Histoire de l'Émigration pendant la Révolution Française. Tome 3: Du 18 Brumaire à la Restauration
VII
LE COUP DE GRÂCE
Ainsi, la marche triomphante des Français en Allemagne et en Italie renversait tous les plans de l'Émigration. Le 11 juillet, le président de Vezet écrivait: «Bonaparte, dont un seul revers eût précipité la chute, s'affermit par des victoires et paraît un géant.» Et ce n'était pas tout. La police de Fouché avait mis la main sur les lettres que Willot adressait à Paris et qu'il signait Mesnard. Elle tenait tous les fils de la conspiration avortée. Pichegru, s'effondrant, comme Willot et Dumouriez, dans les ruines de sa trahison, se préparait à aller d'Augsbourg en Italie, et ses chevaux étaient expédiée déjà par la route d'Inspruck, quand il dut précipitamment prendre la fuite pour ne pas tomber aux mains des vainqueurs.
Les membres de l'agence de Souabe, après quelques mois d'une existence tiraillée, troublée par des discussions intestines, des jalousies méprisables, de mesquines rivalités, étaient, comme lui, contraints de fuir. Ils se dispersèrent. Dans le courant de septembre seulement, ils se trouvèrent réunis à Bayreuth, dans les États prussiens, sans ordres du roi, pris au dépourvu, la tête perdue au milieu des dramatiques incidents qui précipitaient la débâcle finale de leur parti. Sous la direction de d'André, un comité se forma des débris de l'agence et de quelques émigrés de bonne volonté, recrutés à la hâte. Pichegru, Précy, son neveu Imbert-Colomès, d'autres encore y figuraient. Ils se mirent en relations avec les Français royalistes, qui résidaient à Bruxelles et avaient échappé à la surveillance consulaire. Ils tentèrent même d'établir des communications avec les agences de France. Mais celles-ci se trouvaient désorganisées, à l'exception de celle de Lyon, et partout, sauf dans cette ville, les rapports restèrent infructueux.
Par Lyon, cependant, on parvint à faire passer quelques avis aux principaux chefs royalistes. Mais, dans le désarroi causé de tous côtés par l'énergie que déployait Fouché, ces avis n'avaient d'autre objet que de faire connaître aux agents du roi que toutes les opérations devaient être suspendues. Les ordres envoyés à cet effet de Bayreuth ne s'y formulaient qu'à la suite de querelles passionnées, où chacun s'efforçait d'imputer à autrui la responsabilité de la défaite.
Il s'y mêlait des questions d'argent, qui les envenimaient. Des réclamations arrivaient incessamment, venant d'émigrés qui s'étaient dévoués au service du roi et se plaignaient de n'avoir pas été payés. Ils demandaient à être dédommagés, sollicitaient ou même exigeaient des secours. Déshonorante et laborieuse était cette liquidation. Wickham, qui s'efforçait, en prévision de son prochain retour en Angleterre, de mettre un peu d'ordre dans ses écritures, demandait compte à Précy de ce que celui-ci devait encore sur les «cinquante-six mille louis» qui lui avaient été confiés. Précy était obligé d'avouer qu'il en avait employé une partie, cent vingt mille francs, en spéculations. Les marchandises, il est vrai, étaient en dépôt à Francfort. Mais l'incident, en s'ébruitant, donnait raison à ceux qui n'avaient pas craint de prédire que «Précy ne rendrait pas l'argent». Calomnieuse était l'accusation. Il voulait le rendre. Malheureusement, pour le rendre, il fallait attendre la vente des marchandises achetées à bas prix, et destinées à être débitées à Lyon, par un agent royaliste résidant dans cette ville, Goutailler, ancien officier de police, à qui Précy s'efforçait en vain de les faire passer.
D'autres personnages marquants de l'Émigration se voyaient l'objet d'accusations analogues. D'André lui-même n'était pas épargné. On le soupçonnait d'avoir reçu de Wickham, pour prix de ses services, une gratification de cinq cent mille francs, ce qui semblait d'autant plus monstrueux qu'on le croyait très riche, «à la tête de sept cent mille florins» déposés dans une banque de Vienne et «de propriétés en Allemagne». Vrais ou faux, ces scandales étaient commentés passionnément par les pauvres diables qui traînaient autour du comité leur lamentable misère: «Je vous prie de dire à M. d'André, mandait l'un d'eux, que je ne peux lui écrire pour le moment, n'ayant pas les moyens d'affranchir ma lettre.»
Imbert-Colomès, lui, ne se plaignait pas. Quoique se disant pauvre, il portait sa pauvreté fièrement, n'ayant pour vivre, au moins en apparence, que les trois cents francs de pension mensuelle que l'Angleterre, par l'intermédiaire de Wickham, payait à tous les députés «fructidorisés» qui avaient sollicité des secours. Cette modique pension lui permettait d'écrire à Thugut: «Quoique victime de la Révolution, j'ai des moyens de subsister sans être à charge à personne.» Cette fierté allait brusquement s'évanouir quand Wickham, ayant supprimé, au commencement de 1801, les traitements des membres de l'agence, Imbert-Colomès put croire que sa pension de «fructidorisé» serait comprise dans cette suppression. En réponse à la lettre larmoyante qu'il écrivit à Wickham, ce dernier s'empressa de le rassurer. Mais, le pauvre homme avait eu terriblement peur.
On voit dans quelles préoccupations sans dignité le comité de Bayreuth se débattait. Il essayait de se survivre pour justifier la générosité des Anglais, qui lui distribuaient encore capricieusement de maigres secours. Mais, vers la fin de 1800, Wickham donna l'ordre de dissoudre toutes les agences de France et de les avertir qu'il ne serait plus pourvu à leurs besoins. À ce moment, Pichegru venait de partir pour Londres; d'André songeait à disparaître, considérant son rôle fini. C'est à Précy qu'incomba le soin de transmettre, à Paris et à Lyon, les ordres de Wickham. Il saisit cette occasion d'appeler à Bayreuth son principal agent, Goutailler. Peut-être aussi, voulait-il s'entendre avec lui au sujet des marchandises déposées à Francfort et dont il attendait le prix pour rembourser Wickham.
Comment la police de Fouché fut-elle mise au fait du voyage de Goutailler? Il y avait à Bayreuth, dans le comité même, des agents du gouvernement français. L'un d'eux communiqua sans doute l'invitation adressée par Précy à Goutailler. Peut-être, Fouché fut-il averti par quelque émigré qui obtint à ce prix sa radiation. À Bayreuth, on soupçonna tout à la fois un sieur Duparc, parti pour Strasbourg, et une baronne de Kzopf, femme d'un colonel prussien, qui avait traversé cette ville, en allant en Hollande. Provoqué par ces individus ou par d'autres restés inconnus, l'ordre vint, de Paris à Strasbourg, d'arrêter Goutailler avant qu'il passât la frontière. Mais, soit maladresse, soit complaisance des gens de police, il la franchit librement, avec le même bonheur que cet abbé Rougier qu'on avait arrêté à Gap, pour l'envoyer à Paris, que ses amis enlevèrent aux portes de Lyon, que les agents reprirent et qu'ils relâchèrent moyennant douze mille francs.
Goutailler arrivait à Bayreuth, le 15 novembre. Les récits qu'il fit à l'agence, de l'état de la France et des tendances de l'opinion, ne changèrent, ne pouvaient rien changer à la résolution prise par Wickham d'arrêter toutes tentatives nouvelles pour soulever l'intérieur. Ils devinrent l'objet d'un rapport au roi, dicté par Précy à Goutailler, et qui concluait à l'impossibilité de sortir de l'expectative. Il est difficile d'ailleurs de comprendre pourquoi Goutailler passa six mois à Bayreuth, à cette heure de découragement, où tous les efforts étaient paralysés. Il n'en partit que le 16 mai, porteur de nombreux papiers et notamment de cinq lettres de Précy à divers agents, les invitant à suspendre tous les mouvements commencés. Le lendemain, comme il venait d'arriver à Strasbourg, il fut arrêté, ainsi que sa femme qui voyageait avec lui, et envoyé, sous bonne escorte, à Paris où on le mit au secret.
La nouvelle de cette arrestation terrifia Précy. «Si ses papiers ont été trouvés sur lui ou sur sa femme, écrivait-il, c'est un homme perdu et moi un ruiné, parce qu'il a mes fonds et que je ne pouvais me libérer, vis-à-vis de M. Wickham, que par ce moyen[40].» C'était déjà grave. Mais, l'événement devait avoir d'autres conséquences que l'arrestation d'un agent et la perte de quelques milliers de francs. La saisie des papiers de Goutailler révéla au ministre de la police l'existence du comité de Bayreuth. Sur son rapport, le premier Consul ordonna à Talleyrand de demander à Berlin l'arrestation des membres de ce comité. Beurnonville présenta la demande; elle fut accueillie par la Prusse, empressée à plaire à Bonaparte. Dans les premiers mois de 1801, Précy, le comte de la Chapelle et Imbert-Colomès étaient arrêtés à Bayreuth[41], leurs papiers saisis et les plus humiliants secrets de l'Émigration livrés à la publicité par les ordres du premier Consul. Ce fut la fin de l'agence de Souabe[42].
L'armée de Condé n'eut pas une moins pitoyable destinée. Après la bataille de Zurich, quand Paul Ier, imputant à ses alliés la responsabilité de leur défaite commune, les abandonnait et rappelait ses soldats, Condé avait reçu l'ordre de ramener les siens en Volhynie et de reprendre ses quartiers à Dubno. Mais, il redoutait un nouveau séjour dans les États du tsar. Il hésitait à se placer une fois de plus sous la surveillance de la police impériale, tracassière, soupçonneuse, défiante, à se livrer, lui et ses soldats, aux caprices de Paul Ier. Il s'effrayait surtout de l'oisiveté à laquelle on le condamnait, quand l'Angleterre et l'Autriche, loin d'être découragées et de déposer les armes, se préparaient à de plus ardentes luttes. Il avait alors demandé à Wickham et obtenu la faveur de passer au service britannique. On lui promit de l'employer à l'expédition qu'Autrichiens et Anglais songeaient à jeter sur les côtes occidentales. La petite armée, ne formant plus que quatre régiments, dut même se mettre en marche pour Livourne, où l'attendait une flotte. À Livourne, à ce que lui affirmait Ramsay, le commissaire anglais préposé par Wickham à la direction de sa marche, l'attendaient du matériel, des uniformes, des munitions, tout ce qui lui manquait.
Au mois de mai, elle se trouvait à Pordedone, dans les États de Venise. Après un court arrêt, elle se préparait à poursuivre son chemin, quand arriva la nouvelle de la bataille de Marengo. On apprenait en même temps que Moreau marchait sur la Bavière. Condé dut se porter sur les bords de l'Inn, au pont de Rosenheim, et y attendre les ordres de l'archiduc Jean d'Autriche à la disposition duquel il était laissé. Il se remit en route, atteignit sa destination et installa son quartier général à Pouding.
C'est là qu'il connut l'armistice conclu entre les armées belligérantes. Cet armistice dura cinq mois. Il prit fin le 1er décembre. Les hostilités s'engagèrent le même jour et débutèrent par une victoire de l'archiduc sur Moreau. Il est vrai que dès le lendemain, on écrivait du quartier général autrichien au prince de Condé: «Nous savons que l'armée du général Moreau est composée de sept divisions. Nous en avons combattu seulement quatre, nous ignorons où sont les trois autres.» Ces trois autres, commandées par Lecourbe et amenées par lui, en une nuit, des frontières du Tyrol sur les derrières des Autrichiens, gagnèrent, le 4 décembre, la bataille de Hohenlinden. Condé, qui n'avait pas combattu, fut contraint de battre en retraite.
Mais, le 8, il se trouva inopinément en présence des forces françaises. Elles passèrent l'Inn sous ses yeux, malgré ses efforts. Pour la première fois, depuis le commencement de la guerre, il était engagé isolément contre l'armée de Bonaparte, Français contre Français. «Chose remarquable, dit un témoin oculaire[43], les Français cherchèrent à nous obliger à la retraite, non par la force, mais par le nombre; ils tiraient en l'air, s'écriant qu'ils ne voulaient pas nous faire du mal. Ils étaient les premiers à nous avertir quand nous étions dépassés par eux sur nos flancs. Nous ne perdîmes personne. Il n'agirent pas de même vis-à-vis des Autrichiens. À peine arrivés, les Français les attaquèrent, et en moins d'une heure, leur perte s'éleva à plus de dix-huit cents hommes. Le général Moreau, en marchant par son flanc droit et en traversant les bois, aurait pu nous couper de Salzbourg et arriver avant nous sur la Salza. Nous avons su depuis qu'il ne l'avait pas voulu. Notre retraite se fit par la chaussée, et nous arrivâmes à Salzbourg sans avoir été entamés. Les ennemis nous suivaient, mais de loin, et sans nous inquiéter; ils s'arrêtaient quand nous faisions halte; on aurait pu croire que leur marche était concertée sur la nôtre. Tel était alors l'esprit de l'armée française à notre égard. Quoique défendant une cause différente de la nôtre, ces braves militaires ne pouvaient s'empêcher de nous estimer. Depuis, ils nous donnèrent encore d'autres preuves de leurs bons sentiments vis-à-vis de nous.»
Cette affaire fut la dernière de la campagne, la seule à laquelle prit part l'armée de Condé. Elle se dirigeait sur Vienne, à travers les montagnes de Styrie, sans être poursuivie, le gros des troupes françaises s'étant attaché à l'archiduc Jean, le poussant par un autre chemin, l'épée dans les reins, transformant sa retraite en déroute. Condé, plus heureux que lui, arriva sans encombre à Leoben[44]. Pendant ce temps, à Ems, l'archiduc Charles, remis en possession du commandement de l'armée impériale, négociait un armistice avec Moreau. L'armistice fut conclu. Il fallut alors évacuer Leoben, qui se trouvait compris dans les lignes de démarcation qu'allaient occuper les Français. Les deux armées françaises se rencontrèrent, et le prince de Condé, en quittant la ville, reçut les honneurs militaires des soldats de la République.
Quelques semaines plus tard, après la signature des préliminaires de paix, qui suivit l'armistice, l'armée de Condé traversait Gratz pour aller résider dans la Basse-Styrie, quand le commissaire anglais qui l'accompagnait annonça au prince qu'elle était licenciée. Le ministère Pitt n'existait plus. Ses successeurs étaient pressés de conclure la paix avec la France. Le licenciement d'un corps composé de Français, devait en être le préliminaire. Abandonnés ainsi à eux-mêmes, au fond d'une contrée inconnue, dont ils ne parlaient pas la langue et ignoraient les usages, privés de vivres pour eux, de fourrages pour leurs chevaux, obligés de les vendre à des Juifs et à vil prix, les Condéens furent plusieurs jours sans être avertis des conditions du licenciement. Une lettre de Wickham à Condé vint enfin leur annoncer que ceux qui voudraient rester au service de l'Angleterre seraient envoyés en Égypte et incorporés dans des régiments anglais. Aux autres, il était accordé une gratification égale à six mois de solde. Presque tous se firent inscrire sur la liste des gratifications, décidés à rentrer en France.
Le règlement de ces questions donna lieu à de pénibles incidents, engendra des discussions misérables, au milieu desquelles l'armée de Condé, après avoir vécu, durant douze années, d'une existence précaire et humiliée, à charge à l'Europe, inclinant tour à tour son drapeau blanc aux noires fleurs de lys, devant ceux de l'Autriche, de l'Angleterre et de la Russie, ne combattant presque jamais, arriva au bout de sa carrière sans gloire, aussi obscurément qu'elle l'avait parcourue. Quelques mois plus tard, à Lunéville, un traité solennel rendait la paix à l'Europe et consacrait les victoires de Bonaparte. C'était, pour la cause royale, le désastre, le coup de grâce.
VIII
LE ROI CHASSÉ DE MITAU
Quoique dans l'entourage de Louis XVIII, à la fin de 1800, on ne pût connaître encore ces événements, on ne s'y dissimulait pas que la situation générale se modifiait en des conditions défavorables à la cause royale. Le général de Sprengporten, allant à Bruxelles recevoir les prisonniers russes rendus à la liberté par Bonaparte, avait passé par Mitau. Son voyage était interprété comme la preuve des efforts du premier Consul, pour détacher l'empereur de la cause de ses ennemis, et l'engager dans la sienne. On n'allait pas encore jusqu'à croire à une alliance entre Paul Ier et lui; mais les négociations engagées à Paris, dont le secret avait transpiré, étaient de nature à la faire craindre.
Au mois de novembre, la disgrâce du comte Panin, qu'on avait toujours vu partisan des Bourbons, vint accroître ces légitimes inquiétudes. Renvoyé du ministère et nommé sénateur, il se voyait bientôt exilé dans ses terres, sans cause apparente. Son rival, Rostopchine, restait seul chargé de la direction du gouvernement, sous l'autorité de l'empereur. Avec Panin, le roi perdait son plus solide appui à la cour moscovite, et le comte de Caraman se trouvait obligé à une incessante circonspection pour ne pas se compromettre. De ces incidents, il fallait conclure que la coterie hostile au «roi de Mitau» l'avait emporté, dans les conseils de l'empereur, sur ceux qui le défendaient. Cependant, comme l'attitude de Rostopchine envers Caraman se maintenait bienveillante, Louis XVIII y aurait puisé des motifs de se rassurer, si la mobilité du caractère de l'empereur ne lui eût fait constamment redouter d'en devenir la victime.
Au même moment, elle se trahissait par des actes incompréhensibles et inexplicables. Le chevalier de Balbe, ministre du roi de Sardaigne, dont Paul Ier avait hautement épousé les intérêts, recevait tout à coup l'ordre de quitter Saint-Pétersbourg et de sortir de Russie, sur le seul soupçon d'avoir tenté d'opérer un rapprochement entre l'empereur et l'Angleterre. Le roi de Suède venu dans la capitale pour voir une des grandes-duchesses, dont on lui offrait la main, était contraint de partir, véritablement chassé par des procédés indignes de lui, qui succédaient tout à coup aux égards dont on l'avait d'abord comblé. L'ambassadeur anglais, lord Withworth, avait été précédemment expulsé[45], et le ministre de Danemark, Rosenkrantz, allait bientôt subir le même sort. Ces mesures de rigueur et de colère avaient pour effet d'entretenir, en les excitant, les alarmes de la cour de Mitau.
Elles étaient des plus vives au début de l'année 1801, et les événements du dehors semblaient se combiner pour les justifier. Les lettres de France apportaient des nouvelles désespérantes. Elles montraient les royalistes en butte à la persécution du gouvernement consulaire; elles signalaient des arrestations mystérieuses, des condamnations prononcées à huis clos et suivies d'exécution immédiate. Les papiers de Vienne n'étaient pas plus rassurants. Moreau menaçait cette capitale; injonction avait été faite aux étrangers d'en sortir. La Fare écrivait que, même en invoquant le nom du roi, il n'avait pu obtenir d'être excepté de ces ordres.
À la faveur de ces événements qui concouraient à démontrer la rapide ascension de Bonaparte, de graves rumeurs circulaient dans Mitau. D'après les unes, Louis XVIII allait essuyer une diminution de revenus; selon les autres, il cesserait d'être traité en roi; on commençait enfin à parler de son renvoi comme d'une chose vraisemblable, sinon résolue. Mais, malgré tout, il refusait d'ajouter foi à ces prédictions. Il les attribuait à la malveillance, sans parvenir à comprendre en quoi il avait mérité qu'elles se réalisassent ni à supposer Paul Ier capable de lui infliger le dur traitement qu'elles annonçaient. Caraman, à Saint-Pétersbourg, était dans le même état d'âme que son maître, inquiet, anxieux, tourmenté, mais bien loin de prévoir l'orage qui s'amassait sur sa tête. Il éclata le 4 janvier 1801, du calendrier russe.
Dans la matinée, Caraman avait écrit à Rostopchine pour lui demander à dîner. Celui-ci, étant invité, lui avait répondu en le priant de passer chez lui à six heures du soir. Il venait de recevoir ce billet lorsqu'on lui annonça un secrétaire du ministre comte de Palhen, grand maître de la police, chargé d'un message verbal destiné au roi. Ce message était un ordre de partir immédiatement pour Mitau. Stupéfait, Caraman allégua l'invitation qu'il venait de recevoir de Rostopchine. L'ordre qu'on lui signifiait de la part du comte de Palhen ne pouvait résulter que d'un malentendu, d'une erreur.
—Il est précis et positif, monsieur le comte, répondit le secrétaire, d'un ton qui ne permettait pas de contester cette affirmation.
Caraman reconnut qu'il ne pouvait qu'obéir.
—Je vais faire mes préparatifs de départ.
—Hâtez-vous. L'ordre porte que vous ne devez plus être à Saint-Pétersbourg dans deux heures.
Resté seul, le représentant du roi écrivit à Rostopchine, pour l'avertir de ce qui se passait. En attendant une réponse, qui d'ailleurs n'arriva pas, il procéda à la destruction de ses papiers. Au bout de deux heures, il sortit de la ville, et, après avoir couché dans un château appartenant à Panin, situé hors des portes, sur la route de Péterhof, il se mit en route pour Mitau. Lorsqu'il y arriva, le 7 janvier, à sept heures du soir, il n'avait pu découvrir pour quels motifs il était ainsi renvoyé, bien qu'il se le fût demandé tout le long du chemin. Était-ce pour avoir continué à entretenir des rapports avec Panin, malgré la disgrâce de celui-ci? Des propos, d'ailleurs très réservés, tenus par lui dans un dîner, avaient-ils été entendus par des gens affiliés à la police, et, pour s'en faire un grief contre lui, les avait-on dénaturés? Les rapports confidentiels qu'il envoyait au roi avaient-ils été détournés, et, dans ses libres réflexions, la police avait-elle trouvé des armes contre lui? Tout était possible; mais il ne pouvait rien préciser.
En entrant chez d'Avaray auquel il avait jugé bon de se présenter avant de demander à voir le roi, il le salua de ces mots:
—Me voici, je suis renvoyé.
«Frappé comme d'un coup de foudre à cette nouvelle imprévue, écrit d'Avaray, je lui demandai le détail des circonstances de son renvoi; je le sommai, sur son honneur, de m'en avouer franchement les causes, s'il y avait donné lieu.»
—Ma conscience ne me reproche rien, déclara Caraman; je le jure sur l'honneur.
Quelques instants après, admis en présence du roi, il lui faisait la même déclaration et n'eut aucune peine à le convaincre que sa conduite était irréprochable.
—Mais alors, objecta Louis XVIII, ne faudrait-il pas voir dans votre renvoi, une preuve de refroidissement de l'amitié du tsar pour ma personne ou d'un changement dans ses vues politiques?
Caraman ne le croyait pas. Le rendez-vous même que lui avait donné Rostopchine laissait supposer que ce ministre n'avait pas eu connaissance de ce qui se préparait, et l'empereur ne le lui eût pas caché, s'il s'était agi d'une simple modification dans la conduite de ses affaires. Sans chercher à en savoir plus long, le roi se décida à écrire à l'empereur.
Sa lettre était humble; elle se ressentait de ses appréhensions, de la crainte de froisser Paul Ier.
«Monsieur mon frère et cousin, profondément affligé de voir arriver le comte de Caraman auprès de moi, j'ai interrogé son honneur sur les causes de sa disgrâce. Il m'a répété les expressions de son dévouement pour la personne de Votre Majesté Impériale et m'a assuré ne connaître de son malheur que l'ordre qu'il a reçu de se rendre à Mitau. Dans la cruelle perplexité ou je me trouve et non moins frappé de la crainte d'un refroidissement dans l'amitié de Votre Majesté Impériale que de l'effet funeste, que le renvoi de mon ministre doit nécessairement produire pour mes intérêts, je la supplie, si la faute certainement bien involontaire du comte de Caraman n'est pas irrévocable, de me permettre d'en appeler à l'indulgence de Votre Majesté Impériale, ou s'il s'était irrévocablement perdu dans ses bonnes grâces, de vouloir bien m'autoriser à lui présenter de nouveau quelques sujets parmi lesquels elle daignerait choisir mon représentant auprès d'elle.»
Cette lettre fut adressée par d'Avaray à Rostopchine, qu'il priait de la remettre à l'empereur. Mais, elle produisit sur Paul Ier un tout autre effet que celui qu'en attendait le roi.
—Comment! il me demande compte de mes actions! s'écria-t-il en la recevant. Suis-je, oui ou non, maître chez moi?
Ce coup de colère était le prélude du malheur, plus grand encore que le renvoi de Caraman, dont le roi allait être frappé. Le 14 janvier, d'Avaray n'ayant pas encore quitté sa chambre, le général baron de Fersen, commandant militaire de Mitau, se présenta pour le voir. Ayant donné au roi d'incessantes marques d'attachement, le général était toujours accueilli en ami quand il venait au palais. D'Avaray s'étant empressé de le recevoir fut douloureusement impressionné en le voyant, tant était vive l'émotion que trahissaient son visage et les larmes qui voilaient ses yeux.
—Je suis au désespoir, dit Fersen; mais il faut que j'obéisse. Voilà une lettre pour le roi. En voici une autre du comte de Palhen qui me mande que Sa Majesté Impériale, ayant appris que la reine a formé un établissement près de Kiel, conseille au roi de songer à se rapprocher d'elle.
Fersen ajouta qu'il avait ordre de faire connaître au roi, dans les formes les plus convenables, la volonté de l'empereur de lui conserver son traitement. Il devait, en outre, rendre compte de l'effet que ces communications auraient produit sur son esprit. Le courrier qui avait apporté le message ne pouvait rester à Mitau que trois heures. En parlant, Fersen s'était encore plus attendri; mais, en l'écoutant, d'Avaray avait peine à contenir son indignation. Ils étaient aussi émus l'un que l'autre lorsqu'ils entrèrent dans le cabinet du roi. Louis XVIII lut d'abord la lettre à son adresse. C'était la réponse de l'empereur à la sienne relative à Caraman. Signée de Rostopchine, elle disait:
«L'empereur m'ordonne de répondre, pour s'éviter de dire lui-même, au roi, des choses désagréables. Sa Majesté ne doit pas intervenir en faveur de M. de Caraman, qui est un intrigant et a donné de justes sujets de mécontentement à l'empereur. L'empereur veut être maître chez soi. Il est fâché de rappeler au roi que l'hospitalité est une vertu et non un devoir.»
Louis XVIII parvint à maîtriser la colère que déchaînait en lui la dureté de cette déclaration. S'armant de sang-froid, il observa que cette lettre n'avait aucun rapport avec la commission dont d'Avaray venait de lui dire que Fersen était chargé. L'émotion empêchant Fersen de s'expliquer, le roi insista.
—Je suis très sensible, mon cher général, à l'intérêt que je vous inspire; mais, de quoi s'agit-il? L'habitude du malheur m'a accoutumé à tout entendre. Parlez sans crainte.
