Han d'Islande
drôle entend bien son métier; il faut qu’il soit
sûr de son fait.
C’est dans une sombre forêt de vieux chênes, où pénètre à peine le pâle crépuscule du matin, qu’un homme de petite taille en aborde un autre qui est seul, et qui paraît l’attendre. L’entretien suivant commence à voix basse:
—Daigne votre grâce me pardonner si je l’ai fait attendre! Plusieurs incidents m’ont retardé.
—Lesquels?
—Le chef des montagnards, Kennybol, n’est arrivé au rendez-vous qu’à minuit; et nous avons en revanche été troublés par un témoin inattendu.
—Qui donc?
—C’est un homme qui s’est jeté comme un fou dans la mine au milieu de notre sanhédrin. J’ai pensé d’abord que c’était un espion, et j’ai voulu le faire poignarder; mais il s’est trouvé porteur de la sauvegarde de je ne sais quel pendu fort respecté de nos mineurs, et ils l’ont pris sous leur protection. Je pense, en y réfléchissant, que ce n’est sans doute qu’un voyageur curieux ou un savant imbécile. En tout cas, j’ai disposé mes mesures à son égard.
—Tout va-t-il bien du reste?
—Fort bien. Les mineurs de Guldbranshal et de Fa-roër, commandés par le jeune Norbith et le vieux Jonas, les montagnards de Kole, conduits par Kennybol, doivent être en marche en ce moment. À quatre milles de l’Étoile-Bleue, leurs compagnons de Hubfallo et de Sund-Moër les joindront; ceux de Kongsberg et la troupe des forgerons du Smiasen, qui ont déjà forcé la garnison de Walhstrom de se retirer, comme le noble comte le sait, les attendent quelques milles plus loin.—Enfin, mon cher et honoré maître, toutes ces bandes réunies feront halte cette nuit à deux milles de Skongen, dans les gorges du Pilier-Noir.
—Mais votre Han d’Islande, comment l’ont-ils reçu?
—Avec une entière crédulité.
—Que ne puis-je venger la mort de mon fils sur ce monstre! Quel malheur qu’il nous ait échappé!
—Mon noble seigneur, usez d’abord du nom de Han d’Islande pour vous venger de Schumacker; vous aviserez ensuite au moyen de vous venger de Han lui-même. Les révoltés marcheront aujourd’hui tout le jour et feront halte ce soir, pour passer la nuit dans le défilé du Pilier-Noir, à deux milles de Skongen.
—Comment! vous laisseriez pénétrer si près de Skongen un rassemblement aussi considérable?—Musdœmon!...
—Un soupçon, noble comte! Que votre grâce daigne envoyer, à l’instant même, un messager au colonel Voethaün, dont le régiment doit être en ce moment à Skongen; informez-le que toutes les forces des insurgés seront campées cette nuit sans défiance dans le défilé du Pilier-Noir, qui semble avoir été créé exprès pour les embuscades.
—Je vous comprends; mais pourquoi, mon cher, avoir tout disposé de façon que les rebelles soient si nombreux?
—Plus l’insurrection sera formidable, seigneur, plus le crime de Schumacker et votre mérite seront grands. D’ailleurs il importe qu’elle soit entièrement éteinte d’un seul coup.
—Bien! mais pourquoi le lieu de la halte est-il si voisin de Skongen?
—Parce que, dans toutes les montagnes, c’est le seul où la défense soit impossible. Il ne sortira de là que ceux qui sont désignés pour figurer devant le tribunal.
—À merveille!—Quelque chose, Musdœmon, me dit de terminer promptement cette affaire. Si tout est rassurant de ce côté, tout est inquiétant de l’autre. Vous savez que nous avons fait faire à Copenhague des recherches secrètes sur les papiers qui pouvaient être tombés au pouvoir de ce Dispolsen?
—Eh bien, seigneur?
—Eh bien, je viens d’apprendre à l’instant que cet intrigant avait eu des rapports mystérieux avec ce maudit astrologue Cumbysulsum.
—Qui est mort dernièrement?
—Oui; et que le vieux sorcier avait en mourant remis à l’agent de Schumacker des papiers.
—Damnation! il avait des lettres de moi, un exposé de notre plan!
—De votre plan, Musdœmon!
—Mille pardons, noble comte! Mais aussi pourquoi votre grâce avait-elle été se livrer à ce charlatan de Cumbysulsum? le vieux traître!
—Écoutez, Musdœmon, je ne suis pas comme vous un être sans croyance et sans foi.—Ce n’est pas sans de justes raisons, mon cher, que j’ai toujours eu confiance dans la science magique du vieux Cumbysulsum.
—Que votre grâce n’a-t-elle eu autant de défiance de sa fidélité que de confiance en sa science? Au surplus, ne nous alarmons pas, mon noble maître, Dispolsen est mort, ses papiers sont perdus; dans quelques jours il ne sera plus question de ceux auxquels ils pourraient servir.
—En tout cas quelle accusation pourrait monter jusqu’à moi?
—Ou jusqu’à moi, protégé par votre grâce?
—Oh oui, mon cher, vous pouvez, certes, compter sur moi; mais hâtons, je vous prie, le dénoûment de tout ceci; je vais envoyer le messager au colonel. Venez, mes gens m’attendent derrière ces halliers, et il faut reprendre le chemin de Drontheim, que le mecklembourgeois a quitté sans doute. Allons, continuez à me bien servir, et, malgré tous les Cumbysulsum et les Dispolsen de la terre, comptez sur moi à la vie et à la mort!
—Je prie votre grâce de croire... Diable!
Ici ils s’enfoncèrent tous deux dans le bois, dans les détours duquel leurs voix s’éteignirent peu à peu; et bientôt après on n’y entendit plus que le bruit des pas des deux chevaux qui s’éloignaient.
XXXV
serment, de ne pas rentrer en Castille sans le
comte prisonnier, leur seigneur.
sont résolus à ne retourner en arrière qu’en
voyant la statue s’en retourner elle-même.
serait regardé comme un traître, ils ont tous levé
la main et prêté leur serment.
peuvent aller les bœufs qui traînent le chariot;
ils ne s’arrêtent pas plus que le soleil.
enfants y sont demeurés; il en est ainsi dans les
environs.
et se demandant s’il faut affranchir la Castille
du tribut qu’elle paie à Léon.
sur la frontière...—
Pendant que la conversation qu’on vient de lire avait lieu dans une des forêts qui avoisinent le Smiasen, les révoltés, divisés en trois colonnes, sortirent de la mine de plomb d’Apsyl-Corh, par l’entrée principale, qui s’ouvre de plain-pied sur un ravin profond. Ordener, qui, malgré son désir de se rapprocher de Kennybol, avait été rangé dans la bande de Norbith, ne vit d’abord qu’une longue procession de torches, dont les feux, luttant avec les premières lueurs du jour, se réfléchissaient sur des haches, des fourches, des pioches, des massues armées de pointes de fer, d’énormes marteaux, des pics, des leviers et toutes les armes grossières que la révolte peut emprunter au travail, mêlées à d’autres armes régulières, qui annonçaient que cette révolte était une conspiration, des mousquets, des piques, des sabres, des carabines et des arquebuses. Quand le soleil eut paru, et que la lumière des torches ne fut plus que de la fumée, il put mieux observer l’aspect de cette singulière armée, qui s’avançait en désordre, avec des chants rauques et des cris sauvages, pareille à un troupeau de loups affamés qui vont à la conquête d’un cadavre. Elle était partagée en trois divisions, ou plutôt en trois foules. D’abord marchaient les montagnards de Kole, commandés par Kennybol, auquel ils ressemblaient tous par leur costume de peaux de bêtes, et presque par leur mine farouche et hardie. Puis venaient les jeunes mineurs de Norbith et les vieux de Jonas, avec leurs grands feutres, leurs larges pantalons, leurs bras entièrement nus et leurs visages noirs, qui tournaient vers le soleil des yeux stupides. Au-dessus de ces bandes tumultueuses flottaient pêle-mêle des bannières couleur de feu, sur lesquelles on lisait différentes devises, telles que: Vive Schumacker!—Délivrons notre libérateur!—Liberté aux mineurs! Liberté au comte de Griffenfeld!—Mort à Guldenlew!—Mort aux oppresseurs! Mort à d’Ahlefeld!—Les rebelles paraissaient plutôt considérer ces enseignes comme des fardeaux que comme des ornements, et elles passaient de main en main quand les porte-étendards étaient fatigués ou voulaient mêler le son discordant de leur trompe aux psalmodies et aux vociférations de leurs camarades.
L’arrière-garde de cette étrange armée se composait de dix chariots traînés par des rennes et de grands ânes, destinés sans doute à porter les munitions; et l’avant-garde, du géant amené par Hacket, qui marchait seul, armé d’une massue et d’une hache, et bien loin duquel venaient, avec une sorte de terreur, les premiers rangs commandés par Kennybol, qui ne le quittait pas des yeux, comme pour pouvoir suivre son chef diabolique dans les diverses transfigurations qu’il lui plairait de subir.
Ce torrent de rebelles descendait ainsi avec une rumeur confuse et en remplissant les bois de pins du bruit de la trompe des montagnes du Drontheimhus septentrional. Il fut bientôt grossi par les diverses bandes de Sund-Moër, de Hubfallo, de Kongsberg, et la troupe des forgerons du Smiasen, qui présentait un contraste bizarre avec le reste des révoltés. C’étaient des hommes grands et forts, armés de pinces et de marteaux, ayant pour cuirasses de larges tabliers de cuir, ne portant pour enseigne qu’une haute croix de bois, qui marchaient gravement et en cadence, avec une régularité plus réligieuse encore que militaire sans autre chant de guerre que les psaumes et les cantiques de la bible. Ils n’avaient de chef que leur porte-croix, qui s’avançait sans armes à leur tête.
Tout ce ramas d’insurgés ne rencontrait pas un être humain sur son passage. À leur approche, le chevrier poussait son troupeau dans une caverne, et le paysan désertait son village; car l’habitant des plaines et des vallées est partout le même, il craint la trompe des bandits de même que le cor des archers.
Ils traversèrent ainsi des collines et des forêts semées de rares bourgades, suivirent des routes sinueuses où l’on voyait plus de traces de bêtes fauves que de pas d’hommes, côtoyèrent des lagunes, franchirent des torrents, des ravins, des marais. Ordener ne connaissait aucun de ces lieux. Une fois seulement, son regard, se levant, rencontra a l’horizon l’apparence lointaine et bleuâtre d’une grande roche courbée. Il se pencha vers un de ses grossiers compagnons de voyage:
—Ami, quel est ce rocher là-bas, au sud, à droite?
—C’est le Cou-de-Vautour, le rocher d’Oëlmoe, répondit l’autre.
Ordener soupira profondément.
XXXVI
Guenon, perroquets, peignes et rubans, tout était prêt chez la comtesse d’Ahlefeld pour recevoir le lieutenant Frédéric. Elle avait fait venir à grands frais le dernier roman de la fameuse Scudéry. On l’avait, par son ordre, revêtu d’une riche reliure à fermoirs de vermeil ciselé, et placé entre les flacons d’essence et les boîtes de mouches, sur l’élégante toilette à pieds dorés, ornée de mosaïque de bois, dont elle avait meublé le boudoir futur de son cher enfant Frédéric. Quand elle eut ainsi parcouru le cercle minutieux de ces petits soins maternels, qui l’avaient un moment distraite de la haine, elle songea qu’elle n’avait plus autre chose à faire que de nuire à Schumacker et à Éthel. Le départ du général Levin les lui livrait sans défense.
Il s’était passé depuis peu dans le donjon de Munckholm une foule de choses sur lesquelles elle n’avait pu obtenir que des données très vagues.—Quel était le serf, vassal ou paysan, qui, à en croire les paroles très ambiguës et très embarrassées de Frédéric, s’était fait aimer de la fille de l’ex-chancelier?—Quels étaient les rapports du baron Ordener avec les prisonniers de Munckholm?—Quels étaient les motifs incompréhensibles de l’absence si singulière d’Ordener, dans un moment où les deux royaumes n’étaient occupés que de son prochain mariage avec cette Ulrique d’Ahlefeld qu’il paraissait dédaigner?—Enfin, que s’était-il passé entre Levin de Knud et Schumacker?—L’esprit de la comtesse se perdait en conjectures. Elle résolut enfin, pour éclaircir tous ces mystères, de hasarder une descente à Munckholm, conseil que lui donnaient à la fois sa curiosité de femme et ses intérêts d’ennemie.
Un soir qu’Éthel, seule dans le jardin du donjon, venait de graver, pour la sixième fois, avec le diamant d’une bague, je ne sais quel chiffre mystérieux sur le pilier noir de la poterne qui avait vu disparaître son Ordener, cette porte s’ouvrit. La jeune fille tressaillit. C’était la première fois que cette poterne s’ouvrait, depuis qu’elle s’était refermée sur lui.
Une grande femme pâle, vêtue de blanc, était devant elle. Elle présentait à Éthel un sourire doux comme du miel empoisonné, et il y avait, derrière son regard paisible et bienveillant, comme une expression de haine, de dépit et d’admiration involontaire.
Éthel la considéra avec étonnement, presque avec crainte. Depuis sa vieille nourrice, qui était morte entre ses bras, c’était la première femme qu’elle voyait dans la sombre enceinte de Munckholm.
—Mon enfant, dit doucement l’étrangère, vous êtes la fille du prisonnier de Munckholm?
Éthel ne put s’empêcher de détourner la tête; quelque chose en elle ne sympathisait pas avec l’étrangère, et il lui semblait qu’il y avait du venin dans le souffle qui accompagnait cette douce voix.—Elle répondit:
—Je m’appelle Éthel Schumacker. Mon père dit qu’on me nommait, dans mon berceau, comtesse de Tongsberg et princesse de Wollin.
—Votre père vous dit cela! s’écria la grande femme avec un accent qu’elle réprima aussitôt. Puis elle ajouta:—Vous avez éprouvé bien des malheurs!
—Le malheur m’a reçue à ma naissance dans ses bras de fer, répondit la jeune prisonnière; mon noble père dit qu’il ne me quittera qu’à ma mort.
Un sourire passa sur les lèvres de l’étrangère, qui reprit du ton de la pitié:
—Et vous ne murmurez pas contre ceux qui ont jeté votre vie dans ce cachot? vous ne maudissez pas les auteurs de votre infortune?
—Non, de peur que notre malédiction n’attire sur eux des maux pareils à ceux qu’ils nous font souffrir.
—Et, continua la femme blanche avec un front impassible, connaissez-vous les auteurs de ces maux dont vous vous plaignez?
Éthel réfléchit un moment et dit:
—Tout s’est fait par la volonté du ciel.
—Votre père ne vous parle jamais du roi?
—Le roi? c’est celui pour lequel je prie matin et soir sans le connaître.
Éthel ne comprit pas pourquoi l’étrangère se mordit les lèvres à cette réponse.
—Votre malheureux père ne vous nomme jamais, dans sa colère, ses implacables ennemis, le général Arensdorf, l’évêque Spollyson, le chancelier d’Ahlefeld?
—J’ignore de qui vous me parlez.
—Et connaissez-vous le nom de Levin de Knud?
Le souvenir de la scène qui s’était passée la surveille entre le gouverneur de Drontheim et Schumacker était trop récent dans l’esprit d’Éthel, pour que le nom de Levin de Knud ne la frappât point.
—Levin de Knud? dit-elle; il me semble que c’est cet homme pour lequel mon père a tant d’estime et presque tant d’affection.
—Comment! s’écria la grande femme.
—Oui, reprit la jeune fille, c’est ce Levin de Knud que mon seigneur et père défendait si vivement avant-hier contre le gouverneur de Drontheim.
Ces paroles redoublèrent la surprise de l’autre:
—Contre le gouverneur de Drontheim! Ne vous jouez pas de moi, ma fille. Ce sont vos intérêts qui m’amènent. Votre père prenait contre le gouverneur de Drontheim le parti du général Levin de Knud!
—Du général! il me semble que c’était du capitaine... Mais non; vous avez raison.—Mon père, poursuivit Éthel, paraissait conserver autant d’attachement à ce général Levin de Knud qu’il témoignait de haine au gouverneur du Drontheimhus.
—Voilà encore un étrange mystère! dit en elle-même la grande femme pâle, dont la curiosité s’allumait de plus en plus.—Ma chère enfant, que s’est-il donc passé entre votre père et le gouverneur de Drontheim?
L’interrogatoire fatiguait la pauvre Éthel, qui regarda fixement la grande femme.
—Suis-je donc une criminelle pour que vous m’interrogiez ainsi?
À ce mot si simple, l’inconnue parut interdite, comme si elle sentait le fruit de son adresse lui échapper. Elle reprit néanmoins, d’une voix légèrement émue:
—Vous ne me parleriez pas ainsi si vous saviez pourquoi et pour qui je viens.
—Quoi! dit Éthel, viendriez-vous de sa part? m’apporteriez-vous un message de lui?
Et tout son sang rougissait son beau visage; et tout son cœur s’était soulevé dans son sein, gonflé d’impatience et d’inquiétude.
—... De qui? demanda l’autre.
La jeune fille s’arrêta au moment de prononcer le nom adoré. Elle avait vu luire dans l’œil de l’étrangère un éclair de sombre joie qui semblait un rayon de l’enfer. Elle dit tristement:
—Vous ne savez pas de qui je veux parler. L’expression de l’attente trompée se peignit pour la seconde fois sur le visage bienveillant de l’autre.
—Pauvre jeune fille! s’écria-t-elle, que pourrais-je faire pour vous?
Éthel n’entendait pas. Sa pensée était derrière les montagnes du septentrion, à la suite de l’aventureux voyageur. Sa tête s’était baissée sur son sein, et ses mains s’étaient jointes comme d’elles-mêmes.
—Votre père espère-t-il sortir de cette prison? Cette question, que l’inconnue répéta deux fois, ramena Éthel à elle-même.
—Oui, dit-elle.
Et une larme roula dans ses yeux.
Ceux de l’étrangère s’étaient animés à cette réponse.
—Il l’espère, dites-moi! et comment? par quel moyen? quand?
—Il espère sortir de cette prison, parce qu’il espère sortir de la vie.
Il y a quelquefois dans la simplicité d’une âme douce et jeune une puissance qui se joue des ruses d’un cœur vieilli dans la méchanceté. Cette pensée parut agiter l’esprit de la grande femme, car l’expression de son visage changea tout à coup; et, posant sa main froide sur le bras d’Éthel:
—Écoutez-moi, dit-elle d’un ton qui était presque de la franchise; avez-vous entendu dire que les jours de votre père sont de nouveau menacés d’une enquête juridique? qu’il est soupçonné d’avoir fomenté une révolte parmi les mineurs du Nord?
