← Retour

Histoire de l'Émigration pendant la Révolution Française. Tome 3: Du 18 Brumaire à la Restauration

16px
100%

The Project Gutenberg eBook of Histoire de l'Émigration pendant la Révolution Française. Tome 3

This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook.

Title: Histoire de l'Émigration pendant la Révolution Française. Tome 3

Author: Ernest Daudet

Release date: November 27, 2014 [eBook #47473]
Most recently updated: October 24, 2024

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Christine P. Travers and
the volunteers of DP-Europe

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DE L'ÉMIGRATION PENDANT LA RÉVOLUTION FRANÇAISE. TOME 3 ***

Notes au lecteur de ce fichier digital:

Seules les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées.

HISTOIRE DE L'ÉMIGRATION
PENDANT LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

TOME III
DU DIX-HUIT BRUMAIRE À LA RESTAURATION

OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
ŒUVRES HISTORIQUES
À LA LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie

  • Les Conspirations royalistes du Midi sous la Révolution (1790-1793), un vol. in-16 avec 3 cartes, broché. 3 fr. 50
  • Histoire de la Restauration. Un volume in-16. (Épuisé.)
  • La Terreur Manche, épisodes et souvenirs (1815), 3e édition, un vol. in-16, broché.
  • Le roman d'un Conventionnel, Hérault de Séchelles et les Dames de Bellegarde, 2e édition, un vol. in-16, avec 8 gravures, broché.

CHEZ DIVERS ÉDITEURS

  • Le cardinal Consalvi, in-18 (Épuisé).
  • Le Ministère de M. de Martignac, in-8o (Épuisé).
  • Le Procès des Ministres de Charles X, in-8o (Épuisé).
  • La Police et les Chouans, in-18.
  • Conspirateurs et Comédiennes, in-18.
  • Poussière du passé, in-18.
  • Louis XVIII et le duc Decazes, in-8o.
  • La Conjuration de Pichegru, in-8o.
  • Une vie d'Ambassadrice au siècle dernier, in-8o.
  • Souvenirs de la Présidence du Maréchal de Mac-Mahon, in-18.
  • Le duc d'Aumale, un vol. in-8o.
  • Mémoires d'un gentilhomme du temps de Louis XIV, un vol. in-18.
  • Coblentz, in-8o (Épuisé).
  • Les Émigrés et la seconde Coalition, in-8o (Épuisé).
  • Les Bourbons et la Russie, in-8o (Épuisé)[1].

ERNEST DAUDET

HISTOIRE DE L'ÉMIGRATION
PENDANT LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

TOME III
DU DIX-HUIT BRUMAIRE À LA RESTAURATION

Ouvrage couronné par L'Académie Française
(Grand Prix Gobert)

PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie
79, boulevard Saint-Germain, 79

1907
Droits de traduction et de reproduction réservés.

HISTOIRE DE L'ÉMIGRATION
PENDANT LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

LIVRE ONZIÈME
LA COUR DE MITAU EN 1800

I
L'ÉGLISE ET LA ROYAUTÉ

En l'émouvante histoire de Louis XVIII dans l'émigration, l'année 1800, à n'y regarder qu'au point de vue de sa sûreté personnelle, n'est pas celle où il a le plus à se plaindre de sa destinée. La générosité du tsar Paul Ier lui a assuré un asile. Traité en souverain, il y vit paisible, à l'abri du besoin, grâce aux deux cent mille roubles qu'il reçoit annuellement de son bienfaiteur, dans une intimité familiale dont la présence à ses côtés de la duchesse d'Angoulême accroît pour lui la douceur et qu'embellit encore l'incessant dévouement de son fidèle ami le comte d'Avaray, capitaine de ses gardes. Parmi ses familiers d'autrefois, quelques-uns de ceux qu'il préfère ont pu le rejoindre: le cardinal de Montmorency, grand aumônier, qu'assistent trois aumôniers ordinaires, y compris l'abbé Edgeworth, confesseur de Sa Majesté; le comte de Saint-Priest, premier ministre de cette petite cour; les ducs de Fleury, de Duras, de Villequier, gentilshommes de la chambre; le comte des Cars, premier maître d'hôtel; le duc de Guiche, le duc de Piennes, le comte de La Chapelle, le marquis de Bonnay. Il y a aussi la maison de la reine, celle de la duchesse d'Angoulême, dont le mari est à l'armée de Condé avec son frère le duc de Berry, et où l'on compte le duc et la duchesse de Sérent, la comtesse de La Tour-d'Auvergne, Mlle de Choisy, le marquis de Nesle, oncle du comte d'Avaray, et sur lequel une démarche imprudente attirera bientôt de la part du tsar un ordre d'expulsion. Il y a enfin un nombreux personnel domestique, sous la direction de Hue et de Cléry. Grâce à cet entourage, à la pompeuse étiquette qu'on y observe, moins encore par la volonté du roi que par les ordres de d'Avaray; grâce à ses gardes du corps, que la sollicitude de Paul Ier a rassemblés autour de lui, le souverain proscrit peut croire encore qu'il n'a pas tout perdu.

Chaque jour, après la messe, il donne audience. À la porte de son cabinet, se tiennent, l'épée nue, deux gardes, chevaliers de Saint-Louis. Le gouverneur de Courlande présente le visiteur au gentilhomme de service, qui l'introduit auprès du prince. Le roi porte ordinairement un habit bleu, à collet rouge. Affable est son accueil. Il s'énonce bien, parle avec la même facilité le latin, le français et l'italien, un peu l'anglais. S'il retient le visiteur à dîner, celui-ci est placé à côté du duc d'Angoulême, assis lui-même près du roi, et «qui ne trouve rien à dire malgré le désir qu'il paraît en avoir». À la droite de la duchesse d'Angoulême, prend place le cardinal de Montmorency, très sourd, «n'entendant rien, parlant peu, mais mangeant d'un grand appétit.»

Le roi aime à entretenir ses invités des malheurs de son frère. Il montre, attendri, «le dernier billet que la reine Marie-Antoinette lui écrivit du Temple et le cachet de France, qu'un hasard a mis dans ses mains.» Le soir, on installe, comme à Versailles, le jeu du roi. C'est ordinairement le duc d'Angoulême qui lient les cartes contre son oncle. Quand c'est à lui de les donner, il se lève et reste debout en les distribuant.

Les distractions de la cour de Mitau ne vont guère au delà de ces réunions. Dans la journée, une promenade en voiture, quelques visites chez les châtelains des environs; le soir, le thé chez la duchesse de Guiche: «Les tasses sont en faïence, la théière en étain. La gêne règne dans les finances; mais les grâces embellissent la détresse.» Quelquefois, c'est un haut personnage qui passe par Mitau, le grand-duc Constantin, second fils du tsar, le maréchal Souvarof[2], vieux et malade, des diplomates étrangers, quelque émigré mandé par l'empereur, ou même des espions et des aventuriers qui pénètrent en Russie, en trompant la surveillance rigoureuse exercée aux frontières.

Mais les avantages matériels de cette existence, dont le roi, sans qu'il puisse encore le prévoir, sera dépossédé demain, ne le dédommagent pas des déceptions et des mécomptes qu'amasse sur sa tête et voit éclater cette année 1800. Considérée à travers tant d'événements désastreux pour sa cause, elle apparaît comme la plus douloureuse de son exil. La journée de brumaire a livré la France à Bonaparte, coupé court aux négociations que Louis XVIII croyait nouées entre ses agents et Barras, révélé les ambitions du premier consul, et dispersé les royalistes qui, dans Paris, travaillaient au rétablissement de la monarchie. Paul Ier, mécontent de ses alliés, est sorti de la coalition. Déjà, ses regards se tournent avec admiration vers le jeune général qui a maté le monstre révolutionnaire. La froideur, la réserve, des susceptibilités sans objet caractérisent de plus en plus ses rapports avec l'héritier des Bourbons. La Sardaigne et Naples subissent le joug de la République; la Prusse et l'Espagne vivent en paix avec elle; l'Autriche et l'Angleterre, quoique à contre-cœur, entrevoient le moment où elles devront suivre cet exemple. Le pape lui-même abandonne le roi, se rapproche du vainqueur, consent à négocier avec lui en vue d'un Concordat. À sa voix et rebelles à celle du roi, les évêques, pour la plupart, rentrent en France, où le clergé de second ordre les a précédés, et se préparent à envoyer à Rome leur démission afin de faciliter l'exécution de l'acte réparateur, qui va faire refleurir la vieille religion des ancêtres. Il semble en un mot que les chances de la royauté légitime soient pour longtemps paralysées, sinon pour toujours.

Une lettre écrite le 15 novembre par Louis XVIII à une noble Anglaise, lady Malmesbury, une amie des jours heureux, qui lui avait adressé ses hommages, nous permet de lire dans son âme, d'y voir les sentiments auxquels, après cinq années d'un exil tragique, il s'abandonnait:

«Je vous remercie de vouloir que je vous entretienne de ma position. Je pourrais ne vous dire qu'un mot: je suis à cinq cents lieues de ma patrie, et ce mot dirait tout. Mais vous désirez des détails, et pour vous satisfaire, il faut que je distingue deux personnes en moi: l'homme public et l'homme privé.

«Si ce dernier oubliait qu'il a perdu les êtres qu'il chérissait le plus au monde, il pourrait se croire heureux. Le plus généreux des souverains m'a donné un asile; il m'y comble d'amitiés; il l'a embelli par l'union de mes enfants, par la présence de l'unique rejeton de ceux que je pleure, de cet ange que la France envie à la Courlande. Mais, toutes les douceurs qu'éprouve l'homme privé sont empoisonnées par les peines de l'homme public. Mon cœur et mes yeux se portent sans cesse vers la France. Je vois mon peuple revenu de ses erreurs, mais opprimé par ceux qui l'avaient égaré, me tendant les mains auxquelles les miennes ne peuvent atteindre, les autels déserts, le trône de mes pères renversé, leur palais occupé par un homme à peine né Français, et je ne puis pas au péril de ma vie mettre un terme à tant de malheurs et une politique aussi fausse qu'incompréhensible enchaîne le bras, rend nulles les magnanimes vues de mon auguste ami, et me retient à l'extrémité de l'Europe. Avec de telles pensées, puis-je être heureux? Non, sans doute.

«Mais gardez-vous, my dear lady, de croire que je m'en laisse abattre. Je pense que mes maux sont bien peu de chose en comparaison de ceux que mon malheureux frère a soutenus avec une constance qui honorera éternellement sa mémoire, et cette idée seule suffirait pour soutenir mon courage. L'espérance est d'ailleurs loin de m'abandonner. Le temps viendra où l'aveuglement des rois cessera, où tous sentiront que le danger est commun à tous et menace non seulement leur tête, mais encore tout l'ordre social, et que pour s'en garantir, pour en empêcher l'inévitable effet, il faut s'unir au seul allié qui puisse assurer le succès d'une telle entreprise, au cœur des vrais Français, en opposant franchement la monarchie à la République, le roi légitime à l'usurpateur. Ces vérités, souvent répétées et jusqu'à présent sans fruit, germeront un jour. Je l'attends, je l'espère et ne cesse de travailler à le hâter. Telle est ma vie.»

Cette éloquente profession de foi nous montre Louis XVIII toujours égal à lui-même, toujours animé de cette indomptable confiance dans le triomphe de ses droits, qui, jusqu'en 1814, fut son guide et son soutien, et dont il convenait d'évoquer le témoignage avant de poursuivre le récit de ses cruelles épreuves, ne serait-ce que pour faire comprendre comment il est parvenu à en porter le fardeau sans en être écrasé.

Il est vrai qu'au début de l'année 1800, à la faveur de la sécurité matérielle dont il jouissait, et surtout de son éloignement de la France, qui lui dérobait trop souvent ce qui s'y passait, il se flattait encore de voir réussir quelques-unes des entreprises qu'il avait conçues ou approuvées. Sans doute, les victoires des armées républicaines, le renoncement de Paul Ier à toute idée belliqueuse, le rappel de ses troupes, avaient frappé au cœur la coalition. Mais, outre qu'à Mitau on ne croyait pas que sa défaite fût définitive, on y gardait encore quelque espoir de la voir se renouer. On l'espérait d'autant plus que Dumouriez venait d'être appelé par le tsar à Saint-Pétersbourg, et que Pichegru et Willot poursuivaient en Allemagne, chacun de son côté, l'exécution de leurs plans. Enfin, à Paris, un conseil composé d'hommes honorables venait de prendre en main les affaires du roi. Il s'efforçait de négocier avec Bonaparte en vue d'une restauration des Bourbons, et bien que le roi n'osât croire au succès de cette négociation, il n'y avait pas lieu de perdre confiance tant que le dernier mot n'en était pas dit. Tout, d'ailleurs, en France et en Europe, demeurait encore si confus et si contradictoire, que les espérances étaient aussi fondées que les craintes.

Entre les diverses questions qui préoccupaient le roi, celle qui lui causait en ce moment les plus graves soucis était la question religieuse. Elle ne lui apparaissait pas moins obscure que les autres. Lorsque après la mort de son frère, et vu la minorité de Louis XVII, il s'était proclamé régent, il avait pu constater le mauvais vouloir du pape Pie VI pour sa cause. L'ambassadeur d'Espagne à Rome, le comte d'Azara, s'étant présenté au Vatican, le pape averti qu'il y était envoyé par le cardinal de Bernis, représentant du comte de Provence, lui avait dit:

—Je suppose que vous ne venez pas me demander de le reconnaître comme régent, je ne le ferai que lorsque les autres l'auront fait. D'Azara, jugeant qu'il serait inopportun de formuler une requête positive, s'était contenté de répondre que le prince ne demandait que des bénédictions.—Je les lui donne de tout mon cœur, avait répliqué le pape.

Cependant, peu après, comme pour corriger l'effet de son refus, il avait, dans un bref au comte de Provence, exprimé l'espoir que les difficultés s'aplaniraient, et que la maison de France serait rétablie. Puis, en 1796, dans la fameuse bulle commençant par ces mots: Pastoralis sollicitudo, on l'avait entendu exhorter les Français «à l'obéissance envers ceux qui les gouvernent aujourd'hui, c'est-à-dire, déclarait Louis XVIII dans sa protestation du 8 octobre de la même année, envers ceux qui exercent sur eux, à notre préjudice, une autorité qui n'appartient qu'à nous». Il en tirait cette conclusion que la papauté abandonnait les Bourbons.

Mais, trois ans plus tard, après l'arrestation de Pie VI, le Sacré Collège réfugié à Venise, ayant fait une démarche solennelle auprès de toutes les cours pour amener la délivrance du captif, y avait compris Louis XVIII. Une lettre du cardinal Albani, doyen de l'illustre assemblée, était arrivée à Mitau, adressée à «Sa Royale Majesté très chrétienne», et conçue dans les mêmes termes que si le destinataire eût été en possession de son royaume. Elle lui recommandait, «autant que le permettent les circonstances actuelles, aussi bien la cause du Saint-Siège apostolique que la personne sacrée du Saint-Père,» et lui offrait les vœux du Sacré Collège «pour son prochain rétablissement sur le trône de ses glorieux ancêtres». Enfin, peu après, le Sacré Collège s'étant réuni en Conclave pour donner un successeur à Pie VI, non seulement le cardinal Albani avait fait part de sa réunion au roi, mais le nouveau pape, Pie VII, à peine élu annonçait son élection au souverain détrôné en une lettre autographe que le cardinal Maury s'empressait de transmettre à Mitau. L'adresse en était ainsi libellée: Dilectissimo in Christo filio nostro Ludovico XVIII, regi christianissimo.

Cette communication n'arriva à Mitau qu'à la fin d'avril. Le roi y répondit aussitôt par celle-ci: «Très saint Père, j'ai reçu la lettre de Votre Sainteté, en date du 14 mars, par laquelle elle me fait part de son exaltation sur la chaire de saint Pierre. Jamais nouvelle ne me fut plus agréable, et je regarde comme un bienfait particulier de la Providence d'avoir donné à l'Église un chef que sa conduite vis-à-vis du moderne Attila désignait d'avance pour occuper la place de saint Léon le Grand. En mettant aux pieds de Votre Béatitude l'hommage du fils aîné de l'Église, et les assurances de ma vénération pour sa personne sacrée, ainsi que ma dévotion au Saint-Siège, en recevant avec reconnaissance la bénédiction que Votre Sainteté donne à la reine son épouse et à moi, je la lui demande pour mon royaume, auquel les attentats des impies ne feront jamais perdre le glorieux titre de roi très chrétien et qui, aux droits que ses malheurs lui donnent sur le cœur paternel de Votre Béatitude, en joint un particulier: celui d'être le berceau de ses illustres aïeux.» On voit par ce langage que le roi interprétait la démarche du Saint-Siège comme une reconnaissance de son titre royal que d'autres puissances s'obstinaient à lui refuser, dans la pensée de la lui vendre au moment opportun, au prix de quelques cessions territoriales. Elle l'avait comblé de joie; il en gardait à Maury une vive gratitude, et c'est sur ce cardinal que, résolu à se donner un ministre auprès du Saint-Siège, son choix était tombé.

Les raisons pour lesquelles il l'avait choisi se trouvent résumées dans une lettre qu'il écrivait à son frère, en réponse à la proposition que lui avait faite celui-ci de désigner comme son représentant auprès du Saint-Siège le bailli de Crussol, dont le dévouement à la cause royale ne s'était jamais démenti. Le roi aimait et estimait à sa juste valeur ce gentilhomme; en maintes circonstances, il avait apprécié ses services, et ne contestait pas ses aptitudes à remplir la haute fonction que Monsieur sollicitait pour lui. Mais, en cette circonstance, Maury s'imposait:

«Le pape m'a reconnu, il est vrai; mais d'une simple note de reconnaissance à l'admission d'un ministre, il y a encore un grand pas, et quoique le pape ait montré, dès les premiers instants de son règne, un caractère très décidé, je n'ai pas la certitude qu'il admette même le cardinal Maury. Il ne fallait donc pas faire arriver à sa cour un personnage nouveau et dont la non-admission, à laquelle Vienne et peut-être beaucoup d'autres travailleront indubitablement de tous leurs moyens, ne pût rester cachée, et ne devînt pour moi un soufflet pire que tous ceux que l'infortuné Pie VI m'a donnés. Il fallait un homme qui eût mille raisons pour aborder le pape soit à Rome, soit à Venise, et qui pût négocier l'admission de mon ministre avec d'autant plus d'avantage qu'il eût lui-même du crédit auprès de Sa Sainteté. Cet homme était sans contredit le cardinal Maury. Or, le charger de semer pour qu'un autre recueillît, c'était lui donner un désagrément qu'il est loin d'avoir mérité, puisque c'est à lui que je dois la première démarche que le Sacré Collège a faite auprès de moi, démarche dont celle que le pape vient de faire n'a été qu'une conséquence nécessaire. Je dis, lui donner un désagrément; car, outre qu'il a déjà en quelque sorte exercé les fonctions de mon ministre dans le Conclave, j'avais tout lieu de penser, et j'ai eu depuis la preuve qu'il désirait en être revêtu auprès du pape. D'ailleurs personne n'est plus propre à réussir auprès de Sa Sainteté. Le parti qui lui a donné la tiare avait pour chefs apparents les cardinaux Albani et Braschi; mais c'était le cardinal Maury qui en était l'âme[3]

Le roi inclinait donc à penser que le zèle et l'habileté de son représentant lui assureraient le bon vouloir du Saint-Siège. Il n'en avait jamais eu plus besoin qu'en ce moment où, avec une persistance inlassable, il s'efforçait de rallier le clergé à sa cause et de s'assurer son appui. Il y travaillait depuis le 18 fructidor. À cette époque, il avait, à l'aide des prêtres restés en France, tenté d'organiser dans l'intérieur des missions religieuses, dont il avouait à son frère vouloir tirer une utilité politique. «Je désire, mandait-il le 10 octobre 1797 aux évêques émigrés, qui avaient conservé des rapports avec leurs diocèses, que les ecclésiastiques soutiennent parmi mes sujets l'esprit monarchique en même temps que l'esprit religieux, qu'ils les pénètrent de la connexion intime qui existe entre l'autel et le trône, et de la nécessité qu'ils ont l'un et l'autre de leur appui mutuel.»

Mais, il ne trouvait pas partout les oreilles également ouvertes à ses paroles. Maintenant qu'il devenait plus visible que Bonaparte favorisait la renaissance religieuse, c'est vers lui, et non vers le roi que, en grande majorité, se tournaient les prêtres résidant en France. Ils semblaient attendre de Bonaparte, et de lui seul, la réouverture légale des temples. Son pouvoir naissant leur apparaissait comme plus efficace pour la protection de leurs intérêts que les promesses d'un souverain détrôné, comme plus utile à la cause de l'Église que cet autre pouvoir qui ne pouvait se rétablir qu'à la faveur d'une révolution nouvelle.

Si tel était l'état d'âme des ecclésiastiques non émigrés, celui des prêtres que l'exil n'avait pas encore rendus à leur patrie ne se trahissait pas comme plus favorable aux intérêts de la monarchie. Après s'être distingués à l'étranger par leur fidélité, leur constance et leur courage tant que leur pays ne leur offrait que la perspective de persécutions analogues à celles qu'ils avaient dû fuir, ils puisaient maintenant dans le spectacle rassurant qu'il leur présentait des espérances nouvelles, sous lesquelles se dissipaient celles que, naguère encore, ils attachaient au rétablissement de la monarchie. Las d'avoir tant souffert, convaincus qu'au milieu de leurs ouailles ils retrouveraient le repos, la sécurité et, pour tout dire, la fin de leurs malheurs, ils n'aspiraient qu'à se rapatrier, même au prix d'un serment de soumission aux institutions républicaines. «Ils rentrent en foule, écrivait d'Avaray dans un mémoire destiné à passer sous les yeux du roi. Ils rentrent non pour exercer leur ministère en missionnaires qui n'ont plus à craindre une persécution aussi active, mais pour remplir solennellement leurs fonctions paroissiales en faisant la dangereuse promesse de fidélité à la Constitution. Tel est même l'empire de la séduction qui les entraîne, qu'un grand vicaire connu pour la pureté de ses principes et de son zèle, mande qu'il est à souhaiter que le souverain pontife et le roi cherchent de concert le moyen de concilier cette promesse avec les règles de la religion et les devoirs de la fidélité, problème impossible peut-être ou du moins difficile à résoudre.»

Cette attitude du clergé de second ordre ne constituait pas l'unique danger qui menaçât les intérêts de la royauté. Il était encore à craindre que la contagion ne gagnât le corps épiscopal, «ce qui serait, au dire de d'Avaray, d'une conséquence beaucoup plus pernicieuse.» Et comme, en effet, certains prélats, pressés de retourner dans leur diocèse, commençaient à prétendre que leur retour, précédé ou suivi de la promesse de fidélité exigée par le gouvernement, ne compromettrait pas les intérêts monarchiques, d'Avaray s'élevait avec force contre cette allégation.

«Il n'est pas concevable qu'en promettant d'être fidèle à une Constitution qui consacre l'usurpation des droits de la royauté, l'on ne fasse rien de préjudiciable aux intérêts du légitime souverain. Faite par les chefs de l'Église, cette promesse aurait une influence terrible sur l'opinion publique; faite par les simples curés, elle pervertira la conscience de leurs paroissiens. En un mot, les maîtres de la morale, les ministres de l'Évangile, en promettant fidélité à la Constitution, persuaderaient tous ceux qui les prennent pour modèles et pour guides, qu'ils doivent eux-mêmes lui être fidèles, et les entraîneraient ainsi à se détacher du souverain légitime pour se soumettre de cœur et d'esprit à l'usurpateur.»

Le roi manquerait donc à ce qu'il se devait à lui-même comme à ses sujets s'il autorisait le clergé à faire une promesse qui «serait aussi funeste dans ses effets qu'elle est injuste et scandaleuse en elle-même». La prudence exigeait cependant qu'il fît une différence entre les évêques et les curés. Ceux-ci étaient trop nombreux, trop avides d'une tranquillité dont ils ne pouvaient jouir dans leur paroisse qu'en se soumettant aux lois, pour reculer devant la promesse qu'on leur demandait. La leur interdire, ce serait les indisposer, les aigrir, compromettre même l'autorité royale. Il fallait donc qu'à leur égard, le roi dissimulât, qu'il évitât également de permettre et de défendre, et «couvrît les prêtres défaillants du voile de l'indulgence».

Mais tout autre devait être sa conduite envers les évêques. Moins nombreux, tenant presque tous à l'ordre de la noblesse, «le sentiment de l'honneur fortifie en eux le sentiment du devoir.» Pour la plupart, ils s'étaient hautement prononcés pour la saine doctrine. Leur défection serait bien plus funeste que celle des curés, tandis que leur persévérance et leur exemple «garantiraient encore de plus grands excès» les pasteurs de second ordre, qui avaient déjà porté quelque atteinte aux vrais principes. Le roi ne pouvait donc se dispenser de leur interdire la promesse. «Il risque moins de se compromettre en leur défendant de la prêter.»

Dans le langage du fidèle conseiller de Louis XVIII, on voit naître le conflit qui allait bientôt s'élever entre ce prince et la plus grande partie de l'épiscopat français émigré, et qui devint plus aigu lorsque la conclusion du Concordat eut mis le roi dans la nécessité de se prononcer non plus seulement sur la question de la rentrée des évêques, mais encore sur celle bien autrement grave de leur démission. À l'heure où d'Avaray rédigeait la note que nous venons de résumer, la seconde de ces questions ne s'était pas encore posée; la première seule était en jeu. Relégué au fond de la Courlande, ne recevant les nouvelles du centre de l'Europe que plusieurs semaines après les événements qu'elles relataient, le roi ignorait ce qui se passait au même moment en France et en Italie. Il était loin de soupçonner que Bonaparte rêvait déjà de réconcilier la République avec la papauté.

