Han d'Islande
deviendront le doux entretien de nos jours à
venir.
Le fanal du château de Munckholm venait de s’éteindre, et, à sa place, le matelot entrant dans le golfe de Drontheim voyait le casque du soldat de garde briller de loin, comme une étoile mobile, aux rayons du soleil levant, quand Schumacker, appuyé sur le bras de sa fille, descendit comme de coutume dans le jardin circulaire qui environnait sa prison. Tous deux avaient eu une nuit agitée, le vieillard par l’insomnie, la jeune fille par des rêves délicieux. Ils se promenaient depuis quelque temps en silence, quand le vieux prisonnier attacha sur la belle jeune fille un regard triste et grave:
—Vous rougissez et souriez toute seule, Éthel; vous êtes heureuse, car vous ne rougissez pas du passé, et vous souriez à l’avenir.
Éthel rougit plus fort, et cessa de sourire.
—Mon seigneur et père, dit-elle, embarrassée et confuse, j’ai apporté le livre de l’Edda.
—Eh bien, lisez, ma fille, dit Schumacker; et il retomba dans sa rêverie.
Alors le sombre captif, assis sur un rocher noirâtre ombragé d’un sapin noir, écouta la douce voix de sa fille, sans entendre sa lecture, comme un voyageur altéré se plaît au murmure de la source où il puise la vie.
Éthel lui lut l’histoire de la bergère Allanga, qui refusa un roi jusqu’à ce qu’il eût prouvé qu’il était un guerrier. Le prince Regner Lodbrog n’obtint la bergère qu’en revenant vainqueur du brigand de Klipstadur, Ingolphe l’Exterminateur.
Soudain un bruit de pas et de feuillage froissé vint interrompre sa lecture et arracher Schumacker à sa méditation. Le lieutenant d’Ahlefeld sortit de derrière le rocher où ils étaient assis. Éthel baissa la tête en reconnaissant l’interrupteur éternel, et l’officier s’écria:
—Sur ma foi, ma belle damoiselle, le nom d’Ingolphe l’Exterminateur vient d'être prononcé par votre charmante bouche. Je l’ai entendu, et je présume que c’est en parlant de son petit-fils, Han d’Islande, que vous êtes remontée jusqu’à lui. Les damoiselles aiment beaucoup à parler des brigands. Sous ce rapport, on conte d’Ingolphe et de sa descendance des choses singulièrement agréables et effrayantes à entendre. L’exterminateur Ingolphe n’eut qu’un fils, né de la sorcière Thoarka; ce fils n’eut également qu’un fils, né de même d’une sorcière. Depuis quatre siècles, cette race s’est ainsi perpétuée pour la désolation de l’Islande, toujours par un seul rejeton, qui ne produit jamais qu’un rameau. C’est par cette série d’héritiers uniques que l’esprit infernal d’Ingolphe est arrivé de nos jours sain et entier au fameux Han d’Islande, qui avait sans doute tout à l’heure le bonheur d’occuper les virginales pensées de la damoiselle.
L’officier s’arrêta un moment. Éthel gardait le silence de l’embarras; Schumacker, celui de l’ennui. Enchanté de les trouver disposés sinon à répondre, du moins à écouter, il continua:
—Le brigand de Klipstadur n’a d’autre passion que la haine des hommes, d’autre soin que celui de leur nuire.
—Il est sage, interrompit brusquement le vieillard.
—Il vit toujours seul, reprit le lieutenant.
—Il est heureux, dit Schumacker.
Le lieutenant fut ravi de cette double interruption, qui semblait sceller un pacte de conversation.
—Nous préserve le dieu Mithra, s’écria-t-il, de ces sages et de ces heureux! Maudit soit le zéphyr malintentionné qui a apporté en Norvège le dernier des démons d’Islande. J’ai tort de dire malintentionné, car c’est, assure-t-on, à un évêque que nous devons le bonheur de posséder Han de Klipstadur. Si l’on en croit la tradition, quelques paysans islandais, ayant pris sur les montagnes de Bessestedt le petit Han encore enfant, voulurent le tuer, comme Astyage tua le lionceau de Bactriane; mais l’évêque de Scalholt s’y opposa, et prit l’oursin sous sa protection, espérant faire un chrétien du diable. Le bon évêque employa mille moyens pour développer cette intelligence infernale, oubliant que la ciguë ne s’était point changée en lys dans les serres chaudes de Babylone. Aussi le démoniaque adolescent le paya-t-il de ses soins en s’enfuyant une belle nuit sur un tronc d’arbre, à travers les mers, et en éclairant sa fuite de l’incendie du manoir épiscopal. Voilà, selon les vieilles fileuses du pays, comment s’est transporté en Norvège cet islandais, qui, grâce à son éducation, offre aujourd’hui toute la perfection du monstre. Depuis ce temps, les mines de Fa-roër comblées et trois cents ouvriers écrasés sous les décombres; le rocher pendant de Golyn précipité pendant la nuit sur le village qu’il dominait; le pont de Half-Broën croulant du haut des roches sous le passage des voyageurs; la cathédrale de Drontheim incendiée; les fanaux côtiers éteints durant les nuits orageuses, et une foule de crimes et de meurtres ensevelis dans les lacs de Sparbo ou de Smiasen, ou cachés sous les grottes de Walderhog et de Rylass, et dans les gorges du Dofre-Field, ont attesté la présence de cet Arimane incarné dans le Drontheimhus. Les vieilles prétendent qu’il lui pousse un poil de la barbe à chaque crime; en ce cas sa barbe doit être aussi touffue que celle du plus vénérable mage assyrien. La belle damoiselle saura cependant que le gouverneur a plus d’une fois essayé d’arrêter la crue extraordinaire de cette barbe.
Schumacker rompit encore le silence.
—Et tous les efforts pour s’emparer de cet homme, dit-il avec un regard de triomphe et un sourire ironique, ont été vains? J’en félicite la grande-chancellerie.
L’officier ne comprit pas le sarcasme de l’ex-grand-chancelier.
—Han a jusqu’ici été aussi imprenable qu’Horatius surnommé Coclès. Vieux soldats, jeunes miliciens, campagnards, montagnards, tout meurt ou tout fuit devant lui. C’est un démon qu’on ne saurait éviter ni atteindre; ce qui peut arriver de plus heureux à ceux qui le cherchent, c’est de ne pas le trouver.
—La gracieuse damoiselle est peut-être surprise, continua-t-il en s’asseyant familièrement près d’Éthel, qui se rapprocha de son père, de tout ce que je sais de curieux touchant cet être surnaturel. Ce n’est pas sans intention que j’ai recueilli ces singulières traditions. Il me semble, et je serais heureux que ma charmante damoiselle partageât mon avis, que les aventures de Han pourraient fournir un roman délicieux, dans le genre des sublimes écrits de la damoiselle Scudéry, l'Artamène ou la Clélie, dont je n’ai encore lu que six volumes, mais qui n’en est pas moins un chef-d’œuvre à mes yeux. Il faudrait, par exemple, adoucir notre climat, orner nos traditions, modifier nos noms barbares. Ainsi Drontheim, qui deviendrai Durtinianum, verrait ses forêts se changer sous ma baguette magique, en des bosquets délicieux, arrosés de mille petits ruisseaux, bien autrement poétiques que nos vilains torrents. Nos cavernes noires et profondes feraient place à des grottes charmantes, tapissées de rocailles dorées et de coquillages d’azur. Dans l’une de ces grottes habiterait un célèbre enchanteur, Hannus de Thulé...—Car vous conviendrez que le nom de Han d’Islande ne flatte pas l’oreille.—Ce géant...—vous sentez qu’il serait absurde que le héros d’un tel ouvrage ne fût pas un géant—ce géant descendrait en droite ligne du dieu Mars.—Ingolphe l’Exterminateur ne présente rien à l’imagination—et de la magicienne Théonne...—ne trouvez-vous pas le nom de Thoarka heureusement altéré?—fille de la sibylle de Cumes. Hannus, après avoir été élevé par le grand-mage de Thulé, se serait enfin échappé du palais du pontife, sur un char attelé de deux dragons...—Il faudrait être un pauvre esprit pour conserver la mesquine tradition du tronc d’arbre.—Arrivé sous le ciel de Durtinianum, et séduit par ce pays charmant, il en aurait fait le lieu de sa résidence et le théâtre de ses crimes. Ce ne serait pas chose aisée que de faire une peinture agréable des brigandages de Han. On pourrait en adoucir l’horreur par quelque amour ingénieusement imaginé. La bergère Alcippe, en promenant un jour son agneau dans un bois de myrtes et d’oliviers, serait aperçue par le géant, qui céderait soudain au pouvoir de ses yeux. Mais Alcippe aimerait le beau Lycidas, officier des milices, en garnison dans son hameau. Le géant s’irriterait du bonheur du centurion, et le centurion des assiduités du géant. Vous concevez, aimable damoiselle, tout ce qu’une pareille imagination pourrait semer de charme dans les aventures de Hannus. Je parierais mes bottes de Cracovie contre une paire de patins qu’un tel sujet, traité par la damoiselle Scudéry, ferait raffoler toutes les dames de Copenhague.
Ce mot arracha Schumacker de la sombre rêverie où il était resté enseveli pendant la dépense inutile de bel esprit que venait de faire le lieutenant.
—Copenhague?-dit-il brusquement; seigneur officier, que s’est-il passé de nouveau à Copenhague?
—Rien, sur ma foi, que je sache, répondit le lieutenant, sinon le consentement donné par le roi au mariage important qui occupe en ce moment les deux royaumes.
—Comment! reprit Schumacker; quel mariage?
L’apparition d’un quatrième interlocuteur arrêta la réponse sur les lèvres du lieutenant.
Tous trois levèrent les yeux. Le visage sombre du prisonnier s’éclaircit, la physionomie frivole du lieutenant prit une expression de gravité, et la douce figure d’Éthel, pâle et confuse pendant le long soliloque de l’officier, se ranima de vie et de joie. Elle soupira profondément, comme si son cœur eût été allégé d’un poids insupportable, et son sourire triste et furtif s’élança au-devant du nouveau venu.—C’était Ordener.
Le vieillard, la jeune fille et l’officier étaient devant Ordener dans une position singulière, ils avaient chacun un secret commun avec lui; aussi se gênaient-ils réciproquement. Le retour d’Ordener au donjon ne surprit ni Schumacker ni Éthel, qui l’attendaient; mais il étonna le lieutenant, autant que la présence du lieutenant surprit Ordener, qui aurait pu craindre quelque indiscrétion de l’officier sur la scène de la veille, si le silence prescrit par la loi courtoise ne l’eût rassuré. Il ne pouvait donc que s’étonner de le voir paisiblement assis près des deux prisonniers.
Ces quatre personnages ne pouvaient rien se dire réunis, précisément parce qu’ils auraient eu beaucoup à se dire isolément. Aussi, hormis les regards d’intelligence et d’embarras, l’accueil que reçut Ordener fut-il absolument muet.
Le lieutenant partit d’un éclat de rire.
—Par la queue du manteau royal, mon cher nouveau-venu, voilà un silence qui ne ressemble pas mal à celui des sénateurs gaulois, quand le romain Brennus.... Je ne sais, en honneur, déjà plus qui était romain ou gaulois, des sénateurs ou du général. N’importe! puisque vous voilà, aidez-moi à instruire cet honorable vieillard de ce qui se passe de nouveau. J’allais, sans votre subite entrée en scène, l’entretenir du mariage illustre qui occupe en ce moment mèdes et persans.
—Quel mariage? dirent en même temps Ordener et Schumacker.
—À la coupe de vos vêtements, seigneur étranger, s’écria le lieutenant en frappant des mains, j’avais déjà pressenti que vous veniez de quelque autre monde. Voici une question qui change en certitude mon soupçon. Vous êtes sans doute débarqué hier sur les bords de la Nidder, dans un char-fée attelé de deux griffons ailés; car vous n’auriez pu parcourir la Norvège sans entendre parler du fameux mariage du fils du vice-roi avec la fille du grand-chancelier.
Schumacker se tourna vers le lieutenant.
—Quoi! Ordener Guldenlew épouse Ulrique d’Ahlefeld?
—Comme vous dites, répondit l’officier, et cela sera conclu avant que la mode des vertugadins à la française soit passée à Copenhague.
—Le fils de Frédéric doit avoir environ vingt-deux ans; car j’étais depuis une année dans la forteresse de Copenhague quand le bruit de sa naissance parvint jusqu’à moi. Qu’il se marie jeune, continua Schumacker avec un sourire amer; au moment de la disgrâce on ne lui reprochera pas du moins d’avoir ambitionné le chapeau de cardinal.
Le vieux favori faisait à ses propres malheurs une allusion que le lieutenant ne comprit pas.
—Non certes, dit-il en éclatant de rire. Le baron Ordener va recevoir le titre de comte, le collier de l’Éléphant et les aiguillettes de colonel, qui ne se concilient guère vraiment avec la barrette de cardinal.
—Tant mieux, répondit Schumacker. Puis, après une pause, il ajouta, secouant la tête comme s’il eût vu sa vengeance devant lui:—Quelque jour peut-être on lui fera un carcan du noble collier, on lui brisera sur le front sa couronne de comte, on lui battra les joues de ses aiguillettes de colonel. Ordener saisit la main du vieillard.
—Dans l’intérêt de votre haine, seigneur, ne maudissez pas le bonheur d’un ennemi avant de savoir si ce bonheur en est un pour lui.
—Eh! mais, dit le lieutenant, qu’importent au baron de Thorvick les anathèmes du bonhomme?
—Lieutenant! s’écria Ordener, ils lui importent plus que vous ne pensez....—peut-être.—Et, poursuivit-il après un moment de silence, votre fameux mariage est moins certain que vous ne le croyez.
—Fiat quod vis, repartit le lieutenant avec une salutation ironique; le roi, le vice-roi et le grand-chancelier ont, il est vrai, tout disposé pour cette union; ils la désirent, ils la veulent; mais puisqu’elle déplaît au seigneur étranger, qu’importe le grand-chancelier, le vice-roi et le roi!
—Vous avez peut-être raison, dit Ordener d’un air sérieux.
—Oh! sur ma foi!—et le lieutenant se renversa sur le dos en éclatant de rire,—cela est trop plaisant. Je voudrais pour beaucoup que le baron de Thorvick fût ici pour entendre un devin aussi bien instruit des choses de ce monde décider de sa destinée. Mon docte prophète, croyez-moi, vous n’avez pas encore assez de barbe pour être bon sorcier.
—Seigneur lieutenant, répondit froidement Ordener, je ne pense pas qu’Ordener Guldenlew épouse une femme sans l’aimer.
—Eh! eh! voilà le livre des maximes. Et qui vous dit, seigneur du manteau vert, que le baron n’aime pas Ulrique d’Ahlefeld?
—Et, s’il vous plaît, à votre tour, qui vous dit qu’il l’aime?
Ici le lieutenant fut entraîné, comme il arrive souvent, par la chaleur de la conversation, à affirmer un fait dont il n’était pas sûr.
—Qui me dit qu’il l’aime? la question est amusante! J’en suis fâché pour votre divination; mais tout le monde sait que ce mariage n’est pas moins un mariage de passion que de convenance.
—Excepté moi, du moins, dit Ordener d’un ton grave.
—Excepté vous, soit; mais qu’importe! vous n’empêcherez pas que le fils du vice-roi ne soit amoureux de la fille du chancelier!
—Amoureux?
—Amoureux fou!
—Il faudrait en effet qu’il fût fou pour en être amoureux.
—Holà! n’oubliez pas de qui et à qui vous parlez. Ne dirait-on pas que le fils du comte vice-roi n’a pu s’éprendre d’une dame sans consulter ce rustaud?
En parlant ainsi, l’officier s’était levé. Éthel, qui vit le regard d’Ordener s’enflammer, se précipita devant lui.
—Oh! dit-elle, de grâce calmez-vous; n’écoutez pas ces injures; que nous importe que le fils du vice-roi aime la fille du chancelier? Cette douce main posée sur le cœur du jeune homme en apaisa la tempête; il abaissa sur son Éthel un regard enivré, et n’entendit plus le lieutenant qui, reprenant sa gaieté, s’écriait:—La damoiselle remplit avec une grâce infinie le rôle des dames sabines entre leurs pères et leurs maris. Mes paroles étaient peu mesurées; j’oubliais, poursuivit-il en s’adressant à Ordener, qu’il existait entre nous un lien de fraternité, et que nous ne pouvions plus nous provoquer.