Ces mots de révolte et d’enquête n’offraient pas d’idée claire à Éthel; elle leva son grand œil noir sur l’inconnue:
—Que voulez-vous dire?
—Que votre père conspire contre l’état; que son crime est presque découvert; que ce crime entraîne la peine de mort.
—Mort! crime!... s’écria la pauvre enfant.
—Crime et mort, dit gravement la femme étrangère.
—Mon père! mon noble père! poursuivit Éthel.
Hélas! lui qui passe ses jours à m’entendre lire l’Edda et l’Évangile! lui, conspirer! Que vous a-t-il donc fait?
—Ne me regardez pas ainsi; je vous le répète, je suis loin d'être votre ennemie. Votre père est soupçonné d’un grand crime, je vous en avertis. Peut-être, au lieu de ces témoignages de haine, aurais-je droit à quelque reconnaissance.
Ce reproche toucha Éthel.
—Oh! pardon, noble dame! pardon! Jusqu’ici quel être humain avons-nous vu qui ne fût de nos ennemis? J’ai été défiante envers vous; vous me le pardonnez, n’est-ce pas?
L’étrangère sourit.
—Quoi! ma fille! est-ce que jusqu’à ce jour vous n’avez pas encore rencontré un ami?
Une vive rougeur enflamma les joues d’Éthel. Elle hésita un moment.
—Oui.—Dieu connaît la vérité. Nous avons trouvé un ami, noble dame. Un seul!
—Un seul! dit précipitamment la grande femme. Nommez-le-moi, de grâce; vous ne savez pas combien il est important. C’est pour le salut de votre père. Quel est cet ami?
—Je l’ignore, dit Éthel. L’inconnue pâlit.
—Est-ce parce que je veux vous servir que vous vous jouez de moi? Songez qu’il s’agit des jours de votre père. Quel est, dites, quel est l’ami dont vous me parliez?
—Le ciel sait, noble dame, que je ne connais de lui que son nom, qui est Ordener.
Éthel dit ces mots avec cette peine que l’on éprouve à prononcer devant un indifférent le nom sacré qui réveille en nous tout ce qui aime.
—Ordener! Ordener! répéta l’inconnue avec une émotion étrange, tandis que ses mains froissaient vivement la blanche broderie de son voile.—Et quel est le nom de son père? demanda-t-elle d’une voix troublée.
—Je ne sais, répondit la jeune fille. Qu’importent sa famille et son père! Cet Ordener, noble dame, est le plus généreux des hommes.
Hélas! l’accent qui accompagnait cette parole avait livré tout le secret du cœur d’Éthel à la pénétration de l’étrangère.
L’étrangère prit un air calme et composé, et fit cette demande sans quitter la jeune fille du regard:
—Avez-vous entendu parler du prochain mariage du fils du vice-roi avec la fille du grand-chancelier actuel, d’Ahlefeld?
Il fallut recommencer cette question, pour ramener l’esprit d’Éthel à des idées qui ne semblaient point l’intéresser.
—Je crois que oui, fut toute sa réponse.
Sa tranquillité, son air indifférent parurent surprendre l’inconnue.
—Eh bien! que pensez-vous de ce mariage?
Il lui fut impossible d’apercevoir la moindre altération dans les grands yeux d’Éthel tandis qu’elle répondait:
—En vérité, rien. Puisse leur union être heureuse!
—Les comtes Guldenlew et d’Ahlefeld, pères des deux fiancés, sont deux grands ennemis de votre père.
—Puisse, répéta doucement Éthel, l’union de leurs enfants être heureuse!
—Il me vient une idée, poursuivit l’astucieuse inconnue. Si les jours de votre père sont menacés, vous pourriez, à l’occasion de ce grand mariage, faire obtenir sa grâce par le fils du comte vice-roi.
—Les saints vous récompenseront de tous vos bons soins pour nous, noble dame; mais comment faire parvenir ma prière jusqu’au fils du vice-roi?
Ces paroles étaient prononcées avec tant de bonne foi qu’elles arrachèrent à l’étrangère un geste d’étonnement.
—Quoi! est-ce que vous ne le connaissez pas?
—Ce puissant seigneur! s’écria Éthel; vous oubliez qu’aucun de mes regards n’a encore franchi l’enceinte de cette forteresse.
—Mais vraiment, murmura entre ses dents la grande femme, que me disait donc ce vieux fou de Levin? Elle ne le connaît pas.—Impossible cependant! dit-elle en élevant la voix; vous devez avoir vu le fils du vice-roi, il est venu ici.
—Cela se peut, noble dame; de tous les hommes qui sont venus ici je n’ai jamais vu que lui, mon Ordener.
—Votre Ordener! interrompit l’inconnue.—Elle continua, sans paraître s’apercevoir de la rougeur d’Éthel:—Connaissez-vous un jeune homme au visage noble, à la taille élégante, à la démarche grave et assurée? son œil est doux et austère, son teint frais comme celui d’une jeune fille, ses cheveux châtains.
—Oh! s’écria la pauvre Éthel, c’est lui, c’est mon fiancé, mon adoré Ordener! Dites-moi, noble et chère dame, m’apportez-vous de ses nouvelles? Où l’avez-vous rencontré? Il vous a dit qu’il daignait m’aimer, n’est-il pas vrai? Il vous a dit qu’il avait tout mon amour. Hélas! une malheureuse prisonnière n’a que son amour au monde. Ce noble ami! Il n’y a pas huit jours, je le voyais encore à cette même place, avec son manteau vert, sous lequel bat un si généreux cœur, et cette plume noire qui se balançait avec tant de grâce sur son beau front.
Elle n’acheva pas. Elle vit la grande femme inconnue trembler, pâlir et rougir, et crier d’une voix foudroyante à ses oreilles:
—Malheureuse! tu aimes Ordener Guldenlew, le fiancé d’Ulrique d’Ahlefeld, le fils du mortel ennemi de ton père, du vice-roi de Norvège!
Éthel tomba évanouie.
XXXVII
elle-même n’entende pas le bruit de vos pas...
Redoublez de soins, mes amis... Si nous arrivons
sans être entendus, je vous réponds de la
victoire.
obscurité effrayante enveloppe la terre. Nous
n’entendons aucune sentinelle, nous n’avons point
aperçu d’espions.
—Dis-moi, Guldon Stayper, mon vieux camarade, sais-tu que la bise du soir commence à me rabattre vigoureusement les poils de mon bonnet sur le visage?
C’était Kennybol, qui, détachant un moment son regard du géant qui marchait en tête des révoltés, s’était tourné à demi vers l’un des montagnards que le hasard d’une course désordonnée avait placé près de lui.
Celui-ci secoua la tête, et changea d’épaule la bannière qu’il portait, avec un grand soupir de lassitude.
—Hum! je crois, notre capitaine, que dans ces maudites gorges du Pilier-Noir, où le vent se précipite comme un torrent, nous n’aurons pas tout à fait aussi chaud cette nuit qu’une flamme qui danse sur la braise.
—Il faudra faire de tels feux que les vieilles chouettes en soient éveillées au haut des rochers, dans leurs palais de ruines. Je n’aime pas les chouettes; dans cette horrible nuit où j’ai vu la fée Ubfem, elle avait la forme d’une chouette.
—Par saint Sylvestre! interrompit Guldon Stayper en détournant la tête, l’ange du vent nous donne de furieux coups d’ailes!—Si l’on m’en croit, capitaine Kennybol, on mettra le feu à tous les sapins d’une montagne. D’ailleurs ce sera une belle chose à voir qu’une armée se chauffant avec une forêt.
—À Dieu ne plaise, mon cher Guldon! et les chevreuils! et les gerfauts! et les faisans! fais cuire le gibier, à merveille; mais ne le fais pas brûler.
Le vieux Guldon se mit à rire:
—Notre capitaine, tu es bien toujours le même démon Kennybol, le loup des chevreuils, l’ours des loups, et le buffle des ours!
—Sommes-nous encore loin du Pilier-Noir? demanda une voix parmi les chasseurs.
—Compagnon, répondit Kennybol, nous entrerons dans les gorges à la nuit tombante; nous voici dans un instant aux Quatre-Croix. Il se fit un moment de silence, pendant lequel on n’entendit que le bruit multiplié des pas, le gémissement de la bise, et le chant éloigné de la bande des forgerons du lac Smiasen.
—Ami Guldon Stayper, reprit Kennybol après avoir sifflé l’air du chasseur Rollon, tu viens de passer quelques jours à Drontheim?
—Oui, notre capitaine; notre frère Georges Stayper le pêcheur était malade, et j’ai été le remplacer pendant quelque temps dans sa barque, afin que sa pauvre famille ne mourût pas de faim pendant qu’il serait mort de maladie.
—Et puisque tu arrives de Drontheim, as-tu eu occasion de voir ce comte, le prisonnier... Schumacker... Gleffenhem... quel est son nom déjà? cet homme enfin au nom duquel nous nous révoltons contre la tutelle royale, et dont tu portes sans doute les armoiries brodées sur cette grande bannière couleur de feu?
—Elle est bien lourde! dit Guldon.—Tu veux parler du prisonnier du château-fort de Munckholm, le comte?... enfin soit. Et comment veux-tu, notre brave capitaine, que je l’aie vu? il m’aurait fallu, ajouta-t-il en baissant la voix, les yeux de ce démon qui marche devant nous, sans pourtant laisser derrière lui l’odeur du soufre, de ce Han d’Islande qui voit à travers les murs, ou l’anneau de la fée Mab qui passe par le trou des serrures.—Il n’y a en ce moment parmi nous, j’en suis sûr, qu’un seul homme qui ait vu le comte... le prisonnier dont tu me parles.
—Un seul? Ah! le seigneur Hacket? Mais ce Hacket n’est plus parmi nous. Il nous a quittés cette nuit pour retourner...
—Ce n’est point le seigneur Hacket que je veux dire, notre capitaine.
—Et qui donc?
—Ce jeune homme au manteau vert, à la plume noire, qui est tombé au milieu de nous cette nuit.
—Eh bien?
—Eh bien! dit Guldon en se rapprochant de Kennybol, c’est celui-là qui connaît le comte... ce fameux comte, enfin, comme je te connais, notre capitaine Kennybol.
Kennybol regarda Guldon, cligna de l’œil gauche en faisant claquer ses dents, et lui frappa sur l’épaule avec cette exclamation triomphale qui échappe à notre amour-propre, quand nous sommes contents de notre pénétration:—Je m’en doutais!
—Oui, notre capitaine, poursuivit Guldon Stayper en replaçant l’étendard couleur de feu sur l’épaule délassée, je te proteste que le jeune homme vert a vu le comte...—je ne sais comment tu l’appelles, celui donc pour qui nous allons nous battre.—dans le donjon même de Munckholm, et qu’il ne paraissait pas attacher moins d’importance à entrer dans cette prison, que toi ou moi à pénétrer dans un parc royal.
—Et comment sais-tu cela, notre frère Guldon?
Le vieux montagnard saisit le bras de Kennybol, puis, entr’ouvrant sa peau de loutre avec une précaution presque soupçonneuse:—Regarde! lui dit-il.
—Par mon très saint patron! s’écria Kennybol, cela brille comme du diamant!
C’était en effet une riche boucle de diamants, qui attachait le grossier ceinturon de Guldon Stayper.
—Et il est aussi vrai que c’est du diamant, repartit celui-ci en laissant tomber le pan de sa casaque, qu’il est vrai que la lune est à deux journées de marche de la terre, et que le cuir de mon ceinturon est du cuir de buffle mort.
Mais les traits de Kennybol s’étaient rembrunis, et avaient passé de l’étonnement à la sévérité. Il baissa les yeux vers la terre en disant avec une sorte de solennité sauvage:
—Guldon Stayper, du village de Chol-Soe, dans les montagnes de Kole, ton père, Medprath Stayper, est mort à cent deux ans, sans avoir rien à se reprocher, car ce ne sont pas des forfaitures que de tuer par mégarde un daim ou un élan du roi.—Guldon Stayper, tu as sur ta tête grise cinquante-sept bonnes années, ce qui n’est jeunesse que pour le hibou.—Guldon Stayper, notre camarade, j’aimerais mieux pour toi que les diamants de cette boucle fussent des grains de mil, si tu ne l’as pas acquise légitimement, aussi légitimement que le faisan royal acquiert la balle de plomb du mousquet.
En prononçant cette singulière admonestation, il y avait dans l’accent du chef montagnard à la fois de la menace et de l’onction.
—Aussi vrai que notre capitaine Kennybol est le plus hardi chasseur de Kole, répondit Guldon sans s’émouvoir, et que ces diamants sont des diamants, je les possède en légitime propriété.
—Vraiment! reprit Kennybol avec une inflexion de voix qui tenait le milieu entre la confiance et le doute.
—Dieu et mon patron béni savent, reprit Guldon, que c’était un soir, au moment où je venais d’indiquer le Spladgest de Drontheim à des enfants de notre bonne mère la Norvège, qui apportaient le corps d’un officier trouvé sur les grèves d’Urchtal.—Il y a de ceci huit jours environ.—Un jeune homme s’avança vers ma barque:—À Munckholm! me dit-il. Je m’en souciais peu, notre capitaine; un oiseau ne vole pas volontiers autour d’une cage. Cependant le jeune seigneur avait la mine haute et fière, il était suivi d’un domestique qui menait deux chevaux; il avait sauté dans ma barque d’un air d’autorité; je pris mes rames,—c’est-à-dire les rames de mon frère. C’était mon bon ange qui le voulait. En arrivant, le jeune passager, après avoir parlé au seigneur sergent, qui commandait sans doute le fort, m’a jeté pour paiement, et Dieu m’entend, notre capitaine, oui, cette boucle de diamants que je viens de te montrer, et qui eût dû appartenir à mon frère Georges, et non à moi, si, à l’heure où le voyageur, que le ciel assiste, m’a pris, la journée que je faisais pour Georges n’eût été finie. Cela est la vérité, capitaine Kennybol.
—Bien.
Peu à peu la physionomie du chef reprit autant de sérénité que son expression, naturellement sombre et dure, le lui permettait, et il demanda à Guldon, d’une voix radoucie:
—Et tu es sûr, notre vieux camarade, que ce jeune homme est le même qui est maintenant derrière nous avec ceux de Norbith?
—Sûr. Je n’oublierais pas, entre mille visages, le visage de celui qui a fait ma fortune. D’ailleurs, c’est le même manteau, la même plume noire.
—Je te crois, Guldon.
—Et il est clair qu’il allait voir le fameux prisonnier; car, si ce n’eût pas été pour quelque grand mystère, il n’eût point récompensé ainsi le batelier qui l’amenait; et d’ailleurs, maintenant qu’il se retrouve avec nous...
—Tu as raison.
—Et j’imagine, notre capitaine, que le jeune étranger est peut-être bien plus en crédit auprès du comte que nous allons délivrer, que le seigneur Hacket, qui ne me semble bon, sur mon âme, qu’à miauler comme un chat sauvage.
Kennybol fit un signe de tête expressif.
—Notre camarade, tu as dit ce que j’allais dire. Je serais, dans toute cette affaire, bien plus tenté d’obéir à ce jeune seigneur qu’à l’envoyé Hacket. Que saint Sylvestre et saint Olaüs me soient en aide; si le démon islandais nous commande, je pense, camarade Guldon, que nous le devons beaucoup moins au corbeau bavard Hacket, qu’à cet inconnu.
—Vrai, notre capitaine? demanda Guldon. Kennybol ouvrait la bouche pour répondre, quand il se sentit frapper sur l’épaule. C’était Norbith.
—Kennybol, nous sommes trahis! Gormon Woëstroem vient du sud. Tout le régiment des arquebusiers marche contre nous. Les hulans de Slesvig sont à Sparbo; trois compagnies de dragons danois attendent des chevaux au village de Loevig. Tout le long de la route, il a vu autant de casaques vertes que de buissons. Hâtons-nous de gagner Skongen; ne faisons point halte avant d’y être entrés. Là, du moins, nous pourrons nous défendre. Encore, Gormon croit-il avoir vu des mousquetons briller à travers les broussailles, en longeant les gorges du Pilier-Noir.
Le jeune chef était pâle, agité; cependant son regard et le son de sa voix annonçaient encore l’audace et la résolution.
—Impossible! s’écria Kennybol.
—Certain! certain! dit Norbith.
—Mais le seigneur Hacket...
—Est un traître ou un lâche. Sois sûr de ce que je dis, camarade Kennybol.—Où est-il, ce Hacket?
En ce moment le vieux Jonas aborda les deux chefs. Au découragement profond empreint dans tous ses traits, il était facile de voir qu’il était instruit de la fatale nouvelle.
Les regards des deux vieillards, Jonas et Kennybol, se rencontrèrent, et tous deux se mirent à hocher la tête comme d’un mutuel accord.
—Eh bien! Jonas? Eh bien! Kennybol? dit Norbith.
Cependant le vieux chef des mineurs de Fa-roër avait passé lentement sa main sur son front ridé, et il répondait à voix basse au coup d’œil du vieux chef des montagnards de Kole:
—Oui, cela est trop vrai, cela est trop sûr. C’est Gormon Woëstroem qui les a vus.
—Si la chose est ainsi, dit Kennybol, que faire?
—Que faire? répliqua Jonas.
—J’estime, camarade Jonas, que nous agirions sagement de nous arrêter.
—Et plus sagement encore, notre frère Kennybol, de reculer.
—S’arrêter! reculer! s’écria Norbith. Il faut avancer!
Les deux vieillards tournèrent vers le jeune homme un regard froid et surpris.
—Avancer! dit Kennybol. Et les arquebusiers de Munckholm!
—Et les hulans de Slesvig! ajouta Jonas.
—Et les dragons danois! reprit Kennybol. Norbith frappa la terre du pied.
—Et la tutelle royale! et ma mère, qui meurt de faim et de froid!
—Démons! la tutelle royale! dit le mineur Jonas, avec une sorte de frémissement.
—Qu’importe! dit le montagnard Kennybol. Jonas prit Kennybol par la main.
—Notre compagnon le chasseur, vous n’avez pas l’honneur d'être pupille de notre glorieux souverain Christiern IV. Puisse le saint roi Olaüs, qui est au ciel, nous délivrer de la tutelle!
—Demande ce bienfait à ton sabre! dit Norbith d’une voix farouche.
—Les paroles hardies coûtent peu à un jeune homme, camarade Norbith, répondit Kennybol, mais songez que si nous allons plus loin, toutes ces casaques vertes...
—Je songe que nous aurons beau rentrer dans nos montagnes, comme des renards devant les loups, on connaît nos noms et notre révolte; et, mourir pour mourir, j’aime mieux la balle d’une arquebuse que la corde d’un gibet.
