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Histoire de l'Émigration pendant la Révolution Française. Tome 3: Du 18 Brumaire à la Restauration

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VII
NÉGOCIATION AVORTÉE

Le duc d'Orléans se rendit chez le prince de Galles, avec qui, nous l'avons dit, il était lié d'amitié. Il lui fit le récit de ses démarches auprès des ministres, lui communiqua la copie des diverses notes qu'il leur avait remises et, pour finir, la lettre royale qui vient d'être citée. Le prince de Galles lut ces pièces avec attention et les lui rendit en disant:

—Je suis très sensible à la confiance que le roi de France me témoigne. Mais, vous sentez bien qu'il m'est impossible de donner la parole que Sa Majesté me demande. Si j'étais roi, je la donnerais dans l'instant; mais n'étant qu'héritier présomptif, ce serait manquer au respect que je dois au roi mon père; ce serait faire, par mon autorité, ce que son gouvernement ne juge pas à propos de faire.

—Mais, il ne s'agit ici que d'une promesse qui resterait entre le roi et Votre Altesse royale, s'écria le duc d'Orléans, une promesse personnelle. Aux yeux de votre père, des ministres, du peuple anglais, Louis XVIII passerait pour être venu de son chef, sans aucune autorisation préalable.

—Oui, reprit le prince de Galles, Sa Majesté y met la plus grande délicatesse; mais, ce serait en manquer envers elle, que de lui donner une parole qu'il ne dépendrait pas de moi de tenir. Croyez, mon cher ami, que je suis sensible à sa démarche; que je n'ai rien tant à cœur que de la convaincre de mon zèle pour sa cause et de mon intérêt pour sa personne. Je m'en vais, du reste, lui écrire une lettre que vous voudrez bien faire chiffrer et lui communiquer.

La cordialité des paroles n'enlevait rien à la netteté du refus. Le duc d'Orléans ne s'y méprit pas. Il pouvait d'autant moins s'y méprendre, qu'au lieu et place de la lettre que le prince de Galles lui avait annoncée pour le roi, il en reçut une le surlendemain qui lui était adressée à lui-même, et qui lui prouvait que son correspondant avait renoncé à écrire à Louis XVIII.

«Mon cher ami, d'après la conversation que nous avons eue ensemble avant-hier, j'ai cru qu'il valait mieux vous donner ma réponse par écrit que de la laisser verbalement entre vos mains, me paraissant plus respectueux vis-à-vis du roi, et en même temps plus claire pour vous.

«Malgré tout l'attachement respectueux que je professe et que j'aurai toujours pour Sa Majesté, dans la position où je me trouve, il m'est impossible de me lier par une promesse qu'il serait peut-être impossible de remplir. C'est avec les sentiments de l'amitié la plus sincère que je suis, mon cher duc, votre affectionné ami et cousin:—«Le prince de Galles

Quelque décevante que fût cette réponse, le duc d'Orléans, en la transmettant au roi, avec le compte rendu de l'entretien, exprimait l'opinion qu'il n'y avait pas lieu de renoncer à tout espoir d'aboutir. Il faisait allusion à des confidences du prince de Galles, qui avaient immédiatement suivi la réponse, en quelque sorte officielle, qu'on vient de lire et qui en atténuaient la rigueur. «Malheureusement, il m'a fait jurer le secret, de manière à m'interdire les indiscrétions qu'il eût été de mon devoir de commettre, et tout ce que je puis dire, c'est qu'il m'a témoigné un désir très réel que Votre Majesté trouvât un asile dans les États du roi d'Angleterre.

«Il ne me reste donc, Sire, qu'à exprimer franchement à Votre Majesté l'opinion que je me suis formée sur le parti qu'elle peut prendre dans la circonstance présente, d'après les communications que j'ai eues avec le prince de Galles à ce sujet ainsi qu'avec les ministres. Je crois dire, que dans l'état actuel des choses, il est impossible d'obtenir d'avance du gouvernement la permission que Votre Majesté vienne fixer sa résidence en Angleterre; mais, je crois en même temps, que si Votre Majesté arrivait à l'improviste, seule et sans suite, on n'oserait pas ne pas la recevoir, et dès qu'une fois Votre Majesté serait en Angleterre, je suis persuadé qu'elle y verrait le roi d'Angleterre et les ministres, et je suis porté à croire qu'elle parviendrait à arranger son asile. Je ne me dissimule pas cependant que c'est un grand parti, et je craindrais trop d'avoir à me reprocher les embarras auxquels il peut exposer Votre Majesté pour la presser de l'adopter avant d'y avoir mûrement réfléchi.

«Il faut encore, Sire, que Votre Majesté me permette de lui rappeler une petite circonstance de ma conversation avec le prince de Galles. Après avoir lu la lettre et la note, il me dit:

«—Sa Majesté écrit fort bien, et je voudrais qu'elle pût voir M. Fox; je suis sûr que sa conversation lui plairait. Ne le croyez-vous pas aussi?

«—Mais je le croirais, lui répondis-je, il y a un point de rapprochement. C'est que ce sont les deux hommes qui connaissent le mieux l'histoire de leur pays.

«—Oh! oui, reprit le prince de Galles, ils se conviendraient beaucoup.»

Il n'est pas sans intérêt de constater que ce qui, dans la conversation du prince de Galles avec le duc d'Orléans, frappa surtout Louis XVIII, ce fut le dernier paragraphe où un flatteur hommage était rendu à ses talents d'écrivain et exprimait l'espoir que s'il pouvait causer avec Fox, ils se séduiraient réciproquement. Son esprit cultivé, son érudition, ses goûts littéraires trouvaient leur compte à ce genre d'éloges, et c'est à ce passage de la lettre du duc d'Orléans qu'il voulut d'abord répondre par la note suivante, qu'il chargea d'Avaray de lui communiquer.

«J'ai lu avec un extrême plaisir ce que Monseigneur le prince de Galles a dit à Monseigneur le duc d'Orléans, au sujet de M. Fox et de moi. Rien n'entre mieux dans ma pensée; mais, ce ne seraient pas des rapports d'érudition sur l'histoire des temps passés que je voudrais avoir avec ce ministre. Je voudrais que nous préparassions de concert des matériaux à l'histoire du nôtre; il y a cependant, ici, un obstacle à franchir; ce n'est pas assurément que je ne fasse le plus grand cas des talents de M. Fox, que je ne rende justice à son cœur que je sais bon; mais il a, sur le banc de l'opposition, professé des principes qui me retiennent. Je serais très fâché qu'on crût que je veux parler de ce qu'il a témoigné relativement à ma famille: je n'y vois que l'accent d'Édouard III, de Henri V, de Guillaume III; mais, après avoir lu ses discours antérieurs à la présente époque, ce serait me rendre suspect et me déconsidérer à ses propres yeux, que rechercher prématurément et à son entrée au ministère, ce concert intime, qu'au fond de l'âme je désire, parce que je le crois nécessaire, et à moi et à mon pays et à l'Angleterre même. M. Fox (et je le vois avec une vive satisfaction) semble vouloir détruire ce mur de séparation. J'ai admiré son discours sur le message du roi, au sujet de l'usurpation du Hanovre. J'ai été encore plus content de celui qu'il a prononcé à la séance du 30 mai. Dans la bouche d'un homme d'État, ces paroles: «Je veux la paix, mais une paix qui ôte tout germe de guerre,» ont un grand sens pour qui n'a cessé de voir et de crier que le germe éternel de la guerre est dans la révolution française. Je ne prétends assurément pas qu'il leur donne, à Westminster, l'interprétation que je cherche au fond de sa pensée; mais, que je puisse acquérir la certitude de l'opinion que je me fais des vues du nouveau ministre, et la barrière est levée; je préviens M. Fox, je m'ouvre directement à lui et avec une entière franchise.»

Il ne pouvait suffire à Louis XVIII, dans les circonstances dont nous retraçons le récit, d'avoir envisagé, en homme d'esprit, l'hypothèse de relations suivies avec le membre le plus éminent du cabinet britannique. Tenace était sa volonté. On le voit toujours, en dépit des humiliations et des refus, persévérer dans ses démarches, et ne les ajourner que lorsqu'il lui est démontré que le but qu'il se proposait en les entreprenant est actuellement inaccessible. De la lettre du duc d'Orléans, il retenait surtout le conseil qu'elle lui avait apporté, de passer outre aux objections de Fox et de lord Grenville, d'arriver à l'improviste en Angleterre et de mettre ainsi le gouvernement anglais en présence du fait accompli. Dès ce moment, il adoptait le projet que son jeune cousin venait de lui suggérer, décidé à saisir la première occasion de l'exécuter.

En attendant, il convenait d'entretenir le prince de Galles dans les dispositions favorables qu'il avait confiées au duc d'Orléans. À cet effet, et après avoir attendu en vain la lettre promise, le roi lui écrivit. Sous prétexte de le remercier de l'accueil fait à ses communications, il les renouvelait, tout en paraissant se résigner à en attendre les effets. «J'ai toujours pensé, je pense plus que jamais, qu'opposer non mon individu, je n'ai pas pareille vanité, mais le roi de France en personne en France, au perturbateur est le seul moyen de sauver l'Europe, et je regarde mon passage en Angleterre, comme un premier pas nécessaire vers cette mesure salutaire et que, depuis tant d'années, je sollicite vainement.» Heureux d'avoir constaté que le prince de Galles partageait à cet égard sa conviction, il reconnaissait cependant que de graves difficultés s'opposaient à la réalisation de ses désirs. Mais, ces difficultés ne lui semblaient pas insolubles; le temps devait nécessairement en avoir raison.

Il en revenait ensuite, avec plus d'insistance et de précision, à la question financière, et demandait la transformation des secours extraordinaires, que le gouvernement anglais lui accordait de temps en temps, en un revenu fixe de dix mille livres sterling, lequel aurait l'avantage de lui rendre un peu d'aisance et de le laisser plus maître de ses démarches.

«J'irai plus loin, ajoutait-il; j'ai cinquante ans passés et, quoique ma santé ait jusqu'ici résisté à toutes les peines que j'ai éprouvées, leur effet, pour être caché, n'en est pas moins réel, et je ne me dissimule pas que le terme de mes jours ne peut être reculé. Résigné à ce sort commun de tous les hommes, je ne peux, sans frémir, envisager quel serait après moi celui de tout ce qui m'est attaché. J'ai une femme âgée et infirme, une nièce ou plutôt une fille, qui fait toute ma consolation, un neveu qui est à la fois mon fils et mon gendre. J'ai aussi des amis, des serviteurs fidèles. Votre Altesse Royale est bon ami, bon maître; mais Elle ne sait pas, Elle ne saura jamais quel sentiment paternel on éprouve lorsque, au sein de l'infortune, on se voit entouré, servi, aimé comme au temps de la prospérité. Tous ne vivent que par mes faibles ressources, et ma mort leur enlèvera tout moyen de subsistance. Cette idée fait mon supplice de tous les instants; mais, je descendrais tranquille au tombeau, si ce traitement fixe, que j'espère des soins de Votre Altesse Royale, me survivait, si j'étais sûr que ceux pour qui je le sollicite avec ardeur, bien plus que pour moi-même, et qui, pour la plupart, sont des infirmes et des vieillards, le conservassent le reste de leurs jours et ne trouvassent pas, pour prix du dévouement qui les a attachés à ma vie errante et à mon sort, les horreurs de la mendicité. Je sais et je sens vivement tout ce que la générosité britannique fait déjà en faveur de mes fidèles serviteurs: évêques, magistrats, officiers. Aussi, pour parler de moi et de ceux mêmes qui sont plus directement attachés à ma personne, ou l'étaient déjà à celle du roi mon frère, c'est à Votre Altesse Royale et à Elle seule que je m'adresse. Elle servira un ami et, en sauvant du moins de la misère qui les menace tant de victimes de la fidélité et de l'honneur, elle arrachera au crime un nouveau triomphe. Il me suffit d'indiquer à une âme noble et généreuse, un objet si touchant par lui-même et si intéressant pour moi. Je terminerai donc en faisant observer à Votre Altesse Royale, que le traitement que je désire pour être réparti sur plus de cent cinquante têtes de tout état, de toutes classes, est loin de représenter le revenu annuel que possédaient en France plusieurs de ceux en faveur desquels je réclame auprès de Votre Altesse Royale.»

Cette lettre et diverses notes qui l'accompagnaient furent adressées au duc d'Orléans, le seul négociateur qu'il convînt au roi d'employer en des affaires aussi délicates. Mais, lorsque le prince les reçut, Fox était mourant; on ignorait à qui serait confié le ministère des affaires étrangères qu'il avait dirigé. Les démarches du duc d'Orléans se trouvaient donc suspendues, ou tout au moins, singulièrement entravées. Il ne put être reçu par lord Grenville, qui occupait la Trésorerie, et le prince de Galles, auquel il eût voulu remettre la lettre du roi, se déroba: «Il était allé à des courses quand je reçus les ordres de Votre Majesté. Sachant qu'il devait en revenir au bout de trois jours, je me bornai à lui écrire, pour m'assurer d'une audience aussitôt qu'il viendrait à Londres, et je lui mandai que c'était pour m'acquitter d'ordres que Votre Majesté venait de me donner à son égard. Le prince ne resta que vingt-quatre heures à Londres, fort occupé d'affaires qui le concernent personnellement, et fort peu disposé, je crois, à s'occuper d'autre chose. Je n'ai donc pas pu le voir.»

Il est vrai que le prince de Galles chargea un des membres du cabinet, lord Moira, un vieil ami de la maison de France, de s'entretenir avec le duc d'Orléans, en attendant que lui-même pût lui donner audience, et recevoir de ses mains la lettre de Louis XVIII. Le duc d'Orléans se borna à parler à lord Moira des embarras financiers du roi de France. «Je n'ai pas pu lui taire que ces embarras étaient une honte pour tous les autres souverains, surtout pour le plus riche.» Le ministre anglais souhaitait vivement venir en aide au roi. Mais, ses collègues n'y étaient pas disposés au même degré que lui, lord Grenville surtout, qui tenait les cordons de la bourse «et s'effarouchait aisément des demandes de secours»; il ne le cacha pas au duc d'Orléans: «Si l'affaire principale, écrivait encore ce dernier, allait aussi bien que les compliments, je m'estimerais bien heureux. Mais, malheureusement, je sens à chaque pas, que ce n'est pas la même chose ... Il ne faut pas se le dissimuler: il y a une insouciance bien affligeante sur ce qui nous concerne.»

Comme suite à cette triste constatation, il racontait qu'il avait dit à lord Moira, que si le passage de Louis XVIII en Angleterre semblait impossible, on pourrait tout au moins faciliter son établissement en Suède. Il y serait auprès d'un souverain favorable à sa cause et toujours prêt à le servir. «Cette idée n'a pas pris du tout, continuait-il. On m'a observé que, d'un moment à l'autre, la Suède pouvait devenir le théâtre d'une guerre.

«—Qu'importe? ai-je dit. Les deux cousins ont toujours été en très bons termes; ils la feraient ensemble; cela aurait très bonne grâce et ne pourrait produire qu'un bon effet.

«Je suis entré dans quelques détails sur les avantages que pourrait avoir la présence d'un certain personnage dans ces parages-là. Mais, je vous le dis à regret, on est froid sur tout.»

C'est au comte d'Avaray que le duc d'Orléans adressait, en août 1806, ces libres et pénibles confidences. Vis-à-vis du roi, il n'osait trahir son découragement avant d'avoir épuisé les moyens de persuasion auprès des ministres anglais et du prince de Galles. Ce dernier ne se pressant pas de rentrer à Londres, il alla le chercher à Brighton, où il passait l'été. Il le trouva «très occupé des revues, des dîners et des bals, de son jour de naissance, et surtout de certaines affaires de son intérieur». Il put cependant lui remettre la lettre du roi, lui arracher la promesse d'y répondre et celle de s'efforcer d'obtenir du gouvernement un secours annuel, dans la forme indiquée par le roi. «Il m'a dit qu'il espérait y réussir. Lord Moira, qui se trouvait aussi à Brighton, m'a de nouveau assuré de son zèle à seconder les efforts du prince; il m'a donné quelque espérance de succès.»

Ce ne fut qu'au bout de plusieurs mois, en janvier 1807, que cette espérance parut devoir se réaliser. Mis enfin à même d'entretenir lord Grenville de la détresse du roi, de ses incessantes angoisses pour ses serviteurs et pour lui-même, le duc d'Orléans la décrivit dans les termes les plus poignants, les plus propres à émouvoir son interlocuteur, portant tout son effort sur ce point et négligeant, à dessein, de parler de l'établissement du roi en Angleterre.

—Si je ne suivais que ma propre impulsion, répondit lord Grenville, la demande du roi serait immédiatement exaucée, et je serais honteux que ce ne soit pas sur-le-champ, si Sa Majesté ne savait pas que les formes du pays et les grandes exigences du moment me forcent à ne prendre aucun parti sans y avoir mûrement réfléchi. Mais, assurez-la de mon désir de faire, à cet égard, tout ce qui dépendra de moi. Je vais m'en occuper sans délai.

Dans la lettre qui nous fait connaître ces détails, le duc d'Orléans ne semble pas avoir été frappé par ce que présentait de contradictoire avec ses démarches précédentes la nécessité qu'invoquait lord Grenville, de réfléchir à une demande dont il était saisi depuis si longtemps, et sur l'opportunité de laquelle il avait pu se former à loisir une conviction. «J'espère obtenir de lord Grenville lui-même, mandait le prince à d'Avaray, ce à quoi je n'ai pas encore pu réussir, et l'ensemble et le ton de la conversation m'ont fait grand plaisir.» Mais, il se trompait. Le gouvernement britannique n'était pas plus disposé à accorder un revenu fixe au souverain proscrit qu'à tolérer sa présence en Angleterre.

Du reste, à ce moment, diverses causes contraignirent le duc d'Orléans à suspendre ses démarches. Ce fut d'abord l'état de santé du prince de Galles. Tombé malade, il dépérissait. Bien qu'il dût vivre longtemps encore et succéder à son père, il se croyait perdu «et ne voulait plus se mêler de rien». Le duc d'Orléans se voyait donc privé, pour ses démarches, d'un appui sur lequel, bien qu'il n'en eût encore tiré qu'un maigre profit, il n'avait pas cessé de compter. Ce fut ensuite la retraite de lord Grenville. Le duc de Portland lui succédait comme premier lord de la Trésorerie, et, quoique plus favorable que lui à la cause des Bourbons, son avènement au pouvoir n'en réduisait pas moins à néant la négociation ouverte avec son prédécesseur; elle était à recommencer, et, absorbé par d'autres soins, il ne se pressait pas de s'y prêter. Ce fut enfin la mort du duc de Montpensier, frère cadet du duc d'Orléans, qui le détourna, durant plusieurs semaines, de la mission qu'il tenait de la confiance du roi.

Ne voulant laisser à personne le soin d'apprendre son malheur au chef de sa maison, c'est de la chambre même où son frère venait d'expirer qu'il le lui annonça, le 18 mai 1807: «Sire, accablé d'une des plus vives et des plus profondes douleurs que je pouvais éprouver, je m'empresse de remplir envers Votre Majesté, le triste devoir de l'informer de la perte que j'ai faite ce matin. Son cœur m'est trop bien connu, j'ai reçu trop de marques de sa bonté, pour n'être pas certain qu'Elle daignera me pardonner ce que je puis avoir omis dans cette lettre. Je compte sur vos bontés, Sire, et que vous daignerez accueillir l'hommage de mon profond respect et de mon entier dévouement.»

Le 14 juillet, avant même d'avoir reçu cette lettre émouvante, le roi, à qui la nouvelle était déjà parvenue, s'empressait d'écrire à son cousin et de s'associer à sa douleur avec une effusion toute paternelle. Il lui demandait aussi de le fixer sur l'état de son plus jeune frère, le comte de Beaujolais, dont la santé menacée donnait lieu à des bruits alarmants. «Je ne serai complètement rassuré à cet égard que lorsque vous m'aurez dit que je peux l'être.» À cet envoi était joint un billet pour la duchesse douairière d'Orléans, «Justine,» comme il l'appelait. «L'ami de Justine a appris la cruelle perte qu'elle vient de faire. Il est bien sûr qu'elle ne doute pas de la sensible part qu'il y prend; mais, il a besoin de l'en assurer ainsi que sa fille. Puissent ses sentiments, bien vrais et bien tendres, adoucir la douleur de toutes les deux.»

Ces témoignages de la sollicitude du roi pour la famille d'Orléans étaient bien faits pour émouvoir jusqu'au fond de l'âme le prince à qui il les adressait, et, en prouvant à celui-ci l'étendue de l'affection qu'il inspirait à son royal cousin, pour rendre plus étroits et plus confiants les rapports qui s'étaient créés entre eux. Si tel avait été le but de Louis XVIII, la réponse du duc d'Orléans démontre qu'il le comprit et qu'il en fut aussi reconnaissant qu'ému:

«Sire, je viens de recevoir la lettre dont Votre Majesté m'a honoré le 19 de juillet. Je suis pénétré de cette nouvelle preuve de vos bontés, et particulièrement reconnaissant que vous ayez daigné me la donner avant d'avoir reçu la lettre que j'ai eu l'honneur de vous écrire le jour même, Sire, le 18 de mai, peu d'heures après que mon pauvre frère avait expiré dans mes bras. Je sais que M. de La Châtre l'a expédiée immédiatement, et je ne conçois pas ce qui peut en avoir retardé l'arrivée. J'ai écrit par la même poste à M. le duc d'Angoulême; mais, j'étais si troublé dans ce cruel moment, et j'avais si peu de moyens de m'informer des usages et des différents devoirs que j'avais à remplir, que je n'ai pas eu l'honneur d'écrire à la reine et à Mme la duchesse d'Angoulême. Ce n'est que longtemps après que j'ai su que j'aurais dû le faire, et il était alors si tard pour réparer ma faute, que je n'ai pas osé entreprendre de confesser moi-même mon ignorance et d'en témoigner mes regrets; mais j'ai supplié Monsieur d'avoir la bonté de s'en charger, et il a bien voulu me promettre de le faire.

«Mon frère est bien reconnaissant, Sire, des bontés dont Votre Majesté l'honore, et de l'intérêt que vous daignez prendre à sa santé. Il est très vrai qu'elle a été fort dérangée par les suites d'une rougeole mal guérie, qu'il a eue l'automne dernier dans un mauvais petit bâtiment, sur lequel il s'était embarqué pour aller chasser dans les Hébrides. Il a été complètement mouillé par les vagues et par la pluie, pendant l'éruption qui est rentrée, mais que la force de sa constitution a fait ressortir peu de jours après, lorsqu'il était à terre, dans l'Île de Ha. Cela n'a pas empêché que sa poitrine n'ait été attaquée dans le courant de l'hiver, à la suite de cet accident. Heureusement, on l'a fort bien traité. On l'a mis à un régime austère, qu'il a la sagesse de suivre très exactement; j'espère qu'il le continuera encore quelque temps, et en réitérant à Votre Majesté l'hommage de notre respectueuse reconnaissance pour ses bontés, je crois pouvoir l'assurer qu'il n'y a plus d'inquiétudes à avoir sur la santé de mon frère. Ma mère sera bien touchée du billet plein de bonté que Votre Majesté me charge de lui faire parvenir, et que je vais lui adresser immédiatement.»

Le duc d'Orléans ne se contentait pas de témoigner de sa gratitude par des paroles; il la manifestait aussi par des actes. À peine remis du terrible coup qui venait de le frapper, il se préoccupait d'exécuter les ordres du roi et de reprendre la négociation que les événements avaient suspendue. Un mois après la mort de son frère, il se présentait chez le duc de Portland et lui répétait tout ce qu'il avait dit antérieurement à lord Grenville, afin de le convaincre que, «sans un secours certain, régulier, assuré, la situation de Louis XVIII, déjà si cruelle, deviendrait plus affreuse de jour en jour» et aboutirait à une catastrophe. Il revenait aussi sur le chapitre des pensions à faire aux serviteurs du roi, dans le cas où ils auraient le malheur de perdre leur maître.

Le compte rendu de cet entretien nous prouve qu'il y déploya beaucoup de chaleur et d'éloquence. Mais, ce fut en vain. Plus sincère que lord Grenville, le duc de Portland, tout en donnant à entendre que si Louis XVIII venait à mourir, l'Angleterre n'abandonnerait pas ceux qui l'avaient fidèlement servi, refusa de donner à cette promesse évasive le caractère d'un engagement formel. Il ne voyait aucun moyen de satisfaire aux désirs du roi; la constitution anglaise ne le permettait pas. Quant au traitement fixe, ses collègues ne voulaient pas en entendre parler. Il le déclara au duc d'Orléans; il lui rappela qu'aux termes d'un accord entre les puissances continentales et l'Angleterre, celle-ci s'était chargée de pourvoir à la subsistance des princes français qui résidaient chez elle et que les puissances avaient la charge des autres. En ces conditions, assurer au roi un traitement régulier, ce serait leur faire injure, en se donnant l'air de croire «qu'elles le laissaient manquer». L'empereur de Russie, notamment, pourrait le trouver mauvais.

Le duc d'Orléans protesta contre cette crainte qui lui semblait mal fondée. L'empereur serait, au contraire, charmé d'apprendre que l'Angleterre venait au secours du roi de France, car il n'ignorait pas que les subsides annuels qu'il lui accordait étaient insuffisants; en les accordant, il avait surtout voulu donner un exemple aux autres souverains. Mais, ces arguments n'eurent pas raison de la résistance réfléchie et obstinée du duc de Portland, qui répondait à tout par des affirmations d'impossibilité. Il laissa cependant espérer un secours accidentel, tout en observant cependant qu'on ne pouvait le prélever que sur le chapitre des fonds secrets, et «que ce chapitre était déjà terriblement obéré». En définitive, le duc d'Orléans le quitta sans avoir rien obtenu. En le confessant au roi, il lui disait qu'il ne voyait plus qu'un moyen d'aboutir. Il consistait à obtenir du tsar qu'il fît insinuer à Londres, par son ambassadeur, «que les dépenses dont il était accablé ne lui permettaient pas d'augmenter le traitement qu'il faisait au roi de France, mais qu'il verrait avec plaisir le roi d'Angleterre joindre annuellement ses efforts aux siens.»

Un tel conseil était impraticable. Louis XVIII ne le savait que trop. De plus en plus s'imposait à lui la conviction qu'il ne pouvait plus rien attendre de la Russie; c'est avec persistance qu'il tournait les yeux du côté de l'Angleterre et se rappelait l'avis que, l'année précédente, lui avait exprimé le duc d'Orléans: «Si Votre Majesté arrivait à l'improviste, seule et sans suite, on n'oserait pas ne pas la recevoir.»

