Histoire de l'Émigration pendant la Révolution Française. Tome 3: Du 18 Brumaire à la Restauration
«Je serais tenté de supposer, lui mandait-il, que le cabinet britannique, connaissant la dépendance de celui de Berlin, sa disposition à servir tous les intérêts du Consul, a quelques motifs pour croire que votre liberté et la mienne seraient compromises si on nous tenait réunis à Varsovie.» Il en tirait cette conclusion qu'il fallait ajourner toute tentative de réunion[58].
À peine au courant des objections qu'élève le cabinet britannique contre le départ de son frère pour Varsovie, le roi s'inquiète; il craint d'être obligé de renoncer à un cher et doux espoir. «La terre hospitalière où, depuis plus de six ans, on n'a semblé s'occuper qu'à adoucir vos peines, serait-elle tout à coup devenue l'antre du lion où l'on entre, mais d'où l'on ne sort pas? Cette idée, les conséquences qui en dérivent, sont affreuses. Je voudrais les chasser de mon esprit; mais elles y reviennent sans cesse. J'espère que votre prochaine lettre les bannira entièrement.» Enfin le 5 juillet, il ne peut plus se faire illusion; son frère ne viendra pas. Il en est profondément affligé. Mais peut-être, l'est-il plus encore par les raisons cachées qu'il pressent sous celles que le cabinet britannique a données au comte d'Artois. Il ne croit pas que ce cabinet se soit inspiré, comme il l'affirme, du souci de sa sûreté, de celle de son frère. Il est en Prusse avec le consentement, sous la protection du souverain de ce pays; il en serait de même du comte d'Artois s'il y venait, et l'Angleterre ne peut soupçonner le roi de Prusse de vouloir violer dans leur personne le droit des gens. Il y a donc quelque autre motif qu'on n'a pas dit:
«Je ne m'épuiserai pas en conjectures à cet égard. Mais il est une réflexion que je ne puis me refuser à faire. Notre longue séparation donne beau jeu à nos ennemis pour calomnier notre tendresse mutuelle. Notre réunion, ne fût-elle que d'un jour, leur imposerait silence. N'est-il pas naturel de supposer que des intrigants auront persuadé au gouvernement britannique qu'il était de son intérêt de la retarder, et qu'il aura dit la première raison venue, ne pouvant dire la véritable? Je dis retarder, car je ne puis me tenir pour battu, et quoique je sente bien qu'il n'y a rien à faire pour cette année, si, d'ici à l'année prochaine, les circonstances ne changent pas, il faudra renouveler vos démarches pour obtenir un agrément qu'à la longue, on ne peut vous refuser.»
À la tristesse que trahit le langage du roi, il y a toutefois un allègement. Les circonstances qui clouent le comte d'Artois à Tunbridge, l'obligent lui-même à prolonger son séjour à Varsovie. Le comte d'Artois n'a plus aucun motif pour lui enlever leurs enfants, et il espère fermement qu'il ne les lui enlèvera pas. N'empêche qu'il vivra désormais sous l'obsession de cette crainte. Elle le poursuivra sans cesse. L'année suivante, au moment où la reine, après avoir pris les eaux de Tœplitz, va venir le rejoindre et ramener avec elle ces éléments de troubles domestiques dont, à Mitau, il a tant souffert, craignant que son frère ne prenne prétexte de ce retour pour appeler auprès de lui le duc et la duchesse d'Angoulême, il court spontanément au-devant de cette éventualité douloureuse afin de la conjurer.
«Vous connaissez trop la reine et moi, pour ne pas sentir qu'en cette occasion, je ne fais qu'obéir à mon devoir, et pour imaginer que cette réunion puisse contribuer à mon bonheur, heureux si elle n'est pas un obstacle à ce qui m'en reste. Je craindrais d'autant plus que vous ne vous fissiez à cet égard une fausse idée, que vous pourriez peut-être, en songeant à appeler nos enfants auprès de vous, croire ne me faire que de la peine, tandis que vous feriez à mon cœur la plus douloureuse des plaies, une plaie que les comparaisons aigriraient chaque jour, une plaie qui, hâtant le terme de ma vie, en couvrirait d'amertume les derniers instants. Ah! vous n'en aurez pas le courage; vous sentirez au contraire que, plus que jamais, je vais avoir besoin de consolation; vous me laisserez ces chers enfants qui font toute la mienne, qui adoucissent mes peines lorsqu'ils ne me les font pas oublier. Promettez-le-moi, mon ami; écrivez-moi que vous ne me les enlèverez jamais; je ne puis, dans les circonstances actuelles, songer, comme l'année dernière, au bonheur de vous revoir, mais ces circonstances peuvent changer, et je verrais encore, dans le séjour de nos enfants auprès de moi, le gage d'un si doux espoir.
«Adieu, mon ami, j'attends votre réponse, non pas avec inquiétude, je connais votre cœur, mais avec une impatience inexprimable; je vous embrasse aussi tendrement que je vous aime.»
VI
UNE TENTATIVE DE BONAPARTE
Au commencement de 1803, l'uniformité de la morose existence de Louis XVIII fut troublée soudain par l'événement le plus inattendu. On a vu, plus haut, avec quelle complaisance la Prusse se prêtait aux desseins de Bonaparte relativement aux Bourbons. Tout porte même à supposer que, soit pour se rendre agréable au premier Consul, soit pour se faire pardonner l'hospitalité, qu'à la demande de sa femme, il n'osait refuser au comte de l'Isle, le roi de Prusse avait pris envers le gouvernement français l'engagement de s'employer pour arracher à Louis XVIII la renonciation à ses droits. Comme si le premier Consul, au moment de s'emparer de la couronne et de se faire empereur, eût tenu à légitimer son élévation par le consentement du propriétaire de cette couronne, il voulait obtenir de lui qu'il y renonçât. Désireux de plaire à Bonaparte, le monarque prussien ne craignit pas de se charger de cette délicate mission[59]. Le 25 février, le roi fut instruit par l'abbé Edgeworth que le président de Meyer, bourgmestre de Varsovie, était chargé, par son maître, d'obtenir de lui la renonciation pleine et entière de toute la maison de Bourbon au trône de France, ainsi qu'à tous les domaines qu'elle avait possédés. Pour prix de ce sacrifice, Bonaparte lui assurait une indemnité et même une existence brillante.
Le lendemain, le roi reçut le président. Après les assurances du tendre intérêt que le roi de Prusse prenait au comte de l'Isle et à sa famille, Meyer s'expliqua en partant de ce point que Bonaparte n'avait pas renversé le trône de France, et que, loin d'avoir participé aux horreurs de la Révolution, il y avait mis fin. Puis, après s'être étendu sur le bien qu'il avait fait à la France, et même à l'Europe, il observa que la Révolution était consolidée. Plus de factions au dedans, plus de guerre au dehors, toute réaction impossible parce que, partout, on éprouvait un besoin de repos, partout se rencontraient des intérêts créés par elle, et incompatibles avec le retour de l'ancien ordre de choses.
—La religion, continua le président, a consacré le nouveau; les souverains de l'Europe l'ont reconnu. Un système politique, commun à tous les peuples, s'est établi sur cette base, et les rois le maintiendront par conscience, par devoir, par intérêt.
Il en résultait que la maison de Bourbon restait sans appuis et sans moyens d'existence dans l'avenir, que les secours qu'elle recevait de la Russie pouvaient lui manquer. Dans quelques années, Bonaparte n'aurait plus d'avantage à mettre un prix à la renonciation qu'il demandait aujourd'hui. Il serait sage de profiter du moment actuel, où les droits des Bourbons n'étaient pas encore prescrits, pour transiger honorablement, utilement et sûrement. Honorablement, car le premier Consul ferait à la famille de Bourbon un sort brillant; sûrement, parce que la Prusse, la Russie et les autres puissances garantiraient le traité; utilement, parce que cette famille infortunée consoliderait le repos de la France et de l'Europe entière par ses sacrifices.
Le roi avait écouté, sans en paraître ému ni troublé, cette étrange ouverture; il ne prit la parole que lorsque Meyer eut cessé de parler.
—Si l'habileté et l'intérêt le plus touchant, dit-il, pouvaient prévaloir sur l'honneur, sur le devoir, sur les sentiments que l'on conserve à sa patrie, je serais ébranlé. Mais je ne le suis pas. Les raisons que vous venez de m'exposer, loin d'affaiblir mes droits, les établissent, comme votre démarche, loin d'éteindre mes espérances, les rehausse. Ces raisons, il serait inutile de les discuter maintenant. Vous trouverez les miennes dans la réponse que je vous ferai tenir pour votre souverain.
Elle fut remise le surlendemain, 28 février, au président de Meyer. Elle était brève mais significative.
«Je ne confonds pas Buonaparte avec quelques-uns de ceux qui l'ont précédé; j'estime sa valeur, ses talents militaires; je lui sais gré de quelques actes d'administration, car le bien qu'on fera à mon peuple me sera toujours cher. Mais, il se trompe s'il croit m'engager à transiger sur mes droits. Loin de là, il les établirait lui-même, s'ils pouvaient être litigieux, par la démarche qu'il fait en ce moment.
«J'ignore les desseins de Dieu sur ma race et sur moi, mais je connais les obligations qu'il m'a imposées par le rang où il lui a plu de me faire naître. Chrétien, je remplirai ces obligations jusqu'à mon dernier soupir. Fils de saint Louis, je saurai, à son exemple, me respecter jusque dans les fers. Successeur de François Ier, je veux au moins pouvoir dire avec lui: Nous avons tout perdu, fors l'honneur.»
Au bas de cette déclaration, le duc d'Angoulême, qui se trouvait auprès de son oncle, écrivit: «Avec la permission du roi mon oncle, j'adhère de cœur et d'âme au contenu de cette note.»
En la faisant remettre au président de Meyer, le roi y joignit une lettre pour le roi de Prusse, qui s'était fait l'intermédiaire de cette proposition outrageante. Mais, il se garda bien de le lui reprocher. Après avoir constaté qu'en établissant ses droits, la démarche révèle les anxiétés de Bonaparte, il ajoute: «La grande âme de Votre Majesté m'est trop connue, pour ne pas séparer ses pensées des mesures que ses relations semblent lui dicter. Les rois, pour épargner à leurs sujets les horreurs de la guerre, ont pu céder à des circonstances impérieuses. Le malheur me prête son appui. Je suis seul. C'est à moi à maintenir les droits de tous, en ne sanctionnant jamais une révolution qui renverserait tous les trônes.»
Quoique par la même lettre il se fût engagé à garder le silence, «si l'on ne le forçait pas à le rompre,» il ne pouvait taire à son frère la communication qu'il avait reçue ni sa réponse. L'abbé de La Marre, qui résidait alors à Varsovie, fut chargé d'aller en Angleterre les faire connaître à Monsieur. Il partit le 4 mars, emportant, avec une lettre pour ce prince, la copie de tout ce que le roi avait écrit à cette occasion. Comme le disait celui-ci à son frère, il trouvait bon de laisser parler les pièces.
«Je n'essayerai pas de vous peindre les divers sentiments qui se sont élevés en moi, continuait-il; vous les éprouverez; vous jugerez comme moi qu'il y aurait de l'avantage à publier tout ceci. Mais, souvenez-vous que les justes égards dus au souverain qui me donne asile m'ont déterminé à garder le silence, et imitez ma réserve.» Il exceptait cependant de cette loi les princes de sa famille, dont l'adhésion lui était nécessaire. «Ceci n'est pas une simple confidence d'amitié entre frères. Si jamais le mot de feu M. le prince de Conti: La couronne nous appartient à tous; notre aîné la porte, fût applicable à un cas, c'est à celui-ci.» Il demandait donc une déclaration collective ou personnelle, propre à démontrer que tous les membres mâles de la famille royale étaient d'accord avec son chef: «Vous n'avez pas besoin de conseils; mais, je ne puis me refuser à une réflexion, c'est que la modération dans la forme accroît la force du fond ... Le temps, mon ami, dévoile tout; ceci sera donc connu, et j'ose me flatter que ce chapitre ne déparera pas notre histoire.»
Avis de l'événement fut encore donné au roi de Suède, au comte de Saint-Priest qui, depuis qu'il avait quitté le service du roi, sans perdre sa confiance, vivait à Stockholm; au cardinal Maury, à Rome; à La Fare, à Vienne; au duc de Coigny et au comte d'Escars, à Londres; au duc de Serra-Capriola, ambassadeur de Naples en Russie. À tous, le roi recommandait le silence. Mais, on doit croire qu'il tenait moins à ce que le silence fût gardé qu'à ce qu'on ne pût lui imputer de l'avoir rompu, puisque l'abbé de La Marre avait été autorisé à parler «à ses amis de Paris» de ce qui venait de se passer.
Le 19 mars, alors qu'à Varsovie on attendait les réponses que comportaient ces communications, le président de Meyer se présenta de nouveau chez le roi. Une estafette envoyée de Berlin venait de lui rapporter la réponse de Louis XVIII à Bonaparte. Le roi de Prusse la trouvait trop agressive dans la forme. La phrase: «Mais, il se trompe s'il croit m'engager à transiger sur mes droits,» lui semblait particulièrement dangereuse; dans l'intérêt même du comte de l'Isle, il lui demandait de la supprimer, ou tout au moins de l'adoucir. Le roi s'y refusa sans hésiter.
Le président de Meyer lui ayant observé qu'il était essentiel de ne pas blesser le premier Consul, de ne pas l'irriter, de ne pas s'exposer à de nouveaux dangers, il s'écria:
—Des dangers! Lesquels? Celui d'être chassé de Prusse! Si votre souverain, monsieur, se voyait contraint de me retirer cet asile, je le plaindrais, et je m'en irais.
—Ce n'est pas cela qui est à craindre, reprit le fonctionnaire prussien. Mais, Bonaparte peut exiger de la Russie et de l'Espagne la cessation des secours ...
Le roi ne le laissa pas achever.
—Je ne crains pas la pauvreté, dit-il. S'il le fallait, je mangerais du pain noir avec mes enfants et mes serviteurs. Mais, je n'en serai jamais réduit là. J'ai une autre ressource, dont je ne crois pas devoir user tant que j'ai des amis puissants: c'est de faire connaître mon état en France, et de tendre la main, non au gouvernement usurpateur, mais à mes fidèles sujets, et croyez-moi, je serais bientôt plus riche que je ne suis.
Finalement, il ne voulut rien entendre. Le président de Meyer dut remporter la note sans avoir obtenu qu'un seul mot y fût changé. Quelques jours plus tard, une lettre du roi de Prusse, pleine de protestations d'amitié, vint prouver à Louis XVIII que sa résistance n'avait éveillé aucun ressentiment dans l'âme de ce prince.
Ce fut le dernier mot de cette étrange négociation. La Prusse ne persista pas à arracher à Louis XVIII une abdication déshonorante, et les efforts de l'empereur Alexandre pour décider les cours à contribuer à l'entretien du comte de l'Isle restèrent sans effet. Quant à celui-ci, à la suite de sa protestation, redoutant d'être expulsé de Varsovie, il s'occupa de chercher un autre asile. À la vérité, la Russie lui demeurait ouverte. Mais, la Courlande est loin de la France. Il lui répugnait d'aller de nouveau s'ensevelir à une si grande distance des frontières de son pays. Il s'adressa au roi de Suède, Gustave IV, et lui demanda un asile dans le duché de Poméranie: «Ce n'est point le roi de France qui fait cette demande à Votre Majesté; c'est le comte de l'Isle qui la supplie de le recueillir dans ce nouveau naufrage avec sa famille, et un petit nombre d'amis. La générosité de Votre Majesté m'est trop connue pour que j'aie besoin d'invoquer aucun titre auprès d'elle. Mais, j'en possède un trop cher à mon cœur pour ne pas l'invoquer: Gustave III fut mon ami.»
Le jeune roi de Suède était généreux comme son père; comme lui, il ne professait qu'horreur pour la Révolution française; comme lui, il aimait les Bourbons. Sa réponse fut telle que leur héritier pouvait l'attendre. Mais, les craintes un moment conçues par Louis XVIII ne s'étant pas réalisées, il ne profita pas sur l'heure des bienveillantes dispositions de Gustave IV, et demeura à Varsovie.
Au mois d'avril, le comte d'Artois envoyait d'Angleterre «à son souverain seigneur et roi» un acte formel d'adhésion à la réponse à Bonaparte. Le duc de Berry, le duc d'Orléans et ses deux frères, le duc de Montpensier et le comte de Beaujolais, le prince de Condé, le duc de Bourbon son fils, avaient mis leur nom au-dessous du sien, au bas de cette déclaration solennelle et renouvelaient «devant Dieu, sur notre épée et entre les mains de notre roi, le serment sacré de vivre et de mourir fidèles à l'honneur et à notre souverain légitime». Elle portait déjà la signature du duc d'Angoulême. Il n'y manquait que celle du duc d'Enghien. Il était alors à Étenheim, dans le duché de Bade. C'est de là qu'il écrit au roi et s'unit aux autres membres de sa famille: «Votre Majesté connaît trop bien le sang qui coule dans mes veines pour conserver un instant de doute sur le sens de la réponse qu'elle me demande. Je suis Français, sire, et Français fidèle à son Dieu, à son roi et à ses serments d'honneur.»
En signant ces fières paroles, le jeune prince, en qui promettait de revivre son aïeul le grand Condé, ne se doutait guère qu'il signait son arrêt de mort, et qu'il serait la victime expiatoire du noble refus auquel elles adhéraient avec tant d'éloquence. Elles portent la date du 22 mars 1803. Un an après, le 21 mars 1804, Bonaparte le faisait fusiller.
VII
UN ROMAN D'AMOUR
En lisant au bas de la protestation des princes la signature des trois d'Orléans, personne n'eût osé prétendre que leur réconciliation avec les Bourbons n'était pas définitive. Elle l'était dans leur esprit et dans leur cœur. Aussi ne saurait-on s'étonner de voir, peu après, le duc d'Orléans, dans une circonstance où «l'honneur même» de sa maison est en jeu, recourir à l'autorité du roi pour fortifier la sienne qu'en sa qualité d'aîné et de chef de sa branche, il est obligé d'exercer sur son frère cadet, le duc de Montpensier. Délicat, ardent et sensible, ce prince, avec la fougue de son âge, s'est épris d'une belle jeune fille de l'aristocratie anglaise, lady Charlotte Rawdon[60], et veut l'épouser. Ne pouvant contracter cette alliance sans le consentement de son frère, il est allé le solliciter avant même d'écrire à sa mère. Le duc d'Orléans a dû répondre par un refus formel. Vainement il s'est efforcé d'en adoucir la rigueur par les paroles les plus affectueuses, le duc de Montpensier n'en a pas moins été irrité. Il a déclaré qu'en dépit de toutes les défenses, il épouserait celle qu'il aime. Puis, il est allé se confier au comte d'Artois qui, ne voulant ni affliger ni encourager sa résistance, n'a pu que l'inviter à écrire au roi lui-même. Le duc de Montpensier a déféré à cet avis, prévenu d'ailleurs que son frère écrivait de son côté. Le 12 mai, le même courrier emporte à Mitau trois lettres relatives à cette affaire: l'une de Monsieur, qui en est l'exposé; l'autre du duc de Montpensier qui plaide sa cause, et la troisième du duc d'Orléans qui supplie le roi d'intervenir.
La lettre de Monsieur est ainsi conçue:
«Jeudi dernier, le duc de Montpensier est venu me demander de me parler en particulier: après beaucoup de protestations d'attachement à ses devoirs, de dévouement à votre service et de sensibilité pour moi personnellement, il m'a avoué qu'il était amoureux de lady Charlotte Rawdon, que le bonheur de toute sa vie était attaché à l'épouser; que lady Charlotte Rawdon, sœur de lord Moira, partageait ses sentiments, qu'elle serait même disposée à adopter la religion catholique et que lord Moira, qui était instruit de tout, approuverait tout ce que vous et moi aurions décidé ou autorisé à cet égard. Ensuite, il m'a prié, conjuré avec les larmes aux yeux, et en me disant qu'il me regardait comme son véritable père, de donner mon consentement à une union à laquelle son existence était attachée.
