquel s’épaississait et se grossissait sans cesse une foule impatiente, s’élevait dans la place d’armes du château, au centre d’un carré de soldats. Sur l’échafaud se promenait un homme vêtu de serge rouge, tantôt s’appuyant sur une hache qu’il tenait à la main, tantôt remuant un billot et une claie que portait l’estrade funèbre. Près de là était préparé un bûcher devant lequel brûlaient quelques torches de résine. Entre l’échafaud et le bûcher, on avait planté un pieu auquel était suspendu un écriteau: Ordener Guldenlew, traître.—On apercevait, de la place d’Armes, flotter au haut du donjon de Slesvig un grand drapeau noir.
C’est dans ce moment que parut, devant le tribunal toujours assemblé dans la salle d’audience, Ordener condamné. L’évêque seulement était absent; son ministère de défenseur avait cessé.
Le fils du vice-roi était vêtu de noir, et portait à son cou le collier de Dannebrog. Son visage était pâle, mais fier. Il était seul; car on était venu le chercher pour le supplice avant que l’aumônier Athanase Munder fût revenu dans son cachot.
Ordener avait déjà consommé intérieurement son sacrifice. Cependant l’époux d’Éthel songeait encore avec quelque amertume à la vie, et eût peut-être voulu pouvoir choisir pour sa première nuit de noces une autre nuit que celle du tombeau. Il avait prié et surtout rêvé dans sa prison. Maintenant il était debout devant le terme de toute prière et de tout rêve. Il se sentait fort de la force que donnent Dieu et l’amour. La foule, plus émue que le condamné, le considérait avec une attention avide. L’éclat de son rang, l’horreur de son sort, éveillaient toutes les envies et toutes les pitiés. Chacun assistait à son châtiment sans s’expliquer son crime. Il y a au fond des hommes un sentiment étrange qui les pousse, ainsi qu’à des plaisirs, au spectacle des supplices. Ils cherchent avec un horrible empressement à saisir la pensée de la destruction sur les traits décomposés de celui qui va mourir, comme si quelque révélation du ciel ou de l’enfer devait apparaître, en ce moment solennel, dans les yeux du misérable; comme pour voir quelle ombre jette l’aile de la mort planant sur une tête humaine; comme pour examiner ce qui reste d’un homme quand l’espérance l’a quitté. Cet être, plein de force et de santé, qui se meut, qui respire, qui vit, et qui, dans un moment, cessera de se mouvoir, de respirer, de vivre, environné d'êtres pareils à lui, auxquels il n’a rien fait, qui le plaignent tous, et dont nul ne le secourra; ce malheureux, mourant sans être moribond, courbé à la fois sous une puissance matérielle et sous un pouvoir invisible; cette vie que la société n’a pu donner, et qu’elle prend avec appareil, toute cette cérémonie imposante du meurtre judiciaire, ébranlent vivement les imaginations. Condamnés tous à mort avec des sursis indéfinis, c’est pour nous un objet de curiosité étrange et douloureuse, que l’infortuné qui sait précisément à quelle heure son sursis doit être levé.
On se souvient qu’avant d’aller à l’échafaud Ordener devait être amené devant le tribunal, pour être dégradé de ses titres et de ses honneurs. À peine le mouvement excité dans l’assemblée par son arrivée eut-il fait place au calme, que le président se fit apporter le livre héraldique des deux royaumes, et les statuts de l’ordre de Dannebrog.
Alors, ayant invité le condamné à mettre un genou en terre, il recommanda aux assistants le silence et le respect, ouvrit le livre des chevaliers de Dannebrog, et commença à lire d’une voix haute et sévère:
«—Christiern, par la grâce et miséricorde du Tout-Puissant, roi de Danemark et de Norvège, des Vandales et des Goths, duc de Slesvig, de Holstein, de Stormarie et de Dytmarse, comte d’Oldenbourg et de Delmenhurst, savoir faisons—qu’ayant rétabli, sur la proposition de notre grand-chancelier, comte de Griffenfeld (la voix du président passa si rapidement sur ce nom qu’on l’entendit à peine), l’ordre royal de Dannebrog, fondé par notre illustre aïeul saint Waldemar,
«Sur ce que nous avons considéré que cet ordre vénérable ayant été créé en souvenir de l’étendard Dannebrog, envoyé du ciel à notre royaume béni,
«Ce serait mentir à la divine institution de l’ordre si quelqu’un des chevaliers pouvait impunément forfaire à l’honneur et aux saintes lois de l’église et de l’état.
Nous ordonnons, à genoux devant Dieu, que quiconque, parmi les chevaliers de l’ordre, aura livré son âme au démon par quelque félonie ou trahison, après avoir été blâmé publiquement par un juge, sera à jamais dégradé du rang de chevalier de notre royal ordre de Dannebrog.»
Le président referma le livre.
—Ordener Guldenlew, baron de Thorvick, chevalier de Dannebrog, vous vous êtes rendu coupable de haute trahison, crime pour lequel votre tête va être tranchée, votre corps brûlé, et votre cendre jetée au vent.—Ordener Guldenlew, traître, vous vous êtes rendu indigne de prendre rang parmi les chevaliers de Dannebrog. Je vous invite à vous humilier, car je vais vous dégrader publiquement au nom du roi.
Le président étendit la main sur le livre de l’ordre, et s’apprêtait à prononcer la formule fatale sur Ordener, calme et immobile, lorsqu’une porte latérale s’ouvrit à droite du tribunal. Un huissier ecclésiastique parut, annonçant sa révérence l’évêque de Drontheimhus.
C’était lui en effet. Il entra précipitamment dans la salle, accompagné d’un autre ecclésiastique qui le soutenait.
—Arrêtez! seigneur président, cria-t-il avec une force qui semblait n'être plus de son âge; arrêtez!—Le ciel soit béni! j’arrive à temps:
L’assemblée redoubla d’attention, prévoyant quelque nouvel événement.
Le président se tourna vers l’évêque avec humeur:
—Votre révérence me permettra de lui faire remarquer, que sa présence est inutile ici. Le tribunal va dégrader le condamné, qui touche au moment de subir sa peine.
—Gardez-vous, dit l’évêque, de toucher à celui qui est pur devant le Seigneur. Ce condamné est innocent. Rien ne peut se comparer au cri d’étonnement qui retentit dans l’auditoire, si ce n’est le cri d’épouvante que poussèrent le président et le secrétaire intime.
—Oui, tremblez, juges, poursuivit l’évêque avant que le président eût eu le temps de reprendre son sang-froid; tremblez! car vous alliez verser le sang innocent.
Pendant que l’émotion du président se calmait, Ordener s’était levé consterné. Le noble jeune homme craignait que sa généreuse ruse ne fût découverte, et qu’on n’eût trouvé des preuves de la culpabilité de Schumacker.
—Seigneur évêque, dit le président, dans cette affaire, le crime semble vouloir nous échapper, en passant de tête en tête. Ne vous fiez pas à quelque vaine apparence. Si Ordener Guldenlew est innocent, quel est donc alors le coupable?
—Votre grâce va le savoir, répondit l’évêque.—Puis, montrant au tribunal une cassette de fer qu’un serviteur portait derrière lui:—Nobles seigneurs, vous avez jugé dans les ténèbres; dans cette cassette est la lumière miraculeuse qui doit les dissiper.