VIII
LE SECOND SÉJOUR À MITAU

Le second séjour de Louis XVIII dans la capitale de Courlande, ne ressemble guère à celui qu'il y avait déjà fait. La maison royale réduite au strict nécessaire, les gardes du corps licenciés, les nouvelles des agents royalistes à peu près supprimées, les relations avec les cabinets européens de plus en rares, et pour tout dire, Mitau séparé du reste du monde, telle, maintenant, la physionomie de la morne retraite où le roi de France va se morfondre deux années durant, réduit à un état voisin de la misère, tandis que là-bas, la gloire de Napoléon s'élève lumineuse et sanglante. Successivement, il y apprendra la déroute des Autrichiens et des Russes à Austerlitz, l'écrasement des Prussiens à Iéna, l'entrée de l'usurpateur à Vienne d'abord, à Berlin ensuite, et finalement, la paix de Tilsitt, qui achèvera de détruire les chances, déjà si faibles, de sa restauration. Il ne se laissera pas abattre cependant, et, toujours fidèle à lui-même, il ne cessera de puiser des forces dans ses indomptables espérances.

Les événements sont rares qui méritent d'être signalés dans l'uniformité de son existence. Le 25 juin, arrive à Mitau la nouvelle de la mort de la comtesse d'Artois, décédée à Klagenfurth, en Autriche. Depuis longtemps, sa santé donnait des inquiétudes à ses proches. Mais, ils ne croyaient pas sa vie en danger. «La nouvelle de sa mort a été pour moi un coup de foudre, écrit le roi à son frère. Et plût à Dieu qu'il n'eût porté que sur moi. Hier, pendant le dîner, trois postes de Vienne sont arrivées à la fois, et, malheureusement, les lettres de mon neveu ont été distribuées avant les miennes. C'est ainsi que, sans aucune préparation, au milieu de la plus entière sécurité, il a appris qu'il n'avait plus de mère ... Pour vous, mon ami, dites-vous de ma part, dans cette triste circonstance, ce que renferme mon cœur, et que je n'ai pas le temps d'exprimer.»

Quelques semaines plus tard, Louis XVIII apprend que son cousin, le roi d'Espagne, vient d'être contraint de décorer l'empereur Napoléon de l'ordre de la Toison d'or. «La douleur que j'en ressens, lui mande-t-il, et comme chef de notre maison, et comme tendrement attaché à votre personne, est bien vive. Je plains Votre Majesté; mais mon devoir, dans une circonstance aussi pénible, m'aurait déjà été tracé, s'il en était besoin, par un souverain que sa position, ainsi que moi le malheur, rend libre de n'écouter que sa dignité et ses propres sentiments. Je remets donc, avec un regret profond, à Votre Majesté son ordre de la Toison d'or, dont son auguste père m'a revêtu le 26 juillet 1767.» Et il invite le comte d'Artois et le duc de Bourbon, décorés du même ordre, à suivre son exemple.

À cette époque, la correspondance du roi avec son frère, à Londres, était aussi dépourvue d'intérêt qu'elle était rare, et de même celle qu'il entretenait avec La Fare, lequel continuait à servir ses intérêts à Vienne, avec un zèle inébranlable. Ce n'est guère que par Saint-Pétersbourg, que Louis XVIII était informé de ce qui se passait en Europe. Il est vrai qu'à Saint-Pétersbourg, il était représenté par un serviteur aussi habile que dévoué, le comte de Blacas. La situation de Blacas dans cette capitale était autrement difficile que n'avait été celle de ses prédécesseurs sous le règne de Paul Ier. Jusqu'au jour où ce souverain mobile et fantasque avait chassé Louis XVIII du territoire impérial, il s'était montré prodigue de faveurs envers les représentants du roi. Le comte de Caraman occupait le rang d'ambassadeur à la cour de Russie. Il faisait partie du corps diplomatique tout aussi bien que si son maître eût régné. Il n'en allait plus de même maintenant. Pour Alexandre Ier, pour ses ministres, Louis XVIII n'était que le comte de l'Isle. Son représentant, dépourvu de tout caractère officiel, ne pouvait obtenir, que d'un excès de bienveillance, d'être reconnu en cette qualité lorsqu'il avait à traiter des affaires personnelles du roi, et cette bienveillance, il ne pouvait se l'assurer qu'au prix d'un prodigieux et constant effort d'habileté.

En dépit de l'inexpérience qu'on doit supposer à un homme de trente-quatre ans, que sa vie antérieure n'a pas préparé à la fonction qu'il exerce, Blacas ne fut pas inférieur à sa tâche. Se recommandant déjà par son nom et son passé, par la confiance de son souverain, par l'intérêt que lui portaient tant de nobles personnages qu'il avait connus au cours de ses pérégrinations, il devait naturellement conquérir, dès sa présentation dans la société moscovite et dans la petite colonie des émigrés français, la considération et l'estime. Mais, il les mérita en outre par la dignité de sa vie, par son esprit et sa bonne grâce. Les sentiments qu'il inspirait furent ses meilleures armes, au cours de sa mission. S'il ne lui arriva pas toujours d'être exaucé par les ministres auprès desquels il plaidait la cause de son maître, du moins était-il sûr d'être constamment écouté par eux avec déférence.

Ceux qui se succédèrent durant son séjour en Russie, Romantzoff, Czartorysky, Budberg, témoignaient de leur sympathie pour ce jeune homme, gui s'acquittait, avec un zèle égal à son intelligence, d'un devoir difficile. Pour tenter de les gagner à ses vues, il savait employer à propos des avocats puissants et inspectés, acquis déjà à la cause royale, et auxquels il n'hésitait pas à faire appel quand les circonstances l'exigeaient. Tels le duc de Serra-Capriola, ambassadeur de Naples; le baron de Stedting, ministre de Suède, et le représentant du roi de Sardaigne, Joseph de Maistre. Ces hauts personnages étaient dévoués au roi de France; Joseph de Maistre, pour sa part, saisissait toutes les occasions de le lui prouver. Il avait accueilli cordialement Blacas qu'il connaissait déjà pour l'avoir rencontré à Florence, et que le hasard, à Saint-Pétersbourg, lui avait donné pour voisin dans la maison qu'il habitait. Il s'était même offert pour expédier sûrement de Russie ce que Sa Majesté voudrait bien lui faire parvenir. «Mais, elle doit prendre de grandes précautions, et ne se fier qu'à une personne sûre ou à un chiffre inattaquable.» Des relations de l'illustre écrivain avec Louis XVIII naquit promptement une amitié dont leur correspondance, commencée en 1807, et qui durait encore en 1820, atteste la vivacité.

À la fin de 1806, sur les confins de la Pologne, l'armée russe, réunie aux débris de l'armée prussienne, était en ligne sous les ordres du général de Benningsen, attendant, comme les Français, sur une réserve troublée par de fréquents combats, la fin d'une saison peu propice aux opérations militaires. Il semble bien qu'à ce moment, l'empereur Alexandre ait pensé qu'on pourrait tirer parti de Louis XVIII et de ses projets. Il est vrai que le prétendant ne négligeait aucune occasion de se rappeler à son souvenir. Après la bataille de Pultusk, le 26 décembre, le général de Benningsen, s'étant attribué la victoire, en avait fait porter la nouvelle à Saint-Pétersbourg, ou Louis XVIII s'était empressé d'envoyer ses félicitations. Il en fut de même après la bataille d'Eylau, survenue le 8 février 1807: «Je ne parlerai point, ajoutait le roi à ses compliments, de ce qu'éprouve le petit-fils d'Henri IV, lorsqu'il apprend la nouvelle d'actions aussi grandes, aussi importantes pour lui-même, et cela tandis qu'il est dans l'inaction; mais, j'oserai répéter, en ce moment, ce que je disais avant la campagne de 1805: Là où le roi de France se trouvera en personne, là sera la frontière, et j'ajouterai que ma présence doit fixer les succès, influant sur l'opinion en général, et en particulier sur l'esprit du soldat qui, voyant le drapeau blanc dans ma main, verra autre chose à suivre qu'un tyran que la France abhorre.»

Cette fois, Alexandre parut prêter attention au langage du comte de l'Isle. Il lui fit suggérer l'idée d'une proclamation qui serait distribuée aux Français par les armées coalisées; il en traça le plan et en indiqua l'esprit. Blacas, naturellement, était l'intermédiaire de ces négociations, auxquelles il semble bien d'ailleurs que le tsar ne se prêtait que par considération pour lui, et pour convaincre Louis XVIII de son bon vouloir en ce qui touchait la cause royale. En réalité, ce bon vouloir n'existait pas. Alexandre croyait moins que jamais à la possibilité d'une restauration. Ni lui ni ses alliés n'avaient encore en vue le renversement de Napoléon. Son renversement ne devint leur objectif qu'un peu plus tard. À cette heure, ils ne cherchaient qu'à contenir ses vues ambitieuses, arrêter sa marche et le contraindre à la paix, une paix fondée sur des bases qu'ils auraient imposées. Louis XVIII ne tenait aucune place dans leurs calculs. Tandis qu'il s'évertuait à leur prouver que la pacification de l'Europe ne pouvait s'opérer sans lui, ils l'avaient condamné, toujours prêts, et trop souvent non sans raison, à trouver inexécutables les plans qu'il leur proposait. À toutes ses demandes, celle de sa reconnaissance comme roi de France, celle de marcher à la tête de leurs armées, ils persistaient à répondre par des refus. Ils étaient résolus à lui tout refuser. C'est à cette résolution que se heurtait incessamment Blacas, comme s'y heurtaient à Vienne et à Londres les autres agents du roi.

Cependant, au commencement de 1807, il obtint que l'empereur, qui devait passer par Mitau en se rendant à son armée, s'y arrêterait pour conférer avec Louis XVIII. Le 30 mars, à sept heures du soir, il arrivait, après s'être fait annoncer, dès le matin, par le gouverneur de Courlande. À la poste, il trouva le duc d'Angoulême venu pour le complimenter. Suivi du prince et d'un de ses aides de camp, le comte Tolstoï, il se rendit au château. Au pied de l'escalier, il rencontra le comte d'Avaray, qui le conduisit jusqu'à la pièce d'entrée du premier étage, où se tenait le comte de l'Isle, empêché par la goutte de descendre au-devant de l'empereur. Les deux souverains, s'étant embrassés, s'enfermèrent dans le cabinet du roi, où ils restèrent durant plus d'une heure. À l'issue de leur entretien, le tsar consacra quelques instants à la reine et à la duchesse d'Angoulême; il quitta Mitau le même soir.

Que s'étaient dit dans cette entrevue l'empereur, qui se considérait comme l'arbitre des destinées de l'Europe, et le roi sans couronne? Les lettres postérieurement échangées permettent de le conjecturer. Louis XVIII demanda à être reconnu par Alexandre comme il l'avait été par Paul Ier, et à marcher avec les monarques coalisés, son drapeau déployé, afin qu'il fût prouvé que ce n'était pas une guerre de conquête qu'ils faisaient à la France, mais qu'ils avaient seulement en vue de la délivrer du joug de Napoléon, et de lui rendre son roi légitime.

Il demanda également que le tsar poussât l'Angleterre à organiser une expédition destinée à agir sur les côtes de Bretagne, expédition qu'à ce même moment, le comte de La Chapelle et le comte de La Châtre sollicitaient à Londres, et à laquelle le roi de Suède devait prêter son concours. À propos de cette expédition, d'Avaray avait écrit à La Châtre: «Poussez vigoureusement à la reconnaissance et à l'activité du roi. C'est une chose qui ne peut être faite que d'accord entre l'Angleterre et la Russie, et au moyen duquel celle-ci donnerait l'exemple à l'autre. Le cabinet de Saint-Pétersbourg, éclairé par le feu qui est à ses portes, semble entendre que nos raisons sont les siennes. Mais, il tremble d'aborder nettement la question, et je tremble qu'il ne perde l'occasion d'en saisir les avantages. Enfin, tâchez d'emporter cette malheureuse négociation depuis si longtemps sur le tapis, des dix-huit mille livres sterling. À peine le roi a-t-il de quoi manger trois plats et porter un pourpoint percé au coude. Mais, il n'a pas la plus petite ressource pour ses relations et ses affaires. Je ne vois pas en quoi il peut être utile à l'Europe, et particulièrement à l'Angleterre, que la France et l'armée croient que le roi a abdiqué, et qu'il n'est pas plus question de lui que de Jean de Vert. C'est pourtant là véritablement le produit des entraves qui furent mises de toutes parts à la publication du 2 décembre 1805 de notre égire contre des entreprises très dangereuses. Ceci aura son explication.» Après l'entrevue avec Alexandre, d'Avaray écrivait encore: «La cause royale et la personne du roi ont obtenu des points de contact récents. L'empereur vient de consentir à l'envoi d'un officier de confiance auprès du général de Benningsen.» Cet officier était le chevalier de Rivière, dont la mission ne présente aucun intérêt.

Du reste, dans son entrevue avec le roi, le tsar s'était dérobé à tout engagement; il ne refusa rien, mais ne promit rien; et quand le comte de l'Isle devint plus pressant, il se tira d'embarras en annonçant l'arrivée prochaine d'un personnage investi de sa confiance, qui serait chargé de traiter des nombreux détails que soulevaient de telles demandes. Au cours de l'entretien, il exprima la pensée que toute proclamation du roi devait être contresignée par les princes de sa famille, la conformité de sentiments entre ses parents et lui devant donner plus de poids à ses paroles. Le roi lui communiqua la lettre qu'il avait reçue en 1805 du comte d'Artois, à la suite de la déclaration de Calmar, et s'engagea à la publier dans une édition nouvelle de cette déclaration, qu'il suppliait le tsar de faire répandre dans l'armée française par les soldats russes.

Alexandre à peine parti, le roi lui écrivit lettres sur lettres à son quartier général, pressant les solutions, réclamant le personnage de confiance qu'on lui avait annoncé, harcelant l'empereur de ses demandes, plein d'espoir dans leur succès, véritablement enivré par un entretien où les deux interlocuteurs avaient parlé comme des victorieux et non comme des vaincus. Son exaltation fût vite tombée, s'il avait su quelle fâcheuse impression emportait Alexandre de sa rencontre avec lui. Soit que le spectacle de cet exilé goutteux, lourd, impropre à l'activité du champ de bataille, eût mal disposé l'empereur, soit que la pauvreté de son hôte lui eût caché ses mérites, il le jugea comme un homme médiocre, et le quitta convaincu qu'il ne régnerait jamais.

Après son départ, le roi attendit vainement l'effet de leur entrevue. L'opinion d'Alexandre était faite. Il avait quitté Mitau, définitivement résolu à abandonner les Bourbons à eux-mêmes, à ne favoriser en rien leurs projets. Quant à l'hospitalité qu'il accordait au chef de leur maison, il entendait n'y rien changer, le laisser libre d'en profiter ou d'y renoncer. Il ne considérait plus Louis XVIII que comme l'épave d'une grandeur passée, à la résurrection de laquelle il ne croyait plus, encore qu'il restât disposé à l'environner des égards dus au malheur. Aussi, confiant au général de Budberg le soin de répondre aux lettres du prétendant par de banales formules de politesse, il cessa de s'occuper de lui. D'autres soucis d'ailleurs l'absorbaient. En arrivant au quartier général de l'armée russe, sur le Niémen, il avait pu juger par lui-même d'une situation que, malgré l'évidence, le général de Benningsen s'obstinait à ne pas croire désespérée, mais dont les périls apparaissaient de toutes parts. Les opérations militaires qui allaient s'accomplir constituaient un suprême va-tout, à l'approche duquel Alexandre eut vite oublié le roi de Mitau.

Le duc d'Angoulême et le duc de Berry, qui brûlaient de faire campagne dans ses armées, n'y furent pas admis, bien que le roi l'eût sollicité pour eux, et cette déconvenue détruisit dans l'œuf le beau projet formé par d'Avaray, de demander pour le cadet des deux frères la main de la grande-duchesse Anne, la plus jeune sœur d'Alexandre, qu'un peu plus tard Napoléon songea, lui aussi, à épouser. Le tsar ayant promis d'examiner la proposition du roi, relative à la formation d'un corps de trente mille volontaires recrutés parmi les prisonniers français, dont il prendrait le commandement et qui opérerait en Vendée, Blacas avait été invité à en entretenir le prince Czartorysky, qui était alors chancelier. Pour le disposer à entrer dans les vues du roi, il imagina de lui faire lire une histoire des guerres de Vendée, qui venait de paraître, et qu'il avait annotée. Cette lecture, s'il faut en croire de Maistre, convainquit le chancelier de l'excellence du projet; il s'efforça de le faire aboutir. Mais il quitta le pouvoir avant d'y avoir réussi, et Budberg, son successeur, ne voulut pas renouer la négociation. Des espérances qu'avait données le tsar à Louis XVIII dans leur entretien, une seule parut devoir se réaliser: celle d'une proclamation royale qui serait répandue dans l'armée française. Mais, quand des pourparlers on en vint à l'exécution, cette idée fut abandonnée.

D'Avaray s'étant rendu peu après, à Saint-Pétersbourg, pour consulter les médecins, chercha à utiliser son voyage au profit de la cause royale. Il essaya de reprendre les affaires dont Blacas poursuivait sans succès la solution. Il en entretint le chancelier, baron de Budberg. Ordre avait été donné par le tsar à son ministre, de répondre aux multiples requêtes du prétendant par de banales formules de politesse. D'Avaray n'obtint rien de plus. Bientôt après, revenu à Mitau, il apprenait que sa démarche, de quelque réserve qu'il l'eût entourée, avait paru aussi déplacée qu'inopportune, et qu'on l'accusait de ne suggérer au roi que des projets extravagants. Il ne pardonna pas à Budberg de professer une telle opinion sur son compte. Il lui pardonna d'autant moins, que peu de temps après, à propos de la proclamation du roi, le chancelier affecta, dans sa correspondance avec Mitau, de se passer du concours de d'Avaray. Dans un long mémoire, l'ami du roi expose ses griefs, et se montre profondément blessé du sans-façon avec lequel le chancelier de Russie l'avait traité en cette circonstance.

Blacas dut à la bonne réputation dont il jouissait à Saint-Pétersbourg, de n'avoir pas à souffrir de ces tiraillements. Il y demeura, suivant avec anxiété les événements qui se déroulaient sur le territoire de la Prusse, où, après la bataille d'Eylau, Français d'un côté, Russes et Prussiens de l'autre étaient restés en présence. Durant plusieurs mois, son rôle fut simplement un rôle d'informateur. À l'affût des nouvelles qui arrivaient du théâtre de la guerre et qu'il recueillait chez la duchesse de Wurtemberg, chez la princesse de Tarente, chez la comtesse Strogonoff, à l'ambassade de Naples et à la légation de Sardaigne, où de Maistre le recevait en ami, il les transmettait à Mitau avec les commentaires auxquels elles donnaient lieu.

Parfois aussi, quoique rarement, c'est par les ministres impériaux eux-mêmes qu'elles lui étaient communiquées ou qu'il apprenait ce qu'ils en pensaient, ce qu'en pensait l'empereur. Au lendemain de la bataille d'Austerlitz[72], ayant rencontré dans un salon le prince Adam Czartorysky, celui-ci lui avait dit:

—Vous devez être bien accablé par les derniers événements?

—Nous sommes, depuis longtemps, accoutumés aux revers, répondit Blacas. Nous avons gémi en silence sur des malheurs que nous avions prévus, quand nous avons vu recommencer la guerre sans qu'il fût question du roi. Mais nous ne nous laissons pas abattre; nous conservons nos espérances. Notre maître nous donne l'exemple du courage.

Il aurait pu envelopper dans le même éloge l'empereur Alexandre qui, lui aussi, conservait l'espoir de vaincre. Cet espoir, partagé par ses sujets, les disposait à transformer en victoires immenses les combats douteux, ou même les défaites de leurs armes. Il en fut ainsi de la bataille d'Eylau, à la suite de laquelle on alla jusqu'à raconter que plusieurs maréchaux de France avaient été tués ou blessés, et «que le Corse n'avait dû son salut qu'à la vitesse de son cheval». De ce que le général de Benningsen, placé à la tête des troupes alliées, n'avait pas été écrasé, les Russes tiraient cette conclusion que l'armée de Napoléon serait mise en déroute au premier choc qui se produirait. En juin 1807, la bataille de Friedland vint infliger à ces espérances un éclatant et sanglant démenti. Elle livrait toute la Prusse à Napoléon, et contraignait Alexandre à déposer les armes. C'était pour les patriotes russes une déception aussi cruelle qu'inattendue. Elle ne le fut pas moins pour les émigrés, dont elle paralysait de nouveau les projets.

—Notre cause est perdue, avouait le duc de Richelieu.

Aussi, comprendra-t-on de quelle joie s'emplit le cœur de Louis XVIII, lorsque, à l'improviste, au mois de juin 1807, s'offrit à lui, sous la forme la plus inattendue, l'occasion de quitter cette triste capitale de Courlande, qu'en 1804 il n'avait acceptée comme refuge que faute de mieux, et, ainsi qu'il le disait, comme on accepte un lit à l'Hôtel-Dieu. Cette occasion était un appel que lui adressait le roi de Suède. Gustave IV, en guerre avec la France, dans le but de reconquérir ses possessions d'Allemagne, avait dû à l'énergique résistance de ses sujets poméraniens, assiégés dans Stralsund, d'obtenir un armistice durant lequel il s'était mis en état de reprendre les hostilités. Maintenant, il voulait le rompre, recommencer à combattre, et, ayant imaginé de former avec les émigrés et les Français prisonniers en Russie, qui voudraient se réunir à lui, un corps expéditionnaire, destiné à marcher contre Napoléon, il invitait Louis XVIII à se rendre auprès de lui, pour aviser ensemble aux moyens de recruter et d'utiliser cette petite armée, dont une centaine de volontaires, réunis en Suède par le duc de Piennes, formait déjà le noyau. Une telle invitation entrait trop bien dans les vues de celui à qui elle s'adressait pour qu'il ne l'acceptât pas. Il l'accepta «avec joie et reconnaissance», d'autant plus empressé à y souscrire, qu'elle lui était transmise par l'empereur de Russie, et «de la manière la plus amicale», ce qui devait lui faire croire que ce souverain approuverait son adhésion.

Il allait se mettre en route quand il apprit le résultat de la bataille de Friedland. Redoutant que le roi de Suède n'eût renoncé à ses plans, il suspendit son départ. Mais, pressé d'être fixé sur ce qu'il devait espérer ou craindre, il résolut d'envoyer un émissaire à Calscrone, port suédois sur la Baltique, où Gustave IV lui avait donné rendez-vous. Le comte de Blacas, mandé d'urgence à Mitau, reçut de lui cette mission de confiance. En arrivant à Calscrone, il y fut salué par la nouvelle de la paix conclue, le 8 juillet, à Tilsitt, entre la Russie et la France. Il devait croire qu'il n'y avait plus rien à attendre du monarque suédois. Mais ses craintes furent heureusement trompées. Rentré à Mitau, au mois d'août, après avoir longuement conféré avec Gustave IV, il apprenait à Louis XVIII que le roi de Suède persévérait dans ses desseins. La réussite en était si peu vraisemblable, qu'il semble impossible que le prétendant ait pu y croire. Il n'hésita pas cependant à quitter Mitau, en y laissant la reine et la duchesse d'Angoulême et après avoir écrit au tsar pour lui annoncer son départ et son prochain retour, quoique, dès ce moment, il fût hanté par le désir de passer en Angleterre.

En cette circonstance, Alexandre,—et ce ne serait pas la seule où on l'aurait vu jouer double jeu,—se montre à nous avec deux visages. Le 31 mai, il transmet à Louis XVIII l'invitation de Gustave IV, sans songer à le mettre en garde contre les graves inconvénients qu'elle présente, et le 22 août suivant, lorsqu'il apprend que le roi se prépare à quitter Mitau pour se rendre à Stockholm, il le désapprouve. Il est vrai qu'entre ces deux dates, lui-même s'est rencontré à Tilsitt avec Napoléon, et qu'ils se sont réconciliés. Mais, il a négligé de conseiller à Louis XVIII de décliner l'appel du roi de Suède, conseil que le roi de France n'aurait pas manqué de suivre s'il avait pu prévoir qu'il serait désavoué. Quoi qu'il en soit, à cette date du 22 août, le tsar fait appeler Lesseps, chargé d'affaires de Napoléon à Saint-Pétersbourg, et lui tient ce langage pour qu'il soit répété à Paris:

—En mai dernier, lorsque je faisais la guerre à la France, le roi de Suède m'écrivit pour m'engager à déterminer le comte de l'Isle à se rendre à Stockholm. Je me bornai à envoyer cette lettre à Mitau, sans lui donner aucun conseil, et en le laissant maître de faire ce qu'il voudrait. Je ne me suis plus occupé de lui parce que je le reconnus, surtout lorsque j'eus occasion de le voir et de causer avec lui, pour l'homme le plus nul et le plus insignifiant en Europe. J'en parlai sur ce ton à l'empereur Napoléon, qui le connaissait sous ce même rapport. Tranquille sur ce point, je n'y pensais plus, lorsque hier je reçus un courrier de mon gouverneur de Mitau, qui m'annonçait que le comte de l'Isle se disposait à s'embarquer pour la Suède. J'ai aussitôt répondu qu'il n'était pas mon prisonnier, que je lui avais offert l'hospitalité chez moi, et que, si elle lui devenait à charge, il était libre de la chercher ailleurs. D'après cela, je crois qu'il s'en ira. Mais, je n'y suis pour rien. Le comte de l'Isle m'a sollicité plusieurs fois de le reconnaître comme roi; mais, je m'y suis constamment refusé, persuadé que jamais il ne montera sur le trône.

L'avenir réservait à la prédiction de l'empereur Alexandre un solennel démenti. Louis XVIII devait régner, et c'est parce qu'il ne cessa jamais de croire à son retour en France qu'on le voit constamment s'agiter, et trop souvent avec plus de volonté que d'adresse, pour en hâter l'époque. Et quoi qu'on pense de cette activité qui ne se lasse pas, il faut bien reconnaître qu'elle témoigne, à son honneur, de son indomptable confiance dans ce qu'il appelle «ses imprescriptibles droits». Cette confiance, qu'aucune épreuve ne parvint à affaiblir, animait son âme en 1807 aussi bien que dans les années précédentes, qui, cependant, ne lui avaient apporté que peines et déceptions. C'est d'elle que s'inspirait sa conduite, lorsque, à la fin du mois d'août, il s'embarquait à Liebau pour la Suède, sur une frégate que Gustave IV avait mise à sa disposition.