Jonas remua la tête de haut en bas en signe d’adhésion.
—Diable! la tutelle pour nos frères! le gibet pour nous! Norbith pourrait bien avoir raison.
—Donne-moi la main, mon brave Norbith, dit Kennybol; il y a danger des deux côtés. Il vaut mieux marcher droit au précipice qu’y tomber à reculons.
—Allons! allons donc! s’écria le vieux Jonas, en faisant sonner le pommeau de son sabre.
Norbith leur serra vivement la main.
—Frères, écoutez! Soyez audacieux comme moi, je serai prudent comme vous. Ne nous arrêtons aujourd’hui qu’à Skongen; la garnison est faible et nous l’écraserons. Franchissons, puisqu’il le faut, les défilés du Pilier-Noir, mais dans un profond silence. Il faut les traverser, quand même ils seraient surveillés par l’ennemi.
—Je crois que les arquebusiers ne sont pas encore au pont de l’Ordals, avant Skongen. Mais, n’importe. Silence!
—Silence! soit, répéta Kennybol.
—Maintenant, Jonas, reprit Norbith, retournons tous deux à notre poste. Demain peut-être nous serons à Drontheim, malgré les arquebusiers, les hulans, les dragons et tous les justaucorps verts du midi.
Les trois chefs se quittèrent. Bientôt le mot d’ordre silence! passa de rang en rang, et cette bande de rebelles, un moment auparavant si tumultueuse, ne fut plus, dans ces déserts rembrunis par les approches de la nuit, que comme une troupe de fantômes muets, qui se promène sans bruit dans les sentiers tortueux d’un cimetière.
Cependant la route qu’ils suivaient se rétrécissait de moment en moment, et semblait s’enfoncer par degrés entre deux remparts de rochers qui devenaient de plus en plus escarpés. À l’instant où la lune rougeâtre se leva au milieu d’un amas froid de nuages qui déroulaient autour d’elle leurs formes bizarres avec une mobilité fantastique, Kennybol s’inclina vers Guldon Stayper:
—Nous allons entrer dans le défilé du Pilier-Noir. Silence!
En effet, on entendait déjà le bruit du torrent qui suit entre les deux montagnes tous les détours du chemin, et l’on voyait au midi l’énorme pyramide oblongue de granit, qu’on a nommée le Pilier-Noir, se dessiner sur le gris du ciel et sur la neige des montagnes environnantes; tandis que l’horizon de l’ouest, chargé de brouillards, était borné par l’extrémité de la forêt du Sparbo et par un long amphithéâtre de rochers, étagés comme un escalier de géants.
Les révoltés, contraints d’allonger leurs colonnes dans ces routes tortueuses étranglées entre deux montagnes, continuèrent leur marche. Ils pénétrèrent dans ces gorges profondes sans allumer de torches, sans pousser de clameurs. Le bruit même de leurs pas ne s’entendait point au milieu du fracas assourdissant des cascades et des rugissements d’un vent violent qui ployait les forêts druidiques et faisait tournoyer les nuées autour des pitons revêtus de glace et de neige. Perdue dans les sombres profondeurs du défilé, la lumière souvent voilée de la lune, ne descendait pas jusqu’aux fers de leurs piques, et les aigles blancs qui passaient par intervalles au-dessus de leurs têtes ne se doutaient pas qu’une aussi grande multitude d’hommes troublât en ce moment leurs solitudes.
Une fois le vieux Guldon Stayper toucha l’épaule de Kennybol de la crosse de sa carabine.
—Capitaine! notre capitaine! je vois quelque chose reluire derrière cette touffe de houx et de genêts.
—Je le vois également, répondit le chef montagnard; c’est l’eau du torrent qui réfléchit les nuages.
Et l’on passa outre.
Une autre fois Guldon arrêta brusquement son chef par le bras.
—Regarde, lui dit-il, ne sont-ce pas des mousquetons qui brillent là-haut dans l’ombre de ce rocher?
Kennybol secoua la tête, puis après un moment d’attention:—Rassure-toi, frère Guldon. C’est un rayon de la lune qui tombe sur un pic de glace.
Aucun sujet d’alarme ne se présenta plus autour d’eux, et les diverses bandes, paisiblement déroulées dans les sinuosités du défilé, oublièrent insensiblement tout ce que la position du lieu présentait de danger.
Après deux heures de marche souvent pénible, au milieu des troncs d’arbres et des quartiers de granit dont le chemin était obstrué, l’avant-garde entra dans le montueux bouquet de sapins qui termine la gorge du Pilier-Noir, et au-dessus duquel pendent de hauts rochers noirs et moussus.
Guldon Stayper se rapprocha de Kennybol, affirmant qu’il se félicitait d'être enfin sur le point de sortir de ce maudit coupe-gorge, et qu’il fallait rendre grâce à saint Silvestre de ce que le Pilier-Noir ne leur avait pas été fatal.
Kennybol se mit à rire, jurant qu’il n’avait jamais partagé ces terreurs de vieilles femmes; car pour la plupart des hommes, quand le péril est passé, il n’a point existé, et l’on cherche alors à prouver, par l’incrédulité que l’on montre, le courage qu’on n’aurait peut-être pas montré.
En ce moment, deux petites lueurs rondes, pareilles à deux charbons ardents, qui se mouvaient dans l’épaisseur du taillis, appelèrent son attention.
—Par le salut de mon âme! dit-il à voix basse, en secouant le bras de Guldon, voilà, certes, deux yeux de braise qui doivent appartenir au plus beau chatpard qui ait jamais miaulé dans un hallier.
—Tu as raison, répondit le vieux Stayper, et s’il ne marchait pas devant nous, je croirais plutôt que ce sont les yeux maudits du démon d’Isl...
—Chut! cria Kennybol.
Puis, saisissant sa carabine:
—En vérité, poursuivit-il, il ne sera pas dit qu’une aussi belle pièce aura passé impunément sous les yeux de Kennybol.
Le coup était parti avant que Guldon Stayper, qui s’était jeté sur le bras de l’imprudent chasseur, eût pu l’arrêter.—Ce ne fut pas la plainte aiguë d’un chat sauvage qui répondit à la bruyante détonation de la carabine, ce fut un affreux grondement de tigre, suivi d’un éclat de rire humain, plus affreux encore.
On n’entendit pas le retentissement du coup de feu se prolonger, et mourir d’écho en écho dans les profondeurs des montagnes; car à peine la lumière de la carabine eut-elle brillé dans la nuit, à peine le bruit fatal de la poudre eut-il éclaté dans le silence, qu’un millier de voix formidables s’élevèrent inattendues sur les monts, dans les gorges, dans les forêts; qu’un cri de vive le Roi! immense comme un tonnerre, roula sur la tête des rebelles, à leurs côtés, devant et derrière eux, et que la lueur meurtrière d’une mousqueterie terrible, éclatant de toutes parts, les frappant et les éclairant à la fois, leur fit voir, parmi les rouges tourbillons de fumée, un bataillon derrière chaque rocher, et un soldat derrière chaque arbre.
XXXVIII
Qu’on veuille bien recommencer avec nous la journée qui vient de s’écouler, et se transporter à Skongen, où, tandis que les insurgés sortaient de la mine de plomb d’Apsyl-Corh, est entré le régiment des arquebusiers, que nous avons vu en marche au trentième chapitre de cette très véridique narration.
Après avoir donné quelques ordres pour le logement des soldats qu’il commandait, le baron Voethaün, colonel des arquebusiers, allait franchir le seuil de l’hôtel qui lui était destiné près de la porte de la ville, quand il sentit une main lourde se poser familièrement sur son épaule. Il se retourna.
C’était un homme de petite taille, dont un grand chapeau d’osier, qui couvrait ses traits, ne laissait apercevoir que la barbe rousse et touffue. Il était soigneusement enveloppé des plis d’une espèce de manteau de bure grise, qui, à un reste de capuchon qu’on y voyait pendre, paraissait avoir été une robe d’ermite, et ne laissait apercevoir que ses mains cachées sous de gros gants.
—Brave homme, demanda brusquement le colonel, que diable me voulez-vous?
—Colonel des arquebusiers de Munckholm, répondit l’homme avec une expression bizarre, suis-moi un instant, j’ai un avis à te donner.
À cette étrange invitation, le baron resta un moment surpris et muet.
—Un avis important, colonel, répéta l’homme aux gros gants.
Cette insistance détermina le baron Voethaün. Dans le moment de crise où se trouvait la province, et avec la mission qu’il remplissait, aucun renseignement n’était à dédaigner.—Allons, dit-il.
Le petit homme marcha devant lui, et dès qu’ils furent hors de la ville il s’arrêta:—Colonel, as-tu bonne envie d’exterminer d’un seul coup tous les révoltés?
Le colonel se prit à rire:
—Mais ce ne serait point mal commencer la campagne.
—Eh bien! fais placer dès aujourd’hui en embuscade tous tes soldats dans les gorges du Pilier-Noir, à deux milles de cette ville; les bandes y camperont cette nuit. Au premier feu que tu verras briller, fonds sur eux avec les tiens. La victoire sera aisée.
—Brave homme, l’avis est bon, et je vous en remercie. Mais comment savez-vous ce que vous me dites?
—Si tu me connaissais, colonel, tu me demanderais plutôt comment il se pourrait faire que je ne le susse point.
—Qui donc êtes-vous?
L’homme frappa du pied.
—Je ne suis point venu ici pour te dire cela.
—Ne craignez rien. Qui que vous soyez, le service que vous rendez sera votre sauvegarde. Peut-être étiez-vous du nombre des rebelles?
—J’ai refusé d’en être.
—Alors pourquoi taire votre nom, puisque vous êtes un fidèle sujet du roi?
—Que t’importe?
Le colonel voulut tirer encore quelques éclaircissements de ce singulier donneur d’avis.
—Dites-moi, est-il vrai que les brigands soient commandés par le fameux Han d’Islande?
—Han d’Islande! répéta le petit homme avec une inflexion de voix extraordinaire.
Le baron recommença sa question. Un éclat de rire, qui eût pu passer pour un rugissement, fut toute la réponse qu’il put obtenir. Il essaya plusieurs autres questions sur le nombre et les chefs des mineurs; le petit homme lui ferma la bouche.
—Colonel des arquebusiers de Munckholm, je t’ai dit tout ce que j’avais à te dire. Embusque-toi dès aujourd’hui dans le défilé du Pilier-Noir avec ton régiment entier, et tu pourras écraser tout ce troupeau d’hommes.
—Vous ne voulez pas me dévoiler qui vous êtes; ainsi vous vous privez de la reconnaissance du roi; mais il n’en est pas moins juste que le baron Voethaün vous témoigne sa gratitude du service que vous lui rendez.
Le colonel jeta sa bourse aux pieds du petit homme.
—Garde ton or, colonel, dit celui-ci. Je n’en ai pas besoin; et, ajouta-t-il, en montrant un gros sac suspendu à sa ceinture de corde, s’il te fallait un salaire pour tuer ces hommes, j’aurais encore, colonel, de l’or à te donner en paiement de leur sang.
Avant que le colonel fût revenu de l’étonnement où l’avaient jeté les inexplicables paroles de cet être mystérieux, il avait disparu.
Le baron Voethaün retourna lentement sur ses pas, en se demandant ce qu’on devait ajouter de foi aux avis de cet homme. Au moment où il rentrait dans son hôtel, on lui remit une lettre scellée des armes du grand-chancelier. C’était en effet un message du comte d’Ahlefeld, où le colonel retrouva, avec une surprise facile à concevoir, le même avis et le même conseil que venait de lui donner aux portes de la ville l’incompréhensible personnage au chapeau d’osier et aux gros gants.
XXXIX
braves, des ruisseaux de sang coulaient de toutes
parts, et la mort paraissait préférable à la
fuite. Un barde saxon aurait appelé cette nuit la
fête des épées; le cri des aigles fondant sur leur
proie, ce bruit de guerre, aurait été plus
flatteur à son oreille que les chants joyeux d’un
festin de noces.
On n’entreprendra pas de décrire ici l’épouvantable confusion qui rompit les colonnes déjà désordonnées des rebelles, quand le fatal défilé leur montra soudain toutes ses cimes hérissées, tous ses antres peuplés d’ennemis inattendus. Il eût été difficile de distinguer si le long cri, formé de mille cris, qui s’échappa de leurs rangs ainsi inopinément foudroyés, était un cri de désespoir, d’épouvante ou de rage. Le feu terrible que vomissaient sur eux de toutes parts les pelotons démasqués des troupes royales s’accroissait de moment en moment; et, avant qu’il fût parti de leurs lignes un autre coup de mousquet que le funeste coup de Kennybol, ils ne voyaient déjà plus autour d’eux qu’un nuage étouffant de fumée embrasée à travers lequel volait aveuglément la mort, où chacun d’eux, isolé, ne reconnaissait que soi-même, et distinguait à peine de loin les arquebusiers, les dragons, les hulans, qui se montraient confusément au front des rochers et sur la lisière des taillis, comme des diables dans une fournaise.
Toutes ces bandes, ainsi éparses dans une longueur d’environ un mille, sur un chemin étroit et tortueux, bordé d’un côté d’un torrent profond, de l’autre d’une muraille de rochers, ce qui leur ôtait toute facilité de se replier sur elles-mêmes, ressemblaient à ce serpent que l’on brise en le frappant sur le dos, lorsqu’il a déroulé tous ses anneaux, et dont les tronçons vivants se roulent longtemps dans leur écume, cherchant encore à se réunir.
Quand la première surprise fut passée, le même désespoir parut animer, comme une âme commune, tous ces hommes naturellement farouches et intrépides. Furieux de se voir ainsi écraser sans défense, cette foule de brigands poussa une clameur comme un seul corps, une clameur qui couvrit un moment tout le bruit des ennemis triomphants; et quand ceux-ci les virent sans chefs, sans ordre, presque sans armes, gravir, sous un feu terrible, des rochers à pic, s’attacher des dents et des poings à des ronces au-dessus des précipices, en agitant des marteaux et des fourches de fer, ces soldats si bien armés, si bien rangés, si sûrement postés, et qui n’avaient pas encore perdu un seul des leurs, ne purent se défendre d’un mouvement d’effroi involontaire.
Il y eut plusieurs fois de ces barbares qui parvinrent, tantôt sur des ponts de morts, tantôt en s’élevant sur les épaules de leurs camarades, appliqués aux pentes des rocs comme des échelles vivantes, jusqu’aux sommets occupés par les assaillants; mais à peine avaient-ils crié: Liberté! à peine avaient-ils élevé leurs haches ou leurs massues noueuses; à peine avaient-ils montré leurs noirs visages, tout écumants d’une rage convulsive, qu’ils étaient précipités dans l’abîme, entraînant avec eux ceux de leurs hasardeux compagnons qu’ils rencontraient dans leur chute suspendus à quelque buisson ou embrassant quelque pointe de roche.
Les efforts de ces infortunés pour fuir et pour se défendre étaient vains; toutes les issues du défilé étaient fermées; tous les points accessibles étaient hérissés de soldats. La plupart de ces malheureux rebelles expiraient en mordant le sable de la route, après avoir brisé leurs bisaiguës ou leurs coutelas sur quelque éclat de granit; quelques-uns, croisant les bras, l’œil fixé à terre, s’asseyaient sur des pierres au bord du chemin, et là ils attendaient, en silence et immobiles, qu’une balle les jetât dans le torrent. Ceux d’entre eux que la prévoyance de Hacket avait armés de mauvaises arquebuses dirigeaient au hasard quelques coups perdus vers la crête des rochers, vers l’ouverture des cavernes d’où tombaient sans cesse sur eux de nouvelles pluies de balles. Une rumeur tumultueuse, où l’on distinguait les cris furieux des chefs et les commandements tranquilles des officiers, se mêlait incessamment au fracas intermittent et fréquent des décharges, tandis qu’une sanglante vapeur montait et fuyait au-dessus du lieu de carnage, jetant au front des montagnes de grandes lueurs tremblantes; et que le torrent, blanchi d’écume, passait comme un ennemi, entre ces deux troupes d’hommes ennemis, emportant avec lui sa proie de cadavres.
Mais, dès les premiers moments de l’action, ou plutôt de la boucherie, c’étaient les montagnards de Kole, commandés par le brave et imprudent Kennybol, qui avaient le plus souffert. On se souvient qu’ils formaient l’avant-garde de l’armée rebelle, et qu’ils étaient engagés dans le bois de pins qui termine le défilé. À peine le malencontreux Kennybol eut-il armé son arquebuse, que ce bois, peuplé soudain, en quelque sorte par magie, de tirailleurs ennemis, les enferma d’un cercle de feu; tandis que, du sommet d’une hauteur en esplanade dominée par quelques grandes roches penchées, un bataillon entier du régiment de Munckholm, formé en équerre, les foudroyait sans relâche d’une mousqueterie épouvantable. Dans cette horrible crise, Kennybol, éperdu, jeta les yeux vers le mystérieux géant, n’attendant plus de salut que d’un pouvoir surhumain, tel que celui de Han d’Islande; mais il ne vit point le formidable démon déployer soudain deux ailes immenses, et s’élever au-dessus des combattants en vomissant des flammes et des foudres sur les arquebusiers; il ne le vit point grandir tout à coup jusqu’aux nuages, et renverser une montagne sur les assaillants, ou frapper du pied la terre, et ouvrir un abîme sous le bataillon embusqué. Ce formidable Han d’Islande recula comme lui dès la première bordée d’arquebusades, et vint à lui d’un visage presque troublé, demandant une carabine, attendu, disait-il avec une voix assez ordinaire, qu’en un pareil moment sa hache lui était aussi inutile que la quenouille d’une vieille femme.