Le président, le secrétaire intime et Ordener parurent frappés en même temps, à l’aspect de la mystérieuse cassette. L’évêque poursuivit:
—Nobles juges, écoutez-nous. Aujourd’hui, au moment où nous rentrions dans notre palais épiscopal, afin de nous reposer des fatigues de la nuit, et de prier pour les condamnés, on nous a remis cette boîte de fer scellée. Le gardien du Spladgest l’avait, nous a-t-on dit, apportée ce matin à notre palais pour qu’elle nous fût remise, affirmant qu’elle renfermait sans doute quelque mystère satanique, attendu qu’il l’avait trouvée sur le corps du sacrilège Benignus Spiagudry, dont on a retiré le cadavre du Sparbo.
L’attention d’Ordener redoubla. Tout l’auditoire se taisait religieusement. Le président et le secrétaire courbaient la tête comme deux condamnés. On eût dit qu’ils avaient tous deux oublié leur astuce et leur audace. Il y a un moment dans la vie du méchant où sa puissance s’en va.
—Après avoir béni cette cassette, continua l’évêque, nous en avons brisé le sceau, qui portait, comme vous pouvez le voir encore, les anciennes armoiries abolies de Griffenfeld. Nous y avons trouvé en effet un secret satanique. Vous allez en juger, vénérables seigneurs. Prêtez-nous toute votre attention; car il s’agit ici du sang des hommes, et le Seigneur en pèse chaque goutte.
Alors, ouvrant la formidable cassette, il en tira un parchemin au dos duquel était écrite l’attestation suivante:
«Moi, Blaxtham Cumbysulsum, docteur, je déclare, au moment de mourir, remettre au capitaine Dispolsen, procureur, à Copenhague, de l’ancien comte de Griffenfeld, la pièce suivante, entièrement écrite de la main de Turiaf Musdœmon, serviteur du chancelier comte d’Ahlefeld, afin que le susnommé capitaine en fasse l’usage qu’il lui plaira.—Et je prie Dieu de me pardonner mes crimes.—À Copenhague, le onzième jour du mois de janvier mil six cent quatre-vingt-dix-neuf.
«CUMBYSULSUM.»
Le secrétaire intime tremblait d’un tremblement convulsif. Il voulut parler et ne le put. L’évêque cependant remettait le parchemin au président pâle et agité.
—Que vois-je? s’écria celui-ci en déployant le parchemin.—Note au noble comte d’Ahlefeld, sur le moyen de se défaire juridiquement de Schumacker!....—Je vous jure, révérend évêque....
Le parchemin tomba des mains du président.
—Lisez, lisez, seigneur, poursuivit l’évêque. Je ne doute pas que votre indigne serviteur n’ait abusé de votre nom, comme il a abusé de celui du malheureux Schumacker. Voyez seulement ce qu’a produit votre haine peu charitable pour votre prédécesseur tombé. Un de vos courtisans a machiné en votre nom sa perte, espérant sans doute s’en faire un mérite auprès de votre grâce.
En montrant au président que les soupçons de l’évêque, qui connaissait tout le contenu de la cassette, ne tombaient pas sur lui, ces paroles le ranimèrent. Ordener respirait également. Il commençait à entrevoir que l’innocence du père de son Éthel allait éclater en même temps que la sienne propre. Il éprouvait un profond étonnement de cette destinée bizarre qui l’avait conduit à la poursuite d’un formidable brigand pour retrouver cette cassette, que son vieux guide Benignus Spiagudry portait sur lui; en sorte qu’elle le suivait pendant qu’il la cherchait. Il méditait aussi la grave leçon des événements qui, après l’avoir perdu par cette fatale cassette, le sauvaient par elle.
Le président, rappelant son sang-froid, lut alors, avec les signes d’une indignation que partageait tout l’auditoire, une longue note, où Musdœmon expliquait en détail l’abominable plan que nous lui avons vu suivre dans le cours de cette histoire. Plusieurs fois le secrétaire intime voulut se lever pour se défendre; mais à chaque fois la rumeur publique le repoussait sur son siège. Enfin l’odieuse lecture se termina au milieu d’un murmure d’horreur.
—Hallebardiers, qu’on saisisse cet homme! dit le président, désignant le secrétaire intime.
Le misérable, sans force et sans parole, descendit de son siège, et fut jeté sur le banc d’infamie, parmi les huées de la populace.
—Seigneurs juges, dit l’évêque, frémissez et réjouissez-vous. La vérité, qui vient d'être portée à vos consciences, va encore vous être confirmée par ce que l’aumônier des prisons de cette royale ville, notre honoré frère Athanase Munder, ici présent, va vous apprendre.
C’était en effet Athanase Munder qui accompagnait l’évêque. Il s’inclina devant son pasteur et devant le tribunal, puis, sur un signe du président, il s’exprima ainsi:
—Ce que je vais dire est la vérité. Me punisse le ciel si je profère ici une parole dans une intention autre que celle de bien faire!—J’avais, d’après ce que j’avais vu ce matin dans le cachot du fils du vice-roi, pensé en moi-même que ce jeune homme n’était point coupable, quoique vos seigneuries l’aient condamné sur ses aveux. Or, j’ai été appelé, il y a quelques heures, pour donner les derniers secours spirituels au malheureux montagnard qui a été si cruellement assassiné devant vous, et que vous aviez condamné, respectables seigneurs, comme étant Han d’Islande. Voici ce que m’a dit ce moribond: «Je ne suis point Han d’Islande; j’ai été bien puni d’avoir pris ce nom. Celui qui m’a payé pour jouer ce rôle est le secrétaire intime de la grande chancellerie; il se nomme Musdœmon, et il a machiné toute la révolte sous le nom de Hacket. Je crois qu’il est le seul coupable dans tout ceci.» Alors il m’a demandé ma bénédiction et recommandé de venir en toute hâte reporter ses dernières paroles au tribunal. Dieu est témoin de ce que je dis. Puisse-je sauver le sang de l’innocent, et ne point faire verser celui du coupable!
Il se tut, saluant de nouveau son évêque et les juges.
—Votre grâce voit, seigneur, dit l’évêque au président, que l’un de mes clients n’avait point saisi à tort tant de ressemblance entre ce Hacket et votre secrétaire intime.
—Turiaf Musdœmon; demanda le président au nouvel accusé, qu’avez-vous à alléguer pour votre défense?
Musdœmon leva sur son maître un regard qui l’effraya. Toute son assurance lui était revenue. Il répondit après un moment de silence:
—Rien, seigneur.
Le président reprit d’une voix altérée et faible:
—Vous vous avouez donc coupable du crime qui vous est imputé? Vous vous avouez auteur d’une conspiration tramée à la fois contre l’état et contre un individu nommé Schumacker.
—Oui, seigneur, répondit Musdœmon. L’évêque se leva.
—Seigneur président, pour qu’il ne reste aucun doute dans cette affaire, que votre grâce demande à l’accusé s’il a eu des complices.
—Des complices! répéta Musdœmon.
Il parut réfléchir un moment. Un horrible malaise se peignit sur le front du président.
—Non, seigneur évêque, dit-il enfin.
Le président jeta sur lui un regard soulagé qui rencontra le sien.
—Non, je n’ai point eu de complices, répéta Musdœmon avec plus de force. J’avais tramé tout ce complot par attachement pour mon maître, qui l’ignorait, pour perdre son ennemi Schumacker.
Les regards de l’accusé et du président se rencontrèrent encore.