IX
CHEZ LE ROI DE SUÈDE

Si Louis XVIII, lorsque au mois de juin il avait reçu l'appel du roi de Suède, était en droit de concevoir des espérances, au mois d'août, au moment où il quittait la Russie pour se rendre à Stockholm, il ne pouvait plus se faire illusion quant aux chances qui lui restaient de les voir se réaliser. Au mois de juin, la Russie et la Prusse étaient en guerre avec la France. Gustave IV, menacé dans la Poméranie suédoise, par une armée française, qui assiégeait Stralsund, leur avait demandé secours. En appelant à lui Louis XVIII, il lui offrait une possibilité de se rouvrir son royaume. Au mois d'août, la situation n'était plus la même. Les monarques russe et prussien avaient conclu la paix avec Napoléon. Le souverain suédois, réduit à ses seules forces, ne songeait qu'à se défendre et non à attaquer. De sa réunion avec le roi de France, celui-ci ne pouvait se flatter de tirer des avantages décisifs. Si donc il persévérait dans son dessein de partir, c'est surtout parce qu'en quittant Mitau, il se rapprocherait de la France, but qu'il avait constamment poursuivi.

Nous avons sous les yeux une note rédigée par lui, qui est, à cet égard, singulièrement instructive. Datée du 22 mars 1806, elle expose les raisons pour lesquelles, à cette époque, il refusait des pouvoirs à des royalistes qui croyaient le moment propice pour fomenter parmi les Français des soulèvements contre le gouvernement impérial. Elle constitue un fidèle résumé de ses décevantes aventures, qui, s'il eût écrit ses mémoires, y aurait certainement figuré. Elle est aussi un témoignage saisissant de l'activité qu'il avait déployée jusque-là pour se mettre, en se rapprochant d'eux, en rapport avec ses sujets.

«Depuis ma sortie de France, le 21 juin 1791, je n'ai pas fait un pas qui n'ait tendu à m'en rapprocher, ou du moins à me tenir le plus à portée possible de mon malheureux peuple égaré. Je me suis d'abord établi à Coblentz, à deux petites journées des frontières, jusqu'au commencement de la campagne de 1792. Après cette campagne, obligé de passer le Rhin, je pris pour asile la petite ville de Hamm, sur la Lyppe; j'y suis resté jusqu'à ce que le vœu des Toulonnais m'appelât chez eux. En arrivant à Turin, d'où je comptais aller m'embarquer à Gênes, j'appris l'évacuation de Toulon. Je restai à Turin.

«Quatre mois après, le roi de Sardaigne mon beau-père, en raison même de mes instances pour rejoindre son armée, m'obligea de quitter le Piémont. Le duc de Parme mon cousin, ne put me garder chez lui; j'allai m'établir à Vérone. Déjà, je sollicitais avec une constante et inutile chaleur, de l'Espagne et de l'Angleterre, mon passage à la Vendée. Au bout de deux ans, le sénat me chasse; alors, malgré l'opposition formelle de l'Autriche, j'allai joindre sur le Rhin le corps de Condé. N'ayant point, comme mon cousin le prince de Condé et ses braves gentilshommes, d'engagement personnel avec l'empereur d'Allemagne, exposé d'ailleurs à des désagréments continuels, lorsque la retraite fut ordonnée sur le Danube, et que je ne vis plus les montagnes d'Alsace, je m'éloignai. Je n'étais pas venu dans l'intention de verser au cœur de l'Allemagne le sang français, pour des intérêts étrangers. Assassiné en chemin[73], j'allai à Blanckenberg, dans le duché de Brunswick.

«Après le 18 fructidor, le Directoire exigea du roi de Prusse de me faire renvoyer. J'essayai en vain d'obtenir un asile en Saxe. Alors, ne pouvant rester en Allemagne, j'acceptai avec douleur l'offre généreuse que me fit Paul Ier, d'aller résider à Mitau. Il m'en chassa au bout de trois ans, et le roi de Prusse me toléra à Varsovie. J'essayai inutilement d'obtenir, dans les États de ce prince, un séjour plus rapproché de la France. J'ai quitté Varsovie pour aller en Suède conférer avec mon frère sur l'acte qu'il était de mon devoir d'opposer à l'usurpation ouverte de Buonaparte, et, pendant mon séjour à Calmar, le roi de Prusse m'interdit le retour dans ses États. Il a donc fallu accepter les offres réitérées de l'empereur Alexandre et rentrer en Russie. Voilà mon itinéraire depuis quinze ans; ma correspondance fait foi de mes efforts, sans cesse et infructueusement renouvelés auprès de toutes les puissances, pour que moi et les miens puissions prendre une part active à la guerre.

«Cette esquisse n'est pas consolante, mais elle est nécessaire à présenter à ceux qui désirent avec tant de raison mon rapprochement et mon activité. Les efforts les plus infatigables furent renouvelés à cet effet un an avant le début de cette désastreuse campagne, et, en ce moment même, je suis en état de prouver que je travaille au même objet.

«Depuis le commencement de la Révolution, tout, en France et au dehors, tourne sur un cercle vicieux; chez l'étranger, beaucoup d'esprits imbus des idées philosophiques ont aimé, aiment peut-être encore, la révolution; presque tous l'ont crue populaire et par conséquent indestructible; mais, comme en même temps, on voyait bien qu'elle désorganisait tout, on s'est flatté que dans cet état de désordre, il serait facile de faire des conquêtes, et cette idée n'est pas encore totalement effacée, témoin le dernier traité entre les puissances (qui, soit dit en passant, rappelle assez bien la peau de l'ours); cette double erreur est la source de la conduite constamment tenue à mon égard. On croit, d'une part, qu'il n'y a plus rien à faire pour moi; de l'autre, on craint, en me mettant en avant, et de compromettre si l'on ne réussit pas, et de nuire, si l'on réussit, à des projets ambitieux ultérieurs. Je suis très sûr que l'empereur de Russie n'a point de tels projets; mais, tout me prouve qu'il partage l'autre erreur, et cela suffit pour qu'il agisse envers moi comme les autres souverains.

«En France, cette conduite des puissances a inspiré contre elles une méfiance qu'on ne peut dire mal fondée, mais qui, cependant, a des effets très funestes. De plus, les yeux ne pouvant percer à travers le nuage qui enveloppe moi et les miens, on nous accuse de tout abandonner, et cette injustice m'afflige profondément sans que je puisse entièrement la condamner. Dieu seul voit les choses telles qu'elles sont; les hommes ne peuvent juger que sur les apparences; il en résulte cependant un découragement, une inertie qui, de plus en plus, creusent l'abîme. Placé entre les deux partis, je leur crie également: Vous vous trompez; mais, d'une part, ma voix n'est pas entendue; de l'autre, elle n'est pas écoutée.

«Je sais bien que si je pouvais me montrer, me rapprocher seulement, cela serait très utile; mais, les puissances n'y consentent pas, parce que la chose leur paraît au moins superflue. Je sais également qu'un mouvement en France leur ouvrirait les yeux; mais ce mouvement ne s'opère pas, parce qu'on n'en ose même espérer le succès, d'après l'opinion qu'on a des puissances et de moi-même: voilà le cercle vicieux dont je parlais tout à l'heure.

«Quelles instructions puis-je donc donner? Quels pouvoirs puis-je départir? Qui en revêtirai-je? On demande que je parle de nouveau. À qui? Comment? En quel langage? J'oserai ici citer la parole de l'Évangile: «Ils ont Moïse et les prophètes; qu'ils les écoutent, car, s'ils ne les écoutent pas, un mort ressusciterait qu'ils ne l'en croiraient pas.» Pour suivre l'application, Moïse et les prophètes, c'est ma déclaration du 2 décembre 1804. Le mort qui ressusciterait serait une garantie nouvelle. Tout est renfermé dans ma déclaration. S'agit-il d'un militaire? Conservation du grade, de l'emploi; avancement proportionné aux services, abolition du règlement de 1781, tout y est assuré. Veut-on aborder un administrateur? Son état sera maintenu. À un homme du peuple? La conscription, cet impôt personnel, le plus onéreux de tous, sera aboli. À ceux dont l'état n'est pas spécifié dans la déclaration? Le plus simple raisonnement par analogie suffit pour les satisfaire. Que je voulusse capter l'armée, cela s'entendrait; mais, par quelle prédilection conserverais-je ce juge, cet administrateur, tandis que je dépouillerais celui qui exerce d'autres fonctions et qui aurait aussi bien mérité qu'eux? À un nouveau propriétaire? Je me déclare le protecteur des droits et des intérêts de tous. Un coupable enfin? Les poursuites sont défendues, l'amnistie générale est solennellement annoncée, la porte du repentir ouverte. Et sur tous ces points on ne peut douter de ma bonne foi, puisque je ne fais que citer des instructions qui ont six ans de date.

«Quelle plus ample instruction peut-on recevoir? Des pouvoirs sont inutiles; le zèle suffit pour prêcher une pareille doctrine. Des pouvoirs, d'ailleurs, ne peuvent se donner qu'à un très petit nombre de personnes. Ma déclaration peut faire autant de missionnaires qu'il faut en ce moment. Les pouvoirs enfin sont nécessaires pour traiter,—nous n'en sommes pas là,—mais non pour convertir, et c'est la conversion qu'il faut avoir pour objet. Si je me trouve comme Henry IV dans le cas de racheter mon royaume, je donnerai des pouvoirs à qui cela sera nécessaire; mais, actuellement, ce n'est pas le cas d'en donner.»

Les pouvoirs que le roi refusait en 1806 à des serviteurs animés de plus de zèle que de prudence, il les leur eût également refusés en 1807, puisque cette fois, pas plus que l'année précédente, ils n'auraient pu être utilisés. Mais, il n'en restait pas moins possédé de l'incessante volonté de marcher vers le royaume, de se fixer plus près des partisans qu'il y comptait encore et de s'assurer avec eux des communications plus fréquentes et plus libres qu'elles ne pouvaient l'être tant qu'il serait exilé au fond de la Courlande. Il allait en Suède avec la quasi-certitude de ne faire qu'y passer, mais décidé, en ce cas, à se jeter en Angleterre, ainsi qu'il en nourrissait le dessein depuis son arrivée à Mitau.

La frégate suédoise la Troja, sur laquelle on vient de le voir s'embarquer à Liebau, le 3 septembre, n'était pas encore arrivée, le 15, à sa destination. Presque constamment battue des vents et des flots, elle n'avait pas cessé de louvoyer. Une lettre de d'Avaray, écrite à bord et destinée au duc d'Havré, resté à Mitau auprès de la reine et de la duchesse d'Angoulême, nous donne sur cette traversée orageuse d'attachants détails.

«Je voudrais m'arrêter à vous dire la réception faite au roi par le lieutenant-colonel commandant Nordenankar, par ses officiers et l'équipage, parler des hurrahs, des témoignages d'affection de ces fidèles et braves Suédois; mais le vent souffle, il faut marcher. Le temps était gros; bientôt tous, excepté à peu près le roi et le duc de Gramont, vrai loup de mer, furent malades, et il en fut ainsi jusqu'au surlendemain dimanche, qu'un ciel superbe, un soleil brillant et chaud, un air agréable et frais remplaçant les bourrasques, vinrent avec nous saluer notre maître. C'était le jour de Saint-Louis à Mitau, et par conséquent à bord de la Troja. Notre plus grand bien était de sentir, de penser et d'aimer avec la reine, Mme la duchesse d'Angoulême et nos amis de Courlande. Après la messe, nous étions assis sur le pont. Un météore éclatant, en présence même du soleil, s'allume à notre droite et, filant du nord vers Stralsund dans une ligne plus directe que celle que le vent nous permettait de tenir, il avance une double tête de feu et prolonge sa queue d'argent, en semblant nous dire: «C'est là que la constance, l'amitié et l'honneur vont embrasser un frère.»

«La journée se passe ainsi; personne de nous ne manque à l'appel du dîner; Monseigneur (le duc d'Angoulême), cependant, avait été obligé de rester couché; mais, il était bien et prenait part ainsi à la fête. Vers la fin du repas, Français et Suédois, confondus dans la chambre et sur le pont, boivent à la santé du roi, aux cris des matelots, puis à celle de notre jeune prince. Enfin, la journée était si tranquille et le contentement tel, que Perronnet (valet de chambre du roi) qui, la veille, faisait des pas de deux pouces porté sur six jambes, avec une grimace à fendre le cœur, avait mis le soir habit bas et sautait à la corde en faisant des croix de chevalier et des doubles tours. Vains présages! En vérité, mon cher duc, je devrais m'en tenir, et pour vous et pour moi, à dire avec Pierrot: «Tout à coup le ciel s'obscurcit, le jour fait place à la nuit.» D'autant mieux que, comme lui, j'étais, l'on peut dire, à fond de cale, si ce n'est dans les angoisses de la peur, dans celles de la douleur, des noires pensées, du cruel contraste, sans cesse présent à mon imagination, entre ce que fait aujourd'hui l'aveugle fortune du courage de mon maître, et ce qu'elle en pouvait faire au printemps, le mettant également sous voile.

«Ce fut le lundi que commença la tourmente qui, durant une semaine entière, ne nous a pas laissé deux heures de suite une apparence de repos. Ce même jour, après avoir reconnu la Poméranie et le fort de Colberg, nous étions parvenus en vue de Rugen. Le commandant comptait d'abord mouiller, le 7; ensuite, le lendemain matin. Toutes les précautions de prudence étaient convenues. Après les signaux et l'appel fait d'un pilote côtier, Nordenankar, si le rapport de celui-ci était favorable, se proposait d'envoyer à terre deux officiers: l'un pour se rendre au quartier royal, à l'extrémité de Rugen, en face de Stralsund; l'autre, pour rapporter à bord l'assurance que la place tenait toujours, et que l'île n'était pas occupée par les Français. Déjà le roi dont le calme et, Dieu merci, la santé ont été imperturbables, amarré sur son siège, car la mer commençait à être très forte, avait écrit à Sa Majesté Suédoise. Les vents, une affreuse tempête sans aucune relâche, pendant trois jours et trois nuits, renouvelée à deux reprises, puis des rafales éclairées par un soleil lugubre et blanc, se succédant sans aucun terme; des montagnes qui venaient enlever ou heurter le vaisseau, et dont les cimes brisées retombaient en déluge; la Providence enfin, dans son courroux, ou peut-être sa bonté, en ont décidé autrement. Après avoir, en louvoyant, tenu aussi longtemps que possible vers cette hauteur, il a fallu céder, et notre brave capitaine déclarant que, depuis vingt-cinq ans qu'il navigue sur la Baltique, il n'avait jamais rien éprouvé de pareil, s'est éloigné avec dépit, laissant bien loin en arrière l'île danoise de Bornholm, puis celle d'Œland, et se revoyant rechassé dans l'est jusqu'à moitié de l'espace que nous avions franchi. Heureusement après tant de fatigues, nous n'avons personne de vraiment malade. Les plus souffrants sont Monseigneur et moi: quelques contusions, quelques légères blessures, inévitable effet, pour des gens surtout qui n'ont pas le pied marin, de la violence des secousses dans une mer dont les vagues une fois révoltées s'entrechoquent de toute part. Mais ce qu'il y avait de plus pénible n'était pas l'agitation. Oh! combien de fois n'ai-je pas invoqué les bombes de Stralsund! Elles nous eussent paru, comparées à notre situation, semblables à un berceau délicieux. Mais les bombes même nous refusaient un abri.»

La tempête dura jusqu'au 13 septembre. Le 14, un calme plat y succéda et se prolongea jusqu'au lendemain. À l'aube du 15, le vent se leva de nouveau, mais sans violence. Malheureusement, il était à l'ouest, éloignait les voyageurs de Stralsund où ils eussent voulu aborder, croyant que Gustave IV s'y trouvait encore; il les poussait vers Carlscrone. Ils durent se décider à y débarquer; la plupart d'entre eux, le duc d'Angoulême notamment, succombaient à la fatigue et souhaitaient d'être mis à terre. Le roi, d'autre part, avait hâte de faire parvenir des nouvelles à Mitau. Ce fut une circonstance heureuse; car, s'ils eussent abordé Stralsund, c'est par l'armée française qu'ils y auraient été reçus. Cette place s'était rendue avant de subir un bombardement, sous la condition que les troupes qui la défendaient ne seraient pas prisonnières et qu'on leur laisserait le temps de passer à Carlscrone. Leur transport, opéré par une flottille suédoise, s'achevait quand la Troja jeta l'ancre devant cette ville.

En débarquant, dans la matinée du 16, Louis XVIII apprit des amiraux qui vinrent le recevoir, que Gustave IV, tombé malade à Stralsund, avait pu partir avant la capitulation et se faire conduire à Carlscrone. Maintenant, il entrait en convalescence. Le roi chargea aussitôt d'Avaray d'aller le complimenter. Lorsque d'Avaray se présenta au quartier général, le convalescent montait en voiture avec la reine et leur fille, la princesse Sophie. C'était sa première sortie. Il n'y eut que quelques mots échangés. Mais, cette courte entrevue permit à l'envoyé de Louis XVIII de constater la faiblesse et le découragement du roi de Suède.

Les deux princes se virent le lendemain. Le duc d'Angoulême accompagnait son oncle. Il avait été convenu que ce jour-là, on ne s'entretiendrait pas d'affaires, et Louis XVIII se borna d'abord à exprimer sa gratitude. «Mais, raconte encore d'Avaray, après les témoignages d'une réciproque amitié, Gustave IV l'attaqua le premier avec douleur, sur ses intérêts et l'avantage qui pouvait résulter, dans de pareilles circonstances, de son passage en Angleterre, pour y traiter lui-même avec le cabinet et tâcher de faire prendre une meilleure direction aux efforts de cette puissance.» Ce conseil était trop conforme aux dispositions de Louis XVIII pour qu'il ne s'empressât pas d'y souscrire. Mais, en le lui donnant, le roi de Suède ne s'inspirait pas moins de ses propres intérêts que de ceux du prince qu'il traitait en ami. En dépit des honneurs qu'il lui rendait, il considérait sa présence à Carlscrone, comme inopportune et dangereuse. Il avait déjà pu se convaincre que ses sujets, pour la plupart, blâmaient l'accueil qu'il faisait à un ennemi de Napoléon. Tout en lui prodiguant les plus touchantes attentions, il avait hâte de le voir s'éloigner.

Une conférence nouvelle eut lieu le surlendemain. D'Avaray et M. de Wetterstedt, le premier ministre suédois, y assistaient. Gustave IV s'était assis entre le roi et le duc d'Angoulême. «Il était bien défait, mais son visage et tout son extérieur n'annonçaient plus qu'un convalescent échappé aux portes de la mort. Je fis alors lecture au roi de différentes pièces, telles que la lettre de l'empereur de Russie au roi, pour lui transmettre l'ouverture relative au passage de Sa Majesté de Suède, et celle du roi à l'empereur, qui motive son voyage. Je donnai successivement toutes les explications nécessaires, notre maître lui-même y ajoutant les siennes.

«Dans cette lecture, lorsqu'il était question de quelques objets, ou qu'il se présentait quelques expressions méritées, qui ramenaient Gustave IV à son noble caractère, ou touchaient les cordes sensibles de son âme, son visage abattu devenait animé, et, pour un instant, les traces de la maladie faisaient place à celles de la satisfaction et de l'espoir d'un meilleur avenir. On traita ensuite d'une manière définitive les moyens les plus prompts pour assurer la célérité et le secret du passage de Sa Majesté et de Monseigneur en Angleterre, Gustave IV se faisant honneur de déclarer que, dans des dépêches à Pétersbourg et à Londres, il en avait donné le conseil. J'en avais proposé les bases dans ma note remise à M. de Wetterstedt qui désira, pour le secret même, que le nouvel embarquement se fît à Gothembourg, tandis que le roi se transporterait à la petite ville du gouvernement de Toukoping, située sur la route d'Helsingborg à Stockholm, et qui se trouve à la fois à portée du nouveau point d'embarquement et pouvant paraître choisie pour faciliter les rapports avec Sa Majesté Suédoise, que ses affaires et sa santé appelaient à Helsingfors.

«La reine était venue avec la jeune princesse Sophie. Nous fîmes tous notre cour à Leurs Majestés, qui nous traitèrent avec beaucoup de distinction et, à leur exemple, tout ce qui composait leur suite. En sortant de chez le roi, tous les détails furent convenus avec M. le baron de Wetterstedt. Comme il s'agissait surtout du secret à l'égard de l'Angleterre et de ses agents, on prit les précautions de prudence pour que M. Pierrepont, envoyé de Sa Majesté Britannique, ne pût être informé de la résolution prise, de manière à en prévenir sa cour. Sa Majesté Suédoise partit ce jour même pour Helsingfors.

«Le roi, étant resté à Carlscrone, y attendit le duc de Piennes que Gustave IV avait désigné, avec une centaine de soldats français réunis par ce prince, pour faire la garde de notre maître dans l'île de Rugen. Sa Majesté revit avec une vive satisfaction ce fidèle serviteur. Enfin, après avoir visité le port, les chantiers, les formes qui, par leur nature, taillées ou construites dans le roc, sont un objet de très grande curiosité; après avoir été rendre hommage à l'âge, au mérite et l'on peut dire à la Suède, dans la personne de l'amiral Chapman, vieillard de quatre-vingt-six ans, célèbre par la profondeur de ses connaissances, et qu'on regarde comme le père de la marine suédoise, le roi, sans pouvoir empêcher les autorités militaires et civiles de lui rendre tous les honneurs dus à son rang, a quitté Carlscrone le 26 septembre pour se rendre à Toukoping.

«Quant à la frégate, elle avait déjà mis à la voile conformément aux ordres de Sa Majesté Suédoise. Je m'étais entendu à cet égard avec l'amiral Puke, commandant du port. Ce brave officier, décoré du Grand Ordre de l'Épée, l'est en même temps de celui du Mérite, acquis vaillamment au service de Louis XVI. Il a été, dans cette circonstance, rempli de zèle pour celui de notre auguste maître.»

Ce que d'Avaray ne dit pas dans ce récit, mais ce que nous révèle sa correspondance, c'est qu'au moment de quitter Carlscrone, le duc d'Angoulême sollicita du roi l'autorisation de ne pas le suivre immédiatement en Angleterre. Il ne jugeait pas que sa présence y fût utile. Il eût préféré retourner à Mitau, où il avait laissé sa jeune femme. Quelque légitimes que fussent les raisons qu'il faisait valoir à l'appui de sa demande, le roi refusa d'y accéder. Il voulait, en se présentant au gouvernement anglais, avoir auprès de lui l'héritier présomptif de la couronne. Pour tempérer la rigueur de son refus, il lui promit que, s'il se fixait en Angleterre, il le chargerait d'aller chercher à Mitau les princesses et de les lui ramener.

Le duc d'Angoulême se résigna. Mais, convaincu que le refus avait été dicté au roi par le comte d'Avaray, il conçut contre celui-ci une sourde rancune. Il parvint à la dissimuler, mais non à en oublier la cause. À Hartwell, quelques semaines plus tard, il ne put en contenir l'éclat, ce qui donna lieu à un incident pénible pour le roi et pour d'Avaray. La résolution de Louis XVIII de quitter Mitau ne plaisait pas à tout le monde dans son entourage. À une existence bien humble, sans doute, mais du moins assurée et paisible, elle en substituait une, incertaine et grosse de dangers. La reine l'avait critiquée, et ses critiques avaient trouvé des échos jusque dans la domesticité. C'était, disaient les mécontents, «un plongeon dans l'inconnu,» et tous se trouvaient d'accord pour en imputer la responsabilité à d'Avaray, «à qui le roi ne savait rien refuser.» Leur mécontentement envenimait les jalousies, depuis longtemps suscitées contre lui par la faveur dont il jouissait auprès de Louis XVIII. Il ne les ignorait pas; il en souffrait cruellement. Mais, soutenu par la confiance de son maître, il bravait la calomnie et ne s'inspirait que de sa volonté de le bien servir. Il avait non pas suggéré, mais approuvé le voyage en Angleterre, qu'il considérait comme un trait de génie de la part du roi. Faisant allusion aux difficultés qui existaient alors entre ce pays et la Russie, il disait avec enthousiasme:

—Nous serons les anges pacificateurs entre la Russie et l'Angleterre; voilà le rôle qu'il nous convient de jouer. Le roi ne peut pas renoncer gratuitement à son asile de Russie. L'essentiel est de voir de ses propres yeux comment se traitent ses affaires en Angleterre.

Pour ne pas perdre la possibilité de recouvrer cet asile, s'il en était besoin, il importait de ménager la Russie, de ne pas blesser le tsar, en lui laissant croire que l'on abandonnait ses États avec l'espoir de n'y pas revenir. Aussi Louis XVIII tint-il, avant de quitter la Suède, à écrire à Alexandre pour lui annoncer, non ses intentions, mais celles qu'il jugeait utile de feindre. «Je vais entreprendre cette nouvelle course, lui mandait-il, sans savoir ce qui peut précisément en résulter, puisque mes affaires sont, à bien des égards, à la disposition du gouvernement anglais, qui, jusqu'à cette époque, tout en manifestant de bonnes intentions, a presque toujours employé et soldé des gens auxquels je n'accordais aucune confiance, et ainsi, faute d'avoir voulu s'entendre directement avec moi, prolongé bien plutôt que hâté le terme des communs malheurs ... Maintenant, mon seul regret est de voir différer l'instant de mon retour. Les gages que moi et mon neveu laissons en Courlande sont un sûr garant de mon empressement à venir partager avec les miens l'amitié et les bienfaits de Votre Majesté impériale.»

X
L'ARRIVÉE EN ANGLETERRE

Le 2 octobre, après un voyage durant lequel la sollicitude du roi de Suède lui avait assuré autant d'égards, d'attentions et d'hommages que s'il eût été en possession de sa couronne, Louis XVIII arrivait à Gothembourg, où la Troja l'attendait. Là, une surprise heureuse lui était réservée. Le duc de Berry venait d'y débarquer. Parti d'Angleterre, alors qu'on n'y savait pas encore que son oncle avait quitté Mitau, il allait en Courlande pour y passer quelque temps auprès de la famille royale. Voulant profiter de son voyage pour se présenter au roi de Suède, il avait fait escale à Gothembourg, sans se douter que Louis XVIII et le duc d'Angoulême y étaient annoncés. Cette rencontre imprévue embellit pour les trois princes leur séjour dans cette ville.

Le duc de Berry ne se remit en route pour la Courlande qu'au moment ou son oncle et son frère allaient s'embarquer. Mais, les vents qui favorisaient sa marche étaient contraires à celle du bâtiment où le roi avait déjà pris passage, et l'empêchèrent de mettre à la voile. Ils duraient encore le 16 octobre. Ce jour-là, le roi fut prévenu que ses projets s'étaient ébruités à Londres. Il apprenait en même temps que le Packet Boat, qui faisait entre la Suède et l'Angleterre un service régulier, allait partir. Il se décida à lui confier une lettre qu'il avait écrite au souverain britannique, mais qu'il aurait voulu ne lui envoyer qu'en arrivant dans ses États ...

