← Retour

Han d'Islande

16px
100%
Sois le bienvenu, Hugo; dis-moi, toi... as-tu
jamais vu un orage aussi terrible?
MATURIN, Bertram

Dans une salle attenante aux appartements du gouverneur de Drontheim, trois des secrétaires de son excellence venaient de s’asseoir devant une table noire, chargée de parchemins, de papier, de cachets et d’écritoires, et près de laquelle un quatrième tabouret resté vide annonçait qu’un des scribes était en retard. Ils étaient déjà depuis quelque temps méditant et écrivant chacun de leur côté, quand l’un d’eux s’écria:

—Savez-vous, Wapherney, que ce pauvre bibliothécaire Foxtipp va, dit-on, être renvoyé par l’évêque, grâce à la lettre de recommandation dont vous avez appuyé la requête du docteur Anglyvius?

—Que nous contez-vous là, Richard? dit vivement celui des deux autres secrétaires auquel ne s’adressait point Richard, Wapherney n’a pu écrire en faveur d’Anglyvius, car la pétition de cet homme a révolté le général quand je la lui ai lue.

—Vous me l’aviez dit, en effet, reprit Wapherney; mais j’ai trouvé sur la pétition le mot tribuatur, de la main de son excellence.

—En vérité! s’écria l’autre.

—Oui, mon cher; et plusieurs autres décisions de son excellence, dont vous m’aviez parlé, sont également changées dans les apostilles. Ainsi, sur la requête des mineurs, le général a écrit: negetur.

—Comment! mais je n’y comprends rien; le général craignait l’esprit turbulent de ces mineurs.

—Il a peut-être voulu les effrayer par la sévérité. Ce qui me le ferait croire, c’est que le placet de l’aumônier Munder pour les douze condamnés est également mis à néant.

Le secrétaire auquel Wapherney parlait se leva ici brusquement.

—Oh! pour le coup, je ne peux vous croire. Le gouverneur est trop bon et m’a montré trop de pitié envers ces condamnés pour....

—Eh bien, Arthur, reprit Wapherney, lisez vous-même.

Arthur prit le placet et vit le fatal signe de réprobation.

—Vraiment, dit-il, j’en crois à peine mes yeux. Je veux représenter le placet au général. Quel jour son excellence a-t-elle donc apostillé ces pièces?

—Mais, répondit Wapherney, je crois qu’il y a trois jours.

—Ç'a été, reprit Richard à voix basse, dans la matinée qui a précédé l’apparition si courte et la disparition si mystérieusement subite du baron Ordener.

—Tenez, s’écria vivement Wapherney avant qu’Arthur eût eu le temps de répondre, ne voilà-t-il pas encore un tribuatur sur la burlesque requête de ce Benignus Spiagudry!

Richard éclata de rire.

—N’est-ce pas ce vieux gardien de cadavres qui a également disparu d’une manière si singulière?

—Oui, reprit Arthur; on a trouvé dans son charnier un cadavre mutilé, en sorte que la justice le fait poursuivre comme sacrilège. Mais un petit lapon, qui le servait et qui est resté seul au Spladgest, pense, avec tout le peuple, que le diable l’a emporté comme sorcier.

—Voilà, dit Wapherney en riant, un personnage qui laisse une bonne réputation!

Il achevait à peine son éclat de rire quand le quatrième secrétaire entra.

—En honneur, Gustave, vous arrivez bien tard ce matin. Vous seriez-vous marié par hasard hier?

—Eh non! reprit Wapherney, c’est qu’il aura pris le chemin le plus long pour passer, avec son manteau neuf, sous les fenêtres de l’aimable Rosily.

—Wapherney, dit le nouveau venu, je voudrais que vous eussiez deviné. Mais la cause de mon retard est certes moins agréable; et je doute que mon manteau neuf ait produit quelque effet sur les personnages que je viens de visiter.

—D’où venez-vous donc? demanda Arthur.

—Du Spladgest.

—Dieu m’est témoin, s’écria Wapherney laissant tomber sa plume, que nous en parlions tout à l’heure! Mais si l’on peut en parler par passe-temps, je ne conçois pas comment on y entre.

—Et bien moins encore, dit Richard, comment on s’y arrête. Mais, mon cher Gustave, qu’y avez-vous donc vu?

—Oui, dit Gustave, vous êtes curieux, sinon de voir, du moins d’entendre; et vous seriez bien punis si je refusais de vous décrire ces horreurs, auxquelles vous frémiriez d’assister.

Les trois secrétaires pressèrent vivement Gustave, qui se fit un peu prier, quoique son désir de leur raconter ce qu’il avait vu ne fût pas intérieurement moins vif que leur envie de le savoir.

—Allons, Wapherney, vous pourrez transmettre mon récit à votre jeune sœur, qui aime tant les choses effrayantes. J’ai été entraîné dans le Spladgest par la foule qui s’y pressait. On vient d’y apporter les cadavres de trois soldats du régiment de Munckholm et de deux archers, trouvés hier à quatre lieues dans les gorges, au fond du précipice de Cascadthymore. Quelques spectateurs assurent que ces malheureux composaient l’escouade envoyée, il y a trois jours, dans la direction de Skongen, à la recherche du concierge fugitif du Spladgest. Si cela est vrai, on ne peut concevoir comment tant d’hommes armés ont pu être assassinés. La mutilation des corps paraît prouver qu’ils ont été précipités du haut des rochers. Cela fait dresser les cheveux.

—Quoi! Gustave, vous les avez vus? demanda vivement Wapherney.

—Je les ai encore devant les yeux.

—Et présume-t-on quels sont les auteurs de cet attentat?

—Quelques personnes pensaient que ce pouvait être une bande de mineurs, et assuraient qu’on avait entendu hier, dans les montagnes, les sons de la corne avec laquelle ils s’appellent.

—En vérité! dit Arthur.

—Oui; mais un vieux paysan a détruit cette conjecture en faisant observer qu’il n’y avait ni mines ni mineurs du côté de Cascadthymore.

—Et qui serait-ce donc?

—On ne sait; si les corps n’étaient entiers, on pourrait croire que ce sont quelques bêtes féroces, car ils portent sur leurs membres de longues et profondes égratignures. Il en est de même du cadavre d’un vieillard à barbe blanche qu’on a apporté au Spladgest avant-hier matin, à la suite de cet affreux orage qui vous a empêché, mon cher Léandre Wapherney, d’aller visiter, sur l’autre rive du golfe, votre Héro du coteau de Larsynn.

—Bien! bien! Gustave, dit Wapherney en riant; mais quel est ce vieillard?

—À sa haute taille, à sa longue barbe blanche, à un chapelet qu’il tient encore fortement serré entre ses mains, quoiqu’il ait été trouvé du reste absolument dépouillé, on a reconnu, dit-on, un certain ermite des environs; je crois qu’on l’appelle l’ermite de Lynrass. Il est évident que le pauvre homme a été également assassiné; mais dans quel but? On n’égorge plus maintenant pour opinion religieuse, et le vieil ermite ne possédait au monde que sa robe de bure et la bienveillance publique.

—Et vous dites, reprit Richard, que ce corps est déchiré, ainsi que ceux des soldats, comme par les ongles d’une bête féroce?

—Oui, mon cher; et un pêcheur affirmait avoir remarqué des traces pareilles sur le corps d’un officier trouvé, il y a plusieurs jours, assassiné, vers les grèves d’Urchtal.

—Cela est singulier, dit Arthur.

—Cela est effroyable, dit Richard.

—Allons, reprit Wapherney, silence et travail, car je crois que le général va bientôt venir.—Mon cher Gustave, je suis bien curieux de voir ces corps; si vous voulez, ce soir, en sortant, nous entrerons un moment au Spladgest.

XVI

Elle eût été si facilement heureuse! une simple
cabane dans une vallée des Alpes, quelques
occupations domestiques auraient suffi pour
satisfaire ses modestes désirs et remplir sa douce
vie; mais moi, l’ennemi de Dieu, je n’ai pas eu de
repos que je n’aie brisé son cœur, que je n’aie
fait tomber en ruine sa destinée. Il faut qu’elle
soit la victime de l’enfer.
GOETHE, Faust

En 1675, c’est-à-dire vingt-quatre années avant l’époque où se passe cette histoire, hélas! ç'avait été une fête charmante pour tout le hameau de Thoctree, que le mariage de la douce Lucy Pelnyrh, et du beau, du grand, de l’excellent jeune homme Caroll Stadt. Il est vrai de dire qu’ils s’aimaient depuis longtemps; et comment tous les cœurs ne se seraient-ils pas intéressés aux deux jeunes amants le jour où tant d’ardents désirs, tant d’inquiètes espérances allaient enfin se changer en bonheur! Nés dans le même village, élevés dans les mêmes champs, bien souvent, dans leur enfance, Caroll s’était endormi après leurs jeux sur le sein de Lucy; bien souvent, dans leur adolescence, Lucy s’était, après leurs travaux, appuyée sur le bras de Caroll. Lucy était la plus timide et la plus jolie des filles du pays, Caroll le plus brave et le plus noble des garçons du canton; ils s’aimaient, et ils n’auraient pas mieux pu se rappeler le jour où ils avaient commencé d’aimer, que le jour où ils avaient commencé de vivre.

Mais leur mariage n’était pas venu comme leur amour, doucement et de lui-même. Il y avait eu des intérêts domestiques, des haines de famille, des parents, des obstacles; une année entière ils avaient été séparés, et Caroll avait bien souffert loin de sa Lucy, et Lucy avait bien pleuré loin de son Caroll, avant le jour bienheureux qui les réunissait, pour désormais ne plus souffrir et pleurer qu’ensemble.

C’était en la sauvant d’un grand péril que Caroll avait enfin obtenu sa Lucy. Un jour il avait entendu des cris dans un bois; c’était sa Lucy qu’un brigand, redouté de tous les montagnards, avait surprise et paraissait vouloir enlever. Caroll attaqua hardiment ce monstre à face humaine, auquel le singulier rugissement qu’il poussait comme une bête féroce avait fait donner le nom de Han. Oui, il attaqua celui que personne n’osait attaquer; mais l’amour lui donnait des forces de lion. Il délivra sa bien-aimée Lucy, la rendit à son père, et le père la lui donna.

Or tout le village fut joyeux le jour où l’on unit ces deux fiancés. Lucy, seule, paraissait sombre. Jamais pourtant elle n’avait attaché un regard plus tendre sur son cher Caroll; mais ce regard était aussi triste que tendre, et, dans la joie universelle, c’était un sujet d’étonnement. De moment en moment, plus le bonheur de son ami semblait croître, plus ses yeux exprimaient de douleur et d’amour.—O ma Lucy, lui dit Caroll après la sainte cérémonie, la présence de ce brigand, qui est un malheur pour toute la contrée, aura donc été un bonheur pour moi!—On remarqua qu’elle secoua la tête et ne répondit rien.

Le soir vint; on les laissa seuls dans leur chaumière neuve, et les danses et les jeux redoublèrent sur la place du village, pour célébrer la félicité des deux époux.

Le lendemain matin, Caroll Stadt avait disparu; quelques mots de sa main furent remis au père de Lucy Pelnyrh par un chasseur des monts de Kole, qui l’avait rencontré avant l’aube, errant sur les grèves du golfe. Le vieux Will Pelnyrh montra ce papier au pasteur et au syndic, et il ne resta de la fête de la veille que l’abattement et le morne désespoir de Lucy.

Cette catastrophe mystérieuse consterna tout le village, et l’on s’efforça vainement de l’expliquer. Des prières pour l'âme de Caroll furent dites dans la même église où, quelques jours auparavant, lui-même avait chanté des cantiques d’actions de grâces sur son bonheur. On ne sait ce qui retint à la vie la veuve Stadt. Au bout de neuf mois de solitude et de deuil, elle mit au monde un fils, et, le jour même, le village de Golyn fut écrasé par la chute du rocher pendant qui le dominait.

La naissance de ce fils ne dissipa point la douleur sombre de sa mère. Gill Stadt n’annonçait en rien qu’il dût ressembler à Caroll. Son enfance farouche semblait promettre une vie plus farouche encore. Quelquefois un petit homme sauvage—dans lequel des montagnards qui l’avaient vu de loin affirmaient reconnaître le fameux Han d’Islande—venait dans la cabane déserte de la veuve de Caroll, et ceux qui passaient alors près de là en entendaient sortir des plaintes de femme et des rugissements de tigre. L’homme emmenait le jeune Gill, et des mois s’écoulaient; puis il le rendait à sa mère, plus sombre et plus effrayant encore.

La veuve Stadt avait pour cet enfant un mélange d’horreur et de tendresse. Quelquefois elle le serrait dans ses bras de mère, comme le seul lien qui l’attachât encore à la vie; d’autres fois elle le repoussait avec épouvante en appelant Caroll, son cher Caroll. Nul être au monde ne savait ce qui bouleversait son cœur.

Gill avait passé sa vingt-troisième année; il vit Guth Stersen, et l’aima avec fureur. Guth Stersen était riche, et il était pauvre. Alors, il partit pour Roeraas afin de se faire mineur et de gagner de l’or. Depuis lors sa mère n’en avait plus entendu parler.

Une nuit, assise devant le rouet qui la nourrissait, elle veillait, avec sa lampe à demi éteinte, dans sa cabane, sous ces murs vieillis comme elle dans la solitude et le deuil, muets témoins de la mystérieuse nuit de ses noces. Inquiète, elle pensait à son fils, dont la présence, si vivement désirée, allait lui rappeler, et peut-être lui apporter bien des douleurs. Cette pauvre mère aimait son fils, tout ingrat qu’il était. Et comment ne l’aurait-elle pas aimé? elle avait tant souffert pour lui!

Elle se leva, alla prendre au fond d’une vieille armoire un crucifix rouillé dans la poussière. Un moment elle le considéra d’un œil suppliant; puis tout à coup, le repoussant avec effroi:—Prier! cria-t-elle; est-ce que je puis prier?—Tu n’as plus à prier que l’enfer, malheureuse! c’est à l’enfer que tu appartiens.

Elle retombait dans sa sombre rêverie, lorsqu’on frappa à la porte.

C’était un événement rare chez la veuve Stadt; car, depuis longues années, grâce à ce que sa vie offrait d’extraordinaire, tout le village de Thoctree la croyait en commerce avec les esprits infernaux. Aussi nul n’approchait de sa cabane. Étranges superstitions de ce siècle et de ce pays d’ignorance! elle devait au malheur la même réputation de sorcellerie que le concierge du Spladgest devait à la science!

—Si c’était mon fils, si c’était Gill! s’écria-t-elle; et elle s’élança vers la porte.

Hélas! ce n’était pas son fils. C’était un petit ermite vêtu de bure, dont le capuchon rabattu ne laissait voir que la barbe noire.

—Saint homme, dit la veuve, que demandez-vous? Vous ne savez pas à quelle maison vous vous adressez.

—Si vraiment! répliqua l’ermite, d’une voix rauque et trop connue.

Et, arrachant ses gants, sa barbe noire et son capuchon, il découvrit un atroce visage, une barbe rousse et des mains armées d’ongles hideux.

—Oh! cria la veuve, et elle cacha sa tête dans ses mains.

—Eh bien! dit le petit homme, est-ce que, depuis vingt-quatre ans, tu ne t’es pas encore habituée à voir l’époux que tu dois contempler durant toute l’éternité?

Elle murmura avec épouvante:—L’éternité!

—Écoute, Lucy Pelnyrh, je t’apporte des nouvelles de ton fils.

—De mon fils! où est-il? pourquoi ne vient-il pas?

—Il ne peut.

—Mais vous avez de ses nouvelles. Je vous rends grâces. Hélas! vous pouvez donc m’apporter du bonheur!

—C’est le bonheur en effet que je t’apporte, dit l’homme d’une voix sourde; car tu es une faible femme, et je m’étonne que ton ventre ait pu porter un pareil fils. Réjouis-toi donc. Tu craignais que ton fils ne marchât sur ma trace; ne crains plus rien.

—Quoi! s’écria la mère avec ravissement, mon fils, mon bien-aimé Gill est donc changé?

L’ermite regardait sa joie avec un rire funeste.

—Oh! bien changé! dit-il.

—Et pourquoi n’est-il pas accouru dans mes bras? Où l’avez-vous vu? que faisait-il?

—Il dormait.

La veuve, dans l’excès de sa joie, ne remarquait ni le regard sinistre, ni l’air horriblement railleur du petit homme.

—Pourquoi ne l’avoir pas réveillé, ne lui avoir pas dit: Gill, viens voir ta mère?

—Son sommeil était profond.

—Oh! quand viendra-t-il? Apprenez-moi, je vous en supplie, si je le reverrai bientôt.