—Votre grâce, reprit l’évêque, doit sentir que, puisque Musdœmon n’a point eu de complices, le baron Ordener Guldenlew ne peut être coupable.
—S’il ne l’était pas, révérend évêque, comment se serait-il avoué criminel?
—Seigneur président, comment ce montagnard s’est-il obstiné à se dire Han d’Islande au péril de sa tête? Dieu seul sait ce qui existe au fond des cœurs.
Ordener prit la parole.
—Seigneurs juges, je puis vous le dire, maintenant que le vrai coupable est découvert. Oui, je me suis faussement accusé, pour sauver l’ancien chancelier Schumacker, dont la mort eût laissé sa fille sans protecteur.
Le président se mordit les lèvres.
—Nous demandons au tribunal, dit l’évêque, que l’innocence de notre client Ordener soit proclamée par lui.
Le président répondit par un signe d’adhésion; et, sur la demande du haut-syndic, on acheva l’examen de la redoutable cassette, qui ne renfermait plus que le diplôme et les titres de Schumacker mêlés à quelques lettres du prisonnier de Munckholm au capitaine Dispolsen, lettres amères sans être coupables, et qui ne pouvaient effrayer que le chancelier d’Ahlefeld.
Bientôt le tribunal se retira, et après une courte délibération, tandis que les curieux rassemblés dans la place d’Armes attendaient avec une impatience opiniâtre le fils du vice-roi condamné, et que le bourreau se promenait nonchalamment sur l’échafaud, le président prononça, d’une voix presque éteinte, l’arrêt qui condamnait à mort Turiaf Musdœmon, et réhabilitait Ordener Guldenlew, le réintégrant dans tous ses honneurs, titres et privilèges.
XLIX
n’en donnerais pas, en honneur, une obole.
Ce qui restait du régiment des arquebusiers de Munckholm était rentré dans son ancienne caserne, bâtiment isolé au milieu d’une grande cour carrée dans l’enceinte du fort. À la nuit tombante, on barricada, suivant l’usage, les portes de cet édifice, où s’étaient retirés tous les soldats, à l’exception des sentinelles dispersées sur les tours et du peloton de garde devant la prison militaire adossée à la caserne. Cette prison, la plus sûre et la mieux surveillée de toutes les prisons de Munckholm, renfermait les deux condamnés qui devaient être pendus le lendemain matin, Han d’Islande et Musdœmon.
Han d’Islande est seul dans son cachot. Il est étendu sur la terre, enchaîné, la tête appuyée sur une pierre; quelque faible lumière vient jusqu’à lui à travers une ouverture quadrangulaire grillée, pratiquée dans l’épaisse porte de chêne qui sépare son cachot de la salle voisine, où il entend ses gardiens rire et blasphémer, au bruit des bouteilles qu’ils vident et des dés qu’ils roulent sur un tambour. Le monstre s’agite en silence dans l’ombre, ses bras se resserrent et s’écartent, ses genoux se contractent et se déploient, ses dents mordent ses fers.
Tout à coup il élève la voix, il appelle; un guichetier se présente à l’ouverture grillée.
—Que veux-tu? dit-il au brigand.
Han d’Islande se soulève.
—Compagnon, j’ai froid; mon lit de pierre est dur et humide; donne-moi une botte de paille pour dormir, et un peu de feu pour me réchauffer.
—Il est juste, reprend le guichetier, de procurer au moins ses aises à un pauvre diable qui va être pendu, fût-il le diable d’Islande. Je vais t’apporter ce que tu me demandes.—As-tu de l’argent?
—Non, répond le brigand.
—Quoi! toi, le plus fameux voleur de la Norvège, tu n’as pas dans ta sacoche quelques méchants ducats d’or?
—Non, répond le brigand.
—Quelques petits écus royaux?
—Non, te dis-je!
—Pas même quelques pauvres ascalins?
—Non, non, rien; pas de quoi acheter la peau d’un rat ou l'âme d’un homme.
Le guichetier hocha la tête:
—C’est différent; tu as tort de te plaindre; ta cellule n’est pas aussi froide que celle où tu dormiras demain, sans t’apercevoir, je te jure, de la dureté du lit.
Cela dit, le guichetier se retira, emportant une malédiction du monstre, qui continua de se mouvoir dans ses chaînes, dont les anneaux rendaient par intervalles des bruits faibles, comme s’ils se fussent lentement brisés sous des tiraillements violents et réitérés.
La porte de chêne s’ouvrit; un homme de haute taille, vêtu de serge rouge, et portant une lanterne sourde, entra dans le cachot, accompagné du guichetier qui avait repoussé la prière du prisonnier. Celui-ci cessa tout mouvement.
—Han d’Islande, dit l’homme vêtu de rouge, je suis Nychol Orugix, bourreau du Drontheimhus; je dois avoir demain, au lever du jour, l’honneur de pendre ton excellence par le cou à une belle potence neuve, sur la place publique de Drontheim.
—Es-tu bien sûr en effet de me pendre? répondit le brigand.
Le bourreau se mit à rire.
—Je voudrais que tu fusses aussi sûr de monter droit au ciel par l’échelle de Jacob, que tu es sûr de monter demain au gibet par l’échelle de Nychol Orugix.
—En vérité? dit le monstre avec un malicieux regard.
—Je te répète, seigneur brigand, que je suis le bourreau de la province.
—Si je n’étais moi, je voudrais être toi, reprit le brigand.
—Je ne t’en dirai pas autant, reprit le bourreau; puis, se frottant les mains d’un air vain et flatté:—Mon ami, tu as raison, c’est un bel état que le nôtre. Ah! ma main sait ce que pèse la tête d’un homme.
—As-tu quelquefois bu du sang? demanda le brigand.
—Non; mais j’ai souvent donné la question.
—As-tu quelquefois dévoré les entrailles d’un petit enfant vivant encore?
—Non; mais j’ai fait crier des os entre les ais d’un chevalet de fer; j’ai tordu des membres dans les rayons d’une roue; j’ai ébréché des scies d’acier sur des crânes dont j’enlevais les chevelures; j’ai tenaillé des chairs palpitantes, avec des pinces rougies devant un feu ardent; j’ai brûlé le sang dans des veines entr’ouvertes, en y versant des ruisseaux de plomb fondu et d’huile bouillante.
—Oui, dit le brigand pensif, tu as bien aussi tes plaisirs.
—En somme, continua le bourreau, quoique tu sois Han d’Islande, je crois qu’il s’est encore envolé plus d'âmes de mes mains que des tiennes, sans compter celle que tu rendras demain.
—En supposant que j’en aie une.—Crois-tu donc, bourreau du Drontheimhus, que tu pourrais faire partir l’esprit d’Ingolphe du corps de Han d’Islande, sans qu’il emportât le tien?
La réponse du bourreau commença par un éclat de rire.
—Ah, vraiment! nous verrons cela demain.
—Nous verrons, dit le brigand.
—Allons, dit le bourreau, je ne suis pas venu ici pour t’entretenir de ton esprit, mais seulement de ton corps. Écoute-moi!—Ton cadavre m’appartient de droit après ta mort; cependant la loi te laisse la faculté de me le vendre; dis-moi donc ce que tu en veux.
—Ce que je veux de mon cadavre? dit le brigand.
—Oui, et sois consciencieux.
Han d’Islande s’adressa au guichetier:
—Dis-moi, camarade, combien veux-tu me vendre une botte de paille et un peu de feu?