«Monsieur mon frère et cousin, lui disait-il, je viens chez Votre Majesté lui demander et me mettre à portée de concerter avec elle les moyens d'aller en personne délivrer mes sujets de l'oppression, arracher l'héritage de mes pères des mains de l'usurpateur, et rendre la paix à l'Europe. J'y viens avec mon neveu le duc d'Angoulême, sous la sauvegarde du généreux Gustave IV, l'ami fidèle de Votre Majesté, et je puis dire le mien. Je n'observe pas de forme parce que le temps presse, et que j'ai la certitude de servir Votre Majesté en lui fournissant un allié puissant. Cet allié, ce n'est pas ma personne, c'est le roi de France.

«Dans le principe de la Révolution, les Français ont cru combattre pour la liberté et pour la patrie; cette enivrante illusion est détruite. Qu'importent à la France l'anéantissement de la Prusse, des victoires en Pologne et jusque sur les confins de l'empire russe? Mais, Buonaparte l'épuise en promettant toujours la paix, et les triomphes achetés au prix du sang des victimes qui croient la conquérir, ne font que river leurs propres fers, et souiller jusqu'au nom de roi en plantant partout les rejetons d'une race impure. Ces vérités sont senties; mais, le tyran sait leur opposer une crainte non moins active. En dénaturant les intentions des souverains et particulièrement celles de Votre Majesté, il sait encore populariser au gré de sa fureur et de son ambition, la guerre qu'il fait à la Grande-Bretagne. Il faut lui arracher le masque; il faut que la vérité pénètre.

«Cependant, je dois le dire, Votre Majesté seule ne la ferait pas écouter; toute sacrée qu'est sa parole, elle a besoin d'un garant; en peut-elle trouver un meilleur que le frère et l'héritier de Louis XVI s'écriant: «Français, je vous atteste que les intentions de Georges III sont aussi désintéressées que son caractère personnel est magnanime!» Cependant, un tel langage, je ne puis le tenir qu'avec la sanction de Votre Majesté. Ce sont les paroles mêmes que j'aurai entendues que je dois répéter à mon peuple.

«Dans ce concert entre nous, l'avantage sans doute est grand de mon côté; j'en espère mon sceptre, et, ce qui est bien plus pour moi, le bonheur de la France. Mais l'Europe, que Votre Majesté veut délivrer, y trouve aussi le sien, une paix solide parce que celle-là sera équitable. Les traités de Campo-Formio, de Lunéville, d'Amiens, de Presbourg ne lui ont point donné la tranquillité; la paix de Tilsitt ne la donnera pas davantage. Bien plus les succès du Corse, poussés au dernier terme, procureraient-ils le repos infâme de la servitude? Non, les fers engendrent la haine et, tôt ou tard, de ses fers même, la haine se forge des armes, et ainsi, les sanglantes calamités du monde seraient sans fin. L'équité (on n'aurait jamais dû l'attendre de Buonaparte ni de tout autre né d'un ordre de choses incompatible avec elle), l'équité seule peut donc être la base d'une véritable tranquillité.

«Enfin, Votre Majesté et son généreux peuple, en participant au grand bienfait de la paix, y joindront, outre la gloire de n'avoir pas fléchi devant l'idole, celle d'être les auteurs de la commune félicité. Les résolutions doivent être à la fois sages et hardies. Elles offrent sans doute moins de chances favorables qu'à l'époque de Pultusck et de Preussch-Eylau; mais elles laissent peu de choix, et, pour le déterminer, il n'y a pas un instant à perdre. Heureux encore les rois qui trouvent un moyen de salut dans ce que leur dicte l'honneur!»

Cette lettre adressée, avec des instructions, au comte de La Châtre, qui avait succédé au comte François d'Escars, comme représentant de Louis XVIII en Angleterre, devait parvenir par ses soins à sa destination. D'Avaray écrivait le même jour, 6 octobre, et par la même voie, au baron d'Alderberg, ministre de Suède à Londres. Porteur d'un billet d'introduction auprès de lui, signé de Gustave IV, et en attendant de le lui remettre, il l'invitait «à appuyer avec chaleur l'admission de M. le comte de l'Isle en Angleterre».

Le malheur fut que ces expéditions, qui devaient précéder le roi, n'arrivèrent à Yarmouth qu'en même temps que lui, c'est-à-dire le 29 octobre. À Londres, on s'attendait, depuis plusieurs jours, à voir paraître le roi de France sur quelque point de la côte. Le gouvernement, bien qu'il ne fût averti que par de vagues indications, avait fait préparer le château d'Holyrood à Édimbourg pour le recevoir. Sur la demande du cabinet, dès le 25, le ministre de Suède envoyait à Yarmouth, à l'adresse du commandant de la Troja, pour être porté à son bord, dès que la frégate serait en vue, l'ordre d'aller débarquer dans le port de Leith, en Écosse: tout y était préparé pour la réception du roi de France. Ces instructions, aggravées par une mesure générale relative aux étrangers, furent opposées, dès le premier moment, à Louis XVIII. Lorsqu'il voulut descendre à terre, le commandant du port vint lui déclarer qu'il ne pouvait le lui permettre. Il protesta sans insister, et obtint du commandant de la Troja qu'il ne quitterait pas les eaux d'Yarmouth avant que ne fût dissipé ce qu'il croyait être un malentendu.

À la même heure, le gouvernement anglais prenait connaissance de la lettre écrite de Gothembourg par Louis XVIII à Georges III. Les ministres s'émurent, convaincus que le prétendant entendait se présenter en roi et résider à Londres, ce qui les eût mis en minorité dans le parlement, s'ils l'eussent toléré. Un renseignement de police vint ajouter à leur émotion. Le comte de La Châtre avait loué, dans la capitale, une maison destinée au roi de France. Le ministre de l'intérieur, lord Hawkesbury, l'un des signataires de la paix d'Amiens, était hostile aux Bourbons, et son influence plus prépondérante dans le cabinet que celle de Canning, qui passait pour leur être favorable. Le duc de Portland pensait comme Canning. Mais, son grand âge et ses infirmités l'éloignaient des affaires, et lord Castlereagh se mourait. Les autres ministres étaient dans la main de lord Hawkesbury. Il lui fut donc facile de leur faire partager la malveillance qu'il ne dissimulait pas. Après une scène des plus vives entre lui et Canning, le conseil décida, non seulement que le comte de l'Isle ne serait pas autorisé à venir à Londres,—sur ce point, tout le monde était d'accord,—mais encore qu'on ne lui permettrait pas de débarquer à Yarmouth. La réponse du roi d'Angleterre au comte de l'Isle, expédiée de Windsor, le 31, s'inspira de cette décision.

«Monsieur mon frère et cousin, ayant déjà appris, par des voies indirectes, avant la lettre que Votre Majesté m'a écrite en date du 16 du courant, qu'elle comptait se rendre dans mes États, j'avais donné des ordres pour que mon château, à Édimbourg, fût préparé pour la réception de Votre Majesté, et pour celle de cette partie de la famille royale par laquelle elle est accompagnée.

«Je ne doutais nullement que le but de Votre Majesté, en se rendant dans mes États, était d'y chercher un asile que je me serais fait un vrai plaisir de lui accorder. Mais, après la lecture de la lettre de Votre Majesté, j'ai vu, avec une peine que je ne saurais lui cacher, que l'objet, que Votre Majesté avait en vue, était d'entamer des négociations politiques, desquelles il n'est pas possible, dans la crise actuelle, de prévoir un résultat satisfaisant, et dont l'apparence pourrait entraîner des suites embarrassantes et nuisibles.

«Sous ce point de vue, je dois prier Votre Majesté de se rendre au château d'Édimbourg comme étant le séjour le plus convenable à la dignité de Votre Majesté, et le mieux fait, vu la distance de Londres, pour écarter tous les inconvénients qui pourraient résulter de l'opinion que l'arrivée de Votre Majesté dans mes États se rapportait à une démarche politique.»

À bord de la Troja cette déclaration, dont les formes courtoises atténuaient à peine la dureté, causa déception et colère.

—Je ne peux pas aller à Édimbourg! s'écria Louis XVIII. J'ai un établissement en Russie. Ma femme, ma nièce et mes serviteurs y sont encore. Ce n'est pas pour en former un autre en Écosse que je l'ai quitté. Si l'on ne veut pas laisser le comte de l'Isle débarquer ici, il repassera sur-le-champ en Suède.

En dépit de ce langage, il n'était pas disposé à repartir; il ne renonçait pas à vaincre la résistance inattendue qu'il rencontrait. Par son ordre, d'Avaray écrivit à Canning. Mais, au lieu de s'attacher à ôter tout prétexte à la malveillance de lord Hawkesbury, il semble s'être plu à en créer de nouveaux en insistant sur le caractère politique du voyage de son maître. «L'ennemi le plus redoutable du perturbateur du monde» était sur les côtes d'Angleterre. L'Angleterre refuserait-elle de le recevoir, d'établir avec lui «un concert de résolution, de plan et d'action, auquel pussent se rattacher les efforts de l'Europe gémissante, et d'une grande nation opprimée sous le joug d'un tyran abhorré»? Voudrait-elle repousser «cette ancre de salut» et blesser «la main généreuse» qui venait l'offrir?

D'Avaray développait longuement cette thèse, et terminait en invitant Canning «à ne pas perdre, pour la plus grande gloire du règne de Georges III», pour la sienne propre, «le puissant avantage de la sagesse du roi, de ses lumières, de ses vues généreuses et si bien faites pour rattacher à l'héritier de Louis XVI, c'est-à-dire au pacificateur futur de l'Europe, tous les intérêts et tous les cœurs.» Ministre responsable d'un gouvernement représentatif, Canning ne pouvait entrer dans ces vues, et encore moins les discuter. Il se borna, dans sa réponse, à justifier la conduite du cabinet, et, pour la solution du différend, à renvoyer d'Avaray au ministre chargé du département de l'intérieur.

Ces incidents se prolongèrent durant deux jours, envenimés par les polémiques des journaux. Le roi en attendait la fin à bord de la Troja, tandis qu'à Londres, La Châtre se multipliait pour en hâter la solution, courant en vain d'un ministre à l'autre, du baron d'Alopeus, chargé d'affaires de Russie, au baron d'Alderberg, représentant de la Suède. Loin d'être découragé par l'insuccès de ses démarches, il était d'avis que le roi devait passer outre et débarquer quand même. Une fois débarqué, on n'oserait l'expulser. Il le lui disait en lui rendant compte de ses efforts pour vaincre la résistance du gouvernement anglais: «Mais, ajoutait-il, il n'y a plus rien à calculer quand on a le pied sur la brèche, il faut que le corps y passe ... ou bien ... Je m'arrête; je me jette aux pieds de Votre Majesté, et je la supplie d'arriver, quelque obstacle qu'on veuille y apporter.»

D'après une version qui courut à Londres, le roi, docile à cet avis, se serait fait conduire avec ses compagnons, par un canot de la Troja, sur un point désert de la côte. Il y aurait débarqué sans rencontrer personne que deux douaniers à qui il aurait dit:

—Je suis le roi de France; je voyage sous le nom de comte de l'Isle; je vais à Londres.

La vérité est moins romanesque, et tout à l'honneur du duc d'Orléans. En apprenant les difficultés qui s'opposaient au débarquement du roi, il avait couru chez le prince de Galles, sollicité et obtenu qu'il s'entremît auprès des ministres, pour laisser Louis XVIII descendre à Yarmouth, en promettant en son nom qu'il ne paraîtrait pas à Londres. Ce premier point gagné, il s'était mis à la recherche d'une résidence provisoire qui ne fût ni trop près ni trop loin de la capitale. Le marquis de Buckingham, «connu par sa généreuse hospitalité envers les Français fidèles,» avait offert sa maison de Gosfield, dans le comté d'Essex, à environ quarante-cinq milles de Londres. Les ministres, ayant adhéré à ses arrangements, ne s'étaient alors occupés que de faire au comte de l'Isle un accueil digne de l'Angleterre et de lui, et des ordres étaient envoyés en conséquence à Yarmouth.

Dans la matinée du 1er novembre, le comte de La Châtre y apportait ces heureuses nouvelles. Monté à bord de la Troja, il y trouva le roi, son neveu et les Français réunis autour d'eux, en train de fêter, avec les officiers suédois, l'anniversaire de la naissance de Gustave IV. Après lui, se présentèrent les autorités maritimes, l'amiral Russell, et enfin, dans l'après-midi, Monsieur, le duc d'Orléans, le prince de Condé et le duc de Bourbon.

—Parmi tant de jours malheureux, murmurait d'Avaray en voyant les princes se serrer autour du roi, il n'en faut qu'un pareil pour fermer bien des blessures.

Le débarquement du comte de l'Isle et son départ pour Gosfield avaient été fixés au lendemain. Dès le matin, d'Avaray le quitta pour se rendre à Londres. Il y allait, au nom de son maître, voir Canning, car le roi ne désespérait pas d'être autorisé à se rapprocher de la capitale. Quoiqu'il eût pris un engagement contraire, il ne renonçait pas à s'en faire délier. D'Avaray emportait deux lettres, l'une pour Georges III, l'autre pour son ministre. Vis-à-vis du souverain, Louis XVIII affectait une soumission qui n'était pas dans son cœur.

«Monsieur mon frère et cousin, je ne puis laisser passer le premier moment où je mets pied à terre dans les États de Votre Majesté, sans la remercier de l'accueil qu'y reçoit le comte de l'Isle. Je prononce exprès ce nom, parce que je n'en veux ni n'en prétends un autre dans ces circonstances, ainsi que Votre Majesté en a pu juger par les démarches faites en même temps que ma lettre du 16 octobre lui a été remise. Un jour viendra, j'en ai le ferme espoir, où, avec l'appui de Votre Majesté et de sa généreuse nation, je pourrai prendre publiquement le titre qui m'appartient; mais ce jour n'est pas venu, et en l'attendant il m'est à la fois doux et d'un bien favorable augure d'avoir un sentiment de reconnaissance à exprimer à Votre Majesté.»

Vis-à-vis de Canning, le roi se montrait moins réservé, plus sincère, tout en déclarant qu'en Angleterre, il ne voulait être que le comte de l'Isle. Il ajoutait qu'il n'était pas venu y chercher un asile, mais avec la persuasion que de l'entente de Louis XVIII et de Georges III, devait résulter le salut de l'Europe. Or, cette entente ne pouvait s'établir de loin; il fallait donc qu'il fût à la portée des ministres, à Londres ou aux environs. Rien à ses yeux n'y pouvait mettre empêchement; car si la présence du roi de France, présenté comme tel, offrait des inconvénients, celle du comte de l'Isle n'en offrait aucun dans la généreuse Angleterre.

LIVRE QUINZIÈME
LES DERNIÈRES ANNÉES DE L'ÉMIGRATION

I
LE ROI S'INSTALLE À GOSFIELD

Le 2 novembre, Louis XVIII débarquait à Yarmouth. L'amiral Russell s'était réservé l'honneur de venir le chercher dans son canot et de le conduire à terre, où l'attendaient le comte d'Artois, le duc de Berry, le duc d'Orléans, le prince de Condé et le duc de Bourbon. Il partit aussitôt avec eux pour Gosfield. Ce que fut ce court voyage, c'est lui-même qui le raconte le surlendemain dans une lettre à d'Avaray, qu'on a vu s'éloigner de lui pour se rendre à Londres.

«Vous serez étonné, mon ami, de recevoir sitôt de mes nouvelles, et surtout une aussi longue épître, car j'en ai beaucoup à raconter; mais, ne sachant ni quand je vous verrai ici, ni même si les commissions que je vous ai données vous laisseront la possibilité d'y venir avant d'avoir été à Londres, je ne veux pas aggraver le tort de vous avoir privé des jouissances que mon cœur a éprouvées depuis deux jours, et, au contraire, je tâcherai de le réparer en vous faisant un récit que je m'en vais envoyer à Colchester, où je suis trop sûr que cette lettre arrivera avant vous.

«À peine étais-je monté en voiture, à Yarmouth, avec mon frère, le duc d'Angoulême et M. le prince de Condé, que, d'un groupe nombreux et me regardant d'un air d'intérêt véritable, se fit entendre:

«—C'est le roi de France, c'est Louis XVIII, c'est le frère de Louis XVI.

«Voilà, me suis-je dit, le peuple anglais; ni le manteau de l'incognito, ni celui du malheur, bien autrement épais, ne peuvent lui cacher l'objet d'un sentiment généreux. Voilà, me dis-je encore, la mesure dans laquelle je veux être ici: comte de l'Isle pour la politique, roi de France pour le cœur.

«Après ce premier hommage que je me plais à rendre à l'Angleterre, il faut ajouter que je n'ai pas trouvé à voyager les facilités ordinaires. Le retour des officiers employés à l'expédition de Copenhague avait encombré la route, et les soins obligeants du bon M. Brooke, chargé de m'accompagner, ne pouvaient l'emporter sur une pareille concurrence. Nos chevaux doublèrent le premier stage; mais, arrivés à Wrentham, à dix-huit milles d'Yarmouth, nous en manquâmes tout à fait, et M. Brooke, lui-même, ne put repartir qu'au moment de notre arrivée. Cependant, comme l'auberge est très petite et qu'il n'était pas encore nuit, je résolus de ne pas rester là et je le priai de nous faire préparer notre gîte à Yoxford, à douze milles de là, renonçant à arriver à Woodbridge, qui est beaucoup plus loin. Ce contretemps était désagréable; mais, le proverbe: À quelque chose malheur est bon, ne tarda pas à se vérifier.

«Durant l'attente, M. le prince de Condé sortit un moment, et rentra, appelant mon neveu pour l'aider à comprendre ce que lui disaient deux hommes qui étaient à la porte. Mon neveu y courut aussitôt; nous le suivîmes, mon frère et moi, et bientôt le plus âgé des deux Anglais parla avec tant de chaleur et de sensibilité, que M. le prince de Condé, le comprenant, me nomma à lui. Aussitôt, l'autre, m'adressant la parole dans sa langue:

«—Je vous prie, me dit-il, de nous compter parmi ceux de ma nation qui souhaitent le plus ardemment vous voir établi sur votre trône.

«Mon neveu voulut lui servir d'interprète, mais ne le laissant pas commencer:

«—Sir, dis-je dans mon mauvais anglais, le même qui me servit si bien autrefois pour me tirer de prison, the language of the heart is understood by every body; perhaps my mind can hardly explain your words; but my heart conceives and feels perfectly well your meaning[74].

«Il me présenta alors sa fille, qui était accourue pour me voir, et son fils qui est un clergyman. Je fis souhait à l'une d'un mari et à l'autre d'un évêché, et puissé-je leur porter bonheur à tous. Je suis bien aise, au surplus, de consigner ici le nom de cet excellent homme; il s'appelle sir Thomas Gooch. Enfin, les chevaux attelés, nous repartîmes et arrivâmes à Yoxford sur les huit heures.

«Nous achevions à peine de souper, que nous vîmes arriver M. Bagot, sous-secrétaire d'État, et M. Ross, secrétaire particulier de M. Canning, chargés par les ministres de me complimenter, et de m'offrir toute espèce d'assistance pour ma route, soit à Holyrood house, soit à Gosfield. Je les priai de bien remercier les ministres de Sa Majesté, et de leur dire que j'allais m'établir provisoirement à Gosfield. Ils m'exprimèrent ensuite leurs regrets d'être arrivés trop tard à Yarmouth pour m'y voir; effectivement, nous les avions rencontrés dans la ville même, et l'on m'a dit qu'ils avaient réprimandé les autorités de ne m'avoir pas rendu les honneurs auxquels, vous le savez, mon ami, je suis très aise d'être échappé, car ils n'auraient point du tout été d'accord avec la mesure dans laquelle nous voulons être.

«Hier, il fut impossible de partir d'Yoxford avant dix heures du matin (first stage). J'entrai dans une maison. À peine y étais-je, qu'un gentleman, nommé M. Lynn, aborda mon frère, et, en assez bon français, lui demanda si le roi de France était à Yarmouth.

«—Non, répondit Monsieur; il est dans cette maison.

«Aussitôt M. Lynn alla chercher un portrait du roi mon frère, pour en comparer les traits avec les miens, et ayant probablement répandu la nouvelle de mon arrivée, la place fut bientôt couverte de curieux qui, tous, avaient l'air de l'intérêt. Comme nous allions repartir, M. Lynn vint avec son frère, qui a fait plusieurs voyages aux Indes, et portant la parole pour lui, m'offrit du vin de Madère, que j'acceptai de bon cœur. Enfin, comme nous montions en voiture, M. Lynn cria le premier hurra, et fut cheerfully imité par toute l'assistance.

«Arrivés à Colchester à cinq heures et demie, je fus invité de si bonne grâce à prendre quelques rafraîchissements, que je ne pus m'y refuser. On me conduisit dans une fort belle salle où nous nous mîmes à table. Bientôt, tout fut plein de monde, et surtout de femmes très jolies et très bien mises. Vous pensez bien, vous à qui le mot gallantry peut être si justement appliqué sous les deux acceptions, qu'en pareille compagnie, l'excellent luncheon qu'on nous avait servi fut la moindre de mes occupations. Aussi, après avoir mangé un morceau, pour ne pas désobliger ceux qui me l'offraient de si bon cœur, je me levai et je m'approchai des dames. Celle auprès de laquelle je me trouvais tenait par la main un enfant de cinq à six ans, qui me dit aussitôt en français: «Vive le roi!» I shook heartily hand with him[75]. Pendant ce temps, il s'était formé un cercle autour de moi. Oh! que je me suis su mauvais gré de ne m'être pas familiarisé à parler anglais! Quelle opinion, me dis-je, ces dames vont-elles prendre de la galanterie française? Cette idée me rendit le courage, et m'adressant à toutes ensemble:

«—If any one of these ladies could understand French ...[76].

«Là, je fus interrompu par un chorus général qui m'en indiquait une (bien jolie par parenthèse). Elle se défendit en très bon français, et avec cette grâce modeste, apanage des Anglaises, et me prouva ainsi que je n'avais plus besoin d'estropier sa langue. Je me félicitai d'avoir un pareil interprète; puis, je la priai d'exprimer à toutes les autres combien je me trouvais heureux d'un si aimable entourage, mais, surtout, combien j'étais touché de l'empressement et de l'intérêt qu'on me témoignait. En sortant, nous fûmes pour ainsi dire portés jusqu'à la voiture, et lorsqu'enfin nous partîmes, la foule, qui était très grande, cheered us with three hurrahs[77]. Bon peuple! me disais-je, peuple hospitalier! Puisses-tu rester toujours le même!

«En disant cela, des comparaisons pénibles me faisaient éprouver une sorte de serrement de cœur; mais, l'espoir de recevoir un jour de l'amour dû à un bon père, l'accueil qui m'était fait par la générosité, me remonta bientôt. Enfin, nous arrivâmes ici sur les huit heures et demie, le cœur satisfait et l'appétit prêt à l'être, car nous eûmes un très bon souper, quoique, par un oubli de mon frère, nous ne fussions pas attendus. Mais l'hospitalité anglaise avait tout prévu. Lord Charles Ainsley, dont la maison est voisine de Gosfield, partage tous les sentiments de mes respectables hôtes, qui, en ce moment, sont à Stowe. Il sut multiplier les attentions les plus délicates. Combien je regrette de ne pouvoir vous donner copie de la lettre pleine de sensibilité, de grâce et de noblesse que lady Ainsley avait écrite à la housekeeper du château, en lui faisant envoi de tout ce qu'elle imagina pouvoir m'être agréable! Ici, M. Brooke nous quitta, et ce truly good natured man[78], des soins duquel nous avons eu tant à nous louer, versa encore des larmes en se séparant de nous. Tel est le récit exact de mon voyage.

«Adieu, mon ami; c'est aujourd'hui la Saint-Charles. Je regrette bien que vous ne soyez pas là pour boire ensemble à la santé de mon frère, avec du bon vin de M. Lynn; mais, comme vous m'en donnez un si constant exemple, le devoir d'abord, et le plaisir après. Adieu. God bless you.»

La satisfaction dont témoigne ce récit fut de courte durée. Des difficultés nouvelles suivirent de près l'arrivée du roi à Gosfield. Ce fut, d'abord, le retour imprévu de d'Avaray auprès de lui. Ce fidèle serviteur revenait victime de son dévouement à la cause de son maître. Il n'avait pu obtenir l'autorisation de résider à Londres, «autorisation qui est une affaire de forme, une sorte de passeport nécessaire et qui jamais n'est refusé, pas même aux gens suspects et aux espions dont la ville est pavée.» La raison du refus, c'est qu'on le soupçonnait de ne venir dans la capitale que dans un but politique. Le bureau des étrangers avait accordé le permis aux diverses personnes arrivées avec le roi; d'Avaray seul en avait été excepté. Il s'était réclamé de Canning; mais Canning était absent, et il se voyait contraint d'attendre que ce ministre reprît ses fonctions.

Ce qui l'irritait et l'affligeait le plus, c'est que dans l'entourage de Monsieur, auquel il s'était adressé pour faire lever l'interdiction, il n'avait trouvé que mauvais vouloir. La présence du roi et celle de son ami déplaisaient à la plupart des émigrés réunis à Londres. Ils voyaient avec dépit l'autorité du roi menacer celle de son frère. Ils voulaient bien que Louis XVIII allât se fixer à Édimbourg; mais, ils n'entendaient pas qu'il résidât dans la capitale. Devinant que d'Avaray n'y venait, en son nom, que pour obtenir le droit d'y résider, ils étaient plutôt disposés à entraver ses démarches qu'à les seconder. «C'est un enfer, écrivait-il au duc d'Havré; ... on ne sait qui vous trompe, qui vous caresse ou vous assassine ... L'exil d'Édimbourg serait à la convenance de bien du monde ... C'est un criminel besoin de certaines gens, de tenir le roi éloigné et étranger à ses affaires ... On lui a fait son lit à Gosfield, à quarante-cinq milles de Londres, dans l'intention de lui faire passer ainsi l'hiver, en lui souhaitant un bon voyage aussitôt que faire se pourra.» Mais la volonté du roi déjouerait le piège. Qu'avait-il voulu? Venir en Angleterre. Eh bien, il y était.

Le retour de Canning, au bout de peu de jours, permit à d'Avaray de séjourner à Londres. Mais, ce fut sans profit pour les intérêts confiés à son dévouement. On le voit se plaindre d'être accablé de peines, de travail, de pourparlers «avec des gens qui se dévorent». Malgré tout, il ne se lassait pas, tenait tête aux frondeurs.

—Pourquoi être venu en Angleterre sans prévenir personne? demandaient-ils.

Et lui de répondre:

—Parce que la moindre négociation préalable eût apporté un invincible obstacle à l'admission du roi.

—Mais, la lettre au roi d'Angleterre est une démarche de trop d'éclat, reprenaient les frondeurs. Il fallait prendre un biais, ne pas avouer un but politique.