II
LES DIVISIONS DE L'ÉPISCOPAT

Les archevêques et évêques sortis de France depuis la Révolution étaient dispersés en Europe. Il y en avait en Allemagne, en Espagne, en Italie, en Suède, en Danemark et en Angleterre, presque partout séparés les uns des autres, dans l'impossibilité de communiquer aisément entre eux, livrés à toutes les tristesses de la solitude en pays étranger et quelques-uns aux horreurs de la pire misère. Ceux-là seuls qui avaient accepté l'hospitalité britannique vivaient groupés, d'autant plus accessibles aux exhortations du roi et aux idées de résistance que la pension qu'ils recevaient du gouvernement anglais les mettait, quoique modique, à l'abri du besoin et rendait supportable leur exil. Ils résidaient à Londres, au nombre de dix-huit, entretenant entre eux des relations quotidiennes, associés aux espérances que nourrissait le comte d'Artois, toujours prêt à les recevoir lorsque, d'Édimbourg, sa résidence ordinaire, il venait dans la capitale; il exerçait sur eux une influence incessante et se montrait ardemment soucieux de ne pas les laisser s'y dérober.

Dans cette importante réunion d'un si grand nombre de prélats, il semble que la communauté du malheur, non moins que le caractère dont ils étaient revêtus, aurait dû faire régner la concorde et la paix. Il n'en était rien. Les rivalités et les jalousies qui furent le fléau de l'émigration s'étaient glissées au milieu d'eux tout aussi bien que parmi les émigrés laïques, par suite surtout de l'intransigeance de quelques-uns et notamment de Dillon, archevêque de Narbonne, et de Conzié, évêque d'Arras. Royalistes exaltés, entraînant par leur exemple plusieurs de leurs confrères, ils traitaient en parias ceux qui osaient parler d'accommodement ou plaider en faveur de la rentrée des pasteurs dans leur diocèse. Quiconque ne pensait pas et ne déclamait pas comme eux devenait un ennemi.

C'est ainsi qu'ils avaient frappé d'ostracisme et presque mis à l'index le vertueux Champion de Cicé, archevêque de Bordeaux. Ils lui reprochaient non seulement son opinion sur l'opportunité de la rentrée, mais aussi sa conduite aux États généraux, où on l'avait vu s'associer au tiers pour exiger la vérification des pouvoirs en commun par les trois ordres, et durant son court ministère au moment du vote de la constitution civile du clergé. Ils avaient, en une occasion importante, manifesté à leur vénérable confrère, sous une forme presque injurieuse, les sentiments d'animosité qu'ils nourrissaient contre lui et qu'il ne méritait pas.

C'était à l'automne de 1798. Pie VI vivait encore. Ayant décidé de lui adresser une lettre collective, à l'effet d'attester la fidélité qu'ils lui gardaient dans ses malheurs, ils avaient affecté de ne pas inviter l'archevêque de Bordeaux à la signer avec eux. Elle fut expédiée sans lui avoir été présentée. Indigné d'un tel traitement, convaincu d'ailleurs que quatre prélats seulement étaient les instigateurs de ce complot, et que les autres n'y avaient participé qu'à regret ou par faiblesse, Cicé se plaignit au roi, à qui sa plainte arriva en même temps qu'il recevait de l'archevêque de Narbonne une copie de la lettre envoyée à Pie VI. On est heureux de constater que Louis XVIII n'hésita pas plus à blâmer la conduite des intransigeants qu'à défendre un prélat dont il savait sans doute les idées en contradiction avec les siennes sur plus d'un point, mais qu'il tenait en très haute estime, et dans la personne duquel il considérait en outre comme essentiel de ménager le pasteur d'un des plus importants diocèses de France.

«S'il m'était permis de citer à un pontife les apôtres et les docteurs de l'Église, je vous rappellerais le treizième chapitre de la première épître aux Corinthiens et cette belle maxime de saint Augustin: Unité dans ce qui est nécessaire, liberté dans ce qui est douteux, charité en tout. Mais dans ma position, je dois vous tenir un autre langage.

«Il est vrai que la conduite de M. l'archevêque de Bordeaux a prêté à la censure dans le commencement de nos malheurs; mais depuis lors, il a fidèlement et courageusement servi le roi mon frère pendant son ministère; il a emporté ses regrets; il a refusé le serment qu'une assemblée impie et rebelle exigeait du clergé de France; il partage le glorieux exil de ses confrères. Qui pourrait donc lui mériter de leur part une réprobation aussi affligeante pour l'Église et aussi dangereuse en politique qu'elle est douloureuse pour lui?

«Si, lorsque je ne cesse de tendre les bras à tous mes sujets, on en voyait qui fussent repoussés avec dédain par ceux qui méritent le plus mon estime, quelle confiance pourrait-on prendre à mes paroles? Et que serait-ce si cette répulsion tombait sur des hommes revêtus d'une dignité éminente, auxquels il n'est plus permis de parler de torts effacés depuis longtemps? Que penserait-on enfin, en voyant M. l'archevêque de Bordeaux traité comme pourrait l'être celui de Sens[4], s'il vivait encore? D'ailleurs, ce schisme ne peut produire que l'effet le plus funeste dans le diocèse de Bordeaux, et dans ceux qui, étant vacants, sont, par les lois canoniques, soumis à la juridiction immédiate du métropolitain. Cette considération, à la fois politique et religieuse, est du plus grand poids.

«J'ai pris le ton d'amitié et de franchise que je me plais toujours à employer avec vous. Je suis sûr de son effet, et je m'attends que vous vous empresserez de faire cesser une division qui me fait beaucoup de peine, et qui deviendrait très nuisible à l'Église et à l'État.»

Non content d'avoir administré cette remontrance à l'archevêque de Narbonne, le roi la communiqua à l'archevêque de Bordeaux en lui exprimant ses regrets et en l'assurant de son affectueuse estime. Puis, l'année suivante, à l'approche du conclave, il faisait part à son frère de l'incident dans lequel il était lui-même intervenu ainsi qu'on vient de le voir, et le chargeait de s'entremettre afin que, lorsque les prélats résidant à Londres enverraient au nouveau pape leur acte de soumission, Champion de Cicé fût mis à même de le signer avec eux, et qu'on lui épargnât ainsi une nouvelle avanie.

«L'objet des plaintes de l'archevêque de Bordeaux, écrivait-il au comte d'Artois, était d'avoir été exclu de la démarche que les évêques réfugiés en Angleterre ont faite vis-à-vis du pape. Cette démarche était, en effet, mi-partie de religion et de politique, et à ce dernier titre, les signataires de la lettre pouvaient se défendre. Cependant, comme le fort doit emporter le faible, c'était véritablement traiter l'archevêque de Bordeaux comme Grégoire que de l'en exclure. J'ai profité de cette occasion pour prêcher une tolérance que je crois très nécessaire, car l'intolérance des émigrés a fait beaucoup de mal, et nous ne devons pas oublier qu'elle a coûté à la bonne cause plus d'un sujet qui l'aurait utilement servie. L'archevêque de Bordeaux, qui est dans une classe toute particulière, me fournissait une belle occasion, parce que sa conduite ministérielle a été bonne, et que celle qu'il a tenue depuis sa sortie du ministère a été sage. Il n'a, du moins à ma connaissance, jamais prêché comme tant d'autres, et tout ce que j'ai dit de lui est vrai. Mais je n'ai pas prétendu tout faire à moi seul. Vous avez lu dans le catéchisme, qu'il y a trois parties dans le sacrement de pénitence: la contrition, la confession, la satisfaction. Le premier vient de Dieu; les hommes ne peuvent l'exiger, ne pouvant la juger. L'archevêque de Bordeaux a rempli la troisième. Mais je ne pense pas pour cela qu'il soit dispensé de la seconde. Je vous dis tout cela pour vous seul, car je ne vois pas que vous puissiez en tirer un grand parti.

«Mais voici une occasion de faire l'application de ma lettre à l'archevêque de Narbonne; c'est à vous à produire ce miracle. Le clergé de France doit faire une démarche de soumission envers le pape qui va être élu. Faites savoir à nos évêques que c'est affaire religieuse, et que par conséquent, l'archevêque de Bordeaux doit être admis à la signature. Ne vous laissez pas prendre au subterfuge qu'ils ont employé une première fois, en disant que ce n'est pas le clergé en corps, que ce sont les individus, etc. Persuadez, exigez en mon nom s'il le faut, et soyez sûr que vous aurez rendu un bon service à la cause. Je leur écrirais bien de le faire, mais il faudrait pour cela que je supposasse que ma première invitation a été righted, et il faudrait que je prisse le ton plus qu'impératif, ce qui, dans les circonstances présentes, ne vaudrait rien, et pourrait même avoir des inconvénients en raison de ce que c'est matière religieuse. J'aime mieux vous en charger.»

Comme on doit le penser, l'archevêque de Bordeaux, encore que les efforts réunis du roi et de Monsieur n'eussent pas modifié sensiblement l'attitude des intransigeants à son égard, fut sensible aux témoignages de justice et de bonté que lui avait prodigués son souverain en ces pénibles circonstances. Ses lettres expriment sa gratitude. Mais, elle ne pouvait le ralentir longtemps dans ce qu'il considérait comme l'accomplissement d'un grand devoir.

III
LA RENTRÉE DES ÉVÊQUES

Il n'était ni le seul ni le premier qui, préoccupé avant tout du bien des âmes, eût résolu de retourner dans son diocèse, dès qu'il le pourrait faire avec honneur et sûreté. En janvier 1800, du fond de son exil, Louis XVIII voyait avec amertume plusieurs des membres de l'épiscopat, après avoir longtemps jeté sur la France un regard analogue à celui qu'avaient jadis jeté les Hébreux sur la terre promise, reprendre l'un après l'autre la route de son royaume, que lui fermait à lui-même un pouvoir usurpateur. Chaque courrier venu de France lui apprenait quelque nouvelle défection. Le nombre des défaillants augmentait de jour en jour. Sur cette liste douloureuse, allaient s'inscrire peu à peu des prélats qu'on avait vus toujours fidèles à la royauté: de Boisgelin, archevêque d'Aix; de Puységur, archevêque de Bourges; de Rohan, archevêque de Cambrai; de Cély, évêque d'Apt; de Clermont-Tonnerre, évêque de Châlons-sur-Marne; de Lubersac, évêque de Chartres; d'Osmond, évêque de Comminges; de Mérinville, évêque de Dijon; de Noé, évêque de Lescar; de Chaumont, évêque de Saint-Dié; de Champorcin, évêque de Toul; de Barral, évêque de Troyes, et même de Mercy, évêque de Luçon, qui longtemps s'était signalé par sa résistance aux pensées de retour, et qui maintenant proclamait que les pasteurs devaient se rendre aux vœux de leurs diocésains. Les motifs dont s'inspiraient ses confrères et lui-même, il les avait résumés par avance dans un mémoire justificatif de la conduite qu'il s'apprêtait à tenir, et qu'à sa prière, La Fare, évêque de Nancy, fixé à Vienne, se chargea de présenter au roi.

Mécontent de cette apologie, étonné que La Fare l'eût transmise sans la blâmer, Louis XVIII y répondit avec véhémence, par une de ces notes qu'il se plaisait à rédiger de sa main, et qu'il faisait expédier ensuite en guise de réplique à ceux dont le langage lui avait fait prendre la plume. Cette réponse, où sont reproduits les arguments de l'évêque, précise le dissentiment qui s'était élevé entre l'épiscopat et le roi. Les droits de l'Église et ceux de l'État y sont discutés de part et d'autre avec l'énergie qu'inspirait à chacun des tenants la conviction qu'il était dans la vérité.

«Le royaume de Jésus-Christ n'étant pas de ce monde, avait écrit l'évêque de Luçon, il n'appartient pas aux prêtres de se mêler des querelles de ceux qui s'en disputent l'empire.» Le roi protestait d'abord contre ce dire; la neutralité du clergé lui semblait impossible dans la pratique. «Bernadotte appelle les Bretons sous les drapeaux de la République; Georges les appelle sous ceux de la royauté. Ni l'un ni l'autre n'entendent qu'un homme en état de porter les armes reste oisif. Un paysan vient consulter son curé pour savoir de quel côté il se tournera. Comment le curé fera-t-il pour ne se mêler de rien? Refusera-t-il d'éclairer la conscience de son paroissien? Prendra-t-il sur lui, par ce refus, le danger de le voir se jeter dans la mauvaise voie quand il aurait pu le guider dans la bonne?» À ces questions, l'évêque avait répondu par avance, en déclarant que le curé devrait, le cas échéant, prêcher de paroles et d'exemples la soumission à la puissance publique qui existe, quand réellement elle existe, pour le temps qu'elle existe, «parce que c'est la volonté de Dieu;» d'où le roi tirait cette conclusion que, pour se conformer à ce principe, le paysan devrait se soumettre à Bernadotte. «Si c'est là de la neutralité, répliquait-il, je ne sais plus quel est le sens qu'on peut attacher à ce mot. Si c'est du royalisme, je m'avoue encore plus ignorant. Fera-t-on une distinction entre l'existence réelle par le droit et celle qui ne l'est que par le fait? Elle serait bien subtile. D'ailleurs, si on la faisait, on sortirait encore de la neutralité, car Georges a pour lui la réalité du droit; ainsi ce serait lui qu'il faudrait aller joindre.»

Mais telle n'était pas la pensée de l'évêque de Luçon. Sans doute, il ne se dissimulait pas «le crime de la rébellion et de l'usurpation»; il se promettait bien de nourrir dans le cœur de ses diocésains «l'amour qu'ils doivent conserver à leur légitime souverain, le désir du retour de son autorité paternelle et la volonté de seconder la Providence s'il était dans ses desseins de hâter ce retour». Seulement, il ajoutait «qu'ils devaient rester sous le joug auquel Dieu les avait soumis, jusqu'à ce qu'il lui plût de le briser dans sa miséricorde». Mais alors, le roi demandait à quels signes les diocésains de l'évêque de Luçon reconnaîtraient qu'il était dans les desseins de la Providence de rétablir la monarchie. Étaient-ce les victoires des étrangers? Mais, après en avoir remporté l'année précédente, les étrangers maintenant étaient attaqués jusque dans leurs foyers. Était-ce un soulèvement en faveur de la royauté? Hélas! Stofflet, Charette, Frotté et tant d'autres étaient morts dans les supplices. Étaient-ce les divisions intérieures des usurpateurs? Mais, on ne voyait autre chose depuis le commencement de la Révolution. Si ce sont là les signes auxquels on peut reconnaître qu'un gouvernement chancelle, il fallait du moins admettre qu'ils sont bien trompeurs.

«M. l'évêque de Luçon attend-il des miracles? Ce serait tenter Dieu que de lui en demander. Il faut donc conclure qu'il veut qu'on subisse le joug, qu'on se soumette à l'autorité publique, qu'on lui obéisse, et de conséquence en conséquence, que les diocésains de M. l'évêque de Luçon, les illustres et fidèles Vendéens, s'arment et deviennent des sujets de Bonaparte.

«Il leur a dit que la cause de la monarchie n'est pas tellement liée à celle de la religion qu'il faille abandonner celle-ci, s'il n'est pas dans les desseins de Dieu de défendre l'autre. Cette phrase est du plus grand danger. À Dieu ne plaise que le roi très chrétien, renonçant à son plus beau titre, veuille faire prévaloir la monarchie sur la religion. Mais convient-il à un sujet fidèle de poser, même en hypothèse, le cas où leurs intérêts seraient opposés?

«Il a dit qu'une puissance peut être criminelle dans sa cause, et devenir légitime dans son effet; que ce sont les événements humains qui en décident, et qui sont toujours dirigés par la Providence, qui doit faire servir jusqu'à la mauvaise volonté des méchants à l'accomplissement de ses desseins. Fauchet[5] prenant pour texte ces paroles de saint Paul: Vos ad libertatem vocati istis, n'a pas mieux prêché en faveur de la Révolution, pas même si adroitement; car il voulait justifier la cause, ce qui était fait pour révolter son auditoire, s'il n'eût pas été fanatisé, au lieu qu'en condamnant la cause et justifiant l'effet, on peut séduire bien plus de monde.»

Ainsi, dans la pensée de Louis XVIII, l'argumentation de son contradicteur ne tendait à rien moins qu'à compromettre ses droits les plus légitimes. L'évêque avait beau dire qu'il les respectait, qu'ils lui étaient chers; il les sacrifiait en déclarant «qu'il n'enseignerait pas la révolte contre ceux qui, aujourd'hui, gouvernent par la permission de Dieu, et qu'il leur obéirait aussi longtemps que Dieu voudrait les tolérer, malgré le crime de leur usurpation». La révolte! Ce mot, sous la plume de Mercy, prélat gentilhomme, indignait le roi. «C'est la première fois, écrivait-il, que pareille chose est traitée de révolte dans les écrits d'un autre que d'un révolutionnaire. Sans arguer contre M. l'évêque de Luçon du fameux passage de l'Écriture: Rendez à César ce qui est à César, je lui rappellerai un fait consigné dans les livres saints: Dieu avait promis à David que le Messie sortirait de sa race. Joas sauvé du massacre de ses frères suffisait pour l'accomplissement de la promesse divine. Athalie régnait pareillement depuis huit ans. Cependant, le grand-prêtre Joïada conspira contre elle, la détrôna, la fit tuer, et l'Écriture loue cette action qui ne lui fut inspirée que par la fidélité qu'il devait au fils d'Ochosias. Je n'ai plus besoin de faire de commentaire sur ce texte.»

Cette argumentation pressante, datée de juillet 1800, ne convainquit pas l'évêque de Luçon. Au mois de septembre, une lettre de Champion de Cicé au comte de Saint-Priest vint apprendre au roi que cet archevêque était décidé à suivre l'exemple de Mercy. Après avoir établi que l'acte de soumission «ne pouvait répugner à aucun catholique, d'après les explications données par le gouvernement de France», il ajoutait: «Je m'étais flatté de n'être point obligé de délibérer sur moi-même, et d'échapper à la pénible alternative où je suis: ou de déplaire à Sa Majesté ou de négliger mes devoirs envers les fidèles confiés à mes soins. En satisfaisant à mes devoirs de pasteur, il me serait infiniment pénible d'agir contre ou même sans l'agrément de Sa Majesté, quoique je regarde comme certain que ses intérêts n'y seraient point compromis.»

Bien que, sous les formules de respect, ce langage révélât une résolution irréductible, le roi ne désespéra pas de la modifier; il chargea son frère de cette mission délicate. Dans la lettre qu'il lui adressait à cet effet, à Londres, où résidait l'archevêque, il lui rappelait que plusieurs prélats «avaient déjà faibli», et lui faisait remarquer qu'il était bien important que le métropolitain de Bordeaux n'allât pas en grossir le nombre. «Il est aigri par la conduite trop raide, il faut l'avouer, et trop différente de l'excellent principe: fortiter in re, suaviter in modo, que ses confrères ont tenue à son égard. Une défense absolue et sèche suffirait peut-être pour arrêter un autre personnage qui serait dans l'erreur. Mais celui-ci partirait, la défense dans sa poche, et ferait cent fois plus de mal que s'il était parti sans me consulter. Vous seul, mais je dis vous seul, pouvez empêcher ce mal. Il s'agit donc que vous l'envoyiez chercher, et que vous lui disiez que je vous ai chargé de répondre à sa lettre.»

Le roi fournissait ensuite à son frère les éléments de cette réponse. On y retrouve, sous une forme différente, l'argumentation détaillée que, dans la longue note citée plus haut, il avait opposée aux allégations de l'évêque de Luçon. Était-il vrai qu'il n'y eût rien dans l'acte de soumission qui pût répugner à un catholique? Dire la messe, porter les sacrements aux malades, ne sont que les moindres parties du ministère du prêtre. Il doit aussi annoncer la parole de Dieu, expliquer les commandements, confesser, accorder ou refuser l'absolution. «Or, je demande comment il pourra l'accorder à un acquéreur de biens nationaux, et comment il pourra concilier avec son serment le commandement: Bien d'autrui ne prendras ni retiendras à ton escient. Dieu ordonne la restitution, les lois de la République la défendent. Le confesseur pourra-t-il braver l'ordre? Pourra-t-il enfreindre la défense à laquelle il a juré d'être soumis?» Son embarras serait le même en cas de guerre civile. À son pénitent obligé d'arborer la cocarde blanche ou la cocarde tricolore, que conseillerait-il? «S'il lui conseille la première, il viole sa promesse; s'il lui conseille l'autre, peut-il croire que mes intérêts ne seront pas compromis?» Le roi établissait, d'ailleurs, une différence entre les prêtres qui avaient émigré et ceux qui n'avaient pas quitté la France. Il reconnaissait que ceux-ci, ne pouvant exercer leur ministère sans prêter le serment, étaient justifiés de l'avoir prêté; mais que les autres, ne le prêtant que pour rentrer, et le prêtant volontairement, le scandale serait d'autant plus grand que la soumissionnaire serait plus élevé en dignité. «Ces raisonnements, développés avec cette grâce et cette aménité qui vous sont propres, et que je ne saurais trop vous recommander d'employer dans cette occasion, doivent produire leur effet. Et si vous ne pouviez opérer cette grande conversion, songez du moins qu'il ne faut pas que l'homme sorte exaspéré d'auprès de vous. Ce sera bien assez du mal que sa désertion fera, sans y ajouter encore celui qu'il ferait par animosité.»

Monsieur se hâta de se conformer à ces ordres; il prit même la précaution, avant de donner audience à l'archevêque, de se munir d'une copie par extraits de la lettre royale, «la lui lut et la lui relut,» sans toutefois consentir à la lui laisser, sous prétexte qu'il n'y était pas autorisé. Mécontent de ce refus, blessé de ce que le roi ne lui eût pas écrit directement, mais dominé surtout par sa conscience, le prélat se retira en révélant en ses propos que sa résolution n'était pas affaiblie par les exhortations dont il venait d'être l'objet. Le lendemain, il écrivit à Monsieur pour le lui déclarer, en ajoutant un nouvel argument à ceux qu'il avait déjà fait valoir. Admettant comme un principe indiscutable que les émigrés laïques rentrant dans leur patrie avaient le droit de promettre fidélité à la Constitution, il demandait comment les émigrés ecclésiastiques pourraient eux-mêmes se refuser à une promesse qu'il n'était pas en leur pouvoir de défendre aux autres.

Le comte d'Avaray, dont les notes inédites nous révèlent ces détails, ajoute qu'en relevant cette question dans la lettre de l'archevêque, que lui avait envoyée son frère, le roi consulta l'abbé Edgeworth, «dont l'avis était, à ses yeux, tel que la décision d'un concile,» et, dans un essai de réponse, déclara qu'à ses yeux, «la promesse de fidélité n'était pas plus permise aux laïques qu'aux prêtres.» Mais, à la réflexion, le danger d'une telle doctrine lui apparut. Outre qu'il la jugeait discutable, il ne lui sembla pas politique «de répandre le blâme sur un si grand nombre d'individus qui avaient fait la promesse ou allaient la faire». Il se contenta donc d'établir que l'obligation de fidélité au roi, «quoique plus sévère pour les pasteurs, était néanmoins commune à tous les fidèles.» «Je suis persuadé, ajoutait-il, que ceux qui ont fait la promesse l'ont regardée comme nulle, parce que la religion ne leur permet pas de la remplir, et cependant comme tolérable, parce qu'elle seule peut leur fournir le moyen de servir efficacement la cause de l'autel et du trône. Ces motifs les rendent excusables à mes yeux, mais n'excuseraient pas les ministres de l'Évangile, les chefs de l'Église. Je ne peux donc, si je suis consulté, autoriser la promesse.»

Cette fois, la décision, au moins au regard des évêques et des prêtres, était catégorique. Ils ne pouvaient compter sur l'assentiment du roi. Toutefois, il n'allait pas jusqu'à les menacer de sa disgrâce. Malgré tout, il voulait «leur laisser l'espoir et leur inspirer le désir de mériter sa bienveillance». Il en donnait l'assurance aux simples prêtres, et tout en leur faisant entendre que les gens de bien ne pouvaient approuver leur conduite, il n'exprimait de désapprobation qu'à l'égard des prélats qui se montraient disposés à se soumettre à la Constitution.

Comme on l'a vu, ils étaient déjà nombreux. Vainement, Talleyrand-Périgord, archevêque de Reims, et Asseline, évêque de Boulogne, résidant en Allemagne, qui pensaient en tout comme le roi, et qu'il avait institués propagateurs de son opinion parmi leurs collègues, s'efforçaient de les retenir dans l'exil, ils n'y parvenaient pas. Il n'y avait un peu d'ensemble et de fermeté dans la résistance que parmi ceux qui habitaient Londres. Partout ailleurs elle faiblissait, et, même à Londres, des dispositions à y renoncer se manifestaient. L'archevêque de Bordeaux ébranlait Boisgelin, le vénérable archevêque d'Aix, qui mandait à Maury son dessein de rentrer. D'autre part, de Trente, où il s'était établi, l'évêque de Langres, La Luzerne, traçait au représentant du roi à Rome le plus sombre tableau des malheurs que préparait la différence des opinions sur la promesse de fidélité. Il le suppliait de solliciter du pape une décision qui deviendrait, affirmait-il, «une règle irréfragable pour tous les évêques.» Mais l'heure était mal choisie pour inviter Pie VII à se prononcer. Les conférences entre ses représentants et ceux du gouvernement consulaire pour la conclusion d'un concordat étant près de commencer, Maury renonçait à toute démarche auprès du Saint-Père, en un moment «où l'ouverture des négociations exigeait de lui une condescendance trop nuisible à la vérité», et où il ne pouvait que considérer comme dangereux de dicter aux prélats français leur conduite.

Tandis que Louis XVIII apprenait ainsi que Bonaparte avait fait à Pie VII des propositions en vue de rétablir l'accord entre la République et l'Église, il recevait de Mitau une lettre de Du Chillau, évêque de Chalon-sur-Saône, qui lui demandait son avis sur cette question de la rentrée, si vivement controversée depuis trois ans. La réponse du roi résume sous une forme encore plus nette toutes ses précédentes lettres, et achève de préciser son opinion quant aux devoirs de l'épiscopat.

«Je n'ignore pas que plusieurs de vos confrères, dont quelques-uns sont faits, par les lumières et les vertus qu'ils ont jusqu'ici déployées, pour ébranler l'opinion, se sont laissé persuader qu'ils pourraient retourner dans leur diocèse aux conditions imposées par le gouvernement usurpateur, peut-être même qu'ils pourraient, par ce moyen, servir plus utilement la cause de la monarchie. Je pense absolument le contraire. Je crois qu'en faisant la promesse exigée aujourd'hui, ils perdraient les moyens d'éclairer les peuples sur leurs devoirs envers moi; je crois qu'ils y manqueraient eux-mêmes, non d'intention, je rends justice à la leur, mais de fait; je crois, enfin, que loin de servir la religion, ils l'aviliraient, en se soumettant volontairement, dans l'exercice public de leurs fonctions, à un gouvernement qui proclame son indifférence pour tous les cultes, et qui prétend légitimer tous les forfaits.