Le guichetier resta un moment rêveur:
—Deux ducats d’or, répondit-il.
—Eh bien, dit le brigand au bourreau, tu me donneras deux ducats d’or de mon cadavre.
—Deux ducats d’or! s’écria le bourreau. Cela est horriblement cher. Deux ducats d’or un méchant cadavre! Non, certes! je n’en donnerai pas ce prix.
—Alors, répondit tranquillement le monstre, tu ne l’auras pas!
—Tu seras jeté à la voirie, au lieu d’orner le musée royal de Copenhague ou le cabinet de curiosités de Berghen.
—Que m’importe?
—Longtemps après ta mort, on viendrait en foule examiner ton squelette, en disant: Ce sont les restes du fameux Han d’Islande! on polirait tes os avec soin, on les rattacherait avec des chevilles de cuivre; on te placerait sous une grande cage de verre, dont on aurait soin chaque jour d’enlever la poussière. Au lieu de ces honneurs, songe à ce qui t’attend, si tu ne veux pas me vendre ton cadavre; on t’abandonnera à la pourriture dans quelque charnier, où tu seras à la fois la pâture des vers et la proie des vautours.
—Eh bien! je ressemblerai aux vivants qui sont sans cesse rongés par les petits et dévorés par les grands.
—Deux ducats d’or! répétait le bourreau entre ses dents; quelle prétention exorbitante! Si tu ne modères ton prix, mon cher Han d’Islande, nous ne pourrons traiter ensemble.
—C’est la première et probablement la dernière vente que je ferai de ma vie; je tiens à faire un marché avantageux.
—Songe que je puis te faire repentir de ton opiniâtreté. Demain tu seras en ma puissance.
—Crois-tu?
Ces mots étaient prononcés avec une expression qui échappa au bourreau.
—Oui, et il y a une manière de serrer le nœud coulant.... tandis que, si tu deviens raisonnable, je te pendrai mieux.
—Peu m’importe ce que tu feras demain de mon cou! répondit le monstre d’un air railleur.
—Allons, ne pourrais-tu te contenter de deux écus royaux? Qu’en feras-tu?
—Adresse-toi à ton camarade, dit le brigand en montrant le guichetier; il me demande deux ducats d’or pour un peu de paille et de feu.
—Aussi, dit le bourreau, apostrophant le guichetier avec humeur, par la scie de saint Joseph! il est révoltant de faire payer du feu et de la méchante paille au poids de l’or. Deux ducats! Le guichetier répliqua aigrement:
—Je suis bien bon de n’en pas exiger quatre!—C’est vous, maître Nychol, qui êtes aussi arabe que le chiffre 2, de refuser à ce pauvre prisonnier deux ducats d’or de son cadavre, que vous pourrez vendre au moins vingt ducats à quelque savant ou à quelque médecin.
—Je n’ai jamais payé un cadavre plus de quinze ascalins, dit le bourreau.
—Oui, repartit le guichetier, le cadavre d’un mauvais voleur ou d’un misérable juif, cela peut-être; mais chacun sait que vous tirerez ce que vous voudrez du corps de Han d’Islande.
Han d’Islande hocha la tête.
—De quoi vous mêlez-vous? dit Orugix brusquement; est-ce que je m’occupe, moi, de vos rapines, des vêtements, des bijoux que vous volez aux prisonniers, de l’eau sale que vous versez dans leur maigre bouillon, des tourments que vous leur faites éprouver pour tirer d’eux de l’argent?—Non! je ne donnerai point deux ducats d’or.
—Point de paille et point de feu, à moins de deux ducats d’or, répondit l’obstiné guichetier.
—Point de cadavre à moins de deux ducats d’or, répéta le brigand immobile.
Le bourreau, après un moment de silence, frappa la terre du pied:
—Allons, le temps me presse. Je suis appelé ailleurs. Il tira de sa veste un sac de cuir qu’il ouvrit lentement et comme à regret.
—Tiens, maudit démon d’Islande, voilà tes deux ducats. Satan ne donnerait certes pas de ton âme ce que je donne de ton corps.
Le brigand reçut les deux pièces d’or. Aussitôt le guichetier avança la main pour les reprendre.
—Un instant, compagnon, donne-moi d’abord ce que je t’ai demandé.
Le guichetier sortit, et revint un moment après, apportant une botte de paille fraîche et un réchaud plein de charbons ardents, qu’il plaça près du condamné.
—C’est cela, dit le brigand en lui remettant les deux ducats, je me chaufferai cette nuit.—Encore un mot, ajouta-t-il d’une voix sinistre:—Le cachot ne touche-t-il pas à la caserne des arquebusiers de Munckholm?
—Cela est vrai, repartit le guichetier.
—Et d’où vient le vent?
—De l’est, je crois.
—C’est bon, reprit le brigand.
—Où veux-tu donc en venir, camarade? demanda le guichetier.
—À rien, répondit le brigand.
—Adieu, camarade, à demain de bonne heure.
—Oui, à demain, répéta le brigand.
Et le bruit de la lourde porte, qui se refermait, empêcha le bourreau et son compagnon d’entendre le ricanement sauvage et goguenard, qui accompagnait ces paroles.
L
Jetons maintenant un regard dans l’autre cachot de la prison militaire adossée à la caserne des arquebusiers, qui renferme notre ancienne connaissance Turiaf Musdœmon.
On s’est peut-être étonné d’entendre ce Musdœmon, si profondément rusé, si profondément lâche, livrer avec tant de bonne foi le secret de son crime au tribunal qui l’a condamné, et cacher avec tant de générosité la part qu’y a prise son ingrat patron, le chancelier d’Ahlefeld. Qu’on se rassure cependant; Musdœmon n’était point converti. Cette généreuse bonne foi était peut-être la plus grande preuve d’adresse qu’il eût jamais donnée. Quand il avait vu toute son infernale intrigue si inopinément dévoilée et si invinciblement démontrée, il avait été un instant étourdi et épouvanté. Cette première impression passée, l’extrême justesse de son esprit lui fit sentir que, dans l’impuissance de perdre désormais ses victimes désignées, il ne devait plus songer qu’à se sauver. Deux partis à prendre se présentèrent à lui: se décharger de tout sur le comte d’Ahlefeld, qui l’abandonnait si lâchement, ou prendre sur lui tout le crime qu’il avait partagé avec le comte. Un esprit vulgaire se fût jeté sur le premier, Musdœmon choisit le second. Le chancelier était chancelier, d’ailleurs rien ne le compromettait directement dans ces papiers qui accablaient son secrétaire intime; puis il avait échangé quelques regards d’intelligence avec Musdœmon; il n’en fallut pas davantage pour déterminer celui-ci à se laisser condamner, certain que le comte d’Ahlefeld faciliterait son évasion, moins encore par reconnaissance pour le service passé que par besoin de ses services futurs.
Il se promenait donc dans sa prison, qu’éclairait à peine une lampe sépulcrale, ne doutant pas que la porte ne lui en fût ouverte dans la nuit. Il examinait la forme de ce vieux cachot de pierre, bâti par d’anciens rois dont l’histoire sait, à peine les noms, s’étonnant seulement qu’il eût un plancher de bois, sur lequel ses pas retentissaient profondément comme s’il eût couvert quelque cavité souterraine. Il remarquait un gros anneau de fer scellé dans la clef de la voûte en ogive, et auquel pendait un lambeau de vieille corde rompue. Et le temps s’écoulait, et il écoutait avec impatience l’horloge du donjon sonner lentement les heures, en traînant ses tintements lugubres dans le silence de la nuit. Enfin, un mouvement de pas se fit entendre en dehors du cachot; son cœur battit d’espérance. L’énorme serrure cria, les cadenas s’agitèrent, les chaînes tombèrent; et, quand la porte s’ouvrit, son front rayonna de joie.