—Chevalier, donnez-moi la main. Convenez-en, vous aviez aussi oublié que vous parliez du fils du vice-roi à son futur beau-frère, le lieutenant d’Ahlefeld.
À ce nom, Schumacker, qui avait tout observé jusque-là d’un œil d’indifférence ou d’impatience, s’élança de son siège de pierre en poussant un cri terrible.
—D’Ahlefeld! un d’Ahlefeld devant moi! Serpent! comment n’ai-je pas reconnu dans le fils son exécrable père! Laissez-moi paisible dans mon cachot, je n’ai point été condamné au supplice de vous voir. Il ne me manque plus, comme il l’osait souhaiter tout à l’heure, que de voir le fils de Guldenlew près du fils d’Ahlefeld!—Traîtres! lâches! que ne viennent-ils eux-mêmes jouir de mes larmes de démence et de rage? Race! race abhorrée! fils d’Ahlefeld, laisse-moi!
L’officier, d’abord étourdi de la vivacité de ces imprécations, retrouva bientôt la colère et la parole.
—Silence! vieil insensé! auras-tu bientôt fini de me chanter les litanies des démons?
—Laisse, laisse-moi! poursuivit le vieillard, et emporte ma malédiction, pour toi et la misérable race de Guldenlew qui va s’allier à la tienne.
—Pardieu, s’écria l’officier furieux, tu me fais un double outrage!
Ordener arrêta le lieutenant, qui ne se connaissait plus.
—Respectez un vieillard dans votre ennemi, lieutenant; nous avons déjà des satisfactions à nous rendre, je vous ferai raison des offenses du prisonnier.
—Soit, dit le lieutenant, vous contractez une double dette; le combat sera à outrance, car j’aurai mon beau-frère et moi à venger. Songez qu’avec mon gant vous ramassez celui d’Ordener Guldenlew.
—Lieutenant d’Ahlefeld, répondit Ordener, vous embrassez le parti des absents avec une chaleur qui prouve de la générosité. N’y en aurait-il pas autant à prendre pitié d’un malheureux vieillard à qui l’adversité donne quelque droit d'être injuste?
D’Ahlefeld était de ces âmes chez qui on éveille une vertu avec une louange. Il serra la main d’Ordener, et s’approcha de Schumacker, qui, épuisé par son emportement même, était retombé sur le rocher dans les bras d’Éthel éplorée.
—Seigneur Schumacker, dit l’officier, vous avez abusé de votre vieillesse, et j’allais peut-être abuser de ma jeunesse, si vous n’aviez trouvé un champion. J’étais entré ce matin pour la dernière fois dans votre prison, car c’était pour vous dire que désormais vous pourriez rester, d’après l’ordre spécial du vice-roi, libre et sans gardes dans le donjon. Recevez cette bonne nouvelle de la bouche d’un ennemi.
—Retirez-vous, dit le vieux captif d’une voix sourde.
Le lieutenant s’inclina, et obéit, intérieurement satisfait d’avoir conquis le regard approbateur d’Ordener.
Schumacker resta quelque temps les bras croisés et la tête courbée, enseveli dans ses rêveries; tout à coup il releva son regard sur Ordener, debout et en silence devant lui.
—Eh bien? dit-il.
—Seigneur comte, Dispolsen est mort assassiné.
La tête du vieillard retomba sur sa poitrine. Ordener poursuivit:
—Son assassin est un brigand fameux, Han d’Islande.
—Han d’Islande! dit Schumacker.
—Han d’Islande! répéta Éthel.
—Il a dépouillé le capitaine, continua Ordener.
—Ainsi, dit le vieillard, vous n’avez point entendu parler d’un coffret de fer, scellé des armes de Griffenfeld?
—Non, seigneur.
Schumacker laissa tomber son front sur ses mains.
—Je vous le rapporterai, seigneur comte, fiez-vous à moi. Le meurtre a été commis hier matin. Han a fui vers le nord. J’ai un guide qui connaît ses retraites, j’ai souvent parcouru les monts du Drontheimhus. J’atteindrai le brigand. Éthel pâlit. Schumacker se leva; son regard avait quelque chose de joyeux, comme s’il comprenait encore la vertu chez les hommes.
—Noble Ordener, dit-il, adieu.—Et levant une main vers le ciel, il disparut derrière les broussailles.
Quand Ordener se retourna, il vit, sur le roc bruni par la mousse, Éthel pâle, comme une statue d’albâtre sur un piédestal noir.
—Juste Dieu, mon Éthel! dit-il se précipitant près d’elle et la soutenant dans ses bras, qu’avez-vous?
—Oh! répondit la tremblante jeune fille d’une voix qu’on entendait à peine, oh! si vous avez, non quelque amour, mais quelque pitié pour moi, seigneur, si vous ne me parliez pas hier tout à fait pour m’abuser, si ce n’est pas pour causer ma mort que vous avez daigné venir dans cette prison; seigneur Ordener, mon Ordener, renoncez, au nom du ciel, au nom des anges, renoncez à votre projet insensé! Ordener, mon bien-aimé Ordener! poursuivit-elle,—et ses larmes s’échappaient avec abondance, et sa tête s’était penchée sur le sein du jeune homme,—fais-moi ce sacrifice. Ne poursuis pas ce brigand, cet affreux démon, que tu veux combattre. Dans quel intérêt y vas-tu, Ordener? Dis-moi, quel intérêt peut t'être plus cher que celui de la malheureuse que tu nommais hier ta bien-aimée épouse?
Elle s’arrêta suffoquée par les sanglots. Ses deux bras étaient attachés par ses mains jointes au cou d’Ordener, sur les yeux duquel elle fixait ses yeux suppliants.
—Mon Éthel adorée, vous vous alarmez à tort. Dieu soutient les bonnes intentions, et l’intérêt pour lequel je m’expose n’est autre que le vôtre. Ce coffret de fer renferme....
Éthel l’interrompit.
—Mon intérêt! ai-je un autre intérêt que ta vie? Et si tu meurs, Ordener, que veux-tu que je devienne?
—Pourquoi penses-tu que je mourrai, Éthel?
—Ah! tu ne connais donc pas ce Han, ce brigand infernal? Sais-tu à quel monstre tu cours? Sais-tu qu’il commande à toutes les puissances des ténèbres? qu’il renverse des montagnes sur des villes? que son pas fait crouler les cavernes souterraines? que son souffle éteint les fanaux sur les rochers? Et crois-tu, Ordener, résister à ce géant aidé du démon, avec tes bras blancs et ta frêle épée?
—Et vos prières, Éthel, et l’idée que je combats pour vous? Sois-en sûre, mon Éthel, on t’a beaucoup exagéré la force et le pouvoir de ce brigand. C’est un homme comme nous, qui donne la mort jusqu’à ce qu’il la reçoive.
—Tu ne veux donc pas m’écouter? mes paroles ne sont donc rien pour toi? Que veux-tu, dis-moi, que je devienne si tu pars, si tu vas errer de périls en périls, exposant, pour je ne sais quel intérêt de la terre, tes jours qui sont à moi, les livrant à un monstre?
Ici les récits du lieutenant apparurent de nouveau à l’imagination d’Éthel, accrus de tout son amour et de toute sa terreur. Elle poursuivit, d’une voix entrecoupée par les sanglots:
—Je te l’assure, mon bien-aimé Ordener, ils t’ont trompé ceux qui t’ont dit que ce n’était qu’un homme. Tu dois me croire plus qu’eux, Ordener, tu sais que je ne voudrais pas te tromper. On a mille fois essayé de le combattre, il a détruit des bataillons entiers. Je voudrais seulement que d’autres te le disent, tu les croirais et tu n’irais pas.
Les prières de la pauvre Éthel auraient sans doute ébranlé l’aventureuse résolution d’Ordener, s’il n’eût été aussi avancé. Les paroles échappées la veille au désespoir de Schumacker revinrent à sa mémoire, et le raffermirent.
—Je pourrais, ma chère Éthel, vous dire que je n’irai pas, et n’en pas moins exécuter mon projet; mais je ne vous tromperai jamais, même pour vous rassurer. Je ne dois pas, je le répète, balancer entre vos larmes et vos intérêts. Il s’agit de votre fortune, de votre bonheur, de votre vie peut-être, de ta vie, mon Éthel.
Et il la pressait doucement dans ses bras.
—Et que me fait tout cela? reprit-elle éplorée. Mon ami, mon Ordener, ma joie, tu sais que tu es toute ma joie, ne me donne pas un malheur affreux et certain pour des malheurs légers et douteux. Que me font ma fortune, ma vie?
—Il s’agit aussi, Éthel, de la vie de votre père.
Elle s’arracha de ses bras.
—De mon père? répéta-t-elle à voix basse et en pâlissant.
—Oui, Éthel. Ce brigand, soudoyé sans doute par les ennemis du comte Griffenfeld, a en son pouvoir des papiers dont la perte compromet les jours, déjà si détestés, de votre père. Je veux lui reprendre ces papiers avec la vie.
Éthel resta quelques instants pâle et muette; ses larmes s’étaient taries, son sein gonflé respirait péniblement, elle regardait la terre d’un œil terne et indifférent, de l’œil dont le condamné la regarde au moment où la hache se lève derrière lui sur sa tête.
—De mon père! murmura-t-elle.
Puis elle tourna lentement les yeux sur Ordener.
—Ce que tu fais est inutile; mais fais-le.
Ordener l’attira sur son sein.
—Oh! noble fille, laisse ton cœur battre sur le mien. Généreuse amie! je reviendrai bientôt. Va, tu seras à moi; je veux être le sauveur de ton père, pour mériter de devenir son fils. Mon Éthel, ma bien-aimée Éthel!
Qui pourrait dire ce qui se passe dans un noble cœur qui se sent compris d’un noble cœur? Et si l’amour unit ces deux âmes pareilles d’un lien indestructible, qui pourrait peindre ces inexprimables délices? Il semble alors que l’on éprouve, réunis dans un court moment, tout le bonheur et toute la gloire de la vie, embellie du charme des généreux sacrifices.
—O mon Ordener, va, et, si tu ne reviens pas, la douleur sans espoir tue. J’aurai cette lente consolation. Ils se levèrent tous deux, et Ordener plaça sur son bras le bras d’Éthel, et dans sa main cette main adorée; ils traversèrent en silence les allées tortueuses du sombre jardin, et arrivèrent à regret à la porte de la tour qui servait d’issue. Là, Éthel, tirant de son sein de petits ciseaux d’or, coupa une boucle de ses beaux cheveux noirs.
—Reçois-la, Ordener; qu’elle t’accompagne, qu’elle soit plus heureuse que moi.
Ordener pressa religieusement sur ses lèvres ce présent de sa bien-aimée.
Elle poursuivit:
—Ordener, pense à moi, je prierai pour toi. Ma prière sera peut-être aussi puissante auprès de Dieu que tes armes devant le démon.
Ordener s’inclina devant cet ange. Son âme sentait trop pour que sa bouche pût parler. Ils restèrent quelque temps sur le cœur l’un de l’autre. Au moment de la quitter, peut-être pour jamais, Ordener jouissait, avec un triste ravissement, du bonheur de tenir une fois encore toute son Éthel entre ses bras. Enfin, déposant un chaste et long baiser sur le front décoloré de la douce jeune fille, il s’élança violemment sous la voûte obscure de l’escalier en spirale, qui lui apporta un moment après le mot si lugubre et si doux: Adieu!
X
l’entoure annonce le bonheur. Elle porte des
colliers d’or et des robes de pourpre. Lorsqu’elle
sort, la foule de ses vassaux se prosterne sur son
passage, et des pages obéissants étendent des
tapis sous ses pieds. Mais on ne la voit point
dans la retraite qui lui est chère: car alors elle
pleure, et son mari ne l’entend pas.—Je suis
cette malheureuse, l’épouse d’un homme honoré,
d’un noble comte, la mère d’un enfant dont les
sourires me poignardent.
La comtesse d’Ahlefeld venait de quitter l’insomnie de la nuit pour celle du jour. À demi couchée sur un sopha, elle rêvait aux arrière-goûts amers des jouissances impures, au crime qui use la vie par des joies sans bonheur et des douleurs sans consolation. Elle songeait à ce Musdœmon, que de coupables illusions lui avaient jadis peint si séduisant, si affreux maintenant qu’elle l’avait pénétré et qu’elle avait vu l'âme à travers le corps. La misérable pleurait, non d’avoir été trompée, mais de ne pouvoir plus l'être; de regret, non de repentir; aussi ses pleurs ne la soulageaient-ils pas. En ce moment sa porte s’ouvrit; elle essuya en hâte ses yeux, et se retourna irritée d'être surprise, car elle avait ordonné qu’on la laissât seule. Sa colère se changea à l’aspect de Musdœmon en un effroi qu’elle apaisa pourtant en le voyant accompagné de son fils Frédéric.
—Ma mère! s’écria le lieutenant, comment donc êtes-vous ici? Je vous croyais à Berghen. Est-ce que nos belles dames ont repris la mode de courir les champs?
La comtesse accueillit Frédéric avec des embrassements auxquels, comme tous les enfants gâtés, il répondit assez froidement. C’était peut-être la plus sensible des punitions pour cette malheureuse. Frédéric était son fils chéri, le seul être au monde pour lequel elle conservât une affection désintéressée; car souvent, dans une femme dégradée, même quand l’épouse a disparu, il reste encore quelque chose de la mère.
—Je vois, mon fils, qu’en apprenant ma présence à Drontheim, vous êtes accouru sur-le-champ pour me voir.
—Oh! mon Dieu non. Je m’ennuyais au fort, je suis venu dans la ville où j’ai rencontré Musdœmon, qui m’a conduit ici.
La pauvre mère soupira profondément.
—À propos, ma mère, continua Frédéric, je suis bien content de vous voir. Vous me direz si les nœuds de ruban rose au bas du justaucorps sont toujours de mode à Copenhague. Avez-vous songé à m’apporter une fiole de cette huile de Jouvence, qui blanchit la peau? Vous n’avez pas oublié, n’est-ce pas, le dernier roman traduit, ni les galons d’or vierge que je vous ai demandés pour ma casaque couleur de feu, ni ces petits peignes que l’on place maintenant sous la frisure pour soutenir les boucles, ni....
La malheureuse femme n’avait rien apporté à son fils, que le seul amour qu’elle eût au monde.
—Mon cher fils, j’ai été malade, et mes souffrances m’ont empêchée de songer à vos plaisirs.
—Vous avez été malade, ma mère? Eh bien, maintenant vous sentez-vous mieux?—À propos, comment va ma meute de chiens normands? Je parie qu’on aura négligé de baigner tous les soirs ma guenon dans l’eau de rose. Vous verrez que je trouverai mon perroquet de Bilbao mort à mon retour.—Quand je suis absent, personne ne songe à mes bêtes.
—Votre mère du moins songe à vous, mon fils, dit la mère, d’une voix altérée.
C’aurait été l’heure inexorable où l’ange exterminateur lancera les âmes pécheresses dans les châtiments éternels, qu’il aurait eu pitié des douleurs auxquelles était en ce moment livré le cœur de l’infortunée comtesse.
Musdœmon riait dans un coin de l’appartement.
—Seigneur Frédéric, dit-il, je vois que l’épée d’acier ne veut pas se rouiller dans le fourreau de fer. Vous ne vous souciez pas de perdre dans les tours de Munckholm les saines traditions des salons de Copenhague. Mais pourtant, daignez me le dire, à quoi bon cette huile de Jouvence, ces rubans roses et ces petits peignes; à quoi bon ces apprêts de siège, si la seule forteresse féminine que renferment les tours de Munckholm est imprenable?
—En honneur! elle l’est, répondit Frédéric en riant. Certes, si j’ai échoué, le général Schack y échouerait. Mais comment surprendre un fort où rien n’est à découvert, où tout est gardé sans relâche? Que faire contre des guimpes qui ne laissent voir que le cou, contre des manches qui cachent tout le bras, en sorte qu’il n’y a que le visage et les mains pour prouver que la jeune damoiselle n’est pas noire comme l’empereur de Mauritanie? Mon cher précepteur, vous seriez un écolier. Croyez-moi, le fort est inexpugnable quand la Pudeur y tient garnison.
—En vérité! dit Musdœmon. Mais ne forcerait-on pas la Pudeur à capituler, en lui faisant donner l’assaut par l’Amour, au lieu de se borner au blocus des Petits Soins?
—Peine perdue, mon cher; l’Amour s’est bien introduit dans la place, mais il y sert de renfort à la Pudeur.