«C'est ce que j'ai chargé M. le cardinal Maury de représenter fortement au pape, aussitôt que j'ai été instruit des propositions que Bonaparte a faites à Sa Sainteté, et du parti qu'elle a pris d'assembler une congrégation de cardinaux pour examiner cette question. J'espère encore que la congrégation tiendra aux vrais principes. Mais, prévoyant le cas contraire, j'ai chargé M. le cardinal Maury d'obtenir du moins, en désespoir de cause, que la formule de promesse qui serait approuvée réservât tous les droits de la religion catholique. Si cette clause y était explicitement insérée, en prêchant une religion qui ordonne aux sujets de demeurer fidèles à leur souverain légitime, les évêques pourraient leur prêcher aussi le retour à l'obéissance, et alors, loin de m'opposer à leur rentrée, je serais le premier à les y exhorter. Mais, il serait bien plus grand, bien plus noble, d'y aller sans faire aucune promesse, d'y vivre, d'y agir, autant que les circonstances peuvent le permettre, comme missionnaires. Je n'ai pas, comme le Sauveur du monde, le droit de dire aux prélats de mon royaume: Ecce, ego mitto vos sicut agnos inter lupos; mais vous sentez facilement que de tous les partis, ce serait celui que je leur verrais prendre avec le plus de satisfaction.»

L'avis que le roi exprimait en ces termes ne peut être interprété que comme un aveu de son impuissance à en donner de pratiques, alors que ses ordres ne suffisaient plus à empêcher les évêques de promettre fidélité à la Constitution. Leur conseiller de rentrer en missionnaires, au mépris des lois, c'était, en les exposant aux plus graves dangers, leur supposer un héroïsme qui n'était certes pas au-dessus du courage de la plupart d'entre eux, mais qui eût été sans profit pour la cause de l'Église, puisqu'ils n'en eussent sans doute recueilli d'autres fruits que l'emprisonnement et peut-être la proscription, à moins que le gouvernement consulaire n'eût été disposé, ce qui était bien invraisemblable, à témoigner d'une longanimité et d'une tolérance que le gouvernement royal lui-même, à l'apogée de sa puissance, n'avait jamais manifestées. Il semble donc qu'en tenant à l'évêque de Chalon-sur-Saône le langage qu'on vient de lire, Louis XVIII était convaincu que les vœux qu'il formait ne pourraient se réaliser, et qu'en ce cruel embarras, tout en se promettant de fermer les yeux sur les défaillances épiscopales, afin de ne pas s'aliéner, par un excès de sévérité, le clergé de «son royaume», il entendait du moins se montrer inébranlable sur les principes. Du reste, il ne prévoyait pas encore qu'à quelque temps de là, sa volonté de les défendre allait être soumise à une plus rude épreuve, que la question de la rentrée passerait au second rang pour faire place à celle, bien autrement grave, de la démission des évêques.

IV
LES PRÉLIMINAIRES DU CONCORDAT

En même temps qu'il déployait ainsi toutes les ressources de son esprit et toute son énergie pour la défense de ses droite, Louis XVIII, non content d'avoir été reconnu par Pie VII comme roi, s'efforçait d'obtenir un témoignage éclatant de cette reconnaissance, propre à prouver qu'elle n'était pas un vain mot, et qu'attaché à sa cause, c'était avec lui, avec lui seul, que le pape entendait traiter des affaires religieuses de France. Dès l'avènement du pontife, il lui avait fait demander par Maury le chapeau de cardinal pour l'archevêque de Reims, Talleyrand-Périgord. Il considérait sa demande comme juste, car l'archevêque, «par sa naissance, sa conduite, ses vertus, ses lumières, était digne de la promotion au cardinalat.» Il la considérait comme politique; car, en la faisant, il prouvait «que les crimes de l'évêque d'Autun étaient sans influence sur ses sentiments envers les parents de ce prélat apostat et rebelle», et le pape, en y accédant, aurait récompensé la conduite héroïque de l'épiscopat dans la personne d'un de ses principaux membres.

Maury avait été chargé, en outre, de solliciter pour l'abbé Edgeworth, confesseur de Louis XVI, fixé à Mitau auprès de Louis XVIII, la coadjutorerie de l'archevêché de Paris. «Nul ecclésiastique, est-il dit dans les notes de d'Avaray, n'est plus digne de l'épiscopat. Mais Paris ayant été le théâtre de ses vertus et de sa gloire, c'est là qu'il doit être placé. Cet homme au-dessus de tous les éloges, qui s'est acquis la vénération des Français de tous les partis, présenté aux yeux de la France, et surtout des habitants de la capitale comme coadjuteur de Paris entre Louis XVIII et l'auguste fille de Louis XVI, quelle favorable impression ne produirait-il pas sur tous les esprits? La religion, la politique, la justice du roi se réunissent donc pour solliciter de concert cette mesure. Le coadjuteur inspirerait de l'énergie à l'archevêque de Paris dont les vertus ne sont pas équivoques, mais dont la faiblesse est dangereuse; il donnerait surtout un meilleur esprit au clergé parisien, dont les chefs lui prêchent une doctrine et lui donnent des exemples peu louables.»

Enfin, un troisième objet était confié à la sollicitude et aux soins de Maury. Depuis les débuts de la Révolution, la mort avait fait des vides parmi l'épiscopat. Plusieurs sièges étaient sans titulaires. Le roi souhaitait qu'il fût pourvu à ces vacances. Mais, reconnaissant qu'en l'état des choses, le pape ne pouvait donner l'institution canonique sur sa proposition faite dans les formes prescrites par le concordat de 1516, qu'il regardait comme toujours en vigueur, il invitait Maury à obtenir que les évêques à nommer fussent choisis sur une liste présentée secrètement par le roi, et que le pape feignit de les nommer motu proprio.

Il fallait une forte dose d'illusions pour supposer que la situation de l'Église de France, au lendemain de tant de cruelles épreuves, permettrait la réalisation des vœux que Louis XVIII avait adressés à son représentant. En fait, le pape dut se dérober à ce qu'on attendait de lui. Il se contenta de promettre pour des temps plus opportuns la pourpre cardinalice à Talleyrand-Périgord, et ajourna sa décision sur les vacances auxquelles le roi lui demandait de pourvoir. Quant à l'abbé Edgeworth, Pie VII n'eut pas à décider, l'archevêque de Paris, Juigné, réfugié à Augsbourg, dont le consentement était indispensable, ayant énergiquement refusé de se donner un coadjuteur. En réponse à une lettre autographe du roi, assez pressante pour l'y déterminer «si quelque chose, lui reproche injustement d'Avaray, pouvait vaincre la répugnance d'une âme pusillanime pour toute démarche noble et généreuse», l'archevêque objecta, en un langage «respectueux, soumis, respirant la bonne foi, l'amour de la religion et des sentiments vertueux», que les circonstances n'étaient pas favorables, «qu'un coadjuteur, dont le caractère était aussi ferme et les principes aussi prononcés, ne conviendrait pas au diocèse de Paris dans un moment de fermentation et de trouble,» et, en un mot, qu'il convenait d'attendre.

Les choses suivaient leur cours, et le roi ignorait encore le résultat des propositions dont il avait chargé le cardinal Maury, lorsqu'une lettre de ce dernier, arrivée à Mitau, au commencement d'août, lui apporta une nouvelle aussi douloureuse qu'inattendue. Au lendemain de la victoire de Marengo, Bonaparte s'étant rendu à Verceil le 25 juin, le cardinal Martiniana, évêque de cette ville, lui avait fait une visite. Le lendemain, recevant celle du premier consul, celui-ci lui avait communiqué la résolution prise par lui de rétablir, en France, la religion, et l'avait prié de faire savoir au pape «qu'il voulait lui faire présent de trente millions de catholiques français».

—Les intrus ne sont qu'un tas de brigands déshonorés dont je saurai me défaire, s'était-il écrié. C'est un clergé vierge que j'entends établir à leur place. Les diocèses étaient trop multipliés en France; il faut en diminuer le nombre. Parmi les anciens évêques, il en est qui ne jouissaient d'aucune considération dans leur diocèse. Il serait au moins inutile de les y renvoyer. Il en est d'autres qui ne sont sortis de France que pour cabaler; je ne les reprendrai pas. On traitera avec les uns et les autres de leur démission; on leur fera un sort convenable. Je m'occuperai de rendre au clergé une dot en biens-fonds et, en attendant, je lui assurerai un traitement honnête: le plus pauvre des évêques aura au moins quinze mille francs de rente. Du reste, le pape rentrera dans l'exercice de sa juridiction en France: il instituera les évêques sur la présentation de celui qui administre l'autorité souveraine, et je le rétablirai dans toutes les possessions du Saint-Siège.

Violemment ému par des promesses qui faisaient luire aux yeux de l'Église un avenir réparateur, et le rétablissement complet du culte catholique, le cardinal Martiniana s'était empressé de les transmettre au souverain pontife, qu'elles avaient mis, à en croire Maury, dans un grand embarras. Il sentait l'inconvénient d'une acceptation précipitée non moins que celui d'un refus absolu. Il eût voulu se dispenser d'envoyer un négociateur à Paris ou d'en recevoir un à Rome. Mais obligé de répondre, il fit savoir au cardinal Martiniana qu'il bénirait le Ciel des dispositions favorables de Bonaparte; qu'il regarderait comme le plus beau jour de sa vie et de son pontificat, celui où il verrait la France rentrer dans le sein de l'Église catholique, et que, s'il y avait lieu de traiter, il enverrait à Verceil une personne de confiance, munie de ses pouvoirs et de ses instructions. On remarquera qu'il ne faisait aucune allusion à la promesse de Bonaparte de le rétablir dans les possessions du Saint-Siège; c'est qu'il tenait à prouver que seuls les grands intérêts de la religion le préoccupaient en ce moment.

En portant ces nouvelles à la connaissance de Louis XVIII, Maury s'efforçait d'en atténuer l'effet. Encore qu'il ne dissimulât pas les inquiétudes qu'elles lui causaient, il affectait de paraître rassuré en considérant «que le catholicisme ne peut se concilier avec les décades, le divorce, les serments, l'instabilité d'un clergé salarié, la rapine des biens ecclésiastiques, la destruction des séminaires et des collèges, et tant d'autres lois que les principes de la religion réprouvent». Ces motifs lui paraissaient autant d'obstacles qui s'opposeraient au succès de la négociation et la rendraient illusoire.

Mais le roi ne se payait pas de mots. Il avait compris sur-le-champ que la réconciliation du Saint-Siège avec la Révolution n'était pas impossible, alors qu'elle était désirée par un homme aussi habile que Bonaparte, et qu'en s'opérant, elle porterait le coup le plus funeste à la monarchie. L'envisageant à ce point de vue, il pensait «que des transactions faites par la faiblesse avec l'impiété tourneraient à la honte de l'Église et au préjudice de la religion elle-même». C'est de ces craintes qu'on le voit dès ce moment s'inspirer dans les instructions que successivement, pendant toute la durée des négociations concordataires, et aussi bien après qu'elles furent closes, il envoyait au cardinal Maury.

«Il est clair que l'unique but de Bonaparte est d'exclure de leurs sièges les évêques qui refuseront de reconnaître son autorité, de composer le corps épiscopal d'hommes aveuglément dévoués à sa cause, de s'assurer le second ordre du clergé par l'influence du premier, et la nation elle-même par l'influence de ses pasteurs; en un mot, de chercher un appui à son usurpation dans l'autorité religieuse. Pour obtenir le point qu'il a uniquement en vue, il cédera facilement tous les autres. Il remplacera les décades par les dimanches, et les autres fêtes solennelles que l'Église a consacrées; au lieu de serments, il se contentera d'une simple promesse, sans se rendre très difficile sur les termes dans lesquels elle sera conçue; il s'empressera de commencer l'exécution de la promesse qu'il a faite de doter le clergé; il abolira le divorce, au moins pour l'avenir, ainsi que toutes les lois du code républicain qui sont incompatibles avec les principes de la religion; il remplacera les séminaires qui, subordonnés à des évêques nommés par lui, seront à ses yeux plutôt un motif d'espoir que de crainte, et les collèges qui, remplis de ses créatures, lui donneront lieu de croire qu'il les trouvera dociles à ses instructions et favorables à ses desseins.»

Comme conclusion à ces appréciations auxquelles un avenir prochain allait donner un caractère prophétique, le roi estimait que la constance inébranlable des prélats de l'Église gallicane et la sage fermeté de Pie VII pouvaient seuls opposer une barrière aux projets hypocrites de l'usurpateur. Si ces prélats résistaient, il ne serait pas au pouvoir du pape de les contraindre à se démettre, et moins encore voudrait-il entreprendre de les déposer. Il rougirait d'en instituer sur la nomination d'un homme «qui naguère nommait des cadis». Enfin, il ne souillerait pas les premiers jours de son pontificat en consacrant comme vicaire de Jésus-Christ la plus criminelle usurpation.

En de si poignantes conjonctures, le roi invitait le cardinal Maury à représenter au pape qu'il ne pouvait prendre confiance ni dans la personne de Bonaparte, ni dans la stabilité de son gouvernement, et qu'en conséquence, un traité conclu avec lui ne présenterait que des dangers. Le cardinal devait aussi engager le Saint-Père à multiplier, ce qui serait très facile, les préliminaires et les incidents afin, s'il était impossible de ne pas engager la négociation, de la faire traîner en longueur et d'en préparer la rupture «avec assez d'art pour que l'opinion publique n'en imputât le tort qu'à Bonaparte». Il convenait enfin d'insister pour que le pape rejetât toute espèce de promesse de soumission au gouvernement consulaire ou que, tout au moins, on introduisît dans le texte de cette promesse une clause qui laissât aux ecclésiastiques, fidèles à la cause royale, la liberté de leur conduite et de leur enseignement, celle-ci par exemple: «Sauf en tous les droits de la religion catholique.»

Dans ces mêmes instructions, dont nous ne présentons ici qu'un résumé, le roi rappelait ses demandes concernant l'archevêque de Reims et l'abbé Edgeworth, et, en ce qui touchait la nomination des évêques, il rappelait le mezzo termini qu'il avait déjà proposé «pour concilier la sûreté du pape avec les droits de la couronne», et qui consistait pour le Saint-Siège à choisir les évêques sur une liste dressée par le roi, en gardant le silence sur les motifs de son choix. Si Bonaparte voulait que la présentation fût énoncée dans les bulles, le souverain pontife lui répondrait qu'il ne convenait point à son caractère de prononcer entre le roi et lui, et que, pour cette fois du moins, les circonstances lui faisaient un devoir de conférer de son propre mouvement, en réservant pour l'avenir les droits de toutes les parties. Par ce procédé, les créatures de l'usurpateur seraient éloignées des évêchés; le roi, qui se réservait de faire savoir aux évêques promus qu'ils lui devaient leur promotion, s'assurerait leur reconnaissance, et si Bonaparte, par sa résistance, prolongeait la viduité des diocèses, c'est sur lui qu'en retomberait la responsabilité.

Le roi prévoyait enfin une dernière hypothèse: celle où le pape accorderait tout à l'usurpateur et refuserait tout concert avec le souverain légitime. «Dans ce cas, fidèle, je resterais dans la communion du vicaire de Jésus-Christ; mais roi, je n'aurais plus rien de commun avec lui.» À l'appui de cette déclaration, il chargeait Maury, «s'il voyait le pape sur le point de faiblir et de violer le concordat de 1516 sans son consentement préalable, de l'avertir qu'en ce cas, il se regarderait comme délié de tous les engagements qui s'y trouvaient stipulés envers la cour de Rome.»

Le roi était dans son rôle en demandant au pape de repousser les propositions de Bonaparte; mais le pape, en les écoutant, en s'efforçant d'en tirer profit pour le catholicisme, était dans le sien, tout aussi bien qu'y avait été Pie VI lorsque, naguère, il se refusait à prendre parti pour la royauté contre le gouvernement républicain, même quand, au mépris de ses droits les plus sacrés, il en était la victime. «La papauté ne s'attache pas à des cadavres,» avait-il dit peut-être trop durement. C'était aussi la pensée de Pie VII, et, quoiqu'il l'exprimât sous des formes adoucies, c'était d'elle dont s'inspirait sa conduite. Entre un prince proscrit, sans pouvoir, sans influence, et le conquérant glorieux qui promettait le relèvement des autels et renouait les traditions de la fille aînée de l'Église, il ne pouvait hésiter et n'hésitait pas.

Le roi, sans en être encore assuré, en avait le pressentiment, et dans le fond de son cœur, il était plus disposé à l'en absoudre qu'il ne le montrait. Mais, inébranlable quant aux principes[6], et pour se donner des armes, il signalait à l'empereur de Russie les dangers que la démarche de Bonaparte auprès du pape faisait courir à la monarchie. Par l'intermédiaire du comte de Caraman, son représentant à la cour moscovite, il le suppliait d'intervenir pour les conjurer. Et comme il pouvait craindre que cette cour lui objectât qu'elle était sans rapports avec Rome, il suggérait à Caraman un argument décisif. «Le tsar est sans rapports avec Rome, soit; mais il a promis sa protection à tous les princes d'Italie, et il la doit au pape comme aux autres.» Est-il besoin d'ajouter que cette démarche, comme celles que nous venons de raconter, devait rester sans effet? Les événements, en se succédant, ne tarderont pas à montrer Pie VII de plus en plus animé du désir de seconder les vues du premier consul et aboutir à leur entier triomphe.

Dans les dernières semaines de 1800, on apprend à Mitau que Spina, envoyé par le pape à Verceil, a reçu en route l'invitation du gouvernement français de venir à Paris, où Bonaparte a fixé le lieu des conférences. Pie VII l'a autorisé à s'y rendre, et la négociation va être placée «sous la main de l'usurpateur». Le bruit se répand qu'il a chargé d'y prendre part en son nom Boisgelin, l'archevêque d'Aix, et Bausset, l'évêque d'Alais. Dans l'affectation qu'il met à confier ses pouvoirs à des prélats «que l'opinion n'a pas couverts de mépris et dont le caractère et les principes peuvent d'ailleurs lui donner quelque espoir», on reconnaît la perfidie de sa politique.

Ce choix inspire à d'Avaray des paroles injustes et amères: «M. l'évêque d'Alais a toujours été favorable à tous les serments que l'on a successivement exigés, et il exerce un empire absolu sur M. l'archevêque d'Aix.» Il ne veut cependant pas croire,—et il a raison de ne pas le croire, car la nouvelle était fausse,—que deux prélats, qui ont été jusqu'à présent «orthodoxes et fidèles», consentiront à se faire les complices de l'usurpateur. Un peu plus tard, c'est la marche des négociations, les incidents qu'on voit s'y produire, le voyage du cardinal secrétaire d'État Consalvi à Paris, qui viennent tantôt ranimer les espérances du roi, tantôt accroître ses inquiétudes et le livrer en un mot aux plus cruelles perplexités.

Pendant ce temps, à Rome, Maury s'est agité, remué, entremis auprès de Spina, de Consalvi, du pape lui-même, pour faire prévaloir les vues de son maître; il a rédigé des mémoires à cet effet, écrit lettres sur lettres; il a même conféré avec un religieux, savant théologien, qui accompagne Spina. Il croit que la congrégation des cardinaux rejettera la promesse de fidélité à la Constitution; du moins, ses membres y sont-ils unanimement décidés. Consalvi a même confié à Maury que si le roi connaissait les instructions données à Spina, il en serait satisfait. Les intentions du pape, a-t-il dit encore, sont favorables à Sa Majesté. Mais le saint-père ne peut répondre des événements; «il faut du temps et du temps,» et durant les délais qu'on fera naître, la prudence ordonne de rester muet. «Ils ont grand'peur, ajoute Maury, et ils sont excusables d'aller lentement.» Ainsi le temps s'écoule sans apporter aucun soulagement à l'angoisse de la cour de Mitau.

V
LES PRINCES D'ORLÉANS EN ANGLETERRE

Au milieu des préoccupations que causait à Louis XVIII, parmi tant de circonstances imprévues et changeantes, l'attitude du clergé, un événement, dont il n'avait jamais désespéré, mais qui s'était fait longtemps attendre, lui apporta la joie la plus vive qu'il pût ressentir. Au mois d'avril, il reçut, à Mitau, la soumission des trois fils de Philippe-Égalité: Louis-Philippe, duc d'Orléans; le duc de Montpensier et le comte de Beaujolais. Au commencement de cette année et à la suite de pénibles aventures, ils étaient arrivés des États-Unis à Londres, où ils avaient résolu de se fixer. Ils espéraient que leur mère, Louise-Marie-Adélaïde de Bourbon-Penthièvre, veuve de Philippe-Égalité, réfugiée en Espagne, et leur sœur, Mme Adélaïde, qui résidait alors à Presbourg, viendraient les rejoindre. Ils pourraient ainsi reconstituer à l'étranger le foyer familial qu'avait détruit la Révolution, en attendant que des circonstances plus heureuses leur permissent de le transporter dans leur patrie d'où ils étaient encore bannis.

L'aîné des trois frères avait à cette époque vingt-sept ans, le cadet vingt-cinq et le plus jeune vingt et un. Les deux derniers étaient de santé frêle; leur jeunesse ne le cachait qu'imparfaitement. Déjà, se trahissait en eux la maladie dont ils devaient mourir l'un et l'autre à peu d'années de là. Louis-Philippe, au contraire, avait grandi robuste. L'éducation virile à l'excès qu'il devait à Mme de Genlis, la vie des champs, les voyages, les duretés de l'exil avaient développé ses forces naturelles; la vigueur de son corps n'avait d'égale que celle de son intelligence; tout en sa personne trahissait un esprit pondéré, toujours maître de soi, pour qui ne seraient jamais perdues les leçons auxquelles il devait une expérience précoce.

Lorsque las de leur existence nomade en Amérique, pressés de se rapprocher de leur mère et de leur sœur, les trois frères avaient décidé de revenir en Europe, ils n'éprouvaient au sujet de leur conduite future qu'indécision et incertitudes. Singulièrement obscur s'offrait à eux l'avenir. Leur situation, celle de l'aîné surtout, rendue si difficile par la conduite criminelle de leur père à l'égard de Louis XVI et de Marie-Antoinette, et ensuite par l'échec de la tentative de rapprochement entre eux et la branche aînée de leur maison, dont Louis XVIII avait pris, en 1796, l'initiative[7], l'était devenue plus encore par suite des intrigues du parti politique désigné sous le nom de faction d'Orléans, qui s'était formé en France et se réclamait d'eux, encore qu'ils n'eussent pas prêté les mains à ses entreprises. Tenus en suspicion par les princes leurs cousins, décriés par les royalistes, objet de la haine des émigrés et de la défiance des républicains, il semblait bien qu'ils ne dussent de longtemps trouver grâce ni vis-à-vis des uns, ni vis-à-vis des autres, et qu'ils fussent condamnés à un isolement absolu. Ils s'y étaient par avance résignés, les deux plus jeunes sans effort, leur santé les vouant à une existence retirée; l'aîné par raison, sa résolution étant prise de ne se prêter, pour se rapprocher du roi, à aucun sacrifice d'opinions et pas davantage aux manœuvres du parti qui s'était emparé de son nom pour s'en faire un drapeau et voulait, en lui donnant la couronne, assurer à la France, sous son sceptre, un gouvernement représentatif, semblable à celui qui existait en Angleterre.

Tel était donc l'état d'âme du duc d'Orléans au moment où il arrivait à Londres avec ses frères, en s'entourant d'assez de précautions pour que leur présence n'y fût connue que lorsqu'il jugerait opportun de faire cesser leur incognito. Mais, brusquement, une lettre qu'il reçut, à peine arrivé, vint mettre un terme à son embarras. Datée du 29 septembre 1799, elle était de Dumouriez, avec qui, en avril 1793, au moment de la trahison de ce général, il avait quitté la France et vécu durant quelques mois dans le voisinage de Hambourg. Elle lui révélait une situation toute nouvelle, résultant d'événements qui s'étaient passés en son absence, qu'il avait en conséquence ignorés et bien propres à modifier ses résolutions.

«Je me suis chargé, mon jeune et cher ami, lui disait Dumouriez, d'une commission que je voudrais avoir reçue beaucoup plus tôt, parce qu'elle convient à votre cœur et au mien. Apprenez d'abord que tous les préjugés sont dissipés; qu'ayant pris la liberté d'écrire au mois de mai à Louis XVIII pour le prévenir sur un grand plan que j'ai fait, et auquel je travaille depuis un an pour son rétablissement, il m'a fait une réponse de sa main, telle qu'Henri IV l'aurait pu faire à Sully; vous en jugerez quand nous nous verrons. M. Thauvenay, son agent secret et de confiance à Hambourg, m'a apporté cette lettre. Il m'a sur-le-champ parlé de vous et de vos frères avec le plus grand éloge; il m'a raconté qu'il avait été chargé pendant votre séjour à Frédérikstadt de voir M. de Montjoye pour savoir de lui comment il pourrait procurer au baron de Roll une entrevue avec vous; il a été alors enchanté de sa franchise et de la bonne volonté que Montjoye avait témoignée après avoir appris l'objet de l'entrevue. Il m'a ajouté que le baron de Roll y avait mis une dureté et une maladresse qui avait produit le plus mauvais effet; qu'on avait été scandalisé; qu'on avait enjoint à M. de Roll de réparer le mal qu'il avait fait, mais que son départ avait empêché que cette affaire ne fût suivie.