C’était le personnage en habits d’écarlate que nous venons de voir dans le cachot de Han. Il portait sous son bras un rouleau de corde de chanvre, et était accompagné de quatre hallebardiers vêtus de noir et armés d’épées et de pertuisanes.
Musdœmon était encore en robe et en perruque de magistrat. Ce costume parut faire effet sur l’homme rouge. Il le salua comme accoutumé à le respecter.
—Seigneur, demanda-t-il au prisonnier avec quelque hésitation, est-ce à votre courtoisie que nous avons affaire?
—Oui, oui, répondit en hâte Musdœmon confirmé dans son espoir d’évasion par ce début poli, et ne remarquant point la couleur sanglante des vêtements de celui qui lui parlait.
—Vous vous nommez, dit l’homme, les yeux fixés sur un parchemin qu’il avait déployé, Turiaf Musdœmon.
—Précisément. Vous venez, mes amis, de la part du grand-chancelier?
—Oui, votre courtoisie.
—N’oubliez pas, quand vous aurez terminé votre mission, d’exprimer à sa grâce toute ma reconnaissance.
L’homme aux habits rouges leva sur lui un regard étonné.
—Votre.... reconnaissance!....
—Oui, sans doute, mes amis; car il me sera probablement impossible de la lui témoigner moi-même tout de suite.
—Probablement, répondit l’homme avec une expression ironique.
—Et vous sentez, poursuivit Musdœmon, que je ne dois pas me montrer ingrat pour un pareil service.
—Par la croix du bon larron, s’écria l’autre en riant lourdement, on dirait, à vous entendre, que le chancelier fait pour votre courtoisie tout autre chose.
—Sans doute, il ne me rend encore en ce moment qu’une justice rigoureuse!
—Rigoureuse, soit!—mais enfin vous convenez que c’est justice. C’est le premier aveu de ce genre que j’entends depuis vingt-six ans que j’exerce. Allons, seigneur, le temps se passe en paroles; êtes-vous prêt?
—Je le suis, dit Musdœmon joyeux, faisant un pas vers la porte.
—Attendez, attendez un moment, cria l’homme rouge, se baissant pour déposer à terre son rouleau de corde.
Musdœmon s’arrêta.
—Pourquoi donc toute cette corde?
—Votre courtoisie a raison de me faire cette question; j’en ai là en effet bien plus qu’il ne m’en faut; mais, au commencement de ce procès, je croyais avoir bien plus de condamnés.
En parlant ainsi l’homme dénouait son rouleau de corde.
—Allons, dépêchons, dit Musdœmon.
—Votre courtoisie est bien pressée.—Est-ce qu’elle n’a pas encore quelque prière?....
—Point d’autre que celle que je vous ai déjà adressée, de remercier pour moi sa grâce.—Pour Dieu, hâtons-nous, ajouta Musdœmon, je suis impatient de sortir d’ici. Avons-nous beaucoup de chemin à faire?
—De chemin! reprit l’homme au vêtement d’écarlate, se redressant et mesurant plusieurs brasses de corde déroulée. La route qui nous reste à faire ne fatiguera pas beaucoup votre courtoisie; car nous allons tout terminer sans mettre le pied hors d’ici.
Musdœmon tressaillit.
—Que voulez-vous dire?
—Que voulez-vous dire vous-même? demanda l’autre.
—O Dieu! dit Musdœmon, pâlissant comme s’il entrevoyait une lueur funèbre; qui êtes-vous?
—Je suis le bourreau.
Le misérable trembla ainsi qu’une feuille sèche que le vent secoue.
—Est-ce que vous ne venez pas pour me faire évader? murmura-t-il d’une voix éteinte.
Le bourreau partit d’un éclat de rire.
—Si fait vraiment! pour vous faire évader dans le pays des esprits, où je vous proteste qu’on ne pourra plus vous reprendre.
Musdœmon s’était prosterné la face contre terre.
—Grâce! ayez pitié de moi! Grâce!
—Sur ma foi, dit froidement le bourreau, c’est la première fois qu’on me fait une pareille demande.
—Est-ce que vous me prenez pour le roi?
L’infortuné se traînait à genoux, souillant sa robe dans la poussière, frappant le plancher de son front, un moment auparavant si radieux, et embrassant les pieds du bourreau avec des cris sourds et des sanglots étouffes.
—Allons, paix! reprit le bourreau. Je n’avais point encore vu la robe noire s’humilier devant ma veste rouge.
Il repoussa du pied le suppliant.
—Camarade, prie Dieu et les saints; ils t’écouteront mieux que moi.
Musdœmon resta agenouillé, le visage caché dans ses mains et pleurant amèrement. Cependant le bourreau, se haussant sur la pointe des pieds, avait passé la corde dans l’anneau de la voûte; il la laissa pendre jusque sur le plancher, puis l’arrêta par un double tour, puis prépara un nœud coulant à l’extrémité qui touchait à terre.
—J’ai fini, dit-il au condamné quand ces menaçants apprêts furent terminés; en as-tu fini de même avec la vie?
—Non, dit Musdœmon se levant, non, cela ne se peut! Vous commettez quelque horrible méprise. Le chancelier d’Ahlefeld n’est point assez infâme... Je lui suis trop nécessaire. Il est impossible que ce soit pour moi que l’on vous ait envoyé. Laissez-moi fuir, craignez d’encourir la colère du chancelier.
—Ne nous as-tu point déclaré, répliqua le bourreau, que tu étais Turiaf Musdœmon?
Le prisonnier demeura un moment silencieux:
—Non, dit-il tout à coup, non, je ne me nomme point Musdœmon; je me nomme Turiaf Orugix.
—Orugix! s’écria le bourreau, Orugix!
Il arracha précipitamment la perruque qui cachait le visage du condamné, et poussa un cri de stupeur:
—Mon frère!
—Ton frère! répondit le condamné avec un étonnement mêlé de honte et de joie, serais-tu?...
—Nychol Orugix, bourreau du Drontheimhus, pour te servir, mon frère Turiaf.
Le condamné se jeta au cou de l’exécuteur, en l’appelant son frère, son frère chéri. Cette reconnaissance fraternelle n’eût pas dilaté le cœur de celui qui en eût été témoin. Turiaf prodiguait à Nychol mille caresses avec un sourire affecté et craintif, auquel Nychol répondait par des regards sombres et embarrassés; on eût dit un tigre flattant un éléphant au moment où le pied pesant du monstre presse son ventre haletant.
—Quel bonheur, frère Nychol!—Je suis bien joyeux de te revoir.
—Et moi, j’en suis fâché pour toi, frère Turiaf. Le condamné feignait de ne point entendre, et poursuivait d’une voix tremblante:
—Tu as une femme et des enfants, sans doute? Tu me mèneras voir mon aimable sœur et embrasser mes charmants neveux.
—Signe de croix du démon! murmura le bourreau.
—Je veux être leur second père. Écoute, frère, je suis puissant, j’ai du crédit....