Le faux ermite tira de dessous sa robe une espèce de coupe d’une forme singulière.

—Eh bien! veuve, dit-il, bois au prochain retour de ton fils!

La veuve poussa un cri d’horreur. C’était un crâne humain. Elle fit un geste d’épouvante et ne put proférer une parole.

—Non, non! cria tout à coup l’homme avec une voix terrible, ne détourne pas les yeux, femme; regarde. Tu demandes à revoir ton fils? Regarde, te dis-je! car voilà tout ce qui en reste.

Et, aux lueurs de la lampe rougeâtre, il présentait aux lèvres pâles de la mère le crâne nu et desséché de son fils.

Trop de malheurs avaient passé sur cette âme pour qu’un malheur de plus la brisât. Elle éleva sur le farouche ermite un regard fixe et stupide.

—Oh! la mort! dit-elle faiblement; la mort! laissez-moi mourir.

—Meurs si tu veux!—Mais souviens-toi, Lucy Pelnyrh, du bois de Thoetree; souviens-toi du jour où le démon, en s’emparant de ton corps, a donné ton âme à l’enfer! Je suis le démon, Lucy, et tu es mon épouse éternelle! Maintenant, meurs, si tu veux.

C’était une croyance, dans ces contrées superstitieuses, que des esprits infernaux apparaissaient parfois parmi les hommes pour y vivre des vies de crime et de calamité. Entre autres fameux scélérats, Han d’Islande avait cette effrayante renommée. On croyait encore que la femme qui, par séduction ou par violence, était la proie d’un de ces démons à forme humaine, devenait irrévocablement par ce malheur sa compagne de damnation.

Les événements que l’ermite rappelait à la veuve parurent réveiller en elle ces idées.

—Hélas! dit-elle douloureusement, je ne puis donc échapper à l’existence!—Et qu’ai-je fait? car tu le sais, mon bien-aimé Caroll, je suis innocente. Le bras d’une jeune fille n’a point la force du bras d’un démon.

Elle poursuivit; ses regards étaient pleins de délire, et ses paroles incohérentes semblaient nées du tremblement convulsif de ses lèvres.

—Oui, Caroll, depuis ce jour je suis impure et innocente; et le démon me demande si je me le rappelle, cet horrible jour!—Mon Caroll, je ne t’ai point trompé; tu es venu trop tard; j’étais à lui avant d'être à toi, hélas!—Hélas! et je serai punie éternellement. Non, je ne vous rejoindrai pas, vous que je pleure. À quoi bon mourir? J’irai avec ce monstre, dans un monde qui lui ressemble, dans le monde des réprouvés! et qu’ai-je donc fait? Mes malheurs dans la vie seront mes crimes dans l’éternité.

Le petit ermite appuyait sur elle un regard de triomphe et d’autorité.

—Ah! s’écria-t-elle tout à coup en se tournant vers lui, ah! dites-moi, ceci n’est-il pas quelque rêve affreux que votre présence m’apporte? car, vous le savez, hélas! depuis le jour de ma perte, toutes les fatales nuits où votre esprit m’a visitée ont été marquées pour moi par d’impures apparitions, d’effrayants songes et des visions épouvantables.

—Femme, femme, reviens à la raison. Il est aussi vrai que tu es éveillée, qu’il est vrai que Gill est mort.

Le souvenir de ses anciennes infortunes avait comme effacé en cette mère celui de son nouveau malheur; ces paroles le lui rendirent.

—O mon fils! mon fils! dit-elle; et le son de sa voix aurait ému tout autre que l'être méchant qui l’écoutait. Non, il reviendra; il n’est pas mort; je ne puis croire qu’il est mort.

—Eh bien! va le demander aux rochers de Roeraas, qui l’ont écrasé, au golfe de Drontheim, qui l’a enseveli. La veuve tomba à genoux et cria avec effort:

—Dieu, grand Dieu!

—Tais-toi, servante de l’enfer!

La malheureuse se tut. Il poursuivit.

—Ne doute pas de la mort de ton fils. Il a été puni par où son père a failli. Il a laissé amollir son cœur de granit par un regard de femme. Moi, je t’ai possédée, mais je ne t’ai jamais aimée. Le malheur de ton Caroll est retombé sur lui.—Mon fils et le tien a été trompé par sa fiancée, par celle pour qui il est mort.

—Mort! reprit-elle, mort! Cela est donc vrai?—O Gill, tu étais né de mon malheur; tu avais été conçu dans l’épouvante et enfanté dans le deuil; ta bouche avait déchiré mon sein; enfant, jamais tes caresses n’avaient répondu à mes caresses, tes embrassements à mes embrassements; tu as toujours fui et repoussé ta mère, ta mère si seule et si abandonnée dans la vie! Tu ne cherchais à me faire oublier mes maux passés qu’en me créant de nouvelles douleurs; tu me délaissais pour le démon auteur de ton existence et de mon veuvage; jamais, durant de longues années, Gill, jamais une joie ne m’est venue de toi; et cependant aujourd’hui ta mort, mon fils, me semble la plus insupportable de mes afflictions, aujourd’hui ton souvenir me semble un souvenir d’enchantement et de consolation. Hélas!

Elle ne put continuer; elle cacha sa tête dans son voile de bure noire, et on l’entendait sangloter douloureusement.

—Faible femme! murmura l’ermite; puis il reprit d’une voix forte:—Dompte ta douleur, je me suis joué de la mienne. Écoute, Lucy Pelnyrh, pendant que tu pleures encore ton fils, j’ai déjà commencé à le venger. C’est pour un soldat de la garnison de Munckholm que sa fiancée l’a trompé. Tout le régiment périra par mes mains.—Vois, Lucy Pelnyrh. Il avait relevé les manches de sa robe, et montrait à la veuve ses bras difformes teints de sang.

—Oui, dit-il en poussant une sorte de rugissement, c’est aux grèves d’Urchtal, c’est aux gorges de Cascadthymore, que l’esprit de Gill doit se promener avec joie.—Allons, femme, ne vois-tu pas ce sang? Console-toi donc!

Puis tout à coup, comme frappé d’un souvenir, il s’interrompit:

—Veuve, ne t’a-t-on pas remis de ma part un coffre de fer?—Quoi! je t’ai envoyé de l’or et je t’apporte du sang, et tu pleures encore! Tu n’es donc pas de la race des hommes?

La veuve, absorbée dans son désespoir, gardait le silence.

—Allons! dit-il avec un rire farouche, muette et immobile! tu n’es donc pas non plus de la race des femmes, Lucy Pelnyrh!—Et il secouait son bras pour qu’elle l’écoutât.—Est-ce qu’un messager ne t’a pas apporté un coffre de fer scellé?

La veuve, lui accordant une attention passagère, fit un signe de tête négatif, et retomba dans sa morne rêverie.

—Ah! le misérable! cria le petit homme, le misérable infidèle! Spiagudry, cet or te coûtera cher!

Et, dépouillant sa robe d’ermite, il s’élança hors de la cabane avec le grondement d’une hyène qui cherche un cadavre.

XVII

Seigneur, je peigne mes cheveux, je les peigne en
pleurant, parce que vous me laissez seule, et que
vous vous en allez dans les montagnes.
La Dame au Comte, romance

Éthel, cependant, avait déjà compté quatre jours longs et monotones depuis qu’elle errait seule dans le sombre jardin du donjon de Slesvig; seule dans l’oratoire, témoin de tant de pleurs et confident de tant de vœux; seule dans la longue galerie où, une fois, elle n’avait pas entendu sonner minuit. Son vieux père l’accompagnait quelquefois, mais elle n’en était pas moins seule, car le véritable compagnon de sa vie était absent.

Malheureuse jeune fille! Qu’avait fait cette âme jeune et pure pour être déjà livrée à tant d’infortune? Enlevée au monde, aux honneurs, aux richesses, aux joies de la jeunesse, aux triomphes de la beauté, elle était encore au berceau qu’elle était déjà dans un cachot; captive près d’un père captif, elle avait grandi en le voyant dépérir; et pour comble de douleurs, pour qu’elle n’ignorât aucun esclavage, l’amour était venu la trouver dans sa prison.

Encore si elle eût pu avoir son Ordener auprès d’elle, que lui eût fait la liberté? Eût-elle su seulement s’il existait un monde dont on la séparait? Et d’ailleurs, son monde, son ciel, n’eussent-ils pas été avec elle dans cet étroit donjon, sous ces noires tours hérissées de soldats, et vers lesquelles le passant n’en aurait pas moins jeté un regard de pitié?

Mais, hélas! pour la seconde fois, son Ordener était absent; et, au lieu de couler près de lui des heures bien courtes, mais toujours renaissantes, dans de saintes caresses et de chastes embrassements, elle passait les nuits et les jours à pleurer son absence et à prier pour ses dangers. Car une vierge n’a que sa prière et ses larmes.

Quelquefois elle enviait ses ailes à l’hirondelle libre qui venait lui demander quelque nourriture à travers les barreaux de sa prison. Quelquefois elle laissait fuir sa pensée sur le nuage qu’un vent rapide enfonçait dans le nord du ciel; puis tout à coup elle détournait sa tête et voilait ses yeux, comme si elle eût craint de voir apparaître le gigantesque brigand et commencer le combat inégal sur l’une des montagnes lointaines dont le sommet bleuâtre rampait à l’horizon ainsi qu’une nuée immobile.

Oh! qu’il est cruel d’aimer alors qu’on est séparé de l'être qu’on aime! Bien peu de cœurs ont connu cette douleur dans toute son étendue, parce que bien peu de cœurs ont connu l’amour dans toute sa profondeur. Alors, étranger en quelque sorte à sa propre existence, on se crée pour soi-même une solitude morne, un vide immense, et, pour l'être absent, je ne sais quel monde effrayant de périls, de monstres et de déceptions; les diverses facultés qui composaient notre nature se changent et se perdent en un désir infini de l'être qui nous manque; tout ce qui nous environne est hors de notre vie. Cependant on respire, on marche, on agit, mais sans la pensée. Comme une planète égarée qui aurait perdu son soleil, le corps se meut au hasard; l'âme est ailleurs.

XVIII

Sur un grand bouclier ces chefs impitoyables
Épouvantent l’enfer de serments effroyables;
Et près d’un taureau noir qu’ils viennent d’égorger,
Tous, la main dans le sang, jurent de se venger.
Les Sept Chefs devant Thèbes.

Les rivages de Norvège abondent en baies étroites, en criques, en récifs, en lagunes, en petits caps tellement multipliés qu’ils fatiguent la mémoire du voyageur et la patience du topographe. Autrefois, à en croire les discours populaires, chaque isthme avait son démon qui le hantait, chaque anse sa fée qui l’habitait, chaque promontoire son saint qui le protégeait; car la superstition mêle toutes les croyances pour se faire des terreurs. Sur la grève de Kelvel, à quelques milles au nord de la grotte de Walderhog, un seul endroit, disait-on, était libre de toute juridiction des esprits infernaux, intermédiaires ou célestes. C’était la clairière riveraine dominée par le rocher sur le sommet duquel on apercevait encore quelques vieilles ruines du manoir de Ralph ou Radulphe le Géant. Cette petite prairie sauvage, bordée au couchant par la mer, et étroitement encaissée dans des roches couvertes de bruyères, devait ce privilège au nom seul de cet ancien sire norvégien, son premier possesseur. Car quelle fée, quel diable, ou quel ange eût osé se faire l’hôte ou le patron du domaine autrefois occupé et protégé par Ralph le Géant?

Il est vrai que le nom seul du formidable Ralph suffisait pour imprimer un caractère effrayant à ces lieux déjà si sauvages. Mais, à tout prendre, un souvenir n’est pas si redoutable qu’un esprit; et jamais un pêcheur, attardé par le gros temps, en amarrant sa barque dans la crique de Ralph, n’avait vu le follet rire et danser, parmi des âmes, sur le haut d’un rocher, ni la fée parcourir les bruyères dans son char de phosphore traîné par des vers luisants, ni le saint remonter vers la lune après sa prière.

Si pourtant, la nuit qui suivit le grand orage, les houles de la mer et la violence du vent eussent permis à quelque marinier égaré d’aborder dans cette baie hospitalière, peut-être eût-il été frappé d’une superstitieuse épouvante en contemplant les trois hommes qui, cette nuit-là, s’étaient assis autour d’un grand feu, allumé au milieu de la clairière. Deux d’entre eux étaient couverts de grands chapeaux de feutre et des larges pantalons des mineurs royaux. Leurs bras étaient nus jusqu’à l’épaule, leurs pieds cachés dans des bottines fauves; une ceinture d’étoffe rouge soutenait leurs sabres recourbés et leurs longs pistolets. Tous deux portaient une trompe de corne suspendue à leur cou. L’un était vieux, l’autre était jeune; et l’épaisseur de la barbe du vieillard, la longueur des cheveux du jeune homme, ajoutaient quelque chose de sauvage à leurs physionomies, naturellement dures et sévères.

À son bonnet de peau d’ours, à sa casaque de cuir huilé, au mousquet fixé en bandoulière à son dos, à sa culotte courte et étroite, à ses genoux nus, à ses sandales d’écorce, à la hache étincelante qu’il portait à la main, il était facile de reconnaître, dans le compagnon des deux mineurs, un montagnard du nord de la Norvège.

Certes, celui qui eût aperçu de loin ces trois figures singulières, sur lesquelles le foyer, agité par les brises de mer, jetait des lueurs rouges et changeantes, eût pu être à bon droit effrayé, sans même croire aux spectres et aux démons; il lui eût suffi pour cela de croire aux voleurs et d'être un peu plus riche qu’un poëte.

Ces trois hommes tournaient souvent la tête vers le sentier perdu du bois qui aboutit à la clairière de Ralph, et d’après celles de leurs paroles que le vent n’emportait pas, ils semblaient attendre un quatrième personnage.

—Dites donc, Kennybol, savez-vous qu’à cette heure-ci nous n’attendrions pas aussi paisiblement cet envoyé du comte Griffenfeld dans la prairie voisine, la prairie du lutin Tulbytilbet, ou là-bas, dans la baie de Saint-Cuthbert?

—Ne parlez pas si haut, Jonas, répondit le montagnard au vieux mineur, béni soit Ralph Géant qui nous protège! Me préserve le ciel de remettre le pied dans la clairière de Tulbytilbet! L’autre jour j’y croyais cueillir de l’aubépine, et j’y ai cueilli de la mandragore, qui s’est mise à saigner et à crier, ce qui a failli me rendre fou.

Le jeune mineur se prit à rire.

—En vérité, Kennybol! je crois, moi, que le cri de la mandragore a bien produit tout son effet sur votre pauvre cerveau.

—Pauvre cerveau toi-même! dit le montagnard avec humeur; voyez, Jonas, il rit de la mandragore. Il rit comme un insensé qui joue avec une tête de mort.

—Hum! repartit Jonas. Qu’il aille donc à la grotte de Walderhog, où les têtes de ceux que Han, démon d’Islande, a assassinés, reviennent chaque nuit danser autour de son lit de feuilles sèches, en entre-choquant leurs dents pour l’endormir.

—Cela est vrai, dit le montagnard.

—Mais, reprit le jeune homme, le seigneur Hacket, que nous attendons, ne nous a-t-il pas promis que Han d’Islande se mettrait à la tête de notre insurrection?

—Il l’a promis, répondit Kennybol; et, avec l’aide de ce démon, nous sommes sûrs de vaincre toutes les casaques vertes de Drontheim et de Copenhague.

—Tant mieux! s’écria le vieux mineur; mais ce n’est pas moi qui me chargerai de faire la sentinelle la nuit près de lui.

En ce moment, le craquement des bruyères mortes sous des pas d’homme appela l’attention des interlocuteurs; ils se détournèrent, et un rayon du foyer leur fit reconnaître le nouveau venu.

—C’est lui!—c’est le seigneur Hacket!—Salut, seigneur Hacket; vous vous êtes fait attendre.—Voilà plus de trois quarts d’heure que nous sommes au rendez-vous.

Ce seigneur Hacket était un homme petit et gras, vêtu de noir, dont la figure joviale avait une expression sinistre.

—Bien, mes amis, dit-il; j’ai été retardé par mon ignorance du chemin et les précautions qu’il m’a fallu prendre.—J’ai quitté le comte Schumacker ce matin; voici trois bourses d’or qu’il m’a chargé de vous remettre.

Les deux vieillards se jetèrent sur l’or avec l’avidité commune, aux paysans de cette pauvre Norvège. Le jeune mineur repoussa la bourse que lui tendait Hacket.

—Gardez votre or, seigneur envoyé; je mentirais si je disais que je me révolte pour votre comte Schumacker; je me révolte pour affranchir les mineurs de la tutelle royale; je me révolte pour que le lit de ma mère n’ait plus une couverture déchiquetée comme les côtes de notre bon pays, la Norvège.