«J'ai répondu à M. Thauvenay que, quoique depuis que nous nous connaissions, vous m'eussiez témoigné beaucoup de confiance, cependant, je n'avais su la démarche respectueuse et noble que vous aviez faite auprès du roi que par vous-même après qu'elle avait échoué; que, quoique j'en approuvasse entièrement le fond, si j'avais été consulté, je vous aurais conseillé de la retarder, et de ne la faire qu'après qu'elle aurait été préparée. J'ai ajouté que je garantissais que cette démarche avait toujours été dans votre cœur, et qu'elle y était encore malgré que, par la faute des intermédiaires, elle eût eu un insuccès auquel vous ne deviez pas vous attendre; que je connaissais votre caractère et votre probité; que j'étais sûr que le roi ne trouverait pas de meilleurs parents et serviteurs que vous et vos frères, et que si vous trouviez en lui la bonté paternelle que vous deviez en attendre, vous vous jetteriez dans ses bras et lui consacreriez votre vie comme à votre légitime souverain.

«En conséquence de cette intéressante conversation, j'ai reçu ordre de vous écrire pour vous engager à écrire au roi. Vous pouvez ou m'envoyer cette lettre ou l'adresser à M. Thauvenay à Hambourg, sous l'enveloppe de notre ami Wersphalen. Faites-la simple et sentimentale comme votre cœur vous la dictera, au nom de vous trois et signée de vous trois. Il paraîtra tout simple que vous ayez attendu d'être réunis pour l'écrire en commun. N'y parlez pas des contretemps qui ont empêché l'effet de votre première lettre; j'ose vous répondre que vous aurez lieu d'être satisfaits de ce que le roi vous mandera. Tout sera oublié de tous les côtés, et cette réunion fera tomber les faux bruits d'une faction que les ennemis communs des différentes branches de votre auguste maison cherchent à perpétuer, bruits infâmes auxquels vous n'avez jamais donné aucun prétexte, et qui laisseraient sur vous et vos frères une tache ineffaçable si vous ne les faisiez pas tomber par cette démarche.

«Il y a trop longtemps que votre auguste et infortunée maison est divisée; c'est cette division qui a fait tous ses malheurs et celui de votre patrie. Votre réunion achèvera de désarmer les scélérats qui abusent encore du nom d'Orléans pour perpétuer l'anarchie et les calamités de la France. Non seulement il faut que votre démarche soit prompte, mais il faut aussi qu'elle soit authentique et connue de toute l'Europe. Je vous en conjure par le tendre intérêt que vous m'avez inspiré, par l'amitié de père que je vous ai vouée et par patriotisme. Vous ne devez chercher et trouver d'asile qu'au sein de votre famille; vous devez partager ses dangers, ses maux et ses biens. Rappelez-vous ce que je vous dis à Jemmapes en vous envoyant au combat: «Petit-fils d'Henri IV, montrez-vous digne de lui.» Je vous répète la même exhortation. Écrivez sur-le-champ cette lettre. Suivez-la de près. Arrivez à Frédérikstadt, où on vous attend. Le prince Charles de Hesse, généralissime des armées danoises, gendre, beau-frère, beau-père de deux rois et du prince royal, dont je vous ai fait un ami, vous attend, et vous rendra votre asile d'autant plus agréable qu'il s'attend comme moi à votre rapprochement du chef de votre maison et à votre soumission à votre souverain légitime.

«Vous ne languirez plus longtemps dans l'oisiveté, si vous venez me joindre. Bientôt nous combattrons encore ensemble et sous les mêmes drapeaux, pour le rétablissement de la monarchie. Bientôt nous vengerons le sang de cet infortuné Louis XVI, que nous avons pleuré ensemble, sur les monstres qui nous ont persécutés, et qui voudraient vous faire paraître coupable pour vous sacrifier ensuite comme ... Nous sécherons les larmes de votre respectable mère; vous et vos frères serez l'appui du trône que votre nom a aidé à renverser.

«Venez, mon ami, mon fils, rappelez-vous les larmes amères que vous avez versées dans mes bras à Liège. Nous en verserons encore, mais ce seront celles d'une douce et vertueuse sensibilité. Montjoye, votre digne Pylade, va certainement se joindre à moi pour hâter le départ de votre lettre et le vôtre. Il ne s'agit pas ici d'une froide politique; n'écoutez que votre cœur; je connais sa droiture et sa chaleur, et, d'avance, j'ai répondu de vous. Adieu, mon cher prince, je vous embrasse comme mon fila adoptif. J'attends avec impatience votre réponse, ou plutôt vous-même.»

La lecture de cette lettre fit éprouver au duc d'Orléans une surprise égale à l'émotion qu'elle déchaînait en lui. Elle lui révélait en Dumouriez un homme nouveau, converti, devenu, après tant d'erreurs et de fautes, partisan résolu des Bourbons, travaillant à leur faire des prosélytes, à réconcilier avec eux les princes de la branche cadette; tout cela était certes aussi étonnant qu'inattendu. Elle prouvait en outre au jeune chef de la maison d'Orléans que le roi lui pardonnait sa conduite de 1796, la réponse qu'il avait eu alors l'audace de faire au baron de Roll, quand ce dernier était venu lui apporter, au nom de Louis XVIII, l'ordre de se rendre sur-le-champ auprès du roi, au camp de Condé. Non seulement il avait alors refusé d'obéir, se trouvant offensé par la maladroite impertinence de l'émissaire royal; mais encore il avait osé lui remettre, à l'adresse de son souverain, un acte écrit de sa main, en date du 8 juin, portant «qu'il a toujours reconnu à la nation française le droit de se donner une constitution, qu'il est de son devoir de reconnaître tout gouvernement qui garantira en France la sûreté des personnes, des propriétés et d'une liberté raisonnable; que telle est la profession de foi de ses sentiments auxquels il sera attaché toute sa vie; qu'en conséquence, il ne peut aller à l'armée de Condé».

Que le roi eût pardonné une déclaration si formelle, si contraire à la lettre et à l'esprit de ses propres manifestes, qu'il l'eût pardonnée, alors que, dans son entourage, tant de gens, ennemis irréconciliables de la maison d'Orléans, avaient dû s'attacher à lui en démontrer la coupable insolence, voilà ce dont le jeune prince ne revenait pas. C'est qu'il ignorait que cette déclaration, le roi ne l'avait jamais connue, grâce au comte d'Avaray. En la recevant, avec une lettre du baron de Roll, le fidèle serviteur de Louis XVIII s'était empressé de la dérober à la connaissance de son maître:

«Je compris aisément, écrit-il dans ses notes inédites, ce que le baron de Roll n'avait pu comprendre, qu'un acte de cette nature, si M. le duc d'Orléans pouvait croire que le roi en avait eu connaissance, élèverait entre eux un mur de séparation, soit en inspirant au prince la crainte de ne plus pouvoir rentrer en grâce, soit en rendant le roi plus difficile à l'accorder. Je cherchai donc le moyen de réparer la sottise que le baron avait faite. Je lui écrivis le 8 juillet qu'il avait eu tort de recevoir un acte aussi contraire à celui qu'il était chargé d'obtenir, que je ne le mettrais point sous les yeux du roi et que je le lui renverrais par une occasion sûre afin qu'il le renvoyât à M. le duc d'Orléans; enfin qu'il fallait absolument qu'il fît connaître ces dispositions à M. le duc d'Orléans et à M. de Montjoye (aide de camp et homme de confiance du prince). J'ajoutai qu'un jour on me saurait gré de ce que j'osais hasarder. Puis, dans un billet séparé, joint à cette lettre qui était ostensible, je lui expliquais les motifs de ma conduite.

«Le baron trouva que sa dignité serait compromise si M. le duc d'Orléans savait que son rapport n'avait pas été adressé directement à Sa Majesté. Il m'écrivit, le 9 août, pour me conjurer, et le roi lui-même, de lui épargner ce désagrément. J'insistai avec plus de force dans une lettre du 16 septembre; je lui déclarai nettement que le roi lui ordonnait de faire sans délai la démarche que je lui avais prescrite; je lui indiquai des raisons pour colorer des retards qu'il se trouverait avoir mis dans l'exécution de cet ordre. Au surplus, voulant diminuer pour lui l'amertume de ce calice, je laissai quelque latitude, en exigeant simplement qu'il fît connaître ce qui était convenu dans ma lettre du 8 juillet au lieu de l'envoyer, et de faire parler au lieu d'écrire. Enfin il se rendit justice. Il écrivit à M. de Montjoye que j'avais supprimé l'acte et le pria de lui indiquer une voie sûre par laquelle il pût le lui renvoyer lorsqu'il l'aurait reçu. M. de Montjoye lui répondit qu'il était inutile de le lui renvoyer, parce qu'il ne voulait pas se charger de le rendre au prince.»

Par suite de ces circonstances, au moment où le duc d'Orléans lisait à Londres la lettre de Dumouriez, sa déclaration, qu'il croyait dans les mains du roi, était encore dans celles de d'Avaray, qui n'attendait pour la lui restituer, ainsi qu'on le verra plus loin, que de connaître le résultat de la mission du général auprès de lui. Dans cette croyance, il avait lieu de s'étonner qu'en dépit d'une manifestation si formelle des opinions qu'il professait en 1796, le roi lui fît aujourd'hui de nouvelles avances.

Du reste, tout était mystère pour lui, quant aux causes et aux origines de cette démarche inattendue. De la conversion même de Dumouriez au royalisme d'ancien régime, dont la lettre de ce général lui apportait une preuve éclatante, il ne savait rien; il en entendait parler pour la première fois. Il ne comprenait pas davantage à quel propos Dumouriez, à peine rentré en grâce, s'était fait son défenseur auprès de Louis XVIII, s'était chargé de dissiper les malentendus qui avaient trop longtemps retardé une réconciliation nécessaire. Ces choses encore mystérieuses pour lui devaient lui être expliquées plus tard par Dumouriez lui-même; il devait apprendre bientôt pourquoi une lettre, qu'au lendemain de la mort de Louis XVII, il avait écrite à son successeur, était restée sans réponse; que si le nouveau roi s'était abstenu d'y répondre, c'est qu'il ne l'avait pas reçue et que c'était même dans les explications échangées à ce sujet entre Dumouriez et Thauvenay, l'agent du roi à Hambourg, que le comte d'Avaray avait puisé la conviction que le dernier mot du jeune prince n'était pas dit, qu'une tentative nouvelle pour le ramener à son devoir avait chance d'aboutir.

«L'assurance positive que vous donna M. Dumouriez dans votre entrevue, mandait d'Avaray à Thauvenay, le 15 septembre 1799, suffisait pour rassurer le roi sur tout ce que l'on débite de la faction d'Orléans; les raisons qu'il a détaillées dans sa lettre sont décisives, et le roi les a lues avec autant de satisfaction que d'intérêt. Mais ce qu'il dit de la lettre écrite au roi par M. le duc d'Orléans, après la mort de Louis XVII, nous a frappés d'étonnement. Ah! monsieur, si cette lettre avait été reçue, de quel énorme fardeau elle eût déchargé le cœur du roi! Si elle eût été reçue, il y a longtemps que le roi et le premier prince de son sang seraient réunis. Mais, jamais, non jamais, Sa Majesté n'a reçu de lui aucune lettre, et le seul écrit qui soit parvenu de sa part est ce fatal billet dont je vous ai parlé. Assurez-en M. Dumouriez. Assurez-le que le roi a toujours désire, désire toujours aussi sincèrement que jamais de voir ce jeune prince devenir digne de son nom, effacer les crimes de son père et ses propres torts et ramené dans ses bras par l'amour et la confiance. Quant à moi, ce que j'ai fait en 1796, pour lui tenir la porte ouverte malgré lui, prouve assez mon empressement à lui en faciliter l'entrée. Qu'il écrive donc au roi sans crainte; que M. Dumouriez l'y engage avec la certitude que Sa Majesté lui tiendra compte de cette démarche. Adressez-moi cette lettre, et que M. le duc d'Orléans se repose sur ma parole qui lui promet un plein succès. À une époque comme celle-ci et d'après le dire même du général Dumouriez, ce n'est point l'intérêt d'anéantir une faction sans puissance qui s'explique par ma bouche: c'est le cœur sensible et bon du meilleur prince que la France puisse compter parmi ses rois.»

Si le duc d'Orléans eût connu cette lettre, ce que lui présentait d'obscur la démarche de Dumouriez eût été éclairci. Mais, nous l'avons dit, il l'ignorait et il ignorait de même que le général, en même temps qu'il lui adressait la sienne, en avait envoyé une copie au comte d'Avaray à Mitau, en l'accompagnant de commentaires qui étaient un véritable plaidoyer en faveur de «son jeune ami».

«Quant au duc d'Orléans, disait-il, il m'a lu lui-même la lettre très soumise et très sensible qu'il a écrite à Sa Majesté à la mort de Louis XVII. Entre beaucoup de très bonnes qualités que je lui connais, il a celle de l'horreur du mensonge; ainsi je le crois. C'est dans cette persuasion que je lui ai écrit ces jours-ci la lettre datée d'aujourd'hui, que je lui ai envoyée hier par triplicata, par Hambourg, Londres et Copenhague, pour qu'il la reçoive sûrement. Je vous envoie mon brouillon, vous y verrez mon cœur; or j'espère le sien, à moins qu'il ne soit entièrement changé! Quant à la négociation de M. de Roll et au billet, je n'en ai rien su que par M. de Thauvenay, et j'avoue que je suis étonné de cette réticence. C'est une preuve qu'en faisant, sans doute par de mauvais conseils, une chose déplacée, il a craint la sévérité de mes principes. Je lui en parlerai dans ma première lettre. Alors, celle dont je vous envoie le brouillon aura fait son effet ou l'aura manqué.

«S'il se range à son devoir, comme je n'en doute pas, je serai toujours son ami. S'il s'y refuse, lorsque la bonté du roi l'attend et le prévient presque, je deviendrai son ennemi implacable. Il le sait, je lui ai donné la proclamation imprimée que j'ai faite à Francfort en 1793. Souvent, nos conversations ont roulé sur cet objet, même devant témoins, et il a toujours repoussé avec horreur l'idée de rébellion et de faction.

«Vous verrez que je n'avais pas attendu l'ordre positif du roi pour écrire au duc d'Orléans, et que cependant, pour lui donner confiance entière, je lui ai annoncé cet ordre. Dans ma première lettre, ces jours-ci, je lui détaillerai tout ce que vous me mandez à cet égard; je veux qu'il vous connaisse, qu'il vous apprécie et qu'il vous aime comme moi.»

Quelque contradictoires et indécises qu'eussent été d'abord les pensées éveillées dans l'âme du duc d'Orléans par les pressants conseils de Dumouriez, ces conseils étaient trop conformes à ce que lui commandaient son devoir et son intérêt pour qu'il hésitât longtemps à s'y rendre. D'autre part, et quoiqu'il eût, avant son départ pour l'Amérique, désavoué la politique et les menées des émigrés, signé la déclaration de 1796 et combattu, sous les ordres de Dumouriez, dans les armées républicaines, il lui répugnait de continuer à servir de prétexte aux intrigues d'un parti politique, notoirement hostile à la royauté légitime et qui lui faisait injure en le supposant capable d'usurper la couronne; il lui semblait qu'il serait mal à l'aise dans le rôle que ce parti lui destinait, et il tenait à honneur de prouver qu'on l'avait calomnié en lui attribuant l'intention de s'y prêter. D'autre part, outre qu'en faisant sa soumission au roi, il rentrerait dans la situation à laquelle le destinait sa naissance, la conduite que Dumouriez lui conseillait de tenir serait la conséquence logique de celle qu'il avait tenue en quittant la France. Même dans l'isolement volontaire auquel le condamnait l'horreur qu'inspirait aux royalistes le nom qu'il portait, si tristement souillé par son père, il ne s'était jamais mis en révolte contre l'autorité royale. Rencontrant à Stockholm, en 1795, le comte de Saint-Priest, il lui avait fait part de son désir de recouvrer les bonnes grâces du roi; après la mort de Louis XVII, il avait écrit pour les solliciter, et si sa réponse au baron de Roll, en 1796, faisait ombre à ce tableau, il avait pour excuse et les mauvais conseils auxquels sa jeunesse ne le rendait que trop accessible et l'insigne maladresse du négociateur qu'on lui avait envoyé. En tous cas, puisque l'occasion s'offrait à lui de faire oublier ce qu'il y avait eu de répréhensible dans son passé et de le réparer, il était obligé de la saisir s'il voulait reprendre son rang dans la famille royale.

Ces idées paraissent s'être emparées de lui avec rapidité, puisque, ayant reçu, le 10 février, la lettre de Dumouriez, sa résolution était arrêtée dès le lendemain. Il l'avait prise sans même consulter ses frères que l'état de leur santé avait obligés, dès leur arrivée en Angleterre, à s'installer à la campagne, à quelque distance de Londres. Le même jour, il écrivait au comte d'Artois qui se trouvait dans la capitale pour lui demander audience. En faisant porter sa demande par le comte de Montjoie, il chargeait cet ami dévoué d'indiquer au prince l'objet important dont il voulait l'entretenir. En conformité de la réponse faite à Montjoie, il se présentait, le 13 février, chez Monsieur, dont la correspondance nous a conservé le récit de leur entrevue.

VI
RÉCONCILIÉS

On croira sans peine que le fils de Philippe-Égalité était violemment ému en entrant dans le cabinet où le frère de Louis XVI avait eu la délicate attention de le recevoir seul, afin de lui éviter l'humiliation de dire devant témoins ce qu'il était tenu de dire. Il est donc probable que Monsieur n'a rien exagéré en parlant de l'embarras et de l'émotion de son visiteur.

Du reste, il s'empresse de le rassurer par ces mots:

—Je suis convaincu d'avance que le résultat de votre démarche ne peut qu'être honorable pour vous et conséquemment agréable pour le roi et pour moi.

—C'est vrai, répond le duc d'Orléans.

Et, se ressaisissant aussitôt, il continue avec chaleur et d'un ton qui annonce qu'il est pénétré jusqu'au fond de l'âme des sentiments qu'il exprime:

—L'unique but que je me propose, ainsi que mes frères, c'est de déposer dans les mains de Monsieur et aux pieds du roi l'hommage de notre fidélité et de notre dévouement. Je sens tous mes torts,[8] j'en suis pénétré et je ne demande que d'obtenir la possibilité de les réparer en sacrifiant ma vie et jusqu'à la dernière goutte de mon sang pour défendre la personne et la cause du roi. J'ose espérer que la bonté et l'indulgence de Sa Majesté atténueront du moins une partie de mes fautes en considération de mon extrême jeunesse et des infâmes conseils qui m'ont entraîné. Mais, ce sera par un dévouement sans bornes et soutenu dans tous les temps de ma vie que je prouverai à ceux à qui j'ai l'honneur d'appartenir, et à tous les Français fidèles, que mes torts ne venaient point de mon cœur et que, malgré les démarches coupables où j'ai été entraîné, je suis encore digne de ma naissance et de l'estime des hommes vertueux.

Touché par ce discours qui semble avoir prévu toutes les objections, Monsieur en félicite son cousin avec une sensibilité dont témoigne la vivacité attendrie avec laquelle il lui presse les mains.

—Mais vous comprendrez, lui dit-il alors, que vous devez au roi mon frère, à la noblesse française, à la France elle-même, une déclaration écrite de vos sentiments, à moins que vous ne préfériez les consigner dans une lettre à Sa Majesté.

—Je préfère écrire au roi, réplique vivement le duc d'Orléans. Monsieur trouvera bon cependant que j'attende l'arrivée de mes frères, afin que cette lettre soit signée de nous trois. Je souhaite bien, par exemple, qu'elle ne soit pas insérée dans les papiers publics. Et, sans laisser à son interlocuteur le temps de critiquer cette restriction, il la lui explique.—Je reconnais mes torts, je les avoue franchement; je les avouerai de même au roi. Mais une humiliation me serait plus insupportable que la mort.

Monsieur ne proteste pas. Il semble comprendre la préoccupation de son cousin. Il lui promet que sa lettre ne sera pas publiée. Il insiste seulement pour qu'elle soit communiquée aux ministres anglais, au comte de Woronzof, ambassadeur de Russie à Londres, et à quelques-uns des Français émigrés résidant dans cette ville, ce à quoi consent le duc d'Orléans.

Au moment où il va se retirer, Monsieur lui fait connaître que devant expédier le lendemain un courrier à Mitau, il en profitera pour apprendre au roi ce qui vient de se passer.

—Et moi, dit encore le duc d'Orléans, j'en profiterai, si Monsieur m'y autorise, pour envoyer à Sa Majesté mon hommage personnel, en attendant l'hommage collectif que nous voulons lui offrir, mes frères et moi.

Fidèle à cette promesse, le prince, rentré chez lui, rédige la lettre suivante, en date du même jour, 13 février:

«Sire, j'ai enfin le bonheur que je désirais depuis si longtemps de pouvoir offrir à Votre Majesté le tribut d'hommage de mon inviolable fidélité et celle de mes frères. Il serait, Sire, au-dessus de mes forces, d'exprimer tout ce que je sens dans cette heureuse circonstance. Mais, je suis vivement affligé que mes frères, retenus à quelque distance d'ici par une indisposition assez grave survenue à l'un d'eux, ne puissent se joindre à moi dans la première lettre que j'ai l'honneur d'écrire à Votre Majesté; la connaissance parfaite que j'ai de leur loyauté m'est un sûr garant du profond regret qu'ils en ressentiront. Mais j'ai lieu d'espérer, que, sous peu de jours, ils pourront donner un libre cours aux sentiments dont leurs cœurs sont pénétrés.

«Je me suis empressé, Sire, de faire part à Monsieur, de mon arrivée ici et de fixer le moment où il daignerait me recevoir. Monsieur a bien voulu me donner la marque de confiance de me recevoir seul dans son cabinet, ce qui m'a procuré la satisfaction de pouvoir exprimer, sans aucune réserve, tous les sentiments qui m'animent tant sur le passé que sur l'avenir. Que Votre Majesté me permette de déposer dans son sein ce mélange de peines et de satisfaction. Qu'elle daigne croire qu'elle n'aura jamais de sujets plus fidèles et qui puissent éprouver un regret plus vif et plus sincère d'avoir eu le malheur d'être aussi longtemps séparés de leur roi.

«Je ne saurais, Sire, terminer cette lettre sans exprimer à Votre Majesté combien je suis pénétré de l'accueil plein de bonté que Monsieur a daigné me faire. Le souvenir en restera gravé dans mon cœur et, pour y mettre le comble, il a bien voulu m'apprendre qu'un courrier partait demain pour Mitau, ce qui m'a déterminé à écrire seul à Votre Majesté, afin que mon empressement parût dans toute sa sincérité, et quoique je sois assuré que mes frères regretteront infiniment de n'avoir pas pu profiter en même temps que moi de la bonté de Monsieur.

«Je suis, Sire, de Votre Majesté, le très humble, très obéissant et très fidèle serviteur et sujet.—Louis-Philippe de Bourbon, duc d'Orléans

Le 14 février, cette lettre part pour Mitau. Le surlendemain, le duc de Montpensier et le comte de Beaujolais étant arrivés à Londres, leur frère les conduit sans délai chez Monsieur, qui les reçoit aussi affectueusement qu'il a reçu leur aîné. Il coupe même court aux explications qu'ils commencent à lui donner sur leur conduite passée.

—Il me suffit de savoir, leur dit-il, que vous pensez comme votre frère. Le roi sera heureux de l'apprendre. Hâtez-vous, donc de lui donner, en lui adressant votre acte de soumission, la satisfaction et la liberté de vous traiter en parents.

Quelques heures plus tard, il reçoit la lettre destinée au roi, signée des trois princes d'Orléans. Elle est datée de Londres, du 16 février, et est ainsi conçue:

«Sire, nous venons nous acquitter envers Votre Majesté d'un devoir dont le sentiment est, depuis longtemps, dans nos cœurs; nous venons lui offrir le tribut d'hommages de notre inviolable fidélité. Nous n'essayerons pas de peindre à Votre Majesté le bonheur dont nous jouissons de pouvoir enfin lui manifester notre respectueux et entier dévouement à son auguste personne, non plus que la profonde douleur que nous ressentons que des circonstances à jamais déplorables nous aient retenus aussi longtemps séparés de Votre Majesté, et nous venons la supplier de croire que jamais, à l'avenir, elle n'aura lieu de s'en souvenir. Les assurances pleines de bonté qu'Elle a daigné nous faire donner à plusieurs reprises nous ont pénétrés de la plus vive reconnaissance et auraient redoublé notre impatience s'il eût été possible de l'augmenter. La grande distance où nous nous trouvions et l'inutilité des tentatives réitérées que nous avons faites pour revenir en Europe sont les seules causes qui aient pu en retarder l'expression. Sachant, Sire, que la volonté de Votre Majesté est que nous lui offrions en commun le serment solennel de notre fidélité, nous nous empressons de nous réunir pour la supplier d'en accepter l'hommage. Que Votre Majesté daigne croire que nous ferons consister notre bonheur à la voir convaincue de ces sentiments et notre gloire à pouvoir lui consacrer notre vie et verser jusqu'à la dernière goutte de notre sang pour son service.

«Nous vous supplions, Sire, de nous permettre d'ajouter combien nous avons été pénétrés de l'accueil touchant que Monsieur a daigné nous faire. Nous en conserverons toujours un souvenir profond et nous regardons comme un grand bonheur que l'expression de nos respectueux sentiments parvienne à Votre Majesté par son extrême bonté.

«Nous sommes, Sire, de Votre Majesté, les très humbles, très obéissants et très fidèles serviteurs et sujets.—Louis-Philippe de Bourbon, duc d'Orléans,—Antoine-Philippe de Bourbon, duc de Montpensier,—N. de Bourbon, comte de Beaujolais

Quoique en envoyant cette lettre à Monsieur, les princes d'Orléans l'eussent autorisé à y faire les changements qu'il jugerait nécessaires, il n'y trouva rien à reprendre. Elle lui parut donner entière satisfaction aux légitimes exigences du roi. Il n'éprouvait que le regret de ne pouvoir la publier. Mais il avait promis qu'elle ne le serait pas, et il devait tenir sa promesse. Il se contenta donc, après l'avoir communiquée aux ministres britanniques «qui l'approuvèrent» et à l'ambassadeur russe dont il prenait l'avis en toutes les circonstances graves, d'en donner lecture au duc de Bourbon, à cinq ou six ducs et pairs, à l'archevêque de Narbonne, à l'évêque d'Arras, à M. de Barentin et au marquis de Blangy, réunis chez lui à cet effet. Les voyant partager sa satisfaction, il invita le duc de Bourbon à rendre visite à ses cousins, et la noblesse française résidant à Londres à leur offrir ses respects comme aux premiers princes du sang, «ce qui fut exécuté avec empressement.» Quelques jours plus tard, il les présentait au roi et à la reine d'Angleterre, les invitait à dîner, et ainsi achevait de s'opérer la réconciliation des deux branches de la maison de France.