Le frère répondit d’un accent sinistre:
—Je sais que tu en avais!—À présent ne songe plus qu’à celui que tu as sans doute su te ménager près des saints.
Toute espérance disparut du front du condamné.
—O Dieu! que signifie ceci, cher Nychol? Je suis sauvé, puisque je te retrouve.—Songe que le même ventre nous a portés, que le même sein nous a nourris, que les mêmes jeux ont occupé notre enfance; souviens-toi, Nychol, que tu es mon frère!
—Jusqu’à cette heure, tu ne t’en étais pas souvenu, répondit le farouche Nychol.
—Non, je ne puis mourir de la main de mon frère!
—C’est ta faute, Turiaf.—C’est toi qui as rompu ma carrière; qui m’as empêché d'être exécuteur royal de Copenhague; qui m’as fait jeter, comme bourreau de province, dans ce misérable pays. Si tu n’avais point agi ainsi en mauvais frère, tu ne te plaindrais pas de ce qui te révolte aujourd’hui. Je ne serais point dans le Drontheimhus, et ce serait un autre qui ferait ton affaire.
—Nous en avons dit assez, mon frère, il faut mourir.
La mort est hideuse au méchant, par le même sentiment qui la rend belle à l’homme de bien; tous deux vont quitter ce qu’ils ont d’humain, mais le juste est délivré de son corps comme d’une prison, le méchant en est arraché comme d’une forteresse. Au dernier moment, l’enfer se révèle à l'âme perverse qui a rêvé le néant. Elle frappe avec inquiétude sur la sombre porte de la mort, et ce n’est pas le vide qui lui répond. Le condamné se roula sur le plancher en se tordant les bras avec une plainte plus déchirante que la lamentation éternelle d’un damné.
—Miséricorde de Dieu! Saints anges du ciel, si vous existez, ayez compassion de moi! Nychol, mon Nychol, au nom de notre mère commune, oh! laisse-moi vivre!
Le bourreau montra son parchemin.
—Je ne puis; l’ordre est précis.
—Cet ordre ne me concerne pas, balbutia le désespéré prisonnier; il regarde un certain Musdœmon, ce n’est pas moi; je suis Turiaf Orugix.
—Tu veux rire, dit Nychol en haussant les épaules. Je sais bien qu’il s’agit de toi. D’ailleurs, ajouta-t-il durement, tu n’aurais point été hier, pour ton frère, Turiaf Orugix; tu n’es pour lui aujourd’hui que Turiaf Musdœmon.
—Mon frère, mon frère! reprit le misérable, eh bien! attends jusqu’à demain! Il est impossible que le grand-chancelier ait donné l’ordre de ma mort. C’est un affreux malentendu. Le comte d’Ahlefeld m’aime beaucoup. Je t’en conjure, mon cher Nychol, la vie!—Je serai bientôt rentré en faveur, et je te rendrai tous les services....
—Tu ne peux plus m’en rendre qu’un, Turiaf, interrompit le bourreau. J’ai déjà perdu les deux exécutions sur lesquelles je comptais le plus, celles de l’ex-chancelier Schumacker et du fils du vice-roi. J’ai toujours du malheur. Il ne me reste plus que Han d’Islande et toi. Ton exécution, comme nocturne et secrète, me vaudra douze ducats d’or. Laisse-moi donc faire tranquillement, voilà le seul service que j’attends de toi.
—O Dieu! dit douloureusement le condamné.
—Ce sera le premier et le dernier, à la vérité; mais, en revanche, je te promets que tu ne souffriras point. Je te pendrai en frère.—Résigne-toi.
Musdœmon se leva; ses narines étaient gonflées de rage, ses lèvres vertes tremblaient, ses dents claquaient, sa bouche écumait de désespoir.
—Satan!—J’aurai sauvé ce d’Ahlefeld! j’aurai embrassé mon frère! et ils me tueront!, et il faudra mourir la nuit, dans un cachot obscur, sans que le monde puisse entendre mes malédictions, sans que ma voix puisse tonner, sur eux d’un bout du royaume à l’autre, sans que ma main puisse déchirer le voile de tous leurs crimes! Ce sera pour arriver à cette mort que j’aurai souillé toute ma vie!—Misérable! poursuivit-il, s’adressant à son frère, tu veux donc être fratricide?
—Je suis bourreau, répondit le flegmatique Nychol.
—Non! s’écria le condamné. Et il s’était jeté à corps perdu sur le bourreau, et ses yeux lançaient des flammes et répandaient des larmes, comme ceux d’un taureau aux abois. Non, je ne mourrai pas ainsi! Je n’aurai point vécu comme un serpent formidable pour mourir comme le misérable ver qu’on écrase! Je laisserai ma vie dans ma dernière morsure; mais elle sera mortelle.
En parlant ainsi, il étreignait en ennemi celui qu’il venait d’embrasser en frère. Le flatteur et caressant Musdœmon se montrait en ce moment ce qu’il était dans son essence. Le désespoir avait remué le fond de son âme ainsi qu’une lie, et après avoir rampé comme le tigre, il se redressait comme lui. Il eût été difficile de décider lequel des deux frères était le plus effroyable, dans ce moment où ils luttaient, l’un avec la stupide férocité d’une bête sauvage, l’autre avec la fureur rusée d’un démon.
Mais les quatre hallebardiers, jusqu’alors impassibles, n’étaient pas restés immobiles. Ils avaient prêté assistance au bourreau, et bientôt Musdœmon, qui n’avait d’autre force que sa rage, fut contraint de lâcher prise. Il alla se jeter à plat ventre contre la muraille, poussant des hurlements inarticulés et émoussant ses ongles sur la pierre.
—Mourir! démons de l’enfer! mourir sans que mes cris percent ces voûtes, sans que mes bras renversent ces murs!
On le saisit sans éprouver de résistance. Son effort inutile l’avait épuisé. On le dépouilla de sa robe pour le garrotter. En ce moment, un paquet cacheté tomba de ses vêtements.
—Qu’est cela? dit le bourreau.
Une espérance infernale luisait dans l’œil hagard du condamné.
—Comment avais-je oublié cela? murmura-t-il.—Écoute, frère Nychol, ajouta-t-il d’une voix presque amicale; ces papiers appartiennent au grand-chancelier. Promets-moi de les lui remettre, et fais ensuite de moi ce que tu voudras.
—Puisque tu es tranquille maintenant, je te promets de remplir ta dernière intention, quoique tu viennes d’agir envers moi comme un mauvais frère. Ces papiers seront remis au chancelier, foi d’Orugix.
—Demande à les lui remettre toi-même, reprit le condamné en souriant au bourreau, qui, par sa nature, comprenait peu les sourires. Le plaisir qu’ils causeront à sa grâce te vaudra peut-être quelque faveur.
—Vrai, frère? dit Orugix. Merci. Peut-être le diplôme d’exécuteur royal, n’est-ce pas? Eh bien! quittons-nous bons amis. Je te pardonne les coups d’ongles que tu m’as donnés; pardonne-moi le collier de corde que tu vas recevoir de moi.
—Le chancelier m’avait promis un autre collier, répondit Musdœmon.
Alors les hallebardiers l’amenèrent garrotté au milieu du cachot; le bourreau lui passa le fatal nœud coulant autour du cou.
—Turiaf, es-tu prêt?
—Un instant! un instant! dit le condamné, auquel sa terreur était revenue; de grâce, mon frère, ne tire pas la corde avant que je ne te le dise.