Loin de paraître déconcerté, le seigneur Hacket répondit en souriant:

—C’est donc à votre pauvre mère, mon cher Norbith, que j’enverrai cet argent, afin qu’elle ait deux couvertures neuves pour les bises de cet hiver.

Le jeune homme se rendit par un signe de tête, et l’envoyé, en orateur habile, se hâta d’ajouter:

—Mais gardez-vous de répéter ce que vous venez de dire inconsidérément, que ce n’est pas pour Schumacker, comte de Griffenfeld, que vous prenez les armes.

—Cependant.... cependant, murmurèrent les deux vieillards, nous savons bien qu’on opprime les mineurs, mais nous ne connaissons pas ce comte, ce prisonnier d’état.

—Comment! reprit vivement l’envoyé; pouvez-vous être ingrats à ce point! Vous gémissiez dans vos souterrains, privés d’air et de jour, dépouillés de toute propriété, esclaves de la plus onéreuse tutelle! Qui est venu à votre aide? qui a ranimé votre courage? qui vous a donné de l’or, des armes? N’est-ce pas mon illustre maître, le noble comte de Griffenfeld, plus esclave et plus infortuné encore que vous? Et maintenant, comblés de ses bienfaits, vous refuseriez de vous en servir pour conquérir sa liberté, en même temps que la vôtre?

—Vous avez raison, interrompit le jeune mineur, ce serait mal agir.

—Oui, seigneur Hacket, dirent les deux vieillards, nous combattrons pour le comte Schumacker.

—Courage, mes amis! levez-vous en son nom, portez le nom de votre bienfaiteur d’un bout de la Norvège à l’autre. Écoutez, tout seconde votre juste entreprise; vous allez être délivrés d’un formidable ennemi, le général Levin de Knud, qui gouverne la province. La puissance secrète de mon noble maître, le comte de Griffenfeld, va le faire rappeler momentanément à Berghen.—Allons, dites-moi, Kennybol, Jonas, et vous, mon cher Norbith, tous vos compagnons sont-ils prêts?

—Mes frères de Guldbranshal, dit Norbith, n’attendent que mon signal. Demain, si vous voulez....

—Demain, soit. Il faut que les jeunes mineurs, dont vous êtes le chef, lèvent les premiers l’étendard. Et vous, mon brave Jonas?

—Six cents braves des îles Fa-roër, qui vivent depuis trois jours de chair de chamois et d’huile d’ours, dans la forêt de Bennallag, ne demandent qu’un coup de trompe de leur vieux capitaine Jonas, du bourg de Loevig.

—Fort bien. Et vous, Kennybol?

—Tous ceux qui portent une hache dans les gorges de Kole, et gravissent les rochers sans genouillères, sont prêts à se joindre à leurs frères les mineurs, quand ils auront besoin d’eux.

—Il suffit. Annoncez à vos compagnons, pour qu’ils ne doutent pas de vaincre, ajouta l’envoyé en haussant la voix, que Han d’Islande sera le chef.

—Cela est-il certain? demandèrent-ils tous trois ensemble et d’une voix où se mêlaient l’expression de la terreur et celle de l’espérance.

L’envoyé répondit:

—Je vous attendrai tous trois dans quatre jours, à pareille heure, avec vos colonnes réunies, dans la mine d’Apsyl-Corh, près le lac de Smiasen, sous la plaine de l’Étoile-Bleue. Han d’Islande m’accompagnera.

—Nous y serons, dirent les trois chefs. Et puisse Dieu ne pas abandonner ceux qu’aidera le démon!

—Ne craignez rien de la part de Dieu, dit Hacket en ricanant.—Écoutez, vous trouverez, dans les vieilles ruines de Crag, des enseignes pour vos troupes.—N’oubliez pas le cri: Vive Schumacker! Sauvons Schumacker!.—Il faut que nous nous séparions; le jour ne va pas tarder à paraître. Mais auparavant, jurez le plus inviolable secret sur ce qui se passe entre nous.

Sans répondre une parole, les trois chefs s’ouvrirent la veine du bras gauche avec la pointe d’un sabre; ensuite, saisissant la main de l’envoyé, ils y laissèrent couler chacun quelques gouttes de sang.

—Vous avez notre sang, lui dirent-ils. Puis le jeune s’écria:

—Que tout mon sang s’écoule comme celui que je verse en ce moment; qu’un esprit malfaisant se joue de mes projets, comme l’ouragan d’une paille; que mon bras soit de plomb pour venger une injure; que les chauves-souris habitent mon sépulcre; que je sois, vivant, hanté par les morts; mort, profané par les vivants; que mes yeux se fondent en pleurs comme ceux d’une femme, si jamais je parle de ce qui a lieu, à cette heure, dans la clairière de Ralph le Géant. Daignent les bienheureux saints m’entendre!

—Amen, répétèrent les deux vieillards.

Alors ils se séparèrent, et il ne resta plus dans la clairière que le foyer à demi éteint dont les rayons mourants montaient par intervalles jusqu’au faîte des tours ruinées et solitaires de Ralph le Géant.

XIX

THÉODORE.
Tristan, fuyons par ici.
TRISTAN.
C’est une étrange disgrâce.
THÉODORE.
Nous aura-t-on reconnus?
TRISTAN.
Je l’ignore et j’en ai peur.
LOPE DE VEGA. Le Chien du Jardinier.

Benignus Spiagudry se rendait difficilement compte des motifs qui pouvaient pousser un jeune homme bien constitué et paraissant avoir encore de longues années de vie devant lui, tel que son compagnon de voyage, à se porter l’agresseur volontaire du redoutable Han d’Islande. Bien souvent, depuis qu’ils avaient commencé leur route, il avait abordé adroitement cette question; mais le jeune aventurier gardait, sur la cause de son voyage, un silence obstiné. Le pauvre homme n’avait pas été plus heureux dans toutes les autres curiosités que son singulier camarade devait naturellement lui inspirer. Une fois, il avait hasardé une question sur la famille et le nom de son jeune maître.—Appelez-moi Ordener, avait répondu celui-ci; et cette réponse peu satisfaisante était prononcée d’un ton qui interdisait la réplique. Il fallait donc se résigner; chacun a ses secrets; et le bon Spiagudry lui-même ne cachait-il pas soigneusement, dans sa besace et sous son manteau, certaine cassette mystérieuse sur laquelle toutes recherches lui eussent semblé fort déplacées et fort désagréables.

Ils avaient quitté Drontheim depuis quatre jours, sans avoir fait beaucoup de chemin, tant en raison du dégât causé dans les routes par l’orage, que de la multiplicité des voies de traverse et détours que le concierge fugitif croyait prudent de prendre pour éviter les lieux trop habités. Après avoir laissé Skongen à leur droite, vers le soir du quatrième jour ils atteignirent la rive du lac de Sparbo.

C’était un tableau sombre et magnifique que cette vaste nappe d’eau réfléchissant les derniers rayons du jour et les premières étoiles de la nuit dans un cadre de hauts rochers, de sapins noirs et de grands chênes. L’aspect d’un lac, le soir, produit quelquefois, à une certaine distance, une singulière illusion d’optique; c’est comme si un abîme prodigieux, perçant le globe de part en part, laissait voir le ciel à travers la terre.

Ordener s’arrêta, contemplant ces vieilles forêts druidiques qui couvrent les rivages montueux du lac comme une chevelure, et les huttes crayeuses de Sparbo, répandues sur une pente ainsi qu’un troupeau épars de chèvres blanches. Il écoutait les bruits lointains des forges [Note: Les Eaux du lac de Sparbo sont renommées pour la trempe de l’acier.] mêlés au sourd mugissement des grands bois magiques, aux cris intermittents des oiseaux sauvages et à la grave harmonie des vagues. Au nord, un immense rocher de granit, encore éclairé par le soleil, s’élevait majestueusement au-dessus du petit hameau d’Oëlmoe, puis sa tête se courbait sous un amas de tours ruinées, comme si le géant eût été fatigué du fardeau.

Quand l'âme est triste, les spectacles mélancoliques lui plaisent; elle les rembrunit de toute sa tristesse. Qu’un malheureux soit jeté parmi les sauvages et hautes montagnes, près d’un sombre lac, d’une noire forêt, au moment où le jour va disparaître, il verra cette scène grave, cette nature sérieuse, en quelque sorte à travers un voile funèbre; il ne lui semblera pas que le soleil se couche, mais qu’il meurt.

Ordener rêvait, silencieux et immobile, quand son compagnon s’écria:

—À merveille, jeune seigneur! Il est beau de méditer ainsi devant le lac de Norvège qui renferme le plus de pleuronectes.

Cette observation et le geste qui l’accompagnait eussent fait sourire tout autre qu’un amant séparé de sa maîtresse pour ne la revoir peut-être plus. Le savant concierge poursuivit:

—Pourtant, souffrez que je vous enlève à votre docte contemplation pour vous faire remarquer que le jour décline, et qu’il faut nous hâter si nous voulons arriver au village d’Oëlmoe avant le crépuscule.

La remarque était juste. Ordener se remit en marche, et Spiagudry le suivit en continuant ses réflexions mal écoutées sur les phénomènes botaniques et physiologiques que le lac de Sparbo présente aux naturalistes.

—Seigneur Ordener, disait-il, si vous en croyiez votre dévoué guide, vous abandonneriez votre funeste entreprise; oui, seigneur, et vous vous fixeriez ici sur les bords de ce lac si curieux où nous pourrions nous livrer ensemble à une foule de doctes recherches, par exemple à celle de la stella canora palustris, plante singulière que beaucoup de savants croient fabuleuse, mais que l’évêque Arngrim affirme avoir vue et entendue sur les rives du Sparbo. Ajoutez à cela que nous aurions la satisfaction d’habiter le sol de l’Europe qui renferme le plus de gypse, et où les sicaires de la Thémis de Drontheim pénètrent le moins.—Cela ne vous sourit-il pas, mon jeune maître? Allons, renoncez à votre voyage insensé; car, sans vous offenser, votre entreprise est périlleuse sans profit, periculum sine pecunia, c’est-à-dire insensée, et conçue dans un moment où vous auriez mieux fait de penser à autre chose.

Ordener, qui ne prêtait aucune attention aux paroles du pauvre homme, n’entretenait la conversation que par ces monosyllabes insignifiants et distraits que les grands parleurs prennent pour des réponses. C’est ainsi qu’ils arrivèrent au hameau d’Oëlmoe, sur la place duquel un mouvement inusité se faisait en ce moment remarquer.

Les habitants, chasseurs, pêcheurs, forgerons, sortaient de toutes les cabanes et accouraient se grouper autour d’un tertre circulaire, occupé par quelques hommes, dont l’un sonnait du cor en agitant au-dessus de sa tête une petite bannière blanche et noire.

—C’est sans doute quelque charlatan, dit Spiagudry, ambubaiarum collegia, pharmacopolae, quelque misérable qui convertit l’or en plomb et les plaies en ulcères. Voyons; quelle invention de l’enfer va-t-il vendre à ces pauvres campagnards? Encore si ces imposteurs se bornaient aux rois, s’ils imitaient tous le danois Borch et le milanais Borri, ces alchimistes qui se jouèrent si complètement de notre Frédéric III [Note: Frédéric III fut la dupe de Borch ou Borrichius, chimiste danois, et surtout de Borri, charlatan milanais, qui se disait le favori de l’archange Michel. Cet imposteur, après avoir émerveillé de ses prétendus prodiges Strasbourg et Amsterdam, agrandit la sphère de son ambition et la témérité de ses mensonges; après avoir trompé le peuple, il osa tromper les rois. Il commença par la reine Christine à Hambourg, et termina par le roi Frédéric à Copenhague.]; mais il leur faut le denier du paysan non moins que le million du prince.

Spiagudry se trompait; en approchant du monticule, ils reconnurent, à sa robe noire et à son bonnet rond et aigu, un syndic environné de quelques archers. L’homme qui sonnait du cor était le crieur des édits.

Le gardien fugitif, troublé, murmura à voix basse:

—En vérité, seigneur Ordener, en entrant dans cette bourgade, je ne m’attendais guère à tomber sur un syndic. Me protège le grand saint Hospice! que va-t-il dire?

Son incertitude ne fut pas longue, car la voix glapissante du crieur des édits s’éleva tout à coup, religieusement écoutée par la petite foule des habitants d’Oëlmoe.

—«Au nom de sa majesté, et par ordre de son excellence le général Levin de Knud, gouverneur, le haut-syndic du Drontheimhus fait savoir à tous les habitants des villes, bourgs et bourgades de la province, que:—1° la tête de Han, natif de Klipstadur, en Islande, assassin et incendiaire, est mise au prix de mille écus royaux.»

Un murmure vague éclata dans l’auditoire. Le crieur poursuivit:

—«2° La tête de Benignus Spiagudry, nécroman et sacrilège, ex-gardien du Spladgest de Drontheim, est mise au prix de quatre écus royaux;

«3° Cet édit sera publié dans toute la province, par les syndics des villes, bourgs et bourgades, qui en faciliteront l’exécution.»

Le syndic prit l’édit des mains du crieur, et ajouta d’une voix lugubre et solennelle:

—La vie de ces hommes est offerte à qui voudra la prendre.

Le lecteur se persuadera aisément que cette lecture ne fut pas écoutée sans quelque émotion par notre pauvre et malencontreux Spiagudry. Nul doute même que les signes extraordinaires d’effroi qui lui échappèrent en ce moment n’eussent appelé l’attention du groupe qui l’environnait, si elle n’eût été entièrement absorbée par la première partie de l’édit syndical.

—La tête de Han à prix! s’écria un vieux pêcheur qui était venu traînant ses filets humides. Ils feraient tout aussi bien, par saint Usulph, de mettre à prix également la tête de Belzébuth.

—Pour garder la proportion entre Han et Belzébuth, il faudrait, dit un chasseur, reconnaissable à sa veste de peau de chamois, qu’ils offrissent seulement quinze cents écus du chef cornu du dernier démon.

—Gloire soit à la sainte mère de Dieu! ajouta en roulant son fuseau une vieille dont le front chauve branlait. Je voudrais voir la tête de ce Han, afin de m’assurer que ses yeux sont deux charbons ardents, comme on le dit.

—Oui, sûrement, reprit une autre vieille, c’est seulement en la regardant qu’il a brûlé la cathédrale de Drontheim. Moi, je voudrais voir le monstre tout entier avec sa queue de serpent, son pied fourchu et ses grandes ailes de chauve-souris.

—Qui vous a fait ces contes, bonne mère? interrompit le chasseur d’un air de fatuité. J’ai vu, moi, ce Han d’Islande dans les gorges de Medsyhath; c’est un homme fait comme nous, seulement il a la hauteur d’un peuplier de quarante ans.

—Vraiment? dit avec une expression singulière une voix dans la foule. Cette voix, qui fit tressaillir Spiagudry, était celle d’un petit homme dont le visage était caché sous un large feutre de mineur, et le corps couvert d’une natte de jonc et de poil de veau marin.

—Sur ma foi, reprit, avec un rire épais, un forgeron qui portait son grand marteau en bandoulière, qu’on offre pour sa tête mille ou dix mille écus royaux, qu’il ait quatre ou quarante brasses de hauteur, ce n’est pas moi qui me chargerai d’aller y voir.

—Ni moi, dit le pêcheur.

—Ni moi, ni moi, répétèrent toutes les voix.

—Celui pourtant qui en serait tenté, reprit le petit homme, trouvera Han d’Islande demain dans la ruine d’Arbar, près le Smiasen; après-demain dans la grotte de Walderhog.

—Brave homme, en êtes-vous sûr?

Cette question fut faite à la fois par Ordener, qui assistait à cette scène avec un intérêt facile à comprendre pour tout autre que Spiagudry, et par un autre petit homme, assez replet, vêtu de noir, d’un visage gai, et qui était sorti, aux premiers sons de la trompe du crieur, de la seule auberge que renfermât la bourgade.

Le petit homme au grand chapeau parut les considérer un instant tous deux, et répondit d’une voix sourde:

—Oui.

—Et comment le savez-vous pour pouvoir l’affirmer? demanda Ordener.

—Je sais où est Han d’Islande, comme je sais où est Benignus Spiagudry; ni l’un ni l’autre ne sont loin d’ici en ce moment.

Toutes les terreurs se réveillèrent dans le pauvre concierge, osant à peine regarder le mystérieux petit homme, et se croyant mal caché sous sa perruque française; il se mit à tirer le manteau d’Ordener en disant à voix basse:

—Maître, seigneur, au nom du ciel, de grâce, par pitié, allons-nous-en, sortons de ce maudit faubourg de l’enfer!