À Mitau, les lettres qu'on vient de lire réjouirent plus qu'elles n'étonnèrent, car on les attendait. Dès la fin de mars, les journaux anglais et le Spectateur du Nord, qui se publiait à Hambourg, avaient apporté au roi quelques détails sur la visite du duc d'Orléans à Monsieur. À en croire ces gazettes, la démarche du prince lui avait été conseillée par l'une de ses amies, Mme de Sillery. Mais, tout cela était encore trop vague pour qu'on y pût ajouter foi. Le 7 avril seulement, ces nouvelles obscures furent confirmées par les déclarations du duc d'Orléans et de ses frères. D'Avaray, qui nous l'apprend, se flatte d'avoir dicté à son maître ce qu'il convenait de faire en ces importantes circonstances: «Je pensai qu'il était de l'intérêt du roi de donner un grand exemple de clémence et un témoignage éclatant de la sincérité, de la grâce même avec lesquelles il pardonne ou plutôt efface les torts que l'on reconnaît et les erreurs que l'on rétracte.» Il conseilla donc au roi de demander à l'empereur de Russie pour le duc d'Orléans la grand'croix de l'ordre de Saint-Jean de Jérusalem et d'accorder à ses frères la décoration de l'ordre du Saint-Esprit, que lui portait déjà. À ces grâces, l'initiative royale en ajouta une autre. Le comte de Beaujolais n'avait été qu'ondoyé au moment de sa naissance, et depuis, on avait négligé de le baptiser. Le roi voulut être son parrain. Il chargerait le comte d'Artois de le représenter à la cérémonie du baptême. La duchesse d'Harcourt, qui résidait à Londres, représenterait la marraine, c'est-à-dire la reine de France.

Dans la triste situation à laquelle il était réduit, Louis XVIII ne pouvait témoigner de sa satisfaction sous d'autres formes, si ce n'est en écrivant de sa main aux jeunes princes. Il le fit le même jour:

«Mes cousins, j'ai reçu votre lettre du 16 février, qui m'a été transmise par mon frère. Les moments les plus doux pour mon cœur, les plus propres à me faire oublier mes peines, sont ceux où quelques-uns de mes enfants reviennent dans mes bras paternels. Jugez du sentiment que j'éprouve en ne voyant plus parmi les princes de mon sang que les dignes neveux d'Henri IV et de Louis XIV. Jaloux, de mon côté, d'effacer tout ce qui pourrait rappeler des souvenirs trop amers et de resserrer de plus en plus nos liens, je permets au duc de Montpensier et au comte de Beaujolais de porter les marques de l'ordre du Saint-Esprit en attendant que je puisse les créer chevaliers. Mon frère les en revêtira et présentera en mon nom le comte de Beaujolais aux fonts baptismaux. Oublions le passé, ou plutôt rappelons-nous sans cesse, moi, la bataille du Mont-Cassel et de Lérida[9], vous la satisfaction que j'éprouve aujourd'hui, et, tous réunis, essuyons les larmes de votre vertueuse et respectable mère.»

La duchesse d'Orléans, à laquelle il venait de faire allusion, était alors, nous l'avons dit, réfugiée en Espagne. Il ne l'avait jamais rendue responsable de la conduite de son mari dont elle restait inconsolable, plus malheureuse de l'avoir vu se déshonorer que de l'avoir perdu. Il lui conservait des sentiments affectueux; elle lui en était reconnaissante, ainsi qu'en témoignent les lettres qu'elle lui écrivait tantôt en les signant, tantôt sans signature, sous le nom de Justine, inséré dans le corps de la lettre. Il voulut l'associer à sa joie.

«Je viens, ma chère cousine, vous féliciter ou plutôt me féliciter avec vous de l'événement qui pouvait le plus contribuer à votre bonheur. J'étais bien certain des sentiments de vos enfants! Mais il me tardait d'en recevoir l'assurance par eux-mêmes et de pouvoir leur parler des miens. Cet heureux instant est enfin arrivé, et, à travers la joie qu'il me cause, je sens bien vivement la vôtre. Mais, quelque plaisir que j'aie à vous obliger, croyez que je n'ai songé à satisfaire que moi-même, en permettant aux deux cadets de porter les marques de l'ordre du Saint-Esprit et en chargeant mon frère de tenir en mon nom le dernier sur les fonts du baptême.»

Ce n'est pas seulement à ses cousins et à leur mère qu'écrivit le roi. Il avait pris depuis longtemps l'habitude, chaque fois qu'un événement heureux ou malheureux pour lui se produisait, d'en faire part à divers membres de sa famille. Il s'y conforma encore ce jour-là, en écrivant à la reine qui était alors éloignée de lui, à la comtesse d'Artois, à la princesse de Conti, à la reine de Sardaigne, au roi de Naples, à l'infant de Parme, au prince de Condé, à la comtesse de Marsan, son ancienne gouvernante, et enfin à l'empereur de Russie, à qui il demandait, pour le duc d'Orléans, la grand'croix de Saint-Jean de Jérusalem. À son frère, après lui avoir dit qu'il permettait au duc de Montpensier et au comte de Beaujolais de porter les insignes de l'ordre du Saint-Esprit, il annonçait en outre que la reine et lui tiendraient le plus jeune sur les fonts baptismaux. Pour présider la cérémonie, il désignait Dillon, l'archevêque de Narbonne. «Sa noble éloquence aura un beau jeu de se déployer. Vous l'appellerez Louis et tel autre nom que vous ou lui jugerez à propos, mais pas Joseph, quoique cela fût naturel, vu la marraine. Mais c'était le nom de leur père, et il ne faut plus qu'il se retrouve dans cette branche.»

On a vu que les trois princes en envoyant au roi leur hommage de fidélité avaient signé «Bourbon». Leur signature lui suggéra une observation qu'il leur fit transmettre par Monsieur: «Bourbon était le nom distinctif de notre branche avant l'avènement de Henri IV au trône. Celle de Condé le porte et celle de Conti par suite, parce que leur séparation était déjà faite en 1589. Mais ceux-ci, qui descendent de Louis XIII, ne doivent pas plus le porter que nous. Ils doivent porter et signer celui de leur branche qui est d'Orléans, sans y ajouter d'autre titre: c'est le nom de baptême qui les distinguera entre eux.»

Après ces témoignages de sollicitude pour cette affaire de famille, le politique reparaît: «Reste à savoir ce que nous ferons de ces trois jeunes gens qu'il ne faut pas laisser moisir, mandait-il encore à son frère. S'il se tire un coup de fusil en France, il faut qu'ils y soient, ne fût-ce que pour chouanner. S'il n'y a rien de cette nature à faire ni à espérer prochainement, il faut qu'ils aillent volontaires à l'armée de Condé et non pas seulement à l'armée autrichienne comme ils paraissaient le désirer. Le noviciat sera un peu dur, je le sais. Mais outre qu'ils ont à réparer, ce qu'ils sèmeront, ils le recueilleront au centuple. Mais, je vous le répète, en tout état de cause, il faut qu'ils partent promptement, pour eux et même pour nous, car il faut les utiliser et surtout ne pas laisser dire que nous avons cherché à les neutraliser.» C'est la même préoccupation qui se manifeste dans sa lettre au prince de Condé: «Il est possible qu'ils aillent me prouver leurs sentiments en combattant sous vos drapeaux et, dans ce cas, je ne suis pas en peine de l'accueil que vous et les valeureux gentilshommes qui sont sous vos ordres, ferez à ces princes redevenus dignes d'être les descendants d'Henri IV.»

Tandis que le roi se prodiguait ainsi pour prouver de quel prix était à ses yeux la rentrée de ses cousins dans le devoir, d'Avaray, qui ne voulait pas être en reste, puisait dans son dévouement à la cause qu'il servait une idée aussi heureuse qu'imprévue. Il tirait de la cassette, dans laquelle il la tenait cachée, la fameuse déclaration de 1796, dérobée par ses soins à la connaissance du roi, et il la renvoyait au duc d'Orléans en l'accompagnant de ces quelques lignes bien faites pour lui assurer à jamais l'amicale confiance du prince:

«Monseigneur, il fut un temps où un royaliste dévoué à son maître ne pouvait que nourrir en silence les sentiments et le respect qui l'attachaient au premier prince du sang. Réduit ainsi que tout Français fidèle à hâter de mes vœux l'heureux jour qui nous comble de joie, je crus cependant trouver une occasion de faire davantage et d'aplanir la route qui devait tôt ou tard conduire Votre Altesse Sérénissime aux pieds de Sa Majesté. Si Monseigneur daigne accueillir avec bonté la démarche que j'ose faire aujourd'hui en lui remettant un écrit de sa main, qui me fut adressé au quartier général de Riégel en 1796 et que j'ai soustrait à la connaissance du roi, j'aurai atteint un but vivement désiré: celui de prouver à Votre Altesse Sérénissime mon dévouement à sa personne.»

S'étant ainsi acquitté de ce qu'il considérait comme un devoir, d'Avaray mandait à Dumouriez, qui était encore à Saint-Pétersbourg, la grande nouvelle, en une longue note, pleine de détails plus exacts que ceux auxquels les gazettes avaient trop facilement accordé leur publicité.

«Lisez donc et pleurez, disait-il en la lui transmettant, car je sais que, dans l'occasion, vous avez aussi des larmes à répandre. Les bavards à la journée vont s'exercer à qui mieux mieux, et ce ne sera pas pour le mieux. Je n'aime pas déjà le prélude de celui de Hambourg qui cite Mme de Sillery et autres pauvretés. Je suis bien fâché que vous ne soyez pas là. Vous auriez senti, vous auriez dit à Mgr le duc d'Orléans que ce qu'il y avait de plus noble et de plus satisfaisant pour lui et les siens était de publier sa lettre au roi et la réponse.»

Publier sa lettre au roi, c'est là justement ce que le prince ne voulait pas. Il l'avait dit à Monsieur qui, de son côté, s'était engagé à ne pas la rendre publique, créant au roi, du même coup, une égale obligation. L'intervention de Dumouriez, que regrettait d'Avaray, eût été inutile. Il est d'ailleurs douteux que le général eût consenti à intervenir. Il connaissait la fierté naturelle du duc d'Orléans, et eût jugé dangereux de le contraindre à une publicité que le prince avait par avance déclarée humiliante pour ses frères et pour lui. Il en était de même en ce qui touchait leur envoi à l'armée de Condé, dont le roi parlait à Monsieur. Mais on ignorait à Mitau leurs dispositions à cet égard. Cette ignorance favorisait les illusions de d'Avaray. Elles se trahissent, avec une ardeur belliqueuse, dans la suite de sa lettre à Dumouriez.

«Maintenant, où et comment faut-il utiliser le dévouement des jeunes princes? En France, mon cher général, et non à l'armée autrichienne comme, à leur passage en Angleterre, ils paraissaient le désirer. Mais, il faut un retour de chances favorables. Le magnanime Paul Ier nous les rendra, et je ne doute pas que cette année il n'assure au roi les moyens de se montrer à ses sujets fidèles, ou égarés, ou rebelles, l'olivier d'une main et l'épée de l'autre. Alors Mgr le duc d'Orléans trouvera sa place auprès de son maître ou viendrait se réunir à lui s'il l'avait déjà précédé sur le théâtre de gloire qui nous attend. Quant à ses jeunes frères, ils iront se battre pour le service du roi partout où ils en trouveront l'occasion. Je lis tout cela dans votre âme autant que dans la mienne.»

Les espérances exprimées par d'Avaray allaient être promptement déçues. En se réconciliant avec les Bourbons, les d'Orléans avaient eu surtout pour but de mettre un terme à des divisions aussi nuisibles à la cause royale qu'à eux-mêmes, et leur conduite ultérieure, pendant la durée de l'émigration, atteste leur sincérité. Mais, en jurant «de verser jusqu'à la dernière goutte de leur sang pour le service du roi», ils n'entendaient pas abdiquer le droit de juger par eux-mêmes de ce que commandait le bien de ce service ni de choisir les moyens de s'y consacrer. Il n'apparaît pas au point où nous en sommes de leur histoire que l'aîné d'entre eux, le seul des trois qui compte, puisque c'est son exemple qui entraînait les deux autres, eût encore entrevu la possibilité de s'unir contre la France à une armée étrangère ni de s'enrôler dans le corps de Condé. Ce qu'on disait de son intention de prendre du service en Autriche, outre qu'on n'en trouve nulle part la preuve, ne prouvait pas qu'il fût prêt à marcher avec les Autrichiens contre sa patrie, et ce qui sur ce point est plus décisif que tous les commentaires, c'est qu'après avoir envoyé sa soumission, il sembla vouloir se faire oublier.

Ce que le roi attendait de lui et de ses frères, Monsieur le lui avait dit. Sans y opposer un refus formel, il ne s'y conforma pas. Il avait d'ailleurs de graves et justes raisons pour rester à Londres: la santé de ses frères d'abord qui exigeait du repos et des soins, et plus encore, les démarches auxquelles il se livrait au même moment pour décider sa mère à quitter l'Espagne et à venir le rejoindre en Angleterre, où il attendait également sa sœur, Madame Adélaïde. Il alléguait ces démarches ainsi que l'approbation donnée par les ministres britanniques à son attitude réservée et passive. Monsieur, qui s'était contenté de conseiller, n'osa aller, ainsi qu'il l'avouait à son frère, jusqu'à ordonner, soit qu'il craignît un refus du duc d'Orléans, soit qu'il ne voulût pas déplaire au gouvernement anglais. Une lettre du roi, en date du 22 avril, nous éclaire sur ce conflit passager auquel les circonstances coupèrent court.

«La piété filiale est un excellent sentiment, mais tout doit avoir ses bornes, et je trouve celle des d'Orléans d'autant plus excessive que leur présence n'est nullement nécessaire pour tirer leur mère d'Espagne. J'aurais attendu de leur part un mouvement plus énergique. J'allais jusqu'à me figurer qu'ils pourraient faire quelque coup de tête et que, perdus de vue un instant, ils reparaîtraient tout d'un coup à la tête d'un mouvement royaliste. Mais, puisqu'il ne vous restait d'autre ressource qu'un coup d'autorité qui aurait été mal vu du roi d'Angleterre et de ses ministres, vous avez sagement fait de vous en abstenir.

«J'avais, comme je vous l'ai mandé, pour achever de sceller ma réconciliation avec eux, demandé à l'empereur de Russie la grand'croix de Saint-Jean de Jérusalem pour l'aîné. Je joins ici la copie de la réponse qu'il m'a faite. Voyez si vous croyez utile de la lui communiquer.»

Nous avons lieu de croire que, laissé juge de l'opportunité de la communication, le comte d'Artois s'abstint de mettre la réponse impériale sous les yeux de son jeune cousin, qui s'en fût probablement offensé: «J'attendrai pour le nommer, disait le tsar, d'avoir pu juger de sa conduite antérieure et qu'il ait contribué à rendre à la France son roi légitime.» Le refus était dur, et mieux valait ne l'attribuer, sans en faire connaître les termes, qu'à l'un de ces caprices déconcertants et toujours inexplicables dont Paul Ier était coutumier. C'est sans doute ce qui fut fait.

Au surplus, ces incidents n'eurent aucune suite. La résistance plus ou moins dissimulée qu'avait opposée le duc d'Orléans au désir exprimé par le roi de le voir rejoindre l'armée de Condé trouvait, à l'heure même où il était instruit de ce désir, une raison d'être dans l'état de l'Europe et les dispositions des puissances qui le dispensaient de livrer, dès ce moment, le fond de sa pensée et de déclarer qu'il ne voulait pas porter les armes contre son pays. Tout annonçait une paix prochaine. Elle existait entre la France et la Prusse. Le gouvernement consulaire allait la conclure avec la Russie, et quoique l'Angleterre et l'Autriche n'eussent pas encore désarmé, ce n'est pas au moment où l'Autriche n'employait l'armée de Condé qu'avec une évidente mauvaise grâce, et où l'Angleterre s'ingéniait à paralyser les projets des princes et des émigrés qu'elles eussent accepté les services du duc d'Orléans. D'autre part, d'Avaray se trompait lorsqu'il se flattait de voir Paul Ier «assurer à Louis XVIII les moyens de se montrer à ses sujets, l'olivier dans une main et l'épée dans l'autre». Les combats qui se livraient encore en Allemagne et en Italie n'étaient plus que les dernières convulsions de la coalition démembrée et expirante. Les circonstances venaient donc en aide au duc d'Orléans, favorisaient son attitude, la justifièrent bientôt, et le léger nuage qui aurait pu obscurcir la réconciliation des deux branches de la maison de Bourbon se dissipa sans laisser de traces.

Sur ces entrefaites, le roi reçut d'Espagne, au commencement d'octobre, une lettre de la duchesse d'Orléans en réponse à celle qu'il lui avait écrite au mois d'avril pour la féliciter de la conduite de ses fils. Elle le remerciait avec effusion de ses bontés pour eux. Mais, en même temps, elle se plaignait de la dureté de son exil, de l'exiguïté de ses ressources, des difficultés matérielles qui s'opposaient à son départ d'Espagne. La tendre et ancienne affection que lui portait le roi se révèle dans les consolations qu'il lui adressait. «La lettre de Justine est parvenue il y a huit jours à son adresse. Celui qui l'a reçue y a vu avec plaisir les témoignages d'une amitié qui lui est bien chère. Mais il est bien affligé de voir par la lettre même et d'avoir appris en même temps que les peines de Justine sont encore augmentées. Ah! qu'elles soient plutôt adoucies par la conduite touchante de ceux qui lui sont chers avec tant de raison! Plût à Dieu, que se livrant aux mouvements de son cœur plutôt qu'à des espérances trompeuses, elle cédât à leurs instances. Que Justine compte du moins à jamais sur l'amitié de celui qui lui écrit aujourd'hui.» Quelques mois plus tard, sur la nouvelle assurance qu'il recevait du dévouement de «Justine» et l'avis de son prochain départ pour l'Angleterre, la tendresse du roi pour elle paraît encore redoubler; il y associe la duchesse d'Angoulême. «Celui à qui ce touchant écrit était destiné n'en aurait pas joui, s'il n'eût fait partager à son ange consolateur les sentiments dont il est rempli. Tous deux se réunissent pour exprimer leur sensibilité, pour dire à Justine combien ils prennent part à l'amélioration de son sort, surtout à une réunion dont leur propre expérience leur fait sentir tout le prix, enfin pour l'assurer qu'elle n'a et n'aura jamais d'amis plus tendres ni plus vrais qu'eux.»

Quoiqu'elle eût annoncé au roi qu'elle se préparait à aller retrouver ses fils, la duchesse d'Orléans devait attendre jusqu'en 1808 cette réunion. Elle ne se décida à quitter l'Espagne que lorsque les armées de Napoléon y entrèrent. Néanmoins, dès la fin de 1800, elle parlait à ses fils de son retour auprès d'eux. Elle leur disait même qu'elle espérait pouvoir traverser la France et gagner l'Allemagne, où elle s'embarquerait pour les rejoindre. «J'ose avouer à Votre Majesté, écrivait au roi, le 13 novembre, le duc d'Orléans, que je le souhaite plus que je ne l'espère.» Aveu mélancolique, plein de sous-entendus que n'éclaircit pas cette réponse de Louis XVIII:

«Mon cousin, j'ai reçu votre lettre du 13 novembre avec plaisir, parce que j'en aurai toutes les fois que je recevrai des témoignages de vos sentiments et que j'aurai occasion de vous en donner des miens; mais, en même temps avec peine, parce que j'y vois que tous les efforts de votre piété filiale n'ont pu réussir à faire sortir votre vertueuse mère d'un séjour qui, dans les circonstances actuelles, lui convient si peu. Je souhaite vivement que la faible espérance, qui vous reste encore pour elle, se réalise. Quoi qu'il en soit, n'oubliez pas, en lui écrivant, de lui parler de ma sensibilité à la commission qu'elle vous a donnée pour moi et du tendre et constant intérêt que je lui porte.»

Lorsque le roi traçait ces lignes, le 18 décembre 1800, dix mois après la soumission de ses cousins, il était, on le voit, convaincu de leur sincérité. Les années suivantes devaient lui en fournir de nouvelles preuves.

VII
LES DISSENTIMENTS ENTRE LE ROI ET SON FRÈRE

À l'heure où s'opérait, entre Louis XVIII et ses cousins d'Orléans, une réconciliation qu'il avait ardemment souhaitée, il souhaitait au même degré voir se dénouer avec un égal bonheur les difficultés qui, depuis longtemps, s'étaient élevées entre lui et son frère, et auxquelles les intrigues des émigrés de Londres, contre le conseil royal de Paris, venaient d'imprimer une vivacité plus grande[10]. À la vérité, leurs dissentiments n'avaient jamais été assez graves, ni l'oubli par Monsieur de ses devoirs envers le roi assez caractérisé, pour provoquer la rupture de leurs rapports. Mais les entours du comte d'Artois, leurs jalousies, leurs prétentions, leurs indiscrétions, leurs imprudences, tolérées par sa faiblesse ou encouragées par sa vanité, multipliant les dissentiments et envenimant les conflits, ces rapports s'étaient tendus. Entre les deux frères, la défiance du côté du roi et une susceptibilité déplacée du côté de Monsieur remplaçaient l'union confiante qu'eût exigée l'intérêt de la monarchie. À l'époque où nous sommes arrivés, cette situation était devenue d'autant plus douloureuse, qu'elle résultait d'une longue suite d'incidents, dont le roi ne pouvait se souvenir sans y voir une tentative persistante de son frère pour se substituer à lui dans la direction du parti royaliste français au dedans et au dehors. Bien que ces causes de dissentiments aient apparu déjà au cours de cette histoire, il y a lieu d'y revenir, pour faire comprendre, en remontant à leur origine et en les résumant, combien ces divisions étaient nuisibles à la cause royale, et l'ardent désir du roi de les voir finir.

Nés à peu d'années de distance l'un de l'autre, et ayant perdu leurs parents étant encore enfants, le comte de Provence et le comte d'Artois avaient été élevés ensemble. Indépendamment du gouverneur et des maîtres qui leur furent donnés, leur première éducatrice, leur éducatrice morale fut la comtesse de Marsan, appartenant à la famille de Soubise, nommée en 1754 gouvernante des enfants de France en remplacement de la duchesse de Tallard. Ils n'oublièrent jamais ce qu'ils lui devaient. Jusqu'à sa mort, survenue en 1802, elle fut de leur part l'objet d'un véritable culte; ils l'appelaient leur seconde mère. Le prince qui devint Louis XVIII, dans les nombreuses lettres qu'il lui a écrites, la qualifie toujours: «ma petite chère petite amie,» et il n'en est pas une où n'éclate par quelque trait la reconnaissance qu'il lui avait gardée.

La gouvernante des deux frères ne leur avait pas seulement prêché la nécessité de se confier à Dieu dans les grandes épreuves de la vie. À eux comme à leur aîné, l'héritier de la couronne, et comme à leur sœur, Madame Clotilde, la future reine de Sardaigne, et à Madame Élisabeth, elle avait prêché aussi l'union familiale; elle leur avait surtout appris à s'aimer les uns les autres. Au cours des premiers troubles révolutionnaires, on put croire, à ne juger le comte de Provence et le comte d'Artois que par leur attitude envers Louis XVI, qu'ils avaient oublié cette partie des enseignements de «leur seconde mère». En réalité, cet oubli ne fut que momentané.

La politique souille plus ou moins tout ce qu'elle touche; elle les avait égarés jusqu'au point de faire croire momentanément à une rivalité qui n'existait pas. Lorsqu'ils accusaient leur frère, resté en otage à Paris, de leur disputer les pouvoirs à l'aide desquels ils prétendaient le sauver, alors que, par leurs maladresses et leurs violences, ils précipitaient sa perte, leur tête seule était coupable et non leur cœur. Nulle cause de désunion ne se fût produite entre eux et lui, s'ils n'eussent été loin de sa personne. Leurs douloureux débats, que révèlent les correspondances que nous avons publiées antérieurement, furent le résultat d'une séparation dont tous souffraient au même degré.

Du reste, un fait analogue s'était déjà passé entre Monsieur et le comte d'Artois en 1790. De Turin, où celui-ci résidait alors, il usait contre le comte de Provence, encore à Paris, des mêmes armes qu'un peu plus tard, quand ils furent réunis, on les vit employer contre Louis XVI. À propos de l'affaire du marquis de Favras et de la démarche de Monsieur auprès de la municipalité parisienne, à laquelle il se présenta «non comme prince, mais comme citoyen», le comte d'Artois ne craignit pas d'incriminer violemment sa conduite.

—Il s'est avili, disait-il; il a roulé dans la boue!

Mais ces griefs ne tinrent pas devant la joie que ressentirent les deux princes, en se retrouvant à Bruxelles au mois de juin 1791, et devant la douleur que leur causa l'arrestation de Louis XVI à Varennes.

À Coblentz, ils vécurent unis. S'il y eut entre eux des discussions, on n'y découvre pas le caractère agressif et malveillant qui, dans les querelles, rend parfois les contradicteurs irréconciliables. Ils eurent même assez d'esprit, l'un et l'autre, pour ne pas se laisser influencer par les intrigues et les rivalités de leurs courtisans, et pour ne pas s'associer à des dissentiments qui, dans les limites où ils se produisaient, n'étaient déjà que trop funestes à la cause royale, mais l'eussent été davantage si les princes y fussent intervenus et eussent pris parti. Les difficultés contre lesquelles ils avaient à se débattre leur étaient communes: d'une part les ordres que de Paris leur envoyait leur frère à qui, croyaient-ils, son propre intérêt leur défendait d'obéir; d'autre part, les incessantes excitations du prince de Condé, toujours disposé à trouver qu'ils n'allaient ni assez vite ni assez loin, et dont il eût été singulièrement imprudent de suivre les conseils. Pour que leur résistance des deux côtés fût efficace, une étroite union était nécessaire, et parmi tant de fautes qu'on peut leur reprocher, ils ne commirent pas celle de se désunir.