—Ah! seigneur Frédéric, voilà du nouveau. Avec l’Amour pour vous....
—Et qui vous dit, Musdœmon, qu’il est pour moi?
—Et pour qui donc? s’écrièrent à la fois Musdœmon et la comtesse, qui jusqu’alors avait écouté en silence, mais à qui les paroles du lieutenant venaient de rappeler Ordener.
Frédéric allait répondre et préparait déjà un récit piquant de la scène nocturne de la veille, quand le silence prescrit par la loi courtoise lui revint à l’esprit et changea sa gaieté en embarras.
—Ma foi, dit-il, je ne sais pour qui... mais... quelque rustaud, peut-être... quelque vassal....
—Quelque soldat de la garnison? dit Musdœmon en éclatant de rire.
—Quoi, mon fils! s’écriait de son côté la comtesse, vous êtes sûr qu’elle aime un paysan, un vassal?
—Quel bonheur si vous en étiez sûr!
—Eh! sans doute, j’en suis sûr. Ce n’est point un soldat de la garnison, ajouta le lieutenant d’un air piqué. Mais je suis assez sûr de ce que je dis pour vous prier, ma mère, d’abréger mon très inutile exil dans ce maudit château.
Le visage de la comtesse s’était éclairci en apprenant la chute de la jeune fille. L’empressement d’Ordener Guldenlew à se rendre à Munckholm se présenta alors à son esprit sous des couleurs toutes différentes. Elle en fit les honneurs à son fils.
—Vous nous donnerez tout à l’heure, Frédéric, des détails sur les amours d’Éthel Schumacker; ils ne m’étonnent pas, fille de rustre ne peut aimer qu’un rustre. En attendant, ne maudissez pas ce château qui vous a procuré hier l’honneur de voir certain personnage faire les premières démarches pour vous connaître.
—Comment! ma mère, dit le lieutenant ouvrant les yeux,—quel personnage?
—Trêve de plaisanteries, mon fils. Personne ne vous a-t-il rendu visite hier? Vous voyez que je suis instruite.
—Ma foi, mieux que moi, ma mère. Du diable si j’ai vu hier autre visage que les mascarons placés sous les corniches de ces vieilles tours!
—Comment, Frédéric, vous n’avez vu personne?
—Personne, ma mère, en vérité!
Frédéric, en omettant son antagoniste du donjon, obéissait à la loi du silence; et d’ailleurs ce manant pouvait-il compter pour quelqu’un?
—Quoi! dit la mère, le fils du vice-roi n’est pas allé hier soir à Munckholm?
Le lieutenant éclata de rire.
—Le fils du vice-roi! En vérité, ma mère, vous rêvez ou vous raillez.
—Ni l’un ni l’autre, mon fils. Qui donc était hier de garde?
—Moi-même, ma mère.
—Et vous n’avez point vu le baron Ordener?
—Eh non, répéta le lieutenant.
—Mais songez, mon fils, qu’il a pu entrer incognito, que vous ne l’avez jamais vu, ayant été élevé à Copenhague tandis qu’on relevait à Drontheim; songez à ce qu’on dit de ses caprices, du vagabondage de ses idées. Êtes-vous sûr, mon fils, de n’avoir vu personne?
Frédéric hésita un instant.
—Non, s’écria-t-il, personne! je ne puis dire autre chose.
—En ce cas, reprit la comtesse, le baron n’est sans doute pas allé à Munckholm.
Musdœmon, d’abord surpris comme Frédéric, avait tout écouté attentivement. Il interrompit la comtesse.
—Noble dame, permettez.—Seigneur Frédéric, quel est, de grâce, le nom du vassal aimé de la fille de Schumacker?
Il répéta sa question; car Frédéric, qui depuis quelques moments était devenu pensif, ne l’avait pas entendue.
—Je l’ignore.... ou plutôt.... Oui, je l’ignore.
—Et comment, seigneur, savez-vous qu’elle aime un vassal?
—L’ai-je dit? un vassal? Eh bien! oui, un vassal.
L’embarras de la position du lieutenant s’accroissait. Cet interrogatoire, les idées qu’il faisait naître en lui, l’obligation de se taire, le jetaient dans un trouble dont il craignait de n'être plus maître.
—Par ma foi, sire Musdœmon, et vous, ma noble mère, si la manie d’interroger est à la mode, amusez-vous à vous interroger tous deux. Pour moi, je n’ai rien de plus à vous dire.
Et, ouvrant brusquement la porte, il disparut, les laissant plongés dans un abîme de conjectures. Il descendit précipitamment dans la cour, car il entendait la voix de Musdœmon qui le rappelait.
Il remonta à cheval, et se dirigea vers le port, d’où il voulait se rembarquer pour Munckholm, pensant y trouver peut-être encore l’étranger qui jetait dans de profondes réflexions l’un des plus frivoles cerveaux d’une des plus frivoles capitales.
—Si c’était Ordener Guldenlew! se disait-il; en ce cas ma pauvre Ulrique.... Mais non; il est impossible qu’on soit assez fou pour préférer la fille indigente d’un prisonnier d’état à la fille opulente d’un ministre tout-puissant. En tout cas, la fille de Schumacker pourrait n'être qu’une fantaisie, et rien n’empêche, quand on a une femme, d’avoir en même temps une maîtresse; cela même est de bon ton. Mais non, ce n’est pas Ordener. Le fils du vice-roi ne se vêtirait pas d’un justaucorps usé; et cette vieille plume noire sans boucle, battue du vent et de la pluie! et ce grand manteau dont on pourrait faire une tente! et ces cheveux en désordre, sans peignes et sans frisure! et ces bottines à éperons de fer, souillées de boue et de poussière! Vraiment ce ne peut être lui. Le baron de Thorvick est chevalier de Dannebrog; cet étranger ne porte aucune décoration d’honneur. Si j’étais chevalier de Dannebrog, il me semble que je coucherais avec le collier de l’ordre. Oh non! il ne connaît seulement pas la Clélie. Non, ce n’est pas le fils du vice roi.
XI
l'âme quand l’expérience l’éclaire; s’il héritait
du temps sans se courber sous son poids, il
n’insulterait jamais aux vertus exaltées, dont le
premier conseil est toujours le sacrifice de
soi-même.
—Eh bien! qu’est-ce? Vous, Poël! qui vous a fait monter?
—Son excellence oublie qu’elle vient de m’en donner l’ordre.
—Oui? dit le général.—Ah! c’était pour que vous me donnassiez ce carton.
Poël remit au gouverneur le carton, que celui-ci aurait pu prendre lui-même, en étendant un peu le bras.
Son excellence replaça machinalement le carton sans l’ouvrir, puis elle feuilleta quelques papiers avec distraction.
—Poël, je voulais aussi vous demander.... Quelle heure est-il?
—Six heures du matin, répondit le valet au général, qui avait une horloge sous les yeux.
—Je voulais vous dire, Poël.... Qu’y a-t-il de nouveau dans le palais?
Le général continua sa revue des papiers, écrivant d’un air préoccupé quelques mots sur chacun d’eux.
—Rien, votre excellence, sinon que l’on attend encore mon noble maître, dont je vois que le général est inquiet.
Le général se leva de son grand bureau, et regarda Poël d’un air d’humeur.
—Vous avez de mauvais yeux, Poël. Moi, inquiet d’Ordener! Je sais le motif de son absence; je ne l’attends pas encore.
Le général Levin de Knud était tellement jaloux de son autorité, qu’elle lui eût semblé compromise, si un subalterne eût pu deviner une de ses secrètes pensées, et croire qu’Ordener avait agi sans son ordre.
—Poël, poursuivit-il, retirez-vous.
Le valet sortit.
—En vérité, s’écria le gouverneur resté seul, Ordener use et abuse. À force de plier la lame, on la brise. Me faire passer une nuit d’insomnie et d’impatience! exposer le général Levin aux sarcasmes d’une chancelière et aux conjectures d’un valet! et tout cela pour qu’un vieil ennemi ait les premiers embrassements qu’il doit à un vieil ami. Ordener! Ordener! les caprices tuent la liberté. Qu’il vienne, qu’il arrive maintenant, du diable si je ne l’accueille pas comme la poudre accueille le feu! Exposer le gouverneur de Drontheim aux conjectures d’un valet, aux sarcasmes d’une chancelière! Qu’il vienne!
Le général continuait d’apostiller les papiers sans les lire, tant sa mauvaise humeur le préoccupait.
—Mon général! mon noble père! s’écria une voix connue.
Ordener serrait dans ses bras le vieillard, qui ne songea pas même à réprimer un cri de joie.
—Ordener, mon brave Ordener! Pardieu! que je suis aisé!....—La réflexion arriva au milieu de cette phrase.—Je suis aisé, seigneur baron, que vous sachiez maîtriser vos sentiments. Vous paraissez avoir du plaisir à me revoir; c’est sans doute pour vous mortifier que vous vous en êtes imposé la privation depuis vingt-quatre heures que vous êtes ici.
—Mon père, vous m’avez souvent dit qu’un ennemi malheureux devait passer avant un ami heureux. Je viens de Munckholm.
—Sans doute, dit le général, quand le malheur de l’ennemi est imminent. Mais l’avenir de Schumacker....
—Est plus menaçant que jamais. Noble général, une trame odieuse est ourdie contre cet infortuné. Des hommes nés ses amis veulent le perdre. Un homme né son ennemi saura le servir.
Le général, dont le visage s’était par degrés entièrement adouci, interrompit Ordener.
—Bien, mon cher Ordener. Mais que dis-tu là? Schumacker est sous ma sauvegarde. Quels hommes? quelles trames?
Ordener aurait été bien empêché de répondre clairement à cette question. Il n’avait que des lueurs très vagues, que des présomptions très incertaines sur la position de l’homme pour lequel il allait exposer sa vie. Bien des gens trouveront qu’il agissait follement; mais les âmes jeunes font ce qu’elles croient juste par instinct et non par calcul; et d’ailleurs, dans ce monde où la prudence est si aride et la sagesse si ironique, qui nie que la générosité soit folie? Tout est relatif sur la terre, où tout est borné; et la vertu serait une grande démence, si derrière les hommes il n’y avait Dieu. Ordener était dans l'âge où l’on croit et où l’on est cru. Il risquait ses jours de confiance. Le général accueillit de même des raisons qui n’auraient pas résisté à une discussion froide.
—Quelles trames? quels hommes? mon bon père. Dans quelques jours j’aurai tout éclairci; alors vous saurez tout ce que je saurai. Je vais repartir ce soir.
—Comment! s’écria le vieillard, tu ne me donneras encore que quelques heures! Mais où vas-tu? pourquoi pars-tu, mon cher fils?
—Vous m’avez quelquefois permis, mon noble père, de faire une action louable en secret.
—Oui, mon brave Ordener; mais tu pars sans trop savoir pourquoi, et tu sais quelle grande affaire te demande.
—Mon père m’a laissé un mois de réflexion, je le consacre aux intérêts d’un autre. Bonne action donne bon conseil. D’ailleurs à mon retour nous verrons.
—Quoi! reprit le général d’un ton de sollicitude, ce mariage te déplairait-il? on dit Ulrique d’Ahlefeld si belle! dis-moi, l’as-tu vue?
—Je crois qu’oui, dit Ordener; il me semble qu’elle est belle, en effet.
—Eh bien? reprit le gouverneur.
—Eh bien, dit Ordener, elle ne sera pas ma femme.
Ce mot froid et décisif frappa le général comme un coup violent. Les soupçons de l’orgueilleuse comtesse lui revinrent à l’esprit.
—Ordener, dit-il en hochant la tête, je devrais être sage, car j’ai été pécheur. Eh bien, je suis un vieux fou! Ordener! le prisonnier a une fille....
—Oh! s’écria le jeune homme, général, je voulais vous en parler. Je vous demande, mon père, votre protection pour cette faible et opprimée jeune fille.
—En vérité, dit gravement le gouverneur, tes instances sont vives.
Ordener revint un peu à lui.
—Et comment ne le seraient-elles pas pour une pauvre prisonnière à laquelle on veut arracher la vie, et, ce qui est bien plus précieux, l’honneur?
—La vie! l’honneur! mais c’est moi pourtant qui gouverne ici, et j’ignore toutes ces horreurs! Explique-toi.
—Mon noble père, la vie du prisonnier et de sa fille sans défense est menacée par un infernal complot.
—Mais ce que tu avances est grave; quelle preuve en as-tu?
—Le fils aîné d’une puissante famille est en ce moment à Munckholm; il y est pour séduire la comtesse Éthel. Il me l’a dit lui-même.
Le général recula de trois pas.
—Dieu, Dieu! pauvre jeune abandonnée! Ordener, Ordener! Éthel et Schumacker sont sous ma protection. Quel est le misérable? quelle est la famille?
Ordener s’approcha du général et lui serra la main.
—La famille d’Ahlefeld.
—D’Ahlefeld! dit le vieux gouverneur; oui, la chose est claire, le lieutenant Frédéric est encore en ce moment à Munckholm. Noble Ordener, on veut t’allier à cette race. Je conçois ta répugnance, noble Ordener!
Le vieillard, croisant les bras, resta quelques moments rêveur, puis il vint à Ordener et le serra sur sa poitrine.
—Jeune homme, tu peux partir; ta protection ne sera pas absente pour tes protégés; je leur reste. Oui, pars; tu fais bien de toute manière. Cette infernale comtesse d’Ahlefeld est ici, tu le sais peut-être?
—La noble dame comtesse d’Ahlefeld, dit la voix de l’huissier qui ouvrait la porte.
À ce nom Ordener recula machinalement vers le fond de la chambre, et la comtesse, entrant sans l’apercevoir, s’écria:
—Seigneur général, votre élève se joue de vous; il n’est point allé à Munckholm.
—En vérité! dit le général.
—Eh mon Dieu! mon fils Frédéric, qui sort du palais, était hier de garde au donjon, et n’a vu personne.
—Vraiment, noble dame? répéta le général.
—Ainsi, continua la comtesse en souriant d’un air de triomphe, général, n’attendez plus votre Ordener.
Le gouverneur resta grave et froid.
—Je ne l’attends plus en effet, dame comtesse.
—Général, dit la comtesse en se détournant, je croyais que nous étions seuls. Quel est?....
La comtesse attacha son regard scrutateur sur Ordener, qui s’inclina.
—Vraiment, poursuivit-elle,—je ne l’ai vu qu’une fois...—mais... sans ce costume, ce serait....
—Seigneur général, c’est le fils du vice-roi?
—Lui-même, noble dame, dit Ordener, s’inclinant de nouveau.
La comtesse sourit.
—En ce cas permettez-vous à une dame, qui doit bientôt être plus encore pour vous, de vous demander où vous êtes allé hier, seigneur comte.
—Seigneur comte! Je ne crois pas avoir eu le malheur de perdre déjà mon noble père, dame comtesse.
—Ce n’est certes point là ma pensée. Mieux vaut devenir comte en prenant une épouse qu’en perdant un père.
—L’un ne vaut guère mieux que l’autre, noble dame.
La comtesse, un peu interdite, prit cependant le parti d’éclater de rire.
—Allons, on m’avait dit vrai; sa courtoisie est un peu sauvage. Elle se familiarisera pourtant avec les présents des dames, quand Ulrique d’Ahlefeld lui passera au cou la chaîne de l’ordre de l’Éléphant.
—Véritable chaîne en effet! dit Ordener.
—Vous verrez, général Levin, reprit la comtesse, dont le rire devenait embarrassé, que votre intraitable élève ne voudra pas non plus tenir d’une dame son rang de colonel.
—Vous avez raison, dame comtesse, répliqua Ordener, un homme qui porte l’épée ne doit pas devoir ses aiguillettes à un jupon.
La physionomie de la grande dame se rembrunit tout à fait.
—Ho! ho! d’où vient donc le seigneur baron? Est-il bien vrai que sa courtoisie ne soit pas allée hier à Munckholm?
—Noble dame, je ne satisfais pas toujours à toutes les questions.—Mais, général, nous nous reverrons....
Puis, serrant la main du vieillard et saluant la comtesse, il sortit, laissant la dame stupéfaite de tout ce qu’elle ignorait, seule avec le gouverneur, indigné de tout ce qu’il savait.
XII
lui, qui rompt avec lui son pain et boit à sa
santé la coupe qu’ils ont partagée ensemble, sera
le premier à l’assassiner.