Fersen lui communiqua alors la lettre de Palhen. Elle était en allemand; il fallut la traduire, et le roi l'ayant lue continua:
—Quoique le malheur m'ait armé depuis longtemps contre les coups de la fortune, je ne devais pas m'attendre à celui dont elle me frappe en ce moment. Ce n'est point sur moi que porte ma douleur; c'est sur ma nièce. Il n'est pas dans le monde entier un coin de terre où je puisse reposer ma tête. Au surplus, l'empereur a été trompé. La reine n'est point établie à Kiel. Elle y attend la saison des eaux de Pyrmont, que sa santé l'oblige à prendre encore l'année prochaine. D'Avaray m'a prévenu qu'on me laissait deux heures pour ma réponse. Vous l'aurez dans deux heures.
Fersen s'étant retiré, le roi et son conseiller délibérèrent sur la conduite à tenir. Si Louis XVIII se fût écouté, il eût répondu à l'empereur sur le ton dont on venait d'user avec lui, et ainsi qu'il l'avait fait quelques années avant, au podestat de Vérone. Mais d'Avaray le ramena au calme et conseilla «une fierté modeste». Quoiqu'on pût supposer que le séjour de la reine à Kiel n'était qu'un prétexte, et qu'il y avait parti pris d'éloigner le roi, il ne fallait pas cependant mettre l'empereur, en le bravant, dans l'impossibilité de revenir sur la résolution que révélait la lettre de Palhen, et, même en prévoyant qu'elle serait maintenue, il y avait lieu de songer aux nombreux Français venus à Mitau à la suite du roi et de ne pas attirer sur leur tête une mesure aussi brutale que celle dont lui-même était menacé. Désabuser l'empereur quant au motif qu'il alléguait, lui montrer la duchesse d'Angoulême errante et sans asile, attendre ensuite les événements, c'était, selon d'Avaray, tout ce qu'il convenait de faire. L'idée de confier à la princesse le soin de supplier l'empereur fut écartée: cette lettre serait regardée comme dictée par le roi; on aurait dit que «jouant la fierté, il chargeait sa nièce de s'humilier pour lui». Finalement, l'avis de d'Avaray prévalut, et le roi, après un entretien avec elle, qui mit en lumière une fois de plus son courage, sa grandeur d'âme et sa tendresse pour son oncle, écrivit à l'empereur:
«Monsieur mon frère et cousin, le général d'infanterie baron de Fersen s'est acquitté de la commission que Votre Majesté Impériale lui a donnée pour moi. On n'a pas rendu à Votre Majesté Impériale un compte exact de ce qui regarde la reine mon épouse: obligée de prendre encore cette année les eaux de Pyrmont et ne pouvant rester dans un lieu inhabitable l'hiver, sa santé, d'ailleurs, ne lui permettant pas de faire deux fois, en aussi peu de temps, un pareil voyage, elle a cherché et trouvé avec bien de la peine, un lieu où elle pût attendre la saison des eaux, et qui, dans aucun cas, ne peut, ni pour elle ni pour moi, devenir un établissement; s'il en eût été autrement, j'en aurais informé Votre Majesté Impériale. Je vais faire mes préparatifs et les passeports de Votre Majesté Impériale me trouveront prêt à partir, sans savoir où reposer non ma tête, ce serait peu pour moi, mais celle de ma nièce.»
Le lendemain, le roi écrivit à son frère pour lui annoncer son infortune. Mais ses angoisses n'eurent d'autres confidents que d'Avaray et Caraman. Elles s'aggravèrent bientôt d'un nouvel incident. La pension de janvier n'avait pas été payée à l'échéance accoutumée, malgré les promesses de Palhen; le temps s'écoulait sans qu'elle arrivât. Il fallut envoyer une estafette à Riga, où, à ce que prétendait le vice-gouverneur de Mitau, l'argent était resté. Ce ne fut qu'après une longue et cruelle attente, que le roi fut mis en possession des fonds qui constituaient son unique ressource.
Jusqu'au 20 janvier, on fut sans nouvelles du tsar. Mais, ce jour-là, Fersen reçut de nouveaux ordres qu'il dut communiquer au roi. Ils lui enjoignaient de s'éloigner de Mitau à bref délai. Ils étaient accompagnés des passeports nécessaires pour le voyage et de la lettre écrite au tsar par Louis XVIII, à qui elle était retournée sans avoir été décachetée[46]. Après cette communication, Fersen, sans chercher à taire sa douleur, se tenait debout devant le roi. Celui-ci soudain se mit à pleurer. Il rappela qu'on était à la veille du jour anniversaire de la mort de son frère; que sa nièce, enfermée dans ses appartements, célébrait, par le recueillement, par la prière, cette douloureuse commémoration.
—Dois-je troubler ses larmes et l'arracher à sa pieuse méditation? demanda-t-il.
Fersen, très ému, prit sur lui d'ajourner le départ au surlendemain. Le roi, toutefois, ne voulut pas laisser ignorer à la duchesse d'Angoulême le nouveau coup qui les frappait. Suivi de d'Avaray et de Caraman, il se rendit auprès d'elle. La porte était close, gardée par le fidèle Cléry, qui ne l'ouvrit que sur la demande instante du roi. La princesse se tenait agenouillée devant son aumônier, l'abbé Edgeworth, le même qui avait assisté Louis XVI à ses derniers moments. Surprise par la présence de son oncle, elle se leva, courut à lui, l'embrassa en l'interrogeant et apprit que l'asile de Mitau leur était définitivement retiré. Elle reçut cette nouvelle avec un grand courage, remerciant Dieu, dit-elle, de n'avoir à déplorer d'autre malheur que le sien et non celui de la France. Elle s'attacha à rassurer le roi. Elle serait heureuse partout où elle pourrait le suivre et vivre auprès de lui. Elle demanda ensuite s'il lui serait permis de consacrer à la mémoire de son père les deux jours suivants, ou si l'ordre de partir devait être exécuté sur-le-champ. Sur la réponse de son oncle, elle reprit ses dévotions.
Durant la journée, la nouvelle répandue dans Mitau y donna lien spontanément à une manifestation de sympathies et de regrets. La foule se porta aux abords du palais. Il y avait là, à en croire un témoin oculaire, des gens de toutes conditions, des femmes, des vieillards, des enfants. Le roi ayant paru avec sa nièce, il y eut une poussée de cette foule vers eux. On s'inclinait sur leur passage, on leur baisait les mains. La noblesse courlandaise eut sa part dans ces démonstrations. Sans craindre de paraître désapprouver la rigueur déployée contre les exilés royaux, elle sollicita l'honneur d'être admise à leur faire ses adieux; elle leur offrit aussi ses services en vue d'adoucir la cruauté du maître.
Pendant ce temps, la petite cour procédait aux préparatifs de son départ, au milieu d'incidents qui témoignaient du trouble général. Le gouverneur de Mitau, d'Arsenieff, croyait que la volonté exprimée par le tsar s'étendait aux gardes du corps. Sans pitié pour leur âge et leurs infirmités, il leur enjoignait de s'apprêter à suivre le roi. On eut beaucoup de mal à lui faire comprendre que l'uniforme russe dont ils étaient revêtus les protégeait, et qu'étant à la solde de l'empereur, ils devaient être considérés comme appartenant à ses armées. Il se laissa enfin convaincre et rapporta ses premières instructions.
Le roi adressa alors à ces braves gens la proclamation que voici: «Une des peines les plus sensibles que j'éprouve au moment de mon départ, est de me séparer de mes chers et respectables gardes du corps. Je n'ai pas besoin de leur recommander de me garder une fidélité gravée dans leur cœur et si bien prouvée par toute leur conduite. Mais, que la juste douleur dont nous sommes pénétrés ne leur fasse jamais oublier ce qu'ils doivent au monarque qui me donna si longtemps un asile, qui forma l'union de mes enfants, et dont les bienfaits assurent encore mon existence et celle de mes serviteurs.» Dans une autre proclamation, le roi chargeait «son cousin le duc d'Aumont» d'assurer à ceux de ses fidèles serviteurs qu'il ne pouvait emmener, que leurs traitements seraient continués et de leur exprimer, avec la douleur qu'il éprouvait en se séparant d'eux, l'espoir de les voir de nouveau réunis autour de lui. Dans cette même journée du 20, le roi fit rédiger par le comte d'Avaray une relation des événements qui avaient précédé son départ; ce récit fut envoyé à l'évêque de Tarbes et au bailli de Crussol à Londres, au cardinal Maury à Rome, à l'évêque de Nancy à Vienne, à Thauvenay à Hambourg et à d'André, celui de ses agents en Suisse qui lui inspirait le plus de confiance.
Il fallait encore décider en quel pays il porterait ses pas. Ce fut l'objet d'une délibération qui eut lieu, dans la soirée, entre lui et ses conseillers. On examina la situation politique des diverses cours de l'Europe, au point de vue de ce qu'on pouvait attendre d'elles. La cour d'Espagne fut écartée, à cause de ses relations avec le gouvernement français. On pouvait compter sûr un bon accueil en Suède et en Danemark. Mais, la rigueur de la saison ne permettait pas de s'y rendre avant le printemps. La malveillance avérée de l'Autriche faisait supposer que le cabinet de Vienne ne consentirait pas à recevoir un Bourbon. Le roi des Deux-Siciles était disposé sans doute à offrir un asile à son parent malheureux et proscrit. Mais, pour arriver dans ses États, il fallait traverser des contrées surveillées par la République.
Restaient l'Angleterre et la Prusse. L'Angleterre fut jugée dangereuse; c'était l'heure où Bonaparte la signalait à l'Europe comme l'ennemie séculaire de la France. En se réfugiant parmi les Anglais, le roi s'exposerait à froisser irréparablement les susceptibilités de ses sujets, et du même coup, celles du tsar, qu'il était tenu de ménager. Quant à la Prusse, elle vivait en paix avec la République. Tolérerait-elle la présence sur son territoire du plus redoutable adversaire du gouvernement républicain? À cette question, Caraman répondit que le roi de Prusse ne refuserait pas l'hospitalité au roi de France.
—Vous irez donc la lui demander en mon nom, à Varsovie, si c'est possible, dit Louis XVIII, et au moins jusqu'au jour où les puissances coalisées auront pu s'entendre pour mon établissement définitif.
Dans sa pensée, Varsovie ne serait qu'une halte. Il n'y voulait rester que le temps nécessaire pour négocier avec son cousin des Deux-Siciles son passage à Naples. S'il y réussissait, son expulsion de Russie aurait eu pour effet de le rapprocher de son royaume, et peut-être alors serait-il tenté de la considérer comme un événement favorable à sa cause. Caraman partit dans la nuit avec des instructions écrites. Le roi devait attendre de ses nouvelles à Memel, la première ville prussienne au delà de la frontière russe.
Assistés jusqu'au dernier moment par le général de Fersen, salués par ceux de leurs serviteurs qui ne restaient derrière eux que pour les rejoindre à quelques jours de là, le roi et la duchesse d'Angoulême se mirent en route, le 22 janvier, dès le matin. Leurs passeports étaient libellés au nom du comte de l'Isle et de la marquise de la Meilleraye. Leur suite se composait du comte d'Avaray, de la duchesse de Sérent, du duc de Fleury, de Mlle de Choisy, de l'abbé Edgeworth, du vicomte d'Hardouineau et de trois domestiques. Il y avait en tout deux carrosses.
IX
DE MITAU À VARSOVIE
Les lettres écrites par Louis XVIII, au cours de son voyage, nous permettent de le suivre à toutes les étapes de sa route. Elles nous révèlent son sang-froid, sa résignation, la constance de ses espoirs et la reconnaissance que, dès ce moment, il voue à sa nièce, dont la sollicitude et l'intrépidité ne se démentent pas un instant, bien qu'à toutes ses souffrances vienne s'ajouter l'inquiétude que lui cause l'absence de son mari, dont elle n'a pas de nouvelles.
Le froid était rigoureux; la neige tombait dru, couvrait de ses couches épaisses et cristallisées les vastes plaines qui s'étendent autour de Mitau. On voyagea jusqu'au soir sans s'arrêter, si ce n'est aux relais. À la nuit, on trouva respectueux accueil et bon gîte chez un gentilhomme du pays. Mais, les deux jours suivants, les augustes proscrits n'eurent que de mauvaises auberges pour abri. La quatrième journée fut terrible. Un vent impétueux soulevait la neige en tourbillons, rendait les chemins impraticables aux voitures, alourdies par le poids des voyageurs. Le roi et ses compagnons se virent contraints de faire la route à pied. Cette marche sous la tempête était un supplice, surtout pour le malheureux prince que paralysait son obésité. Il se traînait péniblement au bras de sa nièce, héroïque de patience et de sérénité. On atteignit enfin Memel. En y arrivant, sans attendre les nouvelles que devait envoyer Caraman, la duchesse d'Angoulême écrivit à la reine de Prusse. Elle lui demandait d'obtenir de son époux qu'il fût permis au roi de France de traverser les États prussiens et d'y séjourner au besoin.
Durant le séjour de trois semaines que Louis XVIII fit à Memel, il écrivit de tous côtés pour faire connaître son malheur. Le 28, il en envoyait au comte d'Artois, déjà prévenu par des lettres précédentes, un récit complémentaire:
«Le courage peut faire supporter la peine, lui disait-il, mais n'empêche pas de la sentir. Aussi la mienne a-t-elle été vive. Mais, la Providence m'a ménagé des consolations que votre cœur partagera. La première et la meilleure de toutes est venue de notre admirable fille, qui consacre aux larmes et à la retraite le jour de la mort de ses parents et qui, le 21, m'a demandé comme une grâce de venir me voir. Vous ne serez pas étonné que mes yeux, secs jusque-là, aient alors versé des larmes, mais bien douces. Ensuite, j'ai reçu les marques les plus touchantes d'attachement, non seulement de ceux de mes pauvres Français que je suis obligé de laisser derrière moi, sans savoir où et quand nous pourrons nous rejoindre, mais aussi du général Fersen, de M. d'Arsenieff, gouverneur de Courlande, de la noblesse courlandaise en général et même du peuple. Il me faudrait un volume pour en écrire l'intéressant détail.»
L'hommage rendu ici à la duchesse d'Angoulême se retrouve dans toutes les lettres du roi. Il s'y mêle en même temps, en dépit de l'odieux traitement qu'il a subi, un regain de gratitude pour le tsar devenu aujourd'hui son persécuteur, car il ne saurait oublier qu'il lui doit le mariage de ses enfants. Tel est le caractère de la lettre qu'il adresse au prince de Condé:
«Ma situation est pénible sans doute. Mais, pourrais-je m'en affliger ou même la sentir, quand je songe à celle de ma nièce qui, nouvelle Antigone, se dévoue à partager mon triste sort, qui bien plus admirable ici qu'elle ne le fut au Temple, puisque les devoirs sont bien loin d'être les mêmes, ne s'occupe que de moi et soutient ses propres peines avec un courage, une égalité d'humeur qui me les feraient, s'il était possible, oublier à moi-même!
«Je ne suis pas en peine du sentiment que vos braves compagnons d'armes et vous, éprouverez en apprenant cet inconcevable événement. Mais, mon cher cousin, n'oublions jamais que Paul Ier était le maître de ses bienfaits et que, s'il nous en retire une partie, il en est un que rien ne peut ravir à la France: l'union de la fille de Louis XVI avec l'héritier présomptif de la couronne. Le temps nous dévoilera les causes d'un événement incompréhensible en ce moment, et si quelque bon Français en sentait abattre son courage, qu'il le ranime en considérant celui de mon ange consolateur.»
La correspondance du roi avec la reine, qui se trouve alors à Kiel, complète ces confidences et laisse voir combien l'ont à la fois indigné et touché les scènes si diverses qui, à Mitau, ont suivi son départ.
Il écrit le 19 février:
«Il y a bientôt un mois que j'ai été chassé comme un pleutre de Mitau, et je n'en sais pas plus la véritable raison que le premier jour ... Mais, ce dont je ne vous ai pas parlé, c'est de la barbarie, de la précipitation, des propos insolents avec lesquels le gouverneur qui, jusqu'à mon départ, nous avait témoigné l'intérêt le plus touchant, a fait exécuter cet ordre. On a vendu ceux de mes meubles et effets qui n'étaient pas bons à être transportés. Mais, ces gens-là ont mis tant d'entraves à la vente, qu'elle a ressemblé à un pillage, et ils ont eu soin de se faire adjuger au plus bas prix ce qui était à leur convenance. Entre autres, le gouverneur n'a pas rougi de demander par-dessus le marché des pots de chambre encore sales.
«Voilà de grandes infamies; voici la contre-partie: attentions délicates, tendre intérêt, secours de toute espèce en chevaux, en voitures, en habits, en provisions, en argent, c'est ce que ces infortunés ont reçu des Courlandais, et je ne dis pas d'un, de plusieurs, mais de tous, depuis celui qui mangeait le plus habituellement, chez nous, jusqu'à l'épicier du coin de la rue. Ici, les détails ne pourraient qu'affaiblir; mais que votre imagination travaille. Plaisez-vous à inventer ce qu'il peut y avoir de plus touchant, de plus ingénieux dans la bienfaisance, et vous serez encore au-dessous de la réalité.»
Peu de jours après avoir confié ces piquants détails à la reine, le roi apprenait, par un messager de Caraman, que l'asile qu'il avait sollicité du roi de Prusse lui était accordé. Caraman n'avait pas perdu une minute. Arrivé si rapidement à Berlin, où il entrait le 2 février, qu'il y précédait la nouvelle de l'expulsion de Louis XVIII, ce fut lui qui l'annonça au roi. Par ce qu'on a lu précédemment, il est aisé de deviner quel embarras dut éprouver ce prince, placé entre l'obligation de répondre à un proscrit qui sollicitait un asile dans ses États et les devoirs que lui imposaient son intérêt, ses relations avec la République, le rôle d'intermédiaire qu'il avait accepté entre elle et la Russie. Hypocrite ou sincère, il parut compatir à l'infortune du chef de la maison de Bourbon. Mais, après avoir fait connaître à Caraman qu'il le réintégrait dans son grade, et sans lui révéler les négociations auxquelles son gouvernement était mêlé, il ne lui cacha pas ses perplexités. Il parla, non sans émotion, de ce qu'il aurait voulu pouvoir faire et de la réserve qui lui était commandée. Son embarras n'étonna pas l'envoyé du roi de France. Il savait déjà par d'Haugwiz que Frédéric-Guillaume «ne se souciait guère d'avoir un collègue dans son royaume». Il sollicita cependant, pour son maître, le séjour de Varsovie. Le monarque prussien ne voulut pas répondre sur-le-champ; il entendait consulter ses ministres; il ne céda que sur un point et autorisa la famille royale à rester à Memel autant qu'elle le voudrait. Mais cette autorisation ne donnait qu'une demi-satisfaction à Caraman; il ne renonça pas à obtenir mieux.
Les jours suivants se passèrent en vains pourparlers, au cours desquels le roi de Prusse reçut communication de la lettre adressée à sa femme par la duchesse d'Angoulême. Pourtant il résistait encore. Enfin d'Haugwiz, ayant fait connaître à Beurnonville l'embarras dans lequel se trouvait son souverain, l'envoyé de France répondit «que le premier Consul ne désapprouverait pas que des princes persécutés trouvassent une retraite dans les États prussiens, à condition que le chef des Bourbons renoncerait à un vain titre». Rassurée par ce langage, la Prusse n'hésita plus. Louis XVIII fut autorisé à résider temporairement à Varsovie, «à ses propres frais.» Une lettre de la reine Louise de Prusse en apporta la nouvelle à la duchesse d'Angoulême.
«Madame ma sœur et cousine, c'est avec un mélange de plaisir et de sentiments pénibles que je me suis acquittée auprès du roi, de la commission dont Votre Altesse Royale a bien voulu me charger. Sans doute, au moment de la demande, elle s'est dit la réponse, et quand je vous affirmerai, madame, que votre séjour en Prusse ne dépend que de vous, et dès à présent nous honore, je ne vous aurai rien appris dont vous nous ayez fait l'injure de douter.
«Votre Altesse Royale voyage dans une saison fatigante et sous un ciel auquel elle n'est pas accoutumée. Je la supplie de ménager sa route afin de ne pas trop s'en ressentir. Il faut beaucoup de santé, quand il faut tant de courage, et j'apprendrais avec douleur, qu'entourée d'intérêt et d'estime comme vous le serez partout en Prusse, vous y fussiez venue chercher des peines nouvelles.»
Il ne se peut de bienfait assaisonné de plus de bonne grâce. De femme à femme, le cœur seul avait parlé. Il n'en était pas tout à fait de même dans la réponse du roi de Prusse à Caraman. En cédant à la requête du monarque proscrit, il avait fait des réserves, invoqué la raison d'État. Vivant en paix avec le gouvernement consulaire, il ne voulait pas lui fournir matière à griefs. Aussi, avait-il pesé des conditions. Son frère et cousin pourrait résider à Varsovie. Mais, il devait s'engager à n'y pas tenir de cour, à y vivre dans un strict incognito; rien qui rappelât le roi de France. Ce n'était pas à celui-ci qu'était accordé un asile en Pologne, mais au comte de l'Isle. À ce prix, à ce prix seulement, le roi de Prusse répondait de la tranquillité de son hôte.
Louis XVIII avait prévu ces conditions. Résolu à s'y conformer, il se préparait à poursuivre sa route, lorsqu'à la veille de son départ, il eut la douleur de voir arriver cinq de ses gardes du corps et apprenait par eux que, dix-huit heures après son départ de Mitau, ordre avait été donné à tous les Français résidant dans cette ville de sortir de Russie. Ces pauvres gens étaient partis à la débandade, à pied pour la plupart, réduits à solliciter la charité des paysans. Le roi voulut attendre qu'ils fussent tous à Memel avant de poursuivre son voyage.
—Ainsi que moi, disait-il, le Béarnais fut pauvre, et c'est alors qu'il payait de sa personne. Si je ne peux rien donner à mes compagnons, je puis au moins leur offrir des consolations et des exemples.
Une fois réunis, il fallut assurer leur sort, les mettre à même d'atteindre les lieux où ils devaient se rendre. La tâche ne laissait pas d'être difficile, étant donnée l'exiguïté des ressources dont il disposait. La difficulté paraissait même insoluble, quand la duchesse d'Angoulême offrit spontanément ses diamants à son oncle, notamment le collier en brillants que le tsar lui avait offert à l'occasion de son mariage. On pouvait, soit le vendre, soit le mettre en gage. Le roi commença par refuser; il lui répugnait de dépouiller sa nièce. Mais elle insista avec tant de force, et si grand était l'embarras que créait le dénuement des gardes du corps, qu'il finit par céder. Deux mille ducats, empruntés sur ce gage, lui permirent de soulager la misère de ses vieux compagnons[47].
Le 25 février, il faisait part à sa femme de son arrivée à Kœnigsberg. «Nous sommes arrivés ici hier, après avoir passé le Haff sur la glace, non sans quelque inquiétude de Mme de Sérent, ensuite cet ennuyeux Strand en vingt-quatre heures. Nous étions tous un peu las en arrivant, mais nous nous sommas bien reposés aujourd'hui. Après-demain, nous nous remettrons en route et, Dieu aidant, nous serons mardi à Varsovie. Ce n'est pas, comme vous sentez, le terme de nos courses; mais, nous nous y reposerons quelque temps, et puis nous irons chercher un autre gîte et puis un autre, et puis, et puis, etc., jusqu'à ce que j'aie trouvé celui où la Providence me permettra de me fixer et de me réunir à vous. Cette vie errante n'a pas grands charmes; mais avec ma nièce sous les yeux, et votre pensée dans le cœur, je puis tout supporter.»
Au jour dit, les augustes voyageurs entraient sans apparat dans la vieille capitale polonaise. «Notre voyage de Kœnigsberg ici, écrivait encore le roi, peut s'appeler heureux puisque, tant de tués que de blessés, il n'y a eu personne. Mais: 1o nous avons versé tout à plat dans un fossé à moitié dégelé, 2o au passage d'un ruisseau sur lequel on a oublié de faire un pont, une des voitures a mal pris sa direction; il y a eu un des chevaux noyé et les autres ne valaient guère mieux; 3o quand nous sommes arrivés au faubourg de Prag, la Vistule nous a dit que cela nous plaisait à dire, et il nous a fallu croquer le marmot pendant deux jours en face de la ville sans y pouvoir arriver. Cependant, le résultat de tout cela est que ma nièce se porte bien et que moi qui, par suite de la versade, suis demeuré deux heures les pieds dans la neige ou sur la glace à recevoir la pluie et qui pouvais raisonnablement espérer de là un rhume et la goutte, j'ai l'insolence de me porter le mieux du monde.»
Il convient d'insister sur l'allègre humeur dont témoignent ces quelques lignes où il est fait si bon marché des périls courus et où il semble que le roi se considère comme au terme de ses maux. En fait, ayant atteint son but et trouvé sur la route de Naples un asile provisoire, il était disposé à les oublier. Il n'en gardait même pas rancune à celui à qui il les devait et qui, à peu de jours de là, allait tomber sous le fer d'une poignée d'assassins. La nouvelle du trépas tragique de Paul Ier commença à se répandre en Pologne, le 6 avril. Si Louis XVIII avait conservé quelque ressentiment dans le cœur, il eût eu lieu d'être satisfait d'avoir été si promptement et si cruellement vengé. Mais, ce n'est pas de la satisfaction qu'il manifeste, bien au contraire. Devant la tombe qui vient de s'ouvrir, il ne se souvient que des bienfaits de l'infortuné sur qui elle va se fermer. Il le confie à son frère: «On dit, et d'une manière qui paraît positive, que l'empereur de Russie est mort. Je ne sais si, politiquement parlant, c'est un bien ou un mal. Mais, je sais que c'est pour nous un devoir d'oublier, excepté la tendresse et le respect que mérite plus que jamais notre fille, tout ce qui nous est arrivé depuis le commencement de cette année et de voir seulement un grand souverain, accueillant, honorant, soulageant, consolant le malheur.»
Il est vrai que quelques jours plus tard, et cet hommage rendu à la mémoire de son bienfaiteur, il envisage, dans une nouvelle lettre au comte d'Artois, les conséquences de l'événement, en ce qui touche son sort futur.
«Le choix de Varsovie n'a pas été fait sans réflexion. Je voulais, et m'écarter le moins possible de la route que je me suis tracée, et éviter de donner de l'inquiétude, peut-être même de l'embarras au roi de Prusse. D'après cela, je ne pouvais mieux choisir. Varsovie est sur la route de Memel en Italie, derrière tous les États prussiens, et, quoique encore éloigné de tout, je suis cependant bien plus à portée ici qu'à Mitau. Enfin, le sort même semble avoir pris soin de justifier le parti que j'ai pris, et ce qui se passe actuellement dans le nord de l'Allemagne, seul asile que j'eusse pu prendre, si je n'avais préféré cette partie-ci, m'en rendrait le séjour fâcheux sous plus d'un rapport.