Kennybol, étonné, mais toujours aussi crédule, remit son propre mousqueton au géant avec un effroi qui lui faisait presque oublier la crainte des balles qui pleuvaient autour de lui. Espérant toujours un prodige, il s’attendit encore à voir son arme fatale devenir entre les mains de Han d’Islande aussi grosse qu’un canon, ou se métamorphoser en un dragon ailé lançant du feu par les yeux, la gueule et les narines. Il n’en fut rien, et l’étonnement du pauvre chasseur fut au comble quand il vit le démon charger comme lui la carabine de poudre et de plomb ordinaire, la mettre en joue à sa manière, et lâcher tout simplement son coup, sans même ajuster aussi bien que lui, Kennybol, aurait pu le faire. Il le regarda avec une morne stupeur répéter cette opération toute machinale plusieurs fois de suite; et, convaincu enfin qu’il fallait renoncer à un miracle, il songea à tirer ses compagnons et lui-même du mauvais pas où ils se trouvaient, par quelque moyen humain. Déjà son pauvre vieux camarade Guldon Stayper était tombé à ses côtés, criblé de blessures; déjà tous les montagnards, épouvantés et ne pouvant fuir, cernés de toutes parts, se serraient les uns contre les autres, sans songer à se défendre, avec de lamentables clameurs. Kennybol comprit et vit combien cet amas d’hommes donnait de sûreté aux coups de l’ennemi, dont chaque décharge lui enlevait une vingtaine des siens. Il ordonna à ses malheureux compagnons de s’éparpiller, de se jeter dans les taillis qui longent le chemin, beaucoup plus large en cet endroit que dans le reste de la gorge du Pilier-Noir, de se cacher sous les broussailles, et de riposter de leur mieux au feu de plus en plus meurtrier des tirailleurs et du bataillon. Les montagnards, pour la plupart bien armés, parce qu’ils étaient tous chasseurs, exécutèrent l’ordre de leur chef avec une soumission qu’il n’eût peut-être pas obtenue dans un moment moins critique; car, en face du danger, les hommes en général perdent la tête, et alors ils obéissent assez volontiers à celui qui se charge d’avoir du sang-froid et de la présence d’esprit pour tous.
Cette mesure sage était loin cependant d'être la victoire, ou seulement le salut. Il y avait déjà plus de montagnards étendus hors de combat qu’il n’en restait debout, et, malgré l’exemple et les encouragements de leur chef et du géant, plusieurs d’entre eux, s’appuyant sur leurs mousquets inutiles, ou s’étendant auprès des blessés, avaient pris obstinément le parti de recevoir la mort sans avoir la peine de la donner. On s’étonnera peut-être que ces hommes, accoutumés tous les jours à braver la mort en courant de glaciers en glaciers à la poursuite des bêtes féroces, eussent si tôt perdu courage; mais, qu’on ne s’y trompe pas, dans les cœurs vulgaires, le courage est local; on peut rire devant la mitraille, et trembler dans les ténèbres ou au bord d’un précipice; on peut affronter chaque jour les animaux farouches, franchir des abîmes d’un bond, et fuir devant une décharge d’artillerie. Il arrive souvent que l’intrépidité n’est qu’habitude, et que, pour avoir cessé de craindre la mort sous telle ou telle forme, on ne l’en redoute pas moins.
Kennybol, entouré des monceaux de ses frères expirants, commençait lui-même à désespérer, quoiqu’il n’eût encore reçu qu’une légère atteinte au bras gauche, et qu’il vît le diabolique géant continuer son office de mousquetaire avec l’impassibilité la plus rassurante. Tout à coup il aperçut, dans le fatal bataillon rangé sur la hauteur, se manifester une confusion extraordinaire, et qui ne pouvait être certainement causée par le peu de dommage que lui faisait éprouver le très faible feu de ses montagnards. Il entendit d’affreux cris de détresse, des imprécations de mourants, des paroles d’épouvante, s’élever de ce peloton victorieux. Bientôt la mousqueterie se ralentit, la fumée s’éclaircit, et il put voir distinctement d’énormes quartiers de granit tomber sur les arquebusiers de Munckholm du haut de la roche élevée qui dominait le plateau où ils étaient en bataille. Ces éclats de rocs se suivaient dans leur chute avec une horrible rapidité; on les entendait se briser à grand bruit les uns sur les autres, et rebondir parmi les soldats, qui, rompant leurs lignes, se hâtaient de descendre en désordre de la hauteur et fuyaient dans toutes les directions.
À ce secours inattendu, Kennybol tourna la tête;—le géant était pourtant encore là! Le montagnard resta interdit, car il avait pensé que Han d’Islande avait enfin pris son vol et s’était placé au haut de ce rocher d’où il écrasait l’ennemi. Il éleva les yeux vers le sommet d’où tombaient les formidables masses, et ne vit rien. Il ne pouvait donc supposer qu’une partie des rebelles étaient parvenus à ce redoutable poste, puisqu’on ne voyait point briller d’armes, puisqu’on n’entendait point de cris de triomphe.
Cependant le feu du plateau avait entièrement cessé; l’épaisseur des arbres cachait les débris du bataillon qui se ralliait sans doute au bas de la hauteur. La mousqueterie des tirailleurs était même devenue moins vive. Kennybol, en chef habile, profita de cet avantage bien inespéré; il ranima ses compagnons, et leur montra, à la sombre lueur qui rougissait toute cette scène de carnage, le monceau de cadavres entassés sur l’esplanade parmi les quartiers de rocs qui continuaient de tomber d’intervalle en intervalle. Alors les montagnards répondirent à leur tour par des clameurs de victoire aux gémissements de leurs ennemis; ils se formèrent en colonne, et, bien que toujours incommodés par les tirailleurs épars dans les halliers, ils résolurent, pleins comme d’un courage nouveau, de sortir de vive force de ce funeste défilé.
La colonne ainsi formée allait s’ébranler; déjà Kennybol donnait le signal avec sa trompe, au bruit des acclamations Liberté! liberté! Plus de tutelle! quand le son du tambour et du cor, sonnant la charge, se fit entendre devant eux; puis le reste du bataillon de l’esplanade, grossi de quelques renforts de soldats frais, déboucha à portée de carabine d’un tournant de la route, et montra aux montagnards un front hérissé de piques et de bayonnettes, soutenu de rangs nombreux dont l’œil ne pouvait sonder la profondeur. Arrivé ainsi à l’improviste en vue de la colonne de Kennybol, le bataillon fit halte, et celui qui paraissait le commander agita une petite bannière blanche en s’avançant vers les montagnards, escorté d’un trompette.
L’apparition imprévue de cette troupe n’avait point déconcerté Kennybol. Il y a un point, dans le sentiment du danger, où la surprise et la crainte sont impossibles. Aux premiers bruits du cor et du tambour, le vieux renard de Kole avait arrêté ses compagnons. Au moment où le front du bataillon se déploya en bon ordre, il fit charger toutes les carabines et disposa ses montagnards deux par deux, afin de présenter moins de surface aux décharges de l’ennemi. Il se plaça lui-même en tête, à côté du géant, avec lequel, dans la chaleur de l’action, il commençait presque à se familiariser, ayant osé remarquer que ses yeux n’étaient pas précisément aussi flamboyants que la fournaise d’une forge, et que les prétendues griffes de ses mains ne s’éloignaient pas autant qu’on le disait de la forme des ongles humains.
Quand il vit le commandant des arquebusiers royaux s’avancer ainsi comme pour capituler, et le feu des tirailleurs s’éteindre tout à fait, bien que leurs cris d’appel, qui retentissaient de toutes parts, décelassent encore leur présence dans le bois, il suspendit un instant ses préparatifs de défense.
Cependant l’officier à la bannière blanche était parvenu au milieu de l’espace qui divisait les deux colonnes; il s’arrêta, et le trompette qui l’accompagnait sonna trois fois la sommation. Alors l’officier cria d’une voix forte, que les montagnards entendirent distinctement, malgré le fracas toujours croissant dont le combat remplissait derrière eux les gorges de la montagne:
—Au nom du roi! la grâce du roi est accordée à ceux des rebelles qui mettront bas les armes, et livreront leurs chefs à la souveraine justice de sa majesté!
Le parlementaire avait à peine prononcé ces paroles qu’un coup de feu partit d’un taillis voisin. L’officier frappé chancela; il fit quelques pas en élevant sa bannière, et tomba en s’écriant:—Trahison!
Nul ne sut de quelle main venait le coup fatal.
—Trahison! lâcheté! répéta le bataillon des arquebusiers avec des frémissements de rage.
Et une effroyable salve de mousqueterie foudroya les montagnards.
—Trahison! reprirent à leur tour les montagnards, furieux de voir leurs frères tomber à leurs côtés.
Et une décharge générale répondit à la bordée inattendue des soldats royaux.
—Sur eux! camarades! mort à ces lâches! Mort! crièrent les officiers des arquebusiers.
—Mort! mort! répétèrent les montagnards. Et les combattants des deux partis s’élancèrent les sabres nus, et les deux colonnes se rencontrèrent presque sur le corps du malheureux officier, avec un horrible bruit d’armes et de clameurs.
Les rangs enfoncés se mêlèrent. Chefs rebelles, officiers royaux, soldats, montagnards, tous, pêle-mêle, se heurtèrent, se saisirent, s’étreignirent, comme deux troupeaux de tigres affamés qui se joignent dans un désert. Les longues piques, les bayonnettes, les pertuisanes étaient devenues inutiles; les sabres et les haches brillaient seuls au-dessus des têtes; et beaucoup de combattants, luttant corps à corps, ne pouvaient même plus employer d’autres armes que le poignard ou les dents.
Une égale fureur, une pareille indignation animait les montagnards et les arquebusiers; le même cri trahison! vengeance! était vomi par toutes les bouches. La mêlée en était arrivée à ce point où la férocité entre dans tous les cœurs, où l’on préfère à sa vie la mort d’un ennemi que l’on ne connaît pas, où l’on marche avec indifférence sur des amas de blessés et de cadavres parmi lesquels le mourant se réveille, pour combattre encore de sa morsure celui qui le foule aux pieds.
C’est dans ce moment qu’un petit homme, que plusieurs combattants, à travers les fumées et les vapeurs du sang, prirent d’abord, à son vêtement de peaux de bêtes, pour un animal sauvage, se jeta au milieu du carnage, avec d’horribles rires et des hurlements de joie. Nul ne savait d’où il venait, ni pour quel parti il combattait, car sa hache de pierre ne choisissait pas ses victimes, et fendait également le crâne d’un rebelle et le ventre d’un soldat. Il paraissait néanmoins massacrer plus volontiers les arquebusiers de Munckholm. Tout s’écartait devant lui; il courait dans la mêlée comme un esprit; et sa hache sanglante tournoyait sans cesse autour de lui, faisant jaillir de tous côtés des lambeaux de chair, des membres rompus, des ossements fracassés. Il criait vengeance! comme tous les autres, et prononçait des paroles bizarres, parmi lesquelles le nom de Gill revenait souvent. Ce formidable inconnu était dans le carnage comme dans une fête.
Un montagnard sur lequel son regard meurtrier s’était arrêté vint tomber aux pieds du géant dans lequel Kennybol avait placé tant d’espérances déçues, en criant:
—Han d’Islande, sauve-moi!
—Han d’Islande! répéta le petit homme.
Il s’avança vers le géant.
—Est-ce que tu es Han d’Islande? dit-il.
Le géant pour réponse leva sa hache de fer. Le petit homme recula, et le tranchant, dans sa chute, s’enfonça dans le crâne même du malheureux qui implorait le secours du géant.
L’inconnu se mit à rire.
—Ho! ho! par Ingolfe! je croyais Han d’Islande plus adroit.
—C’est ainsi que Han d’Islande sauve qui l’implore! dit le géant.
—Tu as raison. Les deux formidables champions s’attaquèrent avec rage. La hache de fer et la hache de pierre se rencontrèrent; elles se heurtèrent si violemment, que les deux tranchants volèrent en éclats avec mille étincelles.
Plus prompt que la pensée, le petit homme désarmé saisit une lourde massue de bois, laissée à terre par un mourant, et, évitant le géant qui se courbait pour le saisir entre ses bras, il asséna, à mains jointes, un coup furieux de massue sur le large front de son colossal adversaire.
Le géant poussa un cri étouffé et tomba. Le petit homme triomphant le foula aux pieds, en écumant de joie.
—Tu portais un nom trop lourd pour toi, dit-il.
Et, agitant sa massue victorieuse, il alla chercher d’autres victimes.
Le géant n’était pas mort. La violence du coup l’avait étourdi, il était tombé presque sans vie. Il commençait à rouvrir les yeux et à faire quelques faibles mouvements, lorsqu’un arquebusier l’aperçut dans le tumulte, et se jeta sur lui en criant:
—Han d’Islande est pris! victoire!
—Han d’Islande est pris! répétèrent toutes les voix avec des accents de triomphe ou de détresse.
Le petit homme avait disparu.
Il y avait déjà quelque temps que les montagnards se sentaient succomber sous le nombre; car aux arquebusiers de Munckholm s’étaient joints les tirailleurs de la forêt, et des détachements de hulans et de dragons démontés, qui arrivaient de moment en moment de l’intérieur des gorges, où la reddition des principaux chefs rebelles avait arrêté le carnage. Le brave Kennybol, blessé au commencement de l’action, avait été fait prisonnier. La capture de Han d’Islande acheva d’abattre tout le reste du courage des montagnards. Ils mirent bas les armes.
Quand les premières blancheurs de l’aube éclairèrent la cime aiguë des hauts glaciers encore à demi submergés dans l’ombre, il n’y avait plus dans les défilés du Pilier-Noir qu’un morne repos, qu’un affreux silence parfois entremêlé de faibles plaintes dont se jouait le vent léger du matin. De noires nuées de corbeaux accouraient vers ces fatales gorges de tous les points du ciel; et quelques pauvres chevriers, ayant passé pendant le crépuscule sur la lisière des rochers, revinrent effrayés dans leurs cabanes, affirmant qu’ils avaient vu, dans le défilé du Pilier-Noir, une bête à face humaine, qui buvait du sang, assise sur des monceaux de morts.
XL
—Ma fille, ouvrez cette fenêtre; ces vitraux sont bien sombres, je voudrais voir un peu le jour.
—Voyez le jour, mon père! la nuit approche à grands pas.
—Il y a encore des rayons de soleil sur les collines qui bordent le golfe. J’ai besoin de respirer cet air libre à travers les barreaux de mon cachot.—Le ciel est si pur!
—Mon père, un orage vient derrière l’horizon.
—Un orage, Éthel! où le voyez-vous?
—C’est parce que le ciel est pur; mon père, que j’attends un orage.
Le vieillard jeta un regard surpris sur la jeune fille.
—Si j’avais pensé cela dès ma jeunesse, je ne serais point ici. Puis il ajouta d’un ton moins ému:
—Ce que vous dites est juste, mais n’est pas de votre âge. Je ne comprends point comment il se fait que votre jeune raison ressemble à ma vieille expérience.
Éthel baissa les yeux, comme troublée par cette réflexion grave et simple. Ses deux mains se joignirent douloureusement, et un soupir profond souleva sa poitrine.
—Ma fille, dit le vieux captif, depuis quelques jours vous êtes pâle, comme si jamais la vie n’avait échauffé le sang de vos veines. Voilà plusieurs matins que vous m’abordez avec des paupières rouges et gonflées, avec des yeux qui ont pleuré et veillé. Voilà plusieurs journées, Éthel, que je passe dans le silence, sans que votre voix essaie de m’arracher à la sombre méditation de mon passé. Vous êtes auprès de moi plus triste que moi; et cependant vous n’avez pas, comme votre père, le fardeau de toute une vie de néant et de vide qui pèse sur votre âme. L’affliction entoure votre jeunesse, mais ne peut pénétrer jusqu’à votre cœur. Les nuages du matin se dissipent promptement. Vous êtes à cette époque de l’existence où l’on se choisit dans ses rêves un avenir indépendant du présent, quel qu’il soit. Qu’avez-vous donc, ma fille? Grâce à cette monotone captivité, vous êtes à l’abri des malheurs imprévus. Quelle faute avez-vous commise?—Je ne puis croire que ce soit sur moi que vous vous affligiez; vous devez être accoutumée à mon irrémédiable infortune. L’espérance, à la vérité, n’est plus dans mes discours; mais ce n’est pas un motif pour que je lise le désespoir dans vos yeux.
En parlant ainsi, la voix sévère du prisonnier s’était attendrie presque jusqu’à l’accent paternel. Éthel, muette, se tenait debout devant lui. Tout à coup, elle se détourna d’un mouvement presque convulsif, tomba à genoux sur la pierre, et cacha son visage dans ses mains, comme pour étouffer les larmes et les sanglots qui s’échappaient tumultueusement de son sein.
Trop de douleur gonflait le cœur de l’infortunée jeune fille. Qu’avait-elle donc fait à cette fatale étrangère, pour lui révéler le secret qui détruisait toute sa vie? Hélas! depuis que le nom de son Ordener lui était connu tout entier, la pauvre enfant n’avait pas encore pu livrer ses yeux au sommeil, ni son âme au repos. La nuit elle n’éprouvait d’autre soulagement que celui de pouvoir pleurer en liberté. C’en était donc fait! il n’était point à elle, celui qui lui appartenait par tous ses souvenirs, par toutes ses douleurs, par toutes ses prières, celui dont elle s’était crue l’épouse sur la foi de ses rêves. Car la soirée où Ordener l’avait si tendrement serrée dans ses bras n’était plus dans sa pensée que comme un songe. Et en effet, ce doux songe, chacune de ses nuits le lui avait rendu depuis. C’était donc une tendresse coupable que celle qu’elle conservait encore malgré elle à cet ami absent! Son Ordener était le fiancé d’une autre! Et qui peut dire ce qu’éprouva ce cœur virginal quand le sentiment étrange et inconnu de la jalousie vint s’y glisser comme une vipère? quand elle s’agita pendant les longues heures de l’insomnie sur son lit brûlant, se figurant son Ordener, peut-être en ce moment même, dans les bras d’une autre femme plus belle, plus riche et plus noble qu’elle?—Car, se disait-elle, j’étais bien folle de croire qu’il avait été chercher la mort pour moi. Ordener est le fils d’un vice-roi, d’un puissant seigneur, et moi, je ne suis rien qu’une pauvre prisonnière; rien, que l’enfant méprisée d’un proscrit. Il est parti, lui qui est libre! et parti, sans doute, pour aller épouser sa belle fiancée, la fille d’un chancelier, d’un ministre, d’un orgueilleux comte!—Mais il m’a donc trompée, mon Ordener? ô Dieu! qui m’eût dit que cette voix pût tromper?
Et la malheureuse Éthel pleurait et pleurait encore, et elle voyait devant ses yeux son Ordener, celui dont elle avait fait le dieu ignoré de tout son être, cet Ordener paré de l’éclat de son rang, marchant à l’autel au milieu d’une fête, et se tournant vers l’autre avec ce sourire qui était jadis sa joie.
Cependant, au sein de son inexprimable désolation, elle n’avait pas un moment oublié sa tendresse filiale. Cette faible fille avait fait les plus héroïques efforts pour dérober son malheur à son infortuné père; car c’est ce qu’il y a de plus douloureux dans la douleur que d’en comprimer l’explosion extérieure, et les larmes qu’on dévore sont bien plus amères que celles qu’on répand. Il avait fallu plusieurs jours pour que le silencieux vieillard s’aperçût du changement de son Éthel, et les questions presque affectueuses qu’il venait de lui adresser avaient enfin fait jaillir tout à coup ses larmes trop longtemps renfermées dans son cœur.