Que le lecteur se transporte maintenant sur la route de Drontheim à Skongen, route étroite et pierreuse qui côtoie le golfe de Drontheim jusqu’au hameau de Vygla, il ne tardera pas à entendre les pas de deux voyageurs qui sont sortis de la porte dite de Skongen à la chute du jour, et montent assez rapidement les collines étagées sur lesquelles serpente le chemin de Vygla.
Tous deux sont enveloppés de manteaux. L’un marche d’un pas jeune et ferme, le corps droit et la tête levée; l’extrémité d’un sabre dépasse le bord de son manteau, et, malgré l’obscurité de la nuit, on peut voir une plume se balancer au souffle du vent sur sa toque. L’autre est un peu plus grand que son compagnon, mais légèrement voûté; on voit sur son dos une bosse, formée sans doute par une besace que cache un grand manteau noir dont les bords profondément dentelés annoncent les bons et loyaux services. Il n’a d’autre arme qu’un long bâton dont il aide sa marche inégale et précipitée.
Si la nuit empêche le lecteur de distinguer les traits des deux voyageurs, il les reconnaîtra peut-être à la conversation que l’un d’eux entame après une heure de route silencieuse, et par conséquent ennuyeuse.
—Maître! mon jeune maître! nous sommes au point d’où l’on aperçoit à la fois la tour de Vygla et les clochers de Drontheim. Devant nous, à l’horizon, cette masse noire, c’est la tour; derrière nous; voici la cathédrale, dont les arcs-boutants, plus sombres encore que le ciel, se dessinent comme les côtes de la carcasse d’un mammouth.
—Vygla est-il loin de Skongen? demanda l’autre piéton.
—Nous avons l’Ordals à traverser, seigneur; nous ne serons pas à Skongen avant trois heures du matin.
—Quelle est l’heure qui sonne en ce moment?
—Juste Dieu, maître! vous me faites trembler. Oui, c’est la cloche de Drontheim, dont le vent nous apporte les sons. Cela annonce l’orage. Le souffle du nord-ouest amène les nuages.
—Les étoiles, en effet, ont toutes disparu derrière nous.
—Doublons le pas, mon noble seigneur, de grâce. L’orage arrive, et peut-être s’est-on déjà aperçu à la ville de la mutilation du cadavre de Gill et de ma fuite. Doublons le pas.
—Volontiers. Vieillard, votre fardeau paraît lourd; cédez-le-moi, je suis jeune et plus vigoureux que vous.
—Non, en vérité, noble maître; ce n’est point à l’aigle à porter l’écaille de la tortue. Je suis trop indigne que vous vous chargiez de ma besace.
—Mais, vieillard, si elle vous fatigue? Elle paraît pesante. Que contient-elle donc? Tout à l’heure vous avez bronché, cela a résonné comme du fer.
Le vieillard s’écarta brusquement du jeune homme.
—Cela a résonné, maître! oh non! vous vous êtes trompé. Elle ne contient rien... que des vivres, des habits. Non, elle ne me fatigue pas, seigneur.
La proposition bienveillante du jeune homme paraissait avoir causé à son vieux compagnon un effroi qu’il s’efforçait de dissimuler.
—Eh bien, répondit le jeune homme sans s’en apercevoir, si ce fardeau ne vous fatigue pas, gardez-le.
Le vieillard, tranquillisé, se hâta néanmoins de changer la conversation.
—Il est triste de suivre, la nuit, en fugitifs, une route qu’il serait si agréable, seigneur, de parcourir le jour en observateurs. On trouve sur les bords du golfe, à notre gauche, une profusion de pierres runiques, sur lesquelles on peut étudier des caractères tracés, suivant les traditions, par les dieux et les géants. À notre droite, derrière les rochers qui bordent le chemin, s’étend le marais salé de Sciold, qui communique sans doute avec la mer par quelque canal souterrain, puisque l’on y pêche le lombric marin, ce poisson singulier qui, d’après les découvertes de votre serviteur et guide, mange du sable. C’est dans la tour de Vygla, dont nous approchons, que le roi païen Vermond fit rôtir les mamelles de sainte Étheldera, cette glorieuse martyre, avec du bois de la vraie croix, apporté à Copenhague par Olaüs III, et conquis par le roi de Norvège. On dit que depuis on a essayé inutilement de faire une chapelle de cette tour maudite; toutes les croix qu’on y a placées successivement ont été consumées par le feu du ciel.
En ce moment un immense éclair couvrit le golfe, la colline, les rochers, la tour, et disparut avant que l’œil des deux voyageurs eût pu discerner aucun de ces objets. Ils s’arrêtèrent spontanément, et l’éclair fut suivi presque immédiatement d’un coup de tonnerre violent, dont l’écho se prolongea de nuage en nuage dans le ciel, et de rocher en rocher sur la terre.
Ils levèrent les yeux. Toutes les étoiles étaient voilées, de grosses nues roulaient rapidement les unes sur les autres, et la tempête s’amassait comme une avalanche au-dessus de leurs têtes. Le grand vent sous lequel couraient toutes ces masses n’était point encore descendu jusqu’aux arbres, qu’aucun souffle n’agitait, et sur lesquels ne retentissait encore aucune goutte de pluie. On entendait en haut comme une rumeur orageuse qui, jointe à la rumeur du golfe, était le seul bruit qui s’élevât dans l’obscurité de la nuit, redoublée par les ténèbres de la tempête.
Ce tumultueux silence fut soudain interrompu, près des deux voyageurs, par une espèce de rugissement qui fit tressaillir le vieillard.
—Dieu tout-puissant! s’écria-t-il en serrant le bras du jeune homme, c’est le rire du diable dans l’orage, ou la voix de....
Un nouvel éclair, un nouveau coup de tonnerre lui coupèrent la parole. La tempête commença alors avec impétuosité, comme si elle eut attendu ce signal. Les deux voyageurs resserrèrent leurs manteaux pour se garantir à la fois de la pluie qui s’échappait des nuages par torrents, et de la poussière épaisse qu’un vent furieux enlevait par tourbillons à la terre encore sèche.
—Vieillard, dit le jeune homme, un éclair vient de me montrer la tour de Vygla sur notre droite; quittons la route et cherchons-y un abri.
—Un abri dans la Tour-Maudite! s’écria le vieillard, que saint Hospice nous protège! songez, jeune maître, que cette tour est déserte.
—Tant mieux! vieillard, nous n’attendrons pas à la porte.
—Songez quelle abomination l’a souillée!
—Eh bien! qu’elle se purifie en nous abritant. Allons, vieillard, suivez-moi. Je vous déclare qu’en une pareille nuit je tenterais l’hospitalité d’une caverne de voleurs. Alors, malgré les remontrances du vieillard, dont il avait saisi le bras, il se dirigea vers l’édifice, que les fréquentes lueurs des éclairs lui montraient à peu de distance. En approchant, ils aperçurent une lumière à l’une des meurtrières de la tour.
—Vous voyez, dit le jeune homme, que cette tour n’est pas déserte. Vous voilà rassuré, sans doute.
—Dieu! bon Dieu! s’écria le vieillard, où me menez-vous, maître? Ne plaise à saint Hospice que j’entre dans cet oratoire du démon!
Ils étaient au bas de la tour. Le jeune voyageur frappa avec force à la porte neuve de cette ruine redoutée.
—Tranquillisez-vous, vieillard; quelque pieux cénobite sera venu sanctifier cette demeure profanée, en l’habitant.
—Non, disait son compagnon, je n’entrerai pas. Je réponds que nul ermite ne peut vivre ici, à moins qu’il n’ait pour chapelet une des sept chaînes de Belzébuth.
Cependant une lumière était descendue de meurtrière en meurtrière, et vint briller à travers la serrure de la porte.
—Tu viens bien tard, Nychol! cria une voix aigre; on dresse la potence à midi, et il ne faut que six heures pour venir de Skongen à Vygla. Est-ce qu’il y a eu surcroît de besogne?
Cette question tomba au moment où la porte s’ouvrait. La femme qui l’ouvrait, apercevant deux figures étrangères, au lieu de celle qu’elle attendait, poussa un cri d’effroi et de menace, et recula de trois pas. L’aspect de cette femme n’était pas lui-même très rassurant. Elle était grande, son bras élevait au-dessus de sa tête une lampe de fer dont son visage était fortement éclairé. Ses traits livides, sa figure sèche et anguleuse, avaient quelque chose de cadavéreux, et il s’échappait de ses yeux creux des rayons sinistres pareils à ceux d’une torche funèbre. Elle était vêtue depuis la ceinture d’un jupon de serge écarlate, qui ne laissait voir que ses pieds nus, et paraissait souillé de taches d’un autre rouge. Sa poitrine décharnée était à moitié couverte d’une veste d’homme de même couleur, dont les manches étaient coupées au coude. Le vent, entrant par la porte ouverte, agitait au-dessus de sa tête ses longs cheveux gris à peine retenus par une ficelle d’écorce, ce qui rendait plus sauvage encore l’expression de sa farouche physionomie.
—Bonne dame, dit le plus jeune des nouveaux-venus, la pluie tombe à flots, vous avez un toit et nous avons de l’or.
Son vieux compagnon le tirait par son manteau, et s’écriait à voix basse:
—O maître! que dites-vous là? Si ce n’est pas ici la maison du diable, c’est l’habitacle de quelque bandit. Notre or nous perdra, loin de nous protéger.
—Paix! dit le jeune homme; et tirant une bourse de sa veste, il la fit briller aux yeux de l’hôtesse, en répétant sa prière.
Celle-ci, revenue un peu de sa surprise, les considérait alternativement d’un œil fixe et hagard.
—Étrangers! s’écria-t-elle enfin, comme n’ayant pas entendu leur voix, vos esprits gardiens vous ont-ils abandonnés? que venez-vous chercher parmi les habitants maudits de la Tour-Maudite? Étrangers! ce ne sont point des hommes qui vous ont indiqué ces ruines pour abri, car tous vous auraient dit: Mieux vaut l’éclair de la tempête que le foyer de la tour de Vygla. Le seul vivant qui puisse entrer ici n’entre dans aucune demeure des autres vivants, il ne quitte la solitude que pour la foule, il ne vit que pour la mort. Il n’a de place que dans les malédictions des hommes, il ne sert qu’à leurs vengeances, il n’existe que par leurs crimes. Et le plus vil scélérat, à l’heure du châtiment, se décharge sur lui du mépris universel, et se croit encore en droit d’y ajouter le sien. Étrangers! vous l'êtes, car votre pied n’a pas encore repoussé avec horreur le seuil de cette tour; ne troublez pas plus longtemps la louve et les louveteaux; regagnez le chemin où marchent tous les autres hommes, et, si vous ne voulez pas être fuis de vos frères, ne leur dites pas que votre visage ait été éclairé par la lampe des hôtes de la tour de Vygla.
À ces mots, indiquant la porte du geste, elle s’avança vers les deux voyageurs. Le vieux tremblait de tous ses membres, et regardait d’un air suppliant le jeune, lequel, n’ayant rien compris aux paroles de la grande femme, à cause de l’extrême volubilité de son débit, la croyait folle, et ne se sentait d’ailleurs nullement disposé à retourner sous la pluie, qui continuait de tomber à grand bruit.
—Par ma foi, notre bonne hôtesse, vous venez de nous peindre un personnage singulier, avec lequel je ne veux pas perdre l’occasion de faire connaissance.
—La connaissance avec lui, jeune homme, est bientôt faite, plus tôt terminée. Si votre démon vous y pousse, allez assassiner un vivant ou profaner un mort.
—Profaner un mort! répéta le vieillard d’une voix tremblante et se cachant dans l’ombre de son compagnon.
—Je ne comprends guère, dit celui-ci, vos moyens, au moins très indirects; il est plus court de rester ici. Il faudrait être fou pour continuer sa route par un pareil temps.
—Mais bien plus fou encore, murmura le vieillard, pour s’abriter contre un pareil temps dans un pareil lieu.
—Malheureux! s’écria la femme, ne frappez pas au seuil de celui qui ne sait ouvrir d’autre porte que celle du sépulcre.
—Dût la porte du sépulcre s’ouvrir en effet pour moi avec la vôtre, femme, il ne sera pas dit que j’aurai reculé devant une parole sinistre. Mon sabre me répond de tout. Allons, fermez la tour, car le vent est froid, et prenez cet or.
—Eh! que me fait votre or! reprit l’hôtesse; précieux dans vos mains, il deviendra dans les miennes plus vil que l’étain. Eh bien, restez donc pour de l’or. Il peut garantir des orages du ciel, il ne sauve pas du mépris des hommes. Restez; vous payez l’hospitalité plus cher qu’on ne paie un meurtre. Attendez-moi un instant ici, et donnez-moi votre or. Oui, c’est la première fois que les mains d’un homme entrent ici chargées d’or sans être souillées de sang.
Alors, après avoir déposé sa lampe et barricadé la porte, elle disparut sous la voûte d’un escalier noir, percé dans le fond de la salle.
Tandis que le vieillard frissonnait, et, invoquant, sous tous ses noms, le glorieux saint Hospice, maudissait de bon cœur, mais à voix basse, l’imprudence de son jeune compagnon, celui-ci prit la lumière, et se mit à parcourir la grande pièce circulaire où ils se trouvaient. Ce qu’il vit en approchant de la muraille le fit tressaillir, et le vieillard, qui l’avait suivi du regard, s’écria:
—Grand Dieu, maître! une potence?
Une grande potence était en effet appuyée au mur, et atteignait au cintre de la voûte haute et humide.
—Oui, dit le jeune homme et voici des scies de bois et de fer, des chaînes, des carcans; voici un chevalet et de grandes tenailles suspendues au-dessus.
—Grands saints du paradis! s’écria le vieillard, où sommes-nous?
Le jeune homme poursuivit froidement son examen.
—Ceci est un rouleau de corde de chanvre; voilà des fourneaux et des chaudières; cette partie de la muraille est tapissée de pinces et de scalpels; voici des fouets de cuir garnis de pointes d’acier, une hache, une masse.
—C’est donc ici le garde-meuble de l’enfer! interrompit le vieillard épouvanté de cette terrible énumération.
—Voici, continua l’autre, des siphons en cuivre, des roues à dents de bronze, une caisse de grands clous, un cric. En vérité, ce sont de sinistres ameublements. Il peut vous sembler fâcheux que mon impatience vous ait amené ici avec moi.
—Vraiment, vous en convenez!
Le vieillard était plus mort que vif.
—Ne vous effrayez pas; qu’importe le lieu où vous êtes? j’y suis avec vous.
—Belle défense! murmura le vieillard, chez qui une plus grande terreur affaiblissait la crainte et le respect pour son jeune compagnon; un sabre de trente pouces contre une potence de trente coudées!
La grande femme rouge reparut, et, reprenant la lampe de fer, fit signe aux voyageurs de la suivre. Ils montèrent avec précaution un escalier étroit et dégradé pratiqué dans l’épaisseur du mur de la tour. À chaque meurtrière, une bouffée de vent et de pluie venait menacer la flamme tremblante de la lampe, que l’hôtesse couvrait de ses mains longues et diaphanes. Ce ne fut pas sans avoir plus d’une fois trébuché sur des pierres roulantes, que l’imagination alarmée du vieillard prenait pour des os humains épars sur les degrés, qu’ils arrivèrent au premier étage de l’édifice, dans une salle ronde pareille à la salle inférieure. Au milieu, suivant l’usage gothique, brillait un vaste foyer, dont la fumée s’échappait par une ouverture percée dans le plafond, non sans obscurcir très sensiblement l’atmosphère de la salle, et dont la lumière, jointe à celle de la lampe de fer, avait été aperçue des deux voyageurs sur le chemin. Une broche, chargée de viande encore fraîche, tournait devant le feu. Le vieillard se détourna avec horreur.
—C’est à ce foyer exécrable, dit-il à son compagnon, que la braise de la vraie croix a consumé les membres d’une sainte.
Une table grossière était placée à quelque distance du foyer. La femme invita les voyageurs à s’y asseoir.
—Étrangers, dit-elle en plaçant la lampe devant eux, le souper sera bientôt prêt, et mon mari va sans doute se hâter d’arriver, de peur que l’esprit de minuit ne l’emporte en passant près de la Tour-Maudite.