«Il peut arriver cependant un grand changement dans mon sort et dans mes projets. Vous devinez bien que je veux parler des suites que peut avoir la mort de Paul Ier. Je n'ai point encore heard from Alexandre. Cependant, ou tout ce que l'on dit de son caractère n'est que flatterie ou il doit, ne fût-ce que par good nature, chercher à guérir les plaies que son père m'a faites. Mais, je me mets à sa place. Son rôle vis-à-vis de moi doit être embarrassant. Paul Ier, tout en m'enlevant asile et revenu, n'a pas révoqué le titre que sa mère et lui avaient reconnu en moi. Mais, en même temps, il a, par l'ambassade de M. Kalitscheff, sanctionné l'existence de la prétendue république. Que peut faire son successeur, s'il veut faire quelques démarches à mon égard? Me donner mon titre, ce serait courir le risque de se brouiller avec Buonaparte; le retrancher, ce serait me faire une offense plus grande que tout ce que son père m'a fait. Le silence est un parti mitoyen; il le gardera peut-être jusqu'au retour d'un courrier qu'il a, dit-on, envoyé à Paris. Cependant, je ne pouvais prendre le même parti. Je dois avoir l'air de croire que l'empereur de Russie ut sic n'a pas cessé de reconnaître le roi de France. Je me suis donc conduit comme j'avais fait à la mort de Catherine II. J'ai écrit sans attendre le part de l'événement. J'ai voulu paraître compter sur lui, mais sans lui redemander un asile, tâchant même d'éviter qu'il me l'offrît, car il me servirait bien mieux en m'en procurant un qu'en me le donnant. J'ai également regardé au-dessous de moi, dans l'état actuel des choses, de lui faire aucune demande pécuniaire. J'ajouterai seulement, mon cher frère, que ma volonté secrète est de ne reprendre ma route pour l'Italie qu'au cas de la pacification de l'Angleterre et de l'ouverture des ports du Midi à ses vaisseaux.»
Louis XVIII, on le voit, sans abdiquer tout espoir relativement au maintien par l'empereur de Russie de son titre royal, ne se payait pas d'illusions, et encore qu'il considérât comme une offense grave le retrait de ce titre que Paul Ier lui avait, en d'autres temps, spontanément octroyé, il prévoyait qu'Alexandre, animé du désir de ne pas déplaire à Bonaparte, n'oserait le lui maintenir. L'événement devait donner raison à sa prévoyance. Dès la première lettre qu'il reçut du jeune souverain moscovite, au mois d'octobre suivant, il fut fixé. Elle était adressée à M. le comte de l'Isle; elle débutait par ces mots: «Monsieur le comte.»
À ce moment, les vues politiques de Bonaparte se réalisaient; le rapprochement qu'il avait souhaité entre la Russie et la France s'opérait sur la base des satisfactions demandées par Paul Ier; l'ambassadeur russe, Kalitscheff, reçu à la frontière avec les honneurs royaux, salué par les populations comme un messager de paix, continuait sa marche triomphale vers Paris, où allait le suivre, à bref délai, la nouvelle de la tragique fin du prince dont il apportait au premier Consul l'alliance et l'amitié.
X
LES DESSOUS DE L'EXPULSION DU ROI
Quoique le rapprochement qui s'était opéré entre Bonaparte et l'empereur de Russie puisse paraître au premier abord suffisant pour expliquer la mesure rigoureuse et brutale dont Louis XVIII venait d'être la victime, il est malaisé de croire qu'elle n'eut pas d'autres causes, et que Paul Ier ne se détermina que par des vues politiques, à chasser de ses États le souverain proscrit que naguère encore sa sollicitude généreuse entourait d'égards et de soins. Tout en signant la paix avec le premier Consul, il aurait pu maintenir à Louis XVIII l'asile qu'il lui avait offert à Mitau, et il lui eût été facile de mettre d'accord l'orientation nouvelle qu'il imprimait à sa politique extérieure et ce que lui commandaient les devoirs d'une hospitalité, dont il s'était longtemps glorifié d'avoir donné l'exemple à l'Europe. Pour les lui faire oublier, il fallut assurément quelque incident imprévu, et sans doute une de ces intrigues si fréquentes à sa cour, à cette époque. C'est cette intrigue dont, à travers nos documents, nous avons entrevu les acteurs, qu'il faut, avant d'aller plus loin, essayer de reconstituer, puisqu'on y peut trouver la preuve que l'expulsion du roi en fut la conséquence.
Malgré la faveur dont, pendant la plus grande partie de son règne comme sous celui de Catherine, les émigrés avaient joui à Saint-Pétersbourg, ils n'y étaient pas aimés. Néanmoins, dans une cour où la puissance souveraine d'un seul ne connaissait pas de limites et où les têtes les plus fières devaient plier devant elle, les sentiments hostiles dont ils étaient l'objet n'auraient pu se manifester sans exposer quiconque eût osé les laisser éclater, aux pires châtiments. Quand le maître avait parlé, il fallait se taire, obéir lorsqu'il avait ordonné. Les émigrés, tant qu'ils reçurent du monarque des traitements et des grâces, purent se méprendre à l'empressement qu'à son exemple, les courtisans leur témoignaient. Mais, lorsque les revers des armées russes et les victoires de Bonaparte eurent fait comprendre à Paul Ier qu'il était de son intérêt d'accueillir les ouvertures de la diplomatie française et de répondre courtoisement aux bons procédés de la République; lorsqu'il cessa de dissimuler son admiration pour le soldat de fortune, que les événements portaient toujours plus haut; lorsque enfin, il laissa éclater l'impatience et l'irritation que lui causaient les demandes incessantes de la pauvre cour de Mitau et n'y répondit plus qu'avec mauvaise grâce, soit qu'il les repoussât, soit qu'il les exauçât, les sentiments hostiles, longtemps contenus autour de lui, commencèrent à se trahir, en se fortifiant de toutes les basses intrigues que devait déchaîner, dans une cour asservie, l'intérêt qu'avait chacun à flatter le maître, à l'aduler, à applaudir à tous ses caprices.
Telle était la situation lorsque débarqua à Saint-Pétersbourg, au début de 1800, une jeune femme dont l'élégance et la beauté firent sensation aussitôt qu'elle se fut montrée sur les promenades et dans les restaurants à la mode. On sut bientôt qu'elle était Française et s'appelait la comtesse de Bonneuil; c'est du moins le nom qu'elle se donnait[48]. Elle disait appartenir à la famille des Magon de La Lande et avoir été élevée par la mère de feu le conventionnel Hérault de Séchelles, qui était une Magon. Auprès des royalistes français, elle se réclamait de la protection du duc d'Havré, qu'elle avait connu en 1797 à Madrid, où il représentait le prétendant Louis XVIII. C'est même sous son patronage, qu'à peine arrivée à Saint-Pétersbourg, elle alla frapper à la porte du comte de Caraman. Elle déposa dans ses mains, afin qu'il les envoyât à son maître, une lettre de d'Havré qui la recommandait à ce prince et tout un plan qu'elle se déclarait en état de faire réussir; il avait pour but le rétablissement de Louis XVIII sur le trône de France.
Comme Caraman s'étonnait qu'ayant passé par Mitau pour venir à Saint-Pétersbourg, elle n'eût pas remis elle-même ces papiers importants à leur destinataire, elle répondit que le roi, en 1797, lorsqu'il résidait à Blanckenberg, ayant refusé de la recevoir, malgré les pressantes recommandations du duc d'Havré, elle n'avait pas voulu s'exposer à subir de nouveau un tel affront. Elle n'en conservait du reste aucun ressentiment. Mais, elle avait préféré transmettre ces communications, assurée qu'après en avoir pris connaissance, Sa Majesté regretterait de ne pas l'avoir reçue une première fois et s'empresserait de la mander à Mitau afin qu'elle pût s'expliquer sur les importants projets qu'elle osait lui soumettre.
Nous avons sous les yeux, écrite de la main du duc d'Havré, cette note prolixe, en laquelle Mme de Bonneuil expose tout un plan de contre-révolution, dont le succès est certain si le roi l'approuve et ne confie qu'à elle le soin de l'exécuter, en la munissant de pleins pouvoirs signés de sa main. À l'en croire, elle dispose dans l'intérieur de la France de trente mille hommes armés et de vingt millions. Ces ressources en hommes et en argent se grossiront dès que le roi, ou, à son défaut, le comte d'Artois, sera venu prendre la direction du mouvement. Quant à elle, elle désire les précéder d'un ou deux mois «afin de mettre la machine en mouvement». Elle demande avec instance que le secret de l'opération soit rigoureusement gardé. Il n'est connu que du duc d'Havré et du comte de Mouravieff, ministre de Russie à Hambourg. Si elle en fait la confidence à Caraman, à qui elle avait d'abord résolu de le cacher, c'est pour le convaincre qu'il ne doit apporter aucun retard à envoyer à Mitau ses communications et afin qu'il insiste pour que le roi l'appelle elle-même.
Un peu étourdi par ce verbiage, Caraman ne sait s'il doit le mettre en doute ou y ajouter foi. Il sent d'instinct que cette belle parleuse lui jette de la poudre aux yeux. Mais, la lettre du duc d'Havré est là, pressante, éloquente, cautionnant en quelque sorte la déclaration de l'inconnue, ce qu'elle dit de ses moyens d'action et sa sincérité. Caraman multiplie les questions, et à toutes elle répond sans embarras. Quand il lui demande pourquoi elle est venue à Saint-Pétersbourg, elle réplique fièrement que c'est le tsar qui l'a appelée.
—Il sait, ajoute-t-elle, que j'ai la clef de secrets importants, qui concernent ses intérêts, ceux de son empire, peut-être même sa propre sûreté; il a voulu me voir, et c'est par son ordre que la comte de Mouravieff m'a délivré un passeport.
Ce passeport, elle le montre. C'est bien Mouravieff qui l'a délivré. Caraman n'ose prendre sur lui de résister à la sirène. Il lui promet d'expédier ses papiers à Mitau et il les expédie en effet, en conseillant au comte d'Avaray d'obtenir de Sa Majesté qu'elle consente à recevoir cette femme. Mais, à Mitau, les assurances fantastiques de Mme de Bonneuil et les recommandations de son crédule protecteur, le duc d'Havré, produisent un effet tout contraire à celui auquel s'attendait ce dernier.
—Ce projet est un roman, déclare le roi, et la dame une coureuse d'aventures.
Par son ordre, d'Avaray rédige pour Caraman un mémoire explicatif où sont exposées en détail les tentatives qu'elle a faites antérieurement pour faire croire «qu'elle possède de grands moyens». Ce mémoire, des notes de police et des documents conservés dans les archives du ministère des Affaires étrangères nous permettent de reconstituer le passé de cette coureuse d'aventures et d'en dire plus long sur elle que n'en savait Louis XVIII au moment où, pour la seconde fois, et quoique repoussée une première, elle s'offrait pour aider au rétablissement de la monarchie. Elle ne s'appelait pas Bonneuil, mais, ainsi que cela fut prouvé plus tard, Adèle Riflon. Sans lien avec les familles Magon de La Lande et Hérault de Séchelles, elle était la fille du «maître des basses œuvres de la ville de Bourges», c'est-à-dire du préposé à l'équarrissage et à la vidange! Venue jeune à Paris, jolie à miracle, assez intelligente pour se procurer quelque instruction, elle fut promptement lancée dans le monde de la galanterie et mise à la mode par les personnages de marque qu'elle y rencontra. C'est là que, sans doute, elle connut Hérault de Séchelles, alors magistrat, familier de la cour, homme de plaisirs, et obtint de lui sur sa famille assez de détails pour les utiliser plus tard, lorsqu'il eut péri sur l'échafaud, à l'effet de se faire passer pour sa parente.
Elle eut vers le même temps des accointances louches avec la police, et c'est assurément comme espionne qu'en 1796, après la conclusion de la paix avec l'Espagne, elle arrivait à Madrid, bien qu'il semble que, dès ce moment, elle y ait travaillé pour son compte et non pour le compte de ceux qui l'avaient envoyée. À Madrid, elle séduit tour à tour, en moins de quinze jours, le général Pérignon, ambassadeur de la République; Godoï, prince de la Paix, premier ministre du roi d'Espagne, amant de la reine, et, enfin, le duc d'Havré, qui représente secrètement Louis XVIII auprès des Bourbons espagnols. Godoï ne la prend pas au sérieux, mais il trouve agréable de «libertiner» avec elle et la comble de cadeaux. Pérignon, complètement ensorcelé par ses charmes,—il en fera plus tard l'aveu,—tolère qu'elle vive à l'ambassade comme chez elle et même qu'elle s'installe dans son cabinet lorsqu'il est absent. Quant au duc d'Havré, il est conquis par les opinions royalistes qu'elle lui exprime. Elle lui parle de ses relations avec les chefs du gouvernement français, se vante de connaître leurs secrets et en fait un titre à sa confiance en les lui livrant, si bien qu'il finit par se laisser arracher les siens.
Elle le subjugue à ce point, qu'en vingt lettres il supplie Louis XVIII de recevoir cette femme qui déclare, d'ailleurs, ne pouvoir lui révéler encore son véritable nom; il pousse la crédulité jusqu'à la présenter «comme une nouvelle Judith destinée par la Providence à couper la tête à tous les Holophernes, comme un ange descendu du ciel pour sauver la France»; il se laisse convaincre, enfin, qu'elle ne fréquente Godoï et Pérignon que pour surprendre leurs projets; elle les lui révèle. Elle donne à Pérignon, d'autre part, des explications analogues pour justifier ses rapports avec d'Havré, qu'elle affirme être purement amicaux et platoniques. La vérité, c'est qu'elle a trois amants et que, souvent, dans la même nuit, elle ne sort des bras de l'un que pour voler successivement dans ceux des deux autres.
Il est d'ailleurs certain que ce qu'elle veut, avant tout, c'est voir le roi qui est alors à Blanckenberg. D'Havré seconde de tout son pouvoir la réalisation de ce désir. Au mois d'octobre 1797, elle quitte brusquement Madrid et, sous le nom de Mme de Nieuband, arrive à l'improviste à Blanckenberg, où d'Havré a annoncé sa visite. Mais, la porte reste fermée; le roi refuse de recevoir une femme qui ne veut pas dire son nom et dont les gazettes ont signalé la présence à Madrid comme envoyée du prétendant. «Nous ne sommes plus jeunes, écrit-il à d'Havré, le temps des bals de l'Opéra est passé et le masque qui ne veut se nommer qu'à moi m'inspire plus de méfiance que de curiosité. D'ailleurs, vous auriez pu sentir l'inconvénient et l'imprudence de ce voyage à demi mystérieux. Le Directoire a les yeux ouverts sur moi. Je crois qu'il n'a pas d'espion dans la maison que j'habite, mais il y en a certainement au coin de ma rue. Il ne peut donc ne pas être informé de la visite de cette femme. Ainsi, voilà d'une part une histoire ridicule sur mon compte et, de l'autre, le secret de la dame éventé.»
Toutefois, si le roi refuse de recevoir Mme de Nieuband, il tient néanmoins à savoir ce qu'elle a dans son sac; il lui envoie d'Avaray à l'auberge où elle est descendue. Mais c'est en vain que celui-ci l'interroge; elle s'abstient systématiquement de répondre; elle se borne à déclarer qu'elle est résolue à ne rien dire qu'à Sa Majesté. Il n'y a donc qu'à la laisser partir. Elle part, en effet, mécontente de n'être pas parvenue à ses fins et accusant d'Avaray de sa déconvenue.
Il est aisé de comprendre combien, en 1800, de tels souvenirs éveillés en la mémoire de Louis XVIII par la lettre du comte de Caraman, lui apprenant la visite que cette intrigante lui avait faite, étaient peu propres à le faire revenir sur la résolution de ne pas la recevoir, prise par lui trois ans avant. Ce fut donc par un nouveau refus que d'Avaray fut chargé de répondre. À toutes les raisons qu'il donnait de ce refus à Caraman, il ajoutait celle-ci, qui est trop piquante pour n'être pas conservée à l'histoire: «Ce n'est point mon affaire de fournir de certaine denrée le cabinet de mon maître, et je ferais une fort sotte figure, soit en me retirant après avoir introduit, soit en restant là, apparemment pour tenir la chandelle.»
Il portait en outre sur le duc d'Havré, protecteur de la Bonneuil, ce jugement, qu'à la faveur des détails qui précèdent nos lecteurs ne trouveront pas trop sévère: «M. le duc d'Havré, très respectable d'ailleurs, est un benêt qui croit tenir la pie au nid, servir très utilement le roi avec ses apartés et qui se fait moquer tout à la fois par les intrigants, les catins et par nous-mêmes. Voilà, une bonne fois pour toutes, mon opinion sur son compte.» Enfin, s'attachant à fournir à Caraman de bons arguments pour pallier la dureté du refus, il l'invitait à conseiller à la dame de soumettre ses plans à l'empereur: «S'ils obtiennent l'approbation de Sa Majesté Impériale, le roi sera disposé à y prendre confiance. Quant à l'accueillir à Mitau, comme elle peut mériter de l'être par ses sentiments, il sera facile à M. de Caraman de lui faire sentir, sans blesser sa délicatesse, que cet asile du roi est en même temps celui de Mme la duchesse d'Angoulême.»
Lorsque ces réponses arrivèrent à Saint-Pétersbourg, la Bonneuil, en les attendant, s'était déjà mise en état de se consoler de l'humiliation nouvelle qu'elles lui ménageaient et d'en prendre gaiement son parti. Dans la société qu'elle fréquentait, elle avait rencontré la Chevalier, cette comédienne dont il a été parlé plus haut, et, soit que la similitude de leur vie et de leurs goûts les eût attirées l'une vers l'autre, soit que leur rencontre n'eût été qu'une reconnaissance propre à leur rappeler le temps où, à Paris, elles avaient été liées, elles étaient devenues amies intimes. La Chevalier avait présenté la nouvelle venue à son amant, le comte Koutaïkoff, et celui-ci l'avait mise en rapport avec de hauts personnages russes, toujours disposés à se distraire, par la pratique du plaisir, des graves préoccupations qui, dans tous les pays, sont le lot ordinaire des hommes d'État.
Parmi eux, il en était deux, le comte Rostopchine et le comte Panin, pour qui, en quelques heures, elle était devenue un objet d'admiration et de convoitise. Obligée de choisir entre ces deux adorateurs, elle s'était entièrement abandonnée au premier en mitigeant sa résistance au second de tant de beaux espoirs, qu'il ne se décourageait pas et ne lui en gardait pas rigueur. Maîtresse de Rostopchine, traitée par lui avec autant d'égards que de générosité, admise à l'entretenir de «ses vues politiques», connaissant les siennes que, sérieusement ou pour rire, il ne dédaignait pas de lui confier, elle jouissait d'un crédit qui s'était encore accru lorsque, par l'entremise de son amant, elle avait été reçue par l'empereur lui-même. On savait qu'il l'avait trouvée charmante, et les mauvaises langues prétendaient qu'il le lui avait prouvé. Pour une femme comme elle, c'était, certes, suffisant pour la dédommager des dédains de ce pauvre «roi de Mitau», qui lui refusait si sottement sa confiance. Elle n'en demeurait pas moins irritée contre lui, encouragée dans son ressentiment par la Chevalier qui ne demandait qu'à assouvir le sien, de telle sorte que Louis XVIII comptait maintenant à Saint-Pétersbourg deux ennemies préparées à ne reculer devant aucun moyen de satisfaire leur rancune, et dont l'une se flattait d'exercer une action toute-puissante sur le comte Rostopchine, celui des conseillers du tsar qui, depuis longtemps, nourrissait le plus d'aversion contre les émigrés et contre le souverain proscrit, réfugié en Courlande. C'était comme une conjuration de haines qui n'attendaient qu'une occasion pour éclater.
Cette occasion ne tarda pas à s'offrir. Il y avait alors à Saint-Pétersbourg une Française arrivée depuis peu de temps et qui assiégeait les ministères, y cherchant des influences à l'effet de faire parvenir au tsar l'exposé des griefs qu'elle disait avoir contre Louis XVIII. Ce n'était pas, comme la Chevalier et comme Adèle Riflon, dite Bonneuil, une jeune femme; c'était cette ancienne lectrice de la reine de France, qu'on a vue, lorsque celle-ci, en 1799, était venue s'installer à Mitau, brusquement séparée d'elle par un ordre que le roi avait obtenu de l'empereur. Mariée à un sieur de Gourbillon, receveur de loterie à Lille, mère d'un grand fils que, deux ans plus tard, ses désordres firent chasser d'Angleterre, les causes pour lesquelles elle avait perdu son emploi sont exposées tout au long dans une lettre qu'au mois de mars 1800, en apprenant qu'elle venait d'arriver à Saint-Pétersbourg, Louis XVIII écrivait à l'abbé Edgeworth de Firmon, qu'il y avait envoyé pour porter à Paul Ier l'ordre du Saint-Esprit.
«Il y a plus de quinze ans, disait le roi, que cette femme jouit des bontés de la reine. Je m'étais aperçu qu'elle en abusait et qu'elle prenait un ton peu convenable et, en 1789, j'obtins un ordre du roi, mon frère, pour qu'elle allât rejoindre son mari à Lille. La Révolution ayant détruit l'effet de cet ordre, je ne pus m'opposer à son retour et je me bornai à espérer que cette leçon l'avait corrigée. Mais, je ne tardai pas à m'apercevoir que je m'étais trompé et, en 1790, j'usai du seul pouvoir qui me restait, celui de lui interdire l'entrée de ma maison.
«Au bout de quelques mois, la reine me pressa tellement et par tant de moyens, pour obtenir son retour, que je ne sus pas m'y refuser, et, quoique cette condescendance ait été pour moi l'objet de bien des peines, je ne puis m'en repentir, puisque ce fut à cette époque qu'elle me rendit, en accompagnant la reine dans son évasion, un service dont sa conduite même n'a pu effacer le souvenir et qui l'a longtemps balancée dans mon esprit. Mais, enfin, mon devoir et mon attachement pour la reine l'ont emporté. Il a fallu, au moment surtout de l'arrivée de ma nièce auprès de moi, écarter une femme dont l'insolence allait tous les jours en croissant, qui était un objet de scandale pour tous ceux qui en étaient témoins, qui semblait ne se servir des bontés d'une maîtresse trop facile, que pour l'avilir, en perdant, à chaque instant, le respect et les formes mêmes de la décence.
«Ces faits ont été attestés, non seulement par ceux qui approchaient la reine pendant notre séparation, mais par la voix publique, par tous ceux qui les ont vues ensemble, ne fût-ce qu'une minute. À l'insolence, cette femme joint un intérêt sordide; car, en dépit de la solennité avec laquelle elle a refusé mes bienfaits, offerts dans une lettre de ma main, qui lui notifiait en même temps la défense de paraître à Mitau, il est avéré qu'outre les fonds qu'elle a fait passer en Angleterre, elle a extorqué de la reine un billet de quatre cent mille livres. On aurait peine à croire que la reine n'a pas un livre, pas une pièce de linge ou d'argenterie, qui ne porte la marque de cette femme et ne soit à sa disposition. On m'a parlé aussi de sommes considérables en diamants, qui ont passé entre ses mains.»
Dans cette lettre, on le voit, Louis XVIII précisait les faits qui l'avaient déterminé à empêcher Mme de Gourbillon de rester au service de la reine et de s'établir à Mitau. Il les révélait à l'abbé Edgeworth afin de le mettre, durant son séjour dans la capitale russe, à même de répondre à qui lui en parlerait. Nous n'avons pu découvrir par quelle influence, internée à Riga, elle avait obtenu, au bout de quelques mois, l'autorisation de quitter cette ville et de se rendre à Saint-Pétersbourg. Peut-être bénéficiait-elle du ralentissement des bonnes grâces de Paul Ier envers l'exilé de Mitau, et du courant hostile qui, dans la cour moscovite, commençait à se dessiner contre ce dernier. Toujours est-il qu'elle était à Saint-Pétersbourg dès le mois de mars, irritée, avide de vengeance, et que ses plaintes y trouvaient des échos, sans que le prince qu'elle accusait pût compter sur des avocats en situation de le défendre efficacement. La légitimité des griefs invoqués contre elle était méconnue; c'est elle qui était la victime, victime de l'ingratitude de Louis XVIII, car n'était-ce pas être ingrat que d'avoir perdu le souvenir du dévouement avec lequel, en juin 1791, elle avait aidé la comtesse de Provence à s'enfuir de Paris en même temps que son époux?
Française, et par surcroît quémandeuse, poussant l'audace jusqu'au cynisme, merveilleusement habile dans l'art de l'intrigue, ne ménageant ni son temps ni ses peines, résolue à se faire dédommager d'une façon ou d'une autre du traitement qu'elle avait subi à Mitau et à se venger du prince à qui elle en attribuait la responsabilité, la Gourbillon devait, au cours de ses incessantes démarches, se trouver sur le chemin de la Chevalier et de la Bonneuil. C'est ce qui arriva en des circonstances sur lesquelles nos documents sont muets et dont de vagues propos recueillis çà et là, et propres à révéler l'entente des trois commères, ne dissipent pas l'obscurité. Nous en savons assez, cependant, pour deviner que dès ce moment elles associèrent leurs ambitions et leurs ressentiments et qu'elles se proposèrent, pour but principal, de faire à Louis XVIII le plus de mal qu'elles pourraient.
La capitale russe, à cette heure, offrait à leurs manœuvres un champ aussi vaste que fertile. Le mécontentement de Paul Ier contre l'Angleterre et l'Autriche, ses alliées d'hier, qu'il accusait de l'avoir trahi; le souvenir des défaites de ses armées, dont il avait été humilié; les rapports qu'il venait de nouer avec Bonaparte et les divers incidents au cours desquels il changeait peu à peu l'orientation de sa politique, livraient son âme à une agitation voisine de la démence. En une suite de traits dignes d'un aliéné, il allait bientôt prouver le dérangement de ses facultés, en traitant en ennemis ses anciens alliés; en chassant leurs ambassadeurs; en terrorisant ses sujets par la multiplicité des supplices, des sentences d'exil; en établissant dans ses États, un régime de police arbitraire et rigoureux; en frappant à tort et à travers jusque dans son entourage intime et jusque dans sa propre famille; en s'abandonnant enfin à tant de fantaisies de despote, qu'il préparait le peuple moscovite à applaudir à sa mort, lorsque, l'année suivante, il fut assassiné, et à la considérer comme une délivrance.
Il est probable que les trois personnages, dont nous résumons les aventures, n'eurent pas trop à souffrir de cette période de terreur. D'ailleurs, elle n'avait pas atteint son apogée à l'heure où on les voit évoluer sur le théâtre que nous avons décrit. Elles avaient des protecteurs puissants. Rostopchine, amant de la Bonneuil, et Panin, qui s'était résigné, en attendant son heure, à n'être que son ami, n'avaient pas encore perdu la faveur impériale. Koutaïkoff possédait toute la confiance du tsar et devait la posséder jusqu'à la fin. La Chevalier profitait naturellement de l'influence que cet ancien valet de chambre, porté par son maître au sommet des hauteurs et de la fortune, exerçait sur lui, et la Gourbillon, par contre-coup, participait aux avantages qu'assurait à ses deux amies la triple protection qui s'étendait sur elles. Il semble bien que c'est à ce moment qu'elles commencèrent à ourdir le complot dont Louis XVIII fut la victime. Les circonstances étaient propices, nous l'avons dit, à l'assouvissement d'une haine commune, fondée sur les griefs que nous avons énumérés; mais ce qui n'est pas douteux, c'est que la Bonneuil, ou pour mieux dire, Adèle Riflon, en fut l'instrument principal et l'agent le plus actif.