Alors il éclatait, s'écriait fièrement:

—Demandez au roi pourquoi ses démarches sont ouvertes, dignes et nobles? Pourquoi il suit sa carrière avec énergie et constance? Pourquoi il parle à Georges III le même langage qu'il tint à tous les souverains et particulièrement à l'empereur Alexandre? Demandez ensuite à vous-mêmes pourquoi vous êtes constamment timides et mesquins? Pourquoi, avec niaiserie, vous vous efforcez d'établir que l'héritier de Louis XVI quitte son asile, tout ce qui peut encore adoucir et charmer ses malheurs, qu'il passe en Suède, confère avec Gustave, arrive en Angleterre, et tout cela sans aucun but politique, car c'est là le point de la difficulté et sur lequel nous ne pouvons céder, puisque ce serait abandonner les communications directes du roi avec les ministres; demandez-vous, dis-je, pourquoi vous travaillez sans cesse à rabaisser jusqu'à votre niveau le sentiment et l'opinion des peuples? Quant à moi, messieurs, mon but et, si c'était un tort, ma passion je l'avoue, c'est la gloire de mon maître, instrument nécessaire au salut de tous. La couronne, je le sais, peut échapper à Louis XVIII; mais, sa mémoire et son nom seront honorés. Servez votre pays comme je sers mon roi, et la paix sera bientôt rendue au monde.

Il y avait beaucoup d'exaltation dans ce langage, et d'Avaray s'en excusait en écrivant au duc d'Havré, auquel il faisait part de ces vibrants entretiens, révélateurs de divisions funestes. Mais, elle s'explique par tous les obstacles qui se dressaient devant le désir du roi. Il aurait voulu causer avec lord Hawkesbury; mais, celui-ci se dérobait à toute entrevue. Monsieur étant allé le solliciter au nom de son frère, il lui opposait la volonté du roi d'Angleterre. «Sa Majesté est d'avis que dans les circonstances actuelles, un tel entretien ne peut avoir aucun résultat utile.» Une visite du duc d'Orléans au prince de Galles n'amenait pas un meilleur résultat. Ce prince avait d'abord promis d'aller «faire connaissance avec le roi». Puis, il invoquait des raisons de santé pour ajourner l'exécution de sa promesse. Plus Louis XVIII s'efforçait «d'établir avec le ministère un accord ferme et permanent», et plus grandissait la résistance à ses vues, même de la part de Canning. Au commencement de décembre, il recevait de ce ministre deux lettres, dont les formes respectueuses[79] n'atténuaient pas la netteté des arguments qu'elles faisaient valoir. Elles détruisaient l'espérance que Louis XVIII avait conservée jusque-là de voir se modifier l'attitude du gouvernement anglais. Mais, il était résolu à ne pas retourner en Russie; il ne se souciait pas d'aller de nouveau vivre dans un pays dont le souverain venait de conclure une alliance avec Napoléon, et, feinte ou volonté, semblait disposé à favoriser ses ambitions, à partager ses sympathies et ses haines. Il ne voulait pas s'exposer à être chassé une seconde fois; il préférait rester en Angleterre. Mais, il comprenait maintenant qu'il n'y serait toléré qu'à la condition de s'y faire oublier et de se tenir dans la retraite. Il le comprenait d'autant mieux qu'il était averti que s'il quittait Gosfield et n'allait pas à Édimbourg, il ne serait pas autorisé à résider aux environs de Londres. On exigeait qu'il restât toujours à cinquante milles au moins de la capitale. Si dure que fût cette condition, il dut se résigner à la subir.

À ce moment, il venait d'accepter du marquis de Buckingham, auquel il devait l'hospitalité de Gosfield, l'invitation d'aller avec lui visiter un château que ce grand seigneur possédait à Stowe. En y allant, il devait passer devant Wamstead house, résidence du prince de Condé. Quoiqu'elle fût voisine de Londres, il se crut libre de s'y arrêter durant quelques jours. Il eut soin cependant de faire avertir de son intention le ministre de l'intérieur, lord Hawkesbury, par le comte de La Châtre. Puis, sans attendre une réponse qu'il n'avait pas demandée, il partit. Datée du 16 décembre, elle lui fut envoyée, le 18, à Wamstead house, par La Châtre, à qui elle était adressée. Elle respirait le plus vif mécontentement, presque la colère. Lord Hawkesbury, dans son emportement, oubliait que La Châtre avait droit au titre de comte, et Sa Majesté très chrétienne n'était plus pour lui que le comte de l'Isle: «Monsieur, j'ai communiqué à mes collègues la lettre que j'ai reçue de vous ce matin. Mais, je n'ai pas jugé à propos de la mettre sous les yeux du roi. L'intimation qu'elle contient de l'intention de M. le comte de l'Isle de venir à Wamstead, nonobstant la règle qui a été établie par Sa Majesté, a excité parmi nous la plus grande surprise et rend nécessaire que je ne perde pas de temps à vous informer qu'il est impossible à aucun département du gouvernement de Sa Majesté, de recevoir aucune communication de vous ou de toute autre personne autorisée à cet effet par M. le comte de l'Isle sur quelque sujet que ce soit, aussi longtemps que M. le comte de l'Isle restera dans les environs de Londres.» Le roi fut profondément blessé et humilié par cet ultimatum. Il écrivit à Hawkesbury une lettre digne et froide. Mais, il se soumit et ne resta quelques jours encore à Wamstead house qu'afin d'y attendre que le marquis de Buckingham fût libre de l'accompagner à Stowe. Le ministre ferma les yeux, mais non sans déclarer que le roi d'Angleterre refusait de s'écarter de la règle qu'il avait trouvé nécessaire d'établir.

II
DISSENTIMENTS ET CONFLITS

Ces incidents, déjà si cruels pour la dignité de Louis XVIII, furent encore aggravés par les bavardages auxquels ils donnèrent lieu dans l'entourage du comte d'Artois. On y blâmait tout à la fois le départ du roi pour Wamstead house, avant d'avoir été autorisé à ce déplacement, et la hâte qu'il mettait à obéir à l'ultimatum du ministère. Sous ces propos que Monsieur eut le tort d'encourager par ses propres critiques, se cachait mal le déplaisir que causait, autour de lui, le dessein maintenant avoué par le roi, de rester en Angleterre, et qu'on accusait d'Avaray de lui avoir suggéré. Le roi dut intervenir pour les faire cesser. «Mon frère sentira comme vous, écrivait-il à La Châtre, le 25 décembre, que mes déterminations, quelles qu'elles soient, ne doivent pas devenir un sujet de discussion.»

Mais, il n'était pas au bout de ses peines. Le lendemain, il recevait de d'Avaray une lettre de plaintes et apprenait ainsi que, dans cette querelle, son neveu le duc d'Angoulême avait pris parti contre son ami. Celui-ci, tombé subitement malade à Londres, racontait que, dans la matinée, le jeune prince, venu à son hôtel, lui avait reproché d'avoir été l'inspirateur de ce voyage d'Angleterre, dont les pénibles incidents s'ajoutaient à toutes les raisons qui lui faisaient regretter le séjour de Mitau.

—Ce ne sont pas les intérêts du roi qui l'ont conduit ici, avait-il affirmé. Il m'a trompé en me disant que son voyage n'avait pas d'autre cause. C'est uniquement pour votre santé qu'il est venu dans ce pays, et personne n'en doute plus aujourd'hui.

Douloureusement surpris de recevoir ce coup d'une telle main, d'Avaray s'était contenté de répondre au duc d'Angoulême que ce reproche était sans fondement.

—Si vous êtes en Angleterre, monseigneur, c'est que vous l'avez bien voulu. Le roi ne comptait pas vous amener avec lui. Ce n'est qu'à vos pressantes instances qu'il a cédé. Il n'a donc pu vous tromper.

Le prince soutenait son dire.

—Je vous dis ce que je pense; je le dirais au roi lui-même. Du reste, je n'ai pas voulu vous faire de la peine, avait-il ajouté.

«Le roi ne pense pas sans doute, écrivait d'Avaray après avoir raconté cette scène, que je puisse le servir étant traité ainsi par le duc d'Angoulême.» Il demandait au roi de vouloir bien lui permettre d'aller soigner sa santé loin de lui: «Mon cœur sera toujours auprès de mon maître. Depuis plusieurs jours, j'étais déterminé à demander au roi cette pénible grâce. La matinée qui vient de se passer l'a rendue pour moi d'absolue nécessité. Je supplie le roi d'être moins sensible à ma douleur qu'à l'expression du dévouement et du profond respect de son fidèle serviteur.»

Le roi n'hésita pas à donner tort à son neveu. «Vous savez, mon ami, disait-il à d'Avaray, que je désire plus que personne vous voir respirer un air plus sain. Ainsi, je vous accorde avec une grande satisfaction la permission que vous me demandez. Mais, c'est uniquement le motif de votre santé, qui me détermine. Dans ce qui vient de se passer, c'est moi et moi seul qui suis offensé, et je sais ce que je me dois à moi-même.» Et, après avoir donné à d'Avaray rendez-vous à Gosfield, le plus tôt possible, il terminait par un chaleureux témoignage d'affection: «Adieu, mon ami; tant qu'un souffle de vie animera mon existence, vous n'aurez pas d'ami plus sincère que Louis

D'Avaray ne se hâta pas de se rendre à l'appel du roi, soit qu'il en fût empêché par l'état de sa santé, soit qu'il jugeât nécessaire de le laisser d'abord s'expliquer avec le duc d'Angoulême. À la suite de cette explication, le prince se montra disposé à adresser à d'Avaray un mot de regret. Mais, celui-ci refusa de se contenter de si peu.

«On me parle d'un mot de regret de la part de monseigneur le duc d'Angoulême. Si ce regret est de m'avoir dit une chose offensante et non méritée, je le répète avec ardeur, ce serait une insoutenable présomption de ma part, que prétendre davantage: une seule expression de bonté ainsi motivée, et je suis à ses pieds. Mais, si ce regret est seulement, comme je le vois, celui de m'avoir fait de la peine en me disant une chose dont Monseigneur ne veut pas se désister, cela est absolument insuffisant, je ne dis pas pour moi, je ne dis même pas pour le capitaine des gardes, mais pour celui que les bontés du roi ont mis au premier rang dans sa confiance, et j'avoue qu'il m'est impossible de comprendre comment je pourrais demeurer à mon poste, avec honneur pour moi et le moindre avantage pour le service de Sa Majesté, lorsque l'héritier du trône, l'époux de la fille de Louis XVI, Monseigneur le duc d'Angoulême enfin, que tous les cœurs et les intérêts fixent auprès du roi, croit cette honteuse inculpation sur mon compte, véritable; car, avec cette prétendue domination dont on m'insulte en ravalant d'ailleurs le caractère du roi, il n'est pas douteux que Monseigneur n'aurait désormais aucun doute que le favori qui, pour sa santé, a fait surmonter à son maître, en l'arrachant à ses seules consolations, tant de travaux et de peines, ne soit prêt, pour son plaisir, à le traîner, dans l'avilissement, à mille autres sortes de souffrances.

«Je ne crois point que la conscience de Monseigneur lui dise, et encore moins que sa religion entende qu'un homme dévoué depuis vingt ans; auquel, lorsqu'il s'agissait de lui fixer un inappréciable bonheur dans cette carrière d'infortunes, il a plus d'une fois, de sa main, exprimé sa reconnaissance; qu'il a vu, par trois fois, malgré les médecins, se faire rapporter mourant en Pologne du fond de l'Italie pour servir son maître, ne fût-ce que d'un dernier souffle, dans des circonstances toujours plus malheureuses, ait pu avoir la pensée de sacrifier l'intérêt du roi et celui de l'État, celui non moins puissant d'une illustre et si constante amitié, à des considérations personnelles et tellement pusillanimes. Il ne le croit pas: n'a-t-il pas été témoin des conférences de Sa Majesté avec le roi de Suède? Et, s'il était permis d'admettre un pareil aveuglement, que penser d'un prince qu'on ne pourrait éclairer sur une opinion qu'il devrait avoir tant besoin de perdre?

«Si notre malheur était tel, c'est avec plus de force et de résolution que jamais, que je dirais: Il faut m'éloigner, car il ne m'appartient pas de rester dans une sorte de lutte avec un prince aussi près du trône, avec l'époux de celle que le roi appelle, avec tant de sentiment et de raison, son ange consolateur, et qui bientôt, dans ce conflit, et sans que je puisse m'en plaindre, aurait perdu pour moi toute bienveillance. Je le répète donc avec douleur,—mais, mon cher maître, c'est en invoquant mon devoir et mon dévouement pour vous:—si monseigneur le duc d'Angoulême ne m'exprime pas sa peine de m'avoir affligé injustement (ce que, dans aucun cas, il n'appartient au roi de lui prescrire), je prie Sa Majesté de vouloir bien m'accorder un congé de trois mois, à la suite duquel je me renfermerai dans les devoirs de ma place.»

Nous avons insisté à dessein sur cet incident parce qu'il met en lumière l'hostilité qui, depuis si longtemps, existait entre l'émigration de Londres, toute dévouée au comte d'Artois, et les gentilshommes qui s'étaient groupés autour de son frère. Pour quelques-uns de ceux-ci, d'Avaray était un objet de jalousie et d'animadversion, mais pas au même degré que de la part de l'entourage de Monsieur, sourdement irrité de ne pouvoir, autant qu'il le prétendait, diriger le parti royaliste, et de sentir à tout instant ses prétentions entravées par la volonté du roi, dont d'Avaray était l'interprète.

Un rapport sans signature, dont l'auteur, qui le destinait à Louis XVIII, nous est inconnu, constate qu'à ce moment la coterie des émigrés de Londres s'agitait et se dépensait en de multiples intrigues, dont, fort heureusement, les rivalités intimes qui s'y étaient déchaînées atténuaient le danger. Chacun entendait diriger, blâmait les tentatives en vue desquelles il n'avait pas été consulté, n'attachait de prix qu'aux siennes, et, souvent, poussait l'esprit de révolte jusqu'à méconnaître les ordres du roi, en alléguant que, si loin de la France, il ne pouvait se prononcer sur les mesures à prendre à l'effet d'y rendre plus prochain son retour.

Parmi ces agitateurs plus ou moins en opposition avec Louis XVIII, encore qu'ils évitassent de le laisser paraître, ce rapport désignait le comte de Puisaye, le comte d'Antraigues, le chevalier de Bruslard, l'abbé de Guillevic et le comte de Bar, anciens chouans; Bertrand de Molleville, jadis ministre de Louis XVI; le représentant Henry La Rivière, proscrit au 18 fructidor; le libraire Fauche-Borrel, le metteur en scène de l'affaire Condé-Pichegru et de l'intrigue Barras. Quelques-uns de ces personnages, plus ou moins compromis dans des aventures antérieures, vivaient d'expédients, menaient une existence sans dignité.

À propos de Dumouriez, le rapport disait: «Il faut à cet homme, quoique vieux, une femme qui le mène par le bout du nez. Celle qui est aujourd'hui en possession de cette charge, est une Mme de Saint-Martin. M. de Saint-Martin est un Piémontais qui trouve cet arrangement très convenable, et, dans ce tripotage, existe un fils Saint-Martin, aussi jacobin qu'on puisse l'être. Mme de Saint-Martin était, à Rastadt, la maîtresse du représentant; à Hambourg, la maîtresse de l'abbé de Lageard qui, voulant rentrer en France, sut saisir l'occasion de s'en débarrasser en faveur de Dumouriez, auprès duquel elle succéda à la sœur de Rivarol (Mme de Beauvert), qui voulait également rentrer[80]. Si Dumouriez est avide d'argent, c'est pour elle ou pour le manger, car sa moralité a toujours été celle d'un flibustier.»

Dans ce milieu, d'Avaray était détesté. On doit croire, par conséquent, que le conflit qui venait d'éclater entre lui et le duc d'Angoulême y fut colporté, exagéré, travesti, et l'on n'a aucune peine à comprendre que, las d'être l'objet des calomnies qui s'y donnaient librement cours, il ait ardemment voulu s'éloigner pour quelque temps. Son absence, d'ailleurs, ne fut pas longue, et bientôt, à peu près rétabli, il vint reprendre sa place auprès du roi. À ce moment, le duc d'Angoulême partait pour Mitau, afin d'en ramener en Angleterre sa femme et la reine, ainsi que le personnel de leurs maisons. Il est probable que son absence facilita la reprise, par d'Avaray, des fonctions qu'il remplissait auprès du roi. Mais, malgré l'éclatante protection dont le couvrait celui-ci, les préventions dont il était l'objet ne désarmaient pas, et jusqu'à son départ pour Madère, en 1810, il eut fréquemment à en souffrir, même de la part du comte d'Artois. Le roi n'en souffrait pas moins que lui, et les incidents qui viennent d'être racontés ajoutèrent à ses préoccupations et à ses peines.

Ce ne furent pas les seules que lui valut son établissement en Angleterre. Lorsqu'au mois de juillet 1808, sous la conduite du duc d'Angoulême, la reine et sa nièce, suivies de toute la petite colonie de Mitau, composée d'environ quatre-vingts personnes, arrivèrent à Gothembourg, afin de s'embarquer sur l'Euryalus, frégate anglaise, mise à leur disposition par le gouvernement, pour les transporter à Yarmouth, on leur opposa un ordre de l'Amirauté, enjoignant au commandant de ne prendre à bord que vingt passagers, maîtres ou valets. Cette mesure, dont la courtoisie de l'amiral James Saumarez atténua finalement la rigueur, donna lieu, entre le roi et les ministres, quand elle fut connue à Londres, à des négociations irritantes.

L'archevêque de Reims, Mmes de Luxembourg, de Damas, de Narbonne, le duc d'Havré, le comte de Blacas, furent au moment de ne pouvoir partir avec les princesses. «Sûrement, écrivait le duc d'Angoulême à l'amiral, la suite de notre roi, de notre reine et de nous est nombreuse. Mais, il faut penser que nous n'avons pas de patrie et que nous vivons comme un peuple nomade, emportant tout ce que nous avons avec nous, quand nous changeons de pays.» Ainsi, jusqu'au bout, depuis son arrivée sur les côtes britanniques, tout avait été pour le roi humiliations et déceptions. Pour les lui faire oublier, il ne fallut pas moins que la joie qu'il goûta au mois d'août, en voyant enfin, après tant d'aventures, sa famille réunie autour de lui dans la mélancolique demeure de Gosfield.

Une imprudence de son frère, dont celui-ci essaya de rejeter la responsabilité sur d'Avaray, vint rendre plus difficile la situation du roi vis-à-vis du ministère. Les nouvelles arrivées d'Espagne avaient annoncé l'abdication de Charles IV et l'avènement de Joseph. En les recevant, le roi adressa à Canning une note, dans laquelle il insistait pour que le roi de Naples, en sa qualité de Bourbon, fût nommé régent d'Espagne et reconnu, sous ce titre, par les puissances. Cette note devait rester secrète. Toutefois, désirant la communiquer au prince de Castel-Cicala, ambassadeur des Deux-Siciles à Londres, il chargea son frère de cette communication. Monsieur était lui-même en instances auprès du cabinet britannique, pour se faire envoyer en Espagne avec ses fils ou au moins avec l'un d'eux. Il agissait dans le même sens auprès des délégués des Juntes royalistes, récemment débarqués à Londres pour solliciter des secours en faveur des insurrections qui se propageaient en Espagne.

À peine en possession de la note du roi, qu'il ne devait communiquer qu'à l'ambassadeur napolitain, il s'empressa de leur en donner connaissance, et prenant prétexte de la communication qui en avait été faite à Canning par d'Avaray, au nom de Louis XVIII, il la leur présenta comme ayant reçu l'approbation du ministère. Ce trait de légèreté provoqua, dans le gouvernement, une protestation énergique. De leur côté, les envoyés espagnols écartèrent avec dédain les offres du comte d'Artois et refusèrent la régence du roi de Naples, lequel, d'ailleurs, n'avait pas été consulté. Louis XVIII, très mortifié par cet incident, essaya d'en conjurer les suites en envoyant au peuple espagnol une proclamation qu'il ne soumit aux ministres qu'après qu'elle fut partie. Elle lui valut un nouveau désaveu de leur part, dans lequel était rappelée avec acrimonie la conduite du comte d'Artois vis-à-vis des délégués des Juntes. Le roi et son frère eurent à ce sujet une discussion assez vive. Mais bien plus grave fut celle qui eut lieu ensuite, entre le comte d'Artois et d'Avaray auquel le prince, lui imputant ses propres torts, reprocha «de mal conduire les affaires».

—Je connais ce pays-ci, ajouta-t-il; il faut montrer confiance au gouvernement; au lieu de cela, vous les heurtez, et c'est ainsi qu'on gâte tout.

D'Avaray se rebiffa, déclara qu'il n'avait jamais eu en vue que la gloire de son maître. Ce qu'il avait fait en cette circonstance, il était prêt à le refaire, et si Monsieur le considérait comme un conseiller dangereux, il le suppliait d'agir auprès du roi pour qu'il fût déchargé du fardeau qui l'accablait. L'incident n'eut pas de suites. Mais il laissa d'Avaray plus découragé, plus aigri, plus irrité, parce qu'il sentait monter autour de lui plus de jalousie, d'injustice et de malveillance.

III
LE SUCCESSEUR DE D'AVARAY

C'est au milieu de ces agitations que, quelques mois après l'arrivée du roi en Angleterre, s'écoule sa vie. Au chagrin qu'elles lui causent, vient s'ajouter le sentiment de son impuissance. En débarquant à Yarmouth, il nourrissait l'espoir que, rapproché de son royaume et réuni à son frère le comte d'Artois, à ses cousins, le duc d'Orléans, le prince de Condé et le duc de Bourbon, il pourrait travailler plus efficacement pour sa cause. Mais bientôt il se voit, comme aux étapes antérieures de sa vie errante, condamné à l'inaction. À l'exemple des puissances européennes liguées contre Napoléon, le gouvernement britannique s'obstine à le tenir éloigné de leurs entreprises communes. Installé d'abord à Gosfield, puis en 1809, à Hartwell, «vieux château sombre et humide,» à douze lieues de Londres, loué à un riche propriétaire M. Lee, l'exilé allait y être réduit jusqu'à sa rentrée en France à une vie obscure et morose: tel un homme que ses contemporains ont oublié, ou dont ils croient la carrière terminée. Quelques courses chez les châtelains des environs, des stations périodiques à Bath où il ira, tous les ans, prendre les eaux, de rares voyages d'agrément couperont seul l'uniformité de son existence. La reine, le duc et la duchesse d'Angoulême, un petit groupe de serviteurs fidèles la partageront avec lui; les visites de son frère et de ses cousins en constitueront l'unique distraction. Quant à la politique, et encore qu'il ne cesse pas d'en suivre les mouvements et les variations, elle ne lui apportera, pendant les premières années de son séjour en Angleterre, que déceptions et sujets de découragement.

Ce dont il souffre surtout, c'est la difficulté des communications, non seulement entre la France et les pays étrangers, mais encore entre les pays étrangers eux-mêmes. Cette difficulté grandit au fur et à mesure que s'étend en Europe l'action des armées françaises. Là où elles passent, le service des diligences, celui des postes sont supprimés ou suspendus. Dans les pays qu'elles ont conquis et que Napoléon gouverne directement par ses préfets ou indirectement par les rois qu'il a créés, et qui ne sont à ses yeux que des fonctionnaires, une police à l'image de la sienne exerce une surveillance soupçonneuse sur les lettres et les voyageurs. Pour s'y dérober, les courriers sont contraints à de longs détours. S'ils sont obligés de recourir à la navigation, c'est pire encore. Les glaces dans les mers du Nord, les vents contraires, les calmes plats, les tempêtes, autant d'obstacles qui retardent la mise à la voile des navires ou entravent leur marche. Tel voyageur qui comptait rester quinze jours en route, n'est pas encore, au bout de trois mois, arrivé au terme de son voyage. Toutes les correspondances subissent des retards; souvent elles n'arrivent pas, soient qu'elles aient été saisies, soient qu'elles s'égarent. La Châtre, à Londres, constate en gémissant que «sur sept lettres, six n'arrivent pas».

À Vienne, en octobre 1807, le représentant de Louis XVIII, La Fare, évêque de Nancy, est averti que le roi et le duc d'Angoulême se sont embarqués à Gothembourg en Suède, pour passer en Angleterre. Le 11 décembre, il est sans nouvelles de leur traversée et ne sait ce qu'ils sont devenus, bien qu'en débarquant à Yarmouth, le roi lui ait fait écrire. Il confie ses inquiétudes au comte de Blacas, qui est alors en Russie.

«Je ne sais si, à Pétersbourg, vous êtes mieux instruit que je ne le suis ici sur ce qui concerne le voyage de notre maître et des princes. Mes dernières nouvelles sont du 14 octobre, de Gothembourg, lorsqu'on se préparait à mettre à la voile. Depuis, et voilà bientôt deux mois, aucune nouvelle d'aucun côté sur le voyage ni le débarquement de ces augustes voyageurs. Les papiers publics donnent des nouvelles de Londres et d'Angleterre jusqu'au 12 novembre, et il n'y est fait aucune mention d'un objet aussi intéressant pour l'Europe entière qu'il l'est pour nous. Buonaparte aurait-il fait défendre à tous les journalistes de rien articuler sur ce fait, capable de réveiller l'attention et l'intérêt des Français et de ranimer la foi endormie?

«Quelquefois, je me demande: Nos princes auraient-ils pris une autre direction que celle d'Angleterre? Ballottés depuis si longtemps par la politique versatile des puissances, auraient-ils pris le parti d'enfoncer leur chapeau, et d'aller se jeter dans quelqu'une de leurs provinces pour y tenter la fortune? La fin du mois de novembre eût été une époque bien favorable, Buonaparte étant en Italie, la majeure partie des troupes de ligne et les chefs les plus expérimentés étant encore éloignés et dispersés dans les différentes parties du continent. Dans pareilles circonstances, un débarquement de nos princes, appuyé de forces suffisantes, devrait produire le meilleur effet. Audaces fortuna juvat.»

Les lettres qu'attendait La Fare n'étaient qu'égarées; il les reçut un peu plus tard. Mais, il n'en allait pas toujours de même. Il arrivait que les porteurs de dépêches, étant affiliés à la police impériale, lui livraient les correspondances dont le transport leur était confié. En 1813, à Dresde, un paquet de lettres expédiées de Londres par le comte d'Artois à La Fare, afin d'être distribuées par ses soins, est remis par le courrier au maréchal Davout qui l'envoie au cabinet de l'empereur: «Celui dont je tiens mes renseignements, écrit La Fare, a vu lui-même ce paquet à Dresde, sur la table du duc de Bassano. La pièce la plus essentielle était une lettre de Monsieur au prince royal de Suède (Bernadotte).»