«Après l'avoir bien écouté et lui avoir témoigné l'intérêt qu'il m'inspirait véritablement, je lui ai fait les objections qui se sont présentées à mon esprit et j'ai fini par lui dire, d'une part, que c'était vous seul, comme roi et comme chef de notre famille, à prononcer sur une telle affaire, et de l'autre part, que M. le duc d'Orléans étant l'aîné de sa branche, il me paraissait nécessaire qu'il obtînt son assentiment pour faire les démarches qu'il pourrait faire à cet égard. Il m'a répondu qu'il avait trouvé son frère si opposé à ses désirs, lorsqu'il avait voulu lui parler sur cet objet, qu'il ne lui avait fait jusqu'à présent que des demi-confidences, mais qu'il ne ferait sûrement rien sans avoir obtenu votre approbation, et qu'il me conjurait de vous en écrire le plus tôt possible et pour vous disposer à lui être favorable. Je l'ai assuré que je vous rendrais compte de tout ce qu'il m'avait dit, que très sûrement je vous parlerais de lui avec intérêt, mais que je ne pouvais pas préjuger quelle serait votre opinion, sur un objet aussi délicat.
«Ma conversation avec M. le duc de Montpensier s'est bornée là; mais, j'ai lieu de croire que l'intérêt que je lui ai marqué et la manière honnête dont je me suis expliqué sur lord Moira et sur sa sœur lui ont paru une espèce d'assentiment de ma part; car, avant-hier, M. le duc d'Orléans est venu chez moi de grand matin et, à sa manière de parler, il m'a été facile de juger qu'il me croyait trop favorable aux désirs de son frère. Je l'ai rassuré en lui disant que je resterais neutre dans cette affaire jusqu'à ce que j'eusse vos ordres, mais que son frère m'avait paru si animé que j'avais voulu éviter de repousser sa confiance.
«Il m'a remercié et ensuite il s'est étendu sur tous les inconvénients de ce qu'il considère comme une folie de son frère; il m'a parlé fort noblement de notre position, de la nécessité d'être plus fier dans le malheur que nous ne le serions dans la prospérité, et de l'obligation où eux, princes d'Orléans, étaient de ne pas laisser soupçonner qu'ils pussent abandonner leur rang. Il est entré après, en détail, sur la position personnelle de son frère, sur sa pauvreté, sur celle de lady Charlotte et, par conséquent, sur la nécessité où ils seraient, en cas de mariage, de ne pouvoir vivre que par la générosité de lord Moira et aux dépens de la fortune qui doit appartenir à ses parents.
«Enfin, après m'avoir montré l'opposition la plus forte et la plus raisonnée aux désirs de son frère, il m'a dit qu'il avait parlé avec la même franchise à lord Moira, que celui-ci voulait me parler de toute cette affaire et que je le trouverais aussi noblement pensant à cet égard que sur tout le reste.
«J'ai vu effectivement lord Moira, et j'en ai été on ne peut plus content. Il m'a dit qu'il ne pouvait être que flatté et honoré des vues de M. le duc de Montpensier et que si vous donniez votre approbation à cette alliance, il la regarderait comme le plus grand honneur qu'il pût recevoir; mais, il ne m'a pas dissimulé qu'il prévoyait et sentait tous les obstacles qui pouvaient s'y opposer, qu'il attendrait avec respect votre décision; que dans l'intervalle, il s'entendrait avec M. le duc d'Orléans pour que les intéressés pussent calmer la vivacité de leurs sentiments et que la seule chose qu'il eût exigée de sa sœur était la promesse formelle de ne point consentir à un mariage secret.
«Je dois ajouter que lord Moira m'a prévenu que dans le cas où cette union aurait lieu, il voudrait avec raison que sa sœur fût duchesse de Montpensier.
«Tel est, mon cher frère, l'exposé exact des faits; pesez-les bien dans votre sagesse et envoyez-moi votre décision.
«La seule chose que je puisse vous demander à cet égard, c'est de me mettre à portée dans tous les cas de donner en votre nom une preuve d'estime et de considération à lord Moira, qui en est bien digne sous tous les rapports.»
La lettre du duc d'Orléans témoigne de sa confiance dans la sagesse de Louis XVIII et dans la soumission de son frère à la volonté du roi.
«Sire, dit-il, quand, il n'y a guère que quinze jours, nous avions le bonheur de faire, entre les mains de Votre Majesté, le serment de transmettre intacts à notre postérité les droits que nous tenons de notre naissance, je ne m'attendais pas à me voir contraint aussi promptement à invoquer l'autorité suprême de Votre Majesté pour empêcher le duc de Montpensier de former une alliance qui ne pourrait être que funeste pour lui-même, pour ses descendants et les princes de votre sang, que l'ordre de la succession à la couronne lui a subordonnés. Monsieur ayant daigné me promettre d'écrire à Votre Majesté, je m'abstiens d'entrer dans aucun détail, et je me borne à observer qu'une naissance illustre et une réputation parfaite peuvent excuser mon frère à ses propres yeux. J'ose donc vous supplier, sire, d'exprimer votre refus avec indulgence et bonté.
«J'ai la confiance, Sire, que la démarche que je fais en ce moment envers Votre Majesté n'est nullement nécessaire: la preuve récente qu'Elle vient de donner de la grandeur, de la noblesse de ses sentiments, et de la fermeté avec laquelle Elle a maintenu les droits et l'honneur de sa couronne, me sont de sûrs garants du parti qu'Elle prendra, et du refus formel que j'ose solliciter de sa part.
«Je supplie Votre Majesté de me pardonner la démarche que je fais sans qu'Elle l'ait provoquée: je compte sur sa bonté et j'espère qu'Elle ne me blâmera pas d'avoir cru que je me la devais à moi-même comme chef de branche, que je la devais au sang d'Henri IV qui coule dans mes veines, au comte de Beaujolais et aux autres princes mes cadets.»
Après avoir lu cette lettre, dont celle de Monsieur lui a donné la clef, le roi prend connaissance des supplications du duc de Montpensier, où éclatent la sincérité de son amour et l'ardeur de sa jeunesse. Elles sont éloquentes et pressantes.
«Sire, quoique je connaisse tout le prix de la faveur que j'ose solliciter de Votre Majesté, me serait-il nécessaire de l'assurer que je n'eusse jamais songé à l'obtenir si je l'avais cru de nature à porter la moindre atteinte à l'honneur et aux prérogatives de sa maison? Si Votre Majesté pouvait entretenir quelque doute à cet égard, la bonté avec laquelle Monsieur a daigné se charger de mes sollicitations auprès d'Elle serait, je crois, une justification bien complète de mes intentions.
«Sire, j'ose assurer Votre Majesté que l'honneur de lui appartenir et d'être du sang d'Henri IV ne cessera jamais d'être présent à mon esprit et à mon cœur, et que je brûle d'avoir une occasion de lui en donner des preuves; mais, je n'ai jamais pu croire que ce fût dégrader ou avilir ce sang, que de lui allier une des plus anciennes et des plus illustres familles d'Angleterre.
«J'attends, au surplus, avec la soumission la plus respectueuse et la plus profonde, la décision que Votre Majesté daignera prononcer à cet égard.»
Ces accents émeuvent le roi. Jamais, peut-être, il n'a tant déploré la rigueur des devoirs qui l'enchaînent. Mais, incapable de transiger sur les siens, il ne saurait davantage consentir à ce que ceux qui incombent à autrui soient oubliés ou méconnus. Il le dit nettement au duc de Montpensier en enveloppant son arrêt des formes les plus bienveillantes.
«Mon frère m'a transmis, à votre prière, mon cher cousin, la demande que vous me faites de mon agrément pour épouser lady Charlotte Rawdon et, depuis, il m'a fait passer votre lettre sur le même sujet. Je voudrais, dans tous les temps et surtout dans celui-ci, n'avoir qu'à accéder aux vœux des princes de mon sang. Mais, aussi, je me dois, je leur dois à eux-mêmes de m'écarter moins que jamais de nos règles ordinaires de conduite. Ma famille s'est souvent alliée à la noblesse française; mais, lorsqu'elle a cherché des épouses parmi les étrangers, c'est toujours sur des têtes de filles couronnées ou de princes souverains que son choix est tombé, et cet usage immémorial est fondé en raison. Nos aïeux ont senti que notre noblesse verrait toujours avec joie une personne née dans son sein s'approcher plus ou moins du trône, mais qu'elle serait justement blessée, si une étrangère née son égale s'élevait au-dessus d'elle. Ainsi, quoiqu'une alliance avec un sang qui remonte à l'époque de Guillaume le Conquérant ne pût assurément nous faire tort, je me vois contraint à me refuser à vos désirs.
«C'est à regret que je vous afflige; je sais combien un sentiment pur pour un objet aimable et vertueux a d'empire sur un cœur vertueux lui-même. Mais, plus ma résolution me coûte, plus aussi elle sera invariable, et j'attends de votre raison et de votre attachement pour moi le sacrifice de ce sentiment que, tout légitime qu'il est en lui-même, vous ne pourriez plus conserver sans offenser celle même qui vous l'a inspiré.»
Cette lettre vient d'être expédiée lorsque le roi est averti que, sans attendre sa décision, le duc de Montpensier a manifesté l'intention de céder aux remontrances de son frère. «Cette affaire m'afflige, écrit-il alors au duc d'Orléans. Il m'en coûte d'être obligé de refuser la première demande que votre frère me fait et, de votre côté, je vous plains des combats qui se sont élevés dans votre cœur. La raison devait triompher. J'aurais été surpris qu'il en fût arrivé autrement. Mais, je ne puis me refuser à vous parler du plaisir que m'a fait la tendresse fraternelle que, malgré la dissonance d'avis, votre lettre respire à chaque ligne. Elle me fait former un désir bien vif, c'est que vous me demandiez bientôt un agrément que je pourrai sans doute accorder. Celui qui est si bon frère serait, s'il est possible, encore meilleur père, et vous êtes digne de goûter les douceurs attachées à ce titre.»
À la suite de l'intervention royale, ainsi couronnée de succès, des témoignages de reconnaissance arrivent à Varsovie. Le duc de Montpensier assure le roi de son entière soumission. Le duc d'Orléans lui exprime sa reconnaissance pour l'heureux dénouement de cette crise intime, qui lui a ramené le cœur d'un frère chéri, et la duchesse d'Orléans se plaît à proclamer que «son enfant a été rendu à lui-même, à sa mère, à sa famille, par cette main paternelle et protectrice qui a daigné le préserver des inconvénients inséparables d'une imagination vive et d'une jeunesse trop ardente». Et le roi de répondre qu'il avait besoin que la «chère Justine» approuvât ce qu'il a fait. «Tout semble annoncer le succès des mesures prises, ajoute-t-il; j'en jouirai pour moi-même et encore plus pour Justine; mais, je serai bien loin de m'en attribuer l'honneur. Il sera dû à un être à bon droit cher à Justine et dont la tendresse éclairée, la prudente fermeté m'avaient tellement tracé ma route que j'aurais été coupable de m'en écarter.»
On peut voir, à ces traits, qu'au fur et à mesure que, par sa conduite et dans sa correspondance, le duc d'Orléans s'était révélé à lui, le roi avait apprécié son caractère, sa valeur morale, les qualités qui le distinguaient, et conçu pour sa personne une estime affectueuse[61]. Cette estime, le prince l'avait conquise sans avoir rien eu encore à sacrifier de ses vues politiques, des idées libérales consignées dans sa déclaration de 1796. Assurément, ses lettres au roi, sa soumission, l'expression de la douleur que lui causait «un passé à jamais déplorable», ses propos au comte d'Artois pouvaient être interprétés comme un désaveu du passé. Mais, en fait, sur ce passé, il ne s'était pas plus expliqué qu'on ne lui en avait demandé compte, comme s'il eût été à jamais effacé par la démarche qui avait rendu aux trois frères leur place dans la famille royale.
Il semble donc bien qu'en se soumettant, il n'entendait aliéner ni la liberté de sa pensée et de ses jugements, ni celle de les manifester, s'il était mis à même de le faire. Jusqu'en 1808, époque où, afin de gagner les bonnes grâces de la cour de Naples, à laquelle il s'alliera bientôt par un mariage qui assure son bonheur, il sollicite et accepte un commandement dans l'armée espagnole, ce qui domine visiblement en lui, c'est la volonté de ne pas se donner un démenti à lui-même en portant les armes contre sa patrie. Qu'une insurrection royaliste éclate en France et si l'on peut la considérer comme le prélude d'un mouvement général en faveur de la restauration, il ne refusera pas d'y participer. Mais, il ne veut pas marcher, ni seul, ni avec les émigrés parmi les troupes étrangères. «Jamais, écrira-t-il à d'Avaray en 1805, on ne formera d'armée royale française sur un territoire étranger. Les petits corps qu'on voudrait décorer de ce beau nom ne peuvent acquérir aucune importance, et même ils appartiendront toujours moins au roi qu'à l'armée dont ils feront partie, et ils seront plus nuisibles qu'utiles à la cause du roi.»
Ce n'est pas le seul point sur lequel ses vues diffèrent de celles de Louis XVIII. À cette même date, il y a déjà dix ans que le monarque proscrit sollicite vainement des puissances européennes la reconnaissance de son titre royal. Cette reconnaissance est son cheval de bataille. Reconnu par elles, sa présence à la tête de leurs armées prouverait aux Français qu'elles ne combattent que pour lui rendre sa couronne et non pas pour démembrer leur territoire. Mais, dans la pensée du duc d'Orléans, elle ne serait qu'une satisfaction personnelle, accordée au roi, inutile, d'une part, à sa cause et, d'autre part, à l'objet de la coalition «qui est de renfermer la puissance française dans les limites raisonnables». Sans doute, l'utilité de la reconnaissance dépendrait des mesures dont cet acte serait suivi. «Mais, je n'en vois point qui puissent être efficaces, avant que les armées coalisées n'aient réussi à reporter le théâtre de la guerre sur l'ancien territoire français, ce dont malheureusement nous sommes encore un peu éloignés. Il serait chimérique de se flatter que les puissances voulussent ou même pussent abandonner au roi la direction de leurs armées. Cela ne comporte pas même un moment de discussion.» Alors, à quoi bon la reconnaissance du roi? Elle ne faciliterait même pas les opérations des armées belligérantes et le ferait sans doute envisager par les armées françaises, «car les Français sont défiants et soupçonneux,» comme un instrument dont leurs ennemis voudraient se servir pour les vaincre. «Loin qu'elle pût conduire au but désiré, l'usurpateur en tirerait peut-être parti contre le roi et la coalition.» Ainsi le roi ne gagnerait rien à être reconnu. Au lieu de s'épuiser en vains efforts pour obtenir de l'être, mieux vaudrait qu'il s'attachât à persuader aux puissances que s'il était rétabli sur son trône, «il ne souillerait pas sa couronne en y annexant les dépouilles des princes ses voisins,» et que son premier soin serait de s'entendre avec eux pour rétablir l'équilibre de l'Europe.
Cette répudiation d'un héritage iniquement acquis, que pouvait seul opérer le roi légitime n'ayant pas, comme l'usurpateur, besoin de conquêtes pour assurer son pouvoir, était, selon le duc d'Orléans, bien autrement nécessaire qu'une reconnaissance officielle, aussi obstinément refusée, qu'elle était obstinément réclamée. «Dans le temps de notre prospérité, on accusait Louis XIV de viser à la monarchie universelle. Aujourd'hui, on accuse le roi de vouloir tourner à son profit les brigandages des gouvernements révolutionnaires. Les propos de serviteurs inconsidérés ont donné une consistance fâcheuse à cette accusation. J'ai la certitude que les agents de Buonaparte en ont tiré de grands avantages contre le roi auprès des puissances étrangères.» Il importait donc avant tout de la détruire par une déclaration franche et formelle à toutes les cours, propre à faire cesser leurs défiances et leurs craintes, à rétablir la cordialité avec elles, à ranimer «le désir secret chez les uns, public chez les autres, mais universel parmi les souverains de voir Buonaparte rentrer dans le néant d'où il n'aurait jamais dû sortir», et où il ne pouvait être précipité que par de grands revers militaires, qui ébranleraient le prestige qu'il exerçait sur ses soldats.
Bons ou mauvais, fondés ou non, les avis et les opinions que le duc d'Orléans faisait parvenir au roi dictaient une marche si différente de celle qu'avaient toujours suivie les émigrés, qu'on ne peut qu'être surpris que le roi ne se soit pas offensé de la netteté avec laquelle son jeune cousin la lui conseillait. On doit constater cependant qu'il ne s'en offensa pas et qu'il lui maintint sa tendre amitié et sa confiance. Il est vrai que le duc d'Orléans s'efforçait de s'en rendre digne par d'incessants témoignages de respectueux dévouement. À côté de ceux que nous avons déjà signalés, il convient d'en citer un autre auquel Louis XVIII ne pouvait rester insensible; car, ainsi qu'il se plaisait à le dire, c'est par de telles démarches qu'on s'ouvrait le plus aisément l'accès de son cœur. Au mois de janvier 1804, il reçut du duc d'Orléans, alors installé à Twickenham, une longue lettre dans laquelle il ne put lire sans émotion ce qui suit:
«Que Votre Majesté me permette d'ajouter ici l'expression d'un vœu que je forme depuis bien longtemps et dont j'ai même osé lui faire parvenir l'hommage, il y a plusieurs années, pendant que j'étais à Minorque, C'est pour moi, Sire, un besoin impérieux en même temps que c'est un devoir, de porter moi-même aux pieds de Votre Majesté l'hommage de tous les sentiments dont je suis pénétré pour Elle. J'ose me flatter qu'Elle approuvera mon respectueux empressement, si Elle daigne songer que, dans ma position, rien ne saurait remplacer cet honneur, et qu'aucun intermédiaire, aucune lettre même, ne peuvent remplir cet objet si important pour moi. Daignez pardonner, Sire, si vos bontés m'enhardissent à passer les bornes que me prescrit mon respect; mais, le bonheur dont elles me comblent ne sera sans mélange que quand j'aurai eu celui de faire ma cour à mon roi, et que j'aurai l'honneur d'être personnellement connu de lui. Mais, puisque j'ai osé manifester ce sentiment, j'oserai ajouter qu'il ne me paraît pas indifférent, pour le service de Votre Majesté, qu'on sache en France et en Europe, que le premier prince de votre sang a été honoré par une marque éclatante et directe de sa bienveillance et, si j'en crois mon espérance, de sa confiance personnelle.
«Je ne sais si je m'abuse, Sire, mais il me semble que les circonstances actuelles seraient assez favorables. J'ai même (que Votre Majesté me permette de ne le confier qu'à Elle), j'ai des raisons de croire que d'ici, on me faciliterait ce voyage. Que Votre Majesté daigne seulement me dire que sa bonté pour moi irait jusqu'à le lui faire trouver agréable, et je me flatte d'être bientôt à portée de recevoir ses ordres. C'est, je le sens, présumer beaucoup, Sire; mais j'ai la confiance que Votre Majesté me le pardonnera, si Elle considère la situation et les circonstances où je me trouve, le temps qui me presse, l'éloignement où je suis, et par-dessus tout, ma respectueuse impatience d'avoir le bonheur de l'approcher, même momentanément.»
Le roi ne jugea pas qu'à cette date, la visite du duc d'Orléans fût opportune. À Varsovie, où il continuait à résider, Louis XVIII n'était que toléré. Menacé, s'il attirait l'attention sur lui, de se voir fermer cet asile, il redoutait, en y recevant les princes de sa famille ou des émigrés connus, d'éveiller les susceptibilités du gouvernement prussien, qui s'attachait de son côté à ne pas s'attirer les remontrances de Bonaparte. Mais, cinq mois plus tard, les circonstances allaient se modifier, et c'est lui qui devait alors mander le duc d'Orléans, non pas en Pologne, mais en Suède.