La Chevalier et la Gourbillon ne sont que des intrigantes vulgaires, bonnes tout au plus à des rôles de comparses: l'une jolie, vénale, sans préjugés, et que ceux mêmes qu'elle traite en ennemis retourneraient aisément en y mettant le prix; l'autre cupide, vaniteuse et méchante, âme basse, perfide, dévorée d'envie, aigrie par ses malheurs et par la médiocrité de sa condition, incapable de s'élever bien haut.
La Bonneuil, au contraire, est une intelligence, une aventurière de large envergure, susceptible de concevoir de grands desseins et assez habile pour les exécuter, quelque difficultueuse qu'en soit l'exécution. À Madrid, à Blanckenberg, à Saint-Pétersbourg, elle témoigne d'un rare esprit de décision, d'une incomparable astuce, d'une extraordinaire souplesse, et lorsqu'il s'agit, pour faire réussir le plan qu'elle s'est proposé, d'employer des moyens immédiats et décisifs, d'une fertilité d'imagination qu'on trouve peu chez les personnes de son sexe.
De ce qu'elle vaut et de ce qui démontre que si elle avait fait un meilleur emploi de tant d'heureux dons, elle n'eût pas été indigne d'une brillante destinée, nous possédons un témoignage indéniable, dans un rapport diplomatique, adressé à Talleyrand, au mois de mai 1801, par le général de Beurnonville. Quelques jours avant, la comtesse de Biston-Bonneuil s'était présentée à l'ambassade française à Berlin; elle avait, une fois encore, modifié son nom, en demandant à voir l'ambassadeur quoiqu'elle lui fût inconnue. Il l'avait reçue en apprenant qu'elle arrivait de Russie. À cette époque, Louis XVIII en avait été chassé; Paul Ier n'existait plus depuis six semaines; son fils Alexandre occupait le trône. On était, en Europe, sans informations sur les circonstances en lesquelles s'étaient déroulés ces événements, et peut-être Beurnonville espérait-il que la visiteuse, les ayant vus de près, lui en donnerait la clef. Admise en sa présence, elle expliqua sa visite par la nécessité de faire viser ses passeports. Elle retournait en France par Hambourg.
Dans la longue conversation qui s'engagea ensuite, elle avoua à l'ambassadeur ses relations avec Rostopchine et avec Panin. Elle ne cacha pas que le premier avait été son amant, le second son ami, et qu'elle s'était servie de l'amour de l'un, de l'amitié de l'autre, pour travailler au profit du gouvernement français. Elle se vantait d'avoir eu, par l'entremise de Rostopchine, des entrevues fréquentes avec l'empereur. «On en a pris prétexte pour l'accuser de s'être abandonnée à ce prince pour avancer les affaires de la France. Elle nié ces imputations; mais elle se flatte d'avoir donné à Paul Ier, ainsi qu'à Rostopchine, des conseils utiles à la Russie en même temps qu'ils étaient avantageux pour la France.»
Elle raconte beaucoup d'autres choses que Beurnonville n'eût pas hésité à considérer comme autant de mensonges, si cette habile personne ne lui eût fourni la preuve qu'elle n'inventait rien. «J'ai vu entre ses mains le portrait de Rostopchine et quarante ou cinquante billets qu'il lui avait écrits. Elle m'a montré aussi sa correspondance avec M. de Panin; elle se rend incessamment à Paris. Aussitôt après son arrivée, son portefeuille vous sera communiqué.» Ce qui acheva de convaincre Beurnonville qu'elle ne mentait pas, c'est qu'elle était instruite des négociations engagées entre la France et la Russie, de la correspondance secrète des deux cours, qui ne pouvait avoir été mise sous ses yeux que par Rostopchine ou par son ami le comte Golloni, directeur général des postes russes, et qu'en sortant de l'ambassade de France, elle alla chez le baron de Krudener, ambassadeur de Russie à Berlin, où l'attendaient plusieurs lettres de Panin. Aussi, Beurnonville ne mit-il pas en doute la déclaration par laquelle elle couronna ses confidences et d'où il résultait qu'elle «avait un secret» pour déjouer à Saint-Pétersbourg les efforts qu'y feraient l'Angleterre et l'Autriche à l'effet d'y renouer la coalition, mais qu'elle ne voulait le révéler qu'à Talleyrand. Nous ignorons si ce ministre en eut la confidence ni même s'il reçut Mme de Bonneuil. Mais celles qu'elle avait faites à Beurnonville nous permettent de préciser la part qu'elle avait eue dans l'expulsion de Louis XVIII.
On a vu plus haut qu'en arrivant en Russie, elle s'était présentée chez le comte de Caraman, l'agent officiel du prétendant, avec l'espoir caché d'en faire l'instrument de ses intrigues. Caraman l'avait d'abord favorablement accueillie; par ses soins, les fameux plans de la contre-révolution avaient été expédiés à Mitau. Mais, quand il sut ce que pensait son maître de cette «coureuse d'aventures», il lui fit grise mine et finalement cessa de la recevoir. Elle ne lui pardonna pas; c'est sur lui qu'elle exerça d'abord sa vengeance, persuadée que les effets en rejailliraient sur le roi lui-même et que, du même coup, elle servirait les rancunes de la Gourbillon et de la Chevalier.
Il lui suffit de tirer des papiers qu'elle avait rapportés d'Espagne un document qu'elle y tenait en réserve pour l'utiliser au moment opportun. C'était une lettre écrite de Blanckenberg, en 1797, par le comte d'Avaray au duc d'Havré, à Madrid. Celui-ci ayant eu la faiblesse de la montrer à sa belle amie, elle la lui avait prise, ou, pour parler franc, volée. Paul Ier et sa cour y étaient l'objet des railleries les plus blessantes, Rostopchine accusé de sottise et d'imbécillité. S'armer de cette lettre vieille de trois ans, la faire lire à Rostopchine, consentir à la lui laisser, afin qu'il la soumît au tsar, tel fut le moyen qu'avait imaginé et employé la Bonneuil. Le lendemain, un ordre impérial, arraché à la fureur de Paul Ier, enjoignait à Caraman de quitter sur-le-champ la Russie, et vingt-quatre heures plus tard, arrivé à Mitau, il apprenait à Louis XVIII, stupéfait, la mesure inexpliquée dont son représentant venait d'être l'objet.
Tel fut le résultat de l'entente qui s'était formée entre la Bonneuil, la Gourbillon et la Chevalier. Ce ne fut pas le seul exploit de la première. Tandis que la Gourbillon disparaît, et si bien que jamais plus on n'entendra parler d'elle, la Bonneuil ne se fait oublier un moment que pour reparaître bientôt en Hollande, où, pendant plusieurs mois, elle déjoue les efforts de la police consulaire, qui cherche à l'arrêter. À partir de 1805, on perd sa trace, et son nom tombe à l'oubli.
Quant à la Chevalier, enveloppée, après le meurtre de Paul Ier, dans la disgrâce de Koutaïkoff, elle s'enfuit avec lui et son mari, et, dès ce moment, on ne sait ce qu'elle devient.
LIVRE TREIZIÈME
VARSOVIE
I
LA MALADIE DU COMTE D'AVARAY
En arrivant à Varsovie, Louis XVIII ne comptait y demeurer que le temps nécessaire pour traiter avec le roi des Deux-Siciles de son installation dans ce royaume. Cousin de ce monarque, Bourbon comme lui, nourrissant encore l'espoir de resserrer ces liens de parenté par le mariage du duc de Berry avec une princesse sicilienne, il pensait, non sans raison, qu'il serait mieux à sa place dans les États de Naples que dans ceux du roi de Prusse, pour qui sa présence pouvait devenir une source d'embarras et de difficultés. Comme tant d'autres projets qu'avaient détruits des événements inattendus, celui-ci ne devait jamais se réaliser, et le séjour de Louis XVIII en Pologne allait se prolonger durant trois années.
S'il n'eût eu sans cesse en vue la conquête de sa couronne, s'il avait pu se désintéresser de la France et renoncer à y rentrer, il se fût aisément résigné à la tranquille retraite qui lui était assurée. Il y avait reçu, de la part de la noblesse polonaise, un accueil aimable, empressé. Le gouverneur de la ville, général de Kohler, un vieil ami, le comblait de prévenances et de soins. D'illustres familles, les Zamoysky, les Poniatowski, les Branicki, les Potocky, les Radziwill, les Tiskievicz, les Mnizeck se prodiguaient en attentions délicates, en invitations, en témoignages de respect, et trouvaient le chemin de son cœur en entourant la duchesse d'Angoulême des hommages dus à sa naissance, à ses malheurs, à ses vertus. Une grande dame du pays, la comtesse Zamoyska, contrainte par les exigences prussiennes de vendre une maison qu'elle possédait à Varsovie, la lui offrait en pur don, ce qui lui valait cette réponse:
«Oui, madame, j'accepte avec la plus vive reconnaissance cette maison que vous m'offrez d'une manière si aimable; mais je l'accepte comme un dépôt. J'en paraîtrai le propriétaire puisque les circonstances ne vous permettent plus de l'être, et comme vous voulez bien vous occuper des moyens de me céder vos droits, je vais aussi m'occuper de ceux de vous les conserver.»—«J'ai accepté le don, disait-il à son frère; mais, vous pensez bien que je ne veux pas en abuser, et que je serai simplement ce qu'en termes de loi, nous appelons un custodis nos.»
Du reste, cette maison étant déjà pourvue d'un locataire, il ne l'habita pas. Celle où il passait l'hiver appartenait à la comtesse Branicka, princesse palatine de Cracovie, sœur du dernier roi de Pologne, qui lui en avait abandonné la jouissance. L'été venu, il s'installait au palais de Lazienski, propriété du roi de Prusse. Mais, ici ou là, il évitait de faire parler de lui, étant tenu, pour conserver l'asile de Varsovie, d'y vivre obscurément, de se condamner au plus strict incognito, encore que, dans la ville, personne n'ignorât que le nom de comte de l'Isle, sous lequel il y vivait, n'était autre que le nom du roi de France proscrit.
À cette époque, l'oubli semblait l'avoir à ce point enveloppé que dans la société singulièrement réduite des émigrés, répandue un peu partout en Europe, on en comptait de nombreux qui n'auraient pu dire ce qu'il était devenu, et qu'en France, parmi les royalistes même, il en était bien peu qui eussent appris que leur malheureux souverain habitait la Pologne.
La police de Fouché n'en avait pas moins cru devoir organiser autour de lui une surveillance rigoureuse. Un de ses agents, le sieur Gallon-Boyer, était arrivé à Varsovie, muni d'instructions ainsi conçues: «Son premier soin, en se faisant connaître comme homme de lettres, négociant, ou sous tout autre rapport qui puisse attirer la confiance, sera de se former des connaissances utiles, de se lier avec les personnes qui, par leur position et leurs rapports, pourront le plus utilement servir au succès de ses observations. C'est ainsi, par exemple, qu'il obtiendra sur l'intérieur de la maison du comte de l'Isle, les notions détaillées et étendues qu'il devra transmettre à Paris. Le citoyen Gallon-Boyer nous fera connaître la composition du cortège qui entoure ce prince. Il rapportera les petites intrigues qui l'agitent, l'espérance qu'on y entretient, les projets que l'on y forme et les inquiétudes qui détruisent ou changent les unes et les autres. Il parlera des voyageurs qui pourront y être conduits et de l'accueil qu'ils y recevront.»
En dépit de son zèle à bien servir, l'homme de la police ne trouvait rien d'intéressant à dire, tant la vie de l'exilé était retirée et uniforme: il n'entretenait de relations qu'avec quelques grandes familles du pays, et encore exigeait-il qu'elles ne le traitassent pas en roi, ce qui faisait dire à Gallon-Boyer que «les intentions qu'on lui prête en France de reprendre son titre sont fausses». S'il se montrait par les rues, c'était toujours «avec l'extérieur le plus simple, sans décoration, presque sans suite».
Dans sa maison seulement, il semblait se rappeler qu'il était le roi de France. «Les deux gardes du corps qui ont suivi son frère à Varennes ne le quittent pas. Le public leur conserve leur ancien titre, quoiqu'ils soient sans uniforme. Monsieur et Madame d'Angoulême forment sa société la plus intime. Cette dernière est très aimée dans la ville, où elle répand d'abondantes aumônes. Quant à l'emploi du temps, on prétend que le comte travaille tous les matins une heure ou deux avec ses ministres,—c'est l'expression générale,—et que le reste de la journée est partagé entre les exercices de dévotion, la lecture et la table, à laquelle il apporte généralement les plus heureuses dispositions.»
Ce que l'auteur de ces notes ne disait pas et ne pouvait savoir, c'est que Louis XVIII, du fond de sa retraite, suivait avec une attention anxieuse, autant que ses moyens d'information pouvaient le lui permettre, les événements dont l'Europe était le théâtre. Il espérait toujours qu'ils lui fourniraient une occasion de plaider sa cause auprès des puissances qui semblaient à cette heure l'avoir abandonné à son triste sort. Entre la Russie et la France, réconciliées après la mort de Paul Ier, il voyait s'élever des nuages, des difficultés commencer à renaître. Un jour, c'était parce que la Russie accordait sa protection à des émigrés tels que le chevalier de Vernègues et le comte d'Antraigues, considérés par Bonaparte comme des conspirateurs militants et dangereux; un autre jour, c'était parce qu'elle se refusait à seconder la politique du premier Consul si violemment hostile à l'Angleterre. Quoique le roi en fût encore à regretter la soumission de l'Autriche et de la Prusse aux vues du gouvernement consulaire, il ne se dissimulait pas que, sous cette soumission qui tirait sa durée de leurs perplexités, naissait et mûrissait un secret désir de se prêter à une coalition nouvelle en vue de briser le joug qui pesait déjà si lourdement sur l'Europe. Et ce que l'homme de la police de Fouché, trompé par les apparences de la vie morne et paisible du prétendant, ne voyait pas davantage, c'est que ce noble proscrit puisait dans le spectacle du monde continental, sourdement irrité de se sentir asservi, des espérances et des audaces, et croyait à la reprise prochaine d'une guerre dont les péripéties lui ouvriraient la route de son royaume.
En attendant, et faute de pouvoir faire mieux, il se livrait à l'étude, relisait ses auteurs favoris; assis à son bureau, durant des journées entières, il écrivait lettres sur lettres, parlant de tout, devisant de tout, s'attachant avec le même soin aux menues préoccupations de sa vie domestique qu'aux affaires de France qu'il suivait avec un intérêt passionné. Sa correspondance ne fut jamais plus active. On formerait des volumes avec ses écrits à son frère, à sa femme, au duc de Berry, au prince de Condé, à sa sœur la reine de Sardaigne, à celle de Naples, à tant d'autres. Toute l'histoire de sa vie, à cette époque, est là, racontée par lui-même, tantôt langage de roi, tantôt langage d'homme privé, effusionné, sentimental, ainsi que le prouve cette lettre cueillie au hasard dans ce tas de minutes jaunies, adressée au poète Delille, qui résidait en Pologne:
«Vous êtes accoutumé, monsieur, à voir les habitants de la Vistule recourir à votre muse pour assurer l'immortalité aux monuments qu'ils érigent. Mais, ce n'est pas seulement au meilleur poète que je m'adresse aujourd'hui; c'est à l'âme la plus sensible.
«Ma nièce vient de perdre, par un accident cruel, ce chien cher et précieux, compagnon de captivité de son malheureux frère, et selon la sensible expression de l'ami qui vous transmet cette lettre, le seul témoin compatissant de ses longues souffrances à elle-même. C'est vous en dire assez, monsieur. Homère nous a transmis le souvenir du chien d'Ulysse, et, dans cette occasion, je m'écrie avec force: Musa vetat mori.»
Ainsi, il n'aurait eu qu'à se louer d'être venu à Varsovie, si la médaille n'avait eu son revers. Dans cette ville devenue prussienne, il ne jouissait d'aucune liberté. Il ne pouvait recevoir qui il voulait, ni rien faire qui trahît sa volonté d'être le roi. Une visite impromptue, que lui fit au mois d'avril le duc de Berry, «provoqua des orages.» Son habileté les conjura, mais il n'échappa pas aux remontrances du roi de Prusse. «Je réponds de toute tranquillité tant que vous resterez comme vous êtes, lui écrivait ce prince. Je demande instamment de tenir bon à ce que le nombre environnant n'augmente pas du tout et qu'aucune considération particulière ne fasse faiblir à cet égard: ce serait la chose qui aurait le plus d'inconvénients.» Louis XVIII se le tint pour dit; mais il n'en sentit que plus vivement le poids et la dureté de sa chaîne.
Un si grave inconvénient n'était déjà que trop fait pour altérer sa sérénité naturelle. À la fin de juillet, un événement d'une autre sorte vint tout à coup assombrir encore plus sa vie. Souffrant depuis longtemps, éprouvé par les climats du Nord, et violemment secoué par les derniers malheurs, le comte d'Avaray tomba malade et dut s'aliter. Prompt à s'alarmer, il se crut perdu. N'ayant en vue que l'intérêt de son roi, sachant qu'il lui manquerait si la mort le frappait, il communiqua secrètement à l'abbé Edgeworth toute une suite de conseils bons à être utilisés en des circonstances ultérieures que, dès ce moment, il prévoyait. Il savait quelle respectueuse admiration le roi professait pour l'ancien confesseur de Louis XVI, devenu le sien, duquel il disait: «Sa vertu est de celles qu'on n'ose même louer, dans la crainte de la ternir.» Ce saint prêtre, après avoir pieusement écouté le comte d'Avaray, s'était empressé d'écrire, pour n'en rien oublier, ce qu'il avait entendu, et nous lui devons de connaître les pensées qui agitaient l'ami du roi alors qu'il se préparait à mourir.
«Dans cette conversation, qui a été assez longue, écrit l'abbé Edgeworth, M. le comte d'Avaray m'a paru beaucoup moins occupé de son état, quoiqu'il le regarde comme infiniment critique, que de l'isolement où sa mort jetterait le maître auquel il a consacré sa vie. Il m'a paru désirer extrêmement (si Dieu le retire de ce monde) que le roi s'occupe sans délai de se former un conseil peu nombreux, mais bien choisi, pour délibérer sur toutes ses affaires. Mais, en me parlant de ce conseil, il m'a fait sentir avec force combien il sera essentiel que le roi en soit véritablement l'âme, et qu'après avoir écouté les avis de ceux qu'il voudra bien y admettre, il finisse toujours par se décider seul et sans jamais donner une confiance exclusive à personne.
«—Le roi, m'a-t-il ajouté, a trop de connaissances de tous les genres, et trop de justesse dans ses vues, pour avoir jamais besoin d'un premier ministre. D'ailleurs, un premier ministre, on même un homme réputé tel sans en avoir le titre, ne ferait que lui ravir une partie de sa gloire, à laquelle il a droit d'aspirer par lui-même, et qu'il ne doit partager avec personne.
«En convenant avec moi de la difficulté de bien composer ce conseil dans les circonstances actuelles, il m'a cependant désigné M. de Cazalès et M. le marquis d'Escars, comme dignes d'y avoir place; et il ne doute pas que l'un et l'autre ne se rendent à l'invitation du roi, s'il daigne la leur faire. Il m'a aussi parlé, avec l'accent de la plus profonde estime, de M. de Thauvenay qu'il regarde comme un des plus parfaits serviteurs qu'ait aujourd'hui le roi. Il n'hésiterait même pas à le désigner s'il n'était pas nécessaire ailleurs pour le bien général des affaires.
«Un autre homme des talents duquel M. le comte d'Avaray m'a paru faire une grande estime, et qu'il désire même que le roi puisse appeler auprès de lui, est l'abbé de La Marre.
«—Il a peut-être, m'a-t-il dit, quelques inconvénients de caractère, mais on les préviendra en le tenant d'une main un peu ferme. Au surplus, si le roi ne juge pas à propos de le rapprocher de sa personne, du moins est-il à souhaiter qu'il l'emploie toujours aux affaires, parce qu'à des talents réels, et à un dévouement plus réel encore, il joint une connaissance parfaite de la révolution et des principaux personnages qui y jouent aujourd'hui un rôle. Le duc de Richelieu et le marquis de Duras, m'a-t-il ajouté, sont encore deux hommes bien précieux dans un autre genre; et il est à souhaiter que le roi se les attache de plus en plus, parce qu'ils peuvent, l'un et l'autre, lui être très utiles.
«En me nommant ces différentes personnes, et en désirant par conséquent que le roi augmente le petit nombre de serviteurs qui l'entourent aujourd'hui, M. le comte d'Avaray m'a paru craindre excessivement que, peu à peu, ce nombre n'excédât les justes bornes qu'une sage politique semble lui prescrire. Sa crainte à cet égard est si grande, et lui paraît si bien motivée, qu'il n'a pas hésité de me dire que la reine elle-même ne devait pas se rapprocher de Varsovie tant que le roi n'y aurait qu'une existence précaire.
«Parmi les personnes qui environnent aujourd'hui le roi, il m'a paru distinguer le vicomte d'Agoult: homme sûr, m'a-t-il dit, et sur lequel le roi peut absolument compter. Il m'a paru désirer aussi que le roi continuât toujours à avoir des bontés particulières pour MM. Courvoisier, Hardouineau et Fleuriel, des services desquels il a beaucoup à se louer. La situation de M. le duc d'Aumont et du comte de Cossé m'a également paru intéresser la sensibilité de M. d'Avaray; mais les finances du roi ne lui permettent pas de faire aujourd'hui des traitements fixes à aucun de ces serviteurs; il ne m'a parlé que d'un secours de cent louis pour le premier, et d'à peu près autant pour le second, si toutefois il n'a pas touché sa pension de Russie. Il est aussi très occupé de son fidèle valet de chambre Potin, dont il espère que le roi se souviendra toujours, quelles que soient les chances de l'avenir.
«Quant à ses affaires personnelles, M. le comte d'Avaray m'a répété plusieurs fois que tout ce qui était chez lui, provenant des bontés de son maître, devait retourner à son service, quand il ne serait plus. Il désire cependant que les papiers qui le regardent personnellement soient envoyés à sa famille, quand on en aura l'occasion. Il ne recommande pas sa famille au roi, parce qu'il est bien assuré que les bontés qu'il a toujours eues pour lui se répandront sur elle, quand il ne sera plus. Mais une faveur à laquelle il attacherait le plus grand prix, serait que le roi fît passer dans leur écusson les fleurs de lys, qu'il lui a permis de prendre dans le sien. Deux amis qu'il laisse derrière lui (MM. d'Hautefort et Charles de Damas) m'ont aussi paru l'occuper beaucoup. Il désire que le roi ne les oublie jamais, et les regarde comme deux de ses plus fidèles serviteurs.
«En me parlant de ses papiers, M. le comte d'Avaray m'a communiqué un projet qu'il m'a dit avoir conçu depuis longtemps, mais auquel la multiplicité de ses affaires l'avait empêché de travailler: c'est celui d'un ouvrage, dont les lettres du roi formeraient, pour ainsi dire, les bases, et auquel les siennes, ainsi qu'une quantité de notes éparses que l'on trouvera dans ses papiers, serviraient de commentaire. Il m'a paru attacher une grande importance à cet ouvrage, en ce qu'il contribuerait, plus que tout ce que l'on pourrait imaginer d'ailleurs, à faire connaître le roi à la France et à l'Europe.
«Dans une conversation postérieure à celle dont je viens de donner la substance, M. d'Avaray est revenu sur ce même projet d'ouvrage, et m'a désigné M. de Thauvenay comme l'homme le plus propre à y mettre. Il m'a témoigné une seconde fois le plus grand désir de voir cet excellent serviteur plus rapproché du roi qu'il ne l'est.
«—D'ailleurs, m'a-t-il ajouté, en supposant même que ma santé se rétablisse, la convalescence sera nécessairement bien longue: et je ne connais personne qui puisse mieux me suppléer auprès de mon maître que M. de Thauvenay.»
Ces conseils confiés à la garde de l'abbé Edgeworth, le malade écrivit à Thauvenay pour le prier de venir mettre ses papiers en ordre après sa mort, et pria le roi d'expédier la lettre. Thauvenay, ayant confié l'agence de Hambourg au comte de Grémion, «son ami et son second,» arriva en toute hâte. Il trouva le malade en meilleur état et le roi rassuré. Mais d'Avaray paraissant pour longtemps incapable de tout travail, il fut décidé que le nouveau venu occuperait provisoirement sa place[49].
On peut voir, par les lettres du roi à ses correspondants ordinaires, combien l'avait troublé cette alerte et avec quelle anxiété il suivit la marche d'une convalescence trop lente à son gré. Dans la plupart de ces lettres, on trouve, dès ce moment, la trace des soucis que lui cause une santé si chère. Sensible aux marques d'intérêt qu'on donne à son ami, il remercie avec émotion tous ceux qui, en lui écrivant, lui parlent de d'Avaray. Quand celui-ci ne peut répondre lui-même aux témoignages affectueux qu'il reçoit, c'est le roi qui répond en son nom. Il le fait notamment pour la comtesse de Polastron, la captivante femme à qui le comte d'Artois a voué sa vie, et qui de Londres avait adressé à d'Avaray des protestations d'attachement. «Vous avez eu la bonté, madame, d'écrire une lettre bien aimable à M. d'Avaray; mais, vous lui imposez des lois sévères. Sa convalescence marche bien lentement, et la raison exigeait de lui une obéissance à laquelle le sentiment se refusait. Je ne sais qui l'aurait emporté. J'ai proposé un accommodement dont tout l'avantage était pour moi. Ce motif l'a fait accepter. Je suis près de vous l'interprète de deux amis qui sentent vivement l'intérêt que vous avez pris au coup dont ils ont été également menacés. Recevez donc l'expression de leur reconnaissance et celle du tendre attachement du secrétaire.»
Mais c'est surtout au comte d'Artois que le roi fait part de ses angoisses, de tout ce qu'il craint, de tout ce qu'il espère. Ces libres confidences, accueillies avec sollicitude, suivies de réponses non moins révélatrices de l'étroite union qui règne désormais entre les deux frères achèvent de la cimenter. Cependant le temps marche, l'automne commence, l'hiver approche, et l'état de d'Avaray ne s'améliore pas assez pour que les inquiétudes du roi ne renaissent pas. Au mois de septembre, elles sont redevenues telles qu'au premier jour de la maladie. Il n'est que trop vrai d'ailleurs qu'elle exige maintenant des moyens de guérison prompts, énergiques, et celui de tous qui devait être le plus cruel au cœur du roi, l'installation du malade, pour la durée de l'hiver, sous un climat plus chaud que celui de la Pologne. Les deux amis devront se séparer, et cette perspective les afflige également.