Ordener, surpris comme lui, examinait attentivement le petit homme, qui, tournant le dos au jour, paraissait soigneux de cacher ses traits.

—Ce Benignus Spiagudry, s’écria le pêcheur, je l’ai vu au Spladgest de Drontheim. C’est un grand.

—C’est celui dont on offre quatre écus.

Le chasseur éclata de rire.

—Quatre écus! Ce n’est pas moi qui chasserai celui-là. On paie plus cher la peau d’un renard bleu.

Cette comparaison, qui dans tout autre temps eût fort désobligé le savant concierge, le rassura cette fois. Il allait néanmoins adresser une nouvelle prière à Ordener pour le décider à poursuivre leur chemin, quand celui-ci, sachant ce qu’il lui importait de savoir, le prévint, en sortant du rassemblement qui commençait à s’éclaircir.

Quoiqu’ils eussent, en arrivant au hameau d’Oëlmoe, l’intention d’y passer la nuit, ils le quittèrent tous deux, comme par une convention tacite, sans même s’interroger sur le motif de leur départ précipité. Celui d’Ordener était l’espérance de rencontrer plus tôt le brigand, celui de Spiagudry le désir de s’éloigner plus vite des archers.

Ordener avait l’esprit trop grave pour rire des mésaventures de son compagnon. Ce fut d’une voix affectueuse qu’il rompit le premier le silence.

—Vieillard, quelle est donc déjà cette ruine où l’on pourra trouver demain Han d’Islande, à ce qu’affirme ce petit homme qui paraît tout savoir?

—Je l’ignore.... Je l’ai mal entendu, noble maître, dit Spiagudry, qui en effet ne mentait pas.

—Il faudra donc, continua le jeune homme, se résigner à ne le rencontrer qu’après-demain à cette grotte de Walderhog?

—La grotte de Walderhog, seigneur! c’est en effet la demeure favorite de Han d’Islande.

—Prenons-en le chemin, dit Ordener.

—Tournons à gauche, derrière le rocher d’Oëlmoe; il faut moins de deux journées pour arriver à la caverne de Walderhog.

—Connaissez-vous, vieillard, reprit Ordener avec ménagement, ce singulier homme qui semble si bien vous connaître?

Cette question réveilla dans Spiagudry les craintes qui commençaient à s’affaiblir à mesure qu’ils s’éloignaient de la bourgade d’Oëlmoe.

—Non, vraiment, seigneur, répondit-il d’une voix presque tremblante. Seulement, il a une voix bien étrange!

Ordener chercha à le rassurer.

—Ne craignez rien, vieillard; servez-moi bien, je vous protégerai de même. Si je reviens vainqueur de Han, je vous promets non-seulement votre grâce, mais encore l’abandon des mille écus royaux qui sont offerts par la justice.

L’honnête Benignus aimait extraordinairement la vie, mais il aimait l’or prodigieusement. Les promesses d’Ordener furent comme des paroles magiques; non-seulement elles bannirent toutes ses frayeurs, mais encore elles réveillèrent en lui cette sorte d’hilarité loquace, qui s’épanchait en longs discours, en gesticulations bizarres et en savantes citations.

—Seigneur Ordener, dit-il, quand je devrais subir à ce sujet une controverse avec Over-Bilseuth, autrement dit le Bavard, non, rien ne m’empêcherait de soutenir que vous êtes un sage et honorable jeune homme. Quoi de plus digne et de plus glorieux en effet, quid cithara, tuba, vel campana dignius, que d’exposer noblement sa vie pour délivrer son pays d’un monstre, d’un brigand, d’un démon, en qui tous les démons, les brigands et les monstres semblent réunis?—Qu’on ne m’aille pas dire qu’un sordide intérêt vous guide! le noble seigneur Ordener abandonne le salaire de son combat au compagnon de son voyage, au vieillard qui l’aura conduit seulement à un mille de la grotte de Walderhog; car, n’est-il pas vrai, jeune maître, que vous me permettrez d’attendre le résultat de votre illustre entreprise au hameau de Surb, situé à un mille du rivage de Walderhog, dans la forêt? Et quand votre éclatante victoire sera connue, seigneur, ce sera dans toute la Norvège une joie pareille à celle de Vermund le Proscrit, quand, du sommet de ce même rocher d’Oëlmoe que nous côtoyons maintenant, il aperçut le grand feu que son frère Hafdan avait allumé, en signe de délivrance, sur le donjon de Munckholm.

À ce nom, Ordener interrompit vivement:

—Quoi! du haut de ce rocher on aperçoit le donjon de Munckholm?

—Oui, seigneur, à douze milles au sud, entre les montagnes que nos pères nommaient les Escabelles de Frigga. À cette heure on doit voir parfaitement le phare du donjon.

—Vraiment! s’écria Ordener, qui s’élançait vers l’idée de revoir encore une fois le lieu où était tout son bonheur. Vieillard, il y a sans doute un sentier qui conduit au sommet de ce rocher?

—Oui, sans doute; un sentier qui prend naissance dans le bois où nous allons entrer, et s’élève, par une pente assez douce, jusqu’à la tête nue du rocher, sur laquelle il se continue en gradins taillés dans le roc par les compagnons de Vermund le Proscrit, au château duquel il aboutit. Ce sont ces ruines, que vous pouvez voir au clair de la lune.

—Eh bien, vieillard, vous allez m’indiquer le sentier; c’est dans ces ruines que nous passerons la nuit, dans ces ruines d’où l’on voit le donjon de Munckholm.

—Y pensez-vous, seigneur? dit Benignus. La fatigue de cette journée....

—Vieillard, j’aiderai votre marche; jamais mon pas ne fut plus ferme.

—Seigneur, les ronces qui obstruent ce sentier depuis si longtemps abandonné, les pierres dégradées, la nuit....

—Je marcherai le premier.

—Peut-être quelque bête malfaisante, quelque animal impur, quelque monstre hideux....

—Ce n’est pas pour éviter les monstres que j’ai entrepris ce voyage.

L’idée de s’arrêter si près d’Oëlmoe déplaisait fort à Spiagudry; celle de voir le phare de Munckholm, et peut-être la lumière de la fenêtre d’Éthel, enchantait et entraînait Ordener.

—Mon jeune maître, dit Spiagudry, abandonnez ce projet, croyez-moi; j’ai le pressentiment qu’il nous portera malheur.

Cette prière n’était rien, devant ce que désirait Ordener.

—Allons, dit-il avec impatience, songez que vous vous êtes engagé à me bien servir. Je veux que vous m’indiquiez ce sentier; où est-il?

—Nous allons y arriver tout à l’heure, dit le concierge forcé d’obéir.

En effet, le sentier s’offrit bientôt à eux; ils y entrèrent, mais Spiagudry remarqua, avec un étonnement mêlé d’effroi, que les hautes herbes étaient couchées et brisées, et que le vieux sentier de Vermund le Proscrit paraissait avoir été foulé récemment.

XX

LEONARDO.
Le roi vous demande.
HENRIQUE.
Comment cela?
LOPE DE VEGA. La Fuerza lastimosa.

Devant quelques papiers épars sur son bureau, parmi lesquels on distingue des lettres nouvellement ouvertes, le général Levin de Knud paraît rêver profondément. Un secrétaire debout près de lui semble attendre ses ordres. Le général tantôt frappe de ses éperons le riche tapis qui s’étend sous ses pieds, tantôt joue d’un air distrait avec la décoration de l’éléphant, suspendue à son cou par le collier de l’ordre. De temps en temps il ouvre la bouche pour parler, puis s’arrête et se frotte le front, et jette un nouveau coup d’œil sur les dépêches décachetées qui couvrent la table.

—Comment diable!.... s’écrie-t-il enfin.

Cette exclamation concluante est suivie d’un instant de silence.

—Qui se serait jamais figuré, reprend-il, que ces démons de mineurs en viendraient là? Il faut nécessairement que de secrètes instigations les aient poussés à cette révolte.—Mais, savez-vous, Wapherney, que la chose est sérieuse? Savez-vous que cinq à six cents coquins des îles Fa-roër, commandés par un certain vieux bandit nommé Jonas, ont déjà déserté leurs mines? qu’un jeune fanatique, appelé Norbith, s’est également mis à la tête des mécontents de Guldbranshal? qu’à Sund-Moër, à Hubfallo, à Kongsberg, ces mauvaises têtes, qui n’attendaient qu’un signal, sont déjà peut-être soulevées? Savez-vous que les montagnards s’en mêlent, et qu’un des plus hardis renards de Kole, le vieux Kennybol, les commande? Savez-vous enfin que, d’après un bruit général dans le nord du Drontheimhus, s’il faut en croire les syndics qui m’écrivent, ce fameux scélérat dont nous avons fait mettre la tête à prix, le formidable Han, dirige en chef l’insurrection? Que direz-vous de tout cela, mon cher Wapherney? hem!

—Votre excellence, dit Wapherney, sait quelles mesures....

—Il y a encore dans cette déplorable affaire une circonstance que je ne puis m’expliquer; c’est que notre prisonnier Schumacker soit, comme on le prétend, l’auteur de la révolte. C’est ce qui semble n’étonner personne, et c’est enfin ce qui m’étonne le plus. Il me paraît difficile qu’un homme près duquel se plaisait mon loyal Ordener soit un traître. Cependant, les mineurs, assure-t-on, se lèvent en son nom; son nom est leur mot d’ordre, leur cri de ralliement; ils lui donnent même les titres dont le roi l’a privé.—Tout cela semble certain.—Mais comment se fait-il que la comtesse d’Ahlefeld connût déjà tous ces détails il y a six jours, au moment où les premiers symptômes réels de l’insurrection se manifestaient à peine dans les mines?—Cela est étrange.—N’importe, il faut pourvoir à tout. Donnez-moi mon sceau, Wapherney.

Le général écrivit trois lettres, les scella et les remit au secrétaire.

—Faites tenir ces messages au baron Voethaün, colonel des arquebusiers, actuellement en garnison à Munckholm, afin que son régiment marche en hâte aux révoltés.—Voici, pour le commandant de Munckholm, un ordre de veiller plus soigneusement que jamais sur l’ex-grand-chancelier. Il faudra que je voie et que j’interroge moi-même ce Schumacker.—Enfin, envoyez cette lettre à Skongen, au major Wolhm, qui y commande, afin qu’il dirige une partie de la garnison vers le foyer de l’insurrection.—Allez, Wapherney, et qu’on exécute promptement ces ordres.

Le secrétaire sortit, laissant le gouverneur plongé dans ses réflexions.

—Tout cela est fort inquiétant, pensait-il. Ces mineurs révoltés là-bas, cette intrigante chancelière ici, ce fou d’Ordener... on ne sait où!—Peut-être il voyage au milieu de tous ces bandits, laissant ici sous ma protection ce Schumacker, qui conspire contre l’état, et sa fille, pour la sûreté de laquelle j’ai eu la bonté d’éloigner la compagnie où se trouve ce Frédéric d’Ahlefeld, qu’Ordener accuse.—Eh mais, il me semble que cette compagnie pourra bien arrêter les premières colonnes des insurgés; elle est bien placée pour cela. Walhstrom, où elle tient garnison, est près du lac de Smiasen et de la ruine d’Arbar. C’est un des points que la révolte gagnera nécessairement.

À cet endroit de sa rêverie, le général fut interrompu par le bruit de la porte qui s’ouvrait.

—Eh bien, que voulez-vous, Gustave?

—Mon général, c’est un messager qui demande votre excellence.

—Allons! qu’est-ce encore? quelque désastre!.... Faites entrer ce messager.

Le messager, introduit, remit un paquet au gouverneur.

—Votre excellence, dit-il, c’est de la part de sa sérénité le vice-roi.

Le général ouvrit précipitamment la dépêche.

—Par saint Georges, s’écria-t-il avec un mouvement de surprise, je crois qu’ils sont tous fous! Ne voilà-t-il pas le vice-roi qui m’invite à me rendre près de lui, à Berghen? C’est, dit-il, pour une affaire pressante, d’après l’ordre du roi.—Voilà une affaire pressante qui choisit bien son moment.—«Le grand-chancelier, qui visite actuellement le Drontheimhus, suppléera à votre absence....»—C’est un suppléant auquel je ne me fie guère!—«L’évêque l’assistera....»—En vérité, Frédéric choisit là de bons gouverneurs pour un pays révolté; deux hommes de robe, un chancelier et un évêque!—Allons cependant, l’invitation est expresse, c’est l’ordre du roi. Il faut s’y rendre. Mais avant mon départ je veux voir Schumacker, et l’interroger.—Je sens bien qu’on veut m’engloutir dans un chaos d’intrigues, mais j’ai pour me diriger une boussole qui ne me trompe jamais,—c’est ma conscience.

XXI

Il semble que tout prenne une voix pour l’accuser
de son crime.
Caïn, tragédie

—Oui, seigneur comte, c’est aujourd’hui même, dans la ruine d’Arbar, que nous pourrons le rencontrer. Une foule de circonstances me font croire à la vérité de ce renseignement précieux, que j’ai recueilli hier soir par hasard, comme je vous l’ai conté, dans le village d’Oëlmoe.

—Sommes-nous loin de cette ruine d’Arbar?

—Mais c’est auprès du lac de Smiasen. Le guide m’a assuré que nous y serions avant le milieu du jour.

Ainsi s’entretenaient deux personnages à cheval et enveloppés de manteaux bruns, lesquels suivaient de grand matin une de ces mille routes sinueuses et étroites qui traversent en tous sens la forêt située entre les lacs de Smiasen et de Sparbo. Un guide des montagnes, muni de sa trompe et armé de sa hache, les précédait sur son petit cheval gris, et derrière eux marchaient quatre autres cavaliers armés jusqu’aux dents, vers lesquels ces deux personnages tournaient de temps en temps la tête, comme s’ils craignaient d’en être entendus.

—Si ce brigand islandais se trouve en effet dans la ruine d’Arbar, disait celui des deux interlocuteurs dont la monture se tenait respectueusement un peu en arrière de l’autre, c’est un grand point de gagné, car le difficile était de rencontrer cet être insaisissable.

—Vous croyez, Musdœmon? Et s’il allait rejeter nos offres?

—Impossible, votre grâce! de l’or et l’impunité, quel brigand résisterait à cela?

—Mais vous savez que ce brigand n’est pas un scélérat ordinaire. Ne le jugez donc pas à votre mesure; s’il refusait, comment rempliriez-vous la promesse que vous avez faite dans la nuit d’avant-hier aux trois chefs de l’insurrection?

—Eh bien, noble comte, dans ce cas, que je regarde comme impossible, si nous avons le bonheur de trouver notre homme, votre grâce a-t-elle oublié qu’un faux Han d’Islande m’attend dans deux jours à l’heure fixée, au lieu du rendez-vous assigné aux trois chefs, à l’Étoile-Bleue, endroit d’ailleurs assez voisin de la ruine d’Arbar?

—Vous avez raison, toujours raison, mon cher Musdœmon, dit le noble comte; et ils retombèrent tous deux dans leur cercle particulier de réflexions.

Musdœmon, dont l’intérêt était de tenir le maître en bonne humeur, fit, pour le distraire, une question au guide.

—Brave homme, quelle est cette espèce de croix de pierre dégradée qui s’élève là-haut, derrière ces jeunes chênes?

Le guide, homme au regard fixe, à la mine stupide, tourna la tête et la secoua à plusieurs reprises en disant:

—Oh! seigneur maître, c’est la plus vieille potence de Norvège; le saint roi Olaüs la fit construire pour un juge qui avait fait un pacte avec un brigand.

Musdœmon aperçut sur le visage de son patron une impression toute contraire à celle qu’il espérait des paroles simples du guide.

—Ce fut, poursuivit celui-ci, une histoire bien singulière, la bonne mère Osie me l’a contée; le brigand fut chargé de pendre le juge.

Le pauvre guide ne s’apercevait pas, dans sa naïveté, que l’aventure dont il voulait égayer ses voyageurs était presque un outrage pour eux. Musdœmon l’arrêta.

—Assez, assez, lui dit-il, nous connaissons cette histoire.

—L’insolent! murmura le comte, il connaît cette histoire! Ah! Musdœmon, tu me paieras cher tes impudences.

—Sa grâce ne parle-t-elle pas? dit Musdœmon d’un air obséquieux.

—Je pensais aux moyens de vous faire enfin obtenir l’ordre de Dannebrog. Le mariage de ma fille Ulrique et du baron Ordener sera une bonne occasion.

Musdœmon se confondit en protestations et en remerciements.

—À propos, reprit sa grâce, parlons de nos affaires. Croyez-vous que l’ordre de rappel momentané que nous lui destinons soit parvenu au mecklembourgeois?