VIII
À LA VEILLE DE LA PROCLAMATION DE L'EMPIRE
À la satisfaction que causait à Louis XVIII la soumission de ses cousins, s'en joignait bientôt une autre, non moins douce à son cœur: celle de voir, au mois de juin, son fidèle d'Avaray revenir d'Italie où, pour la seconde fois depuis l'installation à Varsovie, il avait passé l'hiver. La santé de l'ami du roi s'était heureusement ressentie de ce séjour, et l'on pouvait espérer que cette amélioration se maintiendrait. D'Avaray ne revenait pas seul. Il amenait avec lui un jeune gentilhomme dont il avait apprécié les mérites et gagné le dévouement et l'amitié. Né à Avignon en 1770, ce gentilhomme appartenait à une vieille maison de Provence où, dès l'an 940, ses aïeux possédaient la baronnie d'Aulps; il se nommait le comte de Blacas. Capitaine dans les dragons du roi et chevalier honoraire de Malte, il avait émigré à la fin de 1789, et en 1790, se trouvant à Nice, protesté publiquement, par un écrit inséré dans la Gazette de Paris, contre le décret du 19 juin qui abolissait la noblesse héréditaire. Après avoir établi, en remontant aux origines de sa famille, qu'il ne tenait pas cette noblesse de la nation française, et qu'en conséquence, aucun décret ne pouvait la lui ravir, il déclarait «qu'il la défendrait aux dépens de ses jours, entendant la laisser sans tache à ses enfants comme la plus précieuse portion de l'héritage de ses pères». Avec une égale ardeur, il se déclarait prêt à verser jusqu'à la dernière goutte de son sang pour la religion catholique, apostolique et romaine, qu'ils avaient toujours professée, «pour rendre au meilleur et au plus infortuné des monarques son autorité légitime et pour venger son auguste épouse des atroces complots formés contre ses jours.»—«Voilà les sentiments dans lesquels je jure de vivre et de mourir, toujours fidèle à mon roi légitime et aux princes de la maison de Bourbon, dignes du sang du grand Henri.»
À cette protestation ne s'était pas borné le témoignage de son royalisme. L'année suivante, le bruit s'étant répandu que le roi serait libre si des gentilshommes français se rendaient prisonniers à sa place, il s'était offert en otage. «Je suis établi à Nice, écrivait-il dans une lettre rendue publique comme sa protestation, mais prêt à rentrer en France pour porter ma tête aux geôliers de mon roi ou pour me rendre dans la prison que l'on voudra m'indiquer.» Cette offre chevaleresque n'ayant pas été acceptée, le jeune Provençal s'était rendu à Coblentz. Mais, à peine arrivé, il était reparti pour retourner à Nice en qualité d'aide de camp du duc de Durfort, chargé d'organiser et de commander le rassemblement royaliste qui se formait dans cette ville. L'échec de cette tentative le décidait bientôt à aller attendre en Italie une occasion plus propice de combattre pour la cause royale.
De 1793 à 1799, il séjourna tour à tour à Turin, à Venise, à Rome, à Florence. À Venise, l'émigration provençale était très nombreuse. D'Avaray y venait souvent de Vérone, où Louis XVIII était alors installé. Cette circonstance lui permit de présenter au roi le comte de Blacas. Le roi ne ménagea au protégé de son ami, ni les éloges pour le passé, ni les encouragements pour l'avenir, et, sans doute, celui-ci obéissait aux sentiments qu'avait dû surexciter en lui un accueil si flatteur, lorsqu'à la fin de 1799, las de son inaction, il allait s'engager dans le régiment des «Nobles à pied» faisant partie de l'armée de Condé, alors au service de la Russie. Il ne la quitta qu'à l'époque de son licenciement. Pendant l'année 1801, on le retrouve au service autrichien, dans la légion Louis de Rohan d'abord, dans le régiment d'Auersperg ensuite. Il y resta durant cette année, et lorsque les événements eurent mis fin à la période militante de l'émigration, il revint en Italie.
À Florence, il retrouva le comte d'Avaray. Celui-ci y passait l'hiver et y reparut pendant celui de 1803. Tout naturellement, les anciennes relations s'étaient renouées. Une estime réciproque, un goût commun pour les arts, des rencontres fréquentes, le jour dans les musées, le soir dans les salons, leur donnaient promptement un caractère d'intimité et de confiance qui n'était que le prologue de l'étroite amitié qui bientôt se créa entre eux. C'est alors que d'Avaray donna une preuve de la sienne à son compatriote, en lui proposant d'entrer au service du roi. L'offre fut acceptée avec reconnaissance. Au mois de juin suivant, les deux amis arrivaient à Varsovie.
Ramené par d'Avaray, Blacas ne pouvait n'être pas aussi bien reçu qu'il l'avait été jadis à Vérone. Louis XVIII se souvenait de lui, connaissait l'opinion qu'en avait d'Avaray et daigna lui dire:
—L'adversité n'est pas bien difficile à supporter lorsqu'on a de fidèles sujets comme vous et qu'on ne perd pas l'espoir d'employer leur zèle au service de l'État.
Dès ce jour, il lui accorda sa confiance. Il ne tarda pas à la lui manifester en le chargeant d'aller le représenter à Saint-Pétersbourg, aux lieu et place du vieux marquis de La Ferté, qui invoquait son âge et ses fatigues pour aspirer au repos. Les quatre années durant lesquelles le comte de Blacas allait vivre à Saint-Pétersbourg, devaient rendre plus éclatants aux yeux du roi son dévouement, son tact, sa prudence et son savoir-faire.
Au moment où il arrivait à Varsovie, la cause royale semblait bien définitivement perdue. Le Concordat, la rentrée du clergé et de la presque totalité de l'épiscopat, l'attitude de Pie VII, la tentative de Bonaparte au début de cette année 1803, les desseins qu'on lui prête, son ascendant sur l'Europe, l'imminence de la proclamation de l'Empire, tout enfin contribue à ne plus faire, en quelque sorte, des Bourbons que les spectateurs d'événements dans lesquels ils ont cessé de compter, spectateurs désenchantés pour qui toutes les sources d'informations sont taries, comme est détruite la possibilité d'en tirer parti.
Leurs représentants à l'étranger, La Fare à Vienne, le comte d'Escars qui a remplacé, à Londres, le duc d'Harcourt décédé, Chastellux à Naples, Moustier à Berlin, sont tenus en suspicion par les gouvernements auprès desquels ils résident. On ne leur apprend rien, on ne leur communique rien. À Paris, les agents royalistes sont dépourvus de moyens d'action. Arrêtés à Bayreuth, comme le chevalier de Vernègues le sera bientôt à Rome, les membres de l'agence de Souabe sont prisonniers de la Prusse. Les émigrés qui sont rentrés dans leur patrie n'osent plus correspondre avec les princes, et ceux-ci, à qui leurs proches mêmes redoutent de paraître favorables, tant est grande la terreur qu'inspire Bonaparte, ne connaissent plus que par les journaux les événements. C'est surtout de leurs affaires de famille, de ce qui concerne les partisans de plus en plus rares, restés fidèles à leur cause, qu'ils s'entretiennent dans leurs lettres, où les témoignages de tendresse semblent avoir remplacé les discussions, naguère si vives, de tant de plans maintenant condamnés. Il n'y aurait donc que de rares fleurs à cueillir dans ce parterre assombri, si les malheurs privés, dont est frappée la famille royale, ne donnaient à la correspondance un caractère poignant.
Au mois de mars 1802, le roi et son frère perdent une sœur tendrement aimée, Clotilde de France, reine de Sardaigne. «Je conçois votre douleur, écrit le premier au second, et il vous est facile de comprendre la mienne. Nous étions donc destinés, vous et moi, à pleurer tous les nôtres. Mais, plus il se rompt de liens, plus ceux qui restent se resserrent. Je ne l'ai jamais mieux senti qu'en ce triste moment.» Durant les jours qui suivent, il prodigue des consolations à tous ceux que frappe ce malheur: la reine sa femme, le roi de Sardaigne, le duc d'Aoste, l'infant de Parme, la princesse de Conti, d'autres encore, sans oublier la vieille comtesse de Marsan, qui avait élevé Madame Clotilde et devait, à quelques mois de là, la suivre dans la tombe. En cette même année, le prince de Lusace, fils du prince de Saxe, oncle du roi, est tué en duel à Saint-Pétersbourg; Madame Adélaïde, fille de Louis XV, meurt à Trieste. Depuis cinq ans, elle survivait à sa sœur Madame Victoire, «la première de notre famille, écrivait alors le roi, qui n'ait pas péri de la main des scélérats.» Avec Madame Adélaïde disparaît le dernier souvenir vivant des plus brillantes heures de la cour de Versailles.
En dehors de ces deuils communs à toute la famille royale et dont la mort de la comtesse d'Artois, pendant l'été de 1805, viendra clore la trop longue liste, il en est un autre qui, au mois de mars 1804, frappe au cœur son mari, de qui, depuis si longtemps, elle vivait séparée. Nous voulons dire la mort de Mme de Polastron, l'amie de ce prince, qu'elle a fixé, lui jadis si volage, sa confidente de toutes les heures, sa maîtresse en un mot que quinze années d'une liaison sans nuages lui ont rendue de plus en plus chère.
Dès 1803, on le voit anxieusement préoccupé de la santé de sa compagne. Abattue par les malheurs dont elle est comme tant d'autres la victime, son âme exaltée y voit le châtiment de ses faiblesses pour le prince qu'elle adore et qui répond à son amour par une fidélité révélatrice de l'ardeur du sien. Elle se détache lentement de la vie, sans avoir le courage de se détacher de lui, en dépit des remords qui commencent à les assaillir l'un et l'autre. Averti des inquiétudes de son frère, le roi redouble de sollicitude et d'affection:
«La voix publique m'avait déjà donné des alarmes sur la santé de votre amie. Je n'avais pas besoin de cette voix pour en concevoir. Il me suffisait de songer à la cruelle perte qu'elle vient d'éprouver. Mais, j'ignorais le pire de tous les articles: le crachement de sang. Que votre cœur se dise en mon nom tout ce qu'il dirait au mien en pareil cas. Mais, en même temps, je vous en conjure, pensez que j'ai cru, et longtemps, d'Avaray perdu pour moi, et qu'aujourd'hui, si je n'ose le regarder comme tout à fait sauvé, du moins mes espérances surpassent de beaucoup mes craintes. Si cette pensée vous console et vous fortifie, les peines que j'ai souffertes m'auront procuré un grand bien.»—«Maintenant, il faut que je vous gronde, mande le roi un peu plus tard. Vous ne pouvez douter que je ne sois vivement peiné de l'état de Mme de Polastron. Vous ne m'en dites rien. Je demande donc, ou plutôt j'exige de vous de ne jamais m'écrire une lettre, grande ou petite, sans me donner de ses nouvelles et quand vous le pourrez, avec un peu de détail.» Dans les lettres suivantes, il insiste encore.
Les nouvelles qu'il reçoit au commencement de 1804 lui apprennent les motifs du silence de son frère. Le comte d'Artois n'a pas répondu parce qu'il n'a rien de bon à dire. De la chambre même de son amie qu'il ne quitte pas, il en fait le triste aveu le 17 janvier. Et le roi, n'écoutant que sa tendre sollicitude, de répondre: «Combien mon cœur partage les peines du vôtre! Combien il en ressent pour vous que vous ne sentez pas vous-même! Je sais tous les soins que l'amitié, qu'un sentiment plus tendre exigent dans ces cruels moments. Mais, je vous prie, je vous conjure de penser quelquefois que vous vous devez aussi à des amis éloignés et, en conséquence, de trouver bon que j'exige de vous de prendre le grand air, pas longtemps de suite,—cinq minutes suffisent pour le renouveler dans les poumons,—mais fréquemment, afin de ne pas tomber malade et d'être en état de soutenir une carrière longue peut-être et, je le crains du moins, de plus en plus douloureuse.» Répondant le même jour au duc de Berry, en ce moment à Londres et qui a exprimé les mêmes craintes que lui pour la santé de son père, le roi écrit: «Je l'exhorte à prendre l'air. Secondez-moi, mon enfant, je vous en donne la mission expresse. Empêchons-le, moi par mes conseils lointains, vous par vos supplications de tous les instants, de se rendre malade.»
Entre temps, l'état de Mme de Polastron s'aggrave. L'espoir auquel le comte d'Artois se rattachait encore s'écroule de jour en jour. «La cruelle maladie suit son cours, mande-t-il le 6 mars. On cherche à en ralentir les terribles progrès. Mais je ne puis ni dois me faire aucune illusion, et mon malheur n'est que trop certain. Croyez qu'il n'y a que moi qui puisse apprécier tout ce que je suis destiné à perdre.» Le 16, il ajoute: «L'état de Mme de Polastron est toujours le même; elle est peut-être un peu plus calme; mais il ne m'est pas permis de me flatter en rien.»
Cette lettre vient de partir quand il en reçoit une du roi où il ne peut lire sans larmes ces lignes compatissantes: «Songez à moi comme à un cœur à vous, qui sent, qui partage toutes vos peines, qui voudrait les adoucir. J'ose à peine vous donner des commissions; mais, si vous parlez quelquefois de moi, dites à la malade que je l'aimais, mais qu'à présent je l'admire, je la respecte.» Le comte d'Artois communique à son amie ces consolations. Elle en est toute remuée, elle le charge de remercier le roi et de lui donner l'assurance que la mort la trouvera résignée, confiante dans la miséricorde divine. En s'acquittant de ce triste message, le comte d'Artois laisse voir qu'il commence à subir les influences de ces pensées religieuses auxquelles son amie doit d'avoir recouvré la paix intérieure. Sensible à cette confidence, le roi n'est pas surpris du soulagement que ressent la chère malade: «Elle a pris le meilleur des remèdes pour tout le monde, mais surtout pour une âme comme la sienne. Puisse-t-elle en ressentir les mêmes effets au physique qu'au moral; et vous, mon ami, malgré la peine que je ressens pour vous, jugez du bien que ce que vous me dites de vous-même a fait à ce cœur qui vous aime si tendrement. J'ai cru lire une lettre de notre pauvre Babet.»
Les choses en sont là, lorsque, au mois de mars, arrivent à Varsovie, coup sur coup, les nouvelles les plus tragiques: l'arrestation de Georges Cadoudal et de ses complices, celle de Pichegru, celle du duc d'Enghien, si promptement suivie de la mort de presque tous ces malheureux. Elles causent au roi une stupéfaction douloureuse. Le 26 mars, répondant à une lettre de son frère, en date du 21 février, il s'étonne que celui-ci ne lui parle pas des malheurs, «commencés à Paris le 15.»—«Je dis commencés, car chaque jour m'apprend que de nouvelles victimes vont être traînées à l'autel de Moloch. Ce triste sujet absorbe toutes mes pensées. Une autre affliction peut seule m'en distraire; ce sont les nouvelles que j'apprends de votre amie. Votre propre courage, le sien, les sentiments avec lesquels elle voit approcher le terme fatal vous soutiennent. Mais, quoique assurément ils donnent beaucoup de consolation à vos amis, ils ne leur donnent pas la même force qu'à vous. Vous ne sentez pas tout ce que vous souffrez, et moi je le sens. Mais, je le sens aussi, cette lettre, quand vous la recevrez, vous paraîtra froide. Mais, mon cœur ne l'est pas. C'est, après Dieu, en lui que je désire passionnément vous voir chercher de la consolation. Je suis bien sûr au moins que vous y trouverez une tendre sympathie. Adieu, mon ami, je n'ai pas la force de vous dire autre chose aujourd'hui. Je vous aime et vous embrasse de tout mon cœur.»
En ce qui touche la conspiration Cadoudal et les cruelles suites qu'elle menace d'avoir, la douleur du roi est d'autant plus vive qu'il ignorait les menées ténébreuses qu'a découvertes la police consulaire et qui ont abouti à la catastrophe. «J'en suis profondément affligé, mande-t-il, le 6 mars, au prince de Condé; je pleure tant de braves gens qui vont, je ne peux malheureusement me flatter du contraire, périr pour une entreprise dont je ne peux juger le fond, puisque j'en ignorais jusqu'au projet.»
Donc, il ne savait rien, absolument rien, et son frère, à Londres, n'était pas mieux informé que lui. C'est du moins ce qu'affirmait, dès le mois de février, le comte d'Artois[62]. Le bruit s'étant répandu que Georges Cadoudal et Pichegru étaient partis pour Paris, il écrivait au roi:
«Voici les seules choses que je puis vous ajouter: c'est, d'une part, que les dernières nouvelles que j'ai reçues de Georges sont de la fin de janvier; qu'à cette époque, il était dans les provinces de l'ouest, qu'il ne songeait point à se rapprocher de Paris; d'une autre part, qu'il est très vrai que Pichegru, ne recevant point de nouvelles de ses amis de l'intérieur, m'avait demandé, il y a environ six semaines, la permission d'aller lui-même en France pour y voir ses amis et pour se mettre en état de me faire un rapport exact et détaillé, du véritable état des choses et des esprits dans l'intérieur. J'attachais tant de prix au secret de ce voyage, que je n'en ai parlé à personne sans exception, et que j'ai nié constamment, même à mes amis les plus intimes, qu'il fût vrai que Pichegru ait quitté momentanément l'Angleterre. J'attends donc son retour avec la plus vive impatience, dans l'espoir que j'aurai enfin des détails importants à vous communiquer. J'ose encore me flatter que le ciel daignera mettre ce fidèle serviteur à l'abri de ses ennemis.
«Pichegru a-t-il vu Moreau? Je l'ignore et j'en doute, parce que malgré sa haine contre Buonaparte, Moreau a toujours montré des sentiments républicains. Pichegru a-t-il fait venir Georges à Paris, pour connaître ses moyens et les combiner avec les siens? Cela est possible; mais, je l'ignore absolument, n'ayant eu aucune nouvelle de Pichegru depuis son arrivée en France. Si j'apprends quelques détails sur les suites de cette affaire, je vous en informerai sur-le-champ.»
La nouvelle des arrestations suivit de près cette lettre du comte d'Artois. En ce qui touche Cadoudal et ses complices, le roi ne se fait aucune illusion; il prévoit le dénouement: «Quoique je fusse, ainsi que je vous l'ai mandé, bien certain que vous ignoriez le projet, je ne reviens pas du cruel mystère qu'on vous en a fait. Je dis cruel, car je suis bien sûr, ainsi que vous me le dites, que vous vous seriez hâté de m'en rendre compte, et peut-être, une défense de ma part eût-elle empêché tant de têtes précieuses d'être compromises, hélas! je puis dire perdues; ou, si j'avais approuvé le plan sur lequel je n'ai, au moment où je vous écris, pas plus de lumières que vous, au moins ses auteurs n'auraient pas pris sur eux une si terrible responsabilité. Mais, loin d'accuser ces infortunés, victimes de leur zèle pour la bonne cause, pleurons-les. Le plus tendre intérêt, les regrets les mieux sentis, voilà ce que nous leur devons.» Et lorsque la condamnation est prononcée et exécutée, le roi, bien qu'il s'y soit attendu, en est consterné. Il fait dire une messe: «Hélas! le memento des vivants ne sera guère moins triste que celui des morts!»
Il n'est pas moins inquiet pour le duc d'Enghien; quoique convaincu que le jeune prince n'a pris aucune part au complot de Cadoudal, il redoute que Bonaparte ne se venge sur lui de ses griefs contre les Bourbons. «On dit qu'il est bien traité à Strasbourg, mais je ne le sais pas de source certaine. D'ailleurs, on ne peut pas préjuger, d'après les premiers moments, ce qui se passera lorsque les ordres de Paris seront arrivés.»—«Du moins les circonstances inouïes de cet enlèvement m'offrent le triste avantage de pouvoir élever ma voix en faveur du duc d'Enghien, et c'est ce que je fais aujourd'hui, en écrivant aux deux empereurs et aux rois d'Espagne, de Naples, d'Angleterre, de Prusse et de Suède. Ceci, mon ami, n'est pas une simple confidence d'amitié; c'est un compte que le chef de la famille lui doit au sujet d'un de ses membres. J'ai cru devoir l'écrire moi-même à M. le prince de Condé et à ses fils. Chargez-vous de le dire à Berry et à ses cousins d'Orléans qui seront encore en Angleterre.»
Mais, le 19 avril, il apprend que le duc d'Enghien a été exécuté. Sa première pensée est pour le prince de Condé et le duc de Bourbon, grand-père et père de l'infortuné qui vient de périr: c'est à eux qu'il écrit d'abord. «Je reçois l'affreuse nouvelle, mon cher cousin, dit-il au prince de Condé; j'aurais plus besoin de recevoir moi-même des consolations, que je ne suis en état de vous en donner. Une seule pensée peut nous en fournir; il est mort comme il avait vécu, en héros. Ah! du moins, que ce malheur n'en entraîne pas d'autres! Songez que la nature n'a pas, seule, des droits sur vous et que le vainqueur de Friedberg et de Bernstein se doit aussi à la France, à son roi, à son ami. Adieu, mon cher cousin.»