Tant qu'ils vécurent ensemble, Monsieur, quoique l'aîné, ne chercha pas à faire prévaloir sa volonté sur celle de son frère. À Coblentz, il s'efface maintes fois devant ce frère plus jeune que lui, mais plus actif, plus déterminé, plus enclin aux résolutions promptes et irréfléchies. Il le laisse faire, il se laisse entraîner. Visible est son souci de maintenir entre eux l'égalité des pouvoirs. Lorsque, après la mort de Louis XVI, il se proclame régent, il confère au comte d'Artois la lieutenance générale du royaume. Ils se tracent d'un commun accord les limites en lesquelles l'action de chacun d'eux devra s'exercer. Monsieur agira dans le Midi, de Lyon à Toulon, des Alpes aux Pyrénées. C'est à lui que les conspirateurs de ces contrées viendront demander des ordres. Le comte d'Artois s'attribue les pays de l'Ouest, la Bretagne, la Vendée, et quand les Chouans solliciteront les secours du gouvernement britannique, ce sera par son entremise. Ainsi, la part est égale entre les deux frères; nulle différence entre eux quant à l'exercice de l'autorité, soit que Monsieur ne suppose pas la sienne supérieure à celle de son cadet, soit qu'il recule déjà devant la difficulté de lui imposer l'obéissance.

Cette difficulté résulte de leur éducation première, de leurs habitudes, de la tendre familiarité qui a toujours caractérisé leurs rapports. Elle n'apparaît pas encore durant cette première période de l'émigration; mais elle apparaîtra demain, créera des conflits douloureux dont l'amour fraternel seul aura raison. Vingt ans plus tard, elle renaîtra. Louis XVIII rentré en possession de son royaume, installé en maître aux Tuileries, la rencontrera devant lui. Elle paralysera sa longue résistance aux prétentions de l'ultra-royalisme dont le comte d'Artois s'est fait le champion, et lui arrachera cette réflexion révélatrice de son impuissance et de son découragement:

—Croyez-vous qu'il soit facile de se faire obéir par son frère, lorsque, enfants, on a joué ensemble et dormi dans le même lit?

Mais, si le comte de Provence, avant de devenir roi, n'a pas manifesté la volonté d'être le maître, il n'en est plus de même lorsque le trépas de Louis XVII, en juin 1795, met la couronne sur sa tête. Dès ce jour, sa correspondance change de ton. Ce n'est plus uniquement des avis et des conseils qu'il donne, mais des ordres. Quoique envers son frère il en tempère l'expression par cette affectuosité de langage, qu'il a toujours employée dans ses relations avec lui, sous les paroles tendres, à travers les précautions qu'il prend pour dicter sa volonté, elle s'affirme, et comme si la majesté royale imposait à celui qui en est revêtu de nouvelles formes, le tutoiement des anciens jours disparaît peu à peu presque complètement. Louis XVIII ne parle plus seulement en frère, en ami, mais en roi, et il n'hésite pas à blâmer les initiatives que loin de lui, sans l'avoir consulté, s'en tenant à de longues habitudes, croit pouvoir continuer à prendre le comte d'Artois.

Grande est la surprise de ce prince, plus vif encore son mécontentement; il se soumet, car il ne voudrait pas être accusé de contester l'autorité de son souverain, mais ce n'est pas sans rancœur. Ce qu'il ressent, il ne parvient pas toujours à le taire. Quand il le laisse entendre, le roi, que de nouvelles circonstances éloignent de plus en plus du royaume, voit rééditer contre lui l'argument que, naguère à Coblentz et, d'accord alors avec le comte d'Artois, il opposait aux ordres de Louis XVI.

«Vous n'êtes pas libre, lui mandait-il; votre volonté est enchaînée; les ordres que vous nous dictez n'en sont pas l'expression sincère; ils vous sont arrachés par la contrainte, et nous y conformer ce serait vous trahir.»

C'est un langage analogue que maintenant lui tient à lui-même le comte d'Artois. Ce frère dont il ne saurait suspecter le dévouement, lui objecte qu'il est trop loin de la France pour connaître ce qui s'y passe, pour être bon juge des résolutions à prendre et pour les prendre en temps utile. Il est donc de toute nécessité de laisser au lieutenant général sa liberté d'action. Il y a du vrai dans ce raisonnement. Le roi le comprend, se résigne; mais il exige que toutes les fois qu'il pourra être consulté on le consulte.

Dès ce jour, au fur et à mesure que parviennent à sa connaissance les décisions prises par son frère, il n'est que trop porté à se demander si véritablement elles étaient assez urgentes, pour qu'il ait été nécessaire de les prendre sans solliciter son avis. S'il en juge autrement, il le dit en homme résolu à ne pas laisser tomber son pouvoir en quenouille, et qui entend l'exercer sans entraves. Monsieur,—c'est sous ce nom que, depuis que le comte de Provence est devenu roi, on désigne le comte d'Artois,—répond, s'explique, s'efforce de se justifier. Ses arguments ne plaisent pas toujours. Le roi qui envie son activité, le bonheur qu'il a d'être à portée du royaume, la gloire qui l'attend s'il parvient à y pénétrer, redoute, sans oser l'avouer, qu'il ne veuille s'assurer à lui seul le mérite d'avoir rétabli la monarchie. Quand il le pousse à se jeter en Vendée, c'est avec le cuisant regret de ne pouvoir agir de même, soit sur ce théâtre, soit sur un autre. Son confident, le comte d'Avaray, que le souci de la gloire de son maître rend parfois injuste, défiant, soupçonneux, entretient ses dispositions, lui fait partager ses propres préventions qui souvent sont fondées, car il n'est que trop certain qu'il y a, dans la conduite de Monsieur, un excès d'indépendance souvent peu compatible avec ses devoirs de sujet. De là, entre le roi et son frère, des discussions, des querelles, des conflits qui ne s'étaient jamais produit quand ils étaient réunis, que leur séparation multiplie, et qu'elle envenimerait irréparablement si la tendresse fraternelle ne finissait par prendre le dessus.

Entre les griefs de Louis XVIII contre Monsieur, de 1795 à 1800, le plus réel, qui est aussi le moins apparent dans la correspondance royale où il en est à peine fait mention, se fonde sur le retard que mettait le comte d'Artois à répondre aux appels des Vendéens, retard qu'expliquent trop imparfaitement ses dires, pour qu'on puisse trouver dans les raisons qu'il en donnait une justification, et qui finalement aboutit à une impossibilité matérielle de débarquer sur les côtes de l'Ouest.

En recevant à sa cour le comte d'Artois, l'impératrice Catherine l'avait vivement pressé d'aller en Bretagne. Elle espérait lui en avoir fourni le moyen en lui donnant une lettre pour le roi d'Angleterre, qu'elle invitait à seconder l'exécution de ce projet. Cette lettre ne produisit pas l'effet que la vieille souveraine en avait espéré. Le roi d'Angleterre dut s'en remettre à ses ministres, et ceux-ci refusèrent d'organiser l'expédition avec laquelle le comte d'Artois se serait transporté en France. Restait au prince la ressource de s'y rendre et de se mettre à la tête des bandes vendéennes. Il ne s'y résigna pas; il ne voulait se montrer dans l'Ouest qu'entouré d'une armée étrangère. Ce fut une première occasion perdue, et l'événement causa à Louis XVIII une cruelle déception.

Une seconde occasion se présenta après Quiberon. Le roi était tellement convaincu que son frère ne la laisserait pas échapper, que le 18 septembre 1795, étant sans nouvelles de lui, il le croyait déjà passé sur le continent, et lui envoyait ses instructions. «Je me sers, mon ami, de ma voie ordinaire avec Charette pour te dire le plaisir que j'ai à te savoir enfin arrivé dans notre pays, et te parler du désir ardent que j'ai de t'y aller rejoindre. Travailles-y de tout ton pouvoir. Voici maintenant les choses dont je te charge: 1o de donner en mon nom le cordon rouge à Charette; 2o de confirmer en mon nom tous les officiers dans leurs grades; 3o Stofflet et Sapinaud sont des gens excellents qu'il faut contenter, mais qu'il faut toujours tenir dans la subordination à l'égard de Charette, et je crois que le grade de maréchal de camp est ce qu'il leur faut.»

Dans la même lettre, constatant, d'après les dires de ses agents de Paris, que la déclaration adressée à son peuple lors de son avènement avait produit en France un bon effet, il se plaignait des Jacobins qui n'avaient rien trouvé de mieux «pour rompre le coup», que de publier qu'il était mort ou mourant, et que le comte d'Artois pensait tout au rebours de lui. «Il est donc bien essentiel, lui mandait-il, que tu fasses connaître que tu penses absolument comme moi, et que si tu étais à ma place, tu marcherais exactement sur la même ligne. Je n'ai pas besoin de te recommander d'avoir grand soin de tenir sous bride les prétentions de toute ta petite armée. Les prétentions sont le mal ordinaire de notre nation, et il n'y en aurait pas de plus dangereux dans ce moment-ci. Adieu, mon ami, je t'aime et t'embrasse de toute la tendresse de mon cœur.»

Cette lettre, une des dernières où Louis XVIII s'en tient avec son frère au ton familier si longtemps en usage entre eux, ne parvint pas à son adresse. Le comte d'Artois, que le roi croyait auprès de Charette, était encore à l'île d'Yeu, victime des intrigues anglaises et de sa propre irrésolution, manquant de l'énergie nécessaire, lorsqu'il sut que l'expédition était contremandée, pour passer outre, rejoindre coûte que coûte les chouans auxquels il était annoncé, et qui l'attendaient avec une impatience qui n'avait d'égale que l'enthousiasme avec lequel ils se préparaient à l'accueillir[11]. En apprenant qu'il s'était résigné à retourner en Angleterre et à se laisser en quelque sorte interner à Édimbourg, le roi fut encore plus déçu que la première fois. Il ne lui adressa cependant ni critiques ni reproches. Il feignit même d'attribuer uniquement au mauvais vouloir de l'Angleterre, l'échec d'une tentative dont il avait souhaité avec ardeur le succès. Mais, un doute resta en lui sur le point de savoir si son frère avait été aussi complètement empêché qu'il le disait de passer en Bretagne. Ce doute se trahit, lorsqu'en 1799, comme on le verra plus loin, le comte d'Artois, après avoir annoncé de nouveau l'intention d'aller se mettre à la tête des Vendéens, sollicita en secret et obtint des Anglais l'autorisation de se réunir en Suisse à l'armée de Souvarof, alors que le roi de son côté négociait avec le tsar pour s'y faire envoyer.

Mais si ce grief du roi apparaît moins dans la correspondance qu'il ne s'y devine, il en est d'autres qui s'y trouvent exposés tout au long, et qui successivement donnèrent lieu à de pénibles querelles, voire à des brouilles momentanées. Celui sur lequel on voit Louis XVIII s'expliquer à plusieurs reprises, résultait de la facilité avec laquelle le comte d'Artois promettait aux personnes de son entourage des grâces, des grades, des décorations, les leur accordait même sans attendre l'agrément de son frère au nom duquel il les distribuait, et à qui il était tenu de les demander. Dès la fin de 1796, c'est une affaire de ce genre qui met aux prises le souverain et le lieutenant général du royaume.

D'Édimbourg où il a dû se retirer, Monsieur demande à son frère le cordon rouge pour MM. de La Rosière, de La Chapelle et de Chalus, la grand'croix de Saint-Louis pour le général d'Autichamp et le cordon bleu pour M. de Miran, distinctions que, par leurs services à l'armée des princes ou en Vendée, ont méritées ces gentilshommes. Mais, celui d'entre eux à qui Monsieur est le plus pressé de faire obtenir le cordon rouge est La Rozière. Cet officier général va s'éloigner de lui pour suivre une expédition que l'Angleterre envoie en Portugal afin de faire échec à l'Espagne, qui a conclu la paix avec la République. Le roi ne se hâtant pas de répondre à cette requête, le comte d'Artois, interprétant ce silence comme une approbation, autorise La Rozière à porter le cordon aussitôt qu'il sera arrivé en Portugal. Au reçu de la lettre qui mentionne cet acte d'autorité, qu'il considère comme une violation de ses prérogatives,—c'est le 22 décembre,—Louis XVIII prend la plume et manifeste son mécontentement.

«Je suis affligé de ce qui s'est passé au sujet de La Rozière. Il vous était facile de préjuger mon intention de lui donner le cordon rouge. Mais, je ne comprends pas que vous ayez pu croire que ce fût mon intention dans ce moment-ci. Vous savez, et vous me le reprochez, que mon intention est de ménager l'Espagne. Est-ce la ménager que d'accorder une grande grâce à celui qui va la combattre? Je sais bien que je puis annuler l'effet de cette grâce. Mais, Dieu me préserve d'avoir jamais ce pouvoir sur moi-même. Je me tirerai de ceci comme je le pourrai. Mais, au nom de Dieu, ne mettez plus le roi en compromis avec votre ami.»

La remontrance est certes inoffensive. Monsieur, n'en voyant que le blâme, s'en montre étonné et affecté. Il déclare toutefois «qu'il n'en parlera plus et n'y pense plus du tout». Le roi s'offense de cette protestation. Il en envoie une copie à son frère. «Je suis sûr qu'en la relisant vous serez fâché de l'avoir écrite.» Quelques jours plus tard, avant même d'avoir reçu une nouvelle explication, il revient sur l'incident, reconnaît qu'il ne se fût pas produit si lui-même n'avait eu le tort de ne pas répondre aux demandes de son frère, s'excuse en alléguant que, lorsqu'il les a reçues, «il avait la tête en compote;»—«n'importe, j'aurais dû répondre tout de suite.» C'est une concession; mais elle ne porte que sur la forme; il ne cède pas sur le fond. «Trouve bon, je t'en prie, que je ne fasse pas le roi de Versailles et que je ne donne ces distinctions qu'au moment de l'activité.» Il ajoute en confidence «qu'après la mort de son pauvre neveu», il a fait in petto une promotion de cordons bleus et que les protégés de son frère y figurent. «Mais je ne veux pas le dire tout haut parce que, outre que les promesses faites d'avance ne valent rien en général, je ne me soucie pas de vendre la peau de l'ours. Ainsi, si ces messieurs t'ont chargé de me faire ces demandes, dis-leur de bien jolies choses; assure-les qu'ils seront contents, mais ne trahis pas mon secret.»

Cette lettre vient de partir lorsqu'en arrive une de Monsieur en date du 15 mars, dont l'affaire La Rozière fait tous les frais et où il plaide les circonstances atténuantes. Mais elle ne donne pas satisfaction à son destinataire. «Elle ne guérit pas le mal que m'avait fait celle du 11 février. En vérité, plus je relis la mienne du 22 décembre et moins je trouve qu'elle ait pu te blesser. Je n'en suis pas moins affligé de t'avoir fait de la peine. Il n'y aurait qu'une affliction pire que celle-là: ce serait de te voir douter un instant de ma tendresse. Je n'en parlerai plus. Si tu étais là, je t'embrasserais de tout mon cœur et tout serait dit.»

Ces accents émeuvent le comte d'Artois. Pour y répondre, il ne prend conseil que de son affection fraternelle: «J'ai reçu avant-hier, mon cher frère, votre lettre du 4, et mon cœur a besoin de vous exprimer comme il le sent, à quel point je suis touché de votre réponse à ma lettre du 15 mars. Je n'ai jamais regretté plus vivement de ne pas être à portée de vous sauter au col. Mais, nous nous devinerons toujours mutuellement et tout servira à resserrer davantage tous les tendres liens qui nous unissent pour la vie.» Ainsi, se dénoue la querelle que closent définitivement ces deux lignes du roi; «J'ai reçu votre lettre du 18 avril. Vous jugez du bien qu'elle m'a fait.»

Tout est dit maintenant, et il semble que désormais le malentendu qui a menacé un moment l'entente des deux frères ne se renouvellera pas. Mais c'est trop compter sur la sagesse de Monsieur et sur la longanimité du roi. À l'heure même où les avances de celui-ci, encore que ce ne fût pas de son côté qu'on dût en attendre, amènent une réconciliation nécessaire et conjurent un éclat qui serait funeste à la cause royale, les circonstances préparent un conflit d'une bien autre gravité, dont nous pourrons suivre une à une les péripéties dans la correspondance qui est sous nos yeux.

VIII
AGGRAVATION DES CONFLITS

Depuis le désastre de Quiberon, le comte de Puisaye était en disgrâce, non que le roi fût homme à lui tenir rigueur de sa défaite s'il eût été prouvé qu'il n'avait rien négligé pour la conjurer, mais parce que, dans la conduite de cette fatale expédition, Puisaye avait donné trop de preuves de son incapacité, de sa légèreté, de son imprévoyance pour se dérober à la responsabilité d'un échec que le parti royaliste avait payé de son sang et qui avait eu des conséquences effroyables. Tout en cette affaire accusait Puisaye: ses vantardises antérieures, les vices d'une organisation hâtive, sa fuite éperdue dans la journée du 21 juillet, son embarquement précipité sur la Pomone, les propos de d'Hervilly mourant, la lettre accablante où l'héroïque Sombreuil le traitait de lâche fourbe, les fusillades de Vannes et enfin le cri presque général des survivants de ce sanglant désastre.

Qu'il y eût beaucoup d'exagération dans ces griefs, que Puisaye eût été plus malheureux que coupable, c'était possible. Mais tant de voix vengeresses clamaient contre lui, qu'il n'était plus au pouvoir du roi de lui conserver sa confiance. Dans la pensée de Louis XVIII, dans celle même du comte d'Artois qui, tout en se plaignant de lui, ne pouvait se défendre de beaucoup d'indulgence, Puisaye devait disparaître et se faire oublier.

Il eût été, toutefois, imprudent et dangereux de le lui signifier en des termes autoritaires. C'était, malgré tout, un homme à ménager. Le cabinet britannique ne le jugeait pas aussi sévèrement que le jugeait le roi. Sa défaite n'avait détruit ni la considération que les ministres professaient pour sa personne et son caractère, ni leur confiance en ses talents, et pas davantage l'affection dont il était depuis si longtemps l'objet de la part des populations bretonnes, sur lesquelles, au cours des insurrections vendéennes, s'était exercée son autorité. Lui-même n'entendait pas renoncer à son commandement. Rentré à Londres au lendemain de Quiberon, il y avait retrouvé la faveur des ministres, l'amitié de l'un d'eux, Windham, chargé du département de la Guerre. Fort de cette influence que n'avait pu détruire son malheur, il activait ses démarches à l'effet de se faire transporter en Bretagne pour y reprendre le rôle prépondérant qu'il y avait naguère rempli de l'aveu et au nom du roi.

Or, ce rôle, le roi ne voulait pas le lui rendre. Dès les premiers mois de 1796, il invitait son frère à négocier avec habileté et prudence en vue d'obtenir que Puisaye donnât sa démission. De longs mois s'écoulèrent avant que Monsieur pût procéder à des démarches efficaces et se flatter de les voir aboutir. Enfin, au commencement de 1797, une circonstance imprévue lui permit de se conformer aux instructions de son frère. Puisaye, comme s'il les avait pressenties et voulait les prévenir, avait envoyé à Blanckenberg des émissaires de confiance, lesquels, sous prétexte de soumettre au roi ses projets et ses plans, devaient plaider sa cause et obtenir que ses fonctions lui fussent conservées. Mais, malgré les efforts de ces ambassadeurs et cédant aux conseils du baron de Roll, agent de Monsieur, qui se trouvait alors à Blanckenberg, le roi ne voulut pas se prononcer. Il renvoya l'affaire au comte d'Artois «chargé spécialement de la direction des provinces de l'Ouest», et adressa à ce prince une note particulière en laquelle il développait ses vues et ses désirs en ce qui concernait Puisaye.

Celui-ci, aussitôt qu'il connut cette décision, alla de Londres à Édimbourg afin de conférer avec Monsieur. Là, contrairement à ses espérances, il fut amené à donner sa démission. Il la donna cependant de manière à laisser croire qu'elle était volontaire. Mais, craignant qu'on ne la regardât comme forcée, il demanda qu'elle fût tenue secrète jusqu'à la nomination de son successeur, qui semblait devoir être le prince de Rohan. Pour justifier cette demande, à laquelle Monsieur s'empressa de faire droit, il observa que si l'on voulait tirer quelque parti de ses relations avec le ministère britannique, il était essentiel qu'il conservât vis-à-vis de ce ministère assez de consistance pour n'être pas considéré comme amoindri. Donnée et acceptée avec ces amendements, la démission fut aussitôt transmise au roi. En la lui adressant, Monsieur insistait sur la nécessité de ne pas la rendre publique.

Le roi fut plus surpris que satisfait des réserves dont elle était accompagnée. Le comte d'Avaray, qui méprisait Puisaye et le «tenait pour un drôle», avait fait partager à son maître cette opinion. Louis XVIII était pressé de se débarrasser du personnage et de le remplacer. Il donnerait ainsi satisfaction à la grande majorité du parti royaliste, qui s'étonnait que cette mesure n'eût pas été déjà prise et que le roi gardât à son service un homme qui l'avait si mal servi. Animé de cette conviction, loin de déférer aux conseils de son frère, il désigna sur l'heure le remplaçant de Puisaye, et, au lieu de choisir le prince de Rohan proposé par le comte d'Artois, il choisit le comte de Chalus. Ce gentilhomme avait commandé sous les ordres de celui dont l'emploi lui était octroyé; il s'était vaillamment conduit à Quiberon; il jouissait d'un grand renom en Bretagne et méritait la confiance et l'estime. Les princes et les royalistes lui en avaient donné précédemment maints témoignages.

Le roi lui écrivit pour lui faire connaître celui que, de nouveau, il lui accordait. En lui ordonnant de se considérer désormais comme commandant en chef de Bretagne dans la partie où le comte de Puisaye avait rempli la même fonction, il l'invitait, ainsi qu'il l'avait déjà fait sur tous les points du royaume, à faire entrer les royalistes dans les gardes nationales qui se formaient alors. Il lui transmettait en même temps ses instructions et ses ordres en vue du rôle qu'il l'appelait à remplir.

Au moment d'expédier cette lettre, il se demanda s'il devait l'envoyer à Monsieur en le chargeant de la faire parvenir ou s'il l'enverrait par la voie de ses agents de Paris qui étaient en communications constantes avec la Bretagne et la Vendée. Finalement, c'est à ce dernier parti qu'il s'arrêta, en laissant ses agents juges de l'opportunité de sa décision. Mais, comprenant la nécessité d'avertir son frère de ce qu'il avait fait, il le lui manda le 7 septembre.

Au sujet de la lettre destinée à Chalus, il lui disait:

«Je me suis décidé à l'envoyer directement, par la raison que, l'ayant envoyée sous la même restriction (si mes agents voyaient la chose du même œil que moi), je ne sais pas s'il la recevra, et que si je l'avais fait passer par vous, comme j'aurais fait en toute autre circonstance, il y aurait eu un temps considérable de perdu; et vous voyez que, de cette manière, il la recevra avant que je sache moi-même si elle lui sera envoyée. J'en joins ici une copie aussi bien que de l'ordre général.»

Lorsque la lettre écrite au comte de Chalus arriva à Paris, le coup de force du 18 fructidor venait de s'accomplir et les agents royalistes de se disperser. Elle fut cependant remise à l'un d'eux, le prince de La Trémoïlle. Empêché de l'envoyer en Bretagne et étant parvenu à s'enfuir, il l'emporta avec lui en Angleterre. De Londres, il écrivit au comte d'Artois à Édimbourg pour lui demander ce qu'il devait faire de cette lettre dont il lui communiquait une copie. Le comte d'Artois n'avait pas encore reçu celle que son frère lui avait adressée le 7 septembre. Il apprit donc tout à la fois par La Trémoïlle que le roi, ne tenant aucun compte de son avis, venait de rendre publique la démission de Puisaye, de nommer son successeur et qu'au lieu de charger son lieutenant général de porter sa décision à la connaissance des intéressés, il avait préféré s'en fier aux agents de Paris du soin de communiquer sa lettre au destinataire quand ils le jugeraient opportun.

L'événement inattendu du 18 fructidor, qui déjouait cruellement les projets royalistes, ne disposait que trop Monsieur à l'irascibilité. Il considéra le procédé du roi à son égard comme une offense volontaire, et c'est à peine si la lettre royale du 7 septembre, arrivée sur ces entrefaites, put le ramener à une interprétation moins irritante de la conduite de son frère. La réflexion fut plus efficace. Ayant ordonné à La Trémoïlle de ne pas expédier la missive royale à Chalus, il se domina assez pour ne rien trahir, dans la sienne au roi, des sentiments qui l'agitaient.

Après avoir reconnu la réalité des sujets de plaintes qu'avait donnés Puisaye, il ajoutait: «Eh bien! mon cher frère, malgré tout cela, votre intérêt et mon devoir exigent impérieusement que je vous demande avec la plus vive instance de vous en rapporter uniquement à moi sur la manière d'employer M. de Puisaye dans la partie que vous m'aviez confiée et d'approuver que l'envoi de votre lettre à M. de Chalus reste suspendu au moins jusqu'à l'époque où, en réponse à cette lettre, vous m'aurez fait passer vos ordres directs ... Vous avez jugé vous-même que la marche que vous avez suivie pour l'envoi de votre lettre à M. de Chalus n'était pas conforme à la règle que vous aviez établie. Je connais trop bien votre amitié et votre confiance pour penser à me plaindre de ce que cette marche pouvait avoir de désagréable pour moi. Votre intérêt seul m'occupe, et si j'attache du prix à ce qui peut affaiblir ou augmenter ma considération personnelle, ce n'est que pour la rendre plus utile à votre service. Mais, il est de mon devoir de vous représenter que, dans la circonstance actuelle surtout, l'envoi de votre lettre à M. de Chalus n'aurait pu que produire un effet fâcheux, et c'est par ce motif que j'ai fait dire au prince de La Trémoïlle de la garder jusqu'à nouvel ordre.»

Pour écrire avec cette modération, Monsieur, dans l'état d'esprit où il se trouvait, avait dû certes se faire violence. Mais le roi ne lui en sut aucun gré, même après que le comte François d'Escars, qui lui apportait la lettre à Blanckenberg, l'eût complétée, au nom de Monsieur, par diverses explications. Les formes déférentes qu'affectait son frère ne l'empêchèrent pas de sentir vivement ce qu'il y avait d'attentatoire à son autorité dans la suspension de ses ordres, et si sa réponse, en date du 30 octobre, trahit la volonté de demeurer aussi calme que ferme et de ne prononcer aucune parole blessante, on y devine cependant un blâme formel et la résolution de se faire obéir.