Alors Ordener—car le lecteur a sans doute déjà deviné que c’était lui et son guide Benignus Spiagudry—put examiner à son aise le déguisement bizarre pour lequel ce dernier avait épuisé toutes les ressources de son imagination fécondée par la peur d'être reconnu et repris. Le pauvre concierge fugitif avait échangé ses habits de cuir de renne contre un vêtement noir complet, laissé jadis dans le Spladgest par un célèbre grammairien de Drontheim, qui s’était noyé du désespoir de n’avoir pu trouver pourquoi Jupiter donnait Jovis. au génitif. Ses sabots de coudrier avaient fait place aux bottes fortes d’un postillon écrasé par ses chevaux, dans lesquelles ses jambes fluettes étaient tellement à l’aise qu’il n’aurait pu marcher sans le secours d’une demi-botte de foin. La vaste perruque d’un jeune et élégant voyageur français assassiné par des voleurs aux portes de Drontheim cachait sa calvitie, et flottait sur ses épaules pointues et inégales. L’un de ses yeux était couvert d’un emplâtre, et, grâce à un pot de fard qu’il avait trouvé dans les poches d’une vieille fille morte d’amour, ses joues pâles et creuses s’étaient revêtues d’un vermillon insolite, agrément auquel la pluie avait fait participer jusqu’à son menton. Avant de s’asseoir, il plaça soigneusement sous lui le paquet qu’il portait sur son dos, s’enveloppa de son vieux manteau, et, tandis qu’il absorbait toute l’attention de son compagnon, la sienne paraissait entièrement concentrée sur le rôti que surveillait l’hôtesse, et vers lequel il lançait de temps en temps des regards d’inquiétude et d’horreur. Sa bouche laissait par intervalles échapper des mots entrecoupés:—Chair humaine!... horrendas epulas!...—Anthropophages!...—Souper de Moloch!...—Ne pueras coram populo Medea trucidet...—Où sommes-nous? Atrée...—Druidesse...—Irmensul... Le diable a foudroyé Lycaon....
Enfin il s’écria:
—Juste ciel! Dieu merci! j’aperçois une queue!
Ordener, qui, l’ayant considéré et écouté attentivement, avait à peu près suivi le fil de ses idées, ne put s’empêcher de sourire.
—Cette queue n’a rien de rassurant. C’est peut-être un quartier du diable.
Spiagudry n’entendit pas cette plaisanterie; son regard s’était attaché au fond de la salle. Il tressaillit et se pencha à l’oreille d’Ordener.
—Maître, regardez, là, au fond, sur ce tas de paille, dans l’ombre....
—Eh bien? dit Ordener.
—Trois corps nus et immobiles,—trois cadavres d’enfants!
—On frappe à la porte de la tour, s’écria la femme rouge, accroupie près du foyer.
En effet, un coup suivi de deux autres plus forts s’était fait entendre dans le bruit de l’orage toujours croissant.
—C’est enfin lui! c’est Nychol!
Et, prenant la lampe, l’hôtesse descendit précipitamment.
Les deux voyageurs n’avaient pas encore repris leur conversation quand ils entendirent dans la salle basse un bruit confus de voix, au milieu duquel s’élevèrent enfin ces paroles prononcées avec un accent qui fit tressaillir et trembler Spiagudry:
—Femme, tais-toi, nous resterons. Le tonnerre entre sans qu’on lui ouvre la porte.
Spiagudry se serra contre Ordener.
—Maître! maître! dit-il faiblement, malheur à nous!
Un tumulte de pas se fit entendre dans l’escalier, puis deux hommes, revêtus d’habits religieux, entrèrent dans la salle, suivis de l’hôtesse effarée.
L’un de ces hommes était assez grand et portait l’habit noir et la chevelure ronde des ministres luthériens; l’autre, de petite taille, avait une robe d’ermite nouée d’une ceinture de corde. Le capuchon rabattu sur son visage ne laissait apercevoir que sa longue barbe noire, et ses mains étaient entièrement cachées sous les larges manches de sa robe.
À l’aspect de ces deux personnages pacifiques, Spiagudry sentit s’évanouir la terreur que la voix étrange de l’un d’eux lui avait causée.
—Ne vous alarmez pas, chère dame, disait le ministre à l’hôtesse, des prêtres chrétiens se rendent utiles à qui leur nuit; voudraient-ils nuire à qui leur est utile? Nous implorons humblement un abri. Si le révérend docteur qui m’accompagne vous a parlé durement tout à l’heure, il a eu tort d’oublier cette modération de la voix, recommandée par nos vœux; hélas! les plus saints peuvent faillir. J’étais égaré sur la route de Skongen à Drontheim, sans guide dans la nuit, sans asile dans la tempête. Ce révérend frère, que j’ai rencontré, éloigné comme moi de sa demeure, a daigné me permettre de venir avec lui vers la vôtre. Il m’avait vanté votre bonté hospitalière, chère dame; sans doute, il ne s’est pas trompé. Ne nous dites pas comme le mauvais pasteur: Advena, cur intras?. Accueillez-nous, digne hôtesse, et Dieu sauvera vos moissons de l’orage, Dieu donnera dans la tempète un abri à vos troupeaux, comme vous en aurez donné un aux voyageurs égarés!
—Vieillard, interrompit la femme d’une voix farouche, je n’ai ni moissons ni troupeaux.
—Eh bien! si vous êtes pauvres, Dieu bénit le pauvre avant le riche. Vous vieillirez avec votre époux, respectés, non pour vos biens, mais pour vos vertus; vos enfants croîtront, entourés de l’estime des hommes et seront ce qu’aura été leur père.
—Taisez-vous! cria l’hôtesse. C’est en restant ce que nous sommes que nos enfants vieilliront comme nous dans le mépris des hommes, transmis sur notre race de génération en génération. Taisez-vous, vieillard! La bénédiction se tourne en malédiction sur nos têtes.
—O ciel! reprit le ministre, qui donc êtes-vous? dans quels crimes passez-vous votre vie?
—Qu’appelez-vous crimes? qu’appelez-vous vertus? nous jouissons ici d’un privilège; nous ne pouvons avoir de vertus ni commettre de crimes.
—La raison de cette femme est égarée, dit le ministre se tournant vers le petit ermite, qui séchait sa robe de bure devant le foyer.
—Non, prêtre! répliqua la femme, sachez où vous êtes. J’aime mieux faire horreur que pitié. Je ne suis pas une insensée, mais la femme du....
Le retentissement prolongé de la porte de la tour sous un coup violent empêcha d’entendre le reste, au grand désappointement de Spiagudry et d’Ordener qui avaient prêté une attention muette à ce dialogue.
—Maudit soit, dit la femme rouge entre ses dents, le syndic haut-justicier de Skongen, qui nous a assigné pour demeure cette tour voisine de la route! peut-être n’est-ce pas encore Nychol.
Elle prit néanmoins la lampe.
—Après tout, si c’est encore un voyageur, qu’importe? le ruisseau peut couler où le torrent a passé. Les quatre voyageurs restés seuls s’entre-regardaient aux lueurs du foyer. Spiagudry, d’abord épouvanté par la voix de l’ermite, et rassuré ensuite par sa barbe noire, eût peut-être recommencé à trembler s’il eût vu de quel œil perçant celui-ci l’observait en dessous de son capuchon.
Dans le silence général, le ministre hasarda une question:
—Frère ermite, je présume que vous êtes un des prêtres catholiques échappés à la dernière persécution, et que vous regagniez votre retraite lorsque, pour mon bonheur, je vous ai rencontré; pourriez-vous me dire où nous sommes?
La porte délabrée de l’escalier en ruine se rouvrit avant que le frère ermite eût répondu.
—Femme, vienne un orage, et il y aura foule pour s’asseoir à notre table exécrée et s’abriter sous notre toit maudit.
—Nychol, répondit la femme, je n’ai pu empêcher....
—Et qu’importent tous ces hôtes, pourvu qu’ils paient? l’or est tout aussi bien gagné en hébergeant un voyageur qu’en étranglant un brigand.
Celui qui parlait ainsi s’était arrêté devant la porte, où les quatre étrangers pouvaient le contempler à leur aise. C’était un homme de proportions colossales, vêtu, comme l’hôtesse, de serge rouge. Son énorme tête paraissait immédiatement posée sur ses larges épaules, ce qui contrastait avec le cou long et osseux de sa gracieuse épouse. Il avait le front bas, le nez camard, les sourcils épais; ses yeux, entourés d’une ligne de pourpre, brillaient comme du feu dans du sang. Le bas de son visage, entièrement rasé, laissait voir sa bouche grande et profonde, dont un rire hideux entr’ouvrait les lèvres noires comme les bords d’une plaie incurable. Deux touffes de barbe crépue, pendantes de ses joues sur son cou, donnaient à sa figure, vue de face, une forme carrée. Cet homme était coiffé d’un feutre gris, sur lequel ruisselait la pluie, et dont sa main n’avait seulement pas daigné toucher le bord à l’aspect des quatre voyageurs.
En l’apercevant, Benignus Spiagudry poussa un cri d’épouvante, et le ministre luthérien se détourna frappé de surprise et d’horreur, tandis que le maître du logis, qui l’avait reconnu, lui adressait la parole.
—Comment, vous voilà, seigneur ministre! En vérité, je ne croyais pas avoir l’amusement de revoir aujourd’hui votre air piteux et votre mine effarouchée.
Le prêtre réprima son premier mouvement de répugnance. Ses traits devinrent graves et sereins.
—Et moi, mon fils, je m’applaudis du hasard qui a amené le pasteur vers la brebis égarée, afin, sans doute, que la brebis revînt enfin au pasteur.
—Ah! par le gibet d’Aman, reprit l’autre en éclatant de rire, voilà la première fois que je m’entends comparer à une brebis. Croyez-moi, père, si vous voulez flatter le vautour, ne l’appelez pas pigeon.
—Celui par lequel le vautour devient colombe, console, mon fils, et ne flatte pas. Vous croyez que je vous crains, et je ne fais que vous plaindre.
—Il faut, en vérité, messire, que vous ayez bonne provision de pitié; j’aurais pensé que vous l’aviez épuisée tout entière sur ce pauvre diable, auquel vous montriez aujourd’hui votre croix pour lui cacher ma potence.
—Cet infortuné, répondit le prêtre, était moins à plaindre que vous; car il pleurait, et vous riez. Heureux qui reconnaît, au moment de l’expiation, combien le bras de l’homme est moins puissant que la parole de Dieu!
—Bien dit, père, reprit l’hôte avec une horrible et ironique gaieté. Celui qui pleure! Notre homme d’aujourd’hui, d’ailleurs, n’avait d’autre crime que d’aimer tellement le roi qu’il ne pouvait vivre sans faire le portrait de sa majesté sur des petites médailles de cuivre, qu’il dorait ensuite artistement pour les rendre plus dignes de la royale effigie. Notre gracieux souverain n’a pas été ingrat, et lui a donné en récompense de tant d’amour un beau cordon de chanvre, qui, pour l’instruction de mes dignes hôtes, lui a été conféré ce jour même sur la place publique de Skongen, par moi, grand-chancelier de l’ordre du Gibet, assisté de messire, ici présent, grand-aumônier dudit ordre.
—Malheureux! arrêtez, interrompit le prêtre. Comment celui qui châtie oublie-t-il le châtiment? Écoutez le tonnerre....
—Eh bien! qu’est-ce que le tonnerre? un éclat de rire de Satan.
—Grand Dieu! il vient d’assister à la mort, et il blasphème!
—Trêve aux sermons, vieux insensé, cria l’hôte d’une voix tonnante et presque irritée; sinon vous pourriez maudire l’ange des ténèbres qui nous a réunis deux fois en douze heures sur la même voiture et sous le même toit. Imitez votre camarade l’ermite, qui se tait, car il a bonne envie de retourner dans sa grotte de Lynrass. Je vous remercie, frère ermite, de la bénédiction que tous les matins, à votre passage sur la colline, je vous vois donner à la Tour-Maudite; mais, en vérité, jusqu’ici vous m’aviez semblé de haute taille, et cette barbe si noire m’avait paru blanche. Vous êtes bien cependant l’ermite de Lynrass, le seul ermite du Drontheimhus?
—Je suis en effet le seul, dit l’ermite d’une voix sourde.
—Nous sommes donc, reprit l’hôte, les deux solitaires de la province.—Holà! Bechlie, hâte un peu ce quartier d’agneau, car j’ai faim. J’ai été retardé, au village de Burlock, par ce maudit docteur Manryll, qui ne voulait me donner que douze ascalins du cadavre; on en donne quarante à cet infernal gardien du Spladgest, à Drontheim.—Hé, messire de la perruque, qu’avez-vous donc? vous allez tomber à la renverse.—À propos, Bechlie, as-tu terminé le squelette de l’empoisonneur Orgivius, ce fameux magicien? Il serait temps de l’envoyer au cabinet de curiosités de Berghen. As-tu dépêché l’un de tes petits marcassins au syndic de Loevig pour réclamer ce qu’il me doit? quatre doubles écus pour avoir fait bouillir une sorcière et deux alchimistes, et enlevé plusieurs chaînes des poutres de la salle de son tribunal, qu’elles déparaient; vingt ascalins pour avoir dépendu Ismaël Typhaine, juif dont s’était plaint le révérend évêque; et un écu pour avoir remis un bras de bois neuf à la potence de pierre du bourg?
—Le salaire, répondit la femme d’un voix aigre, est resté dans les mains du syndic, parce que ton fils avait oublié la cuiller de bois pour le recevoir, et qu’aucun valet du juge n’a voulu le lui remettre en main propre.
Le mari fronça le sourcil.
—Que leur cou me tombe entre les mains, ils verront si j’aurai besoin d’une cuiller de bois pour les toucher. Il faut pourtant ménager ce syndic. C’est à lui qu’est renvoyée la requête du voleur Ivar, qui se plaint de ce que la question lui a été donnée, non par un tortionnaire, mais par moi, alléguant que, n’ayant pas encore été jugé, il n’est pas encore infâme.—À propos, femme, empêche donc tes petits de jouer avec mes tenailles et mes pinces;. ils ont dérangé tous mes instruments, si bien que je n’ai pu m’en servir aujourd’hui.—Où sont-ils, ces petits monstres? continua l’hôte en s’approchant du tas de paille où Spiagudry avait cru voir trois cadavres. Les voilà couchés là; ils dorment, malgré le bruit, comme trois dépendus.
À ces paroles, dont l’horreur contrastait avec la tranquillité effrayante et l’atroce gaieté de celui qui les prononçait, le lecteur a peut-etre dèja deviné quel est l’habitant de la tour de Vygla. Spiagudry, qui, dès son apparition, le reconnut pour l’avoir vu figurer souvent dans de sinistres cérémonies sur la place de Drontheim, se sentit près de défaillir d’épouvante, en songeant surtout au motif personnel qu’il avait depuis la veille pour craindre ce terrible fonctionnaire. Il se pencha vers Ordener, et lui dit d’une voix presque inarticulée:
—C’est Nychol Orugix, bourreau du Drontheimbus!
Ordener, d’abord frappé d’horreur, tressaillit et regretta la route et la tempête. Mais bientôt je ne sais quel sentiment de curiosité indéfinissable s’empara de lui, et, tout en plaignant l’embarras et l’épouvante de son vieux guide, il prêtait son attention entière aux paroles et à l’habitude de vie de l'être singulier qu’il avait sous les yeux, comme on écoute avidement le grondement d’une hyène ou le rugissement d’un tigre amené du désert dans nos villes. Le pauvre Benignus était loin d’avoir l’esprit assez libre pour faire de son côté des observations psychologiques. Caché derrière Ordener, il se ramassait dans son manteau, portait une main inquiète à son emplâtre, attirait sur son visage le derrière de sa perruque flottante, et ne respirait que par gros soupirs.
Cependant l’hôtesse avait servi sur un grand plat de terre le quartier d’agneau rôti, pourvu de sa queue rassurante. Le bourreau vint s’asseoir en face d’Ordener et de Spiagudry, entre les deux prêtres; et sa femme, après avoir chargé la table d’une cruche de bière miellée, d’un morceau de rindebrod [Note: Pain d’écorce dont se nourrit la classe indigente en Norvège.] et de cinq assiettes de bois, s’assit devant le feu, et s’occupa d’aiguiser les pinces ébréchées de son mari.
—Ça, révérend ministre, dit Orugix en riant, la brebis vous offre de l’agneau. Et vous, seigneur de la perruque, est-ce le vent qui a ainsi ramené votre coiffure sur votre visage?
—Le vent... seigneur, l’orage.... balbutia le tremblant Spiagudry.
—Allons, enhardissez-vous, mon vieux. Vous voyez que les seigneurs prêtres et moi nous sommes bons diables. Dites-nous qui vous êtes et quel est votre jeune compagnon le taciturne, et parlez un peu. Faisons connaissance. Si vos discours tiennent tout ce que promet votre vue, vous devez être bien amusant.