Au duc de Bourbon, il exprime la même pensée: «Nous venons, mon cher cousin, de faire la même perte; votre douleur ne surpasse point la mienne; mais, souffrez que je vous offre une consolation: les derniers instants de notre fils l'ont montré digne du nom que sa vie illustrait. Vous en pouvez goûter encore une autre que je vous envie: c'est de surmonter vos peines, pour adoucir celles d'un père, d'un héros que la gloire voudrait qui vécût à jamais, mais qui, pour son propre bonheur, a peut-être déjà poussé trop loin sa carrière. Conservez-le, mon cher cousin, conservez-vous vous-même; la France et moi, nous n'aurons pas tout perdu.»
Tandis qu'il rédige ces douloureuses condoléances, l'abbé Edgeworth se rend au couvent des Bénédictines de Varsovie, où vit, dans la retraite, la princesse Louise de Condé; il est chargé de lui annoncer qu'elle n'a plus de frère et de la préparer à la visite du roi, qui veut lui témoigner sa compassion.
Louis XVIII écrit aussi au comte d'Artois: «J'ai reçu hier, mon cher frère, l'affreuse nouvelle de l'assassinat de M. le duc d'Enghien; la douleur et la rage sont mes seuls sentiments. Il s'y en joint pourtant encore un autre: quel espoir peut-il nous rester pour ceux qui, depuis le 15 février, sont tombés dans les griffes du tigre? Hélas! aucun. Cette pensée redouble mon affliction. Deux choses pourraient l'adoucir: l'une, les démarches que le roi de Suède a, sur-le-champ, faites à Paris, et ordonnées à ses ministres à Vienne et à Ratisbonne, pour tâcher de sauver notre infortuné cousin. L'autre, l'action d'un de ses palefreniers qui, revenant de l'écurie au moment où les enleveurs sont entrés dans Ettenheim et saisi par eux, s'est mis à crier au feu de toutes ses forces, au point qu'il a réveillé son malheureux maître et l'aurait sauvé, si cela eût été possible. J'ai écrit pour savoir le nom de ce nouveau d'Assas.»
Ces lettres sont à peine parties que le roi en reçoit une du prince de Condé, lui confirmant la douloureuse nouvelle qu'il connaissait déjà. «Votre Majesté est instruite du coup affreux qui vient de porter dans nos âmes la plus cruelle et la plus ineffaçable douleur. Il n'est plus, ce jeune prince de votre sang, honoré de votre estime et de vos bontés particulières. La barbarie d'un nouveau Robespierre a tranché ces jours intéressants, consacrés à la fidélité comme à la gloire; il n'est plus! Et, pour notre malheur, nous vivons encore, mon fils et moi. L'espoir de servir encore Votre Majesté peut seul nous faire supporter la vie. La foudre ne tombera-t-elle donc jamais, non pas sur ces faibles Français qui souffrent tant d'horreurs, mais sur ce monstre atroce qui déshonore l'humanité! Mon malheureux petit-fils, Sire, n'était pas plus coupable, dans le sens de la révolution, que nous deux. J'ai la preuve qu'il ignorait entièrement, qu'il désapprouvait même ce qui vient de se passer. Nous n'avons appris que par le public cette entreprise malheureusement trop connue avant qu'elle pût s'exécuter. Ah! que les suites en sont affreuses pour nous! L'excès de ma douleur ne me permet pas d'entretenir plus longtemps Votre Majesté de l'horrible catastrophe qui nous perce le cœur. Nous osons être sûrs que Votre Majesté sera sensible à la perte affreuse que nous venons de faire. Nous ne nous en consolerons jamais, et notre malheur s'accroît encore de n'avoir plus que deux épées à vous offrir! Notre invariable attachement n'aura pas plus de bornes que notre profond respect.» De son côté, le comte d'Artois constate que «le monstre reçoit sans secousse le fruit de ses crimes et que le châtiment paraît encore bien éloigné. Rien n'avance, rien ne se développe, et le temps présent est cruellement dangereux».
À mentionner encore, dans cette correspondance, ce passage relatif à Mme de Polastron, dont la mort est attendue d'une minute à l'autre: «Je ne puis me flatter que le douloureux événement n'arrive pas. Il me reste donc à espérer et avec raison, au moins selon mes faibles lumières, qu'il n'y aura pas d'obstacles aux consolations que je voudrais de tout mon cœur vous donner et recevoir de vous. C'en est une pour moi de penser que ma commission du 17 février a pu être faite. Oh! mon ami, que je vous aime et que je vous plains!»
Sur ces entrefaites, une lettre du comte d'Artois, arrivée à Varsovie le 22 avril[63], annonce le dénouement, que depuis longtemps il savait inévitable. La comtesse de Polastron a rendu l'âme le 27 mars, c'est-à-dire vingt-quatre heures avant qu'on ne connût à Londres l'exécution du duc d'Enghien. «Quoique préparé à cet événement, écrit le comte d'Escars au marquis de Bonnay, qui tient auprès du roi la place de d'Avaray, alors en Italie, Monsieur est dans la plus profonde affliction. Sa santé cependant n'en paraît pas altérée. Il est impossible de connaître encore quelle influence cette nouvelle situation aura sur le train de vie de Son Altesse Royale. Ce qu'on a pu remarquer jusqu'à ce moment est un peu de disposition à se tourner du côté de la dévotion.» On sait quels rapides progrès allait faire cette disposition du comte d'Artois. Le roi n'en sera pas plus surpris qu'il ne l'est en ce moment d'apprendre que son frère se convertit. Les confidences qu'il a reçues de lui l'ont préparé à l'événement. En apprenant la mort de Mme de Polastron, il prend la plume et laisse parler son cœur.
«On a beau, mon cher frère, avoir prévu depuis longtemps un malheur, s'y être préparé du mieux qu'on a pu, le coup est toujours le même. Cette réflexion, sur ce que j'éprouve en ce moment, vous dit assez que j'ai reçu votre douloureuse lettre du 30 mars. Oh! qu'ils sont heureux, ceux qui peuvent, en personne, recueillir vos larmes!
«J'attends que la douleur accablante dont vous étiez rempli en m'écrivant, ait fait place à une douleur également sentie, mais plus modérée. Je ne vois que trop les traces de la première dans cette phrase qu'en toute autre circonstance, j'appellerais cruelle: Le Ciel me réserve, peut-être, la véritable consolation de mourir bientôt en vous servant. Non, il ne vous la réserve point; il faut que vous viviez pour pleurer ce que nous avons perdu, pour aimer ce qui nous reste, pour me remplacer un jour, pour achever l'ouvrage que je ne puis me croire digne de mener à fin. Et ce n'est pas en mon nom seul que je vous engage à bannir une telle pensée, c'est au nom de celle qui, sans doute, recueille à présent le fruit de ses longues et cruelles souffrances, mais dont le bonheur serait troublé si elle vous voyait chercher à la rejoindre avant le temps prescrit.
«Le croiriez-vous, mon ami? je me suis presque réjoui que la nouvelle de l'assassinat de M. le duc d'Enghien ait suivi de si près votre malheur: c'est en essuyant les pleurs des autres, qu'un cœur comme le vôtre parvient le plus aisément à suspendre les siens.—J'apprends dans l'instant la fin tragique du brave et malheureux Pichegru. Si elle a été volontaire,—ce dont il est bien permis de douter,—païen, je l'eusse peut-être admirée; chrétien, elle ajoute encore à mes peines.»
Dans les lettres qui sont sous nos yeux, le roi continue à se montrer prodigue de consolations. «Vous me rendez bien content de moi-même; je ne me suis jamais flatté de guérir votre plaie, mais c'est beaucoup pour mon pauvre cœur d'y verser un peu d'huile et de vin. Mais vous faites bien mieux, vous avez recours au véritable Samaritain; il ne vous donnera pas, comme nous autres misérables mortels, de vaines et futiles consolations; il vous rendra vos souffrances profitables, et à la manière dont il vous les fait supporter, je le vois déjà marquer votre place à côté de celle qu'il a voulu qui vous précédât. Mes larmes coulent en vous écrivant ceci, car je suis bien plus faible que vous; mais, elles sont de tendresse, au moins autant que de douleur. Priez pour moi, mon ami, d'aussi bon cœur que je pleure pour vous. C'est du fond de mon âme que je vous le demande. Mon ami, votre douleur est juste, mais elle me perce le cœur. Permettez une réflexion à celui qui donnerait sa vie pour vous rendre ce que vous avez perdu. Si votre amie ne jouissait à présent du suprême bonheur, vous n'auriez pas les sentiments que toutes vos lettres respirent; c'est une récompense que Dieu a accordée, non à vous, mais à elle. Croyez et méditez fortement cette vérité, je ne suis pas digne de vous la dire; mais, elle n'en existe pas moins.»
Tant de témoignages de tendresse émeuvent le comte d'Artois jusqu'au fond de l'âme. «Je vous remercie de tout mon cœur, mon ami, de me parler des grandes et consolantes idées qui peuvent me procurer des consolations. Croyez que j'en fais un refuge habituel puisque j'existe, et puisque ma santé et mes forces morales ne sont pas détruites. Mais Dieu lui-même ne peut guérir une telle blessure que par un seul remède.»
Attaché à s'associer à la douleur de son frère, le roi n'oublie pas ce qu'il doit à celle du prince de Condé et du duc de Bourbon. Il leur écrit à la nouvelle de la mort du duc d'Enghien. Dans leurs réponses, il a pu juger combien leur âme est déchirée. Le comte d'Escars, qui est allé les voir à Vamstead House, lui a tracé le sombre tableau de leur désespoir, «qui prend la teinte de leur caractère.» Le duc de Bourbon le renferme en lui-même; il ne parle à personne, ne verse pas une larme, «il n'en est que plus malade.» Le vieux Condé, au contraire, se désole bruyamment, se répand en gémissements sur le sort de son petit-fils, en imprécations contre Bonaparte; au milieu de ses sanglots, il se raconte à lui-même vingt fois le jour ce drame affreux» et, comme Annibal, répète sans cesse: Occidit, occidit spes omnis et fortuna nostri nominis.»
Cependant, dans leur cruel abattement, ils songent à la sûreté du roi. Le «forfait» dont leur fils et petit-fils a été la victime leur fait craindre que Bonaparte ne s'arrête pas en si beau chemin, et que, grâce à la faiblesse de la Prusse, il ne fasse arrêter le roi à Varsovie comme il a fait arrêter le duc d'Enghien dans le grand-duché de Bade, que peut-être même il ne le fasse assassiner. À Londres et ailleurs, à Varsovie même, les émigrés partagent ces craintes. Grâce à cette hauteur d'âme qui ne lui a jamais fait défaut, et à sa confiance dans la loyauté du monarque prussien, Louis XVIII les dédaigne. Mais, elles inspirent au duc de Bourbon les vives supplications, qu'en son nom et au nom de son père, il adresse au roi pour le presser de se tenir sur ses gardes. Voici la réponse qu'il reçoit:
«Mes larmes étaient bien loin d'être taries, mon cher cousin; votre lettre les a renouvelées avec plus d'abondance que jamais; mais ce n'est plus seulement la douleur qui les fait couler, c'est l'amitié, c'est l'attendrissement le plus vrai. Quoi! dans un pareil moment, vous avez songé à moi! Sans doute l'assassin d'un héros ne peut être arrêté par un vain titre, et plût à Dieu qu'il se fût attaqué à moi, que j'eusse été sa seule, sa seule dernière victime. Mais, plus je suis sensible à l'intérêt que vous me témoignez, plus je dois dissiper vos touchantes alarmes. Ma position me défend d'un attentat caché, et la générosité du souverain qui me donne asile ne me permet pas d'en craindre d'autres. Le règne du crime aura son terme, et je goûte d'avance une sorte de consolation, en songeant aux honneurs publics que nous rendrons un jour à celui qui n'a encore de monument que dans nos cœurs.»
À cette lettre, en date du 17 mai, le roi en joint une pour le prince de Condé: «Je désirais, mon cher cousin, et je craignais presque également de recevoir de vos nouvelles; je connaissais votre tendresse et votre fermeté, l'une m'effrayait pour vous, l'autre pouvait à peine me rassurer. Votre lettre a terminé cette pénible incertitude; elle a, il est vrai, renouvelé ma douleur, mais elle a calmé mes trop justes craintes pour vous, c'est le seul baume qui pût en ce moment être versé sur la plaie de mon cœur. Elle est bien cruelle, cette plaie, elle saignera toujours; mais tant que votre fils et vous, me serez conservés, elle sera supportable.
«C'est sans doute un adoucissement à votre douleur de songer qu'aucune imprudence de celui que nous pleurons n'a causé notre malheur; mais, il avait aux yeux du tyran deux crimes irrémissibles: son nom et sa gloire.
«Je me suis acquitté de vos commissions pour la reine, pour mes enfants; ils se sont empressés de vous exprimer leurs sentiments en apprenant la fatale nouvelle; aujourd'hui, ils ne peuvent qu'admirer le courage que vous avez eu de m'écrire dans une telle affliction.
«Votre fille vous répond sûrement aujourd'hui ainsi qu'à son frère; je crois cependant remplir un devoir, en même temps que je goûte une véritable consolation, de vous dire qu'elle est aussi bien que nous pouvions nous en flatter, et qu'elle a reçu ce coup affreux avec toute la sensibilité que vous lui connaissez, mais avec toute la force que donne la religion.»
Ainsi, des malheurs communs, en se multipliant, avaient rapproché les uns des autres les membres de la famille royale, fait disparaître les causes de division et cimenté l'union que ces malheurs rendaient plus impérieusement nécessaire.
IX
LE DÉPART DE VARSOVIE
Lorsqu'au mois de mars 1803, Louis XVIII, en réponse aux offres de Bonaparte, s'était empressé de saisir cette occasion d'affirmer solennellement ses droits, il avait dû prévoir que son expulsion du territoire prussien serait la conséquence de cette manifestation. Préoccupé de trouver un autre asile, il l'avait obtenu du roi de Suède, le jeune Gustave IV, dévoué comme son père à la cause des Bourbons. Il était convenu entre eux qu'à la première menace, Louis XVIII pourrait se porter à Stralsund, en Poméranie, avec la certitude d'y être favorablement accueilli. L'éventualité qu'il redoutait alors ne s'étant pas produite il était resté à Varsovie, prêt toutefois à profiter de l'obligeante adhésion du monarque suédois, si les événements exigeaient qu'il la lui rappelât. Depuis, il n'avait pas cessé de chercher un prétexte pour quitter Varsovie. Mais ce n'est qu'en 1804 qu'il le trouva.
«Ce sera, écrivait-il au monarque suédois, le désir, la nécessité même de revoir mon frère, que les circonstances tiennent éloigné de moi depuis plusieurs années, de lui mener ses enfants, qu'il n'a pas vus depuis leur mariage, et de lui épargner une partie du chemin. Armé de ces raisons, je compte, à moins d'obstacles dont je ne serai pas le maître, me mettre en chemin vers le 1er mai prochain. J'annoncerai, à la vérité, mon retour; mais Votre Majesté, qui n'a fixé pour terme de mon séjour dans ses États que le moment où j'aurai la volonté d'en sortir, pense bien que cette volonté ne viendra pas aisément, et que je tiendrai ce langage uniquement par égard pour le souverain qui me tolère ici depuis trois ans. Je supplie donc Votre Majesté de renouveler, s'il en est besoin, les ordres qu'elle a bien voulu donner l'année passée à son gouverneur de Stralsund. Mais je la supplie en même temps d'ordonner à ce gouverneur, et à tous autres, d'observer un secret sans lequel l'exécution de mon plan deviendrait peut-être problématique.»
Cette lettre trouva le roi de Suède toujours animé des intentions bienveillantes qu'il avait déjà manifestées à Louis XVIII. Mais, en lui en donnant l'assurance dans sa réponse, il l'invitait à s'informer, avant de se mettre en route pour la Poméranie, si l'empereur Alexandre ne trouverait pas mauvais qu'une réunion des princes français eût lieu ailleurs que dans ses États. Le conseil était sage et d'autant plus pratique, que l'exécution du duc d'Enghien venait d'exciter l'horreur et l'indignation des cours d'Europe, et qu'on pouvait espérer que, moins soucieux qu'autrefois de ne pas déplaire à Bonaparte, le tsar mettrait quelque empressement à le lui marquer, en laissant les membres de la famille des Bourbons se rencontrer sur le territoire russe. Louis XVIII se préparait donc à suivre l'avis du roi de Suède, lorsqu'un grave événement se produisit qui lui fit ajourner cette démarche. À la fin de mai, on apprenait à Varsovie que le premier Consul venait d'être proclamé empereur.
La nouvelle était faite pour pousser au paroxysme la colère et l'émotion du souverain dépossédé, dont un usurpateur s'appropriait la couronne. Mais si elle l'émut et l'irrita, elle ne le surprit pas. Depuis longtemps, il était préparé à l'événement par la conduite de Bonaparte. Elle révélait en lui la volonté de ne rien céder de son pouvoir, le dessein de régner. En se haussant à l'empire, il justifiait les espérances conçues par ses partisans depuis son retour d'Égypte, et les craintes conçues par ses ennemis. Mais, si ce dénouement épique n'avait pas étonné Louis XVIII, il ne l'obligeait pas moins à élever la voix pour protester contre le coup d'État qui le dépouillait, et à donner à sa protestation une publicité retentissante. Sa conviction sur ce point ne pouvait qu'exciter son désir de hâter la réunion de famille à laquelle il songeait déjà avant d'apprendre l'élévation de Bonaparte. C'est d'accord avec tous les princes de son sang qu'il voulait protester à la face du monde, et pour l'avenir aussi bien que pour le présent!
Une autre obligation primait celle-là et toutes les autres. En attendant de parler à la foule, de concert avec ses parents, il était tenu de parler aux souverains régnants. Pour cette première protestation, sa signature suffisait. Le 6 juin, il adressait à toutes les cours cette lettre circulaire:
«Monsieur mon frère et cousin, en prenant le titre d'empereur, en voulant le rendre héréditaire dans sa famille, Buonaparte vient de mettre le dernier sceau à son usurpation. Ce dernier acte d'une révolution où tout, dès l'origine, a été nul, et dont les trônes sont tous ébranlés, par les principes dangereux que le Sénat de Paris vient de mettre en avant, ne peut sans doute infirmer mes droits. Mais, comptable de ma conduite à tous les souverains dont les droits ne sont pas moins lésés que les miens, à la France, à ma famille, à mon propre honneur, je croirais trahir la cause commune en gardant le silence en cette occasion.
«Je déclare donc, après avoir au besoin renouvelé mes protestations contre tous les actes illégaux qui, depuis l'ouverture des États généraux de France, ont amené la crise effrayante dans laquelle se trouvent et la France et l'Europe, je déclare, en présence de Votre Majesté, en présence de tous les autres souverains auxquels j'écris par ce même courrier, que, loin de reconnaître le titre impérial que Buonaparte vient de se faire déférer par un corps qui n'a pas même d'existence légitime, je proteste, et contre le titre et contre tous les actes subséquents auxquels il pourrait donner lieu. En remplissant ce devoir, je crois fermement donner à Votre Majesté une preuve de mon intérêt pour sa couronne et de mon amitié pour elle.»
En envoyant à son frère, le lendemain, une copie de sa protestation, le roi lui disait: «Voilà Buonaporte qui prend un nouveau titre et un titre héréditaire. Mon silence en cette occasion n'infirmerait pas nos imprescriptibles droits; mais, il deviendrait une tache sur ma vie. Il faut donc que je parle. Dès aujourd'hui, j'écris à tous les souverains une circulaire dont je vous envoie copie; mais je voudrais un peu plus de marge pour la protestation publique que je dois et que je veux faire, non seulement en mon nom, mais au vôtre, mais au nom de toute ma famille, et pour cet acte important et solennel, je désirerais extrêmement pouvoir me concerter non seulement, comme je crois vous l'avoir mandé une fois, avec mon frère, avec mon ami, mais avec Monsieur. C'est déjà vous dire à quel point votre présence m'est nécessaire. Si je le pouvais, je voudrais, dans une aussi grande occasion, être également entouré de tous les princes de mon sang.»