Le comte d'Artois est le premier confident de la tristesse royale. «Je n'ai pas craint, jusqu'à ce moment, mon cher frère, de vous parler dans toutes mes lettres de d'Avaray, parce qu'en vous entretenant de mon ami, je vous ai parlé d'un serviteur qui vous est tendrement dévoué. Aujourd'hui, mon âme est bien triste; la convalescence, comme je vous l'ai dit, est d'une lenteur extrême. Soit qu'il faille l'attribuer à la violence des accidents par lesquels la maladie a commencé, ou au mauvais temps qui a constamment régné pendant les mois de juillet et d'août, il n'est que trop certain que le mieux n'a pas fait les progrès que nous devions espérer, et Le Febvre, effrayé de voir arriver dans un tel état de choses un hiver quelquefois aussi rude ici qu'en Courlande, a fortement conseillé au malade d'aller le passer dans un climat tempéré. Vous jugez, mon ami, de ce que son cœur et le mien ont souffert d'un pareil arrêt. Mais, la raison, la nécessité ont pris le dessus. Nous avons senti, et moi surtout, qu'il ne fallait pas sacrifier des années à quelques mois, et il vient d'être décidé que d'Avaray partira pour le nord de l'Italie, sauf à s'enfoncer encore davantage si son état et la saison l'exigent. Cette douloureuse décision est encore ignorée ici. Mais, en vous la confiant, je ne vous en demande pas le secret; on ne le saura que trop, avant que vous receviez cette lettre ... Plaignez-moi, j'espère qu'au printemps vous me féliciterez.»
Quinze jours plus tard, le roi complète ces désolantes nouvelles et annonce le départ de son ami. «D'Avaray est parti vendredi, comme je vous l'avais annoncé. J'ai désiré, j'ai pressé ce voyage; il était nécessaire tant à cause du climat, que pour lui procurer un repos auquel il était impossible ici d'obtenir de lui qu'il se livrât. Mais, j'ai beau me dire tout cela, je n'en souffre pas moins. Il n'est point guéri, je ne puis me le dissimuler, et quoique le lait auquel il s'est mis passe bien, quoique je puisse fonder des espérances raisonnables sur son voyage même, je puis bien aussi concevoir de cruelles inquiétudes.»
Désormais les détails sur la santé du voyageur tiendront une large place dans la correspondance qui nous sert de guide. Entre lui et le maître auquel, même de loin, il ne cesse de prodiguer son dévouement et ses conseils, s'établira une relation épistolaire qui se continuera durant des années; car bien qu'au printemps d'Avaray revienne à Varsovie, il est trop gravement atteint pour se dispenser de retourner chaque hiver en Italie. Ainsi, périodiquement, d'année en année, la mauvaise saison ramènera la séparation, et jusqu'à la fin, malgré l'habitude et la nécessité, les deux amis en souffriront toujours autant.
II
LA DÉTRESSE FINANCIÈRE
Indépendamment des préoccupations que causait au roi l'état maladif de d'Avaray, il en était d'autres qui pesaient non moins durement sur lui, et entretenaient en son esprit une excitation incessante. Sans parler de celles que lui apportaient les événements qui se déroulaient en Europe, et éloignaient un peu plus chaque jour sa restauration, les plus poignantes lui étaient suggérées par sa détresse financière.
Déjà, à Mitau, il en avait cruellement souffert. Sa maison remplie de serviteurs de tout rang, dépourvus de ressources, tant d'émigrés à secourir, les traitements fixes alloués à ses agents, les frais de courriers, de poste, de voyages, les dépenses du duc et de la duchesse d'Angoulême, celles du duc de Berry, ce n'était là que le courant, auquel, en cette année 1800, s'étaient ajoutés le coût d'une cure de la reine à Pyrmont, de son installation à Kiel, où elle allait résider encore pendant plus d'une année, et la solde supplémentaire que le roi avait dû se déterminer à allouer à ses gardes du corps, dont l'âge et les besoins rendaient insuffisante celle qu'ils recevaient de l'empereur. Après une vaine tentative à Saint-Pétersbourg, pour obtenir une augmentation de sa pension annuelle, fixée à deux cent mille roubles, il s'était adressé à son frère, en le priant de solliciter des ministres anglais le renouvellement d'un secours de dix mille livres sterling qu'ils lui avaient accordé l'année précédente et sa transformation en un traitement annuel. «Mes pauvres finances sont toujours dans une gêne extrême à la fin de chaque année, disait-il. Mais, jamais elles ne furent dans un état plus désastreux qu'à la fin de celle-ci. Il n'y a que vous qui puissiez me tirer de ce pénible embarras.»
Si profonde qu'apparaisse alors sa misère, elle fut bien pire après qu'il eut été chassé de Russie. Outre qu'il était menacé de voir son traitement supprimé, il n'avait reçu, on s'en souvient, qu'en minime partie les six mois échus au moment de son départ. Pour se mettre en état d'arriver à Varsovie, il avait dû contracter un emprunt à Riga, et lorsque ses gardes du corps et ses plus fidèles serviteurs, chassés aussi de Mitau, étaient arrivés à Memel, privés de tout, mourant de faim et brisés de fatigue, il n'avait pu leur venir en aide que grâce à sa nièce.
Dans cette situation, il renouvelait ses instances:
«Vous sentez que le déplacement, un voyage dont je ne peux prévoir le terme, mon établissement, lorsque j'en aurai trouvé un pour mes enfants et pour moi, la foule d'infortunés que je laisse derrière moi et qui bientôt, sans doute, courront les chemins; vous sentez, dis-je, que tout cela m'écrase et que je ne saurai plus où donner de la tête, si je ne suis secouru promptement et efficacement. L'Angleterre seule le peut. Intelligenti (j'ajoute en cette occasion et amanti) pauca. Rappelez-vous ce que je vous ai écrit dernièrement, mais bien loin de prévoir encore ce qui m'arrive. Jamais je n'eus plus besoin du zèle de mon ami et de la générosité du roi d'Angleterre.»
Le 18 février, aux portes de Varsovie, nouveaux et plus poignants aveux. «Je ne vous dirai qu'un mot de ma situation; elle est au comble de la détresse. Quant aux détails je m'en rapporte au comte de La Chapelle, qui possède à bon droit votre confiance et la mienne et que j'envoie en Angleterre, non seulement pour vous informer de ce qui s'est passé et de l'état où je suis, mais aussi parce que j'ai jugé indispensable qu'un témoin oculaire et irréprochable fît sentir aux ministres la nécessité et l'urgence des secours que je sollicite.» Enfin, en arrivant à Varsovie, presque réduit aux expédients, il presse encore son frère: «Je me recommande de plus en plus à vous, pour hâter une décision qui me devient de jour en jour plus nécessaire. M. de La Chapelle vous parlera sur ce point. Mais, ce qu'il ignorait et que je n'ai moi-même appris que depuis ma lettre écrite, c'est que non seulement mon traitement de Russie est fini pour moi, mais que celui qui a négocié à Riga l'emprunt qui m'a mis en état de partir y est retenu, par ordre de l'empereur, jusqu'à ce que la somme soit remboursée.»
À cette époque, telle est la pauvreté de Louis XVIII que, pour la première fois, il se voit contraint de refuser des secours à ceux de ses partisans qui se sont montrés les plus fidèles à sa cause, les plus ardents à le servir. «Il ne vous est que trop facile de deviner la réponse à faire au duc de Laval. Je ne suis pas sûr d'avoir du pain pour mes enfants et pour moi-même. Je n'en peux plus donner aux autres. Il m'est dur de revenir sans cesse à ce pénible sujet.» C'est le 12 mars qu'il est réduit à cet humiliant refus. Encore quelques semaines, et ce sera pire. Il devra se résoudre à morigéner la reine, qui, par des dépenses exagérées à Kiel et à Pyrmont, s'est endettée, à lui déclarer qu'il ne peut venir à son secours pour le payement de ses dettes et que c'est à ceux qui dirigent sa maison «de guérir cette plaie par les réformes les plus rigoureuses».
Pendant ce temps, en Angleterre, le comte d'Artois s'efforçait d'obtenir du gouvernement britannique les secours dont son frère avait un si pressant besoin. Au reçu de la nouvelle de son expulsion et des tristes confidences qui l'accompagnaient, il était accouru d'Édimbourg à Londres, afin de hâter par sa présence la solution qu'il souhaitait, plus encore qu'il ne l'espérait. À Londres, il s'était rencontré avec l'envoyé du roi, le comte de La Chapelle. Bouleversé par les détails douloureux que lui avait donnés celui-ci, prévoyant que plusieurs semaines s'écouleraient avant qu'eussent abouti ses démarches auprès des ministres anglais, il avait couru au plus pressé et envoyé à Thauvenay, agent de Louis XVIII à Hambourg, une somme de trois mille livres sterling, réunie à grand'peine au moyen d'emprunts.
Lorsque le roi connut ce trait de dévouement fraternel, il venait d'être averti par la comtesse Palhen, femme du ministre russe à qui la duchesse d'Angoulême avait écrit et «par quelqu'un dont le témoignage est de poids», que, très probablement, son traitement de Russie allait être rétabli. Ce n'était pas encore officiel, et il ignorait toujours si l'arriéré serait acquitté. Il avait lieu du moins d'en concevoir l'espérance. Il n'en fut pas moins sensible à la sollicitude empressée du comte d'Artois. Il y a de l'émotion et des larmes, de douces larmes, dans les remerciements qu'il lui adressait.
«J'ai reçu, mon cher frère, votre lettre du 7, et je voudrais pour toute réponse vous envoyer mon cœur. Quoi! c'est vous, mon ami, qui, dans la situation où vous êtes, venez à mon secours? Infortuné Paul, qu'à ce prix, tes mauvais traitements me sont chers! S'il en était temps, si Thauvenay ne m'eût déjà rendu compte de l'exécution de vos aimables et généreux desseins, je vous prierais, je vous conjurerais d'y renoncer; l'intention me suffisait et bien au delà. Mais, du moins, si d'ailleurs vos soins vis-à-vis des ministres britanniques ont le succès que je dois espérer, en dépit de tous les retards, que son premier usage soit de réparer le mal que vous vous faites pour moi. Ce n'est plus votre frère, votre ami qui vous le demande, c'est le roi qui le veut, qui l'exige. Je n'ai qu'un seul regret, c'est de n'avoir pu exercer cet acte d'autorité qu'après la nouvelle que je vous ai mandée il y a huit jours, et dont j'ai reçu encore une sorte de confirmation, mais sans détails sur l'arriéré. Mais je n'ai rien encore de direct à cet égard. Nous travaillons cependant à arrêter la vente de la parure de diamants. C'est un procédé de devoir et de délicatesse envers l'impératrice douairière et le nouvel empereur lui-même[50].»
Au moment où le roi exprimait, en ces termes, sa gratitude au comte d'Artois, ce prince allait recevoir la réponse du cabinet britannique. Cinq mille livres sterling étaient mis immédiatement à la disposition de Louis XVIII; en outre, «il pouvait compter jusqu'à des temps plus heureux sur une avance annuelle de six mille,» c'est-à-dire égale à celle que recevait son frère. Il ne paraît pas que ce secours eût été accordé avec bonne grâce. L'entretien auquel il donna lieu entre le ministre anglais lord Hawkesbury et le baron de Roll, représentant du comte d'Artois, révèle un peu d'impatience de la part du prêteur, qui trouve peut-être qu'on recourt bien souvent à lui et une certaine aigreur chez l'obligé, qui s'étonne que, dans la cruelle position du roi, on fasse si peu pour lui venir en aide. Il est vrai que le baron de Roll était un pauvre diplomate, dépourvu de tact,—il ne l'avait que trop prouvé en 1796 lors de sa mission auprès du duc d'Orléans,—et qu'il se peut bien que la forme donnée à ses exigences ait blessé lord Hawkesbury.
Tel qu'il était cependant, ce subside que le comte d'Artois tenait «pour bien médiocre», grossissait sensiblement les revenus de son frère, lui permettait de rétablir les traitements supprimés, de venir de nouveau en aide à des serviteurs fidèles et malheureux et «d'avoir toujours une somme devant lui pour subvenir à des besoins urgents». Quant à ses anciens gardes du corps, dont la détresse lui causait depuis trois mois de cruels soucis, le gouvernement anglais venait de pourvoir à leur existence, en leur accordant des pensions modestes mais suffisantes. Ce qui était fait pour eux fit oublier au roi la modicité de ce qui était fait pour lui. «Les bienfaits répandus sur ces respectables vétérans me touchent bien plus que ceux dont je suis moi-même l'objet.» En ce qui le concernait, il ajoutait: «Le roi d'Angleterre a fait pour moi ce qu'il a jugé à propos et, quoique le secours qu'il m'a accordé soit bien inférieur à mes besoins, ce n'est pas à la reconnaissance à calculer la libéralité.»
Mais, ce dont il était surtout touché, c'était de la conduite de son frère en ces circonstances. Le souvenir ne devait plus s'en effacer dans son cœur. Leur correspondance, dès ce moment, prend un accent plus vif de confiance et de tendresse. Le roi n'abdique pas; il maintient ses droits, il manifeste ses volontés, continue à se refuser à ce qu'il juge inopportun. Mais, il prie plus souvent qu'il n'ordonne, et, de son côté, le comte d'Artois, toutes les fois qu'il sent que sa résistance offenserait, engendrerait un dissentiment, s'empresse de céder.
Entre temps, un tragique événement avait changé la face des choses en Russie. Durant la nuit du 11 au 12 mars, l'empereur était mort en des circonstances mystérieuses. À la suite d'une conspiration de palais, il avait péri assassiné. La nouvelle de son trépas arriva à Paris au moment où Bonaparte, las des procédés de l'ambassadeur russe Kalitscheff, songeait à demander son remplacement. L'occasion lui parut propice pour rendre plus étroites et plus cordiales ses relations avec la cour de Russie. Le nouvel empereur, Alexandre, était jeune, plus accessible que son père à l'influence des idées modernes. Non seulement il manifestait l'intention de concourir au rétablissement de la paix générale par sa persévérance dans les mesures qu'avait adoptées son prédécesseur avec les puissances du Nord, mais encore il se prononçait sur son union avec la République française, comme sur un système justifié par l'expérience de ses ancêtres, par la convenance des deux États et «par la nécessité de mettre un frein au despotisme maritime de l'Angleterre». Enfin, dès son avènement, il avait fait savoir qu'il rappelait M. de Kalitscheff et désignait un autre de ses sujets, M. de Markoff, pour le remplacer.
Bonaparte ne voulut pas laisser se refroidir ces heureuses dispositions. Son ambassadeur en Russie n'était pas encore nommé. En attendant qu'il l'eût choisi, il résolut d'envoyer Duroc, un de ses aides de camp, à Saint-Pétersbourg. Duroc reçut de Talleyrand les instructions les plus minutieuses. Il devait présenter au tsar les regrets du premier Consul sur la mort de Paul Ier, le féliciter de son avènement, et lui offrir de signer immédiatement la paix. Une lettre autographe de Bonaparte exprimait ces sentiments. Les instructions remises à Duroc avaient tout prévu, même l'attitude qu'il devait prendre vis-à-vis des émigrés. «Quant aux émigrés français qui pourraient se trouver en crédit à Saint-Pétersbourg, vous les recevrez tous sans aller chez aucun. Vous pourrez cependant charger un des deux officiers que vous avez, de se mêler à eux, afin de rassembler un plus grand nombre de renseignements.» Duroc quitta Paris le 24 avril. Moins d'un mois après, il faisait connaître qu'il avait été amicalement accueilli par Alexandre: «Je ne veux me mêler des affaires intérieures de personne, lui avait dit l'empereur. Chacun peut se donner le gouvernement qui lui convient. Je désapprouve ceux qui veulent s'y opposer.»
Ce langage était bien fait pour laisser supposer à Bonaparte qu'il trouverait dans Alexandre un utile et fidèle allié. Au même moment, l'arrivée de M. de Markoff à Paris imprimait aux relations des deux gouvernements le caractère le plus cordial. Sur la demande du tsar, divers gentilshommes français restés longtemps au service de la Russie: MM. de Richelieu, de Lambert, de Langeron, de Torcy, de Choiseul-Gouffier, d'autres encore, étaient rayés de la liste des émigrés. Talleyrand, ministre des affaires étrangères à Paris, échangeait avec le prince Kourakin, ministre des affaires étrangères à Saint-Pétersbourg, d'amicales lettres[51]. Il semblait donc que Bonaparte, possédé du désir de créer entre la Russie et la France, pour contenir l'Angleterre, une étroite alliance, eût atteint son but.
Pendant ce temps, réfugié à Varsovie, Louis XVIII y était oublié par ces mêmes souverains en qui, naguère, il mettait ses espérances. S'ils se souvenaient encore de lui, c'était pour s'avouer qu'il ne pouvait plus être désormais l'instrument de leurs desseins, pour se décharger, l'un sur l'autre, du soin de le soustraire aux amères humiliations de la pauvreté. La pauvreté, l'impuissance qui en résulte, c'étaient là, en effet, les plaies vives de la petite cour du comte de l'Isle.
Il séjournait depuis plus de six mois à Varsovie qu'il en était encore à attendre les secours mensuels du tsar. À son départ de Mitau, Paul Ier s'était engagé à les lui continuer. Mais, en réalité, il ne les recevait plus. Malgré ses pressantes sollicitations, l'héritier des Bourbons restait en disgrâce à Saint-Pétersbourg comme s'il eût été un simple courtisan. Le tsar lui refusait jusqu'au droit d'avoir un agent à la cour de Russie. Ce n'est que par l'intermédiaire du duc de Serra-Capriola, représentant des Deux-Siciles, qu'il pouvait faire parvenir ses demandes et plaider sa cause.
La correspondance, en cette année 1801, n'est guère défrayée que par les questions d'argent. La misère chaque jour s'accuse et s'aggrave. Privé des secours de la Russie, le roi en est réduit aux deux cent mille francs de l'Espagne et aux vingt mille florins que reçoit de la cour d'Autriche, comme héritière de Marie-Antoinette, la duchesse d'Angoulême. Ces fonds arrivent irrégulièrement, à travers d'innombrables difficultés. Ils ne suffisent pas aux dépenses de la maison royale, composée de soixante personnes, dépenses qui dépassent quatre cent mille francs. L'habileté de Thauvenay, appelé provisoirement à Varsovie pour remplacer d'Avaray, ne parvient pas à les diminuer. C'est donc la misère, une misère que rendent plus cruelle les demandes incessantes adressées au roi par ses partisans et les réclamations de ses créanciers, dont les exigences se sont déchaînées depuis qu'il habite Varsovie[52]. L'obligation d'y arracher sa famille et les courtisans de son exil, ne permettait pas à Louis XVIII de garder longtemps le silence. Après la mort de Paul Ier, il avait écrit à son héritier pour lui adresser les compliments d'usage et l'entretenir de ses intérêts pécuniaires. Il chargea le duc de Serra-Capriola de les exposer et de les défendre.
Le diplomate napolitain en entretint un des ministres russes, le comte Panin. Celui-ci prit les ordres du tsar et parvint à réveiller la vieille bienveillance de la maison de Russie pour les Bourbons. Le traitement annuel que recevait jadis le roi de France fut rétabli à partie du jour où il avait cessé d'être payé. De nouveau, le palais de Mitau lui était ouvert. Le tsar s'engageait, en outre, à intéresser à son sort les familles souveraines d'Europe. Enfin, Panin insinua qu'il ne serait pas impossible d'obtenir du gouvernement français un subside régulier qui mettrait le roi à l'abri de tout souci dans le présent comme dans l'avenir. Pour justifier et alimenter ce subside, il y avait, à ce que pensait le gouvernement moscovite, une cause légitime: les biens héréditaires du roi, confisqués au profit de la nation. Cette opinion reposait sur une erreur. Louis XVIII dut objecter au duc de Serra-Capriola que tous les biens du roi de France, sous la loi de l'ancienne monarchie, étaient domaines de la couronne: «Ceux même qu'il possédait patrimonialement avant son avènement acquièrent cet indélébile caractère à l'instant de la mort de son prédécesseur. D'ailleurs, il serait impossible que je ne parusse pas de près ou de loin dans un pacte de cette nature, et vous sentez que rien au monde ne peut me faire transiger sur ma couronne. Si les puissances engageaient celui qui l'a usurpée à leur assurer un subside qu'elles me transmettraient ensuite, le cas serait différent. Je puis tout recevoir d'elles, rien de lui. Votre âme est trop élevée pour ne pas partager cette manière de voir et surtout de sentir.» Après cette réponse, l'idée parut abandonnée; mais Alexandre n'y renonça pas, convaincu que Bonaparte devait une indemnité aux Bourbons.
En attendant d'y revenir, il fit expédier une lettre circulaire à ses représentants à Vienne, Londres, Berlin et Naples, leur enjoignant de demander à la cour auprès de laquelle chacun d'eux était accrédité une pension annuelle pour «M. le comte de l'Isle». La correspondance directe entre la Russie et l'Espagne n'étant pas encore rétablie, l'ambassadeur russe à Paris reçut l'ordre de communiquer la circulaire à son collègue espagnol. Enfin, lui-même fut autorisé à entretenir verbalement Talleyrand de la question qui préoccupait le tsar, et que ce prince cherchait à résoudre conformément à la générosité de son cœur[53].
Ces démarches eurent un sort très différent. L'empereur d'Autriche se montra empressé à y répondre. Il parut comprendre à demi-mot, et s'engagea à contribuer pour cinquante mille florins, à partir du 1er juillet 1802, au traitement annuel du roi de France. Mais, ces belles promesses restèrent sans effet. Deux ans après, La Fare réclamait en vain les termes échus de la pension, qui ne fut pas payée davantage par la suite.
L'Angleterre mit plus de sincérité dans sa réponse. Elle refusa d'augmenter les charges qu'elle portait déjà. Il est vrai qu'elle pourvoyait à l'entretien du comte d'Artois, du duc d'Angoulême, du duc de Berry, des princes d'Orléans, des trois Condé, sans parler des pensions qu'elle servait à un grand nombre d'émigrés. «Il ne reste plus que Louis XVIII à pourvoir, disait avec raison lord Hawkesbury à Woronzow, en motivant le refus de sa cour. Si les autres souverains de l'Europe veulent imiter ce que l'empereur de Russie fait envers cet infortuné prince, et ce que le roi de la Grande-Bretagne fait pour les autres membres de la famille de France, cette dépense ne leur coûtera pas beaucoup.»
L'Espagne fit une réponse analogue. Depuis 1794, elle payait ou était censée payer à la maison de Bourbon une somme annuelle de trois cent trente mille livres. Elle trouvait sa part de charges suffisante et n'y voulut rien ajouter. Quant au roi de Naples, qui longtemps avait donné asile aux tantes du roi et qui payait encore un traitement au duc de Berry, le silence des documents permet de supposer qu'il ne voulut pas aller au delà.
Nous avons gardé pour la fin la réponse de la Prusse, parce que la démarche du tsar auprès d'elle révèle le projet que d'Haugwiz et le général de Beurnonville s'étaient mis en tête de faire réussir. À la première ouverture de Krudener, le ministre prussien ne fit aucune objection. Il devait d'abord prendre les ordres de son maître. Puis, lorsqu'au bout de six semaines il se décida à répondre, il justifia ses retards en alléguant la nécessité ou il s'était trouvé de faire rechercher dans les archives du royaume le relevé des sommes fournies par la Prusse aux princes français. «Ces sommes s'élevant à six millions en espèces sonnantes, dit-il à Krudener, non compris les dépenses énormes qu'a faites la Prusse pour relever le trône des Bourbons, le roi, quoique très sensible aux malheurs de cette auguste famille, doit à son peuple de mettre un terme aux libéralités de sa maison. Mais, si j'en puis juger par quelques propos échappés au général de Beurnonville, bien que je me sois gardé de lui parler de cet objet, la France elle-même ne serait pas éloignée de pourvoir à l'entretien des princes français, en leur procurant un petit établissement.»
Ce langage étonna Krudener. Il fit observer que la proposition du tsar s'adressait uniquement au cœur du roi de Prusse, qu'il ne pouvait être question d'une charge onéreuse au trésor de l'État, mais d'un concert entre les têtes couronnées pour assurer la subsistance d'un prince déchu du trône. Quant aux propos attribués au général de Beurnonville, il pensait que ce diplomate avait, en cette occasion, consulté son cœur et non son gouvernement.
—À supposer, ajouta-t-il, que le premier Consul soit disposé à écouter des propositions en faveur des Bourbons, ceux-ci répugneraient peut-être à accepter des bienfaits de la main de ceux qui les ont dépouillés. Bonaparte y mettrait sans doute la contrition d'une renonciation formelle à laquelle M. le comte de l'Isle ne souscrira jamais. Une semblable négociation serait-elle d'ailleurs bien sérieuse? Ne cacherait-elle pas, de la part du gouvernement français, le dessein de tenir la maison de France dans une continuelle sujétion, sans donner jamais de réalités aux espérances que celle-ci pourrait concevoir?
—En effet, répliqua d'Haugwiz, le premier Consul demanderait probablement une renonciation. Mais, dans ce cas, la maison de Bourbon ne devrait pas se faire scrupule d'y souscrire. La situation est telle qu'il ne peut rester aux Bourbons aucun espoir de recouvrer leur couronne, à moins qu'elle leur soit offerte par la nation française elle-même, et alors la renonciation cesserait d'être obligatoire. Au surplus, Bonaparte n'a-t-il pas déjà procuré un établissement en Italie à un prince Bourbon? Pourquoi n'en procurerait-il pas un autre en Allemagne? L'Espagne pourrait se charger de la négociation et prêter son nom aux formes.
Ces arguments n'ébranlèrent pas la conviction contraire de Krudener. Il était d'ailleurs sans pouvoirs pour négocier. Les deux diplomates se séparèrent sur la promesse faite par d'Haugwiz de revenir à la charge auprès de son souverain.
Il résulte de ce curieux entretien que le roi de Prusse avait eu la même pensée que l'empereur de Russie; mais tandis que, chez le monarque moscovite, elle était le résultat d'une initiative personnelle et désintéressée, chez le monarque prussien elle était due aux incitations venues de Paris, où Talleyrand poursuivait avec persévérance la réalisation d'un projet qu'il jugeait propre «à déshonorer les Bourbons».