—Je n’aurai pas besoin de tirer la corde, répondit le bourreau.
Une minute après il répéta sa question:
—Es-tu prêt?
—Encore un instant! hélas! il faut donc mourir!
—Turiaf, je n’ai pas le temps d’attendre.
En parlant ainsi, Orugix invitait les hallebardiers à s’éloigner du condamné.
—Un mot encore, frère! n’oublie pas de remettre le paquet au comte d’Ahlefeld.
—Sois tranquille, répliqua le frère. Il ajouta pour la troisième fois:—Allons, es-tu prêt?
L’infortuné ouvrait la bouche pour implorer peut-être encore une minute de vie, quand le bourreau impatient se baissa. Il tourna un bouton de cuivre qui sortait du plancher.
Le plancher se déroba sous le patient; le misérable disparut dans une trappe carrée, au bruit sourd de la corde qui se tendait soudainement avec d’effrayantes vibrations, causées en partie par les dernières convulsions du mourant. On ne vit plus que la corde qui s’agitait dans la sombre ouverture, d’où s’échappaient un vent frais et une rumeur pareille à celle de l’eau courante.
Les hallebardiers eux-mêmes reculèrent frappés d’horreur. Le bourreau s’approcha du gouffre, saisit de la main la corde qui vibrait toujours et se suspendit sur l’abîme, s’appuyant des deux pieds sur les épaules du patient. La fatale corde se tendit avec un son rauque et demeura immobile. Un soupir étouffé venait de sortir de la trappe.
—C’est bon, dit le bourreau remontant dans le cachot. Adieu, frère.
Il tira un coutelas de sa ceinture.
—Va nourrir les poissons du golfe. Que ton corps soit la proie de l’eau tandis que ton âme sera celle du feu.
À ces mots, il coupa la corde tendue. Ce qui en resta suspendu à l’anneau de fer revint fouetter la voûte, tandis qu’on entendait l’eau profonde et ténébreuse rejaillir de la chute du corps, puis continuer sa course souterraine vers le golfe.
Le bourreau referma la trappe comme il l’avait ouverte. Au moment où il se redressait, il vit le cachot plein de fumée.
—Qu’est-ce donc? demanda-t-il aux hallebardiers; d’où vient cette fumée?
Ils l’ignoraient comme lui. Surpris, ils ouvrirent la porte du cachot; les corridors de la prison étaient également inondés d’une fumée épaisse et nauséabonde. Une issue secrète les conduisit, alarmés, dans la cour carrée, où un spectacle effrayant les attendait.
Un immense incendie, accru par la violence du vent d’est, dévorait la prison militaire et la caserne des arquebusiers. La flamme, poussée en tourbillons, rampait autour des murs de pierre, couronnait les toits ardents, sortait comme d’une bouche des fenêtres dévorées; et les noires tours de Munckholm tantôt se rougissaient d’une clarté sinistre, tantôt disparaissaient dans d’épais nuages de fumée.
Un guichetier qui fuyait dans la cour leur apprit en peu de mots que le feu était parti, pendant le sommeil des gardiens de Han d’Islande, du cachot du monstre, auquel on avait eu l’imprudence de donner de la paille et du feu.
—J’ai bien du malheur! s’écria Orugix à ce récit; voilà encore sans doute Han d’Islande qui m’échappe. Le misérable aura été brûlé! et je n’aurai même plus son corps que j’ai payé deux ducats!
Cependant les malheureux arquebusiers de Munckholm, réveillés en sursaut par cette mort imminente, se pressaient en foule à la grande porte, embarrassée de funestes barricades; on entendait du dehors leurs clameurs d’angoisse et de détresse; on les voyait se tordre les bras aux fenêtres en feu ou se précipiter sur les dalles de la cour, évitant une mort dans une autre. La flamme victorieuse embrassait tout l’édifice, avant que le reste de la garnison eût eu le temps d’accourir. Tout secours était déjà inutile. Le bâtiment était heureusement isolé; on se borna à enfoncer à coups de hache la porte principale; mais ce fut trop tard, car au moment où elle s’ouvrait, toute la charpente embrasée du toit de la caserne s’écroula avec un long fracas sur les infortunés soldats, entraînant dans sa chute les combles et les étages incendiés. L’édifice entier disparut alors dans un tourbillon de poussière enflammée et de fumée ardente, où s’éteignaient quelques faibles clameurs.
Le lendemain matin il ne s’élevait plus dans la cour carrée que quatre hautes murailles noires et chaudes encore, entourant un horrible amas de décombres fumants qui continuaient à se dévorer les uns les autres, comme des bêtes dans un cirque. Quand toute cette ruine fut un peu refroidie, on en fouilla les profondeurs. Sous une couche de pierres, de poutres et de ferrures tordues par le feu, reposait un amas d’ossements blanchis et de cadavres défigurés; avec une trentaine de soldats, pour la plupart estropiés, c’était ce qui restait du beau régiment de Munckholm.
Lorsqu’en remuant les débris de la prison on arriva au cachot fatal d’où l’incendie était parti et que Han d’Islande avait habité, on y trouva les restes d’un corps humain, couché près d’un réchaud de fer, sur des chaînes rompues. On remarqua seulement que parmi ces cendres il y avait deux crânes, quoiqu’il n’y eût qu’un cadavre.
LI
SALADIN. Bravo, Ibrahim! tu es vraiment un messager de bonheur; je te remercie de ta bonne nouvelle.
LE MAMELOUCK. Eh bien! il n’en est que cela?
SALADIN. Qu’attends-tu?
LE MAMELOUCK. Il n’y a rien de plus pour le messager du bonheur?
LESSING, Nathan le Sage.
Pâle et défait, le comte d’Ahlefeld se promène à grands pas dans son appartement; il froisse dans ses mains un paquet de lettres qu’il vient de parcourir, et frappe du pied le marbre poli et les tapis à franges d’or.
À l’autre bout de l’appartement se tient debout, quoique dans l’attitude d’une prostration respectueuse, Nychol Orugix, vêtu de son infâme pourpre et son chapeau de feutre à la main.
—Tu m’as rendu service, Musdœmon, murmure le chancelier entre ses dents, resserrées par la colère. Le bourreau lève timidement son regard stupide:
—Sa grâce est contente?
—Que veux-tu, toi? dit le chancelier se détournant brusquement.
Le bourreau, fier d’avoir attiré un regard du chancelier, sourit d’espérance.
—Ce que je veux, votre grâce? La place d’exécuteur à Copenhague, si votre grâce daigne payer par cette haute faveur les bonnes nouvelles que je lui apporte.
Le chancelier appelle les deux hallebardiers de garde à la porte de son appartement.
—Qu’on saisisse ce drôle, qui a l’insolence de me narguer.
Les deux gardes entraînent Nychol stupéfait et consterné, qui hasarde encore une parole:
—Seigneur....
—Tu n’es plus bourreau du Drontheimhus! j’annule ton diplôme! reprend le chancelier poussant la porte avec violence.
Le chancelier ressaisit les lettres, les lit, les relit, avec rage, s’enivrant en quelque sorte de son déshonneur, car ces lettres sont l’ancienne correspondance de la comtesse avec Musdœmon. C’est l’écriture d’Elphége. Il y voit qu’Ulrique n’est pas sa fille, que ce Frédéric si regretté n’était peut-être pas son fils. Le malheureux comte est puni par le même orgueil qui a causé tous ses crimes. C’est peu d’avoir vu sa vengeance fuir de sa main; il voit tous ses rêves ambitieux s’évanouir, son passé flétri, son avenir mort. Il a voulu perdre ses ennemis; il n’a réussi qu’à perdre son crédit, son conseiller, et jusqu’à ses droits de mari et de père.