«Je pense bien comme vous que l'événement du 4 septembre n'a pas abattu le courage des royalistes et je conçois qu'au contraire, ils soient plus animés que jamais. Je suis fort aise que vous vous occupiez d'un plan pour tirer parti de ces dispositions. S'il est achevé lorsque vous recevrez ma lettre, j'espère que je le recevrai bientôt et surtout avant que le ministère en ait aucune connaissance. Je dois vous observer d'avance que pour qu'un plan soit bon, il faut qu'il embrasse toutes les parties de l'objet qu'on se propose et qu'il y en a dans celui-ci de très essentielles, que vous ne pouvez pas encore connaître. Vous savez qu'excepté une douzaine, les victimes du 4 septembre ont échappé à la fureur du Directoire; or les principaux se sont rendus en Suisse et ont dû se réunir à Yverdun, pour y former aussi un plan qu'un d'entre eux doit m'apporter et que sans doute M. Wickham, sous les yeux de qui cette conférence a dû se tenir, aura transmis par courrier à sa cour. Il s'en faut bien que tous les membres de cette conférence aient les mêmes droits à notre confiance; aussi je me propose d'examiner scrupuleusement leur plan. En arrêter un sans avoir connaissance du leur, serait une chose fort imprudente; car tout sortis de France qu'ils sont, plus l'esprit qui les a fait élire est bon et prononcé, plus ils doivent avoir conservé d'influence sur ceux qui les ont élus, et plus il est nécessaire, je ne dirai pas d'adopter leurs idées, mais de concerter avec eux les mesures à prendre. D'ailleurs le plan auquel vous travaillez est militaire et, à moins d'exciter une insurrection générale, ce serait une chose déraisonnable d'en exciter une, sans savoir: 1o si elle pourra être soutenue; 2o si le Directoire ne pourra pas faire marcher contre elle des forces supérieures aux siennes, même réunies aux auxiliaires qu'elle pourrait recevoir. Or, dans ce moment-ci, le Directoire va, surtout si la nouvelle de la paix est vraie, être en état d'employer toutes ses forces contre une insurrection quelconque. Pour toutes ces raisons, envoyez-moi votre plan le plus tôt possible; je voudrais l'avoir avant l'arrivée de l'homme d'Yverdun; mais ne le donnez pas au ministère.

«Pour ce qui regarde la lettre à Chalus, certes vous ne me soupçonnez pas d'avoir envie de vous ôter de la considération; mais prenez une carte, voyez la position où nous sommes tous les deux, relativement à la France, et dites-moi s'il m'est toujours possible de faire passer par Édimbourg ce que j'envoie en Bretagne ou en Normandie. Il n'y a nul doute que, lorsqu'il n'y a pas periculum in mora, je ne doive prendre cette route; mais lorsque ce péril existe comme il existait, et comme vous pouvez vous en convaincre par une lecture attentive de ma lettre du 7 septembre, il faut bien passer par-dessus les formes et envoyer l'ordre directement, en vous donnant avis en même temps; car je me donnerais un soufflet de ma propre main, si je vous laissais dans l'ignorance. La lettre est partie pour la France au même moment, à peu près, que le bouleversement s'opérait; je ne sais si elle a pu parvenir à sa destination, mais si elle revient à Pierre (La Trémoïlle), il faut qu'il l'envoie: 1o parce que Chalus en a très sûrement connaissance, attendu que je n'ai pas ordonné à Cazalès d'en faire mystère à M. Wickham, et que je sais que les réfugiés en sont instruits et particulièrement Lemeret, Breton qui ne peut souffrir Puisaye et qui certainement ne le cachera pas à ses correspondants en Bretagne; 2o parce que je ne puis pas être de votre avis sur une nouvelle conduite à tenir à l'égard de Puisaye.

«Cet homme est toujours le même à mes yeux, c'est-à-dire un intrigant du premier ordre, et par conséquent un être dangereux, car tous les intrigants le sont. Ce n'est pas une raison pour casser les vitres et chercher à l'exaspérer. Mais, il y a une grande distinction à faire entre ne pas exaspérer un homme et céder à toutes ses volontés. Voyons l'état des choses. Puisaye a donné sa démission et très volontairement, grâce à vos soins. L'a-t-il donnée de bonne foi? C'est la question; mais je la regarde comme aussi inutile que difficile à résoudre. Le fait est que s'il l'a donnée de bonne foi, il peut, peut-être, blâmer la connaissance que j'en donnerais, mais il ne peut pas en être blessé, et que, dans le cas contraire, auquel je ne vois malheureusement que trop de vraisemblance, cette fausseté nécessite le prompt usage de l'arme que nous avons entre les mains.

«Vous craignez le mauvais effet que la connaissance de cette démission peut produire, tant à cause de l'attachement que Puisaye a inspiré à ses subalternes, qu'à cause de la crainte qu'ils peuvent avoir de perdre les grâces qu'il leur a prodiguées. Mais si la première de ces craintes est fondée aujourd'hui, le sera-t-elle moins dans six mois, dans un an? Si une circonstance quelconque oblige à reprendre les armes, sera-ce le moment d'apprendre aux Bretons qu'ils ont un autre commandant? La seconde crainte se dissipe d'elle-même; en m'adressant à Chalus que Puisaye a placé, n'est-ce pas dire, au moins implicitement, que je confirme tous les choix? Je pense, comme vous, qu'il faut ménager M. Windham, et c'est une raison de plus pour l'éclairer; c'est pourquoi, loin de me reprocher d'avoir employé le moyen le plus propre que je pusse pour y parvenir, je vous avoue que je m'en sais très bon gré, et que je ne conçois pas pourquoi vous m'en paraissez affecté.

«Pour me résumer, il est nécessaire que ma lettre, qui n'a plus d'objet, relativement à la Garde nationale, mais qui contient sans réflexion et historiquement un fait que Chalus doit savoir, et qui, d'ailleurs, contient un témoignage de satisfaction pour lui et que je suis bien aise qu'il reçoive, lui parvienne, et je suis persuadé que vous serez fâché de l'ordre que vous avez donné à Pierre, lorsque vous songerez aux dangers d'une pareille mesure; je ne veux pas même vous les indiquer ici; votre bon cœur et votre bon esprit ne vous les feront que trop sentir. Si Puisaye se plaint que ce soit nous qui ayons fait connaître sa démission à Chalus, nous aurons le droit d'être surpris qu'il ne la lui ait pas fait connaître lui-même, depuis plus de quatre mois qu'il l'a donnée.»

En apportant au roi la lettre de Monsieur, le comte François d'Escars lui avait exposé la détresse financière en laquelle se trouvait ce prince à Édimbourg. La confidence ne pouvait être faite plus à propos; une somme de deux cent mille roubles, envoyée par Paul Ier, venait d'arriver à Blanckenberg. Nonobstant le mécontentement que lui inspirait la conduite de son frère, le roi n'hésita pas à lui porter secours. En post-scriptum à la lettre qu'on vient de lire, il fit connaître à Monsieur la manière dont il comptait employer les subsides russes: «1o cent mille roubles en dépôt pour parer à une nécessité urgente; 2o vingt-cinq mille pour payer mes différents agents, envoyer des courriers; 3o douze mille cinq cents pour venir au secours des petits créanciers les plus nécessiteux, à secourir la misère; 4o douze mille cinq cents pour vos enfants; 5o vingt-cinq mille à votre ordre; 6o vingt-cinq mille pour mon propre usage. Avec cette somme, de l'économie et quelques moyens accidentels, j'espère que nous pourrons joindre le moment où nous verrons plus clair dans nos affaires.»

Peut-être le roi pensait-il qu'à la faveur de ce post-scriptum, où se révélait sa sollicitude pour son frère, les observations qu'il avait dû faire seraient plus facilement acceptées. Il n'en fut rien. La réponse de Monsieur, à la date du 28 novembre, en même temps qu'elle prouve son impuissance à se contenir, fait tourner brusquement la querelle à l'état aigu. Tout le blesse et l'offense dans la conduite et les propos de son frère: la mise en demeure de ne confier son plan aux ministres anglais qu'après le lui avoir soumis, les remontrances sur le non-envoi de la lettre à Chalus, le jugement sur Puisaye et le soin qu'avait pris le roi d'envoyer à son insu l'ancien constitutionnel Cazalès chez le ministre Windham, afin de lui démontrer que Puisaye n'était pas digne de l'intérêt qu'il lui conservait. Dans l'entraînement de la colère, il prend la plume et s'explique avec une vivacité inaccoutumée sur les griefs qui lui sont imputés.

«Votre lettre du 30 octobre m'est parvenue le 20 de ce mois. Je l'ai lue et relue avec beaucoup d'attention. J'ai tardé à y répondre pour me défendre encore plus de l'impression qu'elle a faite sur moi. J'ai consulté mon cœur et ma raison, comme vous m'y invitez: l'un et l'autre m'ont dit également que cette lettre ne contenait, ni pour le fond, ni pour la forme, rien de tout ce que j'étais en droit d'attendre de vous.

«Je ne perdrai jamais de vue la mesure que je dois m'imposer à l'avenir, et puisque le zèle d'un frère est mal jugé par vous, jusqu'au point d'en resserrer le cercle que vous me prescrivez, je saurai désormais me renfermer dans le strict devoir du premier de vos sujets. Si vous étiez dans la plénitude de votre puissance, ou même si vous n'aviez que de légers obstacles à vaincre, je n'hésiterais pas à vous rendre dès ce moment les pouvoirs que vous m'avez donnés: ils ne peuvent plus être utiles aujourd'hui. Mais, le devoir auquel je demeurerai fidèle jusqu'à la mort, me prescrivant d'éviter autant qu'il peut dépendre de moi un éclat qui serait nuisible, je garderai le silence et je m'éloignerai sans secousse des opérations auxquelles je ne peux plus participer que par les sacrifices que l'honneur me commande.

«Je vous remercie de la somme que vous avez destinée pour moi et pour mes enfants. Je m'arrangerai pour m'en passer. Les partages faits par l'amitié sont doux à recevoir; la classe où vous me rangez par votre lettre ne me laisse plus la même liberté.

«Vos ordres seront transmis au prince de La Trémoïlle, et je ne me permettrai aucune observation.

«Je n'avais formé de plan que pour me tenir prêt à seconder un mouvement général qui pourrait arriver. Mais, la paix de l'Autriche, la liberté qu'elle laisse au Directoire de comprimer avec de plus grandes forces les provinces de l'Ouest et du Midi, suspend nécessairement toute mesure active. Je me bornerai donc à attendre maintenant dans le silence l'époque où, comme gentilhomme français, je pourrai acquitter ce que je dois à mon honneur et à ma gloire.»

Huit jours plus tard, comme s'il voulait atténuer l'effet de sa protestation, Monsieur reprend sa correspondance avec le roi dans la forme habituelle. Mais il la fait précéder de cette déclaration: «Ma lettre du 28 novembre aura fait connaître à mon frère à quel point je suis affecté et blessé. C'est par sa réponse que je jugerai si ce sera désormais avec le roi que j'aurai à correspondre ou encore avec un frère et ami. Jusqu'à ce que j'aie reçu cette réponse, je continuerai mes expressions ordinaires d'une correspondance amicale.»

C'est en vain qu'il allait attendre cette réponse. Offensé à son tour et attristé par ces deux lettres dont la seconde, loin de corriger l'effet de la première, l'avait aggravé, le roi s'était promis de ne répondre ni à l'une ni à l'autre. Il ne lui convenait pas de donner de l'éclat à une querelle dont le retentissement eût été nuisible à ses affaires en réjouissant ses ennemis; il lui répugnait surtout d'entourer son autorité, en l'employant vis-à-vis de son frère, de formes trop dures. Il ne répondit donc pas. Mais, pour laisser une voie ouverte à la réconciliation, il écrivit au maréchal de Castries, qui se trouvait alors à une courte distance de lui, à Wolfenbüttel, dans le duché de Brunswick. Lui ayant brièvement raconté les faits, il le prenait comme arbitre du différend qu'il n'avait pas voulu clore par un acte d'autorité.

Le maréchal professait pour Louis XVIII une admiration égale à son dévouement; il n'eût pu admettre que le roi eût des torts. Lui en eût-il reconnu, il n'en aurait pas moins pensé que Monsieur, en les établissant et en niant les siens, avait dépassé les bornes du respect, et qu'en conséquence, c'était à lui à revenir le premier. Il le laissa entendre en lui transmettant la lettre que lui-même avait reçue du roi. Mais le comte d'Artois était buté, et sa réponse au vieux soldat vint prouver à ce dernier que la démarche qu'il avait faite auprès du prince allait à l'encontre du but qu'il s'était proposé. Monsieur s'attachait à établir qu'il n'avait aucun tort, que la «réprimande» dont il demeurait blessé était imméritée, et que la conduite de son frère envers lui témoignait d'une véritable ingratitude.

«Je me suis abandonné sans réserve pour servir mon frère loyalement, franchement, et, je peux le dire, avec le dévouement d'une amitié sincère. Depuis six ans surtout, où la mort du feu roi a établi une différence marquée entre le roi actuel et moi, j'ai veillé, surveillé toutes mes actions pour qu'il n'y en eût aucune qui pût laisser le plus léger prétexte de douter de mes sentiments pour lui. Je n'ai point provoqué la conduite qu'il a tenue envers moi. Je suis parfaitement sûr de n'avoir aucuns torts dont il puisse justement s'appuyer, car je ne saurais regarder comme tels le droit et le devoir qui m'ont porté à lui dire franchement et librement qu'il avait blessé mon cœur. Un seul mot de tendresse de sa part eût pu aisément guérir ma plaie. Mais, s'il lui importe peu de la laisser saigner; si, plus occupé de la prééminence de son rang, il oublie ce qu'il doit à son frère, à un ami qui a tout fait pour lui, alors, mon cher maréchal, tout est dit, n'en parlons plus. Je vivrais mille ans que je ne ferais pas un pas de plus pour le ramener à des sentiments qui seraient effacés dans son cœur.»

Non content de présenter ainsi sa défense qu'allait bientôt compléter une seconde lettre, le comte d'Artois annonçait à son frère qu'il avait répondu au maréchal, et, parlant de cette réponse, il disait: «La franchise du sentiment qu'elle exprime ne blessera pas, je l'espère, un bon et tendre frère; c'est aussi en bon frère que je me flatte de vous avoir servi. Je crois l'avoir démontré dans ma réponse au maréchal. La seule observation que je vous adresserai directement, c'est qu'il me semble que dans une affaire de ce genre, se dispenser de répondre à son frère parce que sa lettre déplaît, pourrait être un droit de paternité, mais non de fraternité.»

Il existe, dans les papiers de Louis XVIII, à propos de cette affaire, un écrit de sa main, une de ces notes en lesquelles, en toute occasion importante de sa vie d'émigré, il se plaisait à discuter avec lui-même les incidents qui s'y produisaient. Celle-ci, qui, d'ailleurs, n'est qu'un résumé du débat et ne nous apprend rien que nous ne connaissions, nous révèle dans sa conclusion la pensée secrète de Louis XVIII.

«Lorsqu'on eut administré les cérémonies du baptême à Louis XIV, alors Dauphin et âgé de quatre ans et demi, Louis XIII, au lit de la mort, lui demanda quel nom on lui avait donné:

«—Je m'appelle Louis XIV, papa.

«—Pas encore, mon fils.»

Depuis quelque temps, en énumérant les décisions prises sans son consentement par son frère et dont il n'était averti que lorsqu'il ne pouvait plus en arrêter l'exécution, le roi estimait que Monsieur empiétait sur son pouvoir royal et qu'il oubliait trop souvent qu'il n'était pas encore Charles X. En ce moment (juillet 1798) il en trouvait la preuve dans deux nouveaux incidents qui venaient de se greffer sur l'affaire Puisaye, avant qu'elle ne se fût dénouée.

Le premier avait trait à l'abbé de La Marre. Sans prendre avis de Monsieur, à qui sans doute, parce qu'il redoutait sa perspicacité, cet agent déplaisait, il l'avait envoyé à Londres avec une mission confidentielle pour les ministres anglais. Avant de commencer ses démarches, l'abbé devait se concerter avec le comte d'Artois, ce qu'il s'était empressé de faire. Celui-ci ne pouvait donc arguer contre son frère d'un manque d'égards. Il n'en trouva pas moins mauvais qu'un personnage qu'il n'aimait pas eût été investi d'une mission que lui-même aurait pu remplir. Au lieu de lui en faciliter l'accomplissement, il lui créa sous main tant d'entraves, que le roi dut rappeler son messager, qu'il chargea alors de le représenter auprès de Wickham, le distributeur en Suisse des subsides anglais.

Au cours de ce mince épisode, un second incident se produisit. Louis XVIII avait un agent financier à Londres. C'était l'ancien trésorier de la Couronne, Dutheil, dont il prisait fort le savoir-faire. Dutheil, en possession de sa confiance, avait su gagner celle de Monsieur par l'habileté avec laquelle il était parvenu, dans l'exercice de ses fonctions, à concilier ce qu'il devait au roi et ce qu'il devait au frère du roi, et s'était associé à ce dernier dans ses efforts pour faire échouer la mission de l'abbé de La Marre. En arrivant à Mitau, Louis XVIII, sans tenir compte des plaintes de l'abbé contre Dutheil, décida que ce dernier viendrait prendre auprès de lui la direction de ses affaires financières, et il le lui annonça sans avoir pris soin de consulter Monsieur.

La correspondance qui est sous nos yeux témoigne du mécontentement du prince; elle est pleine de ses récriminations. Une lettre en date du 15 octobre les résume. Après avoir rappelé ce qui s'est passé pour Puisaye d'abord, pour l'abbé ensuite, il précise son grief en ce qui touche Dutheil: «Sans me consulter, sans même m'en prévenir, vous déplacez l'homme que j'emploie depuis plusieurs années à la suite de vos affaires les plus importantes, celui qui n'a pu qu'avec beaucoup de temps et de soins s'amalgamer avec le ministère britannique, ses bureaux, et obtenir tout accès auprès d'eux. Enfin, non seulement vous ne me demandez pas mon avis sur le choix de son remplaçant, mais vous vous bornez purement et simplement à m'annoncer que ce choix est fait et que vous me le ferez connaître. Jugez d'après cela, mon cher frère, jugez vous-même ce que je dois penser, ce que je dois sentir.»

Louis XVIII était encore sous le coup de la conduite de son frère dans l'affaire Puisaye. Dans le nouveau grief que Monsieur lui imputait, il vit une fois encore la prétention d'entraver son pouvoir et l'accomplissement de sa volonté. C'était pour lui une belle occasion d'établir une fois de plus qu'il était et entendait être seul maître. Il ne manqua pas d'en profiter, mais il le fit sans se départir des formes affectueuses qui caractérisent sa correspondance.

«J'ai reçu, mon cher frère, votre lettre du 15 octobre et j'y réponds par occasion sûre. Cette lettre m'a affligé parce que vous avez l'air de douter de ma tendresse pour vous. Croyez, mon ami, que la plus grande peine que je puisse éprouver est de ne pas toujours faire ce que vous pouvez désirer, de ne pas toujours déférer à vos avis. Après cette profession de foi, qui, j'ose espérer, était inutile à votre cœur, mais dont le mien n'a que trop souvent besoin pour son soulagement, j'en reviens, en très peu de mots, aux trois articles de votre lettre.

«J'ai fait à l'égard de M. de Puisaye ce que j'ai cru devoir faire et je recommencerais si j'étais dans le cas, car je crois que rien ne pourrait être pire que de n'en pas finir avec un aussi méchant homme. Je n'ai jamais cru à son roman de Bretagne; je vous l'ai fait connaître, mais je n'ai que trop vu son insolence envers vous.

«Je vous ai exposé dans ma lettre du 15 juillet les motifs de ma conduite au sujet de l'abbé André. Son retour à Uberlingen ne doit pas vous étonner. Je vous l'ai annoncé dans cette même lettre.

«J'ai accordé à Dutheil ce qu'il me demande constamment depuis cinq ans, ce que mes intérêts pécuniaires demandent plus fortement encore, et ce que je lui avais promis de faire quand j'aurais un établissement plus fixe. S'il s'était agi du duc d'Harcourt, de celui qui reçoit directement mes ordres et est en rapports continuels avec vous, je n'aurais sûrement rien fait sans vous demander au moins votre avis. Mais, pour un subalterne, j'ai cru qu'il suffisait de vous en parler au moment même où je m'y suis déterminé. D'ailleurs, vous serez content de Vellecourt, j'en suis certain; et quand je vous ai écrit, je ne savais pas, comme je vous l'ai mandé il y a peu de jours, s'il accepterait ou si c'en serait un autre.

«Ne me sachez pas mauvais gré de mon laconisme. Il me semble que je touche du fer rouge quand je suis obligé de vous dire des choses que je crains qui ne vous plaisent pas. Vous m'aimez, je vous aime; dormons l'un et l'autre sur cet oreiller et embrassez-moi d'aussi bon cœur que je vous embrasse.»

Ainsi le roi ne voulait ni se brouiller avec son frère qu'il aimait et dont les services lui étaient indispensables, ni abdiquer en rien. Cette fois, le comte d'Artois se le tint pour dit. Il cessa de parler de ses griefs. Il n'y est plus fait allusion dans la suite de la correspondance. Il est vrai que les échecs qu'à cette heure subissait de toutes parts la cause royale étaient bien faits pour démontrer aux deux frères la nécessité de leur étroite union, et que l'imminence du mariage de Madame Royale avec le duc d'Angoulême leur commandait d'oublier leurs torts réciproques.

IX
QUERELLES APAISÉES

Les événements préliminaires de ce mariage, dont nous avons fait précédemment le récit, constituent la préoccupation principale du roi et de son frère pendant les derniers mois de 1798 et le premier semestre de 1799. C'est à peine si, de temps à autre, durant cette période, les lettres qu'ils échangeaient trahissent soit sur cet objet important, soit sur d'autres, des divergences de vues. Nos lecteurs se souviendront que lorsqu'il s'en produisait, comme par exemple à l'occasion de la formation de la maison de la future duchesse d'Angoulême, dont Monsieur, contrairement à l'opinion de son frère, eût voulu recruter les dignitaires dans son entourage intime, c'est-à-dire parmi ce qui avait survécu de la coterie Polignac, le roi intervint, présenta ses objections, refusa de souscrire aux propositions qui lui étaient soumises, et finalement imposa sa volonté[12].

Il la manifesta encore à la même époque à propos de plans que lui présentait Monsieur en vue de provoquer dans le royaume des mouvements insurrectionnels contre le Directoire. Le roi ne les voulait pas isolés, mais qu'ils coïncidassent avec une marche en avant des armées étrangères. Considérant que son frère, tout en partageant son avis à cet égard, ne se montrait pas assez résolu à les éviter, il lui déclarait qu'il n'en fallait point tolérer et lui ordonnait d'écarter sans rémission les plans qui auraient pour but d'en faire éclater.

«Je pense parfaitement comme vous que c'est de l'intérieur de la France que viendra son salut et le nôtre. La conduite des puissances étrangères ne nous a que trop donné la mesure de ce qu'on peut espérer d'elles. Mais, bien rempli de cette vérité, je ne pense pas moins fortement qu'il faut éviter les mouvements partiels, qui ne sont propres qu'à faire couler inutilement le sang le plus pur de la France. Je l'ai toujours dit, toujours écrit et je suis enchanté que nous soyons d'accord sur ce point. Le gouvernement britannique peut ne pas voir comme nous, et je le comprends très bien. Un soulèvement, si petit qu'il puisse être, occupera toujours une partie des forces du Directoire, et ce sera autant d'ennemis de moins pour l'Angleterre. Mais nous, quoique nous ne devions pas craindre la guerre civile en grand, que je regarde comme la fièvre nécessaire pour consumer les humeurs, nous devons avoir en horreur ces bouffées éphémères qui épuisent le malade sans détruire la cause du mal. Si, contre toutes les apparences, la coalition se renouvelait, le cas serait différent. Alors, les troupes du Directoire, occupées aux frontières, ne pourraient comprimer l'intérieur et une nouvelle Vendée pourrait se former. Mais comment l'espérer? L'Espagne asservie laisse renverser le trône pontifical; l'Autriche laisse opprimer la Suisse et ne sait pas même profiter de l'imprudence de Bernadotte et d'un mouvement qu'elle avait, selon toutes les apparences, excité elle-même; la Prusse excite et ressent une défiance universelle et décèle sa faiblesse par celle de sa conduite; la Russie n'a que des vues pacifiques. Ce qu'on peut conclure d'un pareil tableau, c'est: point de mouvements partiels.»

Dans le même temps, la comtesse d'Artois, qui résidait à Turin auprès de son frère le roi de Sardaigne, ne s'y trouvant plus en sûreté à cause de la marche en avant de l'armée républicaine, fit demander, par l'entremise de La Fare, l'évêque de Nancy, un asile à Vienne. Le roi ne fut informé de cette démarche que lorsqu'elle était en cours d'exécution. Sans se préoccuper de savoir si son frère avait été consulté, mécontent de ne l'avoir pas été lui-même, il n'hésita pas, en écrivant à Monsieur, à en blâmer et le fond et la forme.

«Ne pensez-vous pas comme moi qu'elle ne peut produire un bon effet à Vienne, dans le moment où je m'occupe d'en retirer ma femme et ma nièce? De plus, elle est faite d'une façon tout à fait inconvenante. Qu'est-ce que c'est que de demander à l'Empereur un asile pour Son Altesse Royale Marie-Thérèse de Savoie? Votre femme est-elle divorcée? La mère de vos enfants rougit-elle de leur nom? Si on avait fait ce qui se pratique en pareil cas, qu'on eût pris un nom d'incognito, je n'y trouverais rien à redire quant à la forme; mais, comme cela, elle ne vaut rien du tout, et j'imagine que vous le ferez savoir à qui de droit.»