Le lecteur se rappelle peut-être que le comte avait l’habitude de désigner sous ce nom le général Levin de Knud, qui était en effet natif du Mecklembourg.

—Parlons de nos affaires! se dit intérieurement Musdœmon choqué; il paraît que mes affaires ne sont pas nos affaires.—Seigneur comte, répondit-il à haute voix, je pense que le messager du vice-roi doit être en ce moment à Drontheim, et qu’ainsi le général Levin n’est pas loin de son départ.

Le comte prit une voix affectueuse.

—Ce rappel, mon cher, est un de vos coups de maître; c’est une de vos intrigues les mieux conçues et les plus habilement exécutées.

—L’honneur en appartient à sa grâce autant qu’à moi, répliqua Musdœmon, soigneux, comme nous l’avons déjà dit, de mêler le comte à toutes ses machinations.

Le patron connaissait cette pensée secrète de son confident, mais il voulait paraître l’ignorer. Il se mit à sourire.

—Mon cher secrétaire intime, vous êtes toujours modeste; mais rien ne me fera méconnaître vos éminents services. La présence d’Elphège et l’absence du mecklembourgeois assurent mon triomphe à Drontheim. Me voici le chef de la province, et si Han d’Islande accepte le commandement des révoltés, que je veux lui offrir moi-même, c’est à moi que reviendra, aux yeux du roi, la gloire d’avoir apaisé cette inquiétante insurrection et pris ce formidable brigand.

Ils parlaient ainsi à voix basse, quand le guide se retourna.

—Mes seigneurs maîtres, dit-il, voici, à notre gauche, le monticule sur lequel Biord le Juste fit décapiter, aux yeux de son armée, Vellon à la langue double, ce traître qui avait éloigné les vrais défenseurs du roi et appelé l’ennemi dans le camp, pour paraître avoir seul sauvé les jours de Biord.

Tous ces souvenirs de la vieille Norvège ne semblèrent pas du goût de Musdœmon, car il interrompit brusquement le guide.

—Allons, allons, bonhomme, taisez-vous et continuez votre chemin sans vous détourner; que nous importe ce que des masures ruinées ou des arbres morts vous rappellent de sottes aventures? Vous importunez mon maître avec vos contes de vieilles femmes.

XXII

Voici l’heure où le lion rugit,
Où le loup hurle à la lune,
Tandis que le laboureur ronfle,
Épuisé de sa pénible tâche.
Maintenant les tisons consumés brillent dans le foyer;
La chouette poussant son cri sinistre,
Rappelle aux malheureux, couchés dans les douleurs,
Le souvenir d’un drap funèbre.
Voici le temps de la nuit
Où les tombeaux, tous entr’ouverts,
Laissent échapper chacun son spectre,
Qui va errer dans les sentiers des cimetières.
SHAKESPEARE. Le Songe d’été.

Retournons sur nos pas. Nous avons laissé Ordener et Spiagudry gravissant avec assez de peine, au lever de la lune, la croupe du rocher courbé d’Oëlmoe. Ce rocher, chauve à l’origine de sa courbure, était appelé alors par les paysans norvégiens le Cou-de-Vautour, dénomination qui représente en effet assez bien la figure qu’offre de loin cette masse énorme de granit.

À mesure que nos voyageurs s’élevaient vers la partie nue du rocher, la forêt se changeait en bruyère. Les mousses succédaient aux herbes; les églantiers sauvages, les genêts, les houx, aux chênes et aux bouleaux; appauvrissement de végétation qui, sur les hautes montagnes, indique toujours la proximité du sommet, en annonçant l’amincissement graduel de la couche de terre dont ce qu’on pourrait appeler l’ossement du mont est revêtu.

—Seigneur Ordener, disait Spiagudry, dont l’esprit mobile était comme sans cesse entraîné dans un tourbillon d’idées diverses, cette pente est bien fatigante, et, pour vous avoir suivi, il faut tout le dévouement....

—Mais il me semble que je vois là, à droite, un magnifique convolvulus; je voudrais bien pouvoir l’examiner. Pourquoi ne fait-il pas grand jour?—Savez-vous que c’est une chose bien impertinente que d’évaluer un savant tel que moi quatre méchants écus? Il est vrai que le fameux Phèdre était esclave, et qu’Ésope, si nous en croyons le docte Planude, fut vendu dans une foire comme une bête ou une chose. Et qui ne serait fier d’avoir un rapport quelconque avec le grand Ésope?

—Et avec le célèbre Han? ajouta Ordener en souriant.

—Par saint Hospice, répondit le concierge, ne prononcez pas ce nom ainsi; je me passerais bien, je vous jure, seigneur, de cette dernière conformité. Mais ne serait-ce pas une chose singulière, que le prix de sa tête revînt à Benignus Spiagudry, son compagnond’infortune?—Seigneur Ordener, vous êtes plus noble que Jason, qui ne donna pas la toison d’or au pilote d’Argo; et certes votre entreprise, dont je ne devine pas positivement le but, n’est pas moins périlleuse que celle de Jason.

—Mais, dit Ordener, puisque vous connaissez Han d’Islande, donnez-moi donc quelques détails sur lui. Vous m’avez déjà appris que ce n’est pas un géant, comme on le croit le plus communément.

Spiagudry l’interrompit.

—Arrêtez, maître! n’entendez-vous point un bruit de pas derrière nous?

—Oui, répondit tranquillement le jeune homme. Ne vous alarmez pas; c’est quelque bête fauve que notre approche effarouche, et qui se retire en froissant les halliers.

—Vous avez raison, mon jeune César; il y a si longtemps que ces bois n’ont vu d'êtres humains! Si l’on en juge à la pesanteur des pas, l’animal doit être gros. C’est un élan ou un renne; cette partie de la Norvège en est peuplée. On y trouve aussi des chatpards. J’en ai vu un, entre autres, qu’on avait amené à Copenhague; il était d’une grandeur monstrueuse. Il faut que je vous fasse la description de ce féroce animal.

—Mon cher guide, dit Ordener, j’aimerais mieux que vous me fissiez la description d’un autre monstre non moins féroce, de cet horrible Han.

—Baissez la voix, seigneur! Comme le jeune maître prononce paisiblement un tel nom! Vous ne savez pas....—Dieu! seigneur, écoutez!

Spiagudry se rapprocha, en disant ces mots, d’Ordener, qui venait d’entendre en effet très distinctement un cri pareil à l’espèce de rugissement qui, si le lecteur se le rappelle, avait si fort effrayé le timide concierge dans cette soirée orageuse où ils avaient quitté Drontheim.

—Avez-vous entendu? murmura celui-ci, tout haletant de crainte.

—Sans doute, dit Ordener, et je ne vois pas pourquoi vous tremblez. C’est un hurlement de bête sauvage, peut-être tout simplement le cri d’un de ces chatpards dont vous parliez tout à l’heure. Comptiez-vous traverser à cette heure un pareil endroit sans être averti en rien de la présence des hôtes que vous troublez? Je vous proteste, vieillard, qu’ils sont plus effrayés encore que vous.

Spiagudry, en voyant le calme de son jeune compagnon, se rassura un peu.

—Allons, il pourrait bien se faire, seigneur, que vous eussiez encore raison. Mais ce cri de bête ressemble horriblement à une voix.... Vous avez été fâcheusement inspiré, souffrez que je vous le dise, seigneur, de vouloir monter à ce château de Vermund. Je crains qu’il ne nous arrive malheur sur le Cou-de-Vautour.

—Ne craignez rien tant que vous serez avec moi, répondit Ordener.

—Oh! rien ne vous alarme; mais, seigneur, il n’y a que le bienheureux saint Paul qui puisse prendre des vipères sans se blesser.—Vous n’avez seulement pas remarqué, quand nous sommes entrés dans ce maudit sentier, qu’il paraissait frayé depuis peu, et que les herbes foulées n’avaient même pas eu le temps de se relever depuis qu’on y avait passé.

—J’avoue que tout cela me frappe peu, et que le calme de mon esprit ne dépend pas du plus ou moins de courbure d’un brin d’herbe. Voici que nous allons quitter la bruyère; nous n’entendrons plus de pas ni de cris de bêtes; je ne vous dirai donc plus, mon brave guide, de rassembler votre courage, mais de ramasser vos forces, car le sentier, taillé dans le roc, sera sans doute plus difficile que celui-ci.

—Ce n’est pas, seigneur, qu’il soit plus escarpé, mais le savant voyageur Suckson conte qu’il est souvent embarrassé d’éclats de roches ou de lourdes pierres qu’on ne peut soulever et qu’il n’est pas aisé de franchir. Il y a entre autres, un peu au delà de la poterne de Malaër, dont nous approchons, un énorme bloc triangulaire de granit que j’ai toujours vivement désiré voir. Schoenning affirme y avoir retrouvé les trois caractères runiques primitifs.

Il y avait déjà quelque temps que les voyageurs gravissaient la roche nue; ils atteignirent une petite tour écroulée, à travers laquelle il fallait passer, et que Spiagudry fit remarquer à Ordener.

—C’est la poterne de Malaër, seigneur. Ce chemin creusé à vif présente plusieurs autres constructions curieuses, qui montrent quelles étaient les anciennes fortifications de nos manoirs norvégiens! Cette poterne, qui était toujours gardée par quatre hommes d’armes, était le premier ouvrage avancé du fort de Vermund. À propos de porte ou poterne, le moine Urensius fait une remarque singulière; le mot janua, qui vient de Janus, dont le temple avait des portes si célèbres, n’a-t-il pas engendré le mot janissaire, gardien de la porte du sultan? Il serait assez curieux que le nom du prince le plus doux de l’histoire eût passé aux soldats les plus féroces de la terre.

Au milieu de tout le fatras scientifique du concierge, ils avançaient assez péniblement sur des pierres roulantes et des cailloux tranchants, mêlés de ce gazon court et glissant qui croît quelquefois sur les rochers. Ordener oubliait la fatigue en songeant au bonheur de revoir ce Munckholm, si éloigné; tout à coup Spiagudry s’écria:

—Ah! je l’aperçois! cette seule vue me dédommage de toute ma peine. Je la vois, seigneur, je la vois!

—Qui donc? dit Ordener, qui pensait en ce moment à son Éthel.

—Eh! seigneur, la pyramide triangulaire dont parle Schoenning! Je serai, avec le professeur Schoenning et l’évêque Isleif, le troisième savant qui aura eu le bonheur de l’examiner. Seulement il est fâcheux que ce ne soit qu’au clair de lune.

En approchant du fameux bloc, Spiagudry poussa un cri de douleur et d’épouvante à la fois. Ordener, surpris, s’informa avec intérêt du nouveau sujet de son émotion; mais le concierge archéologue fut quelque temps avant de pouvoir lui répondre.

—Vous croyiez, disait Ordener, que cette pierre barrait le chemin; vous devez, au contraire, reconnaître avec plaisir qu’elle le laisse parfaitement libre.

—Et c’est justement ce qui me désespère! dit Benignus d’une voix lamentable.

—Comment?

—Quoi! seigneur, reprit le concierge, ne voyez-vous pas que cette pyramide a été dérangée de sa position; que la base, qui était assise sur le sentier, est maintenant exposée à l’air, tandis que le bloc est précisément appuyé contre terre, sur la face où Schoenning avait découvert les caractères runiques primordiaux?—Je suis bien malheureux!

—C’est jouer de malheur, en effet, dit le jeune homme.

—Et ajoutez à cela, reprit vivement Spiagudry, que le dérangement de cette masse prouve ici la présence de quelque être surhumain. À moins que ce ne soit le diable, il n’y a en Norvège qu’un seul homme dont le bras puisse...

—Mon pauvre guide, vous revenez encore à vos terreurs paniques. Qui sait si cette pierre n’est pas ainsi depuis plus d’un siècle?

—Il y a cent cinquante ans, à la vérité, dit Spiagudry d’une voix plus calme, que le dernier observateur l’a étudiée. Mais il me semble qu’elle est fraîchement remuée; la place qu’elle occupait est encore humide. Voyez, seigneur.

Ordener, impatient d’arriver aux ruines, arracha son guide d’auprès de la pyramide merveilleuse, et parvint, par de sages paroles, à dissiper les nouvelles craintes que cet étrange déplacement avait inspirées au vieux savant.

—Écoutez, vieillard, vous pourrez vous fixer au bord de ce lac, et vous livrer à votre aise à vos importantes études, quand vous aurez reçu les mille écus royaux que vous rapportera la tête de Han.

—Vous avez raison, noble seigneur; mais ne parlez pas si légèrement d’une victoire bien douteuse. Il faut que je vous donne un conseil pour que vous vous rendiez plus aisément maître du monstre.

Ordener se rapprocha vivement de Spiagudry.

—Un conseil! lequel?

—Le brigand, dit celui-ci à voix basse et en jetant des regards inquiets autour de lui, le brigand porte à sa ceinture un crâne dans lequel il a coutume de boire. Ce crâne est le crâne de son fils, dont le cadavre est celui pour la profanation duquel je suis poursuivi.

—Haussez un peu la voix et ne craignez rien, je vous entends à peine. Eh bien! ce crâne?

—C’est de ce crâne, dit Spiagudry en se penchant à l’oreille du jeune homme, qu’il faut tâcher de vous emparer. Le monstre y attache je ne sais quelles idées superstitieuses. Quand le crâne de son fils sera en votre pouvoir, vous ferez de lui tout ce que vous voudrez.

—Cela est bien, mon brave homme; mais comment s’emparer de ce crâne?

—Par la ruse, seigneur; pendant le sommeil du monstre, peut-être...

Ordener l’interrompit.

—Il suffit. Votre bon conseil ne peut me servir; je ne dois pas savoir si un ennemi dort. Je ne connais pour combattre que mon épée.

—Seigneur, seigneur! il n’est pas prouvé que l’archange Michel n’ait pas usé de ruse pour terrasser Satan.

Ici Spiagudry s’arrêta tout à coup, et étendit ses deux mains devant lui, en s’écriant d’une voix presque éteinte:

—O ciel! ô ciel! qu’est-ce que je vois là-bas? Voyez, maître, n’est-ce pas un petit homme qui marche dans ce même sentier devant nous?

—Ma foi, dit Ordener en levant les yeux, je ne vois rien.

—Rien, seigneur?—En effet, le sentier tourne, et il a disparu derrière ce rocher.—N’allons pas plus loin, seigneur, je vous en conjure.

—En vérité, si ce personnage prétendu a si vite disparu, cela n’annonce pas qu’il ait l’intention de nous attendre; et s’il fuit, ce n’est pas une raison pour nous de fuir.

—Veille sur nous, saint Hospice! dit Spiagudry, qui, dans toutes les occasions périlleuses, se souvenait de son patron favori.

—Vous aurez pris, ajouta Ordener, l’ombre mouvante d’une chouette effrayée pour un homme.

—J’ai pourtant bien cru voir un petit homme; il est vrai que le clair de lune produit souvent des illusions singulières. C’est à cette lumière que Baldan, sire de Merneugh, prit le rideau blanc de son lit pour l’ombre de sa mère; ce qui le décida à aller, le lendemain, déclarer son parricide aux juges de Christiania, qui allaient condamner le page innocent de la défunte. Ainsi, l’on peut dire que le clair de lune a sauvé la vie à ce page.

Personne n’oubliait mieux que Spiagudry le présent dans le passé. Un souvenir de sa vaste mémoire suffisait pour bannir toutes les impressions du moment. Aussi l’histoire de Baldan dissipa-t-elle sa frayeur. Il reprit d’une voix tranquille:

—Il est possible que le clair de lune m’ait trompé de même.

Cependant ils atteignaient le sommet du Cou-de-Vautour, et commençaient à revoir le faîte des ruines, que la courbure du rocher leur avait cachées pendant qu’ils montaient.

Que le lecteur ne s’étonne pas si nous rencontrons souvent des ruines à la cime des monts de Norvège. Quiconque a parcouru des montagnes en Europe n’aura pas manqué de remarquer fréquemment des restes de forts et de châteaux, suspendus à la crête des pics les plus élevés, comme d’anciens nids de vautours ou des aires d’aigles morts. En Norvège surtout, au siècle où nous nous sommes transportés, ces sortes de constructions aériennes étonnaient autant par leur variété que par leur nombre. C’étaient tantôt de longues murailles démantelées, se roulant en ceinture autour d’un roc; tantôt des tourelles grêles et aiguës surmontant la pointe d’un pic, comme une couronne; ou, sur la tête blanche d’une haute montagne, de grosses tours groupées autour d’un grand donjon, et présentant de loin l’aspect d’une vieille tiare. On voyait près des frêles arcades ogives d’un cloître gothique, les lourds piliers égyptiens d’une église saxonne; près de la citadelle à tours carrées d’un chef païen, la forteresse à créneaux d’un sire chrétien; près d’un château-fort ruiné par le temps, un monastère détruit par la guerre. Tous ces édifices, mélange d’architectures singulières et presque ignorées aujourd’hui, construits hardiment sur des lieux en apparence inaccessibles, n’y avaient plus laissé que des débris, pour rendre en quelque sorte à la fois témoignage de la puissance et du néant de l’homme. Peut-être s’était-il passé dans leur enceinte bien des choses plus dignes d'être racontées que tout ce qu’on raconte à la terre; mais les événements s’écoulent, les yeux qui les ont vus se ferment; les traditions s’éteignent avec les ans, comme un feu qu’on n’a point recueilli; et qui pourrait ensuite pénétrer le secret des siècles?