Les critiques dont Krudener accompagnait les ouvertures de d'Haugwiz en les transmettant à sa cour, le 23 février 1802, produisirent l'effet qu'il était fondé à en attendre. Une communication ultérieure de l'ambassadeur de Russie à Paris, acheva de donner à Alexandre la mesure de la délicatesse du premier Consul. Le 4 juillet, Markoff écrivait: «J'ai voulu pressentir M. de Talleyrand si le premier Consul avait quelque propension à accorder en général des secours pécuniaires à cette infortunée famille. Il me répondit que le premier Consul n'en était pas éloigné et qu'il n'attendait peut-être pour cela que le rassemblement de cette famille dans un endroit éloigné de France, et qu'il se proposait même de faire des démarches auprès du gouvernement anglais pour faire sortir des pays de sa domination ce qui y restait encore de la maison de Bourbon, savoir: le comte d'Artois, les trois fils du dernier duc d'Orléans et le prince de Condé. Faisant semblant d'exciter des doutes que la délicatesse de Louis XVIII et celle de son frère et de ses neveux leur permît d'accepter des secours de la France, il me dit de me tranquilliser là-dessus, qu'on les avait déjà pressentis à cet égard par Rome et par Naples[54] et qu'ils ne se sont nullement montrés difficiles.—Mais, peut-être, lui ai-je dit, attacherez-vous à la prestation de ce secours quelques conditions humiliantes et préjudiciables pour eux, comme, par exemple, une renonciation formelle à leurs titres et à leurs droits. Il resta quelque temps à penser et puis me répliqua:—Les actes de renonciation ne sont point valides selon les lois de l'ancienne monarchie; mais ce qui les rendra tels, c'est l'avilissement des individus, qui sera complet de cette manière.—C'est donc à ces motifs que ces princes devront quelques secours passagers que le premier Consul leur accordera et qu'il fera cesser au moment où il s'apercevra qu'il a suffisamment rempli son objet.»
Après avoir pris connaissance de cette lettre, Alexandre fut édifié sur les mobiles auxquels, en cette circonstance, obéissait Bonaparte, et il renonça à ses desseins. À Berlin, il en fut autrement, et l'on verra bientôt jusqu'à quel point la Prusse poussa son désir de gagner les bonnes grâces du premier Consul.
III
AU LENDEMAIN DU CONCORDAT
Le 15 août 1801, arrivait à Varsovie la nouvelle de la signature du Concordat, conclu entre le Saint Siège et la France pour le règlement des affaires religieuses. Il avait été signé le 15 juillet, et quelques jours plus tard, un bref adressé par Pie VII aux évêques français les exhortait à lui envoyer leur démission. Pour leur faire agréer cette demande, il leur rappelait que, le 3 mai 1791, ceux d'entre eux qui étaient députés aux États généraux l'avaient déjà offerte, n'ayant en vue que le bien de l'Église.
La nouvelle consterna Louis XVIII. Écrivant à l'évêque de Nancy, il envisageait le malheur dans toute son étendue. «L'état déplorable de l'Italie, l'exemple de Pie VI ont pu abattre le courage de son successeur; il faut le plaindre sans cesser de le révérer. Mais il n'a, pas plus que ses prédécesseurs au XIIe et au XIIIe siècles, le droit de délier les sujets du serment de fidélité envers leur souverain; il n'a pas davantage celui de dépouiller de leur siège les légitimes pasteurs. On ne peut arguer contre eux de l'offre généreuse que quelques-uns d'entre eux firent, il y a onze ans, dans des circonstances bien différentes et qui ne fut point acceptée par Pie VI. Les actes que la violence peut arracher en ce moment au Saint-Père, sont donc nuls devant Dieu et devant les hommes. Le roi, profondément affligé des nouveaux malheurs qui vont en être la suite pour l'Église, mais ne craignant point que les portes de l'enfer prévalent contre elle, se repose avec confiance, pour ce qui regarde le temporel, sur l'héroïque fermeté que les prélats de son royaume ont si constamment déployée et qui certainement ne se démentira pas dans cette douloureuse occasion.»
À l'archevêque de Reims, auquel il signale le danger que courent la monarchie et l'Église de France, «le plus grand peut-être qu'elles aient encore couru,» le roi tenait, en l'accentuant, un langage analogue à celui qu'on vient de lire: «Cette convention ne change rien à l'état des choses, en ne la considérant que sous le rapport du droit. Pie VII n'en a pas plus que n'en eurent jadis Grégoire VII, Innocent IV ou Boniface VIII. Les devoirs des sujets et des prélats de mon royaume restent les mêmes; nulle puissance ne peut, sans un jugement légal, dépouiller ceux-ci de leurs sièges. Le Concordat fait entre François Ier et Léon X subsiste dans toute sa force, et seul le roi très chrétien a le droit de l'exercer contre le Pape. Mais, quelque certain que je sois que ces vérités sont gravées dans le cœur de la plus grande partie de mon clergé, lorsque je considère que la défection de plusieurs prélats a précédé le parti que la cour de Rome vient de prendre, n'ai-je pas lieu de craindre qu'aujourd'hui cet exemple, autorisé par le Saint-Siège, soit imité par un plus grand nombre et qu'il ne soit suivi d'un schisme mille fois plus déplorable pour l'Église que celui auquel le Saint-Père a cru remédier par sa condescendance envers le gouvernement usurpateur? Cette pensée excite toute ma sollicitude. Tempus est tacendi; tempus est loquendi, disait saint Hilaire. Dans laquelle de ces deux hypothèses vais-je me trouver? Si je garde le silence, n'est-ce pas abandonner mes droits? N'est-ce pas trahir la cause de mon fidèle clergé dont je suis le protecteur né? Parler, c'est-à-dire protester hautement contre la convention, n'est-ce pas, indépendamment des inconvénients qui pourraient en résulter personnellement pour moi dans la situation précaire ou je me trouve, appeler moi-même le schisme sur l'Église gallicane et aigrir les esprits de ceux qui croiraient, par faiblesse ou par conviction, devoir céder à l'autorité pontificale? Mon langage a toujours été: Je ne crois pas la promesse de soumission licite; je ne puis l'autoriser. Mais, persuadé des bonnes intentions de ceux qui la feraient, je ne l'interdis pas absolument. Dois-je continuer à tenir ce langage? Dois-je en prendre un plus prononcé?»
C'est pour sortir de l'embarras dont témoigne cette lettre que le roi demanda à l'archevêque de Reims son avis, en le priant de s'adjoindre, pour le formuler, l'évêque de Boulogne, dont il connaissait aussi les lumières et la fidélité. Il le leur demandait non seulement sur le fond de l'affaire, mais encore sur les dispositions générales de l'épiscopat. Si la grande majorité s'engageait à tenir ferme dans la ligne des principes, il ne l'abandonnerait pas et braverait tout pour la soutenir. Mais si, au contraire, elle inclinait à se conformer aux désirs du Saint-Siège, ou si seulement elle était douteuse, alors il céderait et se résignerait à courir la chance du bien qui pourrait résulter, pour la monarchie, de l'augmentation de pouvoir, que le Concordat donnait aux évêques sur leur clergé.
On voit à quelle importante concession, après avoir tant résisté, se décidait Louis XVIII sous l'influence du fait accompli. C'était du reste la seule qu'il voulut faire: aller plus loin, permettre la soumission, délier ses sujets de leur serment, c'est ce qu'on ne pouvait attendre de lui. «Un jour viendra que j'aurai à remettre ma couronne et ma vie entre les mains du Tout-Puissant. Jusque-là, me détacher volontairement de mes droits serait trahir mon devoir, mon honneur, me rendre méprisable aux yeux des hommes, offenser Dieu même par qui les rois règnent et à qui seul je dois remettre le poste qu'il m'a confié sur la terre.»
L'opportunisme, comme nous dirions aujourd'hui, dont le roi faisait preuve en cette circonstance s'affirme plus nettement encore dans la lettre suivante, que le même jour,—28 août 1801,—il adressait à son frère.
«La crise du moment est bien violente. J'ai eu de sinistres présages depuis le jour où Bonaparte, vainqueur à Marengo, profita de l'imbécillité du cardinal de Martiniana pour faire des ouvertures au Pape. Ils ne sont que trop vérifiés aujourd'hui. On varie un peu sur les conditions que le cardinal Consalvi a signées le 15 juillet; mais, il est à peu près sûr qu'en ayant l'air de faire beaucoup pour la religion, on a sacrifié la monarchie et le clergé de France. Certainement, cela ne change rien au fond de la chose: mes droits ne seront pas plus altérés par la faiblesse de Pie VII que ceux de Philippe le Bel ne le furent par la violence de Boniface VIII. Le Concordat passé entre Léon X et François Ier subsiste dans toute sa vigueur, et nul évêque de France ne peut avoir un titre légitime s'il n'est présenté par moi au Saint-Siège. Enfin, il n'y a point de puissance sur la terre qui puisse dépouiller un évêque de son siège, sans un jugement légal et préalable. Et ce serait en vain qu'on abuserait contre les évêques d'un canon du concile de Trente qui défend, à peine de déchéance, aux évêques d'être plus de trois mois absents de leurs diocèses, puisque ceux-ci en ont été chassés par violence et qu'en les rappelant, on exige d'eux une promesse que l'approbation même du Pape ne saurait légitimer.
«Le danger n'en est pas moindre. Le clergé est une de nos meilleures armes. Mais, pour qu'elle ait tout son effet, il faut que les évêques restent bien unis, et je suis loin d'être sans inquiétude de ce côté. Tant que le pape a été de notre côté, je craignais peu de défections. Mais, aujourd'hui qu'il combat contre nous, je crains, au contraire, qu'il y en ait beaucoup. Outre la peine que j'en ressens, je me trouve dans la plus grande perplexité sur la conduite que j'ai à tenir. Si j'avais, comme saint Louis, mes barons assemblés, ou si, comme Henri IV, j'étais à la tête d'une armée, je ferais afficher une protestation aux portes du Vatican. Mais, je suis sans troupes, sans argent, sans asile.
«Reste le corps épiscopal. Si je suis sûr qu'il restera ferme, je protesterai comme roi, comme protecteur né de l'Église gallicane, et ma protestation, soutenue de celle des évêques, produira, j'en suis sûr, un bon effet. Mais, si un nombre considérable d'évêques cédait, mes démarches n'auraient d'autre effet que d'exciter un schisme, et je ne veux pas avoir ce reproche à me faire. Alors, non seulement je garderai le silence, mais j'engagerai sous main tous les évêques à céder aussi pour tâcher de saisir les chances favorables à la monarchie qui peuvent résulter de l'augmentation de pouvoir que le prétendu Concordat leur donne sur le clergé de second ordre.
«Telle est l'alternative où je me trouve. Je n'en puis sortir qu'en connaissant la façon de penser des évêques, et ce n'est pas une chose aisée. Je ne pourrais m'adresser à tous sans leur représenter avec force leur véritable devoir; et cette mesure, inutile vis-à-vis de ceux qui sont déterminés à rester fidèles à leurs principes, n'aurait, vis-à-vis des autres, d'autre effet que de compromettre mon autorité et peut-être d'aigrir les esprits. J'ai pris un autre parti: j'envoie à l'archevêque de Reims et à l'évêque de Boulogne une note où j'expose tout ce que je viens de vous dire, en les chargeant de connaître les dispositions de leurs confrères et leur demandant leur avis sur ce que j'ai à faire ou à ne pas faire dans cette conjoncture épineuse. Je leur recommande de s'entendre avec les évêques réfugiés en Angleterre; mais, il ne faut point que vous fassiez de démarches vis-à-vis d'eux. Les raisons qui m'empêchent d'agir directement sont les mêmes pour vous. Il suffit que vous soyez instruit afin que vous puissiez répondre aux questions et aux consultations que, vraisemblablement, on vous fera.»
En consultant des prélats en qui il avait confiance et en se déclarant disposé à suivre leurs conseils, le roi ne renonçait pas à défendre ses droits jusqu'au bout et à convaincre le clergé de leur légitimité comme de l'obligation où il était de les soutenir. Oui, certes, il céderait à l'intérêt de la religion catholique, si la grande majorité des évêques ne lui donnait pas raison. Mais, il ne renonçait pas à démontrer qu'il ne devait pas céder, qu'on ne devait pas lui demander de céder. Il rêvait même d'un petit livre de combat qui, répandu en France et parmi les évêques émigrés, contribuerait à les empêcher de se prêter aux vues de Bonaparte et d'envoyer au pape leur démission. De cet opuscule, il traçait lui-même le plan et résumait les idées sous forme de questions suivies de la réponse qu'il convenait d'y faire.
«D.—Le bien de la religion exige-t-il la démission des évêques?
«R.—Oui, si comme au commencement du Ve siècle, il y a eu un tel schisme que ce grand sacrifice paraisse nécessaire.
«D.—L'Église gallicane est-elle en état de schisme?
«R.—Non; elle est en état de persécution.
«D.—Quelle est la cause de cette persécution?
«R.—L'attachement des évêques à leur souverain, leur fidélité au serment qu'ils lui ont prêté.
«D.—Cet attachement, cette fidélité ne leur font-ils pas abandonner un devoir sacré: celui de veiller sur leurs troupeaux?
«R.—Non; ils n'ont cessé, quoique éloignés, d'y veiller et de les gouverner, tantôt avec plus, tantôt avec moins de difficultés, mais toujours avec succès.
«D.—Quelle serait la conséquence de leur démission?
«R.—Leur remplacement par des hommes dévoués au nouvel ordre de choses.
«D.—Cette conséquence est-elle assez à craindre pour qu'ils ne puissent condescendre au désir du Souverain Pontife?
«R.—Leur devoir est de prêcher à leurs ouailles les vérités de la religion et de leur inspirer l'amour et la fidélité envers la puissance légitime, même quand elle ne peut exercer actu ses droits. Ils ne peuvent donc abandonner leurs places, certains qu'elles seraient remplies par des hommes qui enseigneraient le contraire.
«D.—Mais, ne peuvent-ils espérer d'être replacés sur leurs sièges ou sur d'autres, et par conséquent de prêcher librement ces vérités?
«R.—Il faudrait prêter un serment à la prétendue république. Ce serment répugne à leurs sentiments et à leur conscience, et s'ils l'avaient une fois prêté, ne pas l'observer serait un parjure.
«D.—Ne peut-on faire un acte mauvais en lui-même avec l'espoir qu'il en résultera un grand bien?
«R.—Que sert à l'homme de gagner l'univers, s'il perd son âme?»
Ainsi, Louis XVIII, sans se dissimuler que les efforts auxquels il se livrait seraient probablement inutiles et ne conjureraient pas le malheur nouveau qui le menaçait, y persévérait, ne voulant, comme il le disait, rien avoir à se reprocher.
Quelle était, pendant ce temps, l'attitude de l'épiscopat émigré? On n'attend pas de nous que nous nous attardions aux détails de cet émouvant et final épisode de l'histoire des négociations concordataires. Il a eu ses historiens, et leurs récits ne laissent que peu de choses à glaner dans le sillon qu'ils ont parcouru. Il est cependant quelques traits qui méritent d'être tirés de l'ombre où ils sont restés avec les documents qui les mentionnent, documents retrouvés dans les papiers du roi.
Le bref pontifical, en date du 15 août, invitant les évêques à donner leur démission, avait été envoyé à tous ceux dont à Rome on connaissait la résidence, et on les avait priés de le communiquer à ceux à qui on n'avait su où l'adresser. Sur environ quatre-vingts prélats existant alors, les uns au nombre d'une quinzaine, étant rentrés en France, il n'était pas douteux qu'ils se soumettraient sans hésiter aux paternelles injonctions de Pie VII. Mais, à Rome, il s'en fallait qu'on fût aussi assuré du consentement de ceux qui résidaient encore à l'étranger. La colonie épiscopale de Londres inspirait surtout de l'inquiétude. On savait à quelles influences elle obéissait et que son groupement même l'y rendait plus accessible. Dillon, l'archevêque de Narbonne, et Conzié, l'évêque d'Arras, se flattaient de la faire marcher au doigt et à l'œil. Aussi, de même qu'à la cour du pape, on redoutait leur action, de même, à la cour du roi, c'est sur eux que l'on comptait pour encourager une résistance à l'unanimité de laquelle Louis XVIII, comme on l'a vu, subordonnait sa conduite ultérieure.
Les évêques réfugiés ailleurs qu'en Angleterre n'inspiraient ni les mêmes espérances à Mitau ni les mêmes craintes à Rome. Leur dispersion et leur isolement les livrant à leur propre arbitre et le court délai,—il était de dix jours,—qui leur était accordé pour répondre au bref papal, ne leur permettant ni de se réunir ni de se consulter, on devait supposer qu'ils se montreraient dociles aux vœux du Saint-Père. Un doute existait toutefois en ce qui concernait ceux qui avaient trouvé un asile en Allemagne. Quoique dispersés, ils étaient dans une certaine mesure sous la main de Talleyrand-Périgord, archevêque de Reims, fixé dans le duché de Brunswick; d'Asseline, l'évêque de Boulogne, fixé à Hildesheim, et de La Fare, évêque de Nancy, établi à Vienne, en qualité de ministre du roi. S'ils ouvraient l'oreille au conseil de ces trois prélats, vieux champions de la cause royale, ils refuseraient de se conformer aux désirs exprimés par Pie VII et de donner leur démission. Mais, on calculait que le temps leur manquerait pour solliciter ces conseils ou pour les recevoir.
Sur ces entrefaites, le bref arrivé à Londres vers la mi-septembre, sous le couvert du nonce, Mgr Erskine, était adressé par ses soins, et individuellement, aux dix-huit prélats habitant cette capitale. On doit constater qu'il déchaîna, chez certains d'entre eux, plus de colère qu'il ne leur causa de stupéfaction. Mais, cette colère se manifestait bien plus contre Bonaparte que contre le pape. Dans la lettre d'envoi, signée: «Erskine,» les destinataires avaient été frappés par ce passage: «Sa Sainteté a fait tout ce qui était en son pouvoir, monseigneur, pour que votre siège vous fût conservé. Mais, le bien de l'unité, de la paix et du rétablissement de la religion catholique exigeant la démission des évêques. Elle a éprouvé le plus grand regret en voyant que l'urgence des circonstances rendait cette mesure indispensable. Sa Sainteté me prie aussi de vous assurer, monseigneur, qu'Elle vous a recommandé au premier Consul, autant qu'il lui a été possible, soit pour penser à vous dans la nomination aux sièges de la nouvelle circonscription, soit pour pourvoir à votre subsistance, et l'empressement du Saint-Père pour concourir à vous être utile est tel, qu'il ne négligera aucune occasion favorable d'alléger le poids de votre situation, et de subvenir à vos besoins personnels.» De ce langage, les évêques tiraient cette conclusion, que le pape agissait contraint et forcé; que l'ordre qu'il leur donnait lui avait été arraché par la violence, et que cette raison, à défaut d'autres plus graves encore, suffisait à les dispenser d'obéir.
Ce fut tout au moins l'opinion du plus grand nombre. Le fougueux évêque d'Arras, Conzié, écrit le 19 septembre à Erskine: «Vos nobles sentiments, qui me sont bien connus, ont dû souffrir beaucoup par l'ordre que vous avez reçu de notifier à des évêques français, des recommandations telles que celles que vous avez été chargé de faire. Tous, je dois le croire, conserveront sans sourciller la fidélité qu'ils ont jurée au roi très chrétien, et jamais les pontifes de la véritable Église gallicane ne cesseront de donner le précepte et l'exemple de la puissance des serments.»
Le même jour, les dix-huit prélats présents à Londres se réunissent sur la convocation de l'archevêque de Narbonne, dans sa maison d'Orchard Street. La question qu'ils ont à résoudre est mise en délibération. Après un long débat, quatre: les archevêques de Bordeaux et d'Aix, les évêques de Lescar et de Comminges, se prononcent pour la démission pure et simple, et quatorze pour la résistance, «afin de prêter un appui à la faiblesse du pape.» L'un des quatorze, La Marche, évêque de Saint-Pol de Léon, se réserve cependant de revenir sur sa décision, et de se soumettre au Saint-Siège si tel est l'avis de la majorité des évêques français, quand il aura pu la faire connaître. Du reste, le vote n'est pas enregistré. On l'ajourne au 24, après avoir écarté la proposition faite par l'un des assistants de demander au pape le temps de consulter la totalité de l'épiscopat. Le 24, dans une réunion nouvelle, le vote devient définitif, et les quatorze rédigent, séance tenante, une lettre de refus destinée au pape, en laquelle ils lui déclarent «qu'ils ne voient pas assez clairement de quelle manière la viduité de toutes les églises pourrait produire cet effet, de rétablir et de conserver, en France, l'unité de la religion catholique, pour souffrir que le lien sacré qui les a unis à leur diocèse soit rompu légèrement».
Avis de leur résolution est transmis à Monsieur par l'évêque d'Arras, et au roi par l'archevêque de Narbonne, qui est également chargé de faire parvenir à Rome cette protestation. Dans sa lettre au pape, ce n'est point par des raisons de théologien que Dillon essaye de justifier la décision qu'il lui communique. Il parle bien plus en royaliste qu'en pasteur.
«Depuis quatorze siècles, les monarques français avaient fait asseoir, avec eux sur leur trône, la religion catholique. Protecteurs aussi zélés que constants de l'Église, leur empire fut toujours le refuge le plus assuré des pontifes persécutés. Fils aînés de cette sainte mère, c'est par une fidélité à toute épreuve, c'est par les bienfaits les plus signalés qu'ils avaient obtenu ce titre précieux, qu'ils tiennent encore aujourd'hui à gloire et à devoir de porter et de mériter. Une foule de conciles, et plus énergiquement celui de Tolède, en l'an 638, ont prononcé anathème contre ceux qui abandonnaient leur souverain dans l'infortune, et qui se joindraient à ses ennemis. Comment donc des évêques français pourraient-ils laisser croire aux peuples qui attendent d'être éclairés, autant par leurs exemples que par leurs leçons, que la religion n'est pas le plus ferme appui des trônes, le bien le plus puissant de la société, que les droits imprescriptibles des souverains se taisent et disparaissent devant la violence et la séduction? Comment Votre Sainteté elle-même ne serait-elle pas effrayée de paraître, contre ses véritables intentions, avoir accrédité la révolte, consacré l'usurpation et sanctionné les abus monstrueux qui l'accompagnent?
«C'est de la main de nos rois que par une concession spéciale dont l'exercice, aux différentes formes, remonte jusqu'au berceau de la monarchie, nous avons été présentés à la consécration de l'Église; c'est à leur prière, c'est sur leur désignation que nous avons reçu l'institution canonique. Et nous pourrions, par l'abandon des devoirs que cette institution nous impose, par l'abdication volontaire des droits qu'elle nous transmet, transférer autant qu'il est en nous l'autorité royale dans les mains qui l'ont envahie et qui la détiennent injustement! Aux liens si doux de la reconnaissance, qui nous attachent aux rois nos bienfaiteurs, se réunit la puissance, la religion du serment le plus solennel. Votre Sainteté en connaît l'énergie et l'étendue. Je l'ai prêté quatre fois, Très Saint Père, ce serment redoutable, comme évêque d'Évreux, comme archevêque de Toulouse, comme archevêque de Narbonne et comme commandeur de l'ordre du Saint-Esprit. L'idée seule de devenir, en l'enfreignant, quatre fois parjure, me glace d'effroi! Je ne puis donc pas consentir à rompre volontairement les liens sacrés qui m'attachent à l'église de Narbonne. Il n'y a que ma mort ou un jugement régulier qui puissent les dissoudre, et quiconque oserait, moi vivant et non jugé, usurper, comme on l'a déjà tenté, la chaire sur laquelle j'ai été canoniquement élevé, encourrait le double reproche de schismatique et d'intrus.»
L'archevêque de Bordeaux et l'évêque de Luçon, dans les lettres citées plus haut, avaient proclamé les raisons et les droits de l'Église, pour lesquels d'autres prélats, et notamment l'archevêque d'Aix, les évêques d'Alais et de Langres, allaient maintenant plaider avec eux. L'archevêque de Narbonne, lui, proclamait dans la sienne, avec l'autorité que lui donnaient ses quatre-vingts ans, les raisons et les droits de la royauté. Aussi Louis XVIII, en la recevant, fut-il ému jusqu'aux larmes.
—C'est l'âme du saint vieillard Éléazar qui y respire!» s'écria-t-il.
«Si le pape, mandait-il à son frère, agissait par lui-même, cette lettre, je n'en doute pas, produirait tout l'effet que nous pouvons désirer. Il ne faut pas nous en flatter dans l'état de servitude où ce malheureux pontife est réduit. Je le plains beaucoup plus que je ne le blâme; car, quoique je sache fort bien que la faiblesse fait autant et plus de mal que la mauvaise volonté, elle a cependant en soi quelque chose qui porte, même ceux qui en souffrent, à la pitié plus qu'à l'indignation.»
En passant, le roi faisait remarquer que la cause plaidée par l'archevêque de Narbonne était «trop excellente par les règles canoniques et l'usage commun de toute l'Église», pour qu'il fût nécessaire d'invoquer, à l'effet de la défendre, les libertés de l'Église gallicane. Lui-même l'avait fait. Mais il reconnaissait le péril de cet argument. Ces libertés ne sont que des coutumes particulières, alléguait-il. Les invoquer, ce serait s'exposer à une controverse où les avis seraient partagés, et par conséquent à affaiblir la cause aux yeux des étrangers, «au lieu qu'en s'en tenant aux maximes générales, à la discipline universelle de l'Église, on ne peut manquer d'avoir pour soi d'abord les bons esprits, ce qui fait à la vérité le petit nombre, mais en revanche le grand poids, ensuite ceux qui, sans avoir l'esprit parfaitement juste, ne l'ont pas du moins de travers, et vous savez, mon ami, qu'il ne suffit pas d'avoir raison, et qu'il faut encore paraître l'avoir.»
Cependant le pape avait répondu à l'archevêque de Narbonne en invoquant de nouveau, avec plus de force, les motifs impérieux auxquels il avait obéi. Quand sa réponse arriva à Londres, le nonce Erskine, qui allait être promu au cardinalat, n'y était plus. Elle fut remise à son destinataire par Douglas, évêque catholique de la capitale anglaise.
—Vous voilà donc devenu le commissionnaire de Buonaparte, lui dit Dillon. Vous en recueillerez beaucoup de gloire, et je vous en félicite.»
Douglas prit en bonne part cette raillerie. Mais, elle ne révélait que trop les dispositions de l'archevêque. Sourd aux supplications du pontife, il persista dans son attitude intransigeante, et entraîna ses treize collègues à le charger de déposer aux pieds de Sa Sainteté une lettre commune. «J'ai pensé, disait-il au roi, que mon âge, mes dignités, la confiance distinguée dont m'ont honoré trois de nos souverains, m'autorisaient à parler au pape avec la franchise et la liberté d'un évêque et d'un gentilhomme français.»
Ce qu'il avait fait pour grouper autour de lui les évêques fixés en Angleterre, l'archevêque de Reims le faisait au même moment pour rallier à ses vues ceux qui habitaient l'Allemagne. Il leur adressait une circulaire où, leur ayant raconté ce qui s'était passé à Londres, il leur demandait de suivre cet exemple. Les motifs qu'il développait n'étaient pas, comme dans la lettre de Dillon, uniquement tirés des devoirs auxquels était tenu l'épiscopat envers le roi. Il raisonnait surtout au nom de ce qu'exigeait l'intérêt supérieur de l'Église, dont une violence sacrilège avait contraint le souverain pontife à ne pas tenir compte. À la fin de sa circulaire seulement, le royaliste se trahissait. «Ne devons-nous pas nous occuper aussi de la conservation de la monarchie et du roi, auquel nous avons prêté un serment de fidélité? Pouvons-nous accepter une place que nous tenons de ses bontés ou de celles de ses prédécesseurs, d'un gouvernement qui l'a dépouillé? Cela serait au-dessus de nos forces. Le pape, s'il eût été libre, n'aurait pas été le premier souverain qui eût reconnu le gouvernant usurpateur, et ne lui aurait pas attribué des droits qui appartiennent à notre roi légitime. Nous sommes le seul corps existant pouvant défendre encore ces droits. C'est un devoir pour nous. Remplissons-le avec courage jusqu'à la fin.»