—Le maître plaisante, dit le concierge contractant ses lèvres, montrant ses dents et clignant son œil pour avoir l’air de rire, je ne suis qu’un pauvre vieux.
—Oui, interrompit le jovial bourreau, quelque vieux savant, quelque vieux sorcier.
—Oh! seigneur maître, savant oui, sorcier non.
—Tant pis, un sorcier compléterait notre joyeux sanhédrin.—Seigneurs mes hôtes, buvons pour rendre la parole à ce vieux savant, qui va égayer notre souper. À la santé du pendu d’aujourd’hui, frère prédicateur! Eh bien! père ermite, vous refusez ma bière? L’ermite avait en effet tiré de dessous sa robe une grande gourde pleine d’une eau très claire, dont il remplit son verre.
—Parbleu! ermite de Lynrass, s’écria le bourreau, si vous ne goûtez pas de ma bière, je goûterai de cette eau que vous lui préférez.
—Soit, répondit l’ermite.
—Otez d’abord votre gant, révérend frère, répliqua le bourreau; on ne verse à boire qu’à main nue.
L’ermite fit un signe de refus.
—C’est un vœu, dit-il.
—Versez donc toujours, dit le bourreau.
À peine Orugix eut-il porté son verre à ses lèvres, qu’il le repoussa brusquement, tandis que l’ermite vidait le sien d’un trait.
—Par le calice de Jésus, révérend ermite, quelle est cette liqueur infernale? je n’en ai point bu de pareille, depuis le jour où je faillis me noyer dans ma navigation de Copenhague à Drontheim. En vérité, ermite, ce n’est pas de l’eau de la source de Lynrass; c’est de l’eau de mer.
—De l’eau de mer! répéta Spiagudry avec une épouvante qu’augmentait la vue du gant de l’ermite.
—Eh bien! dit le bourreau se tournant vers lui avec un éclat de rire, tout vous alarme donc ici, mon vieux Absalon, jusqu’à la boisson même d’un saint cénobite qui se mortifie?
—Hélas! non, maître. Mais de l’eau de mer.... Il n’y a qu’un homme....
—Allons, vous ne savez que dire, sire docteur; votre trouble parmi nous vient d’une mauvaise conscience ou du mépris.
Ces mots prononcés d’un ton d’humeur ramenèrent Spiagudry à la nécessité de dissimuler sa terreur. Pour amadouer son redoutable hôte, il appela à son secours sa vaste mémoire, et rallia le peu de présence d’esprit qui lui restait.
—Du mépris, moi, du mépris pour vous, seigneur maître! pour vous, dont la présence dans une province donne à cette province le merum imperium [Note: Droit de sang, d’avoir un bourreau.] pour vous, maître des hautes-œuvres, exécuteur de la vindicte séculière, épée de la justice, bouclier de l’innocence! pour vous, qu’Aristote, livre six, chapitre dernier de ses Politiques, classe parmi les magistrats, et dont Paris de Puteo, dans son traité de Syndico, fixe le traitement à cinq écus d’or, comme l’atteste ce passage: Quinque aureos manivolto! pour vous, seigneur, dont les confrères à Cronstadt acquièrent la noblesse après trois cents têtes coupées! pour vous, dont les terribles mais honorables fonctions sont remplies avec orgueil, en Franconie par le plus nouveau marié, à Reutlingue par le plus jeune conseiller, à Stedien par le dernier bourgeois installé! Et ne sais-je pas encore, mon bon maître, que vos confrères ont en France droit de havadium sur chaque malade de Saint-Ladre, sur les pourceaux, et sur les gâteaux de la veille de l’épiphanie! Comment n’aurais-je pas un profond respect pour vous, quand l’abbé de Saint-Germain-des-Prés vous donne chaque année, à la Saint-Vincent, une tête de porc, et vous fait marcher en tête de sa procession!
Ici la verve érudite du concierge fut brusquement interrompue par le bourreau.
—C’est par ma foi la première nouvelle que j’en ai! Le docte abbé dont vous parlez, révérend, m’a jusqu’à présent fraudé de tous ces beaux droits que vous peignez d’une façon si séduisante.—Sires étrangers, poursuivit Orugix, sans m’arrêter à toutes les extravagances de ce vieux fou, il est vrai que j’ai manqué ma carrière. Je ne suis aujourd’hui que le pauvre bourreau d’une pauvre province. Eh bien! j’aurais dû certes faire un plus beau chemin que Stillison Dickoy, ce fameux bourreau de Moscovie. Croiriez-vous que je suis le même qui fut désigné, il y a vingt-quatre ans, pour l’exécution de Schumacker?
—De Schumacker, du comte de Griffenfeld! s’écria Ordener.
—Cela vous étonne, seigneur le muet. Eh bien! oui, de ce même Schumacker qu’un singulier hasard replace encore sous ma main, dans le cas où il plairait au roi de lever le sursis.—Vidons cette cruche, messieurs, et je vais vous conter comment il se fait qu’après avoir débuté avec tant d’éclat, je finisse si misérablement.
—J’étais, en 1676, valet de Rhum Stuald, bourreau royal de Copenhague. Lors de la condamnation du comte de Griffenfeld, mon maître étant tombé malade, je fus, grâce à mes protections, choisi pour le remplacer dans cette honorable exécution. Le 5 juin—je n’oublierai jamais ce jour,—dès cinq heures du matin, aidé du maître des basses œuvres [Note: Charpentier des échafauds], je dressai sur la place de la citadelle un grand échafaud que nous tendîmes de noir, par respect pour le condamné. À huit heures la garde-noble entoura l’échafaud, et les hulans de Slesvig continrent la foule qui se pressait sur la place. Quel autre à ma place n’eût été enivré! Debout, et sabre en main, j’attendais sur l’estrade. Tous les regards étaient fixés sur moi; j’étais en ce moment le personnage le plus important des deux royaumes. Ma fortune, disais-je, est faite, car que pourraient sans moi tous ces grands seigneurs qui ont juré la perte du chancelier? Je me voyais déjà exécuteur royal en titre de la capitale; j’avais des valets, des privilèges... Écoutez! L’horloge du fort sonne dix heures. Le condamné sort de sa prison, traverse la place, monte à l’échafaud d’un pas ferme et d’un air tranquille. Je veux lui lier les cheveux; il me repousse, et se rend à lui-même ce dernier service.—Il y avait longtemps, dit-il en souriant au prieur de Saint-André, que je ne m’étais coiffé moi-même. Je lui offre le bandeau noir, il l’éloigne de ses yeux avec dédain, mais sans me marquer de mépris.—Mon ami, me dit-il, voilà peut-être la première fois qu’un espace de quelques pieds rassemble les deux officiers extrêmes de l’ordre judiciaire, le chancelier et le bourreau. Ces paroles sont restées gravées dans ma tête. Il refuse encore le coussin noir que je voulais mettre sous ses genoux, embrasse le prêtre, et s’agenouille, après avoir dit d’une voix forte qu’il mourait innocent. Alors je brisai d’un coup de masse l’écusson de ses armoiries, en criant, comme de coutume:
—Cela ne se fait pas sans une juste cause! Cet affront ébranla la fermeté du comte; il pâlit; mais il se hâta de dire:—Le roi me les a données, le roi peut me les ôter. Il appuya sa tête sur le billot, les yeux tournés vers l’est, et moi, je levai mon sabre des deux mains... Écoutez bien!—En ce moment un cri arrive jusqu’à moi:—Grâce, au nom du roi! grâce pour Schumacker! Je me retourne. C’était un aide de camp qui galopait vers l’échafaud en agitant un parchemin. Le comte se relève d’un air, non joyeux, mais seulement satisfait. Le parchemin lui est remis.—Juste Dieu! s’écrie-t-il, la prison perpétuelle! leur grâce est plus dure que la mort.—Il descend, abattu comme un voleur, de l’échafaud où il était monté serein. Pour moi, cela m’était égal. Je ne me doutais guère que le salut de cet homme était ma perte. Après avoir démoli l’échafaud, je rentre chez mon maître, encore plein d’espérances, quoiqu’un peu désappointé d’avoir perdu l’écu d’or, prix de la chute de la tête. Ce n’était pas tout. Le lendemain je reçois un ordre de départ et un diplôme d’exécuteur provincial pour le Drontheimhus! Bourreau de province, et de la dernière province de Norvège! Or sachez, messires, comment de petites causes amènent de grands effets. Les ennemis du comte, afin de se donner un air de clémence, avaient tout disposé pour que la grâce arrivât un moment après l’exécution. Il s’en fallut d’une minute; on s’en prit à ma lenteur, comme s’il eût été décent d’empêcher un personnage illustre de s’amuser quelques instants avant le dernier! comme si un exécuteur royal qui décapite un grand-chancelier pouvait le faire sans plus de dignité et de mesure qu’un bourreau de province qui pend un juif! À cela se joignit la malveillance. J’avais un frère, que même je crois avoir encore. Il était parvenu, en changeant de nom, dans la maison du nouveau chancelier, comte d’Ahlefeld. À Copenhague, ma présence importuna le misérable. Mon frère me méprise, parce que ce sera peut-être moi qui le pendrai un jour.
Ici le disert narrateur s’interrompit pour donner passage à sa gaieté, puis il continua:
—Vous voyez, chers hôtes, que j’ai pris mon parti. Ma foi, au diable l’ambition! j’exerce ici honnêtement mon métier; je vends mes cadavres, ou Bechlie en fait des squelettes, que m’achète le cabinet d’anatomie de Berghen. Je ris de tout, même de cette pauvre femelle qui a été bohémienne et que la solitude rend folle. Mes trois héritiers grandissent dans la crainte du diable et de la potence. Mon nom est l’épouvantail des petits enfants du Drontheimhus. Les syndics me fournissent une charrette et des habits rouges. La Tour-Maudite me garantit de la pluie comme ferait le palais de l’évêque. Les vieux prêtres que l’orage pousse chez moi me prêchent, les savants me flagornent. En somme, je suis aussi heureux qu’un autre, je bois, je mange, je pends, et je dors.
Le bourreau n’avait pas mené à fin ce long discours sans l’entremêler de bière et de bruyantes explosions de rire.
—Il tue, et il dort! murmura le ministre; l’infortuné!
—Que ce misérable est heureux! s’écria l’ermite.
—Oui, frère ermite, dit le bourreau, misérable comme vous, mais certes plus heureux. Tenez, le métier serait bon si l’on ne semblait prendre plaisir à en ruiner les bénéfices. Croiriez-vous que je ne sais quelles fameuses noces ont fourni à l’aumônier nouvellement nommé de Drontheim l’occasion de demander la grâce de douze condamnés qui m’appartiennent?
—Qui vous appartiennent! s’écria le ministre.
—Oui, sans doute, père. Sept d’entre eux devaient être fouettés, deux marqués sur la joue gauche, et trois pendus, ce qui fait en somme douze.—Oui, douze écus et trente ascalins, que je perds si la grâce est accordée. Comment trouvez-vous, sires étrangers, cet aumônier qui dispose ainsi de mon bien? Ce maudit prêtre s’appelle Athanase Munder. Oh! si je le tenais!
Le ministre se leva, et dit d’une voix égale et d’un air tranquille:
—Mon fils, c’est moi qui suis Athanase Munder.
À ce nom la colère s’alluma dans tous les traits d’Orugix, il s’élança brusquement de son siège. Puis son regard irrité rencontra le regard calme et bienveillant de l’aumônier, et il vint se rasseoir lentement, muet et confus.
Il se fit un moment de silence. Ordener, qui s’était levé de table, prêt à défendre le prêtre, le rompit le premier.
—Nychol Orugix, dit-il, voici treize écus pour vous dédommager de la grâce des condamnés.
—Hélas! interrompit le ministre, qui sait si je l’obtiendrai? Il faudrait que je pusse parler au fils du vice-roi, car cela dépend de son mariage avec la fille du chancelier.
—Seigneur aumônier, répondit le jeune homme d’une voix ferme, vous l’obtiendrez. Ordener Guldenlew ne recevra pas l’anneau nuptial, que les fers de vos protégés ne soient rompus.
—Jeune étranger, vous n’y pouvez rien; mais Dieu vous entende et vous récompense!
Cependant, les treize écus d’Ordener avaient achevé ce que le regard du prêtre avait commencé. Nychol, entièrement apaisé, reprit sa gaieté.
—Tenez, révérend aumônier, vous êtes un brave homme, digne de desservir la chapelle de Saint-Hilarion; j’en disais de vous plus que je n’en pensais. Vous marchez droit dans votre sentier, ce n’est pas votre faute s’il croise le mien. Mais celui auquel j’en veux, c’est le gardien des morts de Drontheim, ce vieux magicien, concierge du Spladgest. Quel est son nom déjà? Spliugry?... Spadugry?... Dites-moi, mon vieux docteur, vous qui êtes une Babel de science, vous qui connaissez tout, vous ne pourriez pas m’aider à trouver le nom de ce sorcier, votre confrère? Vous avez dû le rencontrer quelquefois, les jours de sabbat, chevauchant en l’air sur un balai?
Certes, si le pauvre Benignus avait pu s’enfuir en ce moment sur quelque monture aérienne de ce genre, le narrateur de cette histoire ne doute pas qu’il ne lui eût confié avec bien de la joie sa frêle machine épouvantée. Jamais l’amour de la vie ne s’était développé avec autant de force chez lui, que depuis qu’il percevait de tous ses organes l’imminence du danger. Tout ce qu’il voyait l’effrayait; les souvenirs de la Tour-Maudite, l’œil hagard de la femme rouge, la voix, les gants et la boisson du mystérieux ermite, l’aventurière intrépidité de son jeune compagnon, et, par-dessus tout, le bourreau; ce bourreau dans le repaire duquel il tombait en fuyant, chargé d’un crime. Il tremblait si fort que tout mouvement volontaire était chez lui paralysé, surtout lorsqu’il vit la conversation se tourner sur lui, et qu’il entendit l’apostrophe du formidable Orugix. Comme il ne se souciait guère d’imiter l’héroïsme du prêtre, sa langue embarrassée se refusa assez longtemps à répondre.
—Eh bien! reprit le bourreau, savez-vous le nom de ce concierge du Spladgest? Est-ce que votre perruque vous rend sourd?
—Un peu, seigneur...—Mais, dit-il enfin, je ne sais pas ce nom, je vous jure.
—Il ne le sait pas? dit la voix redoutée de l’ermite. Il a tort d’en faire serment. Cet homme se nomme Benignus Spiagudry.
—Moi! moi! grand Dieu! s’écria le vieillard avec terreur.
Le bourreau éclata de rire.
—Et qui vous dit que c’est vous? c’est de ce païen de concierge que nous parlons. En vérité, ce pédagogue s’effraie de rien. Que serait-ce donc si ses grimaces si drôles avaient une cause sérieuse? Ce vieux fou serait amusant à pendre.—Ainsi, vénérable docteur, poursuivit le bourreau que les terreurs de Spiagudry égayaient, vous ne connaissez pas ce Benignus Spiagudry?
—Non, maître, dit le concierge un peu rassuré par son incognito, je ne le connais pas, je vous assure. Et puisqu’il a le malheur de vous déplaire, je serais, maître, bien fâché, vraiment, de connaître cet homme.
—Et vous, seigneur ermite, reprit Orugix, vous paraissez le connaître?
—Oui, vraiment, répondit l’ermite. C’est un homme grand, vieux, sec, chauve...
Spiagudry, justement alarmé de cette prosopographie, raffermit en hâte sa perruque.
—Il a, continua l’ermite, les mains longues comme celles d’un voleur qui n’a pas rencontré de voyageur depuis huit jours, le dos courbé...
Spiagudry se redressa de son mieux.
—Du reste, on pourrait le prendre pour un des cadavres qu’il garde, s’il n’avait les yeux aussi perçants. Spiagudry porta la main à son emplâtre protecteur.
—Merci, père, dit le bourreau à l’ermite; en quelque lieu que je le trouve, je reconnaîtrai maintenant le vieux juif.
Spiagudry, qui était très bon chrétien, révolté de cette intolérable injure, ne put réprimer une exclamation.
—Juif, maître!
Puis il s’arrêta tout court, tremblant d’en avoir trop dit.
—Eh bien, juif ou païen, qu’importe, s’il a des relations avec le diable, comme on le dit!
—Je le croirais volontiers, reprit l’ermite avec un sourire sardonique que son capuchon ne cachait pas entièrement, s’il n’était pas si poltron. Mais comment pourrait-il pactiser avec Satan? il est aussi lâche que méchant. Quand la peur le prend, il ne se connaît plus.