Le manoir de Vermund le Proscrit, où nos deux voyageurs arrivaient en ce moment, était un de ceux auxquels la superstition rattachait le plus d’histoires surprenantes et d’aventures miraculeuses. À ces murailles de cailloux noyés dans un ciment devenu plus dur que la pierre, on reconnaissait aisément qu’il avait été bâti vers le cinquième ou le sixième siècle. De ses cinq tours, une seulement était encore debout dans toute sa hauteur; les quatre autres, plus ou moins dégradées, et couvrant de leurs débris le sommet du rocher, étaient liées entre elles par des lignes de ruines, lesquelles indiquaient également les anciennes limites des cours dans l’enceinte du château. Il était très difficile de pénétrer dans cette enceinte, obstruée de pierres, de quartiers de rochers, et d’arbustes de toute espèce, qui, rampant de ruine en ruine, surmontaient de leurs touffes les murailles tombées, ou laissaient pendre jusque dans le précipice leurs longs bras flexibles. C’est à ces tresses de rameaux que venaient souvent, disait-on, se balancer, au clair de lune, des âmes bleuâtres, esprits coupables de ceux qui s’étaient volontairement noyés dans le Sparbo, ou que le farfadet du lac attachait le nuage qui devait le remmener au lever du soleil. Mystères effrayants, dont avaient été plus d’une fois témoins de hardis pêcheurs, quand, pour profiter du sommeil des chiens de mer, [Note: Les chiens de mer sont redoutés des pêcheurs, parce qu’ils effraient les poissons.] ils osaient la nuit pousser leur barque jusque sous le rocher d’Oëlmoe, qui s’arrondissait dans l’ombre, au-dessus de leur tête, comme l’arche rompue d’un pont gigantesque.

Nos deux aventuriers franchirent, non sans peine, la muraille du manoir, à travers une crevasse, car l’ancienne porte était encombrée de ruines. La seule tour qui, ainsi que nous l’avons dit, fût restée debout, était située à l’extrémité du rocher. C’était, dit Spiagudry à Ordener, celle du sommet de laquelle on apercevait le fanal de Munckholm. Ils s’y dirigèrent, quoique l’obscurité fût en ce moment complète. La lune était entièrement cachée par un gros nuage noir. Ils allaient gravir la brèche d’un autre mur, pour pénétrer dans ce qui avait été la seconde cour du château, quand Benignus s’arrêta tout court, et saisit brusquement le bras d’Ordener, d’une main qui tremblait si fort, que le jeune homme lui-même en était ébranlé.

—Quoi donc?... dit Ordener surpris.

Benignus, sans répondre, pressa son bras plus vivement encore, comme pour lui demander du silence.

—Mais.... reprit le jeune homme.

Une nouvelle pression, accompagnée d’un gros soupir mal étouffé, le décida à attendre patiemment que ce nouvel effroi fût passé.

Enfin Spiagudry, d’une voix oppressée:

—Eh bien! maître, qu’en dites-vous?

—De quoi? dit Ordener.

—Oui, seigneur, continua l’autre du même ton, vous vous repentez bien maintenant d'être monté ici!

—Non, en vérité, mon brave guide, j’espère bien monter plus haut encore. Pourquoi voulez-vous que je m’en repente?

—Comment, seigneur, vous n’avez donc point vu?...

—Vu! quoi?

—Vous n’avez point vu! répéta l’honnête concierge, avec un accès toujours croissant de terreur.

—Mais non vraiment! répondit Ordener d’un ton d’impatience; je n’ai rien vu, et je n’ai entendu que le bruit de vos dents que la peur faisait claquer violemment.

—Quoi! là, derrière ce mur, dans l’ombre, ces deux yeux flamboyants comme des comètes, qui se sont fixés sur nous. Vous ne les avez point vus?

—En honneur, non.

—Vous ne les avez point vus errer, monter, descendre et disparaître enfin dans les ruines?

—Je ne sais ce que vous voulez dire. Qu’importe, d’ailleurs?

—Comment! seigneur Ordener, savez-vous qu’il n’y a en Norvège qu’un seul homme dont les yeux rayonnent ainsi dans les ténèbres?

—Allons, qu’importe encore! Quel est donc cet homme aux yeux de chat? Est-ce Han, votre formidable islandais? Tant mieux, s’il est ici! cela nous épargnera le voyage de Walderhog.

Ce tant mieux n’était point du goût de Spiagudry, qui ne put s’empêcher de révéler sa pensée secrète par cette exclamation involontaire:

—Ah! seigneur, vous m’aviez promis de me laisser au village de Surb, à un mille du lieu du combat.

Le bon et noble Ordener comprit et sourit.

—Vous avez raison, vieillard; il serait injuste de vous mêler à mes dangers. Ne craignez donc rien. Vous voyez ce Han d’Islande partout. Est-ce qu’il ne peut pas y avoir dans ces ruines quelque chat sauvage, dont les yeux soient aussi brillants que ceux de cet homme!

Pour la cinquième fois, Spiagudry parvint à se rassurer, soit que l’explication d’Ordener lui parût en effet naturelle, soit que la tranquillité de son jeune compagnon eût quelque chose de contagieux.

—Ah! seigneur, sans vous je serais dix fois mort de peur en gravissant ces roches.—Il est vrai que, sans vous, je ne l’aurais pas tenté.

La lune, qui reparut, leur laissa voir l’entrée de la plus haute tour, au bas de laquelle ils étaient parvenus. Ils y pénétrèrent en soulevant un épais rideau de lierre, qui fit pleuvoir sur eux des lézards endormis et de vieux nids d’oiseaux funèbres. Le concierge ramassa deux cailloux qu’il choqua, en laissant tomber les étincelles sur un tas de feuilles mortes et de branches sèches recueillies par Ordener. En peu d’instants une flamme claire s’éleva; et, dissipant les ténèbres qui les entouraient, elle leur permit d’observer l’intérieur de la tour.

Il n’en restait plus que la muraille circulaire, qui était très épaisse et revêtue de lierre et de mousse. Les plafonds de ses quatre étages s’étaient successivement écroulés au rez-de-chaussée, où ils formaient un amas énorme de décombres. Un escalier étroit et sans rampe, rompu en plusieurs endroits, tournait en spirale sur la surface intérieure de la muraille, au sommet de laquelle il aboutissait. Aux premiers pétillements du feu, une nuée de chats-huants et d’orfraies s’envolèrent lourdement, avec des cris étonnés et lugubres, et de grandes chauves-souris vinrent par intervalles effleurer la flamme de leurs ailes couleur de cendre.

—Voici des hôtes qui ne nous reçoivent pas très gaiement, dit Ordener; mais n’allez pas vous effrayer encore.

—Moi, seigneur, reprit Spiagudry, en s’asseyant près du feu, moi craindre un hibou ou une chauve-souris! Je vivais avec des cadavres, et je ne craignais pas les vampires. Ah! je ne redoute que les vivants! Je ne suis pas brave, j’en conviens; mais je ne suis pas superstitieux.—Tenez, si vous m’en croyez, seigneur, rions de ces dames aux ailes noires et aux chants rauques, et songeons à souper.

Ordener ne songeait qu’à Munckholm.

—J’ai bien là quelques provisions, dit Spiagudry en tirant son havre-sac de dessous son manteau; mais, si votre appétit égale le mien, ce pain noir et ce fromage rance auront bientôt disparu. Je vois que nous serons obligés de rester encore fort loin des limites de la loi du roi français Philippe le Bel: Nemo audeat comedere praeter duo fercula cum potagio. Il doit bien y avoir au sommet de cette tour des nids de mouettes ou de faisans; mais comment y arriver par un escalier branlant qui ne pourrait tout au plus porter que des sylphes?

—Cependant, reprit Ordener, il faudra bien qu’il me porte; car je monterai certainement au faîte de cette tour.

—Quoi! maître, pour avoir des nids de mouettes?

—Ne faites pas, de grâce, cette imprudence. Il ne faut pas se tuer pour mieux souper. Songez d’ailleurs que vous pourriez vous tromper, et prendre des nids de chats-huants.

—C’est bien de vos nids que je m’embarrasse! Ne m’avez-vous pas dit que du haut de cette tour on apercevait le donjon de Munckholm?

—Cela est vrai, jeune maître; au sud. Je vois bien que le désir de fixer ce point important pour la science géographique a été le motif de ce fatigant voyage au château de Vermund. Mais daignez réfléchir, noble seigneur Ordener, que le devoir d’un savant zélé peut être quelquefois de braver la fatigue, mais jamais le danger. Je vous en supplie, ne tentez pas cette méchante ruine d’escalier sur laquelle un corbeau n’oserait se percher.

Benignus ne se souciait nullement de rester seul dans le bas de la tour. Comme il se levait pour prendre la main d’Ordener, son havre-sac, placé sur les pointes de ses genoux, tomba dans les pierres et rendit un son clair.

—Qu’est-ce donc qui résonne ainsi dans ce havre-sac? demanda Ordener.

Cette question sur un point si délicat pour Spiagudry, lui ôta l’envie de retenir son jeune compagnon.

—Allons, dit-il sans répondre à la question, puisque, malgré mes prières, vous vous obstinez à monter au haut de cette tour, prenez garde aux crevasses de l’escalier.

—Mais, reprit Ordener, qu’y a-t-il donc dans votre havre-sac, pour lui faire rendre, ce son métallique?

Cette insistance indiscrète déplut souverainement au vieux gardien qui maudit le questionneur du fond de l'âme.

—Eh! noble maître, répondit-il, comment pouvez-vous vous occuper d’un méchant plat à barbe de fer, qui retentit contre un caillou?—Puisque je ne puis vous fléchir, se hâta-t-il d’ajouter, ne tardez pas à redescendre, et ayez soin de vous tenir aux lierres qui tapissent la muraille. Vous verrez le fanal de Munckholm entre les deux Escabelles de Frigge, au midi.

Spiagudry n’aurait rien pu dire de plus adroit pour bannir toute autre idée de l’esprit du jeune homme. Ordener, se débarrassant de son manteau, s’élança vers l’escalier, sur lequel le concierge le suivit des yeux, jusqu’à ce qu’il ne le vît plus que glisser, comme une ombre vague, au plus haut de la muraille, à peine éclairée à son sommet par la lueur agitée du foyer et le reflet immobile de la lune.

Alors, se rasseyant et ramassant son havre-sac:

—Mon cher Benignus Spiagudry, dit-il, pendant que ce jeune lynx ne vous voit pas et que vous êtes seul, hâtez-vous de briser l’incommode enveloppe de fer qui vous empêche de prendre possession, oculis et manu, du trésor renfermé sans doute dans cette cassette. Quand il sera délivré de cette prison, il sera moins lourd à porter et plus aisé à cacher.

Déjà, armé d’une grosse pierre, il s’apprêtait à briser le couvercle du coffre, quand un rayon de lumière tombant sur le sceau de fer qui le fermait, arrêta tout à coup le concierge antiquaire.

—Par saint Willebrod le Numismate, je ne me trompe pas, s’écriait-il en frottant vivement le couvercle rouillé, ce sont bien là les armes de Griffenfeld. J’allais faire une grande folie de rompre ce sceau. Voilà peut-être le seul modèle qui reste de ces armoiries fameuses, brisées en 1676 par la main du bourreau. Diable! ne touchons pas à ce couvercle. Quelle que soit la valeur des objets qu’il cache, à moins que, contre toute probabilité, ce ne soient des monnaies de Palmyre ou des médailles carthaginoises, il est certainement plus précieux encore. Me voici donc seul propriétaire des armes maintenant abolies de Griffenfeld! Cachons soigneusement ce trésor.—Aussi bien je trouverai peut-être quelque secret pour ouvrir la cassette, sans commettre de vandalisme. Les armoiries de Griffenfeld! Oh oui! voilà bien la main de justice, la balance sur champ de gueules. Quel bonheur!

À chaque nouvelle découverte héraldique qu’il faisait en dérouillant le vieux cachet, il poussait un cri d’admiration ou une exclamation de contentement.

—Au moyen d’un dissolvant, j’ouvrirai la serrure sans briser le sceau. Ce sont sans doute les trésors de l’ex-chancelier.—Si quelqu’un, tenté par l’appât des quatre écus syndicaux, me reconnaît et m’arrête, il ne me sera pas difficile de me racheter.—Ainsi, cette bienheureuse cassette m’aura sauvé.

En parlant ainsi, son regard se leva machinalement.

—Tout à coup son visage grotesque passa en un clin d’œil de l’expression d’une joie folle à celle d’une terreur stupide. Tous ses membres tremblèrent convulsivement. Ses yeux devinrent fixes, son front se rida, sa bouche demeura béante, et sa voix s’éteignit dans son gosier, comme une lumière qu’on souffle.

En face de lui, de l’autre côté du foyer, un petit homme était debout, les bras croisés. À ses vêtements de peaux ensanglantées, à sa hache de pierre, à sa barbe rousse, et à ce regard dévorant fixé sur lui, le malheureux concierge avait reconnu du premier coup d’œil l’effrayant personnage dont il avait reçu la dernière visite au Spladgest de Drontheim.

—C’est moi! dit le petit homme d’un air terrible.

—Cette cassette t’aura sauvé, ajouta-t-il avec un affreux sourire ironique. Spiagudry! est-ce ici le chemin de Thoctree?

L’infortuné essaya d’articuler quelques paroles.

—Thoctree!... Seigneur... Mon seigneur maître... j’y allais...

—Tu allais à Walderhog, répondit l’autre d’une voix de tonnerre.

Spiagudry terrifié ramassa toutes ses forces pour faire un signe de tête négatif.

—Tu me conduisais un ennemi; merci! ce sera un vivant de moins. Ne crains rien, fidèle guide, il te suivra.

Le malheureux gardien voulut pousser un cri et put à peine faire entendre un murmure vague et confus.

—Pourquoi t’effraies-tu de ma présence? Tu me cherchais.—Écoute, ne crie pas, ou tu es mort.

Le petit homme agita sa hache de pierre au-dessus de la tête du concierge; il poursuivit, d’une voix qui sortait de sa poitrine comme le bruit d’un torrent sort d’une caverne:

—Tu m’as trahi.

—Non, votre grâce, non, excellence... dit enfin Benignus pouvant à peine articuler ces paroles suppliantes. L’autre fit entendre comme un rugissement sourd.

—Ah! tu voudrais me tromper encore! Ne l’espère plus.—Écoute, j’étais sur le toit du Spladgest quand tu as scellé ton pacte avec cet insensé; c’est moi dont tu as deux fois entendu la voix. C’est moi que tu as encore entendu dans l’orage sur la route; c’est moi que tu as retrouvé dans la tour de Vygla; c’est moi qui t’ai dit: Au revoir!

Le concierge épouvanté jeta un regard égaré autour de lui, comme pour appeler du secours. Le petit homme continua:

—Je ne voulais pas laisser échapper ces soldats qui te poursuivaient. Ils étaient du régiment de Munckholm.

—Pour toi, je ne pouvais te perdre.—Spiagudry, c’est moi que tu as revu au village d’Oëlmoe sous ce feutre de mineur; c’est moi dont tu as entendu les pas et la voix, dont tu as reconnu les yeux en montant à ces ruines; c’est moi!

Hélas! l’infortuné n’en était que trop convaincu; il se roula à terre, aux pieds de son formidable juge, en s’écriant d’une voix déchirante et étouffée:—Grâce!

Le petit homme, les bras toujours croisés, attachait sur lui un regard de sang, plus ardent que la flamme du foyer.

—Demande ton salut à cette cassette dont tu l’attends, dit-il ironiquement.

—Grâce, seigneur! Grâce! répéta le mourant Spiagudry.

—Je t’avais recommandé d'être fidèle et muet, tu n’as pu être fidèle; à l’avenir je te proteste que tu seras muet.

Le concierge, entrevoyant l’horrible sens de ces paroles, poussa un long gémissement.

—Ne crains rien, dit l’homme, je ne te séparerai pas de ton trésor.