Le père regarda quelque temps sa fille pleurer avec un sourire amer, et en secouant la tête.
—Éthel, dit-il enfin, toi qui ne vis pas parmi les hommes, pourquoi pleures-tu?
Il achevait à peine ces paroles que la noble et douce fille se releva. Elle avait, par je ne sais quelle puissance, arrêté les larmes dans ses yeux, qu’elle essuyait avec son écharpe.
—Mon père, dit-elle avec force, mon seigneur et père, pardonnez-moi; c’était un moment de faiblesse.
Puis elle leva sur lui des regards qui s’efforçaient de sourire.
Elle alla au fond de la chambre chercher l’Edda, vint se rasseoir près de son père taciturne, et ouvrit le livre au hasard. Alors, calmant l’émotion de sa voix, elle se mit à lire; mais sa lecture inutile passait sans être écoutée, ni d’elle, ni du vieillard.
Celui-ci fit un geste de la main.
—Assez, assez, ma fille.
Elle ferma le livre.
—Éthel, ajouta Schumacker, songez-vous encore quelquefois à Ordener?
La jeune fille, interdite, tressaillit.
—Oui, continua-t-il; à cet Ordener, qui est parti....
—Mon seigneur et père, interrompit Éthel, pourquoi nous occuper de lui? Je pense, comme vous, qu’il est parti pour ne pas revenir.
—Pour ne pas revenir, ma fille! Je n’ai pu dire cela. Je ne sais quel pressentiment m’avertit au contraire qu’il reviendra.
—Telle n’était point votre pensée, mon noble père, quand vous me parliez avec tant de défiance de ce jeune homme.
—En ai-je donc parlé avec défiance?
—Oui, mon père, et je me range en cela de votre avis; je pense qu’il nous a trompés.
—Qu’il nous a trompés, ma fille! Si je l’ai jugé ainsi, j’ai agi comme tous les hommes qui condamnent sans preuve. Je n’ai reçu de cet Ordener que des témoignages de dévouement.
—Et savez-vous, mon vénérable père, si ces paroles cordiales ne cachaient pas des pensées perfides?
—D’ordinaire, les hommes ne s’empressent point autour du malheur et de la disgrâce. Si cet Ordener ne m’était point attaché, il ne serait pas ainsi venu dans ma prison sans but.
—Êtes-vous sûr, reprit Éthel d’une voix faible, qu’en venant ici il n’ait eu aucun but?
—Et lequel? demanda vivement le vieillard.
Éthel se tut.
L’effort était trop grand pour elle, de continuer à accuser le bien-aimé Ordener, qu’elle défendait autrefois contre son père.
—Je ne suis plus le comte de Griffenfeld, poursuivit celui-ci. Je ne suis plus le grand-chancelier de Danemark et de Norvège, le dispensateur favori des grâces royales, le tout-puissant ministre. Je suis un misérable prisonnier d’état, un proscrit, un pestiféré politique. C’est déjà du courage que de parler de moi sans exécration à tous ces hommes que j’ai comblés d’honneurs et de biens; c’est du dévouement que de franchir le seuil de ce cachot, si l’on n’est pas un geôlier ou un bourreau; c’est de l’héroïsme, ma fille, que de le franchir en se disant mon ami.—Non, je ne serai point ingrat comme toute cette race humaine. Ce jeune homme a mérité ma reconnaissance, ne fût-ce que pour m’avoir montré un visage bienveillant et fait entendre une voix consolatrice.
Éthel écoutait péniblement ce langage, qui l’eût ravie quelques jours plus tôt, lorsque cet Ordener était encore dans son cœur son Ordener. Le vieillard, après s'être arrêté un moment, reprit d’une voix solennelle:
—Écoutez-moi, ma fille, car ce que je vais vous dire est grave. Je me sens dépérir lentement; la vie se retire peu à peu de moi; oui, ma fille, ma fin approche.
Éthel l’interrompit par un gémissement étouffé.
—O Dieu, mon père, ne parlez pas ainsi! de grâce, épargnez votre pauvre fille! Hélas! est-ce que vous voulez l’abandonner aussi? Que deviendra-t-elle, seule au monde, quand votre protection lui manquera?
—La protection d’un proscrit! dit le père en remuant la tête.—Au reste, c’est à cela que j’ai pensé. Oui, votre bonheur futur m’occupe plus encore que mes malheurs passés.—Écoutez-moi donc, et ne m’interrompez plus. Cet Ordener ne mérite pas d'être jugé aussi sévèrement par vous, ma fille, et j’avais cru jusqu’ici que vous n’aviez point tant d’aversion pour lui. Ses dehors sont francs et nobles; ce qui ne prouve rien à la vérité, mais je dois dire qu’il ne me paraît pas peut-être sans quelques vertus, bien qu’il lui suffise de porter une âme d’homme pour renfermer en lui le germe de tous les vices et de tous les crimes. Toute flamme donne sa fumée.
Le vieillard s’arrêta encore une fois, et, fixant son regard sur sa fille, il ajouta:
—Averti intérieurement de l’approche de ma mort, j’ai médité sur lui et sur vous, Éthel; et s’il revient, comme j’en ai l’espérance,—je vous le donne pour protecteur et pour mari.
Éthel pâlit, trembla; c’était au moment où son rêve de bonheur venait de s’envoler pour jamais, que son père essayait de le réaliser. Cette pensée si amère: J’aurais donc pu être heureuse! vint rendre à son désespoir toute sa violence. Elle resta un moment sans pouvoir parler, de peur de laisser échapper les larmes brûlantes qui roulaient dans ses yeux.
Le père attendait.
—Quoi! dit-elle enfin d’une voix éteinte, vous me le destiniez pour mari, mon seigneur et père, sans connaître sa naissance, sa famille, son nom?
—Je ne vous le destinais point, ma fille, je vous le destine.
Le ton du vieillard était presque impérieux; Éthel soupira.
—... Je vous le destine, dis-je; et que m’importe sa naissance? je n’ai pas besoin de connaître sa famille, puisque je connais sa personne. Songez-y; c’est la seule ancre de salut qui vous reste. Je crois qu’il n’a heureusement pas pour vous la même répugnance que vous montrez pour lui.
La pauvre jeune fille leva les yeux au ciel.
—Vous m’entendez, Éthel; je le répète, que me fait sa naissance? Il est sans doute d’un rang obscur, car on n’enseigne pas à ceux qui naissent dans les palais à fréquenter les prisons. Oui, et ne manifestez pas d’orgueilleux regrets, ma fille; n’oubliez pas qu’Éthel Schumacker n’est plus princesse de Wollin et comtesse de Tongsberg; vous êtes redescendue plus bas que le point d’où votre père s’est élevé. Soyez donc heureuse si cet homme accepte votre main, quelle que soit sa famille. S’il est d’une humble naissance, tant mieux, ma fille; vos jours du moins seront à l’abri des orages qui ont tourmenté les jours de votre père. Vous coulerez, loin de l’envie et de la haine des hommes, sous quelque nom inconnu, une existence ignorée, bien différente de la mienne, car elle s’achèvera mieux qu’elle n’aura commencé.
Éthel était tombée à genoux devant le prisonnier.
—O mon père! grâce!
Il ouvrit ses bras avec surprise.
—Que voulez-vous dire, ma fille?
—Au nom du ciel, ne me peignez pas ce bonheur, il n’est pas fait pour moi!
—Éthel, reprit sévèrement le vieillard, ne vous jouez pas de toute votre vie. J’ai refusé la main d’une princesse de sang royal, d’une princesse de Holstein-Augustenbourg, entendez-vous cela? Et mon orgueil a été cruellement puni. Vous dédaignez celle d’un homme obscur, mais loyal; tremblez que le vôtre ne soit aussi tristement châtié.
—Plût au ciel, murmura Éthel, que ce fût un homme obscur et loyal!
Le vieillard se leva et fit quelques pas dans l’appartement avec agitation.
—Ma fille, dit-il, c’est votre pauvre père qui vous en prie et qui vous l’ordonne. Ne me laissez pas à ma mort une inquiétude sur votre avenir; promettez-moi d’accepter cet étranger pour époux.
—Je vous obéirai toujours, mon père, mais n’espérez pas son retour.
—J’ai pesé les probabilités, et je pense, d’après l’accent dont cet Ordener prononçait votre nom....
—Qu’il m’aime! interrompit Éthel amèrement; oh! non, ne le croyez pas.
Le père répondit froidement:
—J’ignore si, pour employer votre expression de jeune fille, il vous aime; mais je sais qu’il reviendra.
—Abandonnez cette idée, mon noble père. D’ailleurs, vous ne voudriez peut-être pas qu’il fût votre gendre si vous le connaissiez.
—Éthel, il le sera, quels que soient son nom et son rang.
—Eh bien! reprit-elle, si ce jeune homme, en qui vous avez vu un consolateur, en qui vous voulez voir un soutien pour votre fille, monseigneur et père, si c’était le fils d’un de vos mortels ennemis, du vice-roi de Norvège, du comte de Guldenlew?
Schumacker recula de deux pas.
—Que dites-vous, grand Dieu! Ordener! cet Ordener.—Cela est impossible!....
L’indicible expression de haine qui venait de s’allumer dans les yeux ternes du vieillard glaça le cœur tremblant d’Éthel, qui se repentit vainement de la parole imprudente qu’elle venait de prononcer.
Le coup était porté. Schumacker resta quelques instants immobile et les bras croisés; tout son corps tressaillait comme s’il avait été sur un gril ardent; ses prunelles flamboyantes sortaient de leur orbite, et son regard, fixé sur les dalles de pierre, paraissait vouloir les enfoncer. Enfin quelques paroles sortirent de ses lèvres bleues, prononcées d’une voix aussi faible que celle d’un homme qui rêve.
—Ordener!—Oui, c’est cela, Ordener Guldenlew!
—C’est bien. Allons! Schumacker, vieux insensé, ouvre-lui donc tes bras, ce loyal jeune homme vient pour te poignarder.
Tout à coup il frappa le sol du pied, et sa voix devint tonnante.
—Ils m’ont donc envoyé toute leur infâme race pour m’insulter dans ma chute et dans ma captivité! j’avais déjà vu un d’Ahlefeld; j’ai presque souri à un Guldenlew! Les monstres! Qui eût dit cela de cet Ordener, qu’il portait une pareille âme et un pareil nom! Malheur à moi! malheur à lui! Puis il tomba anéanti sur son fauteuil, et tandis que sa poitrine oppressée se dégonflait par de longs soupirs, la pauvre Éthel, palpitante d’effroi, pleurait à ses pieds.
—Ne pleure pas, ma fille, dit-il d’une voix sinistre, viens, oh! viens sur mon cœur.
Et il la pressa dans ses bras.
Éthel ne savait comment s’expliquer cette caresse dans un moment de rage, lorsqu’il reprit:
—Du moins, jeune fille, tu as été plus clairvoyante que ton vieux père. Tu n’as point été trompée par le serpent aux yeux doux et venimeux. Viens, que je te remercie de la haine que tu m’as fait voir pour cet exécrable Ordener.
Elle frémit de cet éloge, hélas! si peu mérité.
—Mon seigneur et père, dit-elle, calmez-vous!
—Promets-moi, poursuivait Schumacker, de vouer toujours les mêmes sentiments au fils de Guldenlew; jure-le-moi.
—Dieu défend le serment, mon père.
—Jure-le, ma fille, répéta Schumacker avec véhémence. N’est-il pas vrai que tu conserveras toujours le même cœur pour cet Ordener Guldenlew?
Éthel n’eut pas de peine à répondre:
—Toujours.
Le vieillard l’attira sur sa poitrine.
—Bien, ma fille! que je te lègue au moins ma haine pour eux; si je ne puis te léguer les biens et les honneurs qu’ils m’ont ravis. Écoute, ils ont enlevé à ton vieux père son rang et sa gloire, ils l’ont traîné d’un échafaud dans les fers, comme pour le souiller de toutes les infamies en le faisant passer par tous les supplices. Les misérables! Et c’est à moi qu’ils devaient le pouvoir qu’ils ont tourné contre moi! Oh! que le ciel et l’enfer m’entendent, et qu’ils soient tous maudits dans leur existence, et maudits dans leur postérité!
Il se tut un moment; puis, embrassant sa pauvre fille, épouvantée de ses imprécations:
—Mais, mon Éthel, toi qui es ma seule gloire et mon seul bien, dis-moi, comment ton instinct a-t-il été plus habile que le mien? Comment as-tu découvert que ce traître portait l’un des noms abhorrés qui sont écrits au fond de mon cœur avec du fiel? Comment as-tu pénétré ce secret?
Elle rassemblait toutes ses forces pour répondre, quand la porte s’ouvrit.
Un homme vêtu de noir, portant à sa main une verge d’ébène et à son cou une chaîne d’acier bruni, parut sur le seuil, environné de hallebardiers également vêtus de noir.
—Que me veux-tu? demanda le captif avec aigreur et étonnement.
L’homme, sans lui répondre et sans le regarder, déroula un long parchemin, auquel pendait, à des fils de soie, un sceau de cire verte, et lut à haute voix:
—«Au nom de sa majesté notre miséricordieux souverain et seigneur, Christiern, roi!
»Il est enjoint à Schumacker, prisonnier d’état dans la forteresse royale de Munckholm, et à sa fille, de suivre le porteur dudit ordre.»
Schumacker répéta sa question:
—Que me veux-tu?
L’homme noir, toujours impassible, se mit en devoir de recommencer sa lecture.
—Il suffit, dit le vieillard.
Alors, se levant, il fit signe à Éthel, surprise et épouvantée, de suivre avec lui cette lugubre escorte.
XLI
la justice vient frapper à sa porte, et l’avertir
qu’on a besoin de lui.
La nuit venait de tomber; un vent froid sifflait autour de la Tour-Maudite, et les portes de la ruine de Vygla tremblaient dans leurs gonds, comme si la même main les eût secouées toutes à la fois.
Les farouches habitants de la tour, le bourreau et sa famille, étaient réunis autour du foyer allumé au milieu de la salle du premier étage, qui jetait des rougeurs vacillantes sur leurs visages sombres et sur leurs vêtements d’écarlate. Il y avait dans les traits des enfants quelque chose de féroce comme le rire de leur père, et de hagard comme le regard de leur mère. Leurs yeux, ainsi que ceux de Bechlie, étaient tournés vers Orugix, qui, assis sur une escabelle de bois, paraissait reprendre haleine, et dont les pieds, couverts de poussière, annonçaient qu’il venait d’arriver de quelque lointaine expédition.
—Femme, écoute; écoutez, enfants. Ce n’est pas pour apporter de mauvaises nouvelles que j’ai été absent deux jours entiers. Si, avant un mois, je ne suis pas exécuteur royal, je veux ne savoir pas serrer un nœud coulant ou manier une hache. Réjouissez-vous, mes petits louveteaux, votre père vous laissera peut-être pour héritage l’échafaud même de Copenhague.
—Nychol, demanda Bechlie, qu’y a-t-il donc?
—Et toi, ma vieille bohémienne, reprit Nychol avec son rire pesant, réjouis-toi aussi! tu peux t’acheter des colliers de verre bleu pour orner ton cou de cigogne étranglée. Notre engagement expire bientôt; mais va, dans un mois, quand tu me verras le premier bourreau des deux royaumes, tu ne refuseras pas de casser une autre cruche avec moi.
—Qu’y a-t-il donc, qu’y a-t-il donc, mon père? demandèrent les enfants, dont l’aîné jouait avec un chevalet tout sanglant, tandis que le plus petit s’amusait à plumer vivant un petit oiseau qu’il avait pris à sa mère dans le nid même.
—Ce qu’il y a, mes enfants?—Tue donc cet oiseau, Haspar, il crie comme une mauvaise scie; et d’ailleurs il ne faut pas être cruel. Tue-le.—Ce qu’il y a? Rien, peu de chose vraiment, sinon, dame Bechlie, qu’avant huit jours d’ici l’ex-chancelier Schumacker, qui est prisonnier à Munckholm, après avoir vu mon visage de si près à Copenhague, et le fameux brigand d’Islande Han de Klipstadur, me passeront peut-être tous deux à la fois par les mains.
L’œil égaré de la femme rouge prit une expression d’étonnement et de curiosité.
—Schumacker! Han d’Islande! comment cela, Nychol?
—Voilà tout. J’ai rencontré hier matin, sur la route de Skongen, au pont de l’Ordals, tout le régiment des arquebusiers de Munckholm, qui s’en retournait à Drontheim d’un air très victorieux. J’ai questionné un des soldats, qui a daigné me répondre, parce qu’il ignorait sans doute pourquoi ma casaque et ma charrette sont rouges; j’ai appris que les arquebusiers revenaient des gorges du Pilier-Noir, où ils avaient mis en pièces des bandes de brigands, c’est-à-dire de mineurs insurgés. Or, tu sauras, Bechlie la bohémienne, que ces rebelles se révoltaient pour Schumacker, et étaient commandés par Han d’Islande. Tu sauras que cette levée de boucliers constitue pour Han d’Islande un bon crime d’insurrection contre l’autorité royale, et pour Schumacker un bon crime de haute trahison; ce qui amène tout naturellement ces deux honorables seigneurs à la potence ou au billot. Ajoute à ces deux superbes exécutions, qui ne peuvent manquer de me rapporter au moins quinze ducats d’or chacune, et de me faire le plus grand honneur dans les deux royaumes, celles, moins importantes, à la vérité, de quelques autres....
—Mais quoi! interrompit Bechlie, Han d’Islande a donc été pris?
—Pourquoi interrompez-vous votre seigneur et maître, femme de perdition? dit le bourreau. Oui, sans doute, ce fameux, cet imprenable Han d’Islande a été pris, avec quelques autres chefs de brigands, ses lieutenants, qui me rapporteront bien aussi chacun douze écus par tête, sans compter la vente des cadavres. Il a été pris, vous dis-je, et je l’ai vu, puisqu’il faut satisfaire entièrement votre curiosité, passer entre les rangs des soldats.
La femme et les enfants se rapprochèrent vivement d’Orugix.
—Quoi! tu l’as vu, père? demandèrent les enfants.
—Taisez-vous, enfants. Vous criez comme un coquin qui se dit innocent. Je l’ai vu. C’est une espèce de géant; il marchait les bras croisés, enchaînés derrière le dos, et le front bandé. C’est que, sans doute, il a été blessé à la tête. Mais, qu’il soit tranquille, avant peu je l’aurai guéri de cette blessure.