L’ermite parlait lentement, comme s’il eût composé sa voix; et la lenteur même de ses paroles leur donnait une expression singulière.
—Il ne se connaît plus! répéta intérieurement Spiagudry.
—Je suis fâché qu’un méchant soit lâche, dit le bourreau; il ne vaut pas la peine d'être haï. Il faut combattre un serpent, on ne peut qu’écraser un lézard.
Spiagudry hasarda quelques paroles pour sa défense.
—Mais, seigneurs; êtes-vous sûrs que l’officier public dont vous parlez soit tel que vous le dites? A-t-il donc une réputation?...
—Une réputation! reprit l’ermite; la plus exécrable réputation de la province!
Benignus, désappointé, se tourna vers le bourreau.
—Seigneur maître, quels torts lui reprochez-vous? car je ne doute pas que votre haine ne soit légitime.
—Vous avez raison, vieillard, de n’en pas douter. Comme son commerce ressemble au mien, Spiagudry fait tout ce qu’il peut pour me nuire.
—Oh! maître, ne le croyez pas! Ou, s’il en est ainsi, c’est que cet homme ne vous a pas vu comme moi, entouré de votre gracieuse femme et de vos charmants enfants, admettant les étrangers au bonheur de votre foyer domestique. S’il eût joui, comme nous, de votre aimable hospitalité, maître, ce malheureux ne pourrait être votre ennemi.
Spiagudry achevait à peine cette adroite allocution, quand la grande femme, jusqu’alors muette, se leva, et dit d’une voix aigrement solennelle:
—La langue de la vipère n’est jamais plus venimeuse que lorsqu’elle est enduite de miel.
Puis elle se rassit, et continua de fourbir ses pinces, travail dont le bruit rauque et criard, remplissant les intervalles de la conversation, faisait, aux dépens des oreilles des quatre voyageurs, l’office des chœurs dans une tragédie grecque.
—Cette femme est folle, vraiment! se dit tout bas le concierge, ne pouvant s’expliquer autrement le mauvais effet de sa flatterie.
—Bechlie a raison, docteur aux blonds cheveux! s’écria le bourreau. Je vous tiens pour langue de vipère, si vous continuez de justifier plus longtemps ce Spiagudry.
—À Dieu ne plaise, maître! s’écria celui-ci; je ne le justifie nullement.
—À la bonne heure. Vous ignorez d’ailleurs jusqu’où il pousse l’insolence. Croiriez-vous que l’impudent a la témérité de me disputer la propriété de Han d’Islande?
—De Han d’Islande! dit brusquement l’ermite.
—Eh, oui. Vous connaissez ce fameux brigand?
—Oui, dit l’ermite.
—Eh bien, tout brigand revient au bourreau, n’est-il pas vrai? Que fait cet infernal Spiagudry? il demande qu’on mette à prix la tête de Han.
—Il demande qu’on mette à prix la tête de Han? interrompit l’ermite.
—Il en a l’audace; et cela uniquement pour que le corps lui revienne, et que je sois frustré de ma propriété.
—Voilà qui est infâme, maître Orugix; oser vous disputer un bien qui vous appartient si évidemment!
Ces mots étaient accompagnés du sourire malicieux qui effrayait Spiagudry.
—Le tour est d’autant plus noir, ermite, qu’il me faudrait une exécution comme celle de Han pour me tirer de mon obscurité, et me faire la fortune que ne m’a pas faite celle de Schumacker.
—En vérité, maître Nychol?
—Oui, frère ermite, le jour de l’arrestation de Han, venez me voir, et nous immolerons un pourceau gras à mon élévation future.
—Volontiers; mais savez-vous si je serai libre ce jour-là? D’ailleurs vous aviez tout à l’heure envoyé au diable l’ambition.
—Eh sans doute, père, quand je vois que, pour détruire mes espérances les mieux fondées, il suffit d’un Spiagudry et d’une requête de mise à prix.
—Ah! reprit l’ermite d’une voix étrange, Spiagudry a demandé la mise à prix!
Cette voix était pour le pauvre homme comme le regard du crapaud pour l’oiseau.
—Seigneurs, dit-il, pourquoi juger témérairement? Cela n’est pas sûr, peut-être est-ce un faux bruit.
—Un faux bruit! s’écria Orugix, la chose n’est que trop certaine. La demande des syndics est en ce moment à Drontheim, appuyée de la signature du concierge du Spladgest. On n’attend que la décision de son excellence le général gouverneur.
Le bourreau était si bien instruit, que Spiagudry n’osa poursuivre sa justification; il se contenta de maudire intérieurement, pour la centième fois, son jeune compagnon. Mais que devint-il lorsqu’il entendit l’ermite, qui depuis quelques moments paraissait méditer, s’écrier soudain d’un ton railleur:
—Maître Nychol, quel est donc le supplice des sacrilèges?
Ces paroles firent sur Spiagudry le même effet que si on lui avait arraché son emplâtre et sa perruque. Il attendit avec anxiété la réponse d’Orugix, qui acheva d’abord de vider son verre.
—Cela dépend du genre de sacrilège, répondit le bourreau.
—Si le sacrilège est la profanation d’un mort?
Pour le coup, le tremblant Benignus s’attendit à voir son nom sortir d’un moment à l’autre de la bouche de l’inexplicable ermite.
—Autrefois, dit froidement Orugix, on l’enterrait vivant avec le cadavre profané.
—Et maintenant?
—Maintenant on est plus doux.
—On est plus doux! dit Spiagudry, respirant à peine.
—Oui, reprit le bourreau de l’air satisfait et négligent d’un artiste qui parle de son art; on lui imprime d’abord, avec un fer chaud, une S sur le gras des jambes.
—Et ensuite? interrompit le vieux concierge, contre lequel il eût été difficile d’exécuter cette partie de la peine.
—Ensuite, dit le bourreau, on se contente de le pendre.
—Miséricorde! s’écria Spiagudry; de le pendre!
—Eh bien, qu’a-t-il? il me regarde de l’air dont le patient regarde le gibet.
—Je vois avec plaisir, disait l’ermite, que l’on est revenu à des principes d’humanité.
En ce moment, l’orage, qui avait cessé, permit d’entendre très distinctement au dehors le son clair et intermittent d’un cor.
—Nychol, dit la femme, on est à la poursuite de quelque malfaiteur, c’est le cor des archers.
—Le cor des archers! répéta chacun des interlocuteurs avec un accent différent, mais Spiagudry avec celui de la plus profonde terreur.
Ils achevaient à peine cette exclamation quand on frappa à la porte de la tour.
XIII
d’une révolution sont tout prêts. Qui commencera?
Dès qu’il y aura un point d’appui, tout
s’ébranlera.
Loevig est un gros bourg situé sur la rive septentrionale du golfe de Drontheim, et adossé à une chaîne basse de collines nues et bizarrement bariolées par diverses sortes de cultures, pareilles à de grands pans de mosaïque appuyés à l’horizon. L’aspect du bourg est triste; la cabane de bois et de jonc du pêcheur, la hutte conique bâtie de terre et de cailloux où le mineur invalide passe le peu de vieux jours que ses épargnes lui permettent de donner au soleil et au repos, la frêle charpente abandonnée que le chasseur de chamois revêt à son tour d’un toit de paille et de murs de peaux de bêtes, bordent des rues plus longues que le bourg, parce qu’elles sont étroites et tortueuses. Sur une place où l’on ne voit plus aujourd’hui que les vestiges d’une grosse tour, s’élevait alors l’ancienne forteresse bâtie par Horda le Fin-Archer, seigneur de Loevig et frère d’armes du roi païen Halfdan, et occupée en 1698 par le syndic du bourg, lequel en eût été l’habitant le mieux logé, sans la cigogne argentée qui venait tous les étés se percher à l’extrémité du clocher pointu de l’église, pareille à la perle blanche au sommet du bonnet aigu d’un mandarin.
Le matin même du jour où Ordener était arrivé à Drontheim, un personnage était débarqué, également incognito, à Loevig. Sa litière dorée, quoique sans armoiries, ses quatre grands laquais armés jusqu’aux dents, avaient soudain fait le sujet de toutes les conversations et de toutes les curiosités. L’hôte de la Mouette d’or, petite taverne où le grand personnage était descendu, avait pris lui-même un air mystérieux et répondait à toutes les questions: Je ne sais pas, d’un air qui voulait dire: Je sais tout, mais vous ne saurez rien. Les grands laquais étaient plus muets que des poissons, et plus sombres que les bouches d’une mine. Le syndic s’était d’abord renfermé dans sa tour, attendant dans sa dignité la première visite de l’étranger; mais bientôt les habitants l’avaient vu avec surprise se présenter deux fois inutilement à la Mouette d’or, et le soir épier un salut du voyageur appuyé sur sa fenêtre entrouverte. Les commères inféraient de là que le personnage avait fait connaître son haut rang au seigneur syndic. Elles se trompaient. Un messager expédié par l’étranger s’était présenté chez le syndic pour y faire viser son droit de passe, et le syndic avait remarqué sur le grand cachet de cire verte du paquet qu’il portait deux mains de justice croisées soutenant un manteau d’hermine surmonté d’une couronne de comte imposée à un écusson autour duquel pendaient les colliers de l’Éléphant et de Dannebrog. Cette observation avait suffi au syndic, qui désirait vivement obtenir de la grande chancellerie le haut syndicat du Drontheimhus. Mais il avait perdu ses avances, car le noble inconnu ne voulait voir personne.
Le second jour de l’arrivée de ce voyageur à Loevig tirait à sa fin, lorsque l’hôte entra dans sa chambre en disant, après une inclination profonde, que le messager attendu de sa courtoisie venait d’arriver.
—Eh bien, dit sa courtoisie, qu’il monte.
Un instant après, le messager entra, ferma soigneusement la porte, puis saluant jusqu’à terre l’étranger qui s’était à demi tourné vers lui, attendit dans un silence respectueux qu’il lui adressât la parole.
—Je vous espérais ce matin, dit celui-ci; qui donc vous a retenu?
—Les intérêts de votre grâce, seigneur comte; ai-je un autre souci?
—Que fait Elphège? que fait Frédéric?
—Ils sont bien portants.
—Bien! bien! interrompit le maître; n’avez-vous rien de plus intéressant à m’apprendre? Quoi de nouveau à Drontheim?
—Rien, sinon que le baron de Thorvick y est arrivé hier.
—Oui, je sais qu’il a voulu consulter ce vieux mecklembourgeois Levin sur le mariage projeté. Savez-vous quel a été le résultat de son entrevue avec le gouverneur?
—Aujourd’hui à midi, heure de mon départ, il n’avait point encore vu le général.
—Comment! arrivé de la veille! Vous m’étonnez, Musdœmon. Et avait-il vu la comtesse?
—Encore moins, seigneur.
—C’est donc vous qui l’avez vu?
—Non, mon noble maître; et d’ailleurs je ne le connais pas.
—Et comment, si personne ne l’a vu, savez-vous qu’il est à Drontheim?
—Par son domestique, qui est descendu hier au palais du gouverneur.
—Mais lui, est-il donc descendu ailleurs?
—Son domestique assure qu’en arrivant il s’est embarqué pour Munckholm, après être entré dans le Spladgest.
Le regard du comte s’enflamma.
—Pour Munckholm! pour la prison de Schumacker! en êtes-vous certain? J’ai toujours pensé que cet honnête Levin était un traître. Pour Munckholm! Qui peut l’attirer là? va-t-il demander aussi des conseils à Schumacker? va-t-il?...
—Noble seigneur, interrompit Musdœmon, il n’est pas sûr qu’il y soit allé.
—Quoi! et que me disiez-vous donc? vous jouez-vous de moi?
—Pardon, votre grâce, je répétais au seigneur comte ce que disait le domestique du seigneur baron. Mais le seigneur Frédéric, qui était hier de garde au donjon, n’y a point vu le baron Ordener.
—Belle preuve! mon fils ne connaît pas le fils du vice-roi. Ordener a pu entrer au fort incognito.
—Oui, seigneur; mais le seigneur Frédéric affirme n’avoir vu personne.
Le comte parut se calmer.
—Cela est différent; mon fils l’affirme-t-il en effet?
—Il me l’a assuré à trois reprises; et l’intérêt du seigneur Frédéric est ici le même que celui de sa grâce.
Cette réflexion du messager rassura complètement le comte.
—Ah! dit-il, je comprends. Le baron, en arrivant, aura voulu se promener un peu sur le golfe, et le domestique se sera persuadé qu’il allait à Munckholm. En effet, qu’irait-il faire là? j’étais bien sot de m’alarmer. Cette nonchalance de mon gendre à voir le vieux Levin prouve au contraire que son affection pour lui n’est pas si vive que je le craignais. Vous ne croiriez pas, mon cher Musdœmon, poursuivit le comte avec un sourire, que je m’imaginais déjà Ordener amoureux d’Éthel Schumacker, et que je bâtissais un roman et une intrigue sur ce voyage à Munckholm. Mais, Dieu merci, Ordener est moins fou que moi.—À propos, mon cher, que devient cette jeune Danaé entre les mains de Frédéric?
Musdœmon avait conçu les mêmes alarmes que son maître touchant Éthel Schumacker, et les avait combattues sans pouvoir les vaincre aussi aisément. Cependant, charmé de voir son maître sourire, il se garda bien de troubler sa sécurité et chercha au contraire à l’accroître, afin d’accroître cette sérénité si précieuse dans les grands pour leurs favoris.
—Noble comte, votre fils a échoué près de la fille de Schumacker; mais il paraît qu’un autre a été plus heureux.
Le comte l’interrompit vivement.
—Un autre! quel autre?
—Eh! mais, je ne sais quel serf, paysan ou vassal...
—Dites-vous vrai? s’écria le comte, dont la figure dure et sombre était devenue radieuse.
—Le seigneur Frédéric me l’a affirmé, ainsi qu’à la noble comtesse.
Le comte se leva et se mit à parcourir la chambre en se frottant les mains.
—Musdœmon, mon cher Musdœmon, encore un effort et nous sommes au but. Le rejeton de l’arbre est flétri; il ne nous reste plus qu’à renverser le tronc.—Avez-vous encore quelque bonne nouvelle?
—Dispolsen a été assassiné.
Le visage du comte se dérida entièrement.
—Ah! vous verrez que nous marcherons de triomphe en triomphe. A-t-on ses papiers? a-t-on surtout ce coffre de fer?
—J’annonce avec peine à votre grâce que le meurtre n’a point été commis par les nôtres. Il a été tué et dépouillé sur les grèves d’Urchtal, et l’on attribue cet exploit à Han d’Islande.
—Han d’Islande! reprit le maître, dont le visage s’était rembruni; quoi! ce brigand célèbre que nous voulons mettre à la tête de nos révoltés!
—Lui-même, noble comte; et je crains, d’après ce que j’en ai entendu dire, que nous n’ayons de la peine à le trouver. En tout cas, je me suis assuré d’un chef qui prendra son nom et pourra le remplacer. C’est un farouche montagnard, haut et dur comme un chêne, féroce et hardi comme un loup dans un désert de neige; il est impossible que ce formidable géant ne ressemble pas à Han d’Islande.
—Ce Han d’Islande, demanda le comte, est donc de haute taille?
—C’est le bruit le plus populaire, votre grâce.
—J’admire toujours, mon cher Musdœmon, l’art avec lequel vous disposez vos plans. Quand éclate l’insurrection?
—Oh! très prochainement, votre grâce; en ce moment peut-être. La tutelle royale pèse depuis longtemps aux mineurs; tous saisissent avec joie l’idée d’un soulèvement. L’incendie commencera par Guldbranshal, s’étendra à Sund-Moër, gagnera Kongsberg. Deux mille mineurs peuvent être sur pied en trois jours. La révolte se fera au nom de Schumacker; c’est en ce nom que leur parlent nos émissaires. Les réserves du Midi et la garnison de Drontheim et de Skongen s’ébranleront; et vous serez ici justement pour étouffer la rébellion, nouveau et insigne service aux yeux du roi, et pour le délivrer de ce Schumacker si inquiétant pour son trône. Voilà sur quelles indestructibles bases s’élèvera l’édifice que couronnera le mariage de la noble dame Ulrique avec le baron de Thorvick.