Ainsi, à la date du 7 juin, que porte cette lettre, dans la pensée du roi, la réunion de famille était résolue, en dépit de l'opposition qu'y faisaient, au grand désespoir de d'Avaray, quelques-uns des conseillers qui n'en voyaient que le danger, et parmi lesquels le comte de Saint-Priest, consulté à Stockholm où il vivait dans la retraite, n'était pas le moins énergique. Il n'y avait doute de la part du prétendant que sur le point de savoir si, ne pouvant être tenue à Varsovie où le roi de Prusse ne l'eût pas tolérée, elle se tiendrait en Russie ou en Suède. Cette question, l'empereur Alexandre pouvait seul la résoudre, soit en consentant à ce que la manifestation projetée eût lieu dans une ville de son empire, soit en s'y refusant. Louis XVIII espérait obtenir le consentement impérial; toutefois, il était trop accoutumé à voir ses projets contrecarrés par les puissances pour ne pas envisager non seulement l'hypothèse d'un refus, mais encore celle d'un effort du tsar pour empêcher la réunion même en Suède. Il entendait donc mettre ce prince en présence du fait accompli, et s'il devait recevoir un désaveu, avoir déjà quitté Varsovie quand la réponse d'Alexandre y arriverait.
La lettre qu'il lui écrivit, le 25 juin, s'inspira de cette préoccupation. Après avoir exposé son projet, il ajoutait: «Si Votre Majesté impériale daignait l'approuver, écrivait-il, cette réunion si désirable, et qui ne doit être que momentanée, aurait lieu dans ses propres États soit à Vilna, soit dans toute autre ville qu'il plairait à Votre Majesté impériale de me désigner. Parmi les motifs sans nombre qui me feraient préférer ce parti, il est une considération qui ne peut manquer de toucher l'âme sensible de Votre Majesté impériale. Depuis son enfance, ma nièce n'a point vu son beau-père; depuis son mariage, je cherche vainement l'occasion de la lui présenter; je voudrais lui épargner les fatigues d'un long voyage et d'un double trajet de mer. Si, malgré cette puissante considération, Votre Majesté impériale pensait que je dusse plutôt passer moi-même en Suède, je la supplierais de me donner un bâtiment qui de ses côtes pût m'y transporter. En attendant, et pour recevoir moi-même, sans obstacle ni délai, la réponse de Votre Majesté impériale, je vais, accompagné de mon neveu le duc d'Angoulême, me mettre en route pour sa frontière, m'y croyant suffisamment autorisé par l'invitation obligeante qu'elle me fit, il y a deux ans. Je m'arrêterai à Grodno, et là, j'attendrai la communication ultérieure qu'elle voudra bien adresser au comte de l'Isle.»
Le même jour, le roi confiait de nouveau ses intentions à son frère, en donnant à sa pensée plus de développement qu'il ne l'avait fait dans sa première lettre.
«Pour donner à la protestation que nous avons tous à faire et dont je m'occupe sans relâche, pour assurer à cet acte important, le dernier peut-être (jusqu'à des temps plus heureux dont je ne désespérerai jamais) émané de la race de Robert le Fort, toute la solennité qu'il doit avoir, notre réunion, mon cher frère, me paraît indispensable, et celle des princes de notre maison ne l'est pas moins. M. le duc d'Orléans depuis longtemps se prépare à venir; j'appelle, aujourd'hui, M. le prince de Condé, et je ne doute pas de sa réponse. Je suis également sûr de la vôtre. Monsieur accoura auprès du roi qui l'appelle, mon frère voudra embrasser sa belle-fille; mon ami volera dans mes bras.
«Je gémis sans doute des délais que tout ceci apportera à la publication de l'acte que l'Europe attend de nous. Mais, la protestation que j'ai adressée aux souverains constate déjà mon droit et dénote mon intention ultérieure; et quant à la protestation publique, l'éclat que lui donnera notre assemblée de famille compensera de reste la lenteur avec laquelle nous l'aurons fait paraître.
«Vous comprendrez facilement que je désire que Berry vienne avec vous, et que M. le prince de Condé amène son fils. Déjà, M. le duc d'Orléans qui, en me demandant de venir auprès de moi, ne pensait sûrement pas au nouveau motif qui doit aujourd'hui l'y conduire, m'a demandé la permission de se faire accompagner par son frère, le comte de Beaujolais, que je serais charmé de connaître et d'embrasser. Mais, je soumets à une assemblée de famille qu'il faudra que vous teniez, la question de savoir si vous et les deux chefs de branche viendrez seuls, ou si vous amènerez fils et frère. En délibérant sur cet objet, vous n'oublierez pas que, réduits comme nous le sommes au malheur le plus cruel peut-être de l'époque actuelle, au malheur de vivre séparés les uns des autres, il est du moins nécessaire de conserver l'asile obtenu en Angleterre; et que la présence de quelques-uns des nôtres y est peut-être indispensable pour assurer le retour des absents.
«C'est dans ce même conseil de famille que vous direz aux princes pourquoi je les appelle; car je ne fais que le leur indiquer, les renvoyant à vous pour le surplus. Vous leur recommanderez, ainsi que je vous le recommande, un secret absolu sur le motif de votre voyage. Il suffira que l'on sache que j'ai voulu rassembler ma famille autour de moi dans les circonstances les plus graves et les plus critiques, où je me sois trouvé depuis le commencement de nos infortunes.
«Enfin si, par impossible, cette réunion si désirée par mon cœur, si utile à nos intérêts, si solennelle aux yeux de nos contemporains et de la postérité, ne pouvait du tout avoir lieu; ou si, par des considérations tirées de l'état actuel du roi d'Angleterre[64], de l'entrée probable de M. Fox dans le ministère, de l'accélération possible de la paix (de la paix qui nous priverait de la bonne volonté du gouvernement britannique pour la publication de ma protestation); si, dis-je, par quelque vue que ce soit de circonspection ou de sagesse, votre détermination personnelle devait être indéfiniment retardée, alors je vous expédierais ma protestation sans délai, afin que, revêtue de votre adhésion, vous pussiez la faire paraître suivant les formes convenues: mais, je vous le répète, je regretterais toute ma vie d'avoir été réduit à la faire sans vous.
«Vous sentez, mon cher frère, que pour un tel voyage, il faut réduire votre suite au strict nécessaire. Vous ferez cette observation à M. le prince d'Orléans et à M. le prince de Condé. Le comte d'Escars est chargé de prendre vos ordres pour les démarches à faire auprès du gouvernement britannique, afin de vous procurer le ou les bâtiments nécessaires pour vous conduire, d'abord à Calmar et de là (s'il y a lieu, comme je l'espère) dans les ports de Russie. Faites de votre côté tout ce qu'il faudra pour hâter votre commun départ.»
En même temps qu'à son frère, le roi avait fait part de ses intentions au prince de Condé, au duc de Bourbon et au duc d'Orléans qui venait justement de renouveler sa demande de le venir voir, en y associant son frère cadet, le comte de Beaujolais, lequel tenait à se joindre à lui. Répondant, le 25 juin, à ses lettres, le roi lui disait: «Elles m'ont vivement touché; mais, croyez que depuis bien longtemps mon cœur ne vous distingue plus de mes autres enfants. Si vous ne m'aviez pas demandé à venir auprès de moi, si depuis près de six mois je n'attendais avec impatience que les obstacles qui s'opposent à l'accomplissement de ce désir aussi juste que réciproque fussent levés, ce serait moi qui vous préviendrais en vous invitant à venir. Je n'entre pas dans de grands détails à ce sujet, parce que je charge mon frère de vous les donner. Vous ne pouvez douter de la satisfaction que j'éprouverais à faire connaissance avec votre frère cadet, avec mon filleul, et si les circonstances n'avaient donné à votre voyage auprès de moi un tout autre but que celui qu'il devait d'abord avoir, je n'hésiterais pas à vous dire de l'amener. Mais, j'ai dû, comme mon frère vous l'expliquera, soumettre ce point à un conseil de famille à la décision duquel je m'en rapporte. Mais, soit que j'aie, ou non, le plaisir de le voir, j'en aurai beaucoup à vous présenter le comte d'Avaray, dont la santé m'a si longtemps donné de cruelles inquiétudes, mais qui, je l'espère au moins, est tout à fait rendu à mon amitié, à ma confiance.» Cette lettre trouva le duc d'Orléans disposé à partir. «J'espère approcher bientôt votre auguste personne, mandait-il au roi, et je me trouverai doublement heureux en cédant à l'impulsion de mon cœur, de penser que j'obéis à vos ordres.»
La missive royale à laquelle il répondait en ces termes ne porte pas d'ordres. Mais, il les avait reçus du comte d'Artois; il savait déjà que c'est à Calmar et non à Varsovie qu'il devait voir Louis XVIII, et que leur entrevue aurait un caractère solennel et public, puisque d'autres princes devaient s'y trouver avec lui à l'effet de prendre en commun d'importantes résolutions.
Au reçu des lettres de son frère, le comte d'Artois s'était empressé de lui répondre. Il reconnaissait la nécessité d'une réunion de famille, et se déclarait prêt à se porter au rendez-vous que le roi lui donnait, inclinant d'ailleurs à croire que la Suède était le pays qui conviendrait le mieux et considérant «comme une des plus douces consolations qu'il pût recevoir» le bonheur de se retrouver avec son frère et avec ses enfants. Il exprimait, en passant, l'espoir que, tôt ou tard, ils pourraient tous se retrouver en Angleterre. «Si d'une part l'opinion que nos ennemis n'ont cessé d'accréditer contre l'Angleterre présente de fortes objections contre le projet d'y transporter votre résidence, de l'autre, je vois de bonnes et excellentes têtes extrêmement attachées à notre cause, qui pensent que la somme des avantages l'emporterait infiniment pour vous, non seulement à cause de la proximité, qui est un point majeur, mais encore par la prépondérance que cette puissance aura toujours sur toutes les autres qui ne sauraient faire un pas, pour ainsi dire, sans l'appui des subsides de l'Angleterre.» Enfin, le comte d'Artois, après avoir approuvé sans restriction la protestation adressée par le roi aux souverains, sollicitait ses ordres quant au lieu et à la date de la réunion.
Telle était sa réponse à la lettre du 7 juin. Celle du 25, lui ayant apporté des instructions plus complètes, il se hâta de s'y conformer et de convoquer le conseil de famille, à la décision duquel le roi soumettait la question de savoir si tous les princes se rendraient à son appel ou seulement son frère et les «deux chefs de branche».—«D'après la prudence que vous recommandez, lui mandait le comte d'Artois, le 20 juillet, il a été décidé que je ne serai accompagné que du duc d'Orléans et du prince de Condé. J'ai parlé hier lundi à milord Harrowby. J'en ai été content, et, d'après ce qu'il m'a dit, je pense que le voyage aura lieu d'accord avec le gouvernement britannique, et que le retour sera suffisamment assuré. Mais, le ministre n'a pas pu me répondre d'une manière positive avant d'avoir pris les ordres du roi et conféré avec ses collègues. Je ne crains qu'un peu de retard, parce que je crois que milord Harrowby voudra attendre que l'empereur de Russie ait notifié ses intentions par l'envoi des passeports que vous avez demandés.»
Louis XVIII avait quitté Varsovie, depuis le 30 juillet, avec le duc d'Angoulême, lorsque cette lettre y parvint. D'abord fixé au 25, son départ avait été retardé par une indisposition qui fut attribuée à une tentative d'empoisonnement, dont, autour de lui, et bien que les recherches de la police locale n'en eussent fourni aucune preuve, on soupçonna des agents du gouvernement français d'être les auteurs. Lui-même le croyait. En écrivant au roi de Suède pour lui annoncer son arrivée à Grodno, il accusait les autorités de Varsovie de n'avoir pas voulu arrêter le dénonciateur du crime, qui «aurait joué dans cette horrible affaire, le rôle d'un scélérat artisan ou complice».
Promptement rétabli, il s'était mis en route, non sans avoir eu soin de mettre sous la protection du roi de Prusse «ce qu'il avait de plus cher, sa femme et sa nièce», qui restaient à Varsovie où il comptait revenir bientôt. Il y a lieu de remarquer ici que, quoi que pensât le monarque prussien de la décision de Louis XVIII, il se contenta de lui recommander la prudence. «Je ne doute pas de l'intention constante que vous voudrez bien apporter à éviter tout ce qui, de manière ou d'autre, pourrait compromettre ce séjour à Varsovie, et à me procurer le plaisir de continuer à vous l'offrir.»
LIVRE QUATORZIÈME
AVANT ET APRÈS L'ENTREVUE DE CALMAR
I
LE ROI SUR LES CHEMINS
En un temps où, surtout dans les pays du Nord, les voyages présentaient difficultés et périls, c'était chose grave d'aller de Varsovie en Russie ou en Suède. Les routes n'offraient que peu de sécurité; les relais de poste ne suffisaient pas toujours aux exigences des voyageurs, et les distances s'allongeaient de tous les obstacles que ceux-ci risquaient de rencontrer en chemin. Il est donc aisé de comprendre avec quel serrement de cœur la reine et la duchesse d'Angoulême, encore sous l'impression de la tentative d'empoisonnement, avaient vu partir le roi et son neveu, non moins affligés qu'elles de cette séparation. La douleur de tous s'aggravait des craintes que pouvait faire concevoir l'objet du voyage. Le gouvernement français averti ne tendrait-il pas aux deux princes quelque piège, afin de s'emparer d'eux? Ceux qui résidaient en Angleterre ne seraient-ils pas, pendant la route, exposés au même danger? La famille royale avait toujours devant les yeux l'aventure tragique du duc d'Enghien. Les malheurs passés ne la disposaient que trop à en redouter de nouveaux, et les adieux se ressentirent de tant de légitimes angoisses.
Si, cependant, celles des deux princesses avaient été susceptibles d'un peu d'apaisement, elles l'eussent ressenti en voyant de quels serviteurs dévoués et fidèles partaient entourés les chers voyageurs. Le comte de l'Isle et son neveu, sous le nom de comte de Châtellerault, étaient accompagnés du comte d'Avaray, l'homme de confiance du roi, du duc de Piennes et du jeune marquis de Vassé. Le comte de Blacas était parti en avant pour préparer des logements à son maître et devait l'attendre à Grodno, ville de la frontière russe. Autant de compagnons de route, autant de défenseurs dont le roi, s'il en était besoin, recevrait aide et secours. Au moment où il allait quitter Varsovie, le général de Kohler, gouverneur militaire, et son état-major se présentèrent pour saluer les partants. Ils les accompagnèrent jusqu'aux portes:
«Le début de mon voyage a été rude depuis l'instant de mon départ jusqu'à celui de mon arrivée à Bialystock, écrivait quelques jours plus tard le roi à la reine, en entrant dans Grodno. J'ai été couché en tout quatre heures et sans me déshabiller encore. Mais, j'ai été bien dédommagé de cette fatigue par le petit séjour que j'ai fait chez Mme de Cracovie (comtesse Branicka); on n'est pas plus aimable qu'elle; on ne reçoit pas son monde avec plus d'aisance, de noblesse, de grâce et de sensibilité. On n'éprouve chez elle qu'une seule peine, c'est de la savoir âgée et d'une santé délicate. J'ai bien grondé Mme de Tyszkiewicz de ma part et de la vôtre. Je ne vous dis rien de Mlle Annette: un mari ne parle point de ses amours à sa femme.»
Ce ton enjoué ne permet pas de deviner que le roi avait eu dans l'hospitalière maison, dont il vantait le charme en ces termes, la plus douloureuse des surprises. C'est une note de d'Avaray qui nous l'apprend, en même temps qu'elle nous fait connaître que lui aussi était pénétré de reconnaissance pour l'accueil qu'il avait reçu chez la Palatine.
«Mme de Cracovie est une de ces grandes dames dont le moule a été rompu par la licence et la familiarité de nos derniers temps, par la dignité crapuleuse et empruntée, qui aujourd'hui règne en France, mais surtout par le système général d'amalgame et d'indemnisation, appliqué partout à la société et aux mœurs. Dans un âge très avancé, une taille élevée qui ne plie point sous le fardeau des ans, un extérieur noble et doux, d'accord avec le cœur qui l'anime et l'habitation majestueuse qu'elle occupe, nous l'auraient fait distinguer au premier coup d'œil si son aisance respectueuse envers notre maître ne l'avait mieux fait encore. Les sentiments, les opinions, le ton, la pureté de langage, le local même, l'ensemble de la société composée principalement de Français fidèles, que cette aimable et respectable femme avait réunis auprès d'elle, auraient pu nous faire croire que, par un prodige nouveau, une de nos maisons illustres et vraiment dignes de l'être avait transporté son manoir en Pologne. Cet hommage rendu à Mme de Cracovie m'est dicté surtout par la sensible reconnaissance de mon maître à l'accueil qu'il en a reçu et aux soins constants et empressés de son neveu le prince Joseph et de Mme de Tyszkiewicz sœur de ce dernier, pendant tout le temps du séjour du roi à Varsovie.»
Après avoir rendu cet hommage à Mme de Cracovie, d'Avaray nous initie, en un récit que nous résumons, à l'événement qui vint troubler le court séjour du roi à Bialystock. On a vu que le comte de Blacas était parti pour Grodno quelques jours avant lui. Dans cette ville, résidait le général comte de Benningsen, gouverneur général de la Lithuanie, à qui devaient être adressées les réponses que le roi attendait de la cour de Russie. Blacas étant autorisé à en prendre possession, Benningsen lui remit celles qu'il avait reçues, et elles furent aussitôt expédiées à d'Avaray chez Mme de Cracovie. L'une était de l'empereur Alexandre pour le comte de l'Isle, l'autre adressée par le chancelier Czartoryzky au duc de Serra-Capriola, ambassadeur de Naples à Saint-Pétersbourg, qui avait été chargé par le roi d'appuyer ses démarches et qui la lui envoyait.
Avant de donner le texte de ces lettres, il faut rappeler en quelles conditions elles avaient été écrites. À Saint-Pétersbourg, comme dans toutes les cours, on était toujours sous l'impression de révolte et d'horreur, produite par l'exécution du duc d'Enghien. Cette impression, la Prusse et l'Autriche cherchaient encore à la dissimuler. Mais, la Russie semblait s'appliquer à la trahir. Entre elle et la France, les relations se tendaient. L'ambassadeur, Markoff, tombé, comme Kalitscheff, dans la disgrâce de Bonaparte, avait quitté Paris où un simple chargé d'affaires, d'Oubril, occupait sa place. Le général d'Hédouville, ambassadeur de France à Saint-Pétersbourg, écrivait le 20 avril: «Tout est changé ici depuis la nouvelle de l'arrestation du duc d'Enghien et l'arrivée de l'estafette expédiée par le résident de Russie à Francfort, qui a appris son jugement. On ne parle que d'une rupture ouverte avec la France et de mesures violentes qui en seraient la suite. L'empereur s'est échappé plusieurs fois en propos contre les Français, en ajoutant qu'ils gâtaient ce qu'ils avaient fait de bon.»
Le général d'Hédouville signalait en outre la position difficile de son ambassade. Après la mort du petit-fils des Condé, la cour de Russie avait pris le deuil et fait célébrer un service religieux; elle avait poussé la diète de Ratisbonne à protester contre la violation du territoire badois. L'ambassadeur de France, en énumérant ces actes, préparait son gouvernement au rappel de d'Oubril, à l'ordre donné aux sujets russes de quitter la France, à une résurrection de la sympathie du tsar pour Louis XVIII, à une alliance entre la Russie et l'Allemagne, toutes choses dont le langage et l'attitude d'Alexandre ne laissaient que trop prévoir la réalisation.
De son côté, le gouvernement français se répandait en reproches et en plaintes. Le 2 mai, Talleyrand exprimait par écrit ses griefs à d'Oubril. «Après l'intervention que le cabinet de Saint-Pétersbourg a voulu prendre aux affaires intérieures de la France; après la conduite qu'il a tenue par rapport à MM. de Vernègues et d'Antraigues; après ce qu'on voit d'incertitude dans les dispositions de ce cabinet, relativement aux nouvelles destinées de la France et aux prétentions de la maison de Bourbon; après, surtout, cette affectation de porter, sans qu'aucun lien de parenté l'exigeât, le deuil d'un homme coupable, tombé sous le glaive des lois pour avoir tramé des assassinats sous l'influence de l'Angleterre, la déclaration qui vient d'être faite à Ratisbonne est un acte qui prouve clairement qu'il n'y a plus aucun moyen pour que la France et la Russie se concilient à l'effet d'intervenir de concert dans les affaires germaniques. La première démarche que fit Paul Ier, de glorieuse mémoire, lorsqu'il voulut se rapprocher de la France, ce fut d'éloigner le comte de l'Isle de ses États et de lui retirer toute sa protection.»