Après avoir mêlé à ces horribles paroles un horrible geste, le bourreau continua:
—Il y avait derrière lui quatre de ses compagnons, également prisonniers, blessés de même, et qu’on menait comme lui à Drontheim, où ils seront jugés, avec l’ex-grand-chancelier Schumacker, par un tribunal où siégera le haut-syndic, et que présidera le grand-chancelier actuel.
—Père, quel visage avaient les autres prisonniers?
—Les deux premiers étaient deux vieillards, dont l’un portait le feutre de mineur, et l’autre le bonnet de montagnard. Tous deux paraissaient désespérés. Des deux autres, l’un était un jeune mineur, qui marchait la tête haute, en sifflant; l’autre....—Te souviens-tu, ma damnée Bechlie, de ces voyageurs qui sont entrés dans cette tour, il y a une dizaine de jours, la nuit de ce violent orage?
—Comme Satan se souvient du jour de sa chute, répondit la femme.
—Avais-tu remarqué parmi ces étrangers un jeune homme qui accompagnait ce vieux docteur fou à grande perruque? un jeune homme, te dis-je, vêtu d’un grand manteau vert et coiffé d’une toque à plume noire?
—En vérité, je crois l’avoir encore devant les yeux, me disant: Femme, nous avons de l’or.
—Eh bien! la vieille, je veux n’avoir jamais étranglé que des coqs de bruyère, si le quatrième prisonnier n’est pas ce jeune homme. Sa figure m’était, à la vérité, entièrement cachée par sa plume, sa toque, ses cheveux et son manteau; d’ailleurs, il baissait la tête. Mais c’est bien le même vêtement, les mêmes bottines, le même air. Je veux avaler d’une bouchée le gibet de pierre de Skongen, si ce n’est pas le même homme! Que dis-tu de cela, Bechlie? Ne serait-il pas plaisant qu’après avoir reçu de moi de quoi soutenir sa vie, cet étranger en reçût également de quoi l’abréger, et qu’il exerçât mon habileté après avoir éprouvé mon hospitalité?
Le bourreau prolongea quelque temps son gros rire sinistre; puis il reprit:
—Allons, réjouissez-vous donc tous, et buvons; oui, Bechlie, donne-moi un verre de cette bière qui râpe le gosier comme si l’on buvait des limes, que je le vide à mon avancement futur.—Allons, honneur et santé au seigneur Nychol Orugix, exécuteur royal en perspective!—Je t’avouerai, vieille pécheresse, que j’ai eu de la peine à me rendre au bourg de Noes pour y pendre obscurément je ne sais quel ignoble voleur de choux et de chicorée. Cependant, en y réfléchissant, j’ai pensé que trente-deux ascalins n’étaient pas encore à dédaigner, et que mes mains ne se dégraderaient en exécutant de simples voleurs et autres canailles de ce genre que lorsqu’elles auraient décapité le noble comte ex-grand-chancelier et le fameux démon d’Islande. Je me suis donc résigné, en attendant mon diplôme de maître royal des hautes-œuvres, à expédier le pauvre misérable du bourg de Noes; et voici, ajouta-t-il en tirant une bourse de cuir de son havre-sac, voici les trente-deux ascalins que je t’apporte, la vieille.
En ce moment, le bruit du cor se fit entendre à trois reprises différentes, en dehors de la tour.
—Femme, cria Orugix en se levant, ce sont les archers du haut-syndic.
À ces mots, il descendit en toute hâte.
Un instant après il reparut, portant un grand parchemin, dont il avait rompu le sceau.
—Tiens, dit-il à sa femme, voilà ce que le haut-syndic m’envoie. Déchiffre-moi cela, toi qui lirais le grimoire de Satan. Ce sont peut-être déjà mes lettres de promotion; car, puisque le tribunal aura un grand-chancelier pour président et un grand-chancelier pour accusé, il conviendrait que le bourreau qui exécutera son arrêt fût un bourreau royal.
La femme reçut le parchemin, et, après y avoir quelque temps promené ses yeux, elle lut à haute voix, tandis que les enfants jetaient sur elle un regard hébété et stupide:
—«Au nom du haut-syndic du Drontheimhus!—il est ordonné à Nychol Orugix, bourreau de la province, de se transporter sur-le-champ à Drontheim, et de se munir de la hache d’honneur, du billot et des tentures noires.»
—C’est là tout? demanda le bourreau d’une voix mécontente.
—C’est là tout, répondit Bechlie.
—Bourreau de la province! murmura Orugix entre ses dents.
Il resta un moment jetant sur le parchemin syndical des regards d’humeur.
—Allons, dit-il enfin, il faut obéir et partir. Voici pourtant qu’on me demande la hache d’honneur et les tentures noires.—Tu auras soin, Bechlie, d’enlever les gouttes de rouille qui ont délustré ma hache, et de voir si la draperie n’est pas tachée en plusieurs endroits. En somme, il ne faut pas se décourager, ils ne veulent peut-être m’accorder d’avancement que comme salaire de cette belle exécution. Tant pis pour les condamnés, ils n’auront pas la satisfaction d'être mis à mort par un exécuteur royal.
XLII
dans la ville.
Le comte d’Ahlefeld, traînant une ample simarre de satin noir doublée d’hermine, la tête et les épaules cachées par une large perruque magistrale, et la poitrine chargée de plusieurs étoiles et décorations, parmi lesquelles on distinguait les colliers des ordres royaux de l’éléphant et de Dannebrog; revêtu, en un mot, du costume complet de grand-chancelier de Danemark et de Norvège, se promenait d’un air soucieux dans l’appartement de la comtesse d’Ahlefeld, seule avec lui en ce moment.
—Allons, il est neuf heures, le tribunal va entrer en séance; il ne faut pas le faire attendre, car il est nécessaire que l’arrêt soit rendu dans la nuit, afin qu’on l’exécute demain matin au plus tard. Le haut-syndic m’a assuré que le bourreau serait ici avant l’aube.—Elphége! avez-vous ordonné qu’on apprêtât la barque qui doit me transporter à Munckholm?
—Monseigneur, elle vous attend depuis une demi-heure au moins, répondit la comtesse en se soulevant sur son fauteuil.
—Et ma litière est-elle à la porte?
—Oui, monseigneur.
—Allons!....—Vous dites donc, Elphége, ajouta le comte en se frappant le front, qu’il existe une intrigue amoureuse entre Ordener Guldenlew et la fille de Schumacker?
—Très amoureuse, je vous jure! répliqua la comtesse en souriant de colère et de dédain.
—Qui se fût imaginé cela?—Pourtant, je vous assure que je m’en étais déjà douté.
—Et moi aussi, dit la comtesse.—C’est un tour que ce maudit Levin nous a joué.
—Vieux scélérat de mecklembourgeois! murmura le chancelier; va, je te recommanderai à Arensdorf.
—Si je pouvais le faire disgracier!—Eh! mais, écoutez donc, Elphége, voici un trait de lumière.
—Quoi donc?
—Vous savez que les individus que nous allons juger dans le château de Munckholm sont au nombre de six:—Schumacker, que je ne redouterai plus, j’espère, demain à pareille heure; ce montagnard colosse, notre faux Han d’Islande, qui a juré de soutenir le rôle jusqu’à la fin, dans l’espérance que Musdœmon, dont il a déjà reçu de fortes sommes d’argent, le fera évader.—Ce Musdœmon a des idées vraiment diaboliques!—Les quatre autres accusés sont les trois chefs des rebelles, et un quidam qui s’est trouvé, on ne sait comment, au milieu du rassemblement d’Apsyl-Corh, et que les précautions prises par Musdœmon ont fait tomber dans nos mains. Musdœmon pense que cet homme est un espion de Levin de Knud. Et, en effet, en arrivant ici prisonnier, sa première parole a été pour demander le général; et quand il a appris l’absence du mecklembourgeois, il a paru consterné. Du reste, il n’a voulu répondre à aucune des questions que lui a adressées Musdœmon.
—Mon cher seigneur, interrompit la comtesse, pourquoi ne l’avez-vous pas interrogé vous-même?
—En vérité, Elphége, comment l’aurais-je pu au milieu de tous les soins qui m’accablent depuis mon arrivée? Je me suis reposé de cette affaire sur Musdœmon, qu’elle intéresse autant que moi. D’ailleurs, ma chère, cet homme n’est d’aucune importance par lui-même; c’est quelque pauvre vagabond. Nous n’en pourrons tirer parti qu’en le présentant comme un agent de Levin de Knud, et, comme il a été pris dans les rangs des rebelles, cela pourra prouver entre le mecklembourgeois et Schumacker une connivence coupable, qui suffira pour provoquer, sinon la mise en accusation, du moins la disgrâce du maudit Levin.
La comtesse parut méditer un moment.
—Vous avez raison, monseigneur. Mais cette fatale passion du baron Thorvick pour Éthel Schumacker....
Le chancelier se frotta le front de nouveau; puis tout à coup haussant les épaules:
—Écoutez, Elphége, nous ne sommes plus ni l’un ni l’autre jeunes et novices dans la vie, et pourtant nous ne connaissons pas les hommes! Quand Schumacker aura été une seconde fois flétri par un jugement de haute trahison, quand il aura subi sur l’échafaud une condamnation infamante, quand sa fille, retombée au-dessous des derniers rangs de la société, sera souillée à jamais publiquement de tout l’opprobre de son père, pensez-vous, Elphége, qu’alors Ordener Guldenlew se souvienne un seul instant de cette amourette d’enfance, que vous nommez passion, d’après les discours exaltés d’une jeune folle prisonnière, et qu’il balance un seul jour entre la fille déshonorée d’un misérable criminel et la fille illustre d’un glorieux chancelier? Il faut juger les hommes d’après soi, ma chère; où avez-vous vu que le cœur humain fût ainsi fait?
—Je souhaite que vous ayez encore raison.—Vous ne trouverez cependant pas inutile, n’est-il pas vrai, la demande que j’ai faite au syndic pour que la fille de Schumacker assiste au procès de son père, et soit placée dans la même tribune que moi? Je suis curieuse d’étudier cette créature.
—Tout ce qui peut nous éclairer sur cette affaire est précieux, dit le chancelier avec flegme.—Mais, dites-moi, sait-on où cet Ordener est en ce moment?
—Personne au monde ne le sait; c’est le digne élève de ce vieux Levin, un chevalier errant comme lui. Je crois qu’il visite en ce moment Ward-Hus.
—Bien, bien, notre Ulrique le fixera. Allons, j’oublie que le tribunal m’attend.
La comtesse arrêta le grand-chancelier.
—Encore un mot, monseigneur.—Je vous en ai parlé hier, mais votre esprit était occupé, et je n’ai pu obtenir de réponse. Où est mon Frédéric?
—Frédéric! dit le comte avec une expression lugubre, et en portant la main sur son visage.
—Oui; répondez-moi, mon Frédéric! Son régiment est de retour à Drontheim sans lui. Jurez-moi que Frédéric n’était pas dans cette horrible gorge du Pilier-Noir. Pourquoi votre figure a-t-elle changé au nom de Frédéric? Je suis dans une mortelle inquiétude.
Le chancelier reprit sa physionomie impassible.
—Elphége, tranquillisez-vous. Je vous jure qu’il n’était point dans le défilé du Pilier-Noir. D’ailleurs, on a publié la liste des officiers tués ou blessés dans cette rencontre.
—Oui, dit la comtesse calmée, vous me rassurez. Deux officiers seulement ont été tués, le capitaine Lory et le jeune baron Randmer, qui a fait tant de folies avec mon pauvre Frédéric dans les bals de Copenhague! Oh! j’ai lu et relu la liste, je vous assure. Mais dites-moi, monseigneur, mon fils est donc resté à Walhstrom?
—Il y est resté, répondit le comte.
—Eh bien, cher ami, dit la mère avec un sourire qu’elle s’efforçait de rendre tendre, je ne vous demande qu’une grâce, c’est de faire revenir vite mon Frédéric de cet affreux pays.
Le chancelier se dégagea péniblement de ses bras suppliants.
—Madame, dit-il, le tribunal m’attend. Adieu, ce que vous me demandez ne dépend pas de moi.
Et il sortit brusquement.
La comtesse demeura sombre et pensive.
—Cela ne dépend pas de lui! se dit-elle; et il lui suffirait d’un mot pour me rendre mon fils!—Je l’ai toujours pensé, cet homme-là est vraiment méchant.
XLIII
est-ce ainsi qu’on perd le respect dû à la
justice?
La tremblante Éthel, que les gardes ont séparée de son père à la sortie du donjon du Lion de Slesvig, a été conduite, à travers de ténébreux corridors, jusqu’alors inconnus d’elle, dans une sorte de cellule obscure, qu’on a refermée sur son entrée. Du côté de la cellule opposée à la porte est une grande ouverture grillée, à travers laquelle pénètre une lumière de torches et de flambeaux. Devant cette ouverture est une banquette sur laquelle est placée une femme voilée et vêtue de noir, qui lui fait signe de s’asseoir auprès d’elle. Elle obéit en silence et interdite.
Ses yeux se portent au delà de l’ouverture grillée. Un tableau sombre et imposant est devant elle.
À l’extrémité d’une salle, tendue de noir, et faiblement éclairée par des lampes de cuivre suspendues à la voûte, s’élève un tribunal noir arrondi en fer à cheval, occupé par sept juges vêtus de robes noires, dont l’un, placé au centre sur un siège plus élevé, porte sur sa poitrine des chaînes de diamants et des plaques d’or qui étincellent. Le juge assis à la droite de celui-ci se distingue des autres par une ceinture blanche et un manteau d’hermine, insigne du haut-syndic de la province. À droite du tribunal est une estrade couverte d’un dais, où siège un vieillard, revêtu d’habits pontificaux; à gauche, une table chargée de papiers, derrière laquelle se tient debout un homme de petite taille, coiffé d’une énorme perruque, et enveloppé des plis d’une longue robe noire.
On remarque, en face des juges, un banc de bois entouré de hallebardiers qui portent des torches, dont la lueur, réfléchie par une forêt de piques, de mousquets et de pertuisanes, répand de vagues rayons sur les têtes tumultueuses d’une foule de spectateurs, pressés contre la grille de fer qui les sépare du tribunal.
Éthel observait ce spectacle comme si elle eût assisté éveillée à un rêve; cependant elle était loin de se sentir indifférente à ce qui allait se passer sous ses yeux. Elle entendait en elle comme une voix intime qui l’avertissait d'être attentive, parce qu’elle touchait à l’une des crises de sa vie. Son cœur était en proie à deux agitations différentes en même temps; elle eût voulu savoir sur-le-champ en quoi elle était intéressée à la scène qu’elle contemplait, ou ne le savoir jamais. Depuis plusieurs jours, l’idée que son Ordener était perdu pour elle lui avait inspiré le désir désespéré d’en finir d’une fois avec l’existence, et de pouvoir lire d’un coup d’œil tout le livre de sa destinée. C’est pourquoi, comprenant qu’elle entrait dans l’heure décisive de son sort, elle examina le tableau lugubre qui s’offrait à elle, moins avec répugnance qu’avec une sorte de joie impatiente et funèbre.
Elle vit le président se lever, en proclamant, au nom du roi, que l’audience de justice était ouverte.
Elle entendit le petit homme noir, placé à la gauche du tribunal, lire, d’une voix basse et rapide, un long discours où le nom de son père, mêlé aux mots de conspiration, de révolte des mines, de haute-trahison, revenait fréquemment. Alors elle se rappela ce que la fatale inconnue lui avait dit, dans le jardin du donjon, de l’accusation dont son père était menacé; et elle frémit quand elle entendit l’homme à la robe noire terminer son discours par le mot de mort, fortement articulé.
Épouvantée, elle se tourna vers la femme voilée, pour laquelle un sentiment qu’elle ne s’expliquait pas lui inspirait de la crainte:
—Où sommes-nous? qu’est-ce que tout ceci? demanda-t-elle timidement.
Un geste de sa mystérieuse compagne l’invita au silence et à l’attention. Elle reporta sa vue dans la salle du tribunal.
Le vieillard vénérable, en habits épiscopaux, venait de se lever; et Éthel recueillit ces paroles, qu’il prononça distinctement:
—Au nom du Dieu tout-puissant et miséricordieux,—moi, Pamphile-Éleuthère, évêque de la royale ville de Drontheim et de la royale province du Drontheimhus, je salue le respectable tribunal qui juge au nom du roi, notre seigneur après Dieu;
Et je dis—qu’ayant remarqué que les prisonniers amenés devant ce tribunal étaient des hommes et des chrétiens, et qu’ils n’avaient point de procureurs, je déclare aux respectables juges que mon intention est de les assister de mon faible secours, dans la cruelle position où le ciel les a voulu mettre;
Priant Dieu de daigner donner sa force à notre infirme faiblesse, et sa lumière à notre profonde cécité.
C’est ainsi que moi, évêque de ce royal diocèse, je salue le respectable et judicieux tribunal.—
Après avoir parlé ainsi, l’évêque descendit de son trône pontifical, et alla s’asseoir sur le banc de bois destiné aux accusés, tandis qu’un murmure d’approbation éclatait parmi le peuple.
Le président se leva, et dit d’une voix sèche:
—Hallebardiers, qu’on fasse silence!—Seigneur évêque, le tribunal remercie votre révérence, au nom des prisonniers.—Habitants du Drontheimhus, soyez attentifs à la haute justice du roi; le tribunal va juger sans appel. Archers,—qu’on amène les accusés.
Il se fit dans l’auditoire un silence d’attente et de terreur; seulement toutes les têtes s’agitèrent dans l’ombre, comme les sombres vagues d’une mer orageuse, sur laquelle le tonnerre s’apprête à gronder.
Bientôt Éthel entendit une rumeur sourde et un mouvement extraordinaire se prolonger au-dessous d’elle, dans les sinistres avenues de la salle; puis l’auditoire se rangea avec un frémissement d’impatience et de curiosité; des pas multipliés retentirent; des hallebardes et des mousquets brillèrent; et bientôt six hommes enchaînés et entourés de gardes pénétrèrent, la tête nue, dans l’enceinte du tribunal. Éthel ne vit que le premier de ces six prisonniers; c’était un vieillard à barbe blanche, vêtu d’une simarre noire; c’était son père.
Elle s’appuya défaillante sur la balustrade de pierre qui était devant sa banquette; les objets roulaient sous ses yeux comme dans un nuage confus, et il lui semblait que son cœur palpitait à son oreille. Elle-dit d’une voix faible:
—O Dieu, secourez-moi!
La femme voilée se pencha vers elle, et lui fit respirer des sels qui la réveillèrent de sa léthargie.
—Noble dame, dit-elle ranimée, de grâce, un mot de votre voix pour me convaincre que je ne suis pas ici le jouet des fantômes de l’enfer.