À ces mots, dénouant sa ceinture de cuir, il la passa dans l’anneau de la cassette, et la suspendit ainsi au cou de Spiagudry, qui fléchissait sous le poids.

—Allons! reprit l’autre, quel est le diable auquel tu désires donner ton âme? Hâte-toi de l’appeler, afin qu’un autre démon dont tu ne te soucierais pas ne s’en empare point avant lui.

Le désespéré vieillard, hors d’état de prononcer une parole, tomba aux genoux du petit homme, en faisant mille signes de prière et d’épouvante.

—Non, non! dit celui-ci; écoute, fidèle Spiagudry, ne te désole pas de laisser ainsi ton jeune compagnon sans guide. Je te promets qu’il ira où tu vas. Suis-moi, tu ne fais que lui montrer le chemin.—Allons!

À ces mots, saisissant le misérable dans ses bras de fer, il l’emporta hors de la tour comme un tigre emporte une longue couleuvre; et un moment après il s’éleva dans les ruines un grand cri, auquel se mêla un effroyable éclat de rire.

XXIII

Oui, l’on peut bien montrer à l’œil éploré de
l’amant fidèle l’objet éloigné de son idolâtrie.
Mais, hélas! les scènes de l’attente, des adieux,
les pensées, les souvenirs doux et amers, les
rêves enchanteurs des êtres qui aiment! qui peut
les rendre?
MATURIN. Bertram.

Cependant l’aventureux Ordener, après avoir vingt fois failli tomber dans sa périlleuse ascension, était parvenu sur le haut du mur épais et circulaire de la tour. À son arrivée inattendue, de noires chouettes centenaires, brusquement troublées dans leurs ruines, s’enfuirent d’un vol oblique, en tournant vers lui leur regard fixe, et des pierres roulantes, heurtées par son pied, tombèrent dans le gouffre en bondissant sur les saillies des rochers avec des bruits sourds et lointains.

En tout autre instant, Ordener eût longtemps laissé errer sa vue et sa rêverie sur la profondeur de l’abîme, accrue de la profondeur de la nuit. Son œil, observant à l’horizon toutes ces grandes ombres, dont une lune nébuleuse blanchissait à peine les sombres contours, eût longtemps cherché à distinguer les vapeurs parmi les rochers et les montagnes parmi les nuages; son imagination eût animé toutes les formes gigantesques, toutes les apparences fantastiques que le clair de lune prête aux monts et aux brouillards. Il eût écouté de loin la plainte confuse du lac et des forêts, mêlée au sifflement aigu des herbes sèches que le vent tourmentait à ses pieds, entre les fentes des pierres; et son esprit eût donné un langage à toutes ces voix mortes que la nature matérielle élève pendant le sommeil de l’homme et le silence de la nuit. Mais, quoique cette scène agît à son insu sur son être entier, d’autres pensées le remplissaient. À peine son pied s’était-il posé sur le faîte de la muraille, que son œil s’était tourné vers le sud du ciel, et qu’une joie indicible l’avait transporté en apercevant, au delà de l’angle de deux montagnes, un point lumineux rayonner à l’horizon comme une étoile rouge.—C’était le fanal de Munckholm.

Ceux-là ne sont pas destinés à goûter les vraies joies de la vie, qui ne comprendront pas le bonheur qu’éprouva le jeune homme. Tout son cœur se souleva de ravissement; son sein gonflé, palpitant avec force, respirait à peine. Immobile, l’œil tendu, il contemplait l’astre de consolation et d’espérance. Il lui semblait que ce rayon de lumière, venant au sein de la nuit du séjour qui contenait toute sa félicité, lui apportait quelque chose de son Éthel. Ah! n’en doutons pas, à travers les temps et les espaces, les âmes ont quelquefois des correspondances mystérieuses. En vain le monde réel élève ses barrières entre deux êtres qui s’aiment; habitants de la vie idéale, ils s’apparaissent dans l’absence, ils s’unissent dans la mort. Que peuvent en effet les séparations corporelles, les distances physiques sur deux cœurs liés invinciblement par une même pensée et un commun désir?—Le véritable amour peut souffrir, mais non mourir.

Qui ne s’est point arrêté cent fois durant les nuits pluvieuses sous quelque fenêtre à peine éclairée? Qui n’a point passé et repassé devant une porte, erré avec délices autour d’une maison? Qui ne s’est point brusquement retourné de son chemin pour suivre, le soir, dans les détours d’une rue déserte, une robe flottante, un voile blanc tout à coup reconnu dans l’ombre? Celui qui ne connaît pas ces émotions peut dire qu’il n’a jamais aimé.

En présence du fanal lointain de Munckholm, Ordener méditait. À sa première joie avait succédé un contentement triste et ironique; mille sentiments divers se pressaient dans son âme tumultueuse.—Oui, se disait-il, il faut que l’homme gravisse longtemps et péniblement pour voir enfin un point de bonheur dans l’immense nuit.—Elle est donc là! elle dort, elle rêve, elle pense à moi, peut-être!—Mais qui lui dira que son Ordener est maintenant, triste et isolé, suspendu dans l’ombre au-dessus d’un abîme? son Ordener, qui n’a plus d’elle qu’une boucle de cheveux sur son sein, et une lueur vague à l’horizon!—Puis, laissant tomber un coup d’œil sur les rayons rougeâtres du grand feu allumé dans la tour, qui s’échappaient au dehors à travers les crevasses de la muraille:

—Peut-être, murmura-t-il, de l’une des fenêtres de sa prison, jette-t-elle un regard indifférent sur la flamme lointaine de ce foyer.

Tout à coup un grand cri et un long éclat de rire se firent entendre, comme au-dessous de lui, sur le bord de l’abîme; il se détourna brusquement, et vit l’intérieur de la tour désert. Alors, inquiet pour le vieillard, il se hâta de descendre; mais à peine avait-il franchi quelques marches de l’escalier, qu’un bruit sourd, pareil à celui d’un corps pesant qui serait tombé dans les eaux profondes du lac, monta jusqu’à lui.

XXIV

Le comte don Sancho Diaz, seigneur de Saldana,
répandait d’amères larmes dans sa prison.
Plein de désespoir, il exhalait, ses plaintes dans
la solitude contre le roi Alphonse.
«O tristes moments, où mes cheveux blancs me
rappellent combien d’années j’ai déjà passées dans
cette prison horrible!»
Romances espagnoles.

Le soleil se couchait; ses rayons horizontaux dessinaient sur la simarre de laine de Schumacker et sur la robe de crêpe d’Éthel, l’ombre noire des barreaux de leur fenêtre. Tous deux étaient assis près de la haute croisée en ogive, le vieillard sur un grand fauteuil gothique, la jeune fille sur un tabouret, à ses pieds. Le prisonnier paraissait rêver dans sa position favorite et mélancolique. Son front chauve et ridé était appuyé sur ses mains et l’on ne voyait de son visage que sa barbe blanche qui pendait en désordre sur sa poitrine.

—Mon père, dit Éthel qui cherchait tous les moyens de le distraire, mon seigneur et père, j’ai fait cette nuit un songe d’heureux avenir.—Voyez, levez les yeux, mon noble père, regardez ce beau ciel.

—Je ne vois le ciel, répondit le vieillard, qu’à travers les barreaux de ma prison, comme je ne vois votre avenir, Éthel, qu’à travers mes malheurs.

Puis sa tête, un moment soulevée, retomba sur ses mains, et tous deux se turent.

—Mon seigneur et père, reprit la jeune fille un moment après et d’une voix timide, est-ce au seigneur Ordener que vous pensez?

—Ordener, dit le vieillard, comme cherchant à se rappeler de qui on lui parlait.—Ah! je sais qui vous voulez dire. Eh bien?

—Pensez-vous qu’il revienne bientôt, mon père? il y a longtemps déjà qu’il est parti. Voici le quatrième jour.

Le vieillard secoua tristement la tête.

—Je crois que, lorsque nous aurons compté la quatrième année depuis son départ, nous serons aussi près de son retour qu’aujourd’hui.

Éthel pâlit.

—Dieu! croyez-vous donc qu’il ne reviendra pas? Schumacker ne répondit point. La jeune fille répéta sa question avec un accent suppliant et inquiet.

—N’a-t-il donc pas promis qu’il reviendrait? dit brusquement le prisonnier.

—Oui, sans doute, seigneur! reprit Éthel empressée.

—Eh bien! comment pouvez-vous compter sur son retour? n’est-ce pas un homme? Je crois que le vautour pourra retourner au cadavre, mais je ne crois pas au retour du printemps dans l’année qui décline.

Éthel, voyant son père retomber dans ses mélancolies, se rassura; il y avait dans son cœur de vierge et d’enfant une voix qui démentait impérieusement la philosophie chagrine du vieillard.

—Mon père, dit-elle avec fermeté, le seigneur Ordener reviendra; ce n’est pas un homme comme les autres hommes.

—Qu’en savez-vous, jeune fille?

—Ce que vous en savez vous-même, mon seigneur et père.

—Je ne sais rien, dit le vieillard. J’ai entendu des paroles d’un homme qui annonçaient des actions d’un dieu.

Puis il ajouta, avec un rire amer:

—J’ai réfléchi sur cela, et j’ai vu que c’était trop beau pour y croire.

—Et moi, seigneur, j’y ai cru, précisément parce que c’était beau.

—Oh! jeune fille, si vous étiez ce que vous deviez être, comtesse de Tongsberg et princesse de Wollin, entourée, comme vous le seriez, d’une cour de beaux traîtres et d’adorateurs intéressés, cette crédulité serait d’un grand danger pour vous.

—Mon père et seigneur, ce n’est pas crédulité, c’est confiance.

—On s’aperçoit aisément, Éthel, qu’il y a du sang français dans vos veines.

Cette idée ramena le vieillard, par une transition imperceptible, à des souvenirs, et il continua avec une sorte de complaisance:

—Car ceux qui ont dégradé votre père plus qu’il n’avait été élevé, ne pourront empêcher que vous ne soyez fille de Charlotte, princesse de Tarente, et que l’une de vos aïeules ne soit Adèle ou Édèle, comtesse de Flandre, dont vous portez le nom.

Éthel pensait à toute autre chose.

—Mon père, vous jugez mal le noble Ordener.

—Noble, ma fille! quel sens donnez-vous à ce mot? J’ai fait des nobles qui ont été bien vils.

—Je ne veux point dire, seigneur, qu’il soit noble de la noblesse qui se donne.

—Est-ce donc que vous savez qu’il descend d’un jarl ou d’un hersa? [Note: Les anciens seigneurs en Norvège, avant que Griffenfeld fondât une noblesse régulière, portaient les titres de hersa (baron), ou jarl (comte). C’est de ce dernier mot qu’est formé le mot anglais earl (comte).]

—Je l’ignore comme vous, mon père. Il est peut-être, poursuivit-elle en baissant les yeux, le fils d’un serf ou d’un vassal. Hélas! on peint des couronnes et des lyres sur le velours d’un marchepied. Je veux dire seulement d’après vous, mon vénéré seigneur, qu’il est noble de cœur.

De tous les hommes qu’elle avait vus, Ordener était celui qu’Éthel connaissait le plus et le moins tout ensemble. Il était apparu dans sa destinée, pour ainsi dire, comme ces anges qui visitaient les premiers hommes, en s’enveloppant à la fois de clartés et de mystères. Leur seule présence révélait leur nature, et l’on adorait. Ainsi Ordener avait laissé voir à Éthel ce que les hommes cachent le plus, son cœur; il avait gardé le silence sur ce dont ils se vantent assez volontiers, sa patrie et sa famille; son regard avait suffi à Éthel, et elle avait eu foi en ses paroles. Elle l’aimait, elle lui avait donné sa vie, elle n’ignorait rien de son âme, et ne savait pas son nom.

—Noble de cœur! répéta le vieillard, noble de cœur! Cette noblesse est au-dessus de celle que donnent les rois; c’est Dieu qui la donne. Il la prodigue moins qu’eux.

Ici le prisonnier leva les yeux vers ses armoiries brisées, en ajoutant:

—Et il ne la reprend jamais.

—Aussi, mon père, dit la jeune fille, celui qui garde l’une se console-t-il aisément d’avoir perdu l’autre.

Cette parole fit tressaillir le père et lui rendit son courage. Il reprit d’une voix ferme:

—Vous avez raison, jeune fille. Mais vous ne savez pas que la disgrâce jugée injuste par le monde est quelquefois justifiée par notre intime conscience. Telle est notre misérable nature; une fois malheureux, il s’élève en nous-mêmes, pour nous reprocher des fautes et des erreurs, une foule de voix qui dormaient dans la prospérité.

—Ne parlez pas ainsi, mon illustre père, dit Éthel, profondément émue; car, à la voix altérée du vieillard, elle sentait qu’il avait laissé échapper le secret de l’une de ses douleurs. Elle leva ses yeux sur lui, et, baisant sa main froide et ridée, elle reprit doucement:

—Vous jugez bien sévèrement deux hommes nobles, le seigneur Ordener et vous, mon vénéré père.

—Vous décidez légèrement, Éthel. On dirait que vous ne savez pas que la vie est une chose grave.

—Ai-je donc mal fait, seigneur, de rendre justice au généreux Ordener?

Schumacker fronça le sourcil d’un air mécontent.

—Je ne puis vous approuver, ma fille, d’attacher ainsi votre admiration à un inconnu, que vous ne reverrez jamais sans doute.

—Oh! dit la jeune fille, sur laquelle ces paroles glacées tombaient comme un poids, ne croyez pas cela. Nous le reverrons. N’est-ce pas pour vous qu’il va affronter ce danger?

—Je me suis comme vous, je l’avoue, laissé prendre d’abord à ses promesses. Mais non, il n’ira pas, et alors il ne reviendra pas vers nous.

—Il ira, seigneur, il ira!

Le ton dont la jeune fille prononça ces mots était presque celui de l’offense. Elle se sentait outragée dans son Ordener. Hélas! elle était trop sûre dans son âme de ce qu’elle affirmait!

Le prisonnier reprit, sans paraître ému:

—Eh bien! s’il va combattre ce brigand, s’il se dévoue à ce danger, il en sera de même; il ne reviendra pas.

Pauvre Éthel!—combien une parole dite avec indifférence peut quelquefois froisser douloureusement la plaie secrète d’un cœur inquiet et déchiré! Elle baissa son visage pâle, pour dérober au regard froid de son père deux larmes qui s’échappaient malgré elle de ses paupières gonflées.

—O mon père! murmura-t-elle, au moment où vous parlez ainsi, peut-être ce noble infortuné meurt-il pour vous!

Le vieux ministre secoua la tête en signe de doute.

—Je ne le crois pas plus que je ne le désire; et d’ailleurs, où serait mon crime? J’aurais été ingrat envers ce jeune homme, comme tant d’autres l’ont été envers moi.

Un soupir profond fut la seule réponse d’Éthel; et Schumacker, se penchant vers son bureau, continua de déchirer d’un air distrait quelques feuillets des Vies des Hommes illustres de Plutarque, dont le volume, déjà lacéré en vingt endroits, et surchargé de notes, était devant lui.

Un moment après, le bruit de la porte qui s’ouvrait se fit entendre, et Schumacker, sans se détourner, cria sa défense habituelle:—Qu’on n’entre pas! laissez-moi; je ne veux pas qu’on entre.

—C’est son excellence le gouverneur, répondit la voix de l’huissier.

En effet, un vieillard, revêtu d’un grand habit de général, portant à son cou les colliers de l’éléphant, de dannebrog et de la toison d’or, s’avança vers Schumacker, qui se leva à demi, en répétant entre ses dents:

—Le gouverneur! le gouverneur!—Le général salua avec respect Éthel, qui, debout près de son père, le considérait d’un air inquiet et craintif.

Peut-être, avant d’aller plus loin, n’est-il pas inutile de rappeler en quelques mots les motifs de cette visite du général Levin à Munckholm. Le lecteur n’a pas oublié les fâcheuses nouvelles qui tourmentaient le vieux gouverneur, au chapitre XX de cette véritable histoire. En les recevant, la nécessité d’interroger Schumacker s’était d’abord présentée à l’esprit du général; mais il n’avait pu s’y décider sans une extrême répugnance. L’idée d’aller tourmenter un infortuné prisonnier, déjà livré à tant de tourments, et qu’il avait vu si puissant, de scruter sévèrement les secrets du malheur, même coupable, déplaisait à son âme bonne et généreuse. Cependant le service du roi l’exigeait; il ne devait pas quitter Drontheim sans emporter les nouvelles lueurs qui pouvaient jaillir de l’interrogatoire de l’auteur apparent de l’insurrection des mineurs. C’était donc le soir qui devait précéder son départ qu’après un entretien long et confidentiel avec la comtesse d’Ahlefeld, le gouverneur s’était résigné à voir le captif. En se rendant au château, l’idée des intérêts de l’état, du parti que ses nombreux ennemis personnels pourraient tirer de ce qu’on nommerait sa négligence, et peut-être aussi d’astucieuses paroles de la grande-chancelière, avaient fermenté dans sa tête et l’avaient ramené à la fermeté. Il était donc monté au donjon du Lion de Slesvig avec des projets de sévérité; il se promettait d'être avec le conspirateur Schumacker comme s’il n’avait jamais connu le chancelier Griffenfeld, de dépouiller tous ses souvenirs et jusqu’à son caractère, et de parler en juge inflexible à cet ancien confrère de faveur et de puissance.