Le succès parut d'abord devoir répondre à ces exhortations. Grâce à l'adhésion qu'y donnèrent, pour la plupart, les prélats à qui elles s'adressaient, le roi crut pouvoir en compter trente-huit, tant en Allemagne qu'en Angleterre, décidés à ne pas démissionner. Le nombre était certes imposant. Il ne constituait pas toutefois la moitié de l'épiscopat de France, et les nouvelles instances du pape, celles de beaucoup de catholiques à leurs pasteurs, le noble exemple de désintéressement patriotique et de soumission au Saint-Siège, donné par les plus illustres d'entre eux, allaient promptement le réduire. Dans le courant de l'année 1802, au spectacle de l'épanouissement du catholicisme, qui transforme son pays, Louis XVIII est obligé de reconnaître que la lutte respectueuse mais ferme qu'il a soutenue contre le Saint-Siège le laisse vaincu, et qu'à la vouloir prolonger, il ferait plus de mal à l'Église que n'en fait le Concordat à sa propre cause.
Il en revient alors au plan qu'il s'était éventuellement proposé et qui consistait, on s'en souvient, non à délier le clergé de ses promesses et de ses devoirs envers lui, mais à fermer les yeux. C'est uniquement pour l'acquit de sa conscience et la réserve de ses droits souverains, qu'à cette époque il rédige, au nom de ses successeurs et du clergé de France, une protestation contre le Concordat, par laquelle, tout en renouvelant au Saint-Siège les assurances de sa soumission «en matière de foi», il déclare cette convention attentatoire aux libertés de l'Église gallicane, nulle et non avenue, défend à ses sujets de s'y soumettre, se réservant, si elle est encore en vigueur au jour de sa restauration, «de la proscrire avec toute l'authenticité requise.»
Cette protestation, hâtons-nous de le dire, ne fut jamais utilisée. Elle resta dans les archives de la chancellerie royale. On n'en retrouve un écho qu'en 1817, alors que, paraissant disposé à exécuter la menace qu'elle contenait, le gouvernement royal tenta vainement de substituer un nouveau concordat à celui de 1801, dont cette tentative, on le sait, ne servit qu'à rendre plus éclatants l'utilité et les bienfaits.
IV
ÉCHEC DES PROJETS MATRIMONIAUX DU DUC DE BERRY
Au moment où le duc de Berry apprenait que le roi son oncle avait été renvoyé de Mitau, l'Europe désarmait, et le rôle de l'armée de Condé était fini. Il semble qu'en ces circonstances, inconsolable de voir fuir devant lui toutes les occasions de se distinguer, attristé jusqu'à la douleur de ne pouvoir combattre ni en France avec Willot, ni en Allemagne avec Condé, ni en Italie avec l'armée napolitaine, il ait été saisi d'un amer et profond découragement. Son frère, le duc d'Angoulême, allait se séparer de lui pour se rendre à Varsovie, où l'attendaient sa jeune femme et le roi son oncle. Le duc de Berry, s'il ne se mariait pas, n'aurait plus qu'à rejoindre son père en Écosse, dans ce mélancolique château d'Holyrood, où le comte d'Artois, pensionné de l'Angleterre, abritait son oisiveté et ses lamentations, incessamment en proie aux petites rivalités de son entourage. Les documents qui sont sous nos yeux attestent la crise morale qui fut, pour le jeune prince, la suite de ses déceptions.
Son oncle en reçut la confidence, et il serait intéressant de savoir en quels termes elle lui fut faite. Malheureusement, nous n'avons pu retrouver les lettres qui la contenaient, et dont nous ne soupçonnerions pas l'existence si celles du roi n'y faisaient allusion. Mais, nous pouvons en saisir le véritable caractère à travers la correspondance de Louis XVIII. Nous y voyons que le duc de Berry est, en ce moment, un désespéré. Il croit et il écrit «que le bonheur n'est pas fait pour lui»; il ne se flatte même pas de le trouver dans le mariage: la princesse Christine est si laide! Et ce qui achève de le troubler, c'est qu'il sera tenu, s'il doit l'épouser, d'attendre à la cour de Naples le moment de son mariage, et, en conséquence, de supprimer de sa vie les distractions et les plaisirs dont il est coutumier, et qui pourraient seuls la lui rendre tolérable.
La première des lettres qu'il écrit à son oncle, après avoir quitté l'armée de Condé, ne trahit pas encore cet état de son âme. Il se contente d'exprimer au roi l'indignation qu'a déchaînée en lui la conduite de Paul Ier, et de rendre hommage à la dignité courageuse que Louis XVIII a déployée dans cette épreuve. En même temps, il lui annonce son prochain départ pour Vienne où la reine Caroline et ses filles se trouvent encore, et, enfin, il appelle le moment où il pourra se mesurer en France avec l'usurpateur. Rien, dans cette lettre, ne saurait faire deviner au roi les douloureuses impressions que subit son neveu et que celui-ci lui cache.
«Vous me dites, lui répond-il, que mon courage est soumis à une grande épreuve; un petit apologue va vous faire juger si elle est bien difficile à supporter. Un souverain qui avait déjà perdu sa couronne, perdit encore et son asile et son pain; le voilà bien à plaindre. Mais, il voit son frère travailler avec ardeur et zèle à lui faire avoir des secours, sa femme à lui procurer un asile; sa fille l'accompagne dans son exil et lui prodigue les soins les plus touchants, tandis que son fils, n'écoutant que son courage, lui demande la permission d'aller, au péril de sa vie, rallier ses partisans à l'étendard même de ses malheurs. Croyez-vous qu'avec autant de consolations réelles, et la ferme espérance de voir changer sa position, il lui faille une bien grande force d'esprit pour soutenir ce qu'elle a de pénible en ce moment?
«Je ne pousserai pas plus loin mon apologue. Il suffit pour vous faire voir que, de toutes les consolations que je reçois, celle que vous m'offrez n'est pas la moins efficace. L'instant d'en profiter viendra; mais il n'est pas encore venu. Celui-ci doit être consacré par vous à d'autres occupations bien intéressantes. J'ai appris avec grand plaisir que vous alliez à Vienne, et j'espère savoir bientôt que, content de votre visite, vous aurez repris le chemin de Palerme pour achever d'assurer votre bonheur.»
Cette lettre porte la date du 18 mars. Il y a huit jours qu'elle est écrite lorsque le duc d'Angoulême arrive à Varsovie, et en remet au roi deux que son frère lui a confiées. Dans celles-là, sachant qu'elles arriveront sûrement sans avoir à subir les indiscrétions et les retards de la poste, le duc de Berry ouvre sans réticences son cœur à cet oncle qui fut toujours pour lui, non un censeur morose et sévère, mais un ami dont la tendresse ne s'est jamais lassée. C'est véritablement une confession que complète le duc d'Angoulême en précisant au roi certains points sur lesquels son frère ne s'est qu'imparfaitement expliqué. Nous n'en possédons pas le texte, on le sait. Mais la réponse qu'y fait le roi, en en reproduisant en quelque sorte les expressions, nous le révèle aussi complètement que s'il était sous nos yeux.
«Votre frère m'a apporté, mon cher enfant, vos lettres des 24 février et 17 mars, et m'a parlé en même temps du désir que vous avez de venir faire une course ici. Je le partagerais de tout mon cœur pour moi-même, pour vous qui auriez enfin le bonheur de voir votre adorable belle-sœur; mais la raison ne me permet pas d'écouter ma tendresse. Chassé successivement de plusieurs asiles, je viens de perdre celui qui semblait devoir être d'autant plus stable que c'était, je ne me fais pas illusion, le dernier qu'il me fût permis d'espérer. Je ne désespère pourtant pas d'obtenir un abri. Mais, en attendant, n'oublions pas que je suis toujours en voyage, que mes séjours sont, il est vrai, tolérés avec toute la grâce possible, mais qu'ils ne sont que tolérés, et qu'ils pourraient inquiéter si, faisant venir les personnes qui me sont les plus chères (votre frère ne peut être ici dans ce cas, c'est un mari qui est venu rejoindre sa femme), je leur imprimais le caractère d'un établissement tant soit peu fixe. Supportons donc encore cette privation. Si mes vœux sont exaucés, ce ne sera pas vous qui viendrez me rejoindre: ce sera moi qui irai vous chercher.
«Écoutez à présent, non le roi, mais votre oncle, votre second père, votre ami. Deux choses m'ont fait de la peine: 1o Vous me dites que le bonheur n'est pas fait pour vous; 2o j'apprends que vous craignez, en attendant l'époque de votre mariage, d'habiter les mêmes lieux que la reine de Naples, parce qu'il faudrait vous contraindre sur certaines choses.
«Sur le premier point, qui peut vous mettre une pareille idée dans la tête? À peine avez-vous vingt-trois ans et vous croyez déjà que le sort de toute votre vie est décidé contre vous. Il n'en faudrait assurément pas davantage pour vous rendre, en effet, malheureux. Mais, réfléchissez, et vous sentirez que cette pensée n'est pas juste. L'histoire vous présente des hommes qui ont été heureux, d'autres qui ont été malheureux; mais l'histoire ne nous fait voir que les traits principaux de leur vie, et ce n'est pas ainsi qu'il faut juger. La vie est un tissu de moments; chaque moment produit un sentiment ou une sensation; croyez-vous que ce soit toujours les mêmes? Non, il en est de la vie morale de l'homme, comme de la vie physique de la nature. Les beaux jours ont leurs orages; la mauvaise saison a son soleil; les hommes les plus heureux ont leurs peines, les plus malheureux ont leurs jouissances. Le sage, c'est-à-dire celui qui ne cherche pas à se tourmenter lui-même, saisit les unes sans trop s'y attacher, supporte les autres sans s'en laisser abattre, parce qu'il sait que rien n'est stable: sperat infestis, meruit secundis, bene præparatum pectus. Vous qui aimez Horace, mettez ses préceptes à profit.
«Je crains que cette noire pensée ne soit l'effet d'une comparaison. Votre belle-sœur, sans être ce qu'on peut appeler jolie, a une figure extrêmement agréable: mais, c'est là son moindre avantage, et si le bonheur de votre frère n'était fondé que là-dessus, il serait bien peu solide. Sa véritable base est l'âme angélique de ma nièce. La jeunesse passe, la beauté fuit, le caractère reste, et celui de votre belle-sœur répond à son mari qu'il sera toujours heureux. Une femme n'est pas, si j'ose m'exprimer ainsi, l'instrument de nos plaisirs: c'est la compagne de notre vie; elle en partage les peines, elle les adoucit, elle augmente les joies de nos succès; elle empêche l'ennui de s'appesantir sur nous. Pourquoi ne croyez-vous pas que vous pourriez aussi recevoir ce bienfait du ciel? On dit que Mme Christine n'est point jolie; mais, des deux seules personnes que je connaisse et qui l'aient vue, le duc de Sérent dit qu'elle est bien, et votre frère qu'elle n'est pas mal. Je veux bien m'en tenir à cette dernière version. Quant à son caractère, il n'y a qu'une voix, et son tendre attachement à sa mère m'en fait bien augurer. Enfin, vous n'ignorez pas que vous lui avez plu. Je ne crois pas à l'amour platonique; vous ne connaissez encore que l'épicurien; mais croyez-moi, mon cher enfant, c'est celui qui est entre les deux qui est le véritable. La tendresse d'une femme qui n'a rien de repoussant, lui donne bien du charme à nos yeux. L'amitié s'y mêle; l'estime est déjà venue, la confiance les suit, et c'est ainsi qu'on est heureux. Ne repoussez donc pas les espérances que je vous donne; ne croyez pas que mon imagination ait tracé ce tableau: il est dans la nature, et j'espère que vous en conviendrez après votre mariage.
«Mais ce bonheur que je vous présage mérite bien d'être acheté par quelques sacrifices. Lorsque je vous peignis à Blanckenberg les inconvénients de la carrière dans laquelle je vous voyais entrer, je vous promis de n'être pas pédant, et je crois avoir bien tenu ma parole. Mais, aujourd'hui, ce n'est pas la pédanterie, c'est le plus tendre intérêt qui me fait parler; il y va de votre bonheur. Vous n'espérez sûrement pas le trouver dans une vie où les sens jouissent, mais où le cœur reste vide, et c'est justement cette vie qui peut vous priver de celui que vous promet un amour vertueux. Ne pouvez-vous donc prendre sur vous de vous contraindre? Ignorez-vous les préventions que l'on a cherché à donner contre vous? Au fond de votre âme, les traitez-vous de calomnies? Ne voulez-vous rien faire pour les détruire? Je ne vous demande de répit que jusqu'à votre mariage, bien sûr qu'ensuite je n'aurai même plus besoin de vous en demander. La répugnance que vous semblez avoir pour cette contrainte salutaire que je vous demande, est la cause de ma seconde peine. Triomphez-en, je vous en conjure au nom de ma tendresse, au nom de toute la famille qui, aussi bien que moi, attache, avec raison, le plus grand prix à un mariage que tous nos efforts ne feront pas réussir, si vous ne nous secondez par ceux que vous ferez sur vous-même. J'en ai dit assez à votre raison, à votre cœur; je les laisse actuellement plaider ma cause ou plutôt la vôtre.
«Je suis très fâché que vous ne puissiez pas retourner tout de suite à Naples; mais, mettez du moins votre double exil à profit, et qu'une correspondance suivie et tendre avec le roi, la reine et le prince héritier y supplée, et empêche le mal qu'il est difficile que votre absence ne produise pas.»
Ces conseils, dictés par l'affection la plus éclairée, étaient sages, mais aussi bien tardifs. Le mal que s'était fait à lui-même le duc de Berry, apparaissait déjà dans des rapports venus de Vienne et de Naples, et peut-être était-il irréparable. Le roi, tout au moins, craignait qu'il ne le fût. Le lendemain du jour où avait été expédiée la lettre qu'on vient de lire (27 mars), il envoyait à Vienne, à l'évêque de Nancy, une note révélatrice de ses craintes: «Le roi est fort inquiet de l'état des affaires du duc de Berry. La reine de Naples s'intitule sa mère, et cependant, elle évite les occasions de lui faire voir celle qui peut seule lui assurer ce doux nom. Elle travaille à déraciner l'attrait qui s'est formé pour lui dans le cœur de cette jeune princesse. Cette marche n'est que trop expliquée par les lettres du comte de Chastellux, où le roi a vu que l'on cherche à inspirer à Leurs Majestés des craintes pour le bonheur de leur fille, fondées sur la conduite privée de M. le duc de Berry.»
À la même date, arrive de Naples à Varsovie un rapport du comte de Chastellux. Il a eu une conversation avec le ministre Acton. Dans son langage, il a discerné les inquiétudes «que donne pour le bonheur de la princesse» le genre d'existence auquel, jusqu'à ce jour, le duc de Berry n'a que trop paru se complaire. Le roi, sérieusement alarmé, s'efforce de conjurer ce péril. Il prend la plume et suggère à Chastellux les arguments dont il devra se servir si les mêmes griefs sont invoqués de nouveau. «Il n'est pas juste de confondre le duc de Berry avec les autres princes qui, ordinairement, tenus sévèrement par leurs parents ou leurs gouverneurs jusqu'à l'époque très hâtive de leur mariage, apportent sans mérite les prémices de leur cœur à leurs épouses. M. le duc de Berry, libre à seize ans, car le comte de Damas était un mentor et non pas un gouverneur, a pu se rendre responsable à Dieu de quelques-unes de ses actions. Mais, il ne serait pas juste aux hommes de lui en faire des reproches, bien moins encore un crime digne de lui ravir le bonheur qu'il a le droit d'espérer. Tout le monde sait que, dans une âme bien née, ces feux de la jeunesse, ces vœux trop écoutés de la nature s'atténuent et disparaissent devant la jouissance réelle qu'on trouve en s'unissant à une épouse jeune, aimable et surtout aimante, telle que Mme Christine sera pour M. le duc de Berry.»
Pauvre roi! C'est en vain qu'il plaide pour son neveu. La condamnation qu'il tente de conjurer n'est pas encore publique, mais elle est prononcée, et la preuve que lorsque la cour de Naples, après l'avoir cachée aussi longtemps qu'elle a pu, la fera enfin connaître, le roi, dans le fond de son cœur, la trouvera juste et dictée par une sage prudence, c'est que lui-même, dès ce moment, se tient en garde contre l'inconduite de son neveu. À la fin de juin, se rendant à ses prières, et supposant que ses conseils verbaux profiteront mieux au jeune prince que les conseils écrits, il l'autorise à venir à Varsovie. Mais, en lui accordant cette autorisation, il lui donne cet avis que lui inspirent sa sollicitude et ses craintes. «Il n'est que trop facile dans ce pays-ci de se livrer à ses inclinations. Mais, j'espère que vous n'oublierez pas, outre l'inconvenance qu'il y aurait à vous y laisser aller, vous trouvant entre votre belle-sœur et moi, qu'il ne faut pas m'ôter les moyens d'être votre avocat contre ceux qui n'ont que trop profité du passé.»
Le duc de Berry arrive à Varsovie le 31 juillet. Il raconte au roi, qu'ayant appris en route que la reine Caroline attendait toujours à Vienne la fin des malheurs de son royaume où elle ne veut rentrer que lorsque les Français en seront sortis, il s'est arrêté dans cette ville pour lui faire sa cour. Elle l'a reçu «avec sa tendresse accoutumée»; mais, elle n'a voulu ni fixer l'époque du mariage, ni lui laisser voir ses filles, rejetant le premier refus sur les circonstances politiques, et le second «sur la grande passion de Mme Christine pour lui».—«Il a rempli son devoir, mande le roi à Monsieur, mais non son but.» Cependant rien n'est rompu. Il paraît certain, toutefois, que le marquis de Gallo est toujours acharné à faire rompre. Il se fait aider dans ses machinations par le comte d'Antraigues, qui cherche à tirer vengeance de la disgrâce que lui a infligée le roi, en expiation de sa conduite à Venise en 1797. «Le premier nous fut toujours opposé; l'autre est un maître coquin.» Le duc de Berry, de l'avis du roi, n'a donc plus qu'un parti à prendre: c'est de retourner à Palerme où est son service et de s'efforcer de regagner le terrain qu'il a perdu.
Il part, le 25 août, pour se rendre à cette destination, si la reine de Naples en a déjà repris le chemin, ou pour attendre à Vienne qu'elle rentre dans ses États. Et Louis XVIII, toujours infatigable dans la tâche qu'il s'est donnée, annonce à la reine la résolution de son neveu. «J'aurais peut-être mauvaise grâce à faire l'éloge de mon enfant; mais, Votre Majesté a daigné le nommer aussi le sien. Je crois donc pouvoir lui dire que j'ai été frappé du point auquel son cœur et sa raison se sont formés depuis trois ans que je ne l'avais vu ... Son heureux naturel a sans doute contribué à ses progrès. Mais, je ne puis douter que le désir d'être agréable à Votre Majesté et de mériter le bonheur qu'elle lui a fait espérer n'y ait eu la plus grande part. J'ose donc la supplier de fixer le terme de ce bonheur ou, si les circonstances ne le permettent pas encore, de vouloir bien lui accorder son appui pour qu'il puisse retourner à ce poste où son cœur l'appelle et où les bontés du roi mon cousin lui font un devoir de se rendre.»
Tout n'est pas mensonge dans les éloges que le roi prodigue à son neveu. Pendant son séjour à Varsovie, le prince s'est montré rangé, discret, modeste, animé des plus sages résolutions et commençant à les tenir. Il charme tous ceux qui l'approchent; sa jeune belle-sœur est ravie de lui, et le roi, s'il n'ose prétendre qu'on l'a calomnié, est du moins convaincu que ce serait bien injuste de l'accuser encore, car tout révèle en lui une conversion sincère et définitive. Le malheur est qu'elle arrivait bien tard et précédée de tant de faits regrettables qu'on devait craindre que la famille royale de Naples ne se montrât pas aussi confiante dans sa durée que paraissait l'être à cette heure Louis XVIII.
—Il en a trop fait pour inspirer confiance, diront ses ennemis.
Et c'est contre cette objection qu'à Vienne ainsi qu'à Palerme viendront se briser les dernières tentatives de Chastellux et de La Fare. Du reste, le duc de Berry qui, le 25 août, quittait Varsovie pour se rendre à Palerme se voyait arrêté en chemin par une lettre du comte de Chastellux qui le prévenait qu'à la cour, on ne désirait pas le voir revenir en Sicile. Alquier, le ministre de la république à Naples, avait fait sentir au général Acton les inconvénients de la visite du duc de Berry, en des termes qui équivalaient à un ordre de ne pas la tolérer. Vainement, Chastellux avait protesté, allégué que le prince étant au service du roi de Naples, sa place était auprès de lui, Acton ne s'était pas rendu. D'autre part, la reine Caroline résidant toujours à Vienne, avec ses filles, c'est à Vienne et non à Palerme que l'intérêt du duc de Berry lui commandait d'aller. Mais, il n'y mettait aucune hâte, autant parce que ses ressources pécuniaires s'épuisaient que parce que, à la cour d'Autriche, il serait exposé à rencontrer des républicains français, des serviteurs du premier Consul Bonaparte. Entre l'Autriche et la France, la paix était signée, et Champagny s'installait à Vienne en qualité d'ambassadeur de la République. Néanmoins, le roi pensait que la place de son neveu était dans cette capitale: «Pressez, sollicitez, pour retourner à Vienne. La présence de M. de Champagny ne doit rien vous faire. Où iriez-vous aujourd'hui sans trouver pareille espèce? Ce serait bien pis à Palerme. Les déplacements sont chers, je le sais; mais quand on a un objet d'aussi grande importance, l'économie qui le ferait négliger serait une véritable prodigalité.»
En dépit de ces conseils, le duc de Berry renonça au voyage de Vienne comme à celui de Palerme. Chastellux lui en avait fait comprendre, sans doute, l'inutilité, non qu'on lui eût signifié que le projet était abandonné, mais parce qu'il craignait que toute tentative faite pour en presser l'exécution ne provoquât des déclarations précises et définitives qu'il importait d'éviter. Il était d'avis de temporiser «pour ne pas s'exposer à rompre», et le roi l'approuvait. Le royaume de Naples allait être débarrassé des troupes républicaines, et peut-être alors le mariage souffrirait-il moins de difficultés. Ce n'était là qu'un faible espoir, et bientôt après Louis XVIII semblait avoir renoncé à le réaliser.
Le 20 janvier 1802, répondant à sa belle-sœur, la comtesse d'Artois, qui lui avait fait parvenir ses souhaits de bonne année, il ne lui parlait ni du mariage, ni duc de Berry qui, de guerre lasse, et ne sachant où s'abriter, venait de partir pour l'Écosse.
«J'ai reçu, ma chère sœur, votre lettre du 4. Vous vous accusez de si bonne grâce qu'il faudrait un cœur de rocher pour être fâché contre vous. D'ailleurs, entre nous, je n'en ai pas le droit et je ne veux pas chercher la paille dans l'œil de mon prochain quand la poutre est dans le mien. Ainsi, indulgence plénière et réciproque. Si je voulais pourtant encore vous quereller, avouez que vous me faites beau jeu. Qu'est-ce que c'est qu'une immense feuille de papier, une vedette, de la majesté, du respect? Mains d'Ésaü, voix de Jacob. Un chiffon grand comme l'ongle du pouce; bonjour et bon an, ce serait vous. Mais, j'ai promis indulgence; je tiendrai parole.»
Ainsi, pas ombre d'allusion au mariage. Au commencement d'avril enfin, Chastellux mandait qu'il y fallait renoncer. Louis XVIII en fut moins étonné qu'affligé, surtout quand il apprit qu'avant de partir pour l'Écosse, le duc de Berry avait écrit à Ferdinand IV. Il supposait que son neveu avait déployé, pour se défendre, plus de chaleur que d'habileté. Il le disait à Chastellux: «Le roi sait que les calomnies répandues sur le duc de Berry n'ont trouvé que trop de créance, et peut-être une lettre du prince au roi de Naples a-t-elle contribué à la rupture. Elle a été la goutte d'eau qui fait déborder le vase.»
Il semble que Louis XVIII, le comte d'Artois et le duc de Berry aient été, durant quelques mois, avant de se remettre de cette déconvenue. Ce n'est que vers la fin de l'été de 1802 qu'on les voit songer à une nouvelle alliance, et le roi commencer à parler des partis qu'il en a vue. Il y a d'abord cette jeune veuve, fille de l'Électeur de Saxe, dont il était déjà question au moment où il connut les propositions de la marquise de Circello. On dit, il est vrai, qu'elle doit épouser l'Électeur de Salzbourg. Mais ce mariage n'est pas encore fait, et peut-être préférera-t-elle un prince français à un petit prince allemand. À défaut d'elle, on pourrait se retourner du côté de la maison de Parme, très proche alliée des Bourbons de France. Il y a deux filles dans cette maison, Antoinette et Béatrix. Mais Béatrix est encore trop jeune pour qu'on songe à la marier. Antoinette, au contraire, est en âge de l'être et c'est une personne accomplie. Mais, dès les premières ouvertures faites à sa mère par le roi, il apprend que, cédant à une impérieuse vocation religieuse, elle est entrée au couvent. C'est une déception d'autant plus pénible que le duc de Berry paraît s'être entièrement amendé et promet d'être un mari modèle. Il l'a formellement déclaré à son oncle qui, le 6 décembre, l'en félicite avec effusion. «J'ai reçu, mon cher enfant, votre lettre du 2 novembre, mais je n'ai pu y répondre de suite. Les bons sentiments que vous m'y témoignez me comblent de joie. On peut faire des fautes à tout âge; mais, il est rare au vôtre de profiter aussi bien des leçons que l'on reçoit. Dieu vous maintienne dans ces dispositions, vous en avez plus besoin que jamais, car le prix s'éloigne. De deux partis que j'avais en vue, celui pour lequel vous semblez incliner est devenu impossible; l'obstacle que je craignais n'est que trop réel. J'en ai acquis la certitude depuis ma lettre à votre père. Je vous charge de lui dire cette mauvaise nouvelle, et de lui ajouter que je n'attends qu'avec plus d'impatience les détails qu'il m'a annoncés et sans lesquels il m'est impossible d'agir. Adieu.»