On pourrait citer vingt exemples analogues, attestant un état de choses que nous ne comprenons plus guère aujourd'hui, mais qui donnait alors, à la privation de nouvelles comme aux séparations, un caractère douloureux. Pendant la durée de son exil, Louis XVIII n'a pas cessé d'en souffrir. À Mitau, il s'en plaignait et se désolait «d'être au bout du monde». Il ne fut pas plus heureux en Angleterre, quoique plus rapproché de la France. Le gouvernement anglais aurait pu lui communiquer les informations qu'il recevait du dehors par ses agents diplomatiques. Mais c'était un système de ne plus entretenir de relations politiques avec le roi de France. On ne lui communiquait rien[81]; il ne savait rien que par les papiers publics, dont les dires étaient ordinairement erronés ou dénaturés. Les lettres que ses représentants lui adressaient ne présentaient le plus souvent, quand il les recevait, qu'un intérêt rétrospectif.

Du reste, ses moyens d'informations s'étaient singulièrement raréfiés, par suite de la dispersion des émigrés et du retour du plus grand nombre en France. S'il n'avait eu à Vienne La Fare et le marquis de Bonnay, et si Blacas, comme on va le voir, n'avait entretenu une active correspondance avec le comte de Maistre, qui résidait toujours à Saint-Pétersbourg, on n'aurait su à Hartwell que par les gazettes et, très incomplètement, ce qui se passait dans le nord de l'Europe où se jouait alors la fortune de la France. C'est seulement de Saint-Pétersbourg et de Vienne qu'arrivaient au roi les nouvelles qu'il avait intérêt à connaître.

Durant cette période, Napoléon est véritablement le maître du monde. L'empereur Alexandre vit en paix avec lui; la Prusse lui est soumise; l'Autriche lui donne pour compagne une de ses archiduchesses; ses frères sont assis sur les trônes où régnèrent les Bourbons; lui-même semble indestructible sur celui qu'il occupe et d'où il dicte ses lois à l'Europe. Il faut une foi robuste pour croire que Louis XVIII recouvrera ses États. Cette foi, ses partisans pour la plupart l'ont perdue. Si lui-même s'y rattache encore avec une indomptable ténacité, il ne peut méconnaître que personne ne croit plus à son retour en France et qu'aux yeux des hommes d'État, qui prétendent diriger la politique européenne, il n'est plus qu'un monarque désaffecté. Il est vrai qu'ils se sont si souvent trompés, que le roi peut croire qu'ils se trompent encore. Leur conviction et l'attitude qu'elle leur dicte n'en sont pas moins bien faites pour assombrir son âme, pour inspirer à tout ce qui l'entoure cet amer découragement, qui, de 1807 à 1811, règne dans la petite cour d'Hartwell. Il a désarmé les dévouements fragiles; mais, il rend plus méritoires ceux que n'ont pas ébranlés tant de circonstances imprévues, fatales à la cause des Bourbons.

Parmi ceux-là, il en est un auquel Louis XVIII attachait le plus grand prix: celui du comte de Blacas, lequel ne le cédait en rien à celui de d'Avaray. En ces temps où l'on en vit d'admirables, à côté de lâches défaillances et d'abominables trahisons, Blacas représente, par la manière dont il prodigua le sien, le type le plus parfait de la constance dans l'affection, de la fidélité aux devoirs volontaires que cette affection lui suggérait. Sa fidélité ne fut égalée que par le désintéressement avec lequel elle s'exerça pour le service du roi. Elle explique la confiance sans bornes, qu'après avoir apprécié ses mérites, Louis XVIII accorda à ce jeune homme dont d'Avaray, de qui il le tenait, s'était fait le garant auprès de lui. On sait qu'à la veille de l'entrevue de Calmar, il l'avait envoyé à Saint-Pétersbourg, et qu'il l'en rappela, en 1807, pour le charger d'une mission en Suède, où lui-même allait se porter. En quittant ce pays pour passer en Angleterre, il demanda à Blacas, comme une preuve nouvelle de dévouement, de retourner à Saint-Pétersbourg. Sans doute, sa position y serait bien différente de ce qu'elle était avant la paix. «Il y aura toute la différence de l'empereur de Russie embrassant Louis XVIII à Mitau, au même empereur embrassant Buonaparte à Tilsitt.» Mais le roi avait trop souffert, en d'autres temps, de n'avoir pas un agent en Russie, pour recommencer l'expérience, alors surtout qu'en prévision d'une rupture probable et prochaine, entre les deux empereurs, il importait qu'il fût toujours à même d'en tirer profit.

«Le comte de Blacas n'a proprement jamais été mon ministre accrédité; mais, s'il ne l'était pas de droit, il l'était de fait, et il ne faut plus qu'il le soit, même en apparence. Il faut sans doute qu'il conserve ses liaisons avec les ministres étrangers, mais qu'il évite, qu'il refuse même toute occasion de figurer parmi le corps diplomatique. Il faut qu'il se ménage les moyens d'aborder les ministres, mais jamais officiellement: une simple note dont les agents de Buonaparte auraient connaissance, déterminerait peut-être son renvoi. En un mot, le comte de Blacas ne doit être à l'extérieur qu'un émigré auquel la bonté de l'empereur a, depuis trois ans, permis d'habiter Pétersbourg et qui revient, après une absence, jouir de cet avantage. Ce rôle, je le répète, est difficile à jouer; c'est marcher sur des charbons à peine couverts d'une cendre trompeuse; mais, si je ne connaissais pas la capacité du comte de Blacas, je ne l'en chargerais pas.

«Les objets qu'il doit avoir en vue sont: 1o d'être aux aguets des moindres circonstances pour saisir le moment de la rupture et tâcher de faire donner à la guerre qui recommencera, la seule direction raisonnable; 2o de veiller à mes intérêts pécuniaires et à empêcher, ce qui au reste n'est pas très probable, qu'on ne reprenne l'idée de m'ensevelir dans quelque trou comme Kiew; 3o enfin de se tenir en mesure de parer les bottes qu'on ne manquera sûrement pas, dans toutes les occasions et même sans occasions, de nous porter. Prudence, discrétion, réserve, vigilance, voilà ses armes.»

Muni de ces instructions, Blacas rejoignit son poste, préparé aux difficultés que le roi lui avait prédites, en lui conseillant les moyens de les conjurer. À Saint-Pétersbourg, il retrouva Joseph de Maistre, avec qui, durant leur brève séparation, il n'avait cessé de correspondre. Lorsqu'on juin 1807, répondant à l'appel du roi, il arrivait à Mitau, il y avait appris que l'abbé Edgeworth venait de mourir en soignant les soldats français prisonniers en Courlande. La nouvelle n'ayant été connue à Saint-Pétersbourg, qu'après son départ, le comte de Maistre lui avait écrit aussitôt:

«Grand Dieu! quel événement chez votre auguste maître! quel vide immense dans sa famille! L'abbé Edgeworth devait une fois faire une entrée publique à Paris et illuminer la pourpre aujourd'hui ternie par la nécessité. Tous nos projets nous échappent comme des songes: tous les héros disparaissent. J'ai conservé tant que j'ai pu l'espoir que les fidèles seraient appelés à rebâtir l'édifice; mais, il me semble que de nouveaux ouvriers s'élancent dans la profonde obscurité de l'avenir, et que Sa Majesté la Providence dit: Ecce! nova facio omnia. Pour moi, je ne doute nullement de quelque événement extraordinaire, mais de date indéchiffrable. En attendant, mon cher comte, je ne me lasse pas d'admirer la divine bizarrerie des événements. Le confesseur de Louis XVI, l'héroïque Edgeworth mourant à Mitau, d'une contagion gagnée en confessant, en consolant, en envoyant au ciel des soldats de Buonaparte, à côté de Louis XVIII. Quel spectacle!»

Quelques mois plus tard, chargé par Blacas de faire réparer une voiture, de Maistre lui rend compte de la commission dont il s'est acquitté. Cette voiture lui rappelle de doux souvenirs et lui inspirera d'amers regrets si son ami ne revient pas à Saint-Pétersbourg. Il n'y montera jamais sans se rappeler le temps où ils y montaient ensemble.

«Je ne m'accoutume point du tout à la perte d'un ami tel que vous. Voilà le malheur des temps et de notre amitié en particulier: tous les jours, on meurt pour quelqu'un en attendant qu'on meure pour tout le monde. Je me dis bien que lorsque je fis votre connaissance dans la loge de la princesse Corsini à Florence, il n'y avait guère d'apparence que nous dussions un jour habiter la même maison et même nous casser la tête ensemble à Pétersbourg, ce qui est cependant arrivé, et qu'ainsi il ne faut désespérer de rien. Tout cela est bel et bon; mais les années volent, les choses vont en empirant, et je n'ose plus me flatter de vous revoir. C'est l'idée qui me saisit en vous quittant. Venez la démentir, vous serez bien aimable. Mon cher comte, tout est perdu fors l'honneur. Voici le moment prédit par l'immortelle chanson de 1775:

«Les rois se croyant des abus
«Ne voudront plus l'être.

«C'est une chanson qui ne donne pas envie de rire, mais je m'arrête de peur que vous ne me disiez: Que me chantez-vous là? Mon très cher comte, je vous embrasse de tout mon cœur avec un sentiment profond de tristesse et d'attachement. Conservez-moi votre souvenir et votre amitié que j'aime comme vous savez. Quant à moi, je ne puis cesser d'être à vous[82]

Blacas rentrait de Suède lorsque cette lettre lui parvint à Mitau. On venait d'y apprendre que Napoléon et Alexandre s'étaient donné rendez-vous à Tilsitt. Sa réponse au comte de Maistre se ressent du désarroi que causait en Europe, en Angleterre surtout, et parmi les émigrés, la nouvelle de cet événement précurseur de la paix.

«Ce ne sera qu'une tranquillité funeste et momentanée, une tranquillité qui nous annoncera de nouveaux troubles, de nouveaux malheurs, de nouvelles usurpations. Peut-être faut-il tout cela pour nous ramener au seul ordre de choses qui puisse rendre le calme et le bonheur au monde, car ce n'est pas seulement pour le bonheur de la France qu'il faut lui rendre son légitime souverain; c'est pour assurer celui de tous les peuples et pour raffermir tous les trônes. Combien vos réflexions, vos idées, vos pensées sont justes, sages et profondes! J'ai éprouvé une véritable jouissance à les mettre sous les yeux du roi. Il vous a reconnu à tout ce que contient votre lettre, et il me charge de vous le dire en vous renouvelant l'assurance de tous les sentiments qu'il vous porte.

«Je ne peux pas calculer précisément encore l'instant de mon retour à Pétersbourg. Il tient à des circonstances et à des affaires dont il est impossible que je prévoie le terme. Mais, soyez certain, mon très cher comte, qu'on se trouve trop bien dans votre voisinage pour ne pas chercher à y revenir.»

La correspondance à laquelle nous faisons ces emprunts, où d'un côté passe le souffle du génie, où s'expriment de l'autre une haute raison et de rares qualités de cœur, témoigne d'un attachement réciproque, dont une séparation accidentelle ou définitive ne pouvait ébranler la solidité. Pendant le second séjour de Blacas dans la capitale russe, cet attachement fut pour lui, au cours des difficultés dans lesquelles il se débattait, une consolation et un réconfort. Le gouvernement russe était à cette heure uniquement soucieux de ne pas déplaire à Napoléon, de le convaincre de sa bonne foi; il n'eût pas souffert la présence du comte de Blacas à Saint-Pétersbourg, si ce dernier avait encore prétendu au rôle d'agent autorisé de Louis XVIII. Il devait donc s'appliquer, comme le lui dictaient ses instructions, à ne paraître qu'un émigré toléré en Russie comme tant d'autres. Par malheur, sous cette forme, sa fonction perdait toute son utilité. N'en pouvant tirer profit, il n'en sentait que les inconvénients, n'en obtenait que des déboires. Les ministres ne le recevaient plus qu'à titre privé, par courtoisie; il n'eût rien osé leur demander. Il redoutait d'être renvoyé, et ne pouvait plus porter sa croix de Saint-Louis. Sans les amis qui lui étaient restés fidèles, sans Joseph de Maistre, il n'aurait même pas été informé de ce que le roi avait intérêt à savoir. En ces conditions, son séjour dans la capitale russe devait lui devenir promptement intolérable.

Les lettres qu'il écrit alors à d'Avaray, passé en Angleterre avec le roi, trahissent sa lassitude, son impatience de se retrouver auprès d'eux, alors que dans la place qu'il occupe il ne peut plus être utile. Il allègue qu'il n'a d'autres ressources que celles qu'il tient de la bonté du roi, et qui sont insuffisantes. Il a contracté des dettes; quand il les aura payées, il sera sans moyens d'existence. Il désigne un personnage résidant à Saint-Pétersbourg, qu'il juge apte à le remplacer. C'est un émigré, le comte Parseval de Brion, lieutenant général en France, passé avec le grade de général major au service de la Russie. Ce vieux soldat suffira à la tâche, et Blacas demande à lui remettre ses pouvoirs. Ses vœux furent enfin exaucés. En juillet 1808, il quittait la Russie, rejoignait, à Gothembourg, la reine et la duchesse d'Angoulême, parties de Mitau pour s'installer en Angleterre, où, peu après, il arrivait avec elles.

Ce fut avec satisfaction que le roi le vit revenir. Ne s'attendant que trop à perdre d'Avaray ou tout au moins à le voir s'éloigner de lui, Louis XVIII, docile à ses conseils, était déjà résolu à lui donner Blacas pour successeur. En attendant, afin de s'attacher celui-ci d'une manière définitive, il lui écrivait: «Mon désir et mon intention sont, mon cher comte, dans des temps plus heureux, de vous placer auprès de moi d'une manière convenable à votre nom et à votre dévouement à ma personne. En attendant, je vous charge en chef de régler et d'ordonner ma maison, en vous entendant avec le comte de La Chapelle. Je sais que c'est moins vous donner un témoignage de satisfaction que vous demander une nouvelle preuve d'attachement; mais, j'aime à en recevoir de vous.»

Dans l'état modeste et précaire de la cour de France exilée, la fonction qui venait d'être confiée à Blacas était assurément au-dessous de ses mérites. Mais, de toutes celles dont il eût pu être chargé, il n'en était pas de mieux faite pour le rapprocher du roi, et permettre à celui-ci d'apprécier à sa valeur le conseiller nouveau qu'il se donnait. Du reste, tant vaut l'homme, tant vaut la fonction, et Blacas, en prenant possession de la sienne, y voyait le moyen, non seulement de se consacrer plus activement encore que par le passé à la cause de Louis XVIII, mais aussi de le mieux faire connaître. Il le disait au comte de Maistre.

«Oui, mon cher comte, c'est moi, indigne, qui suis chargé, comme vous dites, de l'emploi du monde le plus honorable. Mais, combien ne serait-il pas au-dessus de mes forces et de mes moyens, si ceux de mon maître ne suppléaient pas à tout ce qui me manque! Je m'en aperçois tous les jours, à tous les moments, et je puis dire que je jouis, en voyant que sa tête froide, son esprit juste et droit, son jugement sain, son éloquence naturelle, ses connaissances profondes, sa facilité pour tout, son indulgence et sa bonté infinie le mettront, dans quelque circonstance qu'il se trouve, plus en mesure qu'homme au monde de conduire les affaires, de tout diriger et de ramener les esprits. Mais, il faut qu'on le sache; il faut que personne n'en doute, et ce doit être ma principale occupation, car c'est pervertir l'ordre des choses que de laisser attribuer les résolutions aux sujets, et les déférences au souverain. C'est à la tête seule qu'il appartient de délibérer et de résoudre, et toutes les fonctions des autres membres ne consistent que dans l'exécution des ordres qui leur sont donnés. Ce principe sera toujours le mien, et plût à Dieu que, dans tous les temps, il eût été à l'ordre du jour.»

D'Avaray eût signé cette profession de foi, lui qui n'avait jamais admis que les résolutions du roi pussent être discutées, et s'était toujours appliqué à lui en attribuer l'honneur, bien que, souvent, il les lui eût suggérées. Son successeur ne ferait pas autrement, et rien ne serait changé dans les principes apportés jusque-là à la conduite des affaires. C'était l'opinion générale parmi les émigrés. Ils n'en furent pas moins satisfaits d'apprendre que le roi s'était choisi un nouveau collaborateur. Mais, cette satisfaction tenait tout autant qu'au choix lui-même, à la retraite de d'Avaray qu'il faisait prévoir. Joseph de Maistre, dans une lettre au chevalier de Rossi, ministre des affaires étrangères en Sardaigne, nous donne l'explication de ce double sentiment: «D'Avaray est détesté de tout ce qui se mêle des affaires du roi, parce que jamais le roi ne résistera à une idée de son ami, et ne voudra supposer qu'il se trompe ... Blacas est le seul qui le défende, secondé par la duchesse d'Angoulême.» Il ajoute, ce qui fait honneur à Blacas non moins qu'à d'Avaray, «qu'ils sont peut-être les seuls qui aiment le roi pour le roi, sans ambition et sans limites.» Mais s'il les juge égaux par les sentiments, il attribue à Blacas la supériorité des talents: «Il est né homme d'État et ambassadeur.»

Les mérites auxquels Joseph de Maistre rend cet hommage n'empêchèrent pas Blacas, à peine entré en fonctions, de susciter les mêmes jalousies que d'Avaray. Il est vrai que le roi le défendait comme il avait défendu son ami. Il lui disait «qu'il faut dédaigner les sots, et continuer à conduire son fiacre», et, dans une circonstance où Blacas s'était offensé jusqu'à vouloir donner sa démission, d'une remontrance du comte d'Artois, aussi déplacée qu'injuste, il lui écrivait, en réponse à ses plaintes:

«J'ai reçu votre lettre, mon cher comte. Elle m'a navré le cœur de plus d'une façon. Mais, trouvez bon que ce ne soit pas le roi qui y réponde. Il sent trop le besoin qu'il a de vous, non seulement relativement à la légère marque de confiance qu'il vous a donnée depuis peu, mais pour d'autres objets plus importants. C'est le comte de l'Isle, dont vous connaissez l'amitié, qui va vous parler.

«Je conçois, je partage votre sensibilité à une opinion aussi peu fondée que douloureuse à voir prendre de soi. Mais, cette opinion a été manifestée dans un premier mouvement. Croyez qu'elle ne soutiendra pas la réflexion, et que mon frère ne peut se persuader longtemps que le comte de Blacas soit capable de duplicité envers qui que ce soit au monde, bien moins envers lui. C'est ce qu'il aurait senti dès l'entretien que vous avez eu ensemble. Mais, il n'était pas de sang-froid. Il y sera, lorsque je lui parlerai, et je prends d'avance du plaisir à panser la plaie qu'il vous a faite.

«Je puis cependant me tromper. Si ce malheur m'arrive, je ne vous tiendrai plus le langage de l'amitié; mais, par de nouvelles marques d'estime, le roi vous prouvera qu'il ne veut pas perdre vos services, et le chevalier français ne l'abandonnera pas. Adieu, mon cher comte, vous êtes bien sûr de mon amitié pour vous.»

Ainsi, entre les hommes qu'il aimait et le comte d'Artois, le roi était, à tout instant, obligé d'intervenir pour les protéger contre les intrigues du prince et de son entourage; et cette obligation était incessamment pour lui un sujet de peines. Quant à Blacas, assuré de l'affectueuse confiance de son maître, il n'opposa plus que dédain à ces intrigues. Comme le lui conseillait le roi, il «continua à conduire son fiacre».

IV
ÉVÉNEMENTS DE FAMILLE

À la même époque, la présence du roi en Angleterre contribuait à resserrer les liens qui s'étaient renoués entre lui et ses parents de la branche cadette. Heureux d'avoir revu le duc d'Orléans qu'il n'avait connu qu'enfant, et de découvrir dans ce jeune prince, dont les circonstances le faisaient l'obligé, un homme spirituel, séduisant, mûri par le malheur et attaché à ses devoirs, il ne perdait aucune occasion de lui prouver son estime. Dans leurs entretiens, il évitait toute allusion aux erreurs passées, à Philippe-Égalité, aux souvenirs qui eussent pu jeter une ombre sur la joie que causaient à son cousin et à lui-même les témoignages de leur affection réciproque. Reconnaissance et soumission d'un côté, oubli et confiance de l'autre, tel est à cette époque le caractère de leurs relations. De nouveau, le roi fait appel au zèle du duc d'Orléans; pour être admis à voir le prince de Galles et les divers membres de la famille royale d'Angleterre, il ne veut pas d'autre intermédiaire que lui. Le duc d'Orléans s'emploie activement et avec succès à lui assurer les satisfactions qui lui sont à cœur. Il facilite l'installation du roi à Gosfield d'abord, à Hartwell ensuite; il parvient à lui faire accorder ce traitement fixe, qu'on lui avait refusé lorsqu'il résidait en Russie, et qui devait assurer son existence et celle de ses serviteurs.

Brusquement, le duc d'Orléans dut se dérober aux douceurs de l'intimité royale. La santé chancelante de son plus jeune frère, le seul qui lui restât, s'était progressivement altérée. Atteint du même mal que le duc de Montpensier, le comte de Beaujolais ne pouvait plus sans péril pour ses jours vivre en Angleterre. Les médecins l'envoyaient à Malte. Le duc d'Orléans, n'osant le laisser partir seul, s'était décidé à l'accompagner. «Puissiez-vous en revenir satisfait! lui mandait le roi, le 28 mars 1808; c'est le vœu de celui à qui chaque circonstance pénible fait sentir de plus en plus qu'il n'est pas seulement l'ami, mais le père de sa famille.»

Ce vœu ne devait pas être exaucé, et deux mois plus tard, une lettre déchirante, datée de Malte, apportait au roi la douloureuse nouvelle de la mort du comte de Beaujolais. «Sire, je n'ai plus de frères; je viens de perdre celui qui me restait, et qui m'était si cher!... Le cœur paternel de Votre Majesté partagera trop bien la douleur qui m'accable pour ne pas me pardonner le désordre de cette lettre. J'avais un prêtre tout prêt, ne sachant que trop bien combien cette horrible maladie est trompeuse, et il a reçu l'absolution et l'extrême-onction à l'édification générale! J'ai assisté à cette cruelle cérémonie, et il m'a tenu la main jusqu'au dernier moment.

«Je me suis retiré à la campagne; mais, j'ai pris toutes les précautions nécessaires pour que tout se passât convenablement. L'abbé de Savoie, le digne prêtre que je veux nommer à Votre Majesté, est resté auprès de lui, et sir Alexandre Boile, le gouverneur de Malte (dont je ne puis assez me louer), veut bien se charger du reste. Il sera déposé dans la chapelle de France de l'église de Saint-Jean, l'ancienne église de l'Ordre et sépulture des Grands Maîtres, et je n'ai aucun doute que ces tristes cérémonies ne soient conduites très convenablement.»

En supprimant, dans la vie du duc d'Orléans, un sujet de préoccupations aussi propres à la remplir qu'elles étaient cruelles, la mort de son frère le livrait à l'isolement, et allait lui rendre plus pesante l'inaction à laquelle les circonstances le condamnaient. Il semble alors le prévoir et ne vouloir pas s'y résigner. Tout en lui révèle un ardent désir de combattre, de témoigner avec éclat de son zèle pour la cause royale et, si l'occasion lui en est actuellement refusée, de prouver que partout où il le peut, il se solidarise avec les Bourbons. Ce désir le conduit de Malte à Palerme, où le roi des Deux-Siciles et sa famille, chassés de Naples, se sont de nouveau réfugiés. En y arrivant, au commencement de juillet, il déclare aux souverains vaincus qu'il vient se mettre à leur service, et il demande une place dans leur armée.

Il insiste avec d'autant plus d'énergie pour l'obtenir, qu'admis dans leur intimité, il a distingué leur plus jeune fille, la princesse Marie-Amélie, alors âgée de vingt-huit ans, sœur de Marie-Christine refusée, en 1800, au duc de Berry, et tante de Marie-Caroline encore enfant, que ce prince épousera au lendemain de la seconde restauration de Louis XVIII. Le duc d'Orléans connaissait déjà de réputation Marie-Amélie; il a entendu vanter ses vertus, la maturité de son esprit, sa grâce. En la voyant, il constate que ce qu'on lui a dit d'elle est encore au-dessous de la vérité; il subit le charme qu'elle exerce sur tous ceux qui l'approchent; il conçoit l'espoir de lui plaire, d'en faire la compagne de sa vie, et, pour la convaincre qu'il est digne d'elle, il se voue à la cause de ses parents. Ils sont Bourbons eux aussi. En combattant pour eux, il acquerra de nouveaux titres à la gratitude des Bourbons de France.

À ce moment, les tragiques incidents de la guerre d'Espagne, la captivité des deux rois et des Infants, le soulèvement de la nation espagnole contre la tyrannie et les usurpations de Napoléon, ont décidé le souverain de Naples à envoyer dans ce pays son second fils, le prince Léopold, pour y exercer l'autorité royale au nom de ses cousins. Dans cet événement, le duc d'Orléans trouve l'occasion qu'il cherchait. Sans prendre le temps de solliciter l'agrément de Louis XVIII, ce dont il s'excusera, il demande à accompagner le prince Léopold, et à servir dans les armées espagnoles «contre Buonaparte et ses satellites». Mais, sa requête à peine connue à la cour de Palerme, de toutes parts, dans l'entourage des souverains, s'élèvent des protestations. Il apprend qu'on le calomnie auprès d'eux. Pour entraver et paralyser son zèle, ses ennemis prétendent qu'après fructidor il a cherché à devenir roi de France, et qu'il n'a pas renoncé à ce dessein. Sa soumission à Louis XVIII est présentée comme un acte d'hypocrisie. C'est la reine de Naples elle-même qui lui fait part, «avec la franchise la plus noble,» des soupçons injurieux dont il est l'objet. «Il ne m'a pas été difficile, écrit-il à Louis XVIII, d'en effacer jusqu'à la moindre trace, car la grande âme de Sa Majesté sicilienne sait triompher de ses préventions, quand elle s'aperçoit qu'elles sont sans fondement. Cependant, en me rappelant que verba volant et scripta manent, j'ai voulu remettre entre les mains de la reine le témoignage écrit de ce que j'avais eu l'honneur de lui dire verbalement.»

Ce témoignage écrit est daté de Palerme, le 6 juillet 1808.

«Madame, les bontés dont Votre Majesté vient de me combler, et la franchise si noble et si digne d'elle, avec laquelle elle a daigné me questionner sur un point relativement auquel il me tardait de pouvoir lui manifester mes sentiments, me font espérer qu'elle me pardonnera de l'importuner d'une lettre ou je puisse les répéter et les constater de la manière la plus formelle, la plus positive et la plus solennelle. Plus j'éprouve de satisfaction à profiter de la permission que Votre Majesté a daigné m'accorder de la rendre dépositaire des sentiments qui m'animent et dont j'ai fait profession depuis longtemps, et plus je désire le faire par écrit et de manière à défier toutes les insinuations de l'envie et de la calomnie, quel que soit le succès de mes efforts ou le sort que la Providence me destine. J'ose donc espérer que Votre Majesté me pardonnera de lui parler de moi, autant que je vais être obligé de le faire pour atteindre ce but.