L’entretien intime de deux scélérats n’est jamais long, parce que ce qu’il y a d’homme en eux s’effraie bien vite de ce qu’il y a d’infernal. Quand deux âmes perverses s’étalent réciproquement leur impudique nudité, leurs mutuelles laideurs les révoltent. Le crime fait horreur au crime même; et deux méchants qui conversent, avec tout le cynisme du tête-à-tête, de leurs passions, de leurs plaisirs, de leurs intérêts, se sont l’un à l’autre comme un effroyable miroir. Leur propre bassesse les humilie dans autrui, leur propre orgueil les confond, leur propre néant les épouvante; et ils ne peuvent se fuir, se désavouer eux-mêmes dans leur semblable; car chaque rapport odieux, chaque affreuse coïncidence, chaque hideuse parité trouve en eux une voix toujours infatigable qui la dénonce à leur oreille sans cesse fatiguée. Quelque secret que soit leur entretien, il a toujours deux insupportables témoins;—Dieu, qu’ils ne voient pas; et la conscience, qu’ils sentent.
Les conversations confidentielles de Musdœmon étaient d’autant plus fatigantes pour le comte qu’il mettait toujours sans ménagements son maître de moitié dans les crimes entrepris ou à entreprendre. Bien des courtisans croient adroit de sauver aux grands l’apparence des mauvaises actions; ils prennent sur eux la responsabilité du mal, et laissent même souvent à la pudeur du patron la consolation d’avoir semblé résister à un crime profitable. Musdœmon, par un raffinement d’adresse, suivait la marche contraire. Il voulait paraître conseiller rarement et toujours obéir. Il connaissait l'âme de son maître comme son maître connaissait la sienne; aussi ne se compromettait-il qu’en compromettant le comte. La tête que le comte aurait le plus volontiers fait tomber, après celle de Schumacker, c’était celle de Musdœmon; il le savait comme si son maître le lui eût dit, et son maître savait qu’il le savait.
Le comte avait appris ce qu’il voulait apprendre. Il était satisfait. Il ne lui restait plus qu’à congédier Musdœmon.
—Musdœmon, dit-il avec un sourire gracieux, vous êtes le plus fidèle et le plus zélé de mes serviteurs. Tout va bien et je le dois à vos soins. Je vous fais secrétaire intime de la grande chancellerie.
Musdœmon s’inclina profondément.
—Ce n’est pas tout, poursuivit le comte, je vais demander pour vous une troisième fois l’ordre de Dannebrog; mais je crains toujours que votre naissance, votre indigne parenté...
Musdœmon rougit, pâlit, et cacha les altérations de son visage en s’inclinant de nouveau.
—Allez, dit le comte lui présentant sa main à baiser, allez, seigneur secrétaire intime, rédiger votre placeat. Il trouvera peut-être le roi dans un moment de bonne humeur.
—Que sa majesté l’accorde ou non, je suis confus et fier des bontés de votre grâce.
—Dépêchez-vous, mon cher, car je suis pressé de partir. Il faut tâcher encore d’avoir des renseignements précis sur ce Han.
Musdœmon, après une troisième révérence, entr’ouvrit la porte.
—Ah! dit le comte, j’oubliais... En votre qualité nouvelle de secrétaire intime, vous écrirez à la chancellerie pour qu’on envoie sa destitution à ce syndic de Loevig, qui compromet son rang dans le canton par une foule de bassesses envers les étrangers qu’il ne connaît pas.
XIV
Le chevalier qui dompte un coursier belliqueux,
Celui qui meurt au son redouté de la trompette,
Celui qui meurt au bruit pacifique des oraisons.
Sont l’objet de tes soins, prodigués également
À l’homme pieux, sous le casque ou sous la tonsure.
—Oui, maître, nous devons en vérité un pèlerinage à la grotte de Lynrass. Eût-on cru que cet ermite, que je maudissais comme un esprit infernal, serait notre ange sauveur, et que la lance qui semblait nous menacer à tout moment nous servirait de pont pour franchir le précipice?
C’est en ces termes assez burlesquement figurés que Benignus Spiagudry faisait éclater aux oreilles d’Ordener sa joie, son admiration et sa reconnaissance pour l’ermite mystérieux. On devine que nos deux voyageurs sont sortis de la Tour-Maudite. Au point où nous les retrouvons, ils ont même déjà laissé assez loin derrière eux le hameau de Vygla et suivent péniblement une route montueuse, entrecoupée de mares ou embarrassée de grosses pierres que les torrents passagers de l’orage ont déposées sur la terre humide et visqueuse. Le jour ne paraît pas encore; seulement les buissons qui couronnent les rochers des deux côtés du chemin se détachent du ciel déjà blanchâtre comme des découpures noires, et l’œil voit les objets, encore sans couleurs, reprendre par degrés leurs formes à cette lumière terne, et en quelque sorte épaisse, que le crépuscule du nord verse à travers les froids brouillards du matin.
Ordener gardait le silence, car depuis quelques instants il s’était doucement livré à ce demi-sommeil que le mouvement machinal de la marche permet quelquefois. Il n’avait pas dormi depuis la veille où il avait donné au repos, dans une barque de pêcheur amarrée au port de Drontheim, le peu d’heures qui avaient séparé sa sortie du Spladgest de son retour à Munckholm. Aussi, tandis que son corps s’avançait vers Skongen, son esprit s’était envolé au golfe de Drontheim, dans cette sombre prison, sous ces lugubres tours qui renfermaient le seul être auquel il pût dans le monde attacher l’idée d’espérance et de bonheur. Éveillé, le souvenir de son Éthel dominait toutes ses pensées; endormi, ce souvenir devenait comme une image fantastique qui illuminait tous ses rêves. Dans cette seconde vie du sommeil, où l'âme existe un moment seule, où l'être physique avec tous ses maux matériels semble s'être évanoui, il voyait cette vierge bien aimée, non plus belle, non plus pure, mais plus libre, plus heureuse, plus à lui. Seulement, sur la route de Skongen, l’oubli de son corps, l’engourdissement de ses facultés ne pouvaient être complets; car de temps en temps une fondrière, une pierre, une branche d’arbre, heurtant ses pieds, le rappelaient brusquement de l’idéal au réel. Il relevait alors la tête, entr’ouvrait ses yeux fatigués, et regrettait d'être retombé de son beau voyage céleste dans son pénible voyage terrestre, où rien ne le dédommageait de ses illusions enfuies que l’idée de sentir contre son cœur cette boucle de cheveux qui lui appartenait en attendant qu’Éthel tout entière fût à lui. Puis ce souvenir ramenait la charmante image fantastique, et il remontait mollement, non dans son rêve, mais dans sa vague et opiniâtre rêverie.
—Maître, répéta Spiagudry d’une voix plus forte, qui, jointe au choc d’un tronc d’arbre, réveilla Ordener, ne craignez rien. Les archers ont pris sur la droite avec l’ermite en sortant de la tour, et nous sommes assez loin d’eux pour pouvoir parler. Il est vrai que jusqu’ici le silence était prudent.
—Vraiment, dit Ordener en bâillant, vous poussez la prudence un peu loin. Il y a trois heures au moins que nous avons quitté la tour et les archers.
—Cela est vrai, seigneur; mais prudence ne nuit jamais. Voyez, si je m’étais nommé au moment où le chef de cette infernale escouade a demandé Benignus Spiagudry, d’une voix pareille à celle dont Saturne demandait son fils nouveau-né pour le dévorer; si, même, en ce moment terrible, je n’avais eu recours à une taciturnité prudente, où serais-je, mon noble maître?
—Ma foi, vieillard, je crois qu’en ce moment-là nul n’eût pu obtenir de vous votre nom, eût-on employé des tenailles pour vous l’arracher.
—Avais-je tort, maître? Si j’avais parlé, l’ermite, que saint Hospice et saint Usbald le solitaire bénissent! l’ermite n’aurait pas eu le temps de demander au chef des archers si son escouade n’était pas composée de soldats de la garnison de Munckholm, question insignifiante, faite uniquement pour gagner du temps. Avez-vous remarqué, jeune seigneur, après la réponse affirmative de ce stupide archer, avec quel sourire singulier l’ermite l’a invité à le suivre, en lui disant qu’il connaissait la retraite du fugitif Benignus Spiagudry?
Ici le concierge s’arrêta un moment comme pour prendre de l’élan, car il reprit soudain d’une voix larmoyante d’enthousiasme:
—Bon prêtre! digne et vertueux anachorète, pratiquant les principes de l’humanité chrétienne et de la charité évangélique! Et moi qui m’effrayais de ses dehors, assez sinistres à la vérité; mais ils cachent une si belle âme! Avez-vous encore remarqué, mon noble maître, qu’il y avait quelque chose de singulier dans l’accent dont il m’a dit: au revoir! en emmenant les archers? Dans un autre moment, cet accent m’eût alarmé; mais ce n’est pas la faute du pieux et excellent ermite. La solitude donne sans doute à la voix ce timbre étrange; car je connais, seigneur,—ici la voix de Benignus devint plus basse—je connais un autre solitaire, ce formidable vivant que... Mais non, par respect pour le vénérable ermite de Lynrass, je ne ferai pas cet odieux rapprochement. Les gants n’ont également rien d’extraordinaire, il fait assez froid pour qu’on en porte; et sa boisson salée ne m’étonne pas davantage. Les cénobites catholiques ont souvent des règles singulières; celle-là même, maître, se trouve indiquée dans ce vers du célèbre Urensius, religieux du mont Caucase:
Comment ne me suis-je pas rappelé ce vers dans cette maudite ruine de Vygla! un peu plus de mémoire m’aurait épargné de bien folles alarmes. Il est vrai qu’il est difficile, n’est-ce pas, seigneur, d’avoir ses idées nettes dans un pareil repaire, assis à la table d’un bourreau! d’un bourreau! d’un être voué au mépris et à l’exécration universelle, qui ne diffère de l’assassin que par la fréquence et l’impunité de ses meurtres, dont le cœur, à toute l’atrocité des plus affreux brigands, réunit la lâcheté que du moins leurs crimes aventureux ne leur permettent pas! d’un être qui offre à manger et verse à boire de la même main qui fait jouer des instruments de torture et crier les os des misérables entre les ais rapprochés d’un chevalet! Respirer le même air qu’un bourreau! Et le plus vil mendiant, si ce contact impur l’a souillé, abandonne avec horreur les derniers haillons qui protégeaient contre l’hiver ses maladies et ses nudités! Et le chancelier, après avoir scellé ses lettres d’office, les jette sous la table des sceaux, en signe de dégoût et de malédiction! Et en France, quand le bourreau est mort à son tour, les sergents de la prévôté aiment mieux payer une amende de quarante livres que de lui succéder! Et à Pesth, le condamné Chorchill, auquel on offrait sa grâce avec des lettres d’exécuteur, préféra le rôle de patient au métier de bourreau! N’est-il pas encore notoire, noble jeune seigneur, que Turmeryn, évêque de Maëstricht, fit purifier une église où était entré le bourreau, et que la czarine Petrowna se lavait le visage chaque fois qu’elle revenait d’une exécution? Vous savez également que les rois de France, pour honorer les gens de guerre, veulent qu’ils soient punis par leurs camarades, afin que ces nobles hommes, même lorsqu’ils sont criminels, ne deviennent pas infâmes par l’attouchement d’un bourreau. Et enfin, ce qui est décisif, dans la Descente de saint Georges aux enfers, par le savant Melasius Iturham, Caron ne donne-t-il pas au brigand Robin Hood le pas sur le bourreau Phlipcrass?—Vraiment, maître, si jamais je deviens puissant—ce que Dieu seul peut savoir—je supprime les bourreaux et je rétablis l’ancienne coutume et les vieux tarifs. Pour le meurtre d’un prince, on paiera, comme en 1150, quatorze cent quarante doubles écus royaux; pour le meurtre d’un comte, quatorze cent quarante écus simples; pour celui d’un baron, quatorze cent quarante bas écus; le meurtre d’un simple noble sera taxé à quatorze cent quarante ascalins; et celui d’un bourgeois....
—N’entends-je pas le pas d’un cheval qui vient à nous? interrompit Ordener.
Ils tournèrent la tête, et, comme le jour avait paru pendant le long soliloque scientifique de Spiagudry, ils purent distinguer en effet, à cent pas en arrière, un homme vêtu de noir, agitant un bras vers eux, et pressant de l’autre un de ces petits chevaux d’un blanc sale que l’on rencontre souvent, domptés ou sauvages, dans les montagnes basses de la Norvège.
—De grâce, maître, dit le peureux concierge, pressons le pas, cet homme noir m’a tout l’air d’un archer.
—Comment, vieillard, nous sommes deux, et nous fuirions devant un seul homme!
—Hélas! vingt éperviers fuient devant un hibou. Quelle gloire y a-t-il à attendre un officier de justice?
—Et qui vous dit que c’en est un? reprit Ordener, dont les yeux n’étaient pas troublés par la peur. Rassurez-vous, mon brave guide; je reconnais ce voyageur.—Arrêtons-nous.
Il fallut céder. Un moment après, le cavalier les aborda; et Spiagudry cessa de trembler en reconnaissant la figure grave et sereine de l’aumônier Athanase Munder.
Celui-ci les salua en souriant, et arrêta sa monture, en disant d’une voix que son essoufflement entrecoupait:
—Mes chers enfants, c’est pour vous que je reviens sur mes pas; et le Seigneur ne permettra sans doute pas que mon absence, prolongée dans une intention de charité, soit préjudiciable à ceux auxquels ma présence est utile.
—Seigneur ministre, répondit Ordener, nous serions heureux de pouvoir vous servir en quelque chose.
—C’est moi, au contraire, noble jeune homme, qui veux vous servir. Daigneriez-vous me dire quel est le but de votre voyage?
—Révérend aumônier, je ne puis.
—Je désire qu’en effet, mon fils, il y ait de votre part impuissance et non défiance. Car alors malheur à moi! malheur à celui dont l’homme de bien se défie, même quand il ne l’a vu qu’une fois!
L’humilité et l’onction du prêtre touchèrent vivement Ordener.
—Tout ce que je puis vous dire, mon père, c’est que nous visitons les montagnes du nord.
—C’est ce que je pensais, mon fils, et voilà pourquoi je viens à vous. Il y a dans ces montagnes des bandes de mineurs et de chasseurs, souvent redoutables aux voyageurs.
—Eh bien?
—Eh bien,—je sais qu’il ne faut pas essayer de détourner de sa route un noble jeune homme qui va chercher un danger,—mais l’estime que j’ai conçue pour vous m’a inspiré un autre moyen de vous être utile. Le malheureux faux monnayeur auquel j’ai porté hier les dernières consolations de mon Dieu avait été mineur. Au moment de la mort, il m’a donné ce parchemin sur lequel son nom est écrit, disant que cette passe me préserverait de tout danger, si jamais je voyageais dans ces montagnes. Hélas! à quoi cela pourrait-il servir à un pauvre prêtre qui vivra et mourra avec des prisonniers, et qui d’ailleurs, inter castra latronum, ne doit chercher de défense que dans la patience et la prière, seules armes de Dieu! Si je n’ai pas refusé cette passe, c’est qu’il ne faut point affliger par un refus le cœur de celui qui, dans peu d’instants, n’aura plus rien à recevoir et à donner sur la terre. Le bon Dieu daignait m’inspirer, car aujourd’hui je puis vous apporter ce parchemin, afin qu’il vous accompagne dans les hasards de votre route, et que le don du mourant soit un bienfait pour le voyageur.
Ordener reçut avec attendrissement le présent du vieux prêtre.
—Seigneur aumônier, dit-il, Dieu veuille que votre désir soit exaucé! Merci. Pourtant, ajouta-t-il, mettant la main sur son sabre, je portais déjà mon droit de passe à mon côté.
—Jeune homme, dit le prêtre, peut-être ce frêle parchemin vous protégera-t-il mieux que votre épée de fer. Le regard d’un pénitent est plus puissant que le glaive même de l’archange. Adieu. Mes prisonniers m’attendent. Veuillez prier quelquefois pour eux et pour moi.
—Saint prêtre, reprit Ordener en souriant, je vous ai dit que vos condamnés auraient leur grâce; ils l’auront.
—Oh! ne parlez pas avec cette assurance, mon fils. Ne tentez pas le Seigneur. Un homme ne sait pas ce qui se passe dans le cœur d’un autre homme, et vous ignorez encore ce que décidera le fils du vice-roi. Peut-être, hélas! ne daignera-t-il jamais admettre devant lui un humble aumônier. Adieu, mon fils; que votre voyage soit béni, et que parfois il sorte de votre belle âme un souvenir pour le pauvre prêtre et une prière pour les pauvres prisonniers.