Cependant, à peine entré dans l’appartement de l’ex-chancelier, le visage, vénérable, quoique morose, du vieillard l’avait frappé; la figure douce, quoique fière, d’Éthel l’avait attendri; et le premier aspect des deux prisonniers avait déjà dissipé la moitié de sa sévérité.

Il s’avança vers le ministre tombé, et lui tendit involontairement la main en disant, sans s’apercevoir que l’autre ne répondait pas à sa politesse:

—Salut, comte de Griffenf...—C’était la surprise d’une vieille habitude. Il se reprit précipitamment:

—Seigneur Schumacker!—Puis il s’arrêta, tout satisfait et tout épuisé d’un tel effort.

Il se fit une pause. Le général cherchait dans sa tête quelles paroles assez sévères pourraient dignement répondre à la dureté de ce début.

—Eh bien, dit enfin Schumacker, vous êtes le gouverneur du Drontheimhus?

Le général, un peu surpris de se voir questionné par celui qu’il venait interroger, fit un signe affirmatif.

—En ce cas, reprit le prisonnier, j’ai une plainte à vous faire.

—Une plainte! laquelle? laquelle? et le visage du noble Levin prenait une expression d’intérêt.

Schumacker continua d’un air d’humeur:

—Un ordre du vice-roi prescrit qu’on me laisse libre et tranquille dans ce donjon.

—Je connais cet ordre.

—Seigneur gouverneur, on se permet pourtant de m’importuner et de pénétrer dans ma prison.

—Qui donc? s’écria le général; nommez-moi celui qui ose...

—Vous, seigneur gouverneur.

Ces paroles, prononcées d’un ton hautain, blessèrent le général. Il répondit d’une voix presque irritée:

—Vous oubliez que mon pouvoir, lorsqu’il s’agit de servir le roi, ne connaît point de limites.

—Si ce n’est, dit Schumacker, celles du respect qu’on doit au malheur. Mais les hommes ne savent pas cela.

L’ex-grand-chancelier parlait ainsi, comme s’il se fût parlé à lui-même. Il fut entendu du gouverneur.

—Si vraiment, si vraiment! J’ai eu tort, comte de Griff.... seigneur Schumacker, veux-je dire; je devais vous laisser la colère, puisque j’ai la puissance.

Schumacker se tut un instant.

—Il y a, reprit-il pensif, dans votre visage et dans votre voix, seigneur gouverneur, quelque chose d’un homme que j’ai connu jadis. Il y a bien longtemps. Il n’y a que moi qui me souvienne de ce temps-là. C’était dans ma prospérité. C’était un certain Levin de Knud, du Mecklembourg. Avez-vous connu ce fou?

—Je l’ai connu, répliqua le général sans s’émouvoir.

—Ah! vous vous le rappelez. Je croyais qu’on ne se souvenait des hommes que dans l’adversité.

—N’était-ce pas un capitaine de la milice royale? poursuivit le gouverneur.

—Oui, un simple capitaine, bien que le roi l’aimât beaucoup. Mais il ne songeait qu’aux plaisirs et ne montrait pas d’ambition. C’était une tête singulièrement extravagante. Conçoit-on une pareille modération de désirs dans un favori?

—Mais cela peut se concevoir.

—Je l’aimais assez, ce Levin de Knud, parce qu’il ne m’inquiétait pas. Il était l’ami du roi comme d’un autre homme. On eût dit qu’il ne l’aimait que pour son plaisir particulier, et nullement pour sa fortune.

Le général voulut interrompre Schumacker; mais celui-ci continua avec quelque opiniâtreté, soit par esprit de contrariété, soit que le souvenir réveillé en lui lui plût en effet:

—Puisque vous avez connu ce capitaine Levin, seigneur gouverneur, vous savez sans doute qu’il eut un fils, lequel même est mort tout jeune. Mais vous souvenez-vous de ce qui se passa à la naissance de ce fils?

—Je me souviens bien plus de ce qui se passa à sa mort, dit le général, en cachant ses yeux de sa main et d’une voix altérée.

—Mais, poursuivit l’indifférent Schumacker, c’est un fait connu de peu de personnes, et qui vous peindra toute la bizarrerie de ce Levin. Le roi voulait tenir l’enfant sur les fonts de baptême; croiriez-vous que Levin refusa? Il fit bien plus encore; il choisit pour le parrain de son fils un vieux mendiant qui se traînait aux portes du palais. Je n’ai jamais pu comprendre le motif d’un pareil acte de démence.

—Je vais vous le dire, répondit le général. En choisissant un protecteur à l'âme de son fils, ce capitaine Levin pensait sans doute qu’un pauvre est plus puissant auprès de Dieu qu’un roi.

Schumacker réfléchit un instant et dit:

—Vous avez raison.

Le gouverneur voulut encore ramener la conversation au but de sa visite. Mais Schumacker l’arrêta.

—De grâce, s’il est vrai que ce Levin du Mecklembourg ne vous soit pas inconnu, laissez-moi parler de lui. De tous les hommes que j’ai vus dans mes temps de grandeur, c’est le seul dont le souvenir ne m’apporte ni dégoût ni horreur. S’il poussait la singularité jusqu’à la folie, il n’en était pas moins, par ses nobles qualités, un homme tel qu’il y en a bien peu.

—Je ne pense pas de même. Ce Levin n’avait rien de plus que les autres hommes. Il y en a beaucoup même qui valent mieux que lui.

Schumacker croisa les bras, en levant les yeux au ciel.

—Oui, voilà bien comme ils sont tous! On ne peut louer devant eux un homme digne de louange, qu’ils ne cherchent aussitôt à le noircir. Ils empoisonnent jusqu’au plaisir de louer justement. Il est cependant assez rare.

—Si vous me connaissiez, vous ne m’accuseriez pas de noirceur envers le gén...—c’est-à-dire, le capitaine Levin.

—Laissez-moi, laissez-moi, dit le prisonnier, pour la loyauté et la générosité il n’y a jamais eu deux hommes comme ce Levin de Knud, et dire le contraire, c’est à la fois le calomnier et louer démesurément cette exécrable race humaine!

—Je vous assure, reprit le gouverneur, cherchant à calmer la colère de Schumacker, que je n’ai eu contre Levin de Knud aucune intention perfide.

—Ne dites pas cela. Bien qu’il fût insensé, tous les hommes sont loin de lui ressembler. Ils sont faux, ingrats, envieux, calomniateurs. Savez-vous que Levin de Knud donnait aux hôpitaux de Copenhague plus de la moitié de son revenu?

—J’ignorais que vous en fussiez instruit.

—C’est cela! s’écria le vieillard d’un air triomphant. Il espérait pouvoir le flétrir en toute sûreté, dans la confiance que j’ignorais les bonnes actions de ce pauvre Levin!

—Mais non, mais non!

—Pensez-vous que je ne sais pas encore qu’il fit donner le régiment que le roi lui destinait, à un officier qui l’avait blessé en duel, lui, Levin de Knud, parce que, disait-il, l’autre était plus ancien que lui?

—Je croyais cependant cette action secrète.

—Dites-moi donc, seigneur gouverneur du Drontheimhus, est-ce que pour cela elle en est moins belle? Parce que Levin cachait ses vertus, est-ce une raison pour les nier? Oh! que les hommes sont bien les mêmes! Oser confondre avec eux le noble Levin, lui qui, n’ayant pu sauver un soldat convaincu d’avoir voulu l’assassiner, fit une pension à la veuve de son meurtrier!

—Eh! qui n’en eût pas fait autant? Ici Schumacker éclata.

—Qui? vous! moi! tous les hommes, seigneur gouverneur! Parce que vous portez le brillant costume de général et des plaques d’honneur sur votre poitrine, croyez-vous donc à votre mérite? Vous êtes général, et le malheureux Levin sera mort capitaine. Il est vrai que c’était un fou, et qu’il ne songeait pas à son avancement.

—S’il n’y a point songé lui-même, la bonté du roi y a songé pour lui.

—La bonté? dites la justice! si pourtant on peut dire la justice d’un roi. Eh bien! quelle insigne récompense lui a-t-on donnée?

—Sa majesté a payé Levin de Knud bien au delà de son mérite.

—À merveille! s’écria le vieux ministre en frappant des mains. Un loyal capitaine vient peut-être, après trente ans de service, d'être nommé major, et cette haute faveur vous porte ombrage, noble général? Un proverbe persan a raison de dire que le soleil couchant est jaloux de la lune qui se lève.

Schumacker était tellement irrité que le général put à peine faire entendre ces paroles:—Si vous m’interrompez sans cesse... vous m’empêchez de vous expliquer...

—Non, non! poursuivit l’autre, j’avais cru, seigneur général, saisir, au premier abord, quelques traits de ressemblance entre vous et le bon Levin; mais, allez! il n’en existe aucun.

—Mais, écoutez-moi...

—Vous écouter! pour que vous me disiez que Levin de Knud est indigne de quelque misérable récompense!

—Je vous jure que ce n’est pas...

—Vous en viendriez bientôt, je vous devine, vous autres hommes, à me soutenir qu’il est, comme vous tous, fourbe, hypocrite, méchant.

—En vérité, non.

—Que sais-je? peut-être qu’il a trahi un ami, persécuté un bienfaiteur, comme vous l’avez tous fait?—ou empoisonné son père, ou assassiné sa mère?

—Vous êtes dans une erreur...—Je suis loin de vouloir...

—Savez-vous que ce fut lui qui détermina le vice-chancelier Wind, ainsi que Scheel, Vinding et le justicier Lasson, trois de mes juges, à ne point opiner pour la peine de mort? Et vous voulez que je vous entende, de sang-froid, le calomnier! Oui, c’est ainsi qu’il a agi envers moi, et pourtant je lui avais toujours fait plutôt du mal que du bien; car je suis semblable à vous, vil et méchant.

Le noble Levin éprouvait, durant cet étrange entretien, une émotion singulière. Objet à la fois des outrages les plus directs et de la louange la plus sincère, il ne savait quelle contenance faire à d’aussi rudes compliments, à tant de flatteuses injures. Il était choqué et attendri. Tantôt il voulait s’emporter, tantôt remercier Schumacker. Présent et inconnu, il aimait à voir le farouche Schumacker défendre en lui, et contre lui, un ami et un absent; seulement, il eût voulu que son avocat mît un peu moins d’amertume et d'âcreté dans son panégyrique. Mais, au fond de l'âme, les éloges furieux donnés au capitaine Levin le touchaient plus que les injures adressées au gouverneur de Drontheim ne le blessaient. Attachant sur le favori disgracié son regard bienveillant, il prit le parti de lui laisser exhaler son indignation et sa reconnaissance. Celui-ci enfin, après une longue déclamation contre l’ingratitude humaine, tomba épuisé sur son fauteuil, dans les bras de la tremblante Éthel, en disant d’une voix douloureuse:—O hommes! que vous ai-je donc fait pour vous être fait connaître à moi?

Le général n’avait pas encore pu arriver au sujet important de sa descente à Munckholm. Toute sa répugnance à tourmenter le captif d’un interrogatoire lui était revenue; à sa pitié et à son attendrissement se joignaient deux raisons assez fortes; l’état d’agitation où était tombé Schumacker ne laissait pas espérer qu’il pût répondre d’une façon satisfaisante; et d’ailleurs, en envisageant l’affaire en elle-même, il ne semblait pas au confiant Levin qu’un pareil homme pût être un conspirateur. Néanmoins, comment partir de Drontheim sans avoir interrogé Schumacker? Cette nécessité fâcheuse de sa position de gouverneur vainquit une fois encore toutes ses hésitations, et ce fut ainsi qu’il commença, en adoucissant le plus possible l’accent de sa voix:

—Veuillez calmer un peu votre agitation, comte Schumacker.

C’était d’inspiration que le bon gouverneur avait trouvé cette qualification, comme pour concilier le respect dû au jugement de dégradation avec les égards réclamés par le malheur du dégradé, en unissant son titre nobiliaire à son nom roturier. Il continua:

—C’est un devoir pénible pour moi que de venir....

—Avant tout, interrompit le prisonnier, permettez-moi, seigneur gouverneur, de vous reparler d’une chose qui m’intéresse beaucoup plus que tout ce que votre excellence peut avoir à me dire. Vous m’avez assuré tout à l’heure qu’on avait récompensé ce fou de Levin de ses services. Je désirerais vivement savoir comment.

—Sa majesté, seigneur de Griffenfeld, a élevé Levin au rang de général, et depuis plus de vingt ans ce fou vieillit paisiblement, honoré de cette dignité militaire et de la bienveillance de son roi.

Schumacker baissa la tête:

—Oui, ce fou de Levin, auquel il importait si peu de vieillir capitaine, mourra général, et le sage Schumacker, qui comptait mourir grand-chancelier, vieillit prisonnier d’état.

En parlant ainsi, le captif couvrit son visage de ses mains, et de longs soupirs s’échappaient de sa vieille poitrine. Éthel, qui ne comprenait de l’entretien que ce qui attristait son père, chercha sur-le-champ à le distraire.

—Mon père, voyez donc là-bas, au nord, on voit briller une lumière que je n’ai pas remarquée les soirées précédentes.

En effet, la nuit, qui était tout à fait tombée, faisait ressortir à l’horizon une lumière faible et lointaine, qui semblait partir du sommet de quelque montagne éloignée. Mais l’œil et l’esprit de Schumacker ne se dirigeaient pas incessamment comme ceux d’Éthel vers le nord; aussi ne répondit-il point. Le général seul fut frappé de l’observation de la jeune fille.—C’est peut-être, se dit-il en lui-même, un feu allumé par les révoltés; et cette idée lui rappelant avec force le but de sa présence, il adressa la parole au prisonnier:

—Seigneur Griffenfeld, je suis fâché de vous tourmenter; mais il faut que vous subissiez....

—J’entends, seigneur gouverneur, ce n’est pas assez de passer mes jours dans ce donjon, de vivre flétri et abandonné, de n’avoir plus à moi que des souvenirs amers de grandeur et de puissance; il faut encore que vous violiez ma solitude pour scruter mes douleurs et jouir de mon infortune. Puisque ce noble Levin de Knud, que plusieurs traits extérieurs de votre personne m’ont rappelé, est général comme vous, il eût été trop heureux pour moi qu’on lui donnât le poste que vous occupez; car ce n’est pas lui, je vous jure, seigneur gouverneur, qui fût venu tourmenter un infortuné dans sa prison.

Durant le cours de cet entretien bizarre, le général avait été plus d’une fois sur le point de se nommer afin de le faire cesser. Ce reproche indirect de Schumacker lui en ôta le pouvoir. Il s’accordait si bien avec ses sentiments intérieurs, qu’il lui inspira comme un sentiment de honte de lui-même. Il essaya néanmoins de répondre à la supposition accablante de Schumacker. Chose étrange! par la seule différence de leur caractère, ces deux hommes avaient changé réciproquement de position. Le juge était en quelque sorte réduit à se justifier devant l’accusé.

—Mais, dit le général, si le devoir l’y eût contraint, ne doutez pas que Levin de Knud....

—J’en doute, noble gouverneur! s’écria Schumacker; ne doutez pas vous-même qu’il n’eût rejeté, avec toute la généreuse indignation de son âme, l’emploi d’épier et d’accroître les tortures d’un malheureux captif! Allez, je le connais mieux que vous; en aucun cas il n’eût accepté les fonctions de bourreau. Maintenant, seigneur général, je vous écoute. Faites ce que vous appelez votre devoir. Que veut de moi votre excellence?

Et le vieux ministre attachait son regard fier sur le gouverneur. Toute la résolution de celui-ci était tombée. Ses premières répugnances s’étaient réveillées, et réveillées invincibles.

—Il a raison, se disait-il en lui-même; venir tourmenter un malheureux sur de simples soupçons! Qu’on en charge un autre que moi!

L’effet de ces réflexions fut prompt; il s’avança vers Schumacker étonné et lui serra la main. Puis, sortant précipitamment:

—Comte Schumacker, dit-il, conservez toujours la même estime à Levin de Knud.

XXV

Chargement de la publicité...