Mais l’inconnue, sourde à sa prière, avait retourné sa tête vers le tribunal; et la pauvre Éthel, qui avait retrouvé quelque force, se résigna à l’imiter en silence.
Le président s’était levé, et avait dit d’une voix lente et solennelle:
—Prisonniers, on vous amène devant nous pour que nous ayons à examiner si vous êtes coupables de haute-trahison, de conspiration, de révolte par les armes contre l’autorité du roi notre souverain seigneur. Méditez maintenant dans vos consciences, car une accusation de lèse-majesté au premier chef pèse sur vos têtes.
En ce moment un rayon de lumière tomba sur le visage d’un des six accusés, d’un jeune homme qui tenait sa tête penchée sur sa poitrine, comme pour dérober ses traits sous les boucles pendantes de ses longs cheveux. Éthel tressaillit, et une sueur froide sortit de tous ses membres; elle avait cru reconnaître....—Mais non, c’était une cruelle illusion; la salle était faiblement éclairée, et les hommes s’y mouvaient comme des ombres; à peine distinguait-on le grand christ d’ébène poli, placé au-dessus du fauteuil du président.
Cependant ce jeune homme était enveloppé d’un manteau qui de loin paraissait vert, ses cheveux en désordre avaient des reflets châtains, et le rayon inattendu qui avait dessiné ses traits.... Mais non, cela n’était pas, cela ne pouvait être! c’était une horrible illusion.
Les prisonniers étaient assis sur le banc où était descendu l’évêque. Schumacker s’était placé à l’une des extrémités; il était séparé du jeune homme aux cheveux châtains par ses quatre compagnons d’infortune, qui portaient des vêtements grossiers, et au nombre desquels on remarquait une espèce de géant. L’évêque siégeait à l’autre extrémité du banc.
Éthel vit le président se tourner vers son père.
—Vieillard, dit-il d’une voix sévère, dites-nous votre nom et qui vous êtes.
Le vieillard souleva sa tête vénérable.
—Autrefois, répondit-il en regardant fixement le président, on m’appelait comte de Griffenfeld et de Tongsberg, prince de Wollin, prince du Saint-Empire, chevalier de l’ordre royal de l’éléphant, chevalier de l’ordre royal de Dannebrog; chevalier de la toison d’or d’Allemagne et de la jarretière d’Angleterre, premier ministre, inspecteur général des universités, grand-chancelier de Danemark et de....
Le président l’interrompit.
—Accusé, le tribunal ne vous demande ni comment on vous a nommé, ni ce que vous avez été, mais comment on vous nomme, et ce que vous êtes.
—Eh bien, reprit vivement le vieillard, maintenant je m’appelle Jean Schumacker, j’ai soixante-neuf ans, et je ne suis rien, que votre ancien bienfaiteur, chancelier d’Ahlefeld.
Le président parut interdit.
—Je vous ai reconnu, seigneur comte, ajouta l’ex-chancelier, et comme j’ai cru voir qu’il n’en était pas de même à mon égard de votre côté, j’ai pris la liberté de rappeler à votre grâce que nous sommes de vieilles connaissances.
—Schumacker, dit le président d’un ton où l’on sentait l’accent de la colère concentrée, épargnez les moments du tribunal.
Le vieux captif l’interrompit encore:
—Nous avons changé de rôle, noble chancelier; autrefois c’était moi qui vous appelais simplement d’Ahlefeld, et vous qui me disiez seigneur comte.
—Accusé, répliqua le président, vous nuisez à votre cause en rappelant le jugement infamant dont vous êtes déjà flétri.
—Si ce jugement est infamant pour quelqu’un, comte d’Ahlefeld, ce n’est pas pour moi.
Le vieillard s’était levé à demi en prononçant ces paroles avec force. Le président étendit la main vers lui.
—Asseyez-vous. N’insultez pas, devant un tribunal, et aux juges qui vous ont condamné, et au roi qui vous a donné ces juges. Rappelez-vous que sa majesté a daigné vous accorder la vie, et bornez-vous ici à vous défendre.
Schumacker ne répondit qu’en haussant les épaules.
—Avez-vous, demanda le président, quelques aveux à faire au tribunal touchant le crime capital dont vous êtes accusé?
Voyant que Schumacker gardait le silence, le président répéta sa question.
—Est-ce que c’est à moi que vous parlez? dit l’ex-grand-chancelier. Je croyais, noble comte d’Ahlefeld, que vous vous parliez à vous-même. De quel crime m’entretenez-vous? Est-ce que j’ai jamais donné le baiser d’Iscariote à un ami? Ai-je emprisonné, condamné, déshonoré un bienfaiteur? dépouillé celui à qui je devais tout? J’ignore, en vérité, seigneur chancelier actuel, pourquoi l’on m’amène ici. C’est sans doute pour juger de votre habileté à faire tomber des têtes innocentes. Je ne serai point fâché en effet de voir si vous saurez aussi bien me perdre que vous perdez le royaume, et s’il vous suffira d’une virgule pour causer ma mort, comme il vous a suffi d’une lettre de l’alphabet pour provoquer la guerre avec la Suède.[*]
[*] Il y avait eu en effet de très graves différends entre le
Danemark et la Suède, parce que le comte d’Ahlefeld avait exigé,
dans une négociation, qu’un traité entre les deux états donnât au
roi de Danemark le titre de rex Gothorum, ce qui semblait
attribuer au monarque danois la souveraineté de la Gothie, province
suédoise; tandis que les Suédois ne voulaient lui accorder que la
qualité de rex Gotorum, dénomination vague qui équivalait à
l’ancien titre des souverains danois, roi des Gots.
C’est à cette h, cause, non d’une guerre, mais de longues et
menaçantes négociations, que Schumacker faisait sans doute allusion.
À peine achevait-il cette raillerie amère, que l’homme placé devant la table à gauche du tribunal se leva.
—Seigneur président, dit-il, après s'être incliné profondément, seigneurs juges, je demande que la parole soit interdite à Jean Schumacker, s’il continue d’injurier ainsi sa grâce le président de ce respectable tribunal.
La voix calme de l’évêque s’éleva:
—Seigneur secrétaire intime, on ne peut interdire la parole à un accusé.
—Vous avez raison, révérend évêque, s’écria le président avec précipitation. Notre intention est de laisser le plus de liberté possible à la défense.—J’engage seulement l’accusé à modérer son langage, s’il comprend ses véritables intérêts.
Schumacker secoua la tête et dit froidement:
—Il parait que le comte d’Ahlefeld est plus sûr de son fait qu’en 1677.
—Taisez-vous, dit le président; et s’adressant sur-le-champ au prisonnier voisin du vieillard, il lui demanda quel était son nom. C’était un montagnard d’une taille colossale, dont le front était entouré de bandages, qui se leva en disant:
—Je suis Han, de Klipstadur, en Islande.
Un frémissement d’épouvante erra quelque temps dans la foule, et Schumacker, soulevant sa tête pensive déjà retombée sur sa poitrine, jeta un brusque regard sur son formidable voisin, dont tous les autres co-accusés se tenaient éloignés.
—Han d’Islande, demanda le président quand le trouble fut dissipé, qu’avez-vous à dire au tribunal?
De tous les spectateurs, Éthel n’avait pas été la moins frappée de la présence du brigand fameux qui, depuis si longtemps, lui apparaissait dans toutes ses terreurs. Elle attacha avec une avidité craintive son regard sur le géant monstrueux que son Ordener avait peut-être combattu, dont il avait peut-être été la victime. Cette idée se retourna dans son cœur sous toutes ses formes douloureuses. Aussi, entièrement absorbée par une foule d’émotions déchirantes, elle entendit à peine la réponse qu’adressait au président, dans un langage grossier et embarrassé, ce Han d’Islande, en qui elle voyait presque le meurtrier de son Ordener. Elle comprit seulement que le brigand se déclarait le chef des bandes rebelles.
—Est-ce de vous-même, demanda le président, ou par une instigation étrangère, que vous avez pris le commandement des insurgés?
Le brigand répondit:
—Ce n’est pas de moi-même.
—Qui vous a provoqué à ce crime?
—Un homme qui s’appelait Hacket.
—Quel était ce Hacket?
—Un agent de Schumacker, qu’il nommait aussi comte de Griffenfeld.
Le président s’adressa à Schumacker:
—Schumacker, connaissez-vous ce Hacket?
—Vous m’avez prévenu, comte d’Ahlefeld, repartit le vieillard; j’allais vous adresser la même question.
—Jean Schumacker, dit le président, vous êtes mal conseillé par votre haine. Le tribunal appréciera votre système de défense.
L’évêque prit la parole.
—Seigneur secrétaire intime, dit-il en se tournant vers l’homme de petite taille, qui paraissait faire les fonctions de greffier et d’accusateur, ce Hacket est-il parmi mes clients?
—Non, votre révérence, répondit le secrétaire.
—Sait-on ce qu’il est devenu?
—On n’a pu le saisir; il a disparu.
On eût dit qu’en parlant ainsi le seigneur secrétaire intime composait sa voix.
—Je crois plutôt qu’il s’est évanoui, dit Schumacker.
L’évêque continua:
—Seigneur secrétaire, fait-on poursuivre ce Hacket? A-t-on son signalement?
Avant que le secrétaire intime eût pu répondre, un des prisonniers se leva; c’était un jeune mineur d’un visage âpre et fier.
—Il serait aisé de l’avoir, dit-il d’une voix forte. Ce misérable Hacket, l’agent de Schumacker, est un homme de petite stature, d’une figure ouverte, mais ouverte comme une bouche de l’enfer.—Tenez, seigneur évêque, sa voix ressemble beaucoup à celle de ce seigneur qui écrit là sur cette table, et que votre révérence appelle, je crois, secrétaire intime. Et même, si cette salle était moins sombre, et que le seigneur secrétaire intime eût moins de cheveux pour lui cacher le visage, j’assurerais presque qu’il y a dans ses traits quelque ressemblance avec ceux du traître Hacket.
—Notre frère dit vrai, s’écrièrent les deux prisonniers voisins du jeune mineur.
—Vraiment! murmura Schumacker avec une expression de triomphe.
Cependant le secrétaire avait fait un mouvement involontaire, soit de crainte, soit de l’indignation qu’il ressentait d'être comparé à ce Hacket. Le président, qui lui-même avait paru troublé, se hâta d’élever la voix.
—Prisonniers, n’oubliez pas que vous ne devez parler que lorsque le tribunal vous interroge; et surtout n’outragez pas les ministres de la justice par d’indignes comparaisons.
—Cependant, seigneur président, dit l’évêque, ceci n’est qu’une question de signalement. Si le coupable Hacket offre quelques points de ressemblance avec le secrétaire, cela pourrait être utile.
Le président l’interrompit.
—Han d’Islande, vous qui avez eu tant de rapports avec Hacket, dites-nous, pour satisfaire le révérend évêque, si cet homme ressemble en effet à notre très honoré secrétaire intime.
—Nullement, seigneur, répondit le géant sans hésiter.
—Vous voyez, seigneur évêque, ajouta le président.
L’évêque prononça d’un signe de tête qu’il était satisfait; et le président, s’adressant à un autre accusé, prononça la formule usitée:
—Quel est votre nom?
—Wilfrid Kennybol, des montagnes de Kole.
—Étiez-vous parmi les insurgés?
—Oui, seigneur; la vérité vaut mieux que la vie. J’ai été pris dans les gorges maudites du Pilier-Noir. J’étais le chef des montagnards.
—Qui vous a poussé au crime de rébellion?
—Nos frères les mineurs se plaignaient de la tutelle royale, et cela était tout simple, n’est-ce pas, votre courtoisie? Vous n’auriez qu’une hutte de boue et deux mauvaises peaux de renard, que vous ne seriez pas fâché d’en être le maître. Le gouvernement n’a pas écouté leurs prières. Alors, seigneur, ils ont songé à se révolter, et nous ont priés de les aider. Un si petit service ne se refuse pas entre frères qui récitent les mêmes oraisons et chôment les mêmes saints. Voilà tout.
—Personne, dit le président, n’a-t-il éveillé, encouragé et dirigé votre insurrection?
—C’était un seigneur Hacket, qui nous parlait sans cesse de délivrer un comte prisonnier à Munckholm, dont il se disait l’envoyé. Nous le lui avons promis, parce qu’une liberté de plus ne nous coûtait rien.
—Ce comte ne s’appelait-il pas Schumacker ou Griffenfeld?
—Justement, votre courtoisie.
—Vous ne l’avez jamais vu?
—Non, seigneur; mais si c’est ce vieillard qui vous a dit tout à l’heure tant de noms, je ne puis faire autrement que de convenir....
—De quoi? interrompit le président.
—Qu’il a une bien belle barbe blanche, seigneur, presque aussi belle que celle du père du mari de ma sœur Maase, de la bourgade de Surb, lequel a vécu jusqu’à cent vingt ans.
L’ombre répandue dans la salle empêcha de voir si le président paraissait désappointé de la naïve réponse du montagnard. Il ordonna aux archers de déployer quelques bannières couleur de feu déposées devant le tribunal.
—Wilfrid Kennybol, dit-il, reconnaissez-vous ces bannières?
—Oui, votre courtoisie; elles nous ont été données par Hacket, au nom du comte Schumacker. Le comte fit distribuer aussi des armes aux mineurs; car nous n’en avions pas besoin, nous autres montagnards, qui vivons de la carabine et de la gibecière. Et moi, seigneur, tel que vous me voyez, attaché ici comme une méchante poule qu’on va rôtir, j’ai plus d’une fois, du fond de nos vallées, atteint de vieux aigles, lorsqu’au plus haut de leur vol ils ne semblaient que des alouettes ou des grives.
—Vous entendez, seigneurs juges, observa le secrétaire intime; l’accusé Schumacker a fait distribuer par Hacket des armes et des drapeaux aux rebelles.
—Kennybol, reprit le président, n’avez-vous plus rien à déclarer?
—Rien, votre courtoisie, sinon que je ne mérite pas la mort. Je n’ai fait que prêter assistance, en bon frère, aux mineurs, et j’ose affirmer à toutes vos courtoisies que le plomb de ma carabine, tout vieux chasseur que je suis, n’a jamais touché un daim du roi.
Le président, sans répondre à ce plaidoyer, interrogea les deux compagnons de Kennybol. C’étaient des chefs de mineurs. Le plus vieux, qui déclara se nommer Jonas, répéta, en d’autres termes, ce qu’avait avoué Kennybol. L’autre, qui était le jeune homme dont les yeux avaient saisi tant de ressemblance entre le secrétaire intime et le perfide Hacket, dit s’appeler Norbith, confessa fièrement sa part dans la révolte, mais refusa de rien révéler touchant Hacket et Schumacker. Il avait, disait-il, prêté serment de se taire, et ne se souvenait plus que de ce serment. Le président eut beau l’interroger par toutes les menaces et par toutes les prières, l’obstiné jeune homme resta inflexible. D’ailleurs il assurait ne point s'être révolté pour Schumacker, mais seulement parce que sa vieille mère avait faim et froid. Il ne niait point qu’il n’eût peut-être mérité la mort; mais il affirmait que l’on commettrait une injustice en le condamnant, parce qu’en le tuant on tuerait aussi sa pauvre mère, qui ne l’avait pas mérité.
Quand Norbith eut cessé de parler, le secrétaire intime résuma en peu de mots les charges accablantes qui pesaient jusqu’à ce moment sur les accusés, surtout sur Schumacker. Il lut quelques-unes des devises séditieuses inscrites sur les bannières, et fit ressortir contre l’ex-grand-chancelier l’unanimité des réponses de ses complices, et jusqu’au silence de ce jeune Norbith, lié par un serment fanatique.—Il ne reste plus, ajouta-t-il en terminant, qu’un accusé à interroger, et nous avons de hautes raisons de le croire agent secret de l’autorité qui a si mal veillé à la tranquillité du Drontheimhus. Cette autorité a favorisé, sinon par sa connivence coupable, du moins par sa fatale négligence, l’explosion de la révolte qui va perdre tous ces malheureux, et rendre à l’échafaud ce Schumacker, que la clémence du roi en avait si généreusement sauvé.
Éthel, qui de ses craintes pour Ordener était revenue, par une cruelle transition, à ses craintes pour son père, frémit à ce langage sinistre, et un torrent de larmes s’échappa de ses yeux, quand elle vit son père se lever, en disant d’une voix tranquille:—Chancelier d’Ahlefeld, j’admire tout ceci. Avez-vous eu la prévoyance de faire mander le bourreau?
L’infortunée crut en ce moment qu’elle épuisait sa dernière douleur; elle se trompait.
Le sixième accusé venait de se lever; noble et superbe, il avait écarté les cheveux qui couvraient son visage, et aux questions que le président lui avait adressées, il avait répondu d’une voix ferme et haute:
—Je m’appelle Ordener Guldenlew, baron de Thorvick, chevalier de Dannebrog.
Un cri de surprise échappa au secrétaire:
—Le fils du vice-roi!
—Le fils du vice-roi! répétèrent toutes les voix, comme si la salle eût eu en ce moment mille échos.
Le président avait reculé sur son siège; les juges, jusqu’alors immobiles dans le tribunal, se penchaient tumultueusement les uns vers les autres, ainsi que des arbres qui seraient battus à la fois de vents opposés. L’agitation était plus grande encore dans l’auditoire; les spectateurs montaient sur les corniches de pierre et les grilles de fer; la foule entière parlait comme d’une seule bouche; et les gardes, oubliant de réclamer le silence, mêlaient leurs paroles de surprise à la rumeur universelle.
Quelle âme assez accoutumée aux soudaines émotions de la vie pourrait concevoir ce qui se passa dans l'âme d’Éthel? Qui pourrait rendre ce mélange inouï de joie déchirante et de délicieuse douleur? cette attente inquiète, qui était à la fois de la crainte et de l’espérance, et n’en était cependant pas?—Il était devant elle, sans qu’elle fût devant lui! c’était lui qu’elle voyait et qui ne la voyait pas! c’était son bien-aimé Ordener, son Ordener, qu’elle avait cru mort, qu’elle savait perdu pour elle, son ami qui l’avait trompée et qu’elle adorait comme d’une adoration nouvelle. Il était là; oui, il était là. Un vain songe ne l’abusait pas; oh! c’était bien lui, cet Ordener, hélas! qu’elle avait rêvé plus souvent encore qu’elle ne l’avait vu.
—Mais apparaissait-il dans cette enceinte solennelle comme un ange sauveur ou comme un fatal génie? Devait-elle espérer en lui ou trembler pour lui?—Mille conjectures oppressaient à la fois sa pensée et l’étouffaient comme une flamme que trop d’aliment éteint; toutes les idées, toutes les sensations que nous venons d’indiquer parcoururent son esprit comme un éclair, au moment où le fils du vice-roi de Norvège prononça son nom. Elle fut la première à le reconnaître, et les autres ne l’avaient pas encore reconnu, qu’elle était évanouie.