Les détails promis par le comte d'Artois et auxquels le roi faisait allusion arrivèrent peu après. Ils se réduisaient à une nomenclature raisonnée de diverses princesses alors à marier et qui pourraient convenir au duc de Berry. C'étaient, outre la fille de l'Électeur de Saxe, une grande-duchesse de Russie, la fille d'un archiduc d'Autriche, oncle de l'empereur, et enfin une fille du duc de Saxe-Gotha. La réponse de Louis XVIII à son frère contient les objections que lui suggère chacun de ces noms. Elle démontre, en outre, qu'il n'avait pas perdu tout espoir en ce qui touchait Antoinette de Parme.
«Antoinette n'a, il est vrai, pas voulu quitter son couvent; c'est ce qui m'avait fait croire qu'elle était religieuse; mais elle ne l'est pas. Lui proposer un changement aussi brusque que celui du voile au mariage, eût peut-être été l'effaroucher et se faire refuser tout net; j'ai pris une autre tournure. Je lui ai représenté combien, dans les circonstances actuelles et surtout dans son pays, l'état de religieuse était précaire, et je lui ai proposé, pénitence pour pénitence, de venir partager avec ma nièce (qui a bien voulu lui écrire dans le même sens) la vie errante et pénible que je mène. J'ai fait passer ma lettre par sa mère, non que j'ignore (je l'ai vu de mes yeux), le peu de poids qu'elle a sur ses enfants; mais cela était, de toute façon, plus convenable. Elle l'a transmise, et j'en devrais déjà avoir réponse, si les postes d'Italie avaient le sens commun. Si elle accepte, ce qu'à la vérité sa mère, qui aurait mieux aimé voir ses filles mariées que religieuses, et à qui j'ai touché un mot des conséquences heureuses que ceci pourrait avoir, ce que, dis-je, sa mère ne croit pas, nous avons ville gagnée; si elle refuse, mais sans témoigner un grand attachement pour la vie religieuse, il y aura encore du remède, en attaquant la grande question; enfin, si elle refuse tout à fait, j'aurai la triste consolation d'avoir travaillé de mon mieux à une chose que nous désirons tous.
«Mais, dans cette dernière hypothèse, il devient nécessaire de répondre à votre lettre du 28, et je m'en vais le faire article par article.
«1o Vous devez vous rappeler que ma première pensée eût été pour la fille de l'Électeur de Saxe; mais, j'ai regardé et je regarde plus que jamais la chose comme impossible.
«2o Du temps de Paul, il eût peut-être été possible d'avoir une de ses filles; j'y pensais même, lorsque le mariage de Naples vint m'arrêter tout court; aujourd'hui, ce serait peut-être chercher à se faire illusion de croire qu'Alexandre voulût nous donner sa sœur; de plus, il y aurait une difficulté à laquelle je ne pensais pas en 1798; j'y reviendrai tout à l'heure.
«3o L'âge, la figure (du moins à en juger par ce que j'ai vu, il y a quelques années), tout conviendrait dans la fille de l'archiduc. Mais, avec les aimables dispositions de la cour de Vienne, y a-t-il seulement apparence de succès?
«Vous vous trompez sûrement en me parlant d'une fille du duc de Saxe-Gotha, et vous voulez dire Weimar. Cela est triste à dire, mais je doute qu'il nous donnât sa fille, tant la terreur est à l'ordre du jour. On pourrait cependant sonder le terrain, s'il n'y avait une autre difficulté que vous avez sentie vous-même et qui existerait également, si ce n'est même encore plus fort pour la Russie. De notre temps, une princesse de Weimar se serait faite catholique pour nous épouser. Cela n'aurait pas fait un pli; je ne crois pas que, même alors, on en eût obtenu autant d'une Russe; mais notre temps est passé, ou, pour mieux dire, il dort, et jusqu'à ce qu'il se réveille, je suis persuadé que ces petits princes, qui croiraient encore nous faire grâce en nous donnant leurs filles, ne consentiraient pas au changement de religion. Or, indépendamment de ma conscience qui ne me permettra jamais de consentir au mariage de mon neveu avec une femme non-catholique, un peu de fierté me le défendrait encore; ce serait le premier exemple dans notre famille, et plus on est dans le malheur, moins il faut s'abaisser.
«Je ne suis ici que Jupiter assemble-nuages. Je persiste bien à penser que si nous ne pouvons avoir Antoinette, Béatrix est, malgré la différence d'âge qui, à mon sens, n'est qu'un mal qu'à cause du délai qu'elle entraîne, ce qui conviendrait le mieux sous tous les rapports. Mais, mon opinion n'est pas tout: il faut d'abord la volonté de Jean de Bry[55], puis la vôtre. Nous avons encore du temps, réfléchissez à tout cela.»
L'espoir dont se flattait le roi ne devait pas se réaliser. Antoinette de Parme s'était vouée à Dieu, et sa réponse ne laissait pas plus d'espoir pour l'avenir que pour le présent. Le roi n'osa d'abord l'écrire au duc de Berry, dont il venait de recevoir une lettre par laquelle le jeune prince acceptait un mariage qui était sa seule ressource et qui le rapprocherait de son oncle, de son frère et de sa belle-sœur. «Je n'en vois pas d'autres qui puissent vouloir de moi.» Il chargea le comte d'Artois d'apprendre à son fils cette mauvaise nouvelle, et lui-même attendit quelques jours pour l'en entretenir. «Nous n'étions sans doute pas digne de cet ange, puisque Dieu n'a pas permis que nous y songeassions lorsqu'il en était temps. Je suis affligé pour moi, mais bien plus pour vous, car je le suis doublement. Je crains que la perte de ce bonheur n'altère en vous des sentiments que j'y voyais renaître ...»
De l'impression que causa au duc de Berry la nouvelle qui détruisait sa dernière espérance, nous ne savons rien, sinon qu'elle n'eut pas pour effet de le faire se résigner à accepter la princesse Béatrix, sœur de celle qui venait de se refuser. Elle n'avait pas encore douze ans; il aurait dû longtemps attendre qu'elle fût en âge d'être mariée, et il ne lui convenait pas d'engager l'avenir.
Restait en dernière ressource la princesse de Saxe. Après avoir en février déclaré que ce mariage était impossible, le roi y revenait en août, faute de mieux, en apprenant que la princesse n'épousait pas l'Électeur de Salzbourg. Il jugeait maintenant que ce serait un excellent parti pour son neveu. On racontait que l'Électeur de Saxe voulait garder sa fille auprès de lui, ce qui supposait un prince cadet et pauvre. Nul ne conviendrait mieux que le duc de Berry qui, jusqu'à des temps plus heureux, ferait sa résidence auprès de son beau-père. «Ce serait un nouveau lien entre notre maison et celle de feu Mme la dauphine ma mère,» écrivait encore le roi en chargeant La Fare, son représentant à Vienne, de négocier une visite du duc de Berry à Dresde.
Ce projet allait avorter comme les autres. Les cours d'Europe, grandes et petites, craignaient, pour la plupart, d'attirer sur elles, en s'alliant aux Bourbons de France, les ressentiments de Bonaparte. C'est même cette crainte qui, plus encore que la conduite privée du duc de Berry, avait déterminé la maison de Naples à repousser son alliance. Le prince en était convaincu, et sa haine contre «l'usurpateur» tirait de cette conviction une force plus grande. Il voulait le «culbuter» avant qu'il n'eût mis la couronne sur sa tête; sinon la cause royale serait perdue. «Le proverbe dit: Aide-toi, Dieu t'aidera. Ce n'est pas en ne faisant rien que nous vaincrons l'ennemi qui ne perd pas une minute pour s'élever sur nos ruines.»
On sait qu'il en fut des ardeurs belliqueuses du duc de Berry comme de ses entreprises matrimoniales. Les occasions de les assouvir, dont il n'avait pu profiter, ne se représentèrent pas pendant la durée de l'Empire et, jusqu'en 1814, on le voit condamné à l'oisiveté triste et morne d'un exil qui n'offrait aucune tâche à son activité. On sait aussi qu'il ne se maria qu'en 1816. Il avait alors trente-huit ans. La cour de Naples, à cette époque, devait croire que l'âge avait calmé en lui les fougueux emportements de sa jeunesse, puisqu'elle lui accordait une de ses filles, la nièce justement de cette princesse Christine que, quinze années plus tôt, elle lui avait refusée.
V
QUERELLES DE FAMILLE
Ainsi, après avoir nourri l'espoir de marier le duc de Berry à une fille du roi de Naples, Louis XVIII voyait ses projets renversés et ne pouvait se dissimuler que leur avortement était dû à la réputation d'inconduite du jeune prince, à sa légèreté. Grave cause de soucis que celle-là, et ce n'était pas la seule du même ordre. En dehors du duc d'Angoulême et du duc de Berry, la maison de Bourbon n'avait pas de postérité. Or, au moment où le cadet des fils du comte d'Artois venait par sa faute de manquer un beau mariage à Naples et, pour les mêmes raisons, se voyait refusé tour à tour par d'autres familles régnantes, le Roi constatait avec douleur que l'aîné restait toujours sans enfants. En lui donnant pour femme Madame Royale, il se flattait de voir bientôt sa demeure égayée par le sourire d'un nouveau-né. Au lendemain de cette union, il faisait part de son espérance à son frère: «Il ne manque plus qu'un point à notre satisfaction; mais, ce point ne dépend pas de moi: là finit mon ministère; ils sont jeunes et bien portants tous les deux; ils s'aiment. Ainsi, j'espère que ce point ne se fera pas attendre longtemps et que nous nous verrons renaître dans nos enfants.» Près de deux ans s'étaient écoulés depuis qu'il écrivait ces lignes confiantes, et il en était encore réduit à l'attente. Aucun symptôme de grossesse n'était apparu et ne s'annonçait. Il l'avouait mélancoliquement. «L'incommodité de ma nièce n'a, Dieu merci, point eu de suites. Mais, malheureusement, elle n'a pas eu le moindre mal au cœur. Avec quel empressement je vous communiquerais le plus léger espoir! Je ne sais pas comment cela se ferait; mais je suis sûr que vous le liriez dans ma lettre avant de l'ouvrir.»
Du reste, il n'en chérissait pas moins sa nièce et son neveu. Ils étaient sa consolation, le presque unique charme de sa vie. Leur eût-il donné le jour, il ne les aurait pas plus tendrement aimés. Elle était bien véritablement sa fille et lui son fils. En parlant d'eux à son frère, il les appelait toujours «nos enfants». Il les associait à son existence, ne formait aucun projet auquel ils ne fussent mêlés. Qu'il montât sur son trône ou qu'il dût mourir dans l'exil, il les voyait incessamment à son côté et ne concevait pas l'idée qu'ils pussent jamais s'éloigner de lui. Il fallait rappeler le caractère de cette tendresse paternelle si constante, si vive, toujours en éveil, pour faire comprendre tout ce qu'apporta de douloureux à son cœur, au commencement de 1802, l'incident imprévu dont deux lettres datées de cette époque nous décèlent la gravité.
On a vu que, dès son installation en Pologne, il songeait à gagner Naples. Mais, il ne se dissimulait pas que la réalisation de ce désir n'irait pas sans difficultés. Le roi des Deux-Siciles, encore qu'il se targuât, à plus juste titre que le roi d'Espagne, de son attachement aux Bourbons de France, pratiquait à leur égard, quoique à regret, la doctrine du «chacun pour soi». Réduit à traiter avec Bonaparte, il se montrerait sans doute peu disposé à leur accorder un asile, si la protection d'un souverain puissant ne le protégeait contre le mécontentement qu'éprouverait le premier Consul, en le voyant recevoir dans ses États l'ennemi le plus ardent de la République. Ce souverain, dans la pensée de Louis XVIII, était tout indiqué. Le tsar Alexandre seul possédait assez de puissance pour faire aboutir ces démarches auprès du roi de Naples, dont son père avait été l'allié. Louis XVIII projetait donc de s'adresser à lui. Mais, le tsar n'ayant pas répondu aux félicitations qu'il lui avait envoyées lors de son avènement, et à une seconde lettre écrite depuis, il hésitait à donner suite à son projet.
Cette réponse, datée du 26 août, arriva enfin à Varsovie au commencement d'octobre. Quoique bien creuse quant au fond, elle était dans la forme d'une courtoisie flatteuse: «Monsieur le comte, il me serait infiniment douloureux d'apprendre que le long silence que j'ai gardé depuis la réception de votre première lettre, ait pu, monsieur le comte, vous inspirer quelque doute sur la sincérité de mes sentiments pour vous. Vos vertus brillent d'un nouveau lustre dans l'adversité et vous assurent des titres imprescriptibles. Telle est aussi ma confiance dans votre justice et dans l'élévation de votre âme, que je me flatte de ne pas vous voir méconnaître mes véritables dispositions et de me conserver la place que vous m'accordez parmi vos meilleurs amis.»
Au lieu de cette phraséologie pompeuse, le roi eût certes préféré recevoir des promesses de secours. Mais, telle qu'était la lettre, il devait s'en contenter. Il lui parut cependant qu'elle lui ouvrait une voie pour présenter ses demandes. Il les formula, en ayant soin toutefois de les faire appuyer par le comte Panin et par le duc de Serra-Capriola. Cette fois, ainsi que nous le racontons plus haut, le succès fut aussi rapide qu'éclatant. Le 25 janvier 1802, il apprenait par diverses lettres, dont une d'Alexandre, que des ordres étaient envoyés à plusieurs des ambassadeurs russes en Europe, afin qu'ils invitassent officiellement les souverains à s'entendre entre eux à l'effet d'assurer, par la constitution d'un revenu fixe, le sort du roi de France. Un secours immédiat lui était en outre accordé pour le mettre à même d'attendre les résolutions sollicitées. Quant à l'asile vers lequel tendaient ses vœux, l'empereur se montrait disposé à le lui faire assurer.
Heureux de ces réponses, Louis XVIII ne douta pas qu'il ne fût bientôt autorisé à se rendre à Naples. Tout à sa joie, il fit aussitôt appeler le duc et la duchesse d'Angoulême et, leur ayant communiqué ces bonnes nouvelles, il leur annonça qu'avant peu ils partiraient avec lui pour l'Italie. Il s'attendait à ce qu'ils prissent part à son bonheur. Il n'en fut que plus bouleversé, en voyant ces jeunes visages blêmir, s'attrister et en entendant son neveu et sa nièce lui déclarer, avec un embarras rendu plus poignant par leurs larmes, que s'il partait pour Naples, ils ne l'accompagneraient pas, mais, à leur grand désespoir, se rendraient en Angleterre. Telle était la volonté du comte d'Artois, signifiée à son fils l'année précédente, au moment où le roi quittait la Russie, et renouvelée depuis.
La lettre que le même jour le roi envoyait à son frère traduit mieux que nous ne saurions le faire l'angoissant émoi suscité en son âme par cette déclaration. «Il y a un an que je suis en route de Mitau pour Naples. Mais, dans l'exécution de ce projet où la réflexion n'a cessé de me confirmer, depuis qu'il a été formé, j'ai rencontré tout à coup un inconvénient inattendu, aussi déchirant pour mon cœur qu'il était impossible à ma raison de le prévoir, et sur lequel je dois interpeller votre véracité et appeler votre amitié à mon secours.» Et après avoir raconté la scène qui venait d'avoir lieu entre lui et ses enfants, il continuait en ces termes, où la véhémence le dispute à la prière: «S'ils m'étaient moins connus, j'aurais, je l'avoue, cru qu'ils me tromperaient. Mais, jamais la pensée même d'un doute sur leur bonne foi n'entrera dans mon âme; la vérité n'en est pas moins cruelle pour moi.
«Vous êtes père et je suis oncle. Ces deux mots établissent entre nous une différence que toutes les primogénitures du monde ne sauraient effacer. Mais, sans être père par la nature, on peut l'être par le cœur. Je l'éprouve auprès d'eux; ils sont ma vie, mon existence! Pourquoi donc m'avez-vous caché le projet de me les enlever? Est-ce ménagement? Ah! mon ami, il serait aussi cruel que le projet lui-même. En me l'annonçant aussitôt que vous l'avez formé, vous me donniez la facilité de le combattre. Mais, en me le laissant ignorer jusqu'au dernier moment, et c'est ce qui serait arrivé sans l'incident présent, c'était me laisser dans un sommeil de sécurité dont je ne sais que trop combien le réveil est affreux. Je dis que vous me donniez la facilité de le combattre, parce qu'un projet n'est jamais enraciné aussitôt que formé, au lieu qu'à présent, je crains d'examiner jusqu'à quel point il vous a ri.
«Et vous, avez-vous songé au mal qu'il me ferait? Avez-vous songé à notre position respective; aux ressources de bonheur intérieur que vous avez[56] et qui peut-être (pardonnez-moi cette réflexion; c'est encore plus votre intérêt que le mien qui me la dicte) cadreraient mal, dans un moment où chacun de nous doit former le centre d'un très petit cercle, avec le séjour de ma nièce auprès de vous? Avez-vous réfléchi que nos enfants, qui ne seraient pas tout pour vous, sont tout pour moi? Enfin, permettez-moi cette image triviale: avez-vous jamais vu sans un sentiment pénible une poule qui a élevé des petits canards? La différence est que la poule n'a point de mémoire et que je n'en ai que trop.
«Mais, peut-être, m'alarmé-je trop et la répugnance de nos enfants pour l'Angleterre, la proposition qu'ils vous ont faite, semble offrir un remède également doux pour mon cœur, de quelque côté que je l'envisage. Si vous consentez à vous absenter pour un temps d'Écosse, que vous importent quelques cents meils de plus ou de moins? Qui empêcherait qu'une réunion si douce ait lieu sous mes yeux, dans mes bras? Dites-moi que vous le désirez: je m'engage à arranger cela à Berlin, et si je n'y réussis pas, j'accepte pour punition que nos enfants aillent sans moi vous donner et recevoir un plaisir dont je serai privé. Si je réussis au contraire, le mal que je ressens du mystère que vous m'avez fait de tout ceci ne sera pas même un songe; car on ne les oublie pas toujours.»
En envoyant à ses enfants l'ordre formel contre lequel protestait maintenant le roi, le comte d'Artois n'avait eu que le tort d'oublier ce qu'ils étaient pour son frère, et qu'en les lui enlevant, il allait le réduire à l'isolement le plus cruel. Il trouvait toutefois une excuse dans la sagesse des considérations dont il s'était inspiré. Depuis longtemps, il prévoyait l'asservissement de l'Italie aux volontés de Bonaparte, et il ne pensait pas que son frère pût s'y réfugier sans s'exposer à de multiples périls. Maintes fois, en lui écrivant, il en avait évoqué l'image, afin de le détourner de son dessein. Ce n'est qu'en le voyant y persister qu'il avait ordonné à ses enfants de venir le rejoindre en Angleterre si ce dessein se réalisait.
Déjà si puissants au commencement de 1801, les mobiles de sa détermination l'étaient plus encore au commencement de 1802. En 1801, les troupes russes occupaient Naples, où les avait conduites la volonté du tsar de défendre la monarchie bourbonnienne; le pape Pie VII, à peine élu, avait témoigné au roi de France des sentiments favorables à sa cause, et l'Angleterre restait en armes. Au commencement de 1802, tout était changé. Les troupes russes avaient quitté Naples, achevant ainsi de livrer l'Italie aux entreprises françaises. Le roi des Deux-Siciles, contraint de traiter avec le premier Consul, avait dû se résoudre à rétablir dans leurs biens et dignités ceux de ses sujets qui s'étaient révoltés contre sa couronne; il n'était plus maître chez lui. Le pape lui-même, soit par force, soit par séduction, était devenu «un vrai satellite de Bonaparte», et les conférences d'Amiens qui venaient de s'ouvrir équivalaient, de la part de l'Angleterre, à un aveu d'impuissance.
En de telles conditions, l'Italie était devenue pour le roi, et par conséquent pour sa famille, un asile encore moins sûr qu'il ne l'était l'année précédente. La lettre de Louis XVIII, quelque suppliante qu'elle fût, ne pouvait donc ébranler ni la conviction ni la volonté du comte d'Artois. Quoiqu'elle l'eût vivement ému, il ne crut pas pouvoir révoquer l'ordre donné à ses enfants. Elle ouvrait cependant la voie à une solution nouvelle, et la réponse qu'il y fit, le 15 février, le montre empressé à mettre d'accord ses devoirs paternels avec ceux auxquels il était tenu comme frère et comme sujet.
«Voici les motifs qui ont dirigé ma conduite.
«À la funeste époque de votre départ de Mitau, j'étais autorisé à tout craindre de la part de nos ennemis, et prévoyant ce qu'on pourrait exiger de vous, ou peut-être ce qu'on pourrait en obtenir par des insinuations perfides couvertes sous le voile de l'intérêt pour votre cruelle position, et même pour vos droits, je frémissais de vous voir entraîné dans des pays esclaves ou complices de l'usurpateur. D'après cette inquiétude qui n'était que trop naturelle et qui n'est point encore dissipée, je vous demande à vous-même, mon ami, si mon devoir ne me prescrivait pas de prémunir nos enfants contre le sentiment qui les portait si justement à vouloir partager et adoucir le sort d'un oncle qui leur témoignait la tendresse d'un second père. J'ajouterai à cela que, aimant mes enfants comme je les aime, et sentant le désir, la volonté même de passer ma vie avec eux, mon cœur se révoltait à l'idée de m'en voir séparé par une barrière qui pouvait être insurmontable.
«Quant au secret que j'ai gardé vis-à-vis de vous, et que j'avais également recommandé à mes enfants, je voulais, en remplissant un devoir de politique autant que de sentiment, éviter de vous causer une peine inutile si le cas prévu par mes instructions ne se présentait pas. Voyant votre séjour à Varsovie se prolonger, et n'imaginant pas, d'après le silence que vous aviez gardé jusqu'ici avec moi à cet égard, et d'après ce que vous-même avez dit à mon fils pour MM. de Broglie et de Vassé; n'imaginant pas, dis-je, qu'il fût possible que le roi de Prusse consentît à ce que j'aille à Varsovie, je m'étais occupé d'autres projets, pour voir mes enfants au printemps ou dans l'été. Mes idées n'étaient point fixées sur le lieu de notre réunion, et quoique je sois intimement convaincu qu'il ne sera pas encore question de nous à Amiens, j'attendais de connaître le résultat du traité qui va se conclure avant d'arrêter nos projets. Aussitôt que mon plan aurait été formé, je vous en aurais fait part en même temps que j'en aurais instruit mes enfants; et si vous m'eussiez fait alors une proposition pareille à celle qui est contenue dans votre lettre, ma réponse eût été exactement la même que je la fais aujourd'hui.
«Oui, mon ami, j'accepte avec beaucoup de plaisir que vous fassiez auprès du cabinet de Berlin toutes les démarches nécessaires pour obtenir du roi de Prusse la permission que je puisse traverser ses États et arriver sans obstacle à Varsovie. Si vous réussissez dans cette négociation, et si, comme cela est très probable dans le moment actuel, je ne suis pas retenu par l'intérêt de votre service, vous pouvez compter d'une part sur mon empressement à arranger tout ce qui pourra hâter mon voyage, et de l'autre sur le bonheur bien vrai et bien vivement senti que j'éprouverai en me retrouvant avec vous en même temps que je me réunirais avec mes enfants.
«Les démarches que j'aurai à faire auprès du gouvernement britannique, pour annoncer mon voyage et assurer mon retour, seront si faciles, à ce que j'espère, que j'attendrai pour les faire que vous m'ayez communiqué les réponses que vous recevrez de Berlin à mon égard. Je voudrais pouvoir écarter de mon esprit jusqu'à la possibilité de vous voir éprouver un refus de la part du roi de Prusse; mais, enfin, si malheureusement cela arrivait, croyez, mon ami, que je serais aussi sévèrement puni que vous, et qu'en reprenant forcément mon ancien projet, le bonheur que j'éprouverais, en me retrouvant avec mes enfants, serait beaucoup altéré.»
Sans attendre la réponse qu'on vient de lire et qui allait, comme il disait, «mettre du baume dans son sang,» le roi, dès le 1er mars, commençait à Berlin des démarches à l'effet d'obtenir pour son frère l'autorisation de venir à Varsovie: «J'ai espéré le succès; car, soit dit en passant, ce qui n'est que momentané n'inquiète pas le cabinet de Berlin, mais ce qui serait permanent, et qui donnerait à ceci l'air de cour, lui déplairait à coup sûr.» C'est la même préoccupation qui le hantait, lorsque, le 25, il annonça à son frère que ses démarches avaient abouti. «La poste m'a apporté aujourd'hui le remède à un mal qui me tient depuis le 17 novembre 1793[57]: le consentement le plus gracieux à votre venue ici. Vous parler du bonheur que j'éprouve, ce serait envoyer de l'eau à la rivière. Venons aux détails d'exécution de ce qui, grâces à Dieu, n'est plus en espérances. Strict incognito, simplicité en icelui. Vous savez, mon ami, que c'est à ces deux conditions fidèlement observées de ma part que je dois la tranquillité dont je jouis, et la joie dont mon âme est remplie en ce moment. Ainsi, 1o vous vous appellerez le comte de X..., le marquis de X..., comme il vous plaira, hors votre véritable nom; 2o il faudra n'amener qu'une ou, tout au plus, deux personnes de votre suite; pour les valets, je n'ai pas besoin de vous en parler; je connais votre manière leste de voyager.»
Quelques jours plus tard, il confirme gaiement cette lettre: «Toutes les autres n'ont été que du pelotage; c'est le 25 mars que la partie a commencé, et je dis d'une jolie manière. Aussi j'espère que vous aurez été content de mon service, et que vous me renverrez la balle sur ma raquette. J'espère bien plus, car j'espère que, désormais, mes lettres ne vous arriveront plus qu'après avoir couru après vous.» Dans la même lettre, à propos de l'expédition entreprise par Bonaparte contre les noirs qui se sont révoltés, reparaît le roi soucieux de ne pas laisser démembrer le royaume et de ménager le sang et la vie de ses sujets. «Nous sommes, vous et moi, hommes et Français. Que nous importe la cocarde de ceux qui vont sauver une malheureuse colonie et venger la France et l'humanité de l'incendiaire du Cap?—Donnez-lui l'enfant, mais qu'on ne le coupe pas en deux! s'écriait la véritable mère.»
Le consentement du cabinet de Berlin étant acquis, restait à obtenir celui du cabinet britannique. «Ce sera facile,» avait écrit le comte d'Artois. Mais, il se trompait et dut s'en convaincre dès les premières ouvertures que, de sa résidence de Tunbridge aux environs de Londres, il faisait faire au gouvernement. Il n'était au pouvoir de personne de l'empêcher de partir. Mais, on ne lui garantissait pas qu'une fois sorti d'Angleterre, il y pourrait rentrer. À Amiens, lui disait-on, les plénipotentiaires français s'étaient plaints des complaisances du gouvernement anglais pour lui, de l'hospitalité qu'il recevait à Édimbourg. En y restant, il permettait à ses défenseurs de répondre qu'on ne pouvait l'en chasser. En en partant volontairement, il s'exposait à trouver à son retour la porte fermée, ce qui entraînerait d'autres inconvénient auxquels il serait difficile de parer, non seulement pour sa personne, mais aussi pour celle de son frère.