Quant à la comtesse d'Artois, il jugeait qu'elle était très convenablement à Turin, et qu'elle devait, par conséquent, y rester le plus possible. «Mais en mettant les choses au pis, et en supposant qu'on sera obligé de quitter le Piémont, il est impossible de songer à un établissement durable en Autriche italienne ni allemande, et il faut pourvoir au futur. Si je demandais à l'empereur de Russie que ma belle-sœur vînt à Mitau, je suis bien sûr qu'il me répondrait: «Que ne va-t-elle retrouver son mari, comme votre femme va venir vous retrouver?» Il est bien certain que près de vous elle serait décemment, et qu'ailleurs, elle n'y serait pas, n'étant plus chez son frère. C'est à vous de voir si cela vous convient. Mais, dans le cas contraire, je ne vois que Naples qui a, cependant, mille inconvénients, mais où du moins elle serait avec mes tantes car, pour l'Espagne, on ne peut y songer d'aucune façon.

«Si l'évêque me demande mes ordres pour faire ou ne pas faire, je lui répondrai: 1o de ne faire dans aucun cas aucune mention de Son Altesse Royale Marie-Thérèse de Savoie; 2o si, après avoir tâté le terrain, il est certain que cette négociation ne nuira pas à celle du mariage, et vice versa, de s'assurer que dans un cas de nécessité urgente, la cour de Vienne fermera les yeux sur le séjour provisoire de Mme la marquise de Maisons à Vérone, Vicence, Padoue ou Venise; c'est là tout ce qu'il m'est possible de faire.»

Quelques semaines plus tard, un incident d'ordre non moins intime que le précédent fournit encore au roi un prétexte à observations et à blâme. Il s'agissait de donner un aide de camp au duc de Berry, qui allait rejoindre en Wolhynie l'armée de Condé. Le roi avait proposé à son frère de désigner pour cet emploi M. de Sourdis, neveu du comte d'Avaray. Monsieur ne tint aucun compte de cette recommandation. Il nomma M. de Nantouillet, neveu du comte de Duras, et c'est au roi lui-même qu'il demanda d'apprendre au duc de Berry le choix qu'il avait fait. Le roi fut tout mortifié de son échec, auquel d'Avaray ne se montra pas moins sensible que lui.

«Je regarde la communication entre père et enfants comme une chose sacrée, mandait-il à son frère, et j'ai religieusement rempli la commission que vous m'aviez donnée. Mais, je vous dirai tout franchement que je suis profondément affecté du choix que vous avez fait de l'aide de camp du duc de Berry, si toutefois il ne peut en avoir qu'un. M. de Nantouillet est un bon sujet; son mérite peut faire oublier sa naissance, j'en conviens; mais vous devez vous rappeler que vous ne l'aviez pas donné à votre fils dans l'origine, que vous aviez seulement permis qu'il fût auprès de son oncle. Ainsi, vous n'étiez pas lié à son égard, et s'il est neveu du comte de Duras, M. de Sourdis, aussi bon sujet que lui, et d'une tout autre espèce, est beau-frère de d'Avaray. Vous savez ce que ce titre est pour moi, et j'aime à me persuader qu'il est quelque chose pour vous, surtout au moment du mariage de nos enfants. Avez-vous oublié d'ailleurs, mon ami, l'engagement que vous avez pris vis-à-vis de votre fils et de M. de Sourdis lui-même?»

Ainsi, toujours et en tout, Louis XVIII parle net et franc. C'est chez lui parti pris et système de ne rien cacher à son frère de ce qu'il a sur le cœur. Il met des mitaines pour l'écrire; mais il l'écrit. Au surplus, il serait incapable de se contenir. Le seul effort qui soit en son pouvoir consiste à maîtriser sa plume toutes les fois qu'il pressent qu'elle va laisser échapper quelque parole blessante ou trop sévère. Cette victoire sur sa vivacité naturelle est de tous les instants. Il connaît par expérience les susceptibilités de Monsieur. Averti par les incidents qui ont failli les brouiller, il a trouvé le secret de ne rien taire de ce qu'il pense, sans provoquer cependant de nouvelles querelles. C'est ainsi qu'en février 1799, répondant au reproche que lui avait fait Monsieur, de n'avoir pas confiance dans le gouvernement britannique, il s'en expliquait avec la visible et double préoccupation de ne pas s'emporter, et d'empêcher cependant que ce reproche se renouvelât.

«... Vous me parlez toujours d'avoir confiance au cabinet de Saint-James. Définissons donc une bonne fois ce mot confiance. Est-ce de nous entendre et de marcher du même pied? Il n'y a rien que je n'aie fait pour y parvenir, et je doute que le ministère britannique en pût dire autant; n'importe, je suis toujours prêt, et je me plais à croire qu'il a enfin senti combien nos intérêts sont étroitement liés. Est-ce une raison de dormir sur sa bonne foi, et de tenir d'avance pour bon tout ce qu'il fera? Ce serait compromettre mon honneur, l'intérêt de la France, le mien, le vôtre, celui de vos enfants, de vos descendants, et de tous ceux qui portent et porteront à jamais notre nom. Ainsi cela m'est impossible. Je sais fort bien qu'on peut agir pour ou contre moi, sans m'en prévenir, et sans que je puisse l'empêcher; mais je sais aussi, comme je vous l'écrivais, le 15 juillet dernier, que si je n'ai pas la force physique, je dispose de la force morale, et je suis aussi déterminé à l'accorder, si l'on veut agir de concert avec moi, qu'à la refuser, si l'on prétend exiger de moi une confiance aveugle. Je le répète sans croire avancer un paradoxe: ce ne sera pas moi qui mettrai le moins dans cette communauté.»

Le roi devait croire que le constant effort qu'il faisait pour ne pas réveiller, en élevant la voix, les susceptibilités de son frère aurait pour conséquence, de la part de Monsieur, plus de circonspection, un plus vif souci de ne pas se donner l'air, en ses paroles et ses actes, de méconnaître l'autorité royale. Mais, au mois de juin 1799, il recueillait tout à coup la preuve que son effort avait été vain, que Monsieur n'était pas corrigé, qu'il continuait à agir à sa guise, à décider, à prononcer, à résoudre seul les questions les plus graves. Monsieur avait quitté Édimbourg, était venu à Londres pour conférer avec les ministres britanniques, et avait négligé d'en prévenir son frère, qui n'en fut instruit que par les gazettes anglaises.

Il les avait lues depuis plusieurs jours lorsque arriva enfin, par la poste, une lettre de Monsieur. Mais le prince se contentait d'annoncer qu'il était à Londres, attendant, disait-il, une occasion sûre pour révéler les motifs de son voyage. Il parut au roi qu'en la circonstance, ce désir d'une occasion sûre n'était qu'un prétexte. Pour communiquer entre eux, les deux frères avaient un chiffre dont ils se servaient couramment. Si Monsieur, cette fois, ne s'en était pas servi, c'est qu'il voulait dissimuler au roi les raisons de son déplacement et l'objet de ses conférences avec le cabinet de Saint-James.

Le trait était d'une inconvenance telle, qu'il sembla impossible de l'attribuer uniquement à la légèreté de Monsieur; il y avait eu volonté de «couvrir un mystère», peut-être même d'user de représailles. À ce moment, en effet, s'étaient engagées entre les agents du roi et les prétendus agents de Barras les fameuses négociations dont nous avons retracé précédemment le piquant récit[13]. Lié par la promesse du secret, le roi avait dû les taire à Monsieur. Mais, il se pouvait que de fâcheuses indiscrétions eussent appris au prince ce qu'on lui cachait, et qu'offensé par le silence de son frère, il eût voulu répondre par un mauvais procédé à ce qu'il considérait comme un acte de défiance, «procédé fort injuste, écrit d'Avaray, car la loi de réciprocité n'est pas applicable ici. Lorsque le roi promet le secret à l'égard de tous, c'est un devoir pour Monsieur d'instruire le roi de tout ce qui intéresse essentiellement le service de Sa Majesté. Lui eût-on même imposé la loi du secret, cette obligation contraire aux lois de la souveraineté et aux devoirs d'un sujet serait nulle.»

C'est la même thèse qu'expose le roi dans la réponse qu'il fit à son frère. «Il n'y aurait qu'un cas où la réticence fût admissible entre nous, ce serait celui où l'on viendrait me faire une proposition importante en exigeant ma parole d'un secret universel. Le malheur de celui qui est au timon est de ne pouvoir toujours se livrer à ses sentiments les plus naturels, et si je trouvais que l'affaire le méritât, il faudrait bien donner ma parole et la tenir. Mais, si j'étais exposé à me trouver momentanément dans ce cas à votre égard, vous ne pourriez jamais y être au mien.»

Cette lettre était expédiée lorsque les informations envoyées de Suisse par le baron d'André, représentant de Louis XVIII auprès de Wickham, firent soupçonner au roi le véritable but de la présence de son frère à Londres. Ces informations l'autorisaient à penser que Monsieur agissait auprès du ministère britannique à l'effet de se faire octroyer le commandement d'un corps de vingt mille Suisses, que se proposait de former l'Angleterre pour seconder les armées russes qui se dirigeaient vers la France. Si l'on se rappelle qu'il avait toujours été convenu que le comte d'Artois irait dans l'Ouest pour se mettre à la tête des Chouans, et qu'il était averti que son frère s'efforçait d'obtenir du tsar l'autorisation de marcher avec les troupes que commandaient Souvarof et Korsakof, on comprendra combien le roi fut indigné de voir son lieutenant général marcher sur ses brisées, s'efforcer de se substituer à lui en Suisse, au lieu de se porter en Bretagne, et avec quelle impatience il attendit des nouvelles plus précises et plus sûres.

Il ne les reçut que le 22 août. Une lettre de Monsieur, en date du 27 juillet, lui apprenait qu'il n'avait pu conférer encore avec les ministres anglais, bien qu'ils l'eussent appelé à Londres, mais qu'il était averti que, «ne comptant employer les royalistes de l'Ouest que comme un moyen secondaire et pour faire une simple diversion, ils lui proposeraient de se porter en Suisse sans délai pour y être mis en activité avec les troupes de cette nation que le gouvernement britannique lève et solde.»—«J'écouterai tout ce qui me sera proposé avant de me décider, disait Monsieur; mais si mes conjectures sont justes, et si je vois que mes représentations à cet égard ne produisent aucun effet, comme je dois m'y attendre, je n'hésiterai pas à accepter un moyen aussi honorable de vous bien servir, et je ne perdrai pas un instant pour me rendre en Suisse.» Le prince ajoutait que le duc de Bourbon, muni des pouvoirs que le roi lui avait octroyés trois ans avant, irait dans l'Ouest à sa place. Quant à lui, tout en regrettant que les puissances n'eussent pu adopter les plans qu'on leur avait proposés, il se réjouissait de se rapprocher de son frère, d'être à portée de connaître ses intentions, de recevoir ses ordres et de pouvoir, par sa présence auprès des armées coalisées, rassurer les Français «si les intentions des puissances étaient droites, ou contrarier les vues de la cour de Vienne si elles étaient toujours contraires».

En dépit de ce langage, le roi ne se méprit pas à ce qu'il y avait de désobligeant pour lui dans la conduite de Monsieur. Il demeura convaincu que les offres dont lui parlait son frère n'étaient faites à ce prince que parce qu'il les avait provoquées, ne voulant pas aller en Bretagne. Ce fut aussi l'avis de d'Avaray. «Il est impossible, écrivait-il, d'être joué plus sensiblement que le roi l'est en ce moment par son frère.» Cependant, si blessante que fût la duplicité de Monsieur, et bien qu'elle ne s'expliquât que par la crainte de voir ses vues contrariées à Mitau, les offres du gouvernement britannique, promptement confirmées par une seconde lettre, témoignaient d'un trop favorable revirement de la part des puissances pour qu'il y eût lieu à des récriminations. Malgré tout, le roi, «enchaîné à Mitau,» ne pouvait voir qu'avec une véritable satisfaction son lieutenant général devenir son précurseur auprès de ses sujets, et «se présenter à eux à la tête d'une armée amie». L'activité authentiquement donnée par les alliés au lieutenant général du royaume, à l'héritier présomptif de la couronne, était une preuve positive de leur dessein de rétablir la monarchie, et c'était «un grand pas qu'ils faisaient vers la reconnaissance du roi».

«Je pensai, écrit encore d'Avaray, que le roi ne devait témoigner aucune humeur à son frère ni de se voir prendre une place que Sa Majesté s'était réservée pour elle-même, ni de la conduite mystérieuse qu'il avait tenue dans cette occasion, mais qu'en même temps, il ne devait pas paraître avoir été sa dupe, et qu'en lui faisant sur sa dissimulation des reproches dictés par l'amitié, il fallait lui dire que depuis longtemps ses démarches étaient connues, et lui témoigner cependant sa satisfaction du parti que le ministère britannique avait embrassé.»

La réponse du roi nous prouve que, tout en suivant le conseil de d'Avaray, il entendait éviter ce dont aurait pu se choquer son frère. C'est à peine s'il donne à entendre qu'il a eu vent de ses démarches, et, en réalité, il ne laisse voir que de la satisfaction.

«J'ai reçu, mon cher frère, vos lettres des 27 et 30 juillet. C'est surtout à la première que je vais répondre. Le parti que le ministère britannique paraît avoir pris à votre égard, et sur lequel j'avais déjà reçu quelques avis, me fait peine et plaisir. Il me fait peine par la douleur que votre éloignement va causer aux royalistes de l'Ouest. En vain sauront-ils que vous avez une autre destination; en vain verront-ils M. le duc de Bourbon prêt à vous remplacer, ce dédommagement ne les satisfera pas. Ils accuseront le gouvernement britannique de les abandonner, peut-être même de les trahir, et cette idée peut avoir des résultats funestes. Voilà le côté fâcheux; voici le bon. Cette démarche du gouvernement britannique est une preuve de sa bonne foi; car, quoique j'eusse mieux aimé que, profitant des ouvertures que vous lui avez faites à l'égard de Lorient ou de Saint-Malo, il vous eût transporté à l'Ouest, l'activité qu'il vous donne d'un autre côté le justifie, car s'il l'eût voulu, rien ne lui était plus aisé que de vous retenir à Édimbourg, en vous amusant par de belles paroles, et j'y vois le corollaire de la lettre que le roi d'Angleterre m'a écrite.

«D'un autre côté, cette mesure me sera, j'espère, utile à moi-même, et l'Angleterre prenant à votre égard un parti aussi décisif, j'ai lieu de me flatter que l'empereur de Russie qui a toujours été si fort en avant des autres, ne voudra pas rester en arrière, et que j'obtiendrai enfin de sortir de ma cruelle et pernicieuse inaction. L'armée de Souvarof et celle de Korsakof sont en ce moment toutes les deux aux portes de la France, et que je fusse à l'une ou à l'autre, je serais bien aisément et bien vite à celle qui entrerait la première. Enfin, vous vous trouverez à portée de mon agence de Souabe, et les relations actives qui s'établiront entre vous et elle ne pourront avoir que des effets avantageux.»

Les espérances exprimées dans cette lettre ne devaient pas se réaliser. Quelques jours plus tard, Monsieur mandait à Mitau que, sur le conseil de Wickham, le ministère britannique ajournait indéfiniment l'exécution de son projet. D'autre part, l'empereur Paul, dont la volonté n'était probablement pas étrangère à cet ajournement, refusait à Louis XVIII l'autorisation de se porter à l'armée de Souvarof. Il lui signifiait son refus en ces termes: «Ce n'est pas aux armées et aux frontières que vous devez aller, mais droit à Paris de Mitau, si la Providence daignera (sic) le permettre.» Ainsi, de toute cette affaire, ne restait au roi que le souvenir douloureux d'un mauvais procédé de Monsieur, dont seules sa modération, sa sagesse avaient prévenu les suites. Ce n'était pas le premier, on l'a vu; ce ne devait pas être le dernier.

Au mois de juillet de cette année 1799, quelques semaines après le mariage de la fille de Louis XVI avec le duc d'Angoulême, la maison royale à Mitau était profondément troublée par la méchante humeur de la reine. Quinteuse, fantasque, déséquilibrée, ainsi que le démontre la volumineuse correspondance à laquelle donnaient lieu ses lubies et ses caprices, cette princesse arrivée en Courlande à la veille du mariage de sa nièce ne pardonnait pas à son mari d'avoir éloigné d'elle sa lectrice Mme de Gourbillon, dont il jugeait l'influence sur elle nuisible à sa dignité. Après avoir vainement prié et supplié la reine, au moment où elle allait se mettre en route pour Mitau, de ne pas amener cette femme avec elle, le roi, devant une obstination maladive, encouragée par Mme de Gourbillon elle-même, s'était décidé à user de rigueur. Le soir même de l'arrivée de la reine, la lectrice avait été arrêtée aux portes de Mitau par les autorités russes, et renvoyée, dès le lendemain, dans une bourgade sur la frontière prussienne, où elle devait rester internée. La reine, après avoir vainement uni ses protestations à celles de Mme de Gourbillon, contint son ressentiment pendant les cérémonies du mariage. Mais, bientôt après, elle le manifestait, en affectant de ne plus adresser la parole à son mari et au comte d'Avaray, ni aux personnes de l'intimité du roi. En même temps, ayant eu l'occasion d'écrire au comte d'Artois, son beau-frère, elle se plaignit amèrement des avanies dont elle se prétendait l'objet.

En lui répondant, Monsieur commit la faute de lui donner raison et de donner tort à son frère. Il était au désespoir, disait-il, de le voir «faire pareille école», observation d'autant plus déplacée qu'il ne savait rien des motifs qui avaient déterminé la conduite du roi. La reine ne manqua pas de faire lire cette lettre autour d'elle. L'un de ceux à qui elle l'avait communiquée en parla à d'Avaray et celui-ci à son maître, «envers qui, observait-il, Monsieur ne cesse d'aggraver ses torts.» Le roi avait pris son parti de l'incroyable humeur de la reine. «Quand il a souffert d'un côté tout ce que son devoir et sa situation lui imposent, écrit d'Avaray, il va jouir et respirer au milieu de ses enfants.» Dans le spectacle de leur jeune bonheur il puisa le courage d'épargner à son frère des remontrances cependant bien méritées, mais qu'il n'eût pu faire sans affliger profondément le duc d'Angoulême, qui ne redoutait rien tant que de voir son oncle et son père se désunir. Le comte d'Artois ne sut jamais que le roi avait eu connaissance de sa lettre à la reine, et nous ignorerions ce pénible incident, s'il n'y était fait une brève allusion dans les notes de d'Avaray.

Elles sont moins discrètes et moins sommaires en ce qui touche une autre preuve de l'esprit d'indiscipline de Monsieur et de ses prétentions, qui se produisit presque au même moment et donna lieu à de nouveaux débats entre les deux frères. Le roi, sur le conseil de l'abbé de La Marre, peu après le 18 fructidor, avait, on s'en souvient, réorganisé son agence de Paris et créé un conseil, dit Conseil royal, composé d'hommes dignes de confiance: le marquis de Clermont-Gallerande, l'abbé de Montesquiou et un jeune député aux Cinq-Cents, Royer-Collard. Monsieur, craignant de voir s'amoindrir son influence sur le parti royaliste, après avoir vainement tenté de prendre la direction de ce conseil, ne craignit pas de créer dans la capitale, avec le concours de deux émigrés, le chevalier de Coigny et Hyde de Neuville, un conseil rival à la dévotion du gouvernement britannique et de contrecarrer ainsi les projets de son frère. Cette agence nouvelle, désignée sous le nom de Comité anglais, eut de retentissantes et cruelles aventures[14]. La police de Fouché en découvrit les ressorts et les auteurs. Il en résulta pour la cause royale un dommage irréparable, dont la responsabilité incombait tout entière à Monsieur. Le roi, cependant, ne lui tint pas rigueur, et de cet incident, qui défraye une partie de la correspondance royale, il n'est qu'un fait à retenir ici, c'est que ce fut le dernier où le roi eut à formuler des plaintes.

Il est vrai qu'à cette époque, les agitations de Monsieur étaient paralysées par le mauvais vouloir des cabinets européens, qu'avaient terrifiés l'ascension foudroyante de Bonaparte et ses victoires sur la coalition, d'où Paul Ier venait de sortir brusquement en faisant claquer les portes. Littéralement réduit à l'impuissance, Monsieur n'avait plus guère l'occasion de se trouver en contradiction avec son frère, bien qu'il forgeât et entassât plans sur plans. On a vu qu'il avait dû renoncer à passer en Suisse. Comme si cet échec lui eût inspiré le regret de n'être pas passé dans l'Ouest, c'est là que, maintenant, il disait vouloir aller et dans ce but qu'il soumettait aux ministres anglais toute une suite de projets de descente en France.

Un jour, il s'agissait de s'emparer de Calais, un autre jour de Belle-Isle, de Lorient, de Saint-Malo ou encore de Brest. Georges Cadoudal était l'inspirateur de ces propositions. Il alla même de Londres en Bretagne pour s'assurer des concours. Plusieurs conférences eurent lieu entre Monsieur, Pitt et lord Grenville. On y discuta ses rapports, et ils excitèrent tant d'enthousiasme qu'il fut un moment question de l'envoyer à Saint-Pétersbourg. On ne doutait pas qu'en voyant «ce brave homme», en l'écoutant, le tsar ne se laissât séduire par ses plans et ne donnât pour aider à leur réalisation des troupes et de l'argent. Cadoudal se tint prêt à partir. Woronzow, l'ambassadeur de Russie à Londres, promettait son appui.

Le projet concernant Brest, surtout, souriait aux ministres anglais. Monsieur s'effraya même de l'empressement avec lequel ils accueillirent ce projet, dont l'exécution les eût rendus maîtres de la presque totalité des forces navales de la République. Il déclara qu'il ne poursuivrait pas la négociation s'il n'était d'abord formellement stipulé que les navires, dont les Anglais auraient opéré la capture, seraient mis sous le commandement d'officiers français et rendus au roi après sa restauration. Les ministres promirent qu'il en serait ainsi. Ils se réservèrent seulement le droit de considérer comme butin de guerre les bâtiments espagnols qu'ils trouveraient à Brest. Ils entendaient les garder.

On croit rêver quand on voit des princes français discuter de tels projets, et des hommes d'État croire encore au succès après la terrible leçon donnée à Quiberon par la République à ses ennemis. On en est réduit à se demander si les ministres anglais se proposaient un autre but que celui de lanterner Monsieur. Il n'en rendait pas moins hommage à leur bonne foi comme à leur zèle, et il n'en doutait pas lorsque, au mois de février 1800, éclata l'empêchement imprévu qui mit à néant tous ces plans. «Plusieurs officiers généraux de l'armée anglaise, écrivait-il, et de simples colonels réunis à eux, ont fait des représentations contre l'expédition projetée. L'armée tout entière témoigne la plus grande répugnance à s'exposer en Bretagne aux revers qu'elle a précédemment éprouvés en Hollande.» La prudence ne permettait donc pas au gouvernement de former une telle entreprise contre le vœu de l'armée. Monsieur avoue qu'il n'a rien pu répondre. Il a seulement exposé à lord Grenville l'embarras en lequel il se trouvait, après avoir annoncé aux royalistes, sur la parole même du ministère, que, vers la fin de février, il leur conduirait un secours efficace et puissant.

À la faveur de ces négociations, dont le comte d'Artois, plus avisé cette fois qu'en des circonstances précédentes, rendait exactement compte au roi, la confiance se rétablit entre eux. Dans son lointain exil, Louis XVIII les suivait avec anxiété, en attendait fiévreusement le résultat.

«L'horizon semble un peu s'être éclairci, écrivait-il à Monsieur le 6 juin. L'évasion de Georges rend un chef au Morbihan. Le chevalier de Bruslard, ami et confident du malheureux Frotté, en offre un pour la Normandie. Je crois que l'esprit de ces excellentes populations n'est pas changé, que les armes n'ont été rendues qu'en très petite quantité. Il ne manque plus qu'un chef suprême pour faire de ces précieuses fractions un ensemble utile et décisif. Enfin, je ne puis vous dire avec quelle émotion j'ouvre toutes les lettres que je reçois de vous. J'espère toujours y trouver en tête: «Cette lettre, mon cher frère, est la dernière que je vous écrirai d'Angleterre.» Mon imagination s'échauffe; j'en prévois les conséquences: les transports de joie de ces braves royalistes qui ont si longtemps cru qu'on les trompait en leur promettant qu'un de nous viendrait se mettre à leur tête, les décisions intérieures cassées, les calomnies du tyran réfutées, lui-même troublé, n'osant ni quitter Paris, ni se fier assez à un chef pour vous l'opposer; ces généraux, ces troupes républicaines, si fiers, si insolents quand ils n'ont eu à combattre que des chefs désunis, abandonnant le consul, se joignant à vous, grossissant votre armée; je vois enfin l'aurore des beaux jours qui nous sont dus après tant de peines. Tout cela n'est point un rêve; rien n'est plus possible; tout cela sera, et fasse le ciel que ce soit bientôt.»

Huit jours plus tard, il y revenait en des termes plus pressants encore, révélateurs de son impatience qui, toute légitime qu'elle fût, ne lui faisait pas méconnaître le danger qui pouvait résulter du contact des troupes anglaises avec ces populations bretonnes pour qui l'Angleterre était l'ennemi séculaire.

«La première, la plus urgente, la plus salutaire des opérations, est sans contredit le débarquement sur les côtes de l'Ouest d'une armée, si cela se peut, mais surtout et avant tout de votre personne. Je ne reviendrai ici sur ce que je vous ai mandé par les Polignac que pour vous dire que les espérances contenues dans votre lettre du 22 ont doublé, s'il est possible, les sentiments que je vous exprimais dans celle du 6 ... Je ne puis plus les contenir en moi; je sèche, je meurs d'impatience ...

«Quant au débarquement d'une armée anglaise, je vous avouerai que, connaissant la prévention qui règne en France dans la plupart des esprits, je ne verrais pas cette mesure sans inquiétude pour le succès si je ne voyais par votre lettre qu'elle a été sollicitée par le général Georges lui-même, ce qui m'assure au moins d'un bon effet dans les provinces de l'Ouest.»

Il en fut des vœux que formait alors Louis XVIII et des brillantes perspectives qu'il entrevoyait comme de tant d'autres illusions caressées depuis qu'il était sorti de France et constamment trompées. Mais, du moins, eut-il la consolation de voir se dissiper les dissentiments qui s'étaient élevés entre lui et son frère.

Chargement de la publicité...