Cette lettre précédait et préparait une rupture qui fut définitivement consommée au mois d'août[65]. Néanmoins, et quoique irrité contre la France, l'empereur de Russie voulait choisir son heure pour rompre avec elle. Jusque-là, il entendait dissimuler ses intentions en la ménageant, et c'est bien ce désir qui apparaît dans sa réponse à Louis XVIII. Elle constituait un refus positif et dépourvu de toute bonne grâce.
«Monsieur le comte, par la lettre que vous m'avez adressée de Varsovie en date du 13 juin, j'ai vu avec peine la résolution que vous venez de prendre. J'aurais désiré en être instruit d'avance; alors, mon amitié pour vous et ma franchise accoutumée m'auraient porté, monsieur le comte, à vous déconseiller les démarches que vous avez faites, lesquelles, dans la crise actuelle, loin de vous procurer quelque avantage réel, ne sont propres qu'à donner de nouvelles armes à vos ennemis et les engager à rendre votre position encore plus difficile qu'elle ne l'est dans ce moment. Sans prétendre, au surplus, m'immiscer dans ce qui ne me regarde pas directement, je ne saurais, pour ma part, adhérer aux demandes que vous m'avez adressées, monsieur le comte, et je ne vous cacherai pas que l'offre qui vous a été faite et que je vous réitère encore aujourd'hui, de vous donner un asile dans mes États, en cas que votre demeure ailleurs ne puisse se continuer, n'était que dans la vue de vous accorder une retraite paisible et tranquille, ou il ne serait question d'aucune démarche semblable à celle que vous vous proposez de faire.
«J'ai cru devoir vous parler sans réserve, monsieur le comte, étant persuadé que ni l'impossibilité d'exécuter votre résolution en Russie, ni l'énoncé de ma manière de l'envisager, ne sauraient vous faire douter, au reste, de mon engagement à vous donner dans toute autre occasion des preuves réitérées de mon estime et de ma considération très distinguée.»
La lettre de Czartorysky au duc de Serra-Capriola accentuait plus durement encore ce refus. Elle exprimait la surprise qu'avait causée à l'empereur la résolution prise par le comte de l'Isle, sans avoir le soin d'en instruire la cour de Russie. «Les relations entre la Russie et le gouvernement français n'étant point rompues, il n'appartient à personne de mesurer le degré d'harmonie ou de froideur dans lequel elles se trouvent, et encore moins de préjuger de leur durée.» L'empereur se trouvait, en conséquence, contraint de repousser les demandes du comte de l'Isle comme ne pouvant cadrer avec les relations qui existaient entre la Russie et la France; et sans prétendre lui tracer sa conduite, il croyait sage de le détourner du projet de réunion, de lui conseiller «de se tenir tranquille et de revenir, s'il en est temps encore, sur les résolutions projetées».
Dans la note à laquelle nous avons déjà fait un emprunt, d'Avaray confesse que la lecture de ces lettres le terrifia. Il n'avait pas cru «à la possibilité d'une pareille catastrophe». La question se posait maintenant de savoir si Louis XVIII, se trouvant encore sur le territoire prussien, devait revenir sur ses pas, rentrer à Varsovie et, par cette soumission, s'assurer le bon vouloir du tsar, au cas où il serait obligé de lui demander asile, ou s'il fallait persister quand même dans le projet que la mise en route avait révélé à toute l'Europe. Cette question, il ne pouvait en décider seul. Il fit donc appeler le roi et le duc d'Angoulême hors du salon de Mme de Cracovie, «empli de monde,» et on délibéra. «On était loin des conseillers craintifs et timides. Le roi était seul entre son neveu et un conseiller qui n'avait jamais manqué d'audace.» La délibération ne pouvait être longue. D'un commun accord, il fut décidé «de s'en tenir aux résolutions prises et de marcher au-devant des orages».
«Cette détermination fixée, le roi fut tout entier à la société, avec la même amabilité et les mêmes succès, passant du poison de Buonaparte à la colère de l'empereur de Russie, comme il allait autrefois de sa grotte solitaire de Versailles à une fête de Trianon. Et qu'on ne croie pas que ce soit une façon de parler. Mme de Cracovie avait auprès d'elle une société nombreuse et, entre autres, deux de ses nièces, mère et fille, dont l'une, Mlle de Tyszkiewicz, avec l'esprit le plus piquant, prolongeait les grâces du célibat. Le roi, aimable à l'envi et pour la nièce et pour la tante, trouvant dans son cœur et cette inaltérable bonté qui le distingue si particulièrement, quelques mots sensibles et obligeants à dire à tous ses Français qui s'empressaient autour de lui, quitta Bialystock en y laissant des regrets et des souvenirs, dont l'expression le suivit sur la route aussi loin qu'ils purent l'atteindre.»
Dans la soirée du 3 août, il arrivait à Grodno. Le général comte de Benningsen prévenu par Blacas, et bien qu'il n'eût pas d'ordres de sa cour, lui avait fait préparer des logements et voulut procéder lui-même à son installation, secondé par toutes les autorités militaires et civiles. Il avait poussé les égards jusqu'à placer devant la maison que le comte de l'Isle devait occuper une garde nombreuse avec un drapeau. Mais le roi, tout en exprimant sa gratitude, exigea le renvoi de cette troupe, ni lui ni son neveu «n'étant dans le cas de recevoir des honneurs». Du reste, il pensait ne rester que peu de jours à Grodno.
Obligé, pour se rendre à Calmar, de traverser la Baltique, et la lettre du tsar ne lui permettant plus de compter sur une frégate russe pour effectuer ce passage, il recourut de nouveau au dévouement du comte de Blacas. Il le fit partir pour Riga, où, sans doute, il serait aisé de trouver promptement un bâtiment faisant voile pour la Suède. Cet espoir devait être trompé. De Riga, Blacas écrivait qu'en dépit de ses efforts pour hâter le départ, il craignait qu'on ne dût attendre pendant plusieurs semaines. En de telles conditions, un plus long séjour à Grodno devenait impossible, tant y étaient rares les moyens d'existence un peu confortable, et le roi se demandait s'il ne solliciterait pas de Mme de Cracovie, à qui il venait d'adresser ses remerciements, un asile temporaire, lorsqu'un gentilhomme du pays, le baron de Kœnigsfeld, habitant Blankenfeld, bourgade de Courlande sur la frontière de Lithuanie, lui en offrit un dans son château. Avant d'aller occuper cette résidence, le roi écrivit à l'empereur Alexandre et au roi de Suède. À celui-ci, il ce contentait de communiquer le refus du tsar et d'annoncer son arrivée prochaine à Calmar.
«Une seule circonstance pourrait empêcher l'exécution de ce projet, ce serait celle où des obstacles insurmontables s'opposeraient à ce que mes parents quittassent l'Angleterre pour se rendre en Suède. Je n'ai point encore reçu leurs réponses; eux-mêmes n'avaient pas encore, le 17 juillet, date de leurs dernières lettres, reçu les miennes du 25 juin; mais, il est impossible qu'avant huit jours, je ne sache à quoi m'en tenir sur leur marche. Jusqu'à ce moment, la reconnaissance eût suffi pour m'engager à faire part à Votre Majesté de l'objet pour lequel je rassemble les miens; aujourd'hui, une confiance sans bornes est devenue envers elle un devoir. Je dirai donc à Votre Majesté, et je lui en demande le secret, qu'en m'environnant de mes parents, mon intention est de conférer avec eux sur le nouvel acte que je prépare et que je veux adresser à mon peuple. Sans doute, il eût été bien satisfaisant pour moi de placer les trois fleurs de lis à l'abri des trois couronnes; mais, je n'abuserai point de la généreuse amitié de Votre Majesté; la compromettre serait pour moi un malheur et une source de regrets éternels. Je lui donne donc ma parole d'honneur que rien ne sera ni daté, ni publié de ses États.»
Sa réponse à l'empereur était plus froide, plus hautaine et empreinte de cette dignité qui lui était propre et qu'il n'abdiqua jamais, même dans les circonstances les plus critiques de sa vie. C'est assurément une des plus belles qu'il ait jamais écrites.
«Monsieur mon frère et cousin, j'ai reçu la lettre de Votre Majesté Impériale en date du 5 juillet; je la remercie de la franchise dont elle use envers moi, et j'y vais répondre par une semblable ouverture de cœur.
«Mille raisons de sentiment et de politique me faisaient désirer que Votre Majesté Impériale approuvât que ma réunion momentanée avec quelques-uns de mes proches, eût lieu dans son empire. Elle s'y refuse; je le regrette profondément, et je vais, aussitôt que j'aurai reçu des lettres d'Angleterre, qui, sans les vents contraires, auraient dû me trouver encore à Varsovie, quitter Grodno et m'acheminer vers Riga, pour y trouver un bâtiment qui me conduise en Suède. Vivement sensible aux inquiétudes que l'amitié de Votre Majesté Impériale pour moi lui suggère, je ne puis cependant les partager. Je connais les armes ordinaires de mes ennemis, et je les méprise; j'ose même penser que Votre Majesté Impériale ne m'en eût pas présenté l'image, si elle eût pu m'y croire véritablement exposé. Au moment même ou je reçois sa lettre, un complot affreux, dont en partant j'ai rendu compte à Sa Majesté prussienne, devait trancher par le poison, non seulement mes jours et ceux de mon neveu,—la politique des scélérats pouvait expliquer ce crime,—mais ceux de ma femme, de mon adorable nièce et de tous les serviteurs fidèles qui m'entourent. Est-ce donc à l'instant où, grâce à la Providence, ce complot vient d'être découvert, que je puis, en abandonnant des mesures que le devoir me commande, témoigner une crainte qui n'est pas dans mon âme? J'en appelle à celle de Votre Majesté Impériale.
«Je sais que dans ses États, ma sécurité pourrait être entière pour des têtes qui me sont bien autrement précieuses que la mienne; mais, en acceptant un asile, il faut en remplir les conditions, et celles que renferme la lettre de Votre Majesté Impériale me condamnent, aujourd'hui plus que jamais, à vaincre les penchants de mon propre cœur, toujours disposé à recevoir aveuglément les directions et les bienfaits d'une main auguste et chère. Que Votre Majesté Impériale daigne m'entendre.
«À mon âge, après tant de traverses, sans doute, il pourrait sembler permis d'aspirer au repos; mais, jusqu'à l'époque, peut-être peu éloignée, où je trouverai celui de la tombe, je dois à mes aïeux, dont les regards sont fixés sur moi, à la famille dont je suis le chef, à nos descendants dont les intérêts me sont confiés, à la France qui gémit sous un joug odieux, à mon honneur enfin, qui lui appartient comme à moi-même, de travailler sans relâche à recouvrer mes droits, ou plutôt l'exercice de mes devoirs. Mon action peut être paralysée, ma volonté ne le sera jamais.
«Ces sentiments, je ne crains pas de les exposer à Votre Majesté Impériale; ce langage serait le sien si elle était à ma place, j'en suis certain; le jour n'est pas éloigné où, dégagée des entraves de la politique, elle pourra donner un libre essor à son indignation. En attendant, je respecte les mesures que sa prudence lui dicte, et je vais, ainsi que je l'ai supposé, au cas où elle ne jugerait pas devoir accueillir mes parents en Lithuanie, traverser simplement ses États pour me rendre au lieu que je leur ai indiqué, pour y recevoir mes ordres ultérieurs. Lorsque j'aurai terminé mes affaires, je me propose de retourner sans beaucoup de retard à Varsovie, comptant plus que jamais sur l'appui de Votre Majesté Impériale auprès de Sa Majesté prussienne, pour le temps que moi et les miens aurons à passer dans une ville qui, assurément, dans de telles circonstances, ne peut m'offrir aucun attrait, mais qui, jusqu'à présent, est pour moi l'asile le moins éloigné de la France.
«Je ne puis fermer cette lettre sans remercier Votre Majesté Impériale de l'accueil et des attentions constantes que je reçois ici de M. le général de Benningsen, de M. le gouverneur Lanskoy et de toutes les personnes qui exercent ici l'autorité de Votre Majesté Impériale.»
Une autre lettre alla porter de ses nouvelles à la duchesse d'Angoulême. «Je ne m'aviserai point, ma chère enfant, de vous donner des détails sur notre voyage; une main à bon droit plus chère que la mienne s'est chargée de ce soin. Je vous dirai seulement que ma vieille carcasse a mieux soutenu cette fatigue que je ne l'aurais cru moi-même. Mais si le physique va bien, il n'en est pas de même du moral. Je vous demande pardon, dans la demi-heure que votre tendresse m'a accordée de plus, de n'avoir pas mieux su vous cacher ce que j'éprouvais et d'avoir ainsi peut-être accru votre peine. Mlle de Choisy a vu l'état où j'étais; elle a eu compassion de moi; elle a fait ce qu'elle a pu pour me réconforter. J'ai senti, je sens vivement ses aimables soins, mais Nature était la plus forte. Quand on a pu se dire à meilleur titre que Titus:
Depuis cinq ans entiers, tous les jours je la vois,
Et crois toujours la voir pour la première fois,
et que le moment arrive de se séparer de vous pour un temps indéfini, la comparaison du passé au présent est bien cruelle. On me taxera, si l'on veut, de faiblesse; mais, du moins ce ne sera pas ceux qui vous connaîtront. Je vous prie, cependant, de croire que j'ai su me contraindre, et même être aimable à Bialystock; mais, aussi, il est si aisé de l'être avec Mme de Cracovie! Elle a tant de cette dignité douce, de cette gaieté modeste, de cette bonté touchante qui caractérisent ce que j'aime le mieux au monde! Ôtez son âge, j'aurais pu rêver que j'étais à côté de vous. Nous voilà ici, sans savoir encore ni combien nous y resterons, ni où nous irons en partant d'ici: que la volonté du Seigneur soit faite!»
On peut voir par ce langage que cinq années de vie commune avec sa nièce, loin de refroidir sa tendresse pour elle, l'avaient rendue plus vive. Malgré la différence des âges, cette jeune femme était devenue pour lui, à travers tant de cruelles épreuves subies ensemble, l'amie et la consolatrice de tous les jours, souvent aussi la conseillère. Il l'aimait ainsi qu'un père aime sa fille. De loin comme de près, il se préoccupait de son bonheur. Nous en trouvons une preuve dans l'empressement qu'il mit, durant son séjour prolongé à Blankenfeld, à autoriser le duc d'Angoulême à aller passer trois jours auprès d'elle. Elle se hâte de le remercier. Sa réponse à ces remerciements témoigne une fois de plus de la joie qu'il ressentait à lui faire plaisir.
«Vous me remerciez de vous avoir envoyé votre mari, ah! ma fille, vous ne me devez rien; je n'ai fait que donner un consentement qu'Hérode ou Philippe II n'auraient pu refuser. Voici le fait. Nous avons d'abord dû partir d'ici le 13, puis le 16. Mon neveu, n'entrevoyant pas même la possibilité d'une course rétrograde, supportait l'absence avec résignation à la Providence, douleur à votre égard et au mien, avec une tendresse que les deux autres sentiments rendaient mille fois plus touchante. Les raisons qu'il vous aura dites me déterminent, le dimanche 12, à retarder mon départ jusqu'au 20. Aussitôt, mon neveu conçoit l'idée, emmène d'Avaray chez lui et s'ouvre à lui. Mon ami ne fait qu'un saut dans mon cabinet, et l'instant d'après, mon fils est dans mes bras, déjà presque aussi heureux que vous l'avez vu jeudi.
«Vous voyez le peu de mérite que j'y ai eu; mais, puisqu'il se loue de moi, il est juste que je lui rende la pareille. Ce n'est pas de sa tendresse pour moi que je veux parler, elle ne satisfait que mon cœur. Mais, depuis que je suis ici, je l'ai mis sur des objets plus sérieux, et, je vous le dis avec autant de joie que de vérité, il a surpassé mon attente. De toute notre race, (pardonnez-moi de vous présenter de tristes images), deux seuls ont passé soixante ans. J'en ai près de cinquante, mon frère n'a pas tout à fait deux ans de moins que moi; je dois donc m'attendre, surtout avec les peines de tout genre qui nous poursuivent depuis quinze ans, que ni lui, ni moi ne vivrons encore longtemps; mais, après ce que me promet mon neveu, je pourrai adresser à Dieu le cantique de Siméon. Ce n'est point illusion de tendresse qui me fait parler ainsi: il y a plus de huit jours que je ne l'ai vu; ce n'est pas flatterie pour lui: il ne sera plus auprès de vous quand vous recevrez cette lettre; mais, c'est un témoignage que je lui dois, et j'ai d'autant plus de plaisir à le lui rendre, que je suis sûr de l'usage que vous en ferez.
«Voici, maintenant, un secret que je confie, moins encore à votre amitié qu'à votre discrétion absolue. Il est pour vous seule, absolument seule; il n'est personne au monde que vous à qui j'en donne la plus légère indication. J'ai reçu hier des nouvelles de mon frère. Le gouvernement britannique, soit lâcheté, soit n'importe quel autre motif, s'oppose formellement au départ de mon frère et des princes. Ainsi point de réunion. Je n'en pars pas moins, pour Riga ou Liebau, car je ne sais pas encore auquel de ces deux ports je m'embarquerai. Là, seulement, j'apprendrai que mes parents ne viennent point; mais, je ne serai pas en vain sorti de Varsovie, et si, parmi de si hautes considérations, j'en puis faire entrer de moindres, je ne me serai pas en vain arraché le cœur en vous quittant. Les puissances sur lesquelles je croyais pouvoir le plus compter, la Russie, l'Angleterre, m'abandonnent. Dieu et le sentiment de mes devoirs me restent. Je n'irai pas en Suède; je ferai voile pour Dantzig, et dans la traversée, n'ayant pour témoins que le ciel et la mer, j'adresserai la parole à mon peuple. Puis, je retournerai dans l'enfer qu'on me prépare, mais où je retrouverai ma chère nièce. Serrez bien ma lettre.»
Sur la minute écrite de la main du roi où nous copions ces lignes, le dernier paragraphe a été barré puis semble avoir été rétabli et corrigé par d'Avaray, de telle sorte que nous ne pouvons établir avec certitude si, oui ou non, la duchesse d'Angoulême a eu connaissance du «secret» que le roi avait eu la pensée de lui confier. Mais, il nous révèle qu'à la veille de s'embarquer pour Calmar, Louis XVIII ne savait pas encore si les membres de sa famille se trouveraient au rendez-vous qu'il leur avait donné.
II
À BLANKENFELD
Durant l'exil de Louis XVIII, on ne compte guère d'heures plus pénibles que celles qu'il passa à Blankenfeld, du 25 août au 12 septembre 1804, en attendant de pouvoir s'embarquer pour la Suède. Ce n'est pas que l'hospitalité qu'il recevait chez le baron de Kœnigsfeld ne fût de nature à lui faire prendre son mal en patience. On le voit, dans une lettre au comte d'Artois, rendre hommage aux procédés délicats et généreux de son hôte, qu'il reconnaîtra douze ans plus tard, lorsqu'il aura recouvré sa couronne, en lui donnant le titre de comte, transmissible à ses descendants, et en le nommant officier de la Légion d'honneur:
«Je ne pouvais croire à ce que les anciens nous disent de l'hospitalité, écrit-il le 12 septembre, au moment où il vient de quitter cette maison bénie. M. et Mme de Kœnigsfeld, Mme de Manteufel, sœur de celle-ci, et leurs enfants m'ont prouvé qu'on pouvait dans ce genre ne rien exagérer. Se gêner pour recevoir des hôtes nombreux, pour conformer sa vie à la leur; faire pendant quinze jours l'accueil et le traitement du meilleur goût, de ce que nous appelions par excellence de bonne compagnie, et cela, avec une fortune bornée, tout cela n'est rien; la vanité peut en faire autant. Mais, ces attentions qui partent du cœur, ces soins aimables, recherchés, mais toujours mesurés et jamais gênants, voilà ce que j'ai trouvé à Blankenfeld, voilà ce que ni moi ni les miens ne devons jamais oublier. C'est une substitution que je laisse, ne pouvant malheureusement m'acquitter moi-même.»