«Je suis lié, madame, au roi de France mon aîné et mon maître, par tous les serments qui peuvent lier un homme, par tous les devoirs qui peuvent lier un prince. Je ne le suis pas moins par le sentiment de ce que je me dois à moi-même, que par ma manière d'envisager ma position, mes intérêts, et par le genre d'ambition dont je suis animé. Je ne ferai pas ici de vaines protestations; mon objet est pur, mes expressions seront simples. Jamais je ne porterai de couronne, tant que le droit de ma naissance et l'ordre de succession ne m'y appelleront pas; jamais je ne me souillerai en m'appropriant ce qui appartient légitimement à un autre prince. Je me croirais avili, dégradé, en m'abaissant à devenir le successeur de Buonaparte, en me plaçant dans une situation que je méprise, que je ne pourrais atteindre que par le parjure le plus scandaleux, et où je ne pourrais espérer de me maintenir quelque temps que par la scélératesse et la perfidie dont il nous a donné tant d'exemples.

«Mon ambition est d'un autre genre; j'aspire à l'honneur de participer au renversement de son empire, à celui d'être un des instruments dont la Providence se servira pour en délivrer l'espèce humaine, pour rétablir sur le trône de nos ancêtres le roi mon aîné et mon maître, et pour replacer sur leurs trônes tous les souverains qu'il en a dépossédés. J'aspire peut-être plus encore: à l'honneur d'être celui qui montre au monde que, quand on est ce que je suis, on dédaigne, on méprise l'usurpation, et qu'il n'y a que des parvenus sans naissance et sans âme qui s'emparent de ce que les circonstances peuvent mettre à leur portée, mais que l'honneur leur défend de s'approprier. La carrière des armes est la seule qui convienne à ma naissance, à ma position, et, en un mot, à mes goûts. Mon devoir s'accorde avec mon ambition pour me rendre avide de la parcourir, et je n'ai point d'autre objet. Je serai doublement heureux d'y rentrer, si elle m'est ouverte par les bontés de Votre Majesté et par celles du roi son époux, et si mes faibles services peuvent jamais être de quelque utilité à leur cause, j'ose dire à la nôtre et à celle de tous les souverains, de tous les princes et de toute l'humanité.»

Cette lettre éloquente, dont les événements ultérieurs, si regrettables qu'ils aient été, n'autorisent pas cependant à suspecter la sincérité, eut raison des insinuations calomnieuses auxquelles elle répondait, et le duc d'Orléans obtint d'accompagner en Espagne le prince Léopold. Il l'annonça à Louis XVIII, en lui envoyant une copie de sa protestation. Avec une chaleur de jeunesse, dont on ne doit pas être surpris de voir son âme embrasée à cette époque de sa vie, il ajoutait:

«Sire! puissé-je avoir bientôt le bonheur de combattre vos ennemis! Puissé-je avoir le bonheur plus grand encore de participer à les faire rentrer sous le gouvernement paternel, sous la protection tutélaire de Votre Majesté! Je sais, Sire, que le rétablissement de Votre Majesté est un des vœux les plus chers que forment Leurs Majestés siciliennes, et que le prince Léopold est animé des mêmes sentiments. Nous ne pouvons pas pénétrer les décrets de la Providence et connaître le sort qui nous attend en Espagne; mais, je ne vois qu'une alternative: ou l'Espagne succombera ou son triomphe entraînera la chute de Buonaparte. Je ne serai qu'un militaire espagnol tant que les circonstances ne seront pas de nature à déployer avec avantage l'étendard de Votre Majesté; mais, nous ne manquerons pas l'occasion, et si, avant que j'aie pu recevoir ses ordres et ses instructions, nous pouvions déterminer l'armée de Murat ou celle de Junot à tourner leurs armes contre l'usurpateur, si nous pouvions franchir les Pyrénées et pénétrer en France, ce ne sera jamais qu'au nom de Votre Majesté, proclamé à la face de l'univers, et de manière à ce que, quel que soit notre sort, on puisse toujours graver sur nos tombes: «Ils ont péri pour leur roi, et pour délivrer l'Europe de toutes les usurpations dont elle est souillée.»

Cette profession de foi rédigée et expédiée, le duc d'Orléans prépara son départ. Il devait s'embarquer avec le prince Léopold aussitôt que les pourparlers engagés par le roi de Naples avec l'Angleterre, pour obtenir la reconnaissance de son fils comme régent d'Espagne, auraient abouti. Mais l'Angleterre, à qui le projet ne souriait pas, fit traîner la négociation, ajourna ses réponses et souleva tant de difficultés que, finalement, le projet dut être abandonné, au moment même où une lettre de Louis XVIII apportait au duc d'Orléans une approbation pleine et entière de sa conduite. Cruellement déçu, il ne renonça pas cependant à passer en Espagne, et, pour s'y faire recevoir, il mit en œuvre toutes les influences dont il disposait auprès des patriotes de ce pays.

Entre temps, des circonstances heureuses lui apportaient d'amples dédommagements. Sa mère et sa sœur, desquelles il était séparé depuis tant d'années, purent le rejoindre à Palerme, et son mariage avec la princesse Marie-Amélie suivit de près cette réunion[83]. Enfin, au lendemain de son mariage, dans le courant de mai 1810, il recueillait le fruit de ses démarches en Espagne. Le Conseil suprême de régence, siégeant à Cadix, au nom de Ferdinand VII, l'appelait au commandement de l'armée espagnole en Catalogne, et lui envoyait une frégate, la Venganza, pour l'y transporter.

«Je ne crains pas de confier au cœur paternel de Votre Majesté, écrivait-il à son royal cousin, combien il m'est douloureux de m'éloigner de Leurs Majestés siciliennes, dont les bontés pour moi sont si grandes; de ma mère et de ma sœur sitôt après leur réunion; de ma femme, qui a tellement fait mon bonheur pendant le temps si court que j'ai passé avec elle, que son absence va m'être bien pénible; enfin, de l'enfant dont bientôt elle me rendra père, et à la naissance duquel il m'eût été si doux d'assister; mais, balancer à partir me serait absolument impossible, et, quels que soient les sentiments de douleur dont mon cœur est rempli, je pars avec satisfaction.

«Il y a déjà deux ans, Sire, que dans une lettre dont Votre Majesté m'honora, Elle daigna exprimer le vœu que je fusse admis à servir, avec la magnanime nation espagnole, la cause de son monarque infortuné et la cause de Votre Majesté. J'ose me flatter que de nouvelles espérances pourront renaître quand la France et les armées françaises verront le premier prince de votre sang commander une armée aux frontières; et si la Providence m'accorde des succès, j'espère, Sire, contribuer, non seulement au rétablissement du roi Ferdinand VII sur son trône, mais encore à celui de Votre Majesté sur le sien. C'est à cette gloire, la plus belle de toutes pour moi, que j'aspire sous la protection du ciel[84]

Le 22 juin, après une course en Catalogne où il ne fit que passer, le duc d'Orléans arrivait à Cadix pour se mettre aux ordres du Conseil de régence. «Ma réception à Tarragone, écrivait-il encore au roi, celle qui m'est faite ici, et la manière dont on veut bien m'y voir, sont une preuve de plus de l'attachement de la nation espagnole au sang de ses rois. Votre Majesté, le digne chef des Bourbons, en sera touchée et en jouira. Pour moi que cet honorable appel du Conseil suprême de régence va mettre à portée de prendre part aux efforts par lesquels cette nation loyale et généreuse étonne l'Europe depuis plus de deux ans, j'ambitionne la gloire de n'être surpassé par aucun Espagnol dans le dévouement pour une si belle cause, et puissé-je, Sire, en remplissant les vues de ce gouvernement, et faisant une guerre à mort à Buonaparte, contribuer enfin au rétablissement des rois légitimes, rétablissement sans lequel je suis bien convaincu qu'il ne peut y avoir ni paix, ni repos pour les peuples.»

Louis XVIII ne pouvait n'être pas touché par ce langage, et, bien qu'on doive supposer qu'il regrettait que le commandement attribué au duc d'Orléans n'eût pas été offert au duc d'Angoulême ou au duc de Berry, dont il réclamait en vain, depuis deux ans, l'admission dans l'armée espagnole, il n'hésita pas à féliciter son cousin d'être enfin parvenu en Espagne:

«Je vous y vois avec autant de satisfaction que de confiance. Vous ne perdrez jamais de vue, j'en suis bien certain, que ce n'est pas seulement la généreuse nation qui vous a fait un appel si flatteur, ni le monarque infortuné auquel tant de liens vous attachent que vous êtes destiné à servir, mais votre propre pays, le souverain, l'oncle qui vous chérit, et que me frayer le chemin de la France, soit directement, soit par l'Espagne, est le but auquel doivent tenter tous vos efforts.

«Cette lettre, ajoutait le roi en post-scriptum, n'ayant pu partir aussitôt que je le croyais, j'ai eu le temps de recevoir la vôtre du 12 mai. Tous les sentiments que j'ai essayé de rendre dans celle-ci, vous les exprimez bien mieux que moi. Aussi, je ne saurais vous dire à quel point j'en suis touché. Je le suis surtout en voyant tous les sacrifices que vous faites à la gloire. Continuez; c'est ainsi qu'on y parvient.»

Cet écrit n'exprimait pas toute la pensée de Louis XVIII; mais, nous pouvons la saisir dans une note qu'il envoyait au duc d'Orléans quelques semaines plus tard. Il ne lui suffisait pas que son cousin eût été appelé en Espagne; il eût voulu y être appelé lui-même. Au commencement de 1810, un agent espagnol, M. de Cevallos, étant venu à Londres, il lui avait envoyé d'Avaray pour le conjurer d'user de toute son influence sur ses compatriotes révoltés contre Napoléon, pour les déterminer à admettre dans leurs rangs le roi de France.

—Je ne veux être pour eux qu'un soldat de plus, avait-il chargé d'Avaray de dire en son nom à Cevallos. Mais, ce soldat peut devenir leur plus puissant allié. En attendant, son zèle sera toujours le même. Je me serais jeté avec joie dans Saragosse, la veille du jour où cette illustre et malheureuse ville a succombé sous le nombre des assaillants. De même, on me trouvera toujours prêt à voler, moi le premier et tous les miens ensuite, partout où nous serons appelés par les fidèles et valeureux sujets de Ferdinand VII.

L'Angleterre avait fait échouer la démarche de d'Avaray. Mais, Louis XVIII s'était obstiné dans son dessein, et, quand il sut le duc d'Orléans à Cadix, il s'empressa de le lui confier, en lui demandant d'en seconder l'exécution. Malheureusement, lorsque les instructions qu'il lui adressait à cet effet arrivèrent au prince, l'Angleterre, qui persistait dans sa volonté de ne pas mettre en activité les Bourbons de France, et qui redoutait peut-être que le duc d'Orléans, à la faveur de la popularité qui lui semblait promise, ne se fit proclamer régent d'Espagne, avait exigé son départ. Il s'apprêtait à retourner à Palerme où, jusqu'en 1814, il allait vivre inactif et oublié. Il lui était, dès lors, impossible de se prêter à ce que le roi attendait de lui.

Le mariage du duc d'Orléans n'est pas le seul qui eut lieu vers la même époque dans la famille royale. Il y avait alors trente-huit ans que le prince de Condé vivait publiquement avec la princesse de Monaco. Elle n'avait pas cessé, durant ce temps, de partager ses périls, ses peines et ses rares joies; pour lui venir en aide dans les jours de détresse, elle avait sacrifié sa fortune; en un mot, ne le quittant jamais, elle s'était montrée en toute occasion tendrement dévouée. Sur la foi de l'Almanach de Gotha, on les croyait mariés depuis 1798, et leur existence était, en effet, celle d'époux étroitement unis[85]. Mais, la bénédiction religieuse, sans qu'on puisse s'expliquer pourquoi ils ne l'avaient pas demandée, manquait à leur union. À la fin de 1808, alors qu'ils étaient, depuis plusieurs années, installés à Wamstead house, ils résolurent de la régulariser. L'autorisation du roi étant nécessaire, le prince de Condé lui écrivit le 17 décembre, pour la solliciter.

«J'avais, de plus, disait-il dans une longue lettre, une permission à demander à Votre Majesté. Elle me tient au cœur depuis longtemps, et j'ose espérer qu'Elle me l'accordera sans peine. Mais, j'ose demander à Votre Majesté, avec les plus vives instances, le plus absolu secret pour la chose, jusqu'à ce qu'elle s'effectue, ce qui ne sera pas long, dès que j'aurai obtenu une réponse favorable de Votre Majesté. Votre Majesté sait sentir, et cela m'épargne la nécessité de tout préambule.

«Je viens donc au fait, et la grâce que je demande à Votre Majesté, c'est de me permettre d'épouser la veuve d'un prince souverain, duc et pair de votre royaume, la princesse douairière de Monaco. Notre bonheur mutuel y est attaché. Mais, il n'échappera pas à Votre Majesté, que cette union est trop convenable, de part et d'autre, pour que les deux parties contractantes aient l'air d'en rougir, en tenant ce mariage secret, et en faisant croire que Votre Majesté n'y a consenti qu'à regret. J'ose donc la supplier, si elle y consent, de vouloir bien spécifier dans la réponse dont elle m'honorera, qu'Elle consent, avec grand plaisir, à l'union de son cousin le prince de Condé et de sa cousine la princesse douairière de Monaco, et que son intention est, sans aucun doute, que, du moment de la célébration, elle jouisse du rang et de tous les droits, honneurs et prérogatives, dont toutes les princesses du sang ont toujours joui ou dû jouir. Si Votre Majesté veut y ajouter quelques mots marquants de ces bontés que Votre Majesté a déjà témoignés avec tant de grâce à la princesse, elle en sera bien respectueusement et bien vivement reconnaissante ainsi que moi.

«Si Votre Majesté fait notre bonheur, j'ai l'honneur de la prévenir que notre intention (la seule qui convienne à notre âge) est que le mariage se fasse dans une chambre et sans la plus petite cérémonie d'invitation. Tout sera prêt et conclu trois ou quatre jours après que j'aurai reçu la permission de Votre Majesté; par conséquent, cela ne passera pas la semaine de Noël. Si, par hasard, on représentait à Votre Majesté ma démarche comme une retraite du service de sa cause, je désavoue d'avance cette fausse interprétation, car je suis prêt à partir, dès le lendemain, soit pour l'Espagne, soit pour tout autre endroit (sans en excepter la France) où il plaira à Votre Majesté de m'envoyer, ou de me mettre à sa suite. Je ne serais pas digne de celle que j'épouse, si je pouvais balancer un moment à remplir ce devoir.

«Je soumets à Votre Majesté, comme de raison, l'extrême désir que j'ai de satisfaire mon cœur tendre, reconnaissant, et qui ne s'est jamais démenti depuis quarante-cinq ans. La permission que je sollicite en ce moment redoublera, s'il est possible, l'attachement sans bornes et le profond respect que Votre Majesté me connaît pour Elle.—Louis-Joseph de Bourbon

À cette lettre noble et touchante, qu'appuyaient auprès du roi les éminents services que, depuis son avènement, lui avait rendus le prince de Condé, il ne pouvait ne pas répondre par une adhésion sans réticences. Il la lui envoya dès le lendemain.

«J'approuve, mon cher cousin; je félicite; je vous charge spécialement d'en faire mon compliment à la princesse. Nous étions cousins par l'usage, nous le serons en réalité, et j'en aurai d'autant plus de satisfaction à lui en donner le nom. Vous ne serez pas surpris que je fasse mon thème en deux façons; c'est votre parent, c'est l'ami du nouveau ménage qui parle ici tout à son aise; mais, c'est le roi qui consent au mariage, et il devait prendre un ton plus grave.

«Vous terminez votre lettre par une protestation dont je suis fort touché, mais qui était en vérité bien superflue. Certes, tant que vous existerez, je ne compterai pas moins sur votre bras que sur votre cœur; c'est tout dire, et si nous sommes assez heureux pour voir la fin de notre inaction, je suis bien certain que Mme la princesse de Condé attachera votre cuirasse, non sans émotion, mais d'une main assurée.»

À ces protestations affectueuses était jointe la formule du consentement: «Je consens avec grand plaisir à l'union de mon cousin le prince de Condé avec ma cousine la princesse douairière de Monaco, et mon intention formelle est que, du moment de la célébration, elle jouisse du rang et de tous les droits, honneurs et prérogatives dont toutes les princesses du sang ont toujours joui ou dû jouir. Je ne puis m'empêcher d'ajouter ici que ce mariage m'est d'autant plus agréable, que j'y vois pour les deux époux, la source d'un bonheur bien mérité par d'éclatants services et par une inaltérable pureté de principes.—Louis

Enfin, jaloux d'envelopper cette autorisation d'une bonne grâce éclatante et particulière, le roi envoyait à la future princesse de Condé ce charmant billet: «Ma cousine (c'est, je crois, la première fois que j'écris à Mme la princesse de Monaco, et, Dieu merci, ce sera la dernière; ainsi, il faut bien employer le protocole dans toute sa rigueur), je suis extrêmement sensible au remerciement que vous me faites. Je n'ai pourtant fait, en cette circonstance, qu'user de mon droit d'aînesse, et plût à Dieu que je l'employasse toujours aussi agréablement. M. le prince de Condé sera, j'en suis bien sûr, heureux par vous; vous le serez par lui et croyez, je vous prie, que cette idée contribue d'avance, efficacement, à ce bonheur particulier que vous voulez bien me souhaiter. Sur quoi je prie Dieu qu'il vous ait, ma cousine, en sa sainte et digne garde.»

Quoique les services de Condé et son long dévouement méritassent ces réponses, il en fut profondément touché et en remercia le roi avec effusion. «Je sais depuis longtemps que Votre Majesté possède, plus que personne, l'heureux talent de doubler le prix des grâces qu'Elle se plaît à répandre, par la manière obligeante et flatteuse dont elle veut bien les accorder. Mais, Elle n'en accordera jamais qui soient plus vivement senties que celles que j'obtiens aujourd'hui, pour moi personnellement, et pour la personne que j'ai tant de raisons de chérir. Recevez-en, Sire, mes remerciements les plus sincères. À tous les moments du jour, mon bonheur redoublera en disant à ma femme: C'est au roi que nous le devons; elle le sentira comme moi, et, malgré notre âge, nous éprouverons encore une jouissance, la plus pure de toutes, en réunissant dans nos cœurs les deux sentiments les plus doux pour des âmes honnêtes, une tendresse inaltérable et la reconnaissance la mieux sentie. Tous mes désirs se bornent désormais à vivre encore assez pour que ma femme (ou un boulet de canon) ne me ferme les yeux que quand ils auront vu la fin des malheurs de Votre Majesté.»

Le mariage fut célébré, la veille de la Noël, à minuit, dans la chapelle de Wamstead house. Les quatre témoins seuls y assistaient. Les deux enfants du prince de Condé, le duc de Bourbon et la princesse Louise, qui vivait alors dans la retraite à Badney Hall, comté de Norfolk, n'apprirent le mariage que le lendemain, par une lettre qu'il leur avait écrite au moment de conduire à l'autel la princesse de Monaco. Quant à celle-ci, il semble qu'elle n'ait attendu que la régularisation d'une union qui ne tirait jusque-là sa légitimité que de sa durée, pour subir les premières atteintes de la bronchite chronique qui devait, à quatre ans de là, l'arracher à la tendresse de son vieux compagnon. Pendant ces quatre années, c'est à peine, si deux ou trois fois par an, elle se montre chez le roi ou dans sa propre maison, et son mari paraît ne goûter de plaisir qu'à partager son existence retirée.

V
L'AFFAIRE D'AVARAY-PUISAYE

Sur ces entrefaites, parmi les incidents de toutes sortes qui remplissent la vie de Louis XVIII, en surgit un, au commencement de 1809, d'une exceptionnelle gravité. Le comte de Puisaye publiait ses mémoires. Dans le sixième volume qui venait de paraître, se trouvait une foudroyante attaque contre d'Avaray, sur lequel il s'efforçait de se venger de la disgrâce qui, depuis Quiberon, faisait de lui, aux regards du roi et des princes, un véritable paria. Il accusait nettement «le favori»: 1o d'avoir voulu le faire assassiner; 2o d'avoir cherché à détourner, à son profit personnel, les fonds destinés par la Trésorerie anglaise aux opérations de Bretagne; 3o d'avoir intercepté des lettres adressées au roi; 4o et enfin, d'avoir dénaturé les rapports relatifs à ces opérations. Il ajoutait que les deux premiers chefs d'accusation étaient établis par des écrits de la main de d'Avaray. Les journaux anglais ayant reproduit ces diffamations, d'Avaray protesta publiquement. Il somma Puisaye de produire ses preuves s'il en avait. «Je demanderai au roi la permission de les lui soumettre,» déclara Puisaye dans un avis au public. Alors d'Avaray écrivit à son maître; il le suppliait de ne pas rejeter la demande de son accusateur, et de désigner quelques personnes «dont les sentiments d'honneur et de délicatesse fussent universellement reconnus» pour recevoir et examiner ces prétendues preuves.

Le roi ne crut pas un instant à leur réalité. Il connaissait d'Avaray; il avait apprécié son dévouement, ce dévouement que, loin de l'affaiblir, les déceptions, les revers, une maladie incurable qui s'était aggravée avec l'âge, les coups répétés du malheur semblaient avoir fortifié en l'exaltant jusqu'à l'héroïsme. Depuis longtemps, il avait saisi toutes les occasions de le proclamer. Les hommages qu'il lui rendait tiennent une large place dans sa correspondance. Nous les trouvons, en quelque sorte, résumés dans une annotation de sa main, laquelle figure sur un état des traitements qu'il faisait à ses serviteurs. Cet état, dressé en 1807, était destiné à l'empereur de Russie, que le roi, en prévision de sa mort, suppliait de continuer ces pensions. À côté du nom de d'Avaray, lequel, en sa qualité de capitaine des gardes et de maréchal de camp, reçoit par an dix mille livres, on lit:

«Je lui dois la vie et la liberté. Cette obligation de l'homme est la moindre de celles du roi à son égard. Je n'ajoute qu'un seul mot: il ne lui a manqué qu'un Henri IV pour faire revivre Sully. Il est l'aîné d'une famille nombreuse et dévouée. Son père fut un des députés à l'Assemblée, qui ont le plus marqué par leur fidélité. Un de ses frères et un de ses beaux-frères sont morts au champ d'honneur à Quiberon. Il fit ses premières armes au siège de Gibraltar; il fut fait colonel à son retour, en récompense de sa conduite valeureuse, particulièrement à l'affaire des batteries flottantes, où il se trouva sur la plus exposée au feu de la place, sans que le devoir l'eût appelé à cette périlleuse attaque. Il a abandonné quatre-vingt mille livres de rente, auxquelles il était appelé en France, pour s'attacher à mon malheureux sort. Sa santé est absolument détruite par l'effet d'une cruelle maladie, fruit de ses fatigues, depuis quinze ans qu'il est mon compagnon d'infortunes, de travaux et d'exil.»

Sauf dans ses premières lignes, où il est visible qu'en comparant d'Avaray à Sully, Louis XVIII a parlé surtout le langage d'une amitié qui ne sait pas se contenir, cette note me dit que la vérité. Ce qui est vrai notamment, c'est l'attestation qui s'y trouve, de ce que coûtaient à d'Avaray les cruelles épreuves de l'exil, dont il avait toujours tenu à prendre sa part. Une santé compromise par les rapides progrès d'un mal ancien; des crises fréquentes qui, depuis plusieurs années, rendaient inhabitables pour lui, durant l'hiver, les pays du Nord et le condamnaient à des séjours périodiques en Italie; un lent affaiblissement de ses facultés physiques, qui ne laissait d'activité qu'à son esprit et à son cœur et le contraignait au repos: tel était le fruit de sa longue et laborieuse fidélité à la maison de France.

L'opinion qu'avait le roi de son ami ne pouvait donc être ébranlée par les accusations de Puisaye, pour lequel, depuis longtemps, il ne professait que défiance et mépris[86]. Il prit violemment parti pour l'accusé contre l'accusateur, et, loin de se prêter «à arranger l'affaire», comme le conseillait le cabinet britannique, il entendit lui donner le plus grand retentissement. Le 6 janvier 1809, au reçu du livre accusateur, il avait écrit à d'Avaray: «J'ai reçu, mon ami, votre lettre d'hier; je vous remercie d'avoir assez bonne opinion de mon courage, pour m'envoyer vous-même l'affreux libelle dirigé contre vous. Mais, le duc de Lorge me l'avait déjà apporté, et je me suis mis tout de suite à le lire, car il est nécessaire de connaître les productions de ses ennemis. C'est à dessein que je dis ce mot. Les vôtres sont les miens, non seulement de Louis, mais encore du roi. C'est l'être que de chercher à décrier l'homme qui, par vingt années des plus signalés services, possède la plénitude de ma confiance. J'ai donc lu avec dégoût, mépris et indignation ... Un seul mot de ma part répondra à ces viles attaques ... Je vous déclare duc et pair de France. Je vous attendrai cependant pour rendre, ainsi que le commande ma propre dignité, cette détermination publique. Mais, je ne souffrirai pas un plus long délai.»

Quant au conseil donné au roi d'accommoder l'affaire, à raison du tort que de pareilles discussions font à la cause royale, il lui arrache un cri de révolte: «Les discussions existeraient-elles, si au lieu d'écouter un misérable dont les vêtements dégouttent du sang de Quiberon et d'Auray, on eût écouté celui qui seul a le droit de parler? Accommoder l'affaire! Sans doute, cela serait aisé, même encore aujourd'hui, car les âmes de boue mordent sans colère. Mais, si Léonidas eût écouté les propositions de Xerxès, on n'eût pas écrit sur le rocher des Thermopyles: «Passant, va dire à Sparte que trois cents de ses enfants sont «morts ici pour obéir à ses lois,» et celles de l'honneur valent bien celles de Lycurgue.»

Ce langage, l'ardeur que mettait le roi à défendre d'Avaray, donnaient à la querelle un caractère dramatique. Les royalistes se divisaient et s'exaltaient. Le roi, supplié par d'Avaray, désigna douze gentilshommes pour procéder à une enquête: MM. de Coigny, de Vioménil, de Vaudreuil, de La Chapelle, de Lorge, d'Agoult, de Rivière, de La Bourdonnaye, de Bourgblanc, d'Outremont, de Bruslart et de Bar. Cette réunion, dans sa pensée, et il eut soin de le préciser, ne pouvait pas être un tribunal. «Je n'ai point le droit d'en ériger hors de France. Si j'étais rétabli sur mon trône, j'ordonnerais à mon procureur général de poursuivre légalement l'affaire. Un tribunal instruirait le procès et rendrait un jugement. C'est ce que la réunion ne peut faire. Elle doit donc s'en tenir à examiner et vérifier les pièces annoncées par M. de Puisaye et à m'en rendre compte. Elle doit se borner à me dire: Les lettres produites comme étant de la main de M. le duc d'Avaray n'en sont pas (dès lors tout tombe), ou bien: Elles en sont, et il résulte de leur examen que M. le duc d'Avaray a donné l'ordre de faire assassiner M. de Puisaye.»