Elle reprit bientôt ses sens, pour la seconde fois, grâce aux soins de sa mystérieuse voisine. Pâle, elle rouvrit ses yeux dans lesquels les larmes s’étaient subitement taries. Elle jeta avidement sur le jeune homme, toujours debout et calme dans le tumulte général, un de ces regards qui embrassent tout un être; et le trouble avait cessé dans le tribunal et le peuple, que le nom d’Ordener Guldenlew retentissait encore à son oreille. Elle remarqua avec une douloureuse inquiétude qu’il portait son bras en écharpe, et que ses mains étaient chargées de fers; elle remarqua que son manteau était déchiré en plusieurs endroits, que son sabre fidèle ne pendait plus à sa ceinture. Rien n’échappa à sa sollicitude; car l’œil d’une amante ressemble à l’œil d’une mère. Elle environna de toute son âme celui qu’elle ne pouvait couvrir de tout son corps; et, il faut le dire à la honte et à la gloire de l’amour, dans cette salle qui renfermait son père et les persécuteurs de son père, Éthel ne vit plus qu’un seul homme.
Le silence s’était rétabli peu à peu. Le président se mit en devoir de commencer l’interrogatoire du fils du vice-roi.
—Seigneur baron.... dit-il d’une voix tremblante.
—Je ne m’appelle point ici seigneur baron, répondit Ordener d’une voix ferme, je m’appelle Ordener Guldenlew, comme celui qui a été comte de Griffenfeld s’appelle Jean Schumacker.
Le président resta un moment comme interdit.
—Eh bien donc! reprit-il, Ordener Guldenlew, c’est sans doute par un hasard malheureux que vous êtes amené devant nous. Les rebelles vous auront pris voyageant, vous auront forcé de les suivre, et c’est ainsi, sans doute, que vous avez été trouvé dans leurs rangs.
Le secrétaire se leva:
—Nobles juges, le nom seul du fils du vice-roi de Norvège est un plaidoyer suffisant pour lui. Le baron Ordener Guldenlew ne peut être un rebelle. Notre illustre président a parfaitement expliqué sa fâcheuse arrestation parmi les rebelles. Le seul tort du noble prisonnier est de n’avoir pas dit plus tôt son nom. Nous demandons qu’il soit mis sur-le-champ en liberté, abandonnant toute accusation à son égard, et regrettant qu’il se soit assis sur le banc souillé par le criminel Schumacker et ses complices.
—Que faites-vous donc? s’écria Ordener.
—Le secrétaire intime, dit le président, se désiste de toute poursuite à votre égard.
—Il a tort, répliqua Ordener, d’une voix haute et sonore; je dois ici être seul accusé, seul jugé, et seul condamné.—Il s’arrêta un moment, et ajouta d’un accent moins ferme:—Car je suis seul coupable.
—Seul coupable! s’écria le président.
—Seul coupable! répéta le secrétaire intime.
Une nouvelle explosion de surprise se manifesta dans l’auditoire. La malheureuse Éthel frémit; elle ne songeait pas que cette déclaration de son amant sauvait son père. Elle avait devant les yeux la mort de son Ordener.
—Hallebardiers, qu’on fasse silence! dit le président, profitant peut-être du moment de rumeur pour rallier ses idées et reprendre sa présence d’esprit.—Ordener Guldenlew, reprit-il, expliquez-vous.
Le jeune homme resta, un instant rêveur, puis soupira avec effort, puis prononça ces paroles d’un ton calme et résigné:
—Oui, je sais qu’une mort infâme m’attend; je sais que la vie pourrait m'être belle et glorieuse. Mais Dieu lira au fond de mon cœur! à la vérité, Dieu seul!—Je vais accomplir le premier devoir de mon existence; je vais lui sacrifier mon sang, mon honneur peut-être; mais je sens que je mourrai sans remords et sans repentir. Ne vous étonnez pas de mes paroles, seigneurs juges; il y a dans l'âme et dans la destinée humaine des mystères que vous ne pouvez pénétrer et qui ne sont jugés qu’au ciel. Écoutez-moi donc; et agissez envers moi selon vos consciences, quand vous aurez absous ces infortunés, et surtout ce déplorable Schumacker, qui a déjà, dans sa captivité, expié bien plus de crimes qu’un homme n’en peut commettre.—Oui, je suis coupable, nobles juges, et seul coupable. Schumacker est innocent; ces autres malheureux ne sont qu’égarés. L’auteur de la rébellion des mineurs, c’est moi.
—Vous! s’écrièrent à la fois, et avec une expression étrange, le président et le secrétaire intime.
—Moi! et ne m’interrompez plus, seigneurs. Je suis pressé de terminer, car en m’accusant je justifie ces infortunés. C’est moi qui ai soulevé les mineurs au nom de Schumacker; c’est moi qui ai fait distribuer aux rebelles des bannières; qui leur ai envoyé, au nom du prisonnier de Munckholm, de l’or et des armes. Hacket était mon agent.
À ce nom de Hacket, le secrétaire intime fit un geste de stupeur. Ordener continua:
—J’épargne vos moments, seigneurs. J’ai été pris dans les rangs des mineurs, que j’avais poussés à la révolte. J’ai seul tout fait. Maintenant, jugez. Si j’ai prouvé mon crime, j’ai prouvé également l’innocence de Schumacker et celle des pauvres misérables que vous croyez ses complices.
Le jeune homme parlait ainsi, les yeux levés au ciel. Éthel, presque inanimée, respirait à peine; il lui semblait seulement qu’Ordener, tout en justifiant son père, prononçait bien amèrement son nom. Les discours du jeune homme l’étonnaient et l’épouvantaient, sans qu’elle pût les comprendre. Dans tout ce qui frappait ses sens, elle ne voyait clairement que le malheur.
Un sentiment du même genre paraissait préoccuper le président. On eût dit qu’il ne pouvait croire à ce qu’il entendait de ses oreilles. Il adressa néanmoins la parole au fils du vice-roi:
—Si vous êtes en effet l’unique auteur de cette révolte, dans quel but l’avez-vous excitée?
—Je ne puis le dire.
Un frisson saisit Éthel, lorsqu’elle entendit le président répliquer d’une voix presque irritée:
—N’aviez-vous point une intrigue avec la fille de Schumacker?
Mais Ordener, enchaîné, avait fait un pas vers le tribunal, et s’était écrié, avec l’accent de l’indignation:
—Chancelier d’Ahlefeld, contentez-vous de ma vie que je vous livre; respectez une noble et innocente fille. Ne tentez pas de la déshonorer une seconde fois.
La pauvre Éthel, qui avait senti son sang remonter à son visage, ne comprit pas ce que signifiaient ces mots, une seconde fois, sur lesquels son défenseur appuyait avec énergie; mais à la colère qui se peignait sur les traits du président, on eût dit qu’il les comprenait.
—Ordener Guldenlew, n’oubliez pas vous-même le respect que vous devez à la justice du roi et à ses suprêmes officiers. Je vous réprimande au nom du tribunal.—À présent, je vous somme de nouveau de me déclarer dans quel but vous avez commis le crime dont vous vous accusez.
—Je vous répète que je ne puis vous le dire.
—N’était-ce pas, reprit le secrétaire, pour délivrer Schumacker?
Ordener garda le silence.
—Ne soyez pas muet, accusé Ordener, dit le président; il est prouvé que vous entreteniez des intelligences avec Schumacker, et l’aveu de votre culpabilité accuse, plus qu’il ne justifie, le prisonnier de Munckholm. Vous alliez souvent à Munckholm, et certes vous attachiez à ces visites plus qu’un intérêt de curiosité ordinaire. Témoin cette boucle de diamants.
Le président prit sur le bureau, et montra à Ordener une boucle de brillants qui y était déposée.
—La reconnaissez-vous pour vous avoir appartenu?
—Oui. Par quel hasard?....
—Eh bien! un des rebelles l’a remise, avant d’expirer, à notre secrétaire intime, en déclarant qu’il l’avait reçue de vous en paiement, pour vous avoir transporté du port de Drontheim à la forteresse de Munckholm. Or, je vous le demande, seigneurs juges, un pareil salaire donné à un simple matelot n’annoncet-il pas quelle importance l’accusé Ordener Guldenlew attachait à parvenir jusqu’à cette prison, qui est celle de Schumacker?
—Ah! s’écria l’accusé Kennybol, ce que dit sa courtoisie est vrai, je reconnais la boucle; c’est l’histoire de notre pauvre frère Guldon Stayper.
—Silence, dit le président, laissez répondre Ordener Guldenlew.
—Je ne cacherai pas, repartit Ordener, que je désirais voir Schumacker. Mais cette boucle ne signifie rien. On ne peut entrer avec des diamants dans le fort; le matelot qui m’avait amené s’était plaint, dans la traversée, de sa misère; je lui ai jeté cette boucle, que je ne pouvais garder sur moi.
—Pardon, votre courtoisie, interrompit le secrétaire intime, le règlement excepte de cette mesure le fils du vice-roi. Vous pouviez donc....
—Je ne voulais pas me nommer.
—Pourquoi? demanda le président.
—C’est ce que je ne puis dire.
—Vos intelligences avec Schumacker et sa fille prouvent que le but de votre complot était de les délivrer.
Schumacker, qui, jusqu’alors, n’avait donné d’autre signe d’attention que de dédaigneux mouvements d’épaules, se leva:
—Me délivrer! Le but de cette infernale trame était de me compromettre et de me perdre, comme il l’est encore. Croyez-vous qu’Ordener Guldenlew eût avoué sa participation au crime, s’il n’eût été pris parmi les révoltés? Oh! je vois qu’il a hérité de la haine de son père pour moi. Et quant aux intelligences qu’on lui suppose avec moi et ma fille, qu’il sache, cet exécré Guldenlew, que ma fille a hérité aussi de ma haine pour lui, pour la race des Guldenlew et des d’Ahlefeld!
Ordener soupira profondément, tandis qu’Éthel désavouait tout bas son père, et que celui-ci retombait sur son banc, palpitant encore de colère.
—Le tribunal jugera, dit le président.
Ordener, qui, aux paroles de Schumacker, avait baissé les yeux en silence, parut se réveiller:
—Oh! nobles juges, écoutez. Vous allez descendre dans vos consciences; n’oubliez pas qu’Ordener Guldenlew est coupable seul; Schumacker est innocent. Ces autres infortunés ont été trompés par Hacket, qui était mon agent. J’ai fait tout le reste.
Kennybol l’interrompit:
—Sa courtoisie dit vrai, seigneurs juges; car c’est elle qui s’est chargée de nous amener le fameux Han d’Islande, dont je souhaite que le nom ne me porte pas malheur. Je sais que c’est ce jeune seigneur qui a osé l’aller trouver dans la caverne de Walderhog, pour lui proposer d'être notre chef. Il m’a confié le secret de son entreprise au hameau de Surb, chez mon frère Braall. Et, pour le reste encore, le jeune seigneur dit vrai; nous avons été abusés par ce Hacket maudit; d’où il suit que nous ne méritons pas la mort.
—Seigneur secrétaire intime, dit le président, les débats sont clos. Quelles sont vos conclusions?
Le secrétaire se leva, salua plusieurs fois le tribunal, passa quelque temps la main entre les plis de son rabat de dentelle, sans quitter un moment des yeux les yeux du président. Enfin, il fit entendre ces paroles d’une voix sourde et lugubre:
—Seigneur président, respectables juges! l’accusation demeure victorieuse. Ordener Guldenlew, qui ternit à jamais la splendeur de son glorieux nom, n’a réussi qu’à prouver sa culpabilité sans démontrer l’innocence de l’ex-chancelier Schumacker, et de ses complices Han d’Islande, Wilfrid Kennybol, Jonas et Norbith.—Je demande à la justice du tribunal que les six accusés soient déclarés coupables du crime de haute-trahison et de lèse-majesté, au premier chef.
Un murmure vague s’éleva de la foule. Le président allait proclamer la formule de clôture, quand l’évêque réclama un moment d’attention.
—Doctes juges, il est convenable que la défense des accusés se fasse entendre la dernière. Je souhaiterais qu’elle eût un meilleur organe; car je suis vieux et faible, et je n’ai plus en moi d’autre force que celle qui me vient de Dieu.—Je m’étonne des sévères requêtes du secrétaire intime. Rien ici ne prouve le crime de mon client Schumacker. On ne peut établir contre lui aucune participation directe à l’insurrection des mineurs; et puisque mon autre client Ordener Guldenlew déclare avoir abusé du nom de Schumacker, et, de plus, être l’unique auteur de cette condamnable sédition, toutes les présomptions qui pesaient sur Schumacker s’évanouissent; vous devez donc l’absoudre. Je recommande à votre indulgence chrétienne les autres accusés, qui n’ont été qu’égarés, comme la brebis du bon pasteur; et même le jeune Ordener Guldenlew, qui a du moins le mérite, bien grand devant le Seigneur, de confesser son crime. Songez, seigneurs juges, qu’il est encore dans l'âge où l’homme peut faillir, et même tomber, sans que Dieu refuse de le soutenir ou de le relever. Ordener Guldenlew porte à peine le quart de ce fardeau de l’existence qui pèse déjà presque entier sur ma tête. Mettez dans la balance de vos jugements sa jeunesse et son inexpérience, et ne lui retirez pas si tôt cette vie que le Seigneur vient à peine de lui donner.
Le vieillard se tut et se plaça près d’Ordener, qui souriait; tandis qu’à l’invitation du président, les juges se levaient du tribunal, et passaient en silence le seuil de la formidable salle de leurs délibérations.
Pendant que quelques hommes décidaient de six destinées dans ce terrible sanctuaire, les accusés immobiles étaient restés assis sur leur banc entre deux rangs de hallebardiers. Schumacker, la tête sur sa poitrine, paraissait endormi dans une rêverie profonde; le géant promenait à droite et à gauche des regards où se peignait une assurance stupide; Jonas et Kennybol, les mains jointes, priaient à voix basse, tandis que leur camarade Norbith frappait par intervalles la terre du pied, ou secouait ses chaînes avec des tressaillements convulsifs. Entre lui et le vénérable évêque, qui lisait les psaumes de la pénitence, se tenait Ordener, les bras croisés et les yeux levés au ciel.
Derrière eux on entendait le bruit de la foule, qui avait impétueusement éclaté à la sortie des juges. C’était le fameux captif de Munckholm, c’était le redoutable démon d’Islande, c’était surtout le fils du vice-roi, qui occupaient toutes les pensées, toutes les paroles, tous les regards. La rumeur, mêlée de plaintes, de rires et de cris confus, qui s’échappait de l’auditoire, s’abaissait et s’élevait comme une flamme qui ondoie sous le vent.
Ainsi se passèrent plusieurs heures d’attente, si longues que chacun s’étonnait qu’elles fussent contenues dans la même nuit. De temps en temps on jetait un regard vers la porte de la chambre des délibérations; mais on n’y voyait rien, que les deux soldats qui se promenaient avec leurs pertuisanes étincelantes devant le seuil fatal, comme deux fantômes muets.
Enfin, les torches et les lampes commençaient à pâlir, et quelques rayons blancs de l’aube traversaient les vitraux étroits de la salle, quand la porte redoutable s’ouvrit. Un silence profond remplaça sur-le-champ, comme par magie, tout le tumulte du peuple, et l’on n’entendit plus que le bruit des respirations pressées et le mouvement vague et sourd de la foule en suspens.
Les juges, sortant à pas lents de la chambre des délibérations, reprirent place au tribunal, le président à leur tête.
Le secrétaire intime, qui avait paru absorbé dans ses réflexions pendant leur absence, s’inclina:
—Seigneur président, quel est l’arrêt que le tribunal, jugeant sans appel, a rendu au nom du roi? Nous sommes prêts à l’entendre avec un respect religieux. Le juge placé à droite du président se leva, tenant un parchemin dans ses mains:
—Sa grâce, notre glorieux président, fatigué par la longueur de cette audience, daigne nous charger, nous, haut-syndic du Drontheimhus, président naturel de ce tribunal respectable, de lire à sa place la sentence rendue au nom du roi. Nous allons remplir ce devoir honorable et pénible, rappelant à l’auditoire de se taire devant l’infaillible justice du roi.
Alors la voix du haut-syndic prit une inflexion solennelle et grave, et tous les cœurs palpitèrent.
—Au nom de notre vénéré maître et légitime seigneur Christiern, roi!—voici l’arrêt que nous, juges du haut tribunal du Drontheimhus, nous rendons dans nos consciences, touchant Jean Schumacker, prisonnier d’État; Wilfrid Kennybol, habitant des montagnes de Kole; Jonas, mineur royal; Norbith, mineur royal; Han, de Klipstadur, en Islande; et Ordener Guldenlew, baron de Thorvick, chevalier de Dannebrog; tous accusés des crimes de haute trahison et de lèse-majesté au premier chef; Han d’Islande étant de plus prévenu des crimes d’assassinat, d’incendie et de brigandage.
1° Jean Schumacker n’est point coupable;
2° Wilfrid Kennybol, Jonas et Norbith sont coupables; mais le tribunal les excuse, parce qu’ils ont été égarés;
3° Han d’Islande est coupable de tous les crimes qu’on lui impute;
4° Ordener Guldenlew est coupable de haute trahison et de lèse-majesté au premier chef.» Le juge s’arrêta un moment comme pour prendre haleine. Ordener attachait sur lui un regard plein d’une joie céleste.
—Jean Schumacker, continua le juge, le tribunal vous absout et vous renvoie dans votre prison.
Kennybol, Jonas et Norbith, le tribunal réduit la peine que vous avez encourue à une détention perpétuelle et à l’amende de mille écus royaux chacun.
Han, de Klipstadur, assassin et incendiaire, vous serez ce soir conduit sur la place d’armes de Munckholm, et pendu par le cou jusqu’à ce que mort s’ensuive.
Ordener Guldenlew, traître, après avoir été dégradé de vos titres devant ce tribunal, vous serez conduit ce soir au même lieu, avec un flambeau à la main, pour y avoir la tête tranchée, le corps brûlé, et pour que vos cendres soient jetées au vent et votre tête exposée sur la claie.
Retirez-vous tous. Tel est l’arrêt rendu par la justice du roi.—
À peine le haut-syndic avait-il achevé cette funèbre lecture, qu’on entendit dans la salle un cri. Ce cri glaça les assistants plus même que l’effrayant appareil de la sentence de mort; ce cri fit pâlir un moment le front serein et radieux d’Ordener condamné.