Si donc la tranquillité de son âme pouvait dépendre de soins matériels, et de ce qu'y peut ajouter de bonne grâce la main qui les prodigue, le roi n'aurait, en ce moment, rien à souhaiter. Mais, une lettre du comte d'Artois lui a appris que le gouvernement britannique empêche ce prince de quitter l'Angleterre, en le menaçant de ne pas l'y laisser rentrer s'il en sort. «Je pars pour la Suède avec la douloureuse certitude de ne pas vous y voir,» lui mande-t-il de Riga. C'est à peine s'il espère y rencontrer le prince de Condé, et quoique résolu «à se servir du seul asile» d'où il puisse, sans blesser ni compromettre personne, s'acquitter envers la France, envers sa famille, et surtout envers ce frère qui est appelé à recueillir «son funeste héritage», du grand devoir qu'exige son propre honneur, il n'en est pas moins sensible au cruel désappointement qu'il vient de subir.
D'autre part, il se demande si, lorsqu'il reviendra de Calmar, la Prusse voudra tolérer sa présence à Varsovie, et il ne sait où il ira si cet asile lui est refusé. Il est étreint par une angoisse déchirante lorsqu'il songe qu'en ce cas, il devra condamner de nouveau les chères créatures qu'il y a laissées, aux hasards et aux périls de sa vie errante.
Et ce ne sont point là les seuls objets de ses peines. La santé du frêle et chétif d'Avaray, qu'avait rétablie un séjour en Italie, est de nouveau compromise par les fatigues du voyage et par les multiples soucis qui les ont aggravées. «Ses forces épuisées, des insomnies continuelles, de fréquents mouvements de fièvre,» autant de symptômes inquiétants qui prouvent au roi que ce fidèle compagnon n'est pas en état de passer la mer. Il est donc contraint de le laisser à Riga; et n'osant le lui dire en face, car il sait combien il va l'affliger, il le lui écrit. Il allègue que la réunion de famille ne pouvant plus avoir lieu, sa course à Calmar ne présente qu'un intérêt secondaire, alors même que le prince de Condé se trouverait au rendez-vous. En laissant d'Avaray à terre, il le charge de mettre la dernière main à sa «Déclaration» dont il n'emporte qu'une ébauche pour la communiquer au roi de Suède et au prince de Condé; de revoir, à tête reposée, cette pièce, «le testament de mort ou le marche-pied du trône de Louis XVIII,» de manière à ce qu'à son retour de Suède, il puisse la signer sans perdre un temps précieux. «Refusez-moi si, en votre âme et conscience, vous connaissez dans la situation des choses un autre que vous qui puisse me prêter la main pour atteindre le noble but que nous nous sommes proposé.»
Avec ces raisons, il en invoque une non moins décisive. Il a confié à Blacas la mission d'aller défendre ses intérêts à Saint-Pétersbourg et de porter au comte Joseph de Maistre, qui s'y trouve en qualité de ministre de Sardaigne, le projet de Déclaration afin qu'il corrige, ajoute et retranche, selon qu'il le jugera convenable[66]. Blacas vient de partir. Qui le dirigera, qui entretiendra avec lui une correspondance nécessaire si d'Avaray ne reste pas à Riga? «N'est-ce pas vous, mon ami, que ce soin important regarde? Enfin, songez, je vous prie, que si vous me suiviez en Suède, il n'est que trop probable, dans l'état seulement où vous êtes, que je serais contraint de vous y laisser, et faut-il vous dire que dans une telle crise, j'ai besoin de la tête encore plus que du cœur de mon ami?» Prévoyant qu'en dépit de ses arguments, d'Avaray tentera de résister à ses prières, le roi ajoute: «Mais, c'en est assez; vous resterez sur le continent. Si vous conjurer n'a pas été suffisant, je vous l'ordonne.»
Il adresse la même prière ou le même ordre au vieil archevêque de Reims, Talleyrand-Périgord, qui est venu de Varsovie le rejoindre à Blankenfeld, réclamant l'honneur de l'accompagner à Calmar. En raison de son grand âge, il ne veut pas l'exposer aux fatigues d'une traversée, que les vents qui soufflent sur la Baltique annoncent difficile et même périlleuse. «Je vous prie donc, lui écrit-il, je vous conjure par votre zèle pour mon service qui doit vous faire voir combien il m'est nécessaire que vous vous ménagiez, de ne point me suivre dans cette course rapide, et s'il le faut, je l'exige absolument de vous. Je ne vous cacherai même pas que, comptant sur votre condescendance à mes désirs, j'ai déjà dit à M. de Kœnigsfeld, dont le cœur a parfaitement entendu le mien, que je ne pouvais le payer de sa noble et touchante hospitalité qu'en lui laissant un dépôt aussi cher et aussi précieux que vous. Vous ne voudrez pas le priver d'un pareil legs.»
L'archevêque et d'Avaray se résignèrent à obéir. Mais leur résignation n'alla pas sans douleur pour leur maître comme pour eux-mêmes. On retrouve la trace de ses peines dans les lettres qu'il écrivit, avant de s'embarquer, à son frère qu'il croyait à Londres, à la reine et à la duchesse d'Angoulême restées à Varsovie. Celle qu'il adressait à sa nièce résume les deux autres, tout en témoignant de plus de paternelle sollicitude et de tendres regrets.
«Je suis bien affligé aujourd'hui, ma chère enfant, non de partir,—le devoir m'appelle,—mais du cruel sacrifice par lequel il me faut commencer mon voyage en Suède. J'épargne à votre sensibilité le détail de l'état où les peines, les fatigues de tout genre ont réduit mon ami. Mais, il est tel qu'il lui eût été impossible de soutenir le trajet de mer. Je le sentais et je le voyais. Mais, je n'aurais jamais osé entreprendre de l'engager à rester sur le continent, si la réunion de famille avait eu lieu. La voyant manquée, je lui ai démontré que sa présence à Calmar était absolument inutile à mes intérêts. J'ai obtenu de lui cette pénible résignation. Du moins, son zèle aura une consolation. Restant à Riga, il me sera de la plus grande utilité pour tenir, en mon absence, la correspondance avec Pétersbourg. Je pars donc avec mon neveu, avec le duc de Piennes et M. de Vassé; je pars, emportant le regret de quitter un lieu où j'ai reçu la plus noble, la plus touchante hospitalité. Je n'ai qu'un moyen de témoigner ma reconnaissance à M. et à Mme de Kœnigsfeld: c'est de vous demander en temps et lieu pour eux votre portrait. Mon Antigone me le refusera-t-elle?... Vous sentirez l'inquiétude, la douleur que j'éprouve en voyant reculer peut-être l'instant de notre réunion. Je n'y crois pas; mais, elles n'en redoublent pas moins, en songeant à celles que vous éprouvez vous-même, et pour mon neveu et même pour moi.»
Il résulte de cette lettre que le roi ne doutait pas de revenir à Riga. Qu'il dût reprendre la route de Pologne ou rester en Russie, c'est en effet par cette ville qu'il lui serait le plus commode de passer, et quoi qu'il pût arriver, que des circonstances imprévues le déterminassent à aller débarquer à Kœnigsberg ou à Dantzig, c'est à Riga que, d'accord avec lui, d'Avaray décida de l'attendre. Entre temps, le bâtiment arrêté par Blacas, commandé par un capitaine danois et pourvu d'un équipage excellent, était prêt à mettre à la voile. Mais la mer démontée, et grondant en tempête, laissait prévoir une traversée affreuse. Le roi ne voulut pas toutefois retarder son embarquement. Le 14 septembre, le navire qui emportait la «fortune de la France» s'éloignait de la côte sous l'œil attristé de d'Avaray.
Quelques jours plus tard, consignant dans ses notes le poignant souvenir de ce douloureux instant, il écrivait: «Je restai à Riga! Ce seul mot peint l'état de mon âme. À l'instant de la séparation, je crus que toute ma résolution allait s'évanouir, et je peux dire avec vérité que si, en restant à terre, j'ai accompli le devoir qui m'était imposé, je dois surtout la satisfaction que j'en ressens à l'état désespérant de faiblesse et de souffrance où j'étais. Un peu plus de force, et le capitaine des gardes eût rempli son devoir.»
Tout en regrettant de ne l'avoir pas rempli sous la forme la plus douce à son cœur, d'Avaray songeait maintenant à le remplir sous la forme que lui avait imposée son maître. Celui-ci à peine en mer, il s'empressait de faire insérer dans les gazettes allemandes une note où, avec une candeur qui désarme la critique et le blâme, il livrait à la publicité la nouvelle d'un voyage qu'il eût été plus prudent de garder secret encore, et qui allait, vu la signification d'ailleurs trompeuse qu'il lui donnait, exciter les susceptibilités et les craintes du gouvernement prussien jusqu'à le décider à fermer Varsovie à Louis XVIII, pour n'être pas compromis aux yeux de Napoléon. «M. le comte de l'Isle, disait cette note, a quitté l'asile noble et touchant qu'il a reçu en Courlande, chez le baron de Kœnigsfeld, et s'est rendu à Riga, le 12 septembre, accompagné de M. le duc d'Angoulême, de son capitaine des gardes et de son premier gentilhomme de la chambre. M. le comte de l'Isle a mis sur-le-champ à la voile pour se rendre à Stockholm, et reprendre ultérieurement et sans retard la direction déterminée de concert avec les puissances du Nord.» Le concert avec les puissances du Nord! On vient de voir en quoi il consistait.
Tandis que ces lignes imprudentes faisaient le tour de l'Allemagne, et que le roi de Prusse se croyait obligé de donner au gouvernement français des explications propres à démontrer qu'il n'était pour rien dans les résolutions du comte de l'Isle[67], celui-ci opérait sur la Baltique une traversée orageuse, contrariée par des vents impétueux, et qui ne dura pas moins de onze jours.
III
L'ENTREVUE DE CALMAR
Le roi de Suède, Gustave IV, quelles que fussent les difficultés de sa situation, n'avait pas voulu se dérober aux devoirs de l'hospitalité. Attaché aux Bourbons, comme son père, il s'était employé déjà pour leur cause. L'année précédente, il avait même tenté d'ameuter l'Allemagne contre le gouvernement consulaire. L'avortement de cette tentative l'avait contraint, bien qu'il fût en brouille ouverte avec la France, à s'enfermer dans une apparente neutralité. À l'exemple de la Russie, il avait refusé de mettre au service de Louis XVIII un bâtiment de sa marine, exigé que la protestation que voulait élever ce prince ne fût pas datée de Suède. Mais, ces réserves faites, il avait envoyé des ordres au général d'Anckarsward, gouverneur de Calmar, à l'effet de préparer au proscrit un accueil digne de son rang et de son infortune. Il lui enjoignait notamment de veiller sur la personne du roi de France, de prendre des précautions pour sa sûreté. Le bruit s'était, en effet, répandu que Bonaparte cherchait à faire assassiner le chef de la maison de Bourbon.
Dans la matinée du 24 septembre, le général d'Anckarsward fut averti qu'un bâtiment, portant deux princes français, poussé par la tempête sur l'île d'Œland, les y avait débarqués. L'île d'Œland n'est séparée de Calmar que par une courte distance. Le général s'embarqua aussitôt pour rejoindre les princes. Mais la violence du vent qui régnait sur la Baltique le contraignit à rentrer au port. C'est seulement dans l'après-midi qu'il put atteindre l'île où s'étaient réfugiés Louis XVIII et ses compagnons. Il trouva le roi de France au presbytère de Resmo, en train de se reposer des fatigues d'une pénible traversée, qui n'avait pas duré moins de dix jours. Il fut décidé entre eux que ce prince se rendrait à Calmar le lendemain. Lui-même y retourna sur-le-champ, afin d'y préparer la réception, conformément aux ordres qu'il avait reçus.
Le lendemain, les habitants de Calmar, groupés en foule sur le port autour de toutes les autorités, virent débarquer un personnage de taille moyenne, dont une obésité précoce ralentissait la marche. Ses cheveux étaient poudrés. L'ordre des Séraphins s'étalait sur son habit gris. Un pantalon nankin, serré dans ses bottes, complétait son costume. C'était Louis XVIII. Reçu par le gouverneur, l'évêque, le clergé, les officiers de la garnison, les Anciens de la ville et les magistrats, il fut harangué et conduit par eux jusqu'à la maison qu'il devait occuper. Il allait y vivre durant plusieurs semaines, entouré des honneurs royaux pour la première fois depuis qu'à Vérone, la mort de Louis XVII avait mis la couronne sur son front.
Son premier soin, en y arrivant, fut de prendre connaissance des lettres qui l'attendaient. Celles qui venaient d'Angleterre, et notamment une du comte d'Escars, son représentant à Londres depuis la mort du duc d'Harcourt, lui rendirent quelque espérance de voir arriver son frère. «Cette espérance est, à la vérité, bien faible, mandait-il au roi de Suède en le remerciant de l'accueil qu'il venait de recevoir; mais, elle me devient plus chère que jamais, depuis que je sais que Votre Majesté a bien voulu donner pour ma famille les mêmes ordres que pour moi. Que Votre Majesté me permette de lui exprimer la joie que je ressens en voyant celle que sa prochaine arrivée répand dans le cœur de tous ses fidèles sujets, et d'ajouter que, personnellement, j'en ai aussi ma part. Il me sera bien doux de pouvoir, au moins pendant quelque temps, respirer le même air que Votre Majesté. Mon neveu prend la liberté de se joindre à moi pour peindre à Votre Majesté une reconnaissance que nous sentons tous deux également.»
Le duc d'Angoulême ne partageait pas la demeure de son oncle. Par les soins d'une délicate attention, il était logé dans la maison préparée pour recevoir son père, le comte d'Artois, si ce prince venait à Calmar. Mais y viendrait-il? On l'ignorait encore, et cette incertitude se prolongea durant douze jours. Le roi de France, pendant ce temps, fut l'objet de la plus courtoise sollicitude. Une garde d'honneur, que, d'ailleurs, il refusa, lui fut offerte. Une musique militaire, envoyée à Calmar, lui donna des concerts tous les jours. Les hauts fonctionnaires, tour à tour, se firent un honneur de l'inviter à leur table. Lui-même, tous les soirs, tint une espèce de cour. On lui fit visiter la ville, ses environs. Il voulut s'agenouiller sur la pierre commémorative du débarquement de Gustave Wasa, en 1521, et de l'intrépidité de ce prince, qui vint, après une longue proscription, arracher son royaume à la domination danoise. Partout, dans ces visites, dans ces excursions, Louis XVIII apportait son affabilité, son grand air, et se gagnait tous les cœurs. Il y apportait aussi sa tristesse, car il ignorait toujours s'il aurait la joie de voir son frère.
Enfin, le 6 octobre, quand, déjà, il commençait à désespérer, un courrier extraordinaire vint à l'improviste lui donner des nouvelles du comte d'Artois. Ce prince, accompagné du marquis de Ségur et de l'abbé de Latil, était parti d'Harwick sur un bâtiment de la marine anglaise. Débarqué à Gothenbourg, sous le nom de comte de Ponthieu, il avait envoyé aussitôt un courrier à Calmar, afin d'annoncer son arrivée pour le lendemain.
C'était miracle qu'il fût parvenu à vaincre les difficultés que lui avait suscitées le gouvernement britannique. On lui avait objecté tour à tour les dangers de la route, le risque d'être enlevé en chemin par les agents de Bonaparte, l'inopportunité d'une manifestation royaliste, les embarras qu'elle pouvait créer aux puissances qui donnaient asile aux Bourbons. On l'avait même menacé, nous l'avons dit, de ne pas le laisser revenir en Angleterre. Mais, il s'était débattu, avait opposé à toutes les raisons qu'on mettait en avant une volonté ferme et persévérante, objecté aux ministres anglais que, depuis plus de dix ans, il était séparé de son frère et de l'aîné de ses fils, qu'il ne connaissait pas sa belle-fille. Finalement, sur la promesse de partir sans le duc d'Orléans et le prince de Condé, de ne donner à son entrevue avec le comte de l'Isle aucun caractère politique, il avait obtenu l'autorisation qu'il souhaitait. Le gouvernement d'Angleterre avait même poussé la bonne grâce jusqu'à mettre à sa disposition une frégate qui devait le conduire en Suède et le ramener.
Cette nouvelle fit oublier à Louis XVIII ses fatigues et ses angoisses. Quant au duc d'Angoulême, pressé d'embrasser son père, il voulut aller à sa rencontre jusqu'à trente lieues de Calmar. Vainement, le général d'Anckarsward lui objecta qu'il s'exposait à ne pas le rencontrer, le jeune prince s'obstina à partir, bien qu'il ignorât par quelle route arrivait le voyageur. Il était à peine parti que les craintes du général se réalisèrent; le comte de Ponthieu avait pris un autre chemin que celui que suivait son fils. Le 7 octobre, le roi sortit de la ville, se dirigeant vers Ryssby, petit village des environs, où son frère avait dû passer la nuit. C'est là qu'ils se virent et s'embrassèrent après une séparation de plusieurs années. Le même jour, ils rentraient ensemble à Calmar, où le duc d'Angoulême, revenu de sa longue et inutile course, les rejoignit dans la soirée. Ils purent alors goûter librement le bonheur de se trouver réunis.
Le lendemain, le roi écrivait au duc de Berry:
«Votre père, mon cher enfant, a chargé devant moi votre frère de vous apprendre son arrivée. Mais, moi, je veux vous parler du plaisir que j'éprouve à me retrouver enfin auprès de lui après une si longue séparation, et surtout à le revoir si bien portant. Il est engraissé, moins cependant que je ne m'y attendais, d'après ce qu'on m'avait dit, et, ce qui va vous paraître extravagant, il m'a paru grandi. Cela vient de ce que votre frère et vous m'avez accoutumé à être le plus grand de la famille et que mes yeux sont tout étonnés d'en voir un plus grand que moi. Il manque pourtant quelque chose à mon bonheur, et vous devinez bien quoi. J'ai amené à mon frère un de ses fils et, malheureusement, il n'a pu m'en amener un des miens. Mais, quoi? depuis bien longtemps, je ne vis que de privations. Meliora speremus. En attendant, soyez bien sûr que s'il y a quelque chose de bon à faire, je tâcherai que mes enfants ne demeurent pas oiseaux niais.» À la reine, au duc d'Havré resté à Varsovie, avec elle et la duchesse d'Angoulême, Louis XVIII exprime aussi sa joie: «Malheureusement, notre réunion ne sera pas de longue durée. Mais, jouissons toujours du présent. Cette première consolation, après six mois comme ceux que je viens de passer (il y a aujourd'hui six mois que j'ai appris la mort de M. le duc d'Enghien; récapitulez un peu tout ce que j'ai éprouvé depuis), est bien douce à goûter. Je ne veux songer qu'à elle.» Et au comte de La Chapelle à Londres: «La traversée de mon frère a été plus longue et plus fatigante que la mienne. Mais, en nous revoyant, nous avons bien vite oublié les ornières du chemin.»
Il est aisé de suivre les deux frères dans les entretiens intimes qui remplirent les seize jours qu'ils passèrent ensemble, et de deviner quels sujets douloureux alimentèrent leurs confidences réciproques. À l'exception du mariage de la fille de Louis XVI avec le fils aîné du comte d'Artois,—seul épisode consolant et réparateur du martyrologe de la famille royale,—tout avait été malheur pour elle, depuis qu'elle avait dû se disperser. En dernier lieu, la mort du duc d'Enghien était venue mettre le comble à ses maux. Ces catastrophes successives, communes à tous, s'étaient aggravées pour le comte d'Artois d'un deuil intime et déchirant, dont nous avons déjà parlé: la mort de la compagne de son exil, sa fidèle amie, la comtesse de Polastron, décédée à Londres, au mois de mars précédent. Il ne pouvait donc exister que désolation dans des cœurs si cruellement éprouvés. Si la joie de se retrouver y faisait trêve un moment, elle était impuissante à leur verser l'oubli.