Le 17 février, les commissaires se réunirent chez le comte de La Châtre. Mais, Puisaye ne comparut pas. Une lettre apportée en son nom vint déclarer qu'il n'était pas sujet français, qu'il ne communiquerait ses papiers qu'à trois personnes, lorsque le roi en aurait pris connaissance et décidé s'il ne s'y trouvait rien de nature à le compromettre. D'ailleurs, Puisaye avouait n'avoir pas encore ces pièces en mains: «C'est-à-dire, objecta quelqu'un, qu'elles ne sont pas encore fabriquées.»

Cette fois, le roi laissa éclater sa colère:

—C'est à moi désormais, s'écria-t-il, de prendre les résolutions que je croirai devoir adopter dans ma sagesse, envers un homme qui, me déclarant qu'il n'est plus mon sujet, prétend fixer la mesure de ma confiance à l'égard de ceux, qui se font gloire de l'être.

Cependant, sur les conseils des ministres anglais et sur les instances de d'Avaray, il consentit à réduire à trois membres la commission d'enquête. Le duc de Lorge, le comte de La Bourdonnaye et M. de Bourgblanc se transportèrent chez Puisaye. Ce dernier leur adjoignit le comte de Jarnac. L'enquête eut lieu. Puisaye, ayant produit une pièce grave, fut invité à la porter au roi et la lui soumit. D'Avaray était présent. Il lui fut facile de prouver que sa signature avait été contrefaite. Puisaye dut se retirer, couvert de confusion. Le roi chargea, le 1er mars, le comte de La Châtre d'aller rendre compte de l'incident au marquis de Wellesley, membre du cabinet anglais:

«Que ce ministre sache que M. de Puisaye a été convaincu, devant les princes de ma famille, devant moi, et en présence des personnes les plus recommandables de l'émigration, d'avoir produit un faux à l'appui des calomnies les plus criminelles contre le duc d'Avaray et contre moi-même, et, qu'en conséquence, je l'ai fait rayer de la liste des officiers généraux à mon service. Je désire que vous profitiez de la circonstance pour voir, d'une manière précise, les moyens que le gouvernement a pris pour arrêter désormais les libelles scandaleux que ce scélérat fait annuellement paraître. Ne manquez pas surtout d'informer le ministre du rôle que M. d'Antraigues a joué dans cette affaire, afin qu'il puisse juger de la confiance que mérite un pareil homme. Enfin, vous n'oublierez pas de répéter au marquis de Wellesley, que mes dispositions ne varieront jamais; que je considère les intérêts de son pays comme inséparables de ceux de la France, et conséquemment, des miens propres, et que je ne puis penser, sans d'amers regrets, qu'on n'ait jamais voulu m'entendre et particulièrement, en dernier lieu, au sujet de l'Espagne et des moyens puissants qu'offrait cette crise toute nouvelle pour attaquer enfin et terrasser la Révolution.»

Non content d'avoir fourni à son ami une occasion de se justifier en petit comité, le roi voulut revêtir cette justification de plus de solennité, en déférant l'affaire à son conseil de famille. Il le convoqua pour le 24 mars. À ce moment, la santé déjà si fragile de d'Avaray était menacée de nouveau et plus gravement qu'elle ne l'avait été. Il commençait à comprendre que son zèle serait désormais insuffisant pour la tâche à laquelle il le consacrait depuis si longtemps. Sans même attendre que les commissaires désignés par le roi, pour se prononcer sur les prétendus griefs de Puisaye, eussent rendu la sentence qui en démontrait la fausseté, il se décida à la retraite. De Londres où il s'était établi pour mieux tenir tête à Puisaye, il fit part de son désir à Louis XVIII. Celui-ci ne s'attendait que trop à cette demande, à laquelle l'avaient préparé des conversations antérieures. Sa réponse, datée d'Hartwell, le 24 mars, démontre cependant qu'il ne désespérait, pas de voir d'Avaray revenir auprès de lui.

«Je sors, mon ami, de mon conseil de famille, composé de mon frère, de mes neveux, de M. le prince de Condé et de M. le duc de Bourbon. Comme vous le savez, j'y avais appelé MM. l'archevêque de Reims, le duc d'Havré, le comte d'Escars, de Barentin, le comte de La Chapelle, le comte de Blacas et d'Outremont. Ce dernier a lu le rapport de l'examen, fait par mes ordres, des papiers produits par M. de Puisaye, et, avec la sagacité qui lui appartient, il a démontré, jusqu'à la dernière évidence, l'imposture et l'absurdité des inculpations articulées contre vous et contre moi-même. Chacun des membres, à commencer par mon frère, a déclaré que ce rapport ne faisait que le confirmer dans l'opinion qu'il a de vous et dans l'estime qu'il vous porte. J'ai ensuite ajouté qu'ayant, dès le principe, prononcé la mienne, je n'avais aucun besoin de ce témoignage pour asseoir mon jugement; mais, que l'amitié qui existe entre nous, faisant qu'en moi le roi devait se défier de l'homme, j'avais cru nécessaire de m'entourer des lumières de ceux qui, à juste titre, méritent le mieux ma confiance; que pleinement satisfait de ce que je venais d'entendre, et voulant que vous en fussiez informé d'une manière aussi honorable que les circonstances peuvent le permettre, je chargeais M. de Barentin, ancien garde des sceaux, et d'Outremont (qui vous portent cette lettre), d'aller vous exprimer le sentiment unanime et le mien propre.

«Dès que les trois commissaires auront rédigé le résumé qui doit fixer définitivement l'opinion publique sur cette criminelle affaire, et en attendant des temps plus heureux, où un jugement légal pourra donner un grand exemple, je ferai passer le dit résumé aux ministres de Sa Majesté britannique, afin d'obtenir leur assentiment à une publication qui nous est à tous deux également nécessaire. Ce résumé et le procès-verbal de vérification vous seront remis. Je n'ai pas besoin de vous dire qu'en terminant, j'ai ordonné, avec l'applaudissement général, au comte de La Chapelle, de rayer M. de Puisaye de mon état militaire. De plus, j'ai déclaré que mon intention était que mes fidèles sujets ne répondissent désormais que par le plus profond mépris, aux écrits que ce lâche imposteur pourrait publier.

«Maintenant, mon ami, je répondrai à la demande que vous m'avez faite de prendre du repos en vous préparant aux remèdes que les médecins vous ordonnent. Je ne ressens que trop vivement le déplorable état dans lequel votre santé est réduite après tant de souffrances; mais j'ai dû attendre encore, avant de vous satisfaire, que son résultat ne soit plus un secret pour personne; il ne faut pas donner pâture à la malignité.

«Depuis le 21 juin 1791, combien d'années de tourments, de travaux communs, de chagrins partagés nous ont rendus l'un à l'autre nécessaires! Soignez-vous, conservez-moi un ami si précieux; je n'ai pas besoin d'ajouter que je ne vous laisserai pas perdre de vue un instant que votre charge et ma juste confiance vous donnent un double devoir à remplir auprès de moi. Tout ce que je vous demande pour le moment, c'est d'attendre une quinzaine de jours, ayant indispensablement besoin de votre présence, pour bien mettre au courant les serviteurs que je me propose d'employer dans mon cabinet. Adieu, mon ami, je vous attends avec impatience.»

Tel fut, pour Louis XVIII, le plus grave événement de cette année 1809. Accessoirement à cet incident, s'en produirait un autre qui rappela douloureusement au monarque proscrit, qu'il vivait sur une terre étrangère, dépouillé de toute puissance. «Je vous déclare duc et pair de France,» avait-il écrit à d'Avaray, dans son ardeur à le couvrir de sa protection. Le cabinet britannique s'émut. Déjà, il avait refusé au comte de l'Isle le droit de créer publiquement des chevaliers du Saint-Esprit. Il n'entendait pas davantage lui laisser créer des ducs. Ce sont là privilèges du pouvoir royal, et, ce pouvoir, le prince ne l'exerçait pas. Le roi chargea La Châtre de rappeler que la dignité conférée à d'Avaray l'avait été en 1798; qu'elle ne constituait donc pas une création, mais une prise de possession. «Paul Ier ne s'étant pas borné à donner au roi de France un asile dans ses États, mais lui ayant de plus accordé ce qu'en terme de droit public j'appelle un territoire, le premier usage que j'en fis fut de créer d'Avaray duc et pair, en asseyant son duché sur la terre aujourd'hui lieu du noble exil de ses respectables parents, à laquelle j'espère un jour donner tout l'éclat que ma propre dignité comporte. Sa modestie m'arracha la promesse de n'en pas parler jusqu'à des temps plus heureux; mais, l'infâme Puisaye m'en a dégagé, et je déclare aujourd'hui ce que j'ai fait, il y a dix ans.»

Lord Liverpool, avec qui la négociation s'était ouverte sur ce sujet, n'accepta pas l'explication. Vainement, La Châtre observa qu'en se refusant au désir du roi, le gouvernement britannique aurait l'air de se déclarer contre lui en faveur de Puisaye; lord Liverpool refusa de reconnaître le nouveau titre de d'Avaray. «Le résultat de votre conversation avec lord Liverpool me peine et me blesse sans doute infiniment, mais ne me surprend en aucune façon. Ce n'est pas le premier procédé de cette espèce que j'éprouve ici. Il n'y a rien de plus à faire.» Dès ce jour, d'ailleurs, pour tous les royalistes, l'ami du roi, malgré le cabinet britannique, n'en fut pas moins duc d'Avaray et traité comme tel.

Si le gouvernement anglais se montrait intraitable toutes les fois que Louis XVIII tentait de faire acte de roi, il n'en était pas de même lorsqu'il s'agissait d'assurer son existence matérielle, et les refus, que presque toujours on opposait d'abord à ses demandes d'argent, ne tenaient pas devant des prières nouvelles. Au moment même où le cabinet venait de contester au monarque sans couronne le droit de décerner à ses sujets des honneurs et des titres, il cédait sur la question de son traitement. Elle était en litige depuis l'arrivée du roi. L'Angleterre, lasse de venir en aide aux émigrés, marchandait ses secours. Le roi criait misère; il se voyait contraint de supprimer les pensions accordées par lui à d'anciens et dévoués serviteurs. Avant de s'y résigner, il envoyait son frère à lord Hawkesbury. Le comte d'Artois ne parvenait pas à apitoyer le ministre anglais sur le sort du comte de l'Isle. Mais, ce dernier ne se tenait pas pour battu. Le 18 mai 1808, il adressait au gouvernement une requête dans laquelle il rappelait, d'après Mme de Sévigné, les secours accordés par Louis XIV au roi Jacques II, et réclamait la réciprocité[87]. À force de persistance et d'obsession, il obtenait enfin un subside annuel de six mille livres sterling: «Ce que c'est que de nous, pourtant! écrivait-il le 18 juin 1809. L'objet en question avait été d'abord estimé dix-sept mille cinq cents livres sterling, puis dix mille, puis sept mille, et je suis bien aise d'en avoir six mille. C'est que tout est comparaison et que six valent mieux que cinq.»

Ce traitement et celui de la Russie formaient alors le total des ressources du roi. C'était suffisant pour vivre, mais non pour indemniser ses agents de l'intérieur, dont les rangs, de jour en jour, s'éclaircissaient. Il fallut se résoudre à n'en plus avoir, et nul sacrifice ne pouvait lui être plus cruel que cette impossibilité d'entretenir des relations avec son royaume.

VI
JOSEPH DE MAISTRE

À peine installé auprès du roi, Blacas avait repris sa correspondance avec Joseph de Maistre. Par là, seulement, il pouvait recevoir des informations de quelque intérêt. Il suffira de brefs emprunts à ces lettres fiévreuses et vibrantes, pour faire comprendre avec quelle impatience elles étaient attendues par Louis XVIII, avec quelle avidité il les lisait. Le 8 octobre 1808, c'est de la guerre d'Espagne que de Maistre entretient Blacas et de l'entrevue d'Erfurth.

«Eh bien, monsieur le comte, que dites-vous de cette immortelle Espagne? Si l'on nous avait dit ici, pendant que nous étions à nous apitoyer sur l'état des choses:—Dans six mois, votre ami Napoléon perdra cinq ou six batailles de suite; on lui prendra quatre ou cinq de ses généraux, on lui fera des prisonniers par cinq ou six mille. Où est-ce que tout cela se passera? Nous aurions dit: En Pologne ou en Allemagne. Les nations y auront vu clair. Les princes seront d'accord, etc. etc. Alors si le prophète nous avait dit:—Nieton; tout cela se fera par des paysans espagnols, n'est-ce pas, mon cher comte, que nous aurions été bien ébahis? Que je regrette de ne pouvoir parler de toutes ces merveilles avec vous! Au reste, je tremble comme un roseau dans la crainte que toute cette belle affaire ne finisse mal. Nous ne manquons pas, comme vous pouvez bien l'imaginer, de gens qui nous prouvent par bons et beaux raisonnements que l'Espagne doit nécessairement plier. J'aime à croire tout le contraire. Je ne veux point trop me flatter; mais, quant à la possibilité, j'y crois fermement; je vais même jusqu'à la probabilité. Que de choses, monsieur le comte, peuvent naître de cette Espagne!

«Vous serez tombé des nues en apprenant le voyage d'Erfurth. Ici, tout s'est ébranlé pour l'empêcher; tout a été vain. Personne, dit-on, n'a été plus éloquent que la grande-duchesse Marie (Weimar). C'est que l'excellente dame en a tâté. L'empereur en est toujours venu au grand mot:—J'ai donné ma parole. Mais voici qui est remarquable, il a ajouté:—Je l'ai donnée quand il était heureux. Je ne puis la retirer à présent qu'il est dans le malheur. Dans ce dernier mot, je lus toutes les nouvelles d'Espagne que nous ne savions point encore. J'espère cependant que ce voyage ne produira pas tout le mal qu'on craignait.»

Les jours et les mois s'écoulent; les événements se succèdent, imprévus, émouvants, vertigineux; Joseph de Maistre continue à les commenter. Tout ce qu'il craint, tout ce qu'il espère, il le dit, s'estimant heureux, à l'en croire, d'être là où il est, séjour qui lui paraît délicieux quand il songe au reste de l'Europe, «ou, si vous voulez, à l'Europe, car il n'est pas bien clair qu'ici nous y soyons.»—«Dieu veuille que l'incendie ne vienne pas jusqu'à nous! écrit-il en août 1809; en attendant, au moins, ce poste vaut mieux que beaucoup d'autres. Que de belles choses a fait encore l'aimable Corse depuis que nous nous sommes séparés!»

Le 24 décembre 1809, la note est plus sombre.

«Je dirai comme vous, cher et aimable ami: hélas! que vous dirai-je? En effet, que peut-on dire au milieu de ce renversement universel dont nous sommes les témoins et les victimes? Vous avez vu la puissance autrichienne disparaître en trois mois, comme un brouillard du matin. A-t-on jamais rien vu d'égal à six armées commandées par six princes, tous grands généraux et tous d'accord; à cette invasion de l'Italie, avant d'être sûr de rien en Allemagne; à cette armée de Ratisbonne qui ne sait pas où est Buonaparte (vrai au pied de la lettre) et qui est écrasée en un instant, pendant qu'une armée de quarante mille hommes écoute tranquillement le canon de l'autre côté du Danube et demande ce que c'est; à ce général qui laisse traverser un fossé appelé Danube sans tirer un coup de fusil sur les traverseurs, qui se retranche de l'autre côté et se laisse tourner, etc., etc.? Enfin, mon cher comte, miracles, miracles et toujours miracles. Il faut s'envelopper la tête comme César et laisser frapper.

«... Je ne sais si c'est à M. le comte d'Avaray que j'écrivais un jour: L'or ne saurait couper le fer. Je ne m'en dédis pas: voyez le Tyrol! voyez l'Espagne! C'est une vérité qui ne doit certainement pas humilier les souverains. Mais, je ne veux point m'embarquer dans cette dissertation. L'édifice élevé par Buonaparte tombera sans doute. Mais quand? Mais comment? Voilà le triste problème. Le plus sûr est de compter sur une longue durée, car le monde entier est modifié par cette épouvantable révolution, et des ouvrages de cette espèce ne se défont pas en huit jours.

«Parmi tous ces miracles, le plus grand de tous ces miracles, c'est l'inconcevable aveuglement des princes qui jamais n'ont vu comment il fallait attaquer la révolution. Non seulement ils ont laissé égarer les yeux des Français; non seulement ils n'ont jamais voulu les fixer sur un objet unique; mais ils ont fini par prendre en aversion cet objet unique, et, au lieu de l'élever de toutes leurs forces pour le rendre visible au loin, ils n'ont rien oublié pour l'enterrer.»

Dans la même lettre, on lit ce post-scriptum:

«J'ai appris, mais sans détails, les changements qui se sont faits chez vous. J'ai su que vous étiez chargé des fonctions les plus honorables et les plus fatigantes. Tant pis pour vous, cher comte, mais tant mieux pour votre maître. J'honore beaucoup la fidélité et le dévouement de votre prédécesseur; mais, il était excessivement peu fait pour les affaires que vous faites, vous, à merveille. Vous aurez beaucoup de peine sans doute; mais cette peine est noble, honorable et digne de vous.»

À la date où Joseph de Maistre se réjouissait de voir Blacas prendre la direction des affaires du roi, la santé de d'Avaray l'avait contraint au suprême sacrifice que, depuis un an, la présence à ses côtés d'un collaborateur lui permettait de reculer, en lui donnant l'illusion que, de la petite maison de Chelsea, d'où il ne sortait plus qu'accidentellement, il était encore utile à son maître. Effrayés par les progrès de la maladie qui ravageait son corps épuisé, les médecins, non contents de lui ordonner le repos le plus absolu, conseillaient en outre un climat moins pluvieux et moins humide que celui d'Angleterre, plus chaud et plus salubre que celui même d'Italie. C'est dans l'île de Madère qu'ils voulaient voir le malade se fixer. De leur ordonnance, il n'acceptait encore qu'un article, celui qui prescrivait le repos; il repoussait l'autre, qui le condamnait à vivre loin du prince auquel il avait consacré sa vie et auprès duquel il craignait de ne pouvoir revenir. Mais, à quelques mois de là, le mal qui le minait, les conseils attristés de son maître, ceux de Blacas, allaient avoir raison de sa résistance et l'obliger à se soumettre aux prescriptions médicales.

Tout est déchirement dans son âme, à cette étape de sa vie qui sera la dernière. Il faut quitter ce qu'il a le plus aimé, renoncer à être le témoin du grand jour dont il n'a jamais désespéré et qui verra Louis XVIII rentrer triomphant dans sa capitale, aux acclamations de son peuple. Lorsqu'à la veille de son départ, le roi en larmes le serre dans ses bras, d'Avaray qui fait effort pour contenir les siennes, afin de ne pas dramatiser la tristesse de ses adieux, pressent qu'il ne le reverra pas, et, dans un élan de cœur, il le recommande au dévouement de Blacas.

Le 23 août 1810, après avoir attendu pendant toute une semaine les vents favorables, il s'embarquait à Falmouth, accompagné d'un jeune secrétaire, le comte de Pradel, dont, en peu de temps, il avait gagné l'affection, et du vieux domestique qu'il appelait son «fidèle Potin».—«Adieu, mon cher comte, mande-t-il à Blacas, au moment où le navire va mettre à la voile. Je suis, avec le sentiment du plus profond dévouement, aux pieds du roi et de son auguste famille.»

Si le comte d'Avaray avait abandonné la direction des affaires du roi quelques années plus tôt, son départ eût été considéré parmi les émigrés comme un événement d'importance. Ceux qui jalousaient sa faveur et attribuaient, les uns à sa modération relative, les autres à l'intransigeance de ses principes, l'échec des tentatives royalistes depuis quinze ans, se fussent réjouis, tandis que ses admirateurs auraient déploré l'effacement d'un conseiller qui, même lorsqu'il s'était trompé, n'avait jamais eu en vue que l'intérêt de son maître, et dont toute la conduite attestait le désintéressement.

Mais, au moment où il quitte la scène sans que l'on puisse espérer ou craindre de l'y voir revenir, Louis XVIII n'est pas seulement condamné à l'inaction par les circonstances qui semblent se liguer pour lui fermer le chemin de son royaume, il l'est aussi, comme nous l'avons dit, par les Cabinets européens qui ne croient pas plus au rétablissement des Bourbons qu'ils ne le souhaitent. La pauvre cour d'Hartwell est tombée dans un calme morne et mélancolique, où l'on pourrait voir la preuve d'un renoncement total à d'anciennes espérances, reconnues irréalisables, si l'on ne savait qu'en dépit de malheurs accablants, Louis XVIII, a conservé sa foi dans le triomphe de ses légitimes revendications. Le changement survenu dans son conseil passe inaperçu, même en Angleterre, inaperçu à ce point, que dix mois plus tard, le prince de Galles, récemment proclamé régent, invitant les princes de la maison de France à une fête qu'il doit donner au jour anniversaire de la naissance de son père, le roi Georges III, fait porter une invitation au comte d'Avaray.

«Il s'est passé quelque chose de fort singulier, écrit Blacas à son prédécesseur. M. le régent avait oublié que vous étiez à Madère et avait chargé le général Hamond de vous chercher à Londres et ensuite à Hartwell. Effectivement, ne vous ayant pas trouvé à Londres, il est venu ici, vous a demandé. On a cru qu'il voulait parler du duc d'Havré, et on l'a conduit chez lui ... On est venu aux explications, et le fait a été éclairci.»

Cet incident, d'autres encore, non moins révélateurs que celui-ci de l'indifférence et de l'oubli dont est l'objet la cour d'Hartwell, ne permettent pas de s'étonner du caractère de la correspondance de Blacas à cette époque. Les lettres qu'il écrit à de Maistre et aux rares agents royalistes répandus à l'étranger, ne s'alimentent guère que de discussions purement platoniques sur les événements, de réflexions plus ou moins judicieuses sur les hommes ou les choses.

Le 4 mars 1810, lorsque commence à se répandre la nouvelle du prochain mariage de Napoléon avec l'archiduchesse Marie-Louise, il écrit à son illustre ami: «On nous menace d'un mariage qui me fait frissonner. Une descendante de saint Louis! Une petite-fille de Louis XIV! Mon sang se glace ... Personne ne lui rappellera-t-il que quand on proposa à l'infante Charlotte d'épouser César Borgia, duc de Valentinois, elle répondit:

«—Je ne veux pas épouser un sanguinaire, un assassin, infâme par sa naissance, et plus infâme encore par ses forfaits.»

À propos de ce «fatal mariage», de Maistre écrira l'année suivante: «Vous savez bien que le cuivre seul et l'étain seul ne peuvent faire ni canon ni cloche, mais que les deux métaux réunis les font très bien. Qui sait si un sang auguste, mais blanc et affaibli, mêlé à l'écume rouge d'un brigand, ne pourrait pas former un souverain? Voilà la pensée qui m'a souvent assailli depuis la déplorable victoire remportée sur la souveraineté européenne par le terrible usurpateur.»

Le 9 avril 1811, Blacas engage de Maistre à travailler au rétablissement des liaisons qui n'auraient jamais dû cesser d'exister entre la Russie et l'Angleterre, et l'invite à en parler au comte de Romanzoff. «La Russie n'a rien ici à rendre ou à demander. Il en est de même de l'Angleterre, qui donnera à la Russie tous les subsides dont elle aura besoin, pour une guerre qui sera la conséquence de la paix, si elle consent à renouveler un traité de commerce qui a subsisté vingt années à l'avantage des deux pays, et l'on peut dire que ces vingt années ont été l'époque la plus florissante de la Russie.»

Un peu plus tard, à propos des malheurs de la Papauté, de Maistre, dans une lettre à Blacas, a parlé avec irrévérence des quatre fameuses propositions gallicanes de 1682, «le plus misérable chiffon de toute l'histoire ecclésiastique.»—«Je cache votre lettre aux regards de Bossuet dont le portrait est dans ma chambre, lui répond Blacas. Mais, où avez-vous vu le repentir et le désaveu de Louis XIV?» Et un débat s'engage qui donne lieu à de longues et intéressantes missives sans rapport avec les affaires politiques du roi, que la force majeure relègue à l'arrière-plan.

Elles tiennent encore moins de place dans les lettres que Blacas envoie à «son cher duc d'Avaray». Le sachant écrasé par la maladie et par la douloureuse séparation qui en est la suite, il l'entretient le moins qu'il peut de ce qui pourrait l'attrister, l'assombrir, et cherche surtout à le distraire en multipliant les détails sur les faits et gestes des princes et des personnes de leur société: Le roi a eu un douloureux accès de goutte.—Monsieur et le duc de Berry sont allés chasser chez lord Seveton.—Melchior de Polignac est venu faire signer par le roi le contrat de son mariage avec Mlle Le Vasseur de la Touche, nièce d'Édouard Dillon. Le père du marié est toujours en Russie. La goutte l'a mis dans un état affreux. La comtesse Diane est sourde à ne pas entendre un coup de canon.—Mmes de Narbonne et de Damas sont aux bains de mer.—Le duc de Grammont a eu la jaunisse à son retour des eaux.—Les gazettes avaient annoncé la mort de l'émigré comte de Langeron, général au service de la Russie. La nouvelle était fausse.—Le duc de Queensberry, qui vient de mourir, a laissé quelque chose à toutes ses connaissances. Mlle de Dortans, petite-fille d'un Hamilton, a eu mille livres sterling, ce qui est peu. Mais, on a tenu tant de propos sur les dames auxquelles il a laissé, qu'elle est très aise de n'avoir pas eu davantage.—Le roi a visité le château de Warwick et la ville de Manchester. Il est revenu enchanté de son voyage.

Et au milieu de ces détails qui relèvent de la chronique mondaine et ne sont intéressants que parce qu'ils nous initient à la vie des rares émigrés restés en Angleterre avec la famille royale, cette piquante observation qui nous révèle en Blacas le souci de l'étiquette: «L'archevêque de Reims doit me donner une lettre pour vous. À propos de lui, vous m'en avez adressé une que je lui ai remise, sur l'adresse de laquelle était: à Monseigneur l'Archevêque, etc. Il aurait trouvé très naturel que vous lui eussiez écrit à Monsieur l'Archevêque. Dans le fait, si ce n'est pour vous, c'est pour vos pairs que vous vous devez de ne pas donner du Monseigneur aux évêques, ni dans les lettres, ni sur le couvert. Je tâcherai de me procurer un petit protocole du style employé par les ducs dans certaines occasions, pour vous l'envoyer. Le roi me remettra une lettre pour vous, et j'en attends du duc d'Havré.»

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