Il veut du moins voir une fois encore la misérable qui l’a trahi. Il traverse les grandes salles d’un pas rapide, secouant les lettres dans ses mains, comme s’il eût tenu la foudre. Il ouvre en furieux la porte de l’appartement d’Elphége. Il entre...
Cette coupable épouse venait d’apprendre subitement du colonel Voethaün l’horrible mort de son fils Frédéric. La pauvre mère était folle.
CONCLUSION
pris sérieusement.
Depuis quinze jours, les événements que nous venons de raconter occupaient toutes les conversations de Drontheim et du Drontheimhus, jugés selon les diverses faces qu’ils avaient présentées au jour. La populace de la ville, qui s’était vainement attendue au spectacle de sept exécutions successives, commençait à désespérer de ce plaisir; et les vieilles femmes, à demi aveugles, racontaient encore qu’elles avaient vu, la nuit du déplorable embrasement de la caserne, Han d’Islande s’envoler dans une flamme, riant dans l’incendie, et poussant du pied la toiture brûlante de l’édifice sur les arquebusiers de Munckholm; lorsque, après une absence qui avait semblé bien longue à son Éthel, Ordener reparut dans le donjon du Lion de Slesvig, accompagné du général Levin de Knud et de l’aumônier Athanase Munder.
Schumacker se promenait en ce moment dans le jardin, appuyé sur sa fille. Les deux jeunes époux eurent bien de la peine à ne point tomber dans les bras l’un de l’autre; il fallut encore se contenter d’un regard. Schumacker serra affectueusement la main d’Ordener et salua d’un air de bienveillance les deux étrangers.
—Jeune homme, dit le vieux captif, que le ciel bénisse votre retour!
—Seigneur, répondit Ordener, j’arrive. Je viens de voir mon père de Berghen, je reviens embrasser mon père de Drontheim.
—Que voulez-vous dire? demanda le vieillard étonné.
—Que vous me donniez votre fille, noble seigneur.
—Ma fille! s’écria le prisonnier, se tournant vers Éthel rouge et tremblante.
—Oui, seigneur, j’aime votre Éthel; je lui ai consacré ma vie; elle est à moi.
Le front de Schumacker se rembrunit:
—Vous êtes un noble et digne jeune homme, mon fils; quoique votre père m’ait fait bien du mal, je le lui pardonne en votre faveur, et je verrais volontiers cette union. Mais il y a un obstacle.
—Lequel, seigneur? demanda Ordener presque inquiet.
—Vous aimez ma fille; mais êtes-vous sûr qu’elle vous aime?
Les deux amants se regardèrent, muets de surprise.
—Oui, poursuivit le père. J’en suis fâché; car je vous aime, moi, et j’aurais voulu vous appeler mon fils. C’est ma fille qui ne voudra pas. Elle m’a déclaré dernièrement son aversion pour vous. Depuis votre départ, elle se tait quand je lui parle de vous, et semble éviter votre pensée, comme si elle la gênait. Renoncez donc à votre amour, Ordener. Allez, on se guérit d’aimer comme de haïr.
—Seigneur... dit Ordener stupéfait.
—Mon père!... dit-Éthel joignant les mains.
—Ma fille, sois tranquille, interrompit le vieillard; ce mariage me plaît, mais il te déplaît. Je ne veux pas torturer ton cœur, Éthel. Depuis quinze jours je suis bien changé, va. Je ne forcerai pas ta répugnance pour Ordener. Tu es libre.
Athanase Munder souriait.
—Elle ne l’est pas, dit-il.
—Vous vous trompez, mon noble père, ajouta Éthel enhardie. Je ne hais pas Ordener.
—Comment! s’écria le père.
—Je suis... reprit Éthel. Elle s’arrêta. Ordener s’agenouilla devant le vieillard.
—Elle est ma femme, mon père! Pardonnez-moi comme mon autre père m’a déjà pardonné, et bénissez vos enfants.
Schumacker, étonné à son tour, bénit le jeune couple incliné devant lui.
—J’ai tant maudit dans ma vie, dit-il, que je saisis maintenant sans examen toutes les occasions de bénir. Mais à présent expliquez-moi....
On lui expliqua tout. Il pleurait d’attendrissement, de reconnaissance et d’amour.
—Je me croyais sage, je suis vieux, et je n’ai pas compris le cœur d’une jeune fille!
—Je m’appelle donc Ordener Guldenlew! disait Éthel avec une joie enfantine.
—Ordener Guldenlew, reprit le vieux Schumacker, vous valez mieux que moi; car, dans ma prospérité, je ne serais certes pas descendu de mon rang pour m’unir à la fille pauvre et dégradée d’un malheureux proscrit.
Le général prit la main du prisonnier et lui remit un rouleau de parchemins:
—Seigneur comte, ne parlez pas ainsi. Voici vos titres que le roi vous avait déjà renvoyés par Dispolsen. Sa majesté vient d’y joindre le don de votre grâce et de votre liberté. Telle est la dot de la comtesse de Danneskiold, votre fille.
—Grâce! liberté! répéta Éthel ravie.
—Comtesse de Danneskiold! ajouta le père.
—Oui, comte, continua le général, vous rentrez dans tous vos honneurs, tous vos biens vous sont rendus!
—À qui dois-je tout cela? demanda l’heureux Schumacker.
—Au général Levin de Knud, répondit Ordener.
—Levin de Knud! Je vous le disais bien, général gouverneur, Levin de Knud est le meilleur des hommes. Mais pourquoi n’est-il pas venu lui-même m’apporter mon bonheur? où est-il?
Ordener montra avec étonnement le général qui souriait et pleurait:
—Le voici!
Ce fut une scène touchante que la reconnaissance de ces deux vieux compagnons de puissance et de jeunesse. Le cœur de Schumacker se dilatait enfin. En connaissant Han d’Islande, il avait cessé de haïr les hommes; en connaissant Ordener et Levin, il se prenait à les aimer.
Bientôt de belles et douces fêtes solennisèrent le sombre hymen du cachot. La vie commença à sourire aux deux jeunes époux qui avaient su sourire à la mort. Le comte d’Ahlefeld les vit heureux; ce fut sa plus cruelle punition.
Athanase Munder eut aussi sa joie. Il obtint la grâce de ses douze condamnés, et Ordener y ajouta celle de ses anciens confrères d’infortune, Kennybol, Jonas et Norbith, qui retournèrent libres et joyeux annoncer, aux mineurs pacifiés que le roi les délivrait de la tutelle.
Schumacker ne jouit pas longtemps de l’union d’Éthel et d’Ordener; la liberté et le bonheur avaient trop ébranlé son âme; elle alla jouir d’un autre bonheur et d’une autre liberté. Il mourut dans la même année 1699, et ce chagrin vint frapper ses enfants, comme pour leur apprendre qu’il n’est point de félicité parfaite sur la terre. On l’inhuma dans l’église de Veer, terre que son gendre possédait dans le Jutland, et le tombeau lui conserva tous les titres que la captivité lui avait enlevés. De l’alliance d’Ordener et d’Éthel naquit la famille des comtes de Danneskiold.