Le comte d'Artois était porteur de lettres du duc d'Orléans, du prince de Condé et du duc de Berry, exprimant leur regret de ne pouvoir assister à cette réunion de famille. Celle du duc d'Orléans résumait les idées qu'il eût développées devant le roi, s'il lui eût été permis de se rendre à Calmar: «En considérant l'objet pour lequel Votre Majesté daignait nous appeler auprès d'elle, disait-il, il ne paraît pas que les nouvelles formes que Buonaparte vient de donner à son gouvernement, et les nouveaux titres dont il s'est revêtu, puissent, aux yeux de qui que ce soit, porter atteinte aux droits de Votre Majesté, et à nos droits éventuels. Sans doute, et surtout dans le commencement, ces innovations paraîtront élever de nouveaux obstacles à votre rétablissement sur le trône de nos pères; mais, Sire, nul n'ignore que nous seuls nous pouvons nous priver nous-mêmes, ainsi que nos descendants, des droits que nous tenons de notre naissance; et la réponse à jamais mémorable de Votre Majesté ainsi que la déclaration solennelle que nous avons tous déposée entre vos mains l'année dernière, ne permettent à personne de douter de notre ferme résolution de maintenir jusqu'à notre dernier soupir vos droits, Sire, et les nôtres, et de ne jamais transiger à cet égard. Toutes les fois que Votre Majesté pourra croire avantageux à son service que je réitère cette déclaration, Elle me trouvera toujours heureux et empressé de le faire; et j'affirme qu'aucun acte, émané de moi, ne m'empêchera jamais de pouvoir la répéter à tous les instants de ma vie.
«Mais, Sire, si ne me rappelant que les bontés dont vous m'honorez et la confiance que vous daignez me témoigner en m'appelant auprès de vous dans cette circonstance, j'osais entrer dans quelques détails, et exprimer une opinion sur ce dont Votre Majesté est bien plus capable de juger que personne, je dirais que ce qui me frappe comme le point le plus important, c'est d'empêcher le monde de croire que les derniers événements aient fixé la couronne dans la famille de Buonaparte, et nous aient privés désormais de toute occasion de faire valoir nos droits. Ce qu'il me paraît donc important d'établir, c'est que non seulement les nouveaux titres de Buonaparte, et la reconnaissance honteuse qu'en ont faite la plupart des souverains, n'ont pu porter aucune atteinte à vos droits et aux nôtres, Sire, mais qu'ils n'ont donné aucun droit quelconque à Buonaparte; que son prétendu caractère impérial ne peut être qu'une dignité viagère, comme son consulat; que ni la France, ni l'Europe ne peuvent compter sur sa permanence et sa durabilité; parce que, comme tous ceux qui l'ont précédé, ce n'est qu'un gouvernement de facto et non pas de jure, et qu'il n'y a de solides que les gouvernements appuyés sur ces deux bases; que le gouvernement impérial de Buonaparte ne diffère donc pas, dans son essence, de son gouvernement consulaire, mais seulement par le ressort que ce changement de forme ajoute à sa puissance; que le gouvernement impérial est encore une des phases de la révolution, et qu'il est au moins aussi dangereux par sa nature (et beaucoup plus par l'augmentation de sa puissance), pour les souverains et gouvernements légitimes, que tous ceux qui l'ont précédé en France, depuis la révolution, sans cependant (et c'est au moins une circonstance heureuse), sans avoir, aux yeux des républicains modernes, d'autres avantages sur les autres gouvernements monarchiques que ceux de son origine révolutionnaire, de sa nouveauté, et de l'espoir qu'il leur laisse de le renverser plus aisément; enfin, que ce gouvernement monstrueux ne doit sa naissance et sa durée qu'à l'asservissement de l'Europe sous la puissance française; et que cet asservissement étant nécessaire à sa conservation, les puissances de l'Europe n'ont à attendre de lui que des insultes et des agressions toujours croissantes.
«Sire, si Votre Majesté parvenait à faire sentir à la France et au monde l'instabilité du gouvernement de Buonaparte, et l'impossibilité qu'il s'arrête jamais à aucunes bornes, Elle aurait fait un pas énorme vers son renversement. Si j'ose le dire comme un résumé de cette longue lettre, le plus grand parti que Votre Majesté puisse tirer de la circonstance actuelle, me paraît donc être de faire sentir que la force des choses rend instable toute institution politique dont la base est révolutionnaire, et que celle de la prétendue dignité impériale l'est autant que l'était la base du Comité de salut public; que chaque changement survenu en France, depuis l'horrible époque que je n'ose rappeler, a toujours tendu à la concentration du pouvoir dans les mains d'un seul, et s'est toujours rapproché graduellement de la forme de gouvernement sous laquelle la France est demeurée pendant tant de siècles; que l'établissement de la prétendue Monarchie Impériale est une preuve bien forte de la nécessité de ce rapprochement; et que, comme toutes les institutions qui l'ont précédée, elle servira quelque jour à prouver l'insuffisance de tout ce qui n'est pas la véritable Monarchie Royale, c'est-à-dire, le souverain légitime.»
Les considérations développées dans cette lettre témoignaient de trop de sagesse et de prévoyance pour que l'esprit judicieux de Louis XVIII n'en fût pas frappé. Elles contribuèrent à fortifier la confiance que lui inspirait déjà le duc d'Orléans, dont il regretta l'absence, mais dont il ne put qu'approuver la déférence, comme celle du prince de Condé, au désir du gouvernement britannique, qui s'était opposé à leur voyage.
Les longues conversations du roi avec son frère roulèrent sur les idées exposées dans cette lettre et sur toutes celles que pouvait leur suggérer la situation de l'Europe. Ils avaient tant d'espérances communes à échanger, tant de projets à étudier, tant de malentendus antérieurs à éclaircir! Au cours de leur séparation, ils avaient été souvent divisés d'opinions. Mais, ces divisions étaient moins l'œuvre de leur cœur que celle de leurs partisans. En se retrouvant face à face, en s'expliquant sans intermédiaires, il leur fut aisé de se mettre d'accord. Leurs griefs s'évanouirent; leurs épanchements ne se ressentirent à aucun degré des dissentiments que nous avons racontés. Les circonstances d'ailleurs ne leur étaient plus favorables au même degré qu'autrefois. Les victoires successives de Bonaparte affermissaient la couronne impériale sur son front. Tour à tour, les souverains de l'Europe reconnaissaient en lui le fait accompli. Le triomphe du droit sur la force était indéfiniment ajourné. Le rôle du prétendant ne pouvait plus être qu'un rôle d'observation et d'expectative. Quand les champions d'une même cause sont désarmés, réduits à l'impuissance, il leur est facile de vivre unis.
Les princes examinèrent leurs chances, sans illusion comme sans défaillance; mais, toujours animés d'un indomptable espoir, ils se fortifièrent dans le dessein de ne rien changer à leur attitude. La protestation que le roi entendait élever contre Bonaparte était considérée par lui comme un moyen efficace de servir la cause de la légitimité. Il en communiqua l'ébauche au comte d'Artois. Ils en discutèrent ensemble l'opportunité et les termes, les idées générales, le fond et la forme. Le comte d'Artois, tout en approuvant le projet, ne parut pas convaincu de l'utilité d'une publication immédiate. Il y voyait plus de dangers que d'avantages. Mais, son frère persistant à défendre son œuvre, il n'osa la condamner. Il fut seulement décidé qu'il emporterait l'ébauche à Londres, pour la soumettre aux autres princes et qu'il ferait connaître au roi leur sentiment. En attendant, le roi, d'accord avec d'Avaray, perfectionnerait la rédaction de ce document en s'entourant, autant qu'il le pourrait, de conseils et de lumières.
Il l'avait envoyé déjà, par le comte de Blacas, à Joseph de Maistre, à Saint-Pétersbourg. Il eût voulu pouvoir le soumettre au roi de Suède. Mais Gustave IV, qui avait promis de venir à Calmar, renonça, au dernier moment, à quitter Stockholm. À sa place, il envoya le maréchal comte de Fersen, le vieil ami de Louis XVI et de Marie-Antoinette, resté indomptablement fidèle aux Bourbons. Au nom de son maître, Fersen déclara aux princes que, quelque risque qu'il pût courir en leur donnant un asile en Suède, il ne le leur refuserait pas, s'ils étaient empêchés d'en trouver un autre. Il approuva la protestation. Contrairement à l'avis du comte d'Artois, il conseilla de la publier sans retard, insistant seulement pour qu'elle ne fût pas datée du territoire suédois. Mais la publication immédiate était impossible pour des motifs que Louis XVIII exposait au roi de Suède, en lui écrivant, le 17 octobre.
En partant de Riga, il avait annoncé à l'empereur Alexandre l'intention où il était d'adresser la parole à son peuple; mais, en même temps, il lui avait promis de lui faire connaître cet acte avant sa publication. Il l'avait prié aussi, à l'exemple de son père, qui fit déposer dans les archives du sénat le contrat de mariage du duc d'Angoulême avec Madame Royale, de vouloir bien être le dépositaire de sa déclaration. «Je n'ai point encore reçu la réponse de Sa Majesté Impériale, disait-il au roi de Suède. Je désirerais la recevoir ici. Mais la saison avancée ne me permet pas davantage d'y prolonger mon séjour, et j'ai été obligé de fixer mon départ au commencement de la semaine prochaine. Quant à la date que portera ma déclaration, j'ai promis à Votre Majesté, et j'y serai fidèle, que rien ne porterait celle de ses États. Votre Majesté pense qu'il suffirait qu'elle ne portât celle d'aucun lieu. Mais, qu'elle me permette de le lui dire, tout le monde saura l'instant de mon arrivée et celui de mon départ de Suède. Je craindrais de la compromettre encore et ce sera du sein même de la mer que je la daterai. J'aurai ainsi un lieu positif qui n'appartient à personne, et je n'appréhenderai pas que mon malheur s'attache à ceux dont l'amitié fait ma consolation.»
Cette lettre était à peine partie, lorsqu'en arriva une du baron de Hardenberg, chancelier de Prusse, à l'adresse du comte d'Avaray. Chargé de la faire parvenir à son destinataire, le ministre prussien à Stockholm, baron de Tarrach, l'avait envoyée à Calmar. En l'absence de d'Avaray, c'est le roi qui la reçut. Il apprit ainsi que la Prusse, considérant l'entrevue de Calmar comme un acte hostile à la France, aggravée par l'approbation qu'y avait donnée le roi de Suède, jugeait «que le séjour du comte de l'Isle à Varsovie était incompatible avec la neutralité que Sa Majesté prussienne entendait garder».
Au moment où Louis XVIII avait quitté sa retraite de Pologne, la Prusse songeait déjà à cette grave mesure, dont les nouvelles reçues de Calmar et une lettre du comte de l'Isle au roi Frédéric-Guillaume avaient hâté l'exécution. Dès le 2 octobre, ce souverain écrivait de Potsdam à Hardenberg: «J'ai rempli jusqu'au bout les devoirs de l'hospitalité. Cependant, ces éternelles réclamations sont désagréables. L'existence équivoque de mes hôtes fait désirer d'en être quitte avec honneur. On a recueilli des particuliers. S'ils quittent la Prusse pour jouer ailleurs un autre rôle, il ne convient pas qu'ils y rentrent. De même, si les craintes qu'on a se réalisent, il faut chercher le mode le plus décent de s'épargner les embarras auxquels exposerait infailliblement le séjour des princes.»
Hardenberg approuvait les vues du roi; trois jours après, il lui répondait: «Le cas est pressant. La conduite des princes est désapprouvée même par les ennemis de la France. On préparera sans doute à Calmar des manifestes qui déplairont nécessairement à l'empereur Napoléon et qui ne verront le jour qu'après le retour du comte de l'Isle à Varsovie. Il serait trop tard pour parer le coup. Donc, il faut s'expliquer d'avance avec le comte de l'Isle et je vais charger de ce soin M. de Tarrach.» L'explication ne fut pas longue. Elle se borna, de la part du diplomate prussien, à un avis verbal qui était en réalité un ordre d'expulsion et à la remise de la lettre écrite par Hardenberg à d'Avaray. Après l'avoir lue, le roi déclara «qu'elle n'exigeait pas de réponse».
Il était donc de nouveau sans asile. Il pouvait, à la rigueur, rester en Suède. Mais, outre qu'il craignait de n'y pas être toujours à l'abri des entreprises de Napoléon, il lui répugnait d'exposer sa femme et sa nièce aux périls de la traversée. D'autre part, il se croyait assuré de la générosité du tsar. Ayant sollicité de lui la faveur de retourner à Mitau, si la Pologne lui était fermée, il attendait avec confiance. C'est là ce qui explique pourquoi la décision du monarque prussien ne parvint pas à lui faire regretter d'être venu à Calmar, et pourquoi il ne mit aucun retard à en partir. Le 22 octobre, les princes échangeaient de tendres et derniers embrassements. Le comte d'Artois remontait à bord de la frégate qui l'avait amené et qui mettait aussitôt à la voile pour l'Angleterre. Le roi et le duc d'Angoulême partaient le lendemain, se dirigeant vers Riga.
L'entrevue de Calmar clôt définitivement l'histoire politique de l'émigration. À dater de ce jour et pour longtemps encore, les chances de la royauté paraîtront anéanties. Le roi ne se fera guère d'illusions à cet égard. Mais, ses espérances n'en seront pas plus ébranlées qu'elles ne l'ont été au cours de ses aventures antérieures. Seulement, quoique convaincu que son heure viendra, il pense que toute tentative pour la hâter, dans les circonstances actuelles, aurait pour effet de la retarder. Il le dit à son frère qui lui avait demandé des directions. «Entretenir le feu sacré, mais empêcher que la moindre étincelle ne cause un embrasement dont il ne pourrait résulter que du mal; faire le mort, mais être aux aguets de toutes les chances favorables et présumables, voilà ce que je vous aurais dit si ce n'était dans votre lettre. Bénissons la Providence qui dans nos malheurs nous a du moins conservé cette unité de sentiments. Ne perdons jamais courage, et, pour le mieux garder, disons-nous souvent: Forsan et hæc olim meminisse juvabit.»
IV
EN ROUTE POUR MITAU
La mer, pendant ce second voyage du roi, ne lui fut pas plus clémente qu'elle ne l'avait été pendant le premier. Neuf jours durant, on ne fit que «courir des bordées, avec beaucoup d'ennuis et passablement de fatigue». Le 4 novembre seulement, les vents devinrent favorables. «Le premier jour, racontait, après avoir débarqué, le roi à son frère, j'ai éprouvé un peu de malaise. Le lendemain il n'en était plus question, et il n'est pas revenu. Mais, toute la semaine d'après, j'ai été, me portant très bien, réduit à demeurer au lit pour ne pas me battre avec mon siège. Mon neveu vous aura mandé qu'il a toujours été malade. Mais moi, je suis bien aise d'ajouter qu'on ne peut pas supporter son mal avec plus de patience et de douceur.»
Le 13 novembre, le bâtiment jetait l'ancre à Riga. D'Avaray, prévenu à Blankenfeld, où il avait établi sa résidence, accourut aussitôt, accompagné de l'archevêque de Reims, qui n'était pas moins pressé que lui de saluer le roi et son neveu. Ils ne firent qu'entrevoir le jeune prince. À peine débarqué, il repartit pour aller passer huit jours à Varsovie auprès de sa femme. Sans être entièrement satisfaisant, l'état de d'Avaray s'était sensiblement amélioré, et lui permettait de s'occuper activement des affaires de son maître. Il lui communiqua les nouvelles de Russie arrivées en son absence. Elles n'étaient qu'à demi satisfaisantes. Le tsar voulait bien rouvrir son empire au comte de l'Isle. Mais, au lieu de lui accorder Mitau, ainsi que le souhaitait celui-ci, en se rappelant le temps relativement heureux qu'il y avait passé, les amitiés nouées durant le premier séjour, et qu'il était sûr d'y retrouver, il lui assignait Kiew pour résidence; Kiew, misérable petite ville des bords du Dnieper, non loin de la mer Noire, formée de maisons de bois, répandues dans la campagne, «sans un magasin, sans un banquier,» et, pendant huit mois de l'année, noyée dans la boue ou ensevelie sous la neige. Quel séjour pour un proscrit!
À peine averti de cette décision, Louis XVIII se hâta d'écrire au comte de Blacas à Saint-Pétersbourg, à l'effet d'obtenir un arrêt moins rigoureux. Alexandre n'était pas animé de mauvais sentiments contre le roi proscrit; mais, il aurait voulu que ce prince s'abstînt de faire acte de prétendant et se résignât à son sort. Il était disposé à venir en aide au comte de l'Isle, mais non à favoriser les vues du roi de France. On voit se révéler ces sentiments dans une lettre que le prince Czartorysky écrivait, le 8 octobre, à M. d'Alopeus, ministre russe à Berlin, pour l'informer de ce qui s'était passé entre la Russie et le comte de l'Isle. «L'empereur n'a pas répondu à sa seconde lettre. Il lui a refusé un vaisseau de guerre pour le transporter à Calmar. L'empereur n'a pas voulu se prêter à un projet qu'il désapprouvait et qui était inutile. Il ne doute pas que sa conduite n'obtienne l'assentiment de Sa Majesté prussienne.»
À travers ces lignes, il est aisé de discerner les mobiles qui guidaient le tsar, lorsqu'il se prêtait à laisser Louis XVIII rentrer en Russie. C'était à la fois un acte d'indépendance, presque d'hostilité, vis-à-vis du gouvernement français; mais, c'était aussi le plus sûr moyen de tenir le prétendant, de l'empêcher de créer des embarras à la politique générale. En l'exilant à Kiew, il cherchait à l'éloigner du théâtre des événements. Mais, il savait bien qu'à Mitau comme à Kiew, il pourrait paralyser son action si, de nouveau, elle tentait de s'exercer. Blacas put donc obtenir que le séjour de Kiew ne fût pas imposé dès ce moment à son maître. Le 27 novembre, le tsar faisait savoir au comte de l'Isle qu'il persistait à lui offrir un asile à Kiew, mais qu'il lui permettait en attendant, et vu la saison rigoureuse, d'habiter Mitau.
«L'alternative est entre Mitau et Kiew, mandait Louis XVIII à son frère, heureux encore si on m'en laisse le choix. Et quel bonheur? D'un côté, montrer ma tête grise et découronnée, dans ces mêmes lieux où Paul Ier voulut que je parusse en roi; de l'autre, m'exiler du monde. Si, cependant, j'ai le choix, je n'hésite pas. Tout amer qu'est le premier calice, Louis le boira pour que le roi soit un peu moins enterré qu'il ne le serait à Kiew. Je dis un peu moins, car il le sera encore. Le peu de délicatesse de la Russie, en cette occasion, est une furieuse pelletée de terre jetée sur lui. Mitau Ier était Saint-Germain; Vilna eût été un autre Varsovie; Mitau II ne sera plus qu'un lit à l'Hôtel-Dieu. Vous pensez donc bien que je ne l'accepterai qu'avec la ferme volonté, avec le désir ardent d'en sortir, de manière ou d'autre, le plus tôt possible.»
La crainte d'être interné à Kiew devait peser longtemps sur le malheureux roi. Elle le hantait encore à la fin de mars 1805, après plusieurs mois passés à Mitau. Il le disait en confidence à son frère, qui, sur sa demande, s'efforçait d'obtenir du gouvernement anglais une démarche auprès de l'empereur de Russie, dans le but d'éviter à l'exilé «Kiew, le plus grand des maux, mal tellement funeste, non seulement à mon individu, mais à notre cause, que si j'y suis précipité, tout bon Français, et moi le premier, n'aura plus qu'une seule prière à faire, c'est de demander à Dieu qu'il délivre le plus promptement possible mon corps et mon âme de leur prison ... Mon ami, si vous ne pouvez faire mieux, qu'on me laisse à Mitau. Voilà cependant où j'en suis réduit.» Le vœu si modeste qu'il formulait en ces termes émouvants fut enfin exaucé. Au printemps de 1805, il était averti qu'il pourrait rester à Mitau aussi longtemps qu'il le voudrait. Il goûtait en même temps la joie d'y voir revenir sa femme, sa nièce, l'abbé Edgeworth et les compagnons de son premier séjour.
Mais, ce dénouement relativement heureux de la crise effroyable qu'il venait de traverser, il ne pouvait encore le prévoir au moment où cette crise battait son plein, c'est-à-dire au mois de novembre 1804, alors qu'en débarquant de Suède, il ne savait où se réfugier et se voyait contraint d'attendre à Blankenfeld que le tsar eût répondu à ses demandes. Mille déceptions l'assaillaient à la fois: les décisions de la Prusse, le silence de la Russie, et le pire de tous les maux, la misère, une misère profonde, résultant non seulement de l'insuffisance de ses ressources, de l'accroissement de ses dépenses, mais aussi des fautes ruineuses de l'un de ses serviteurs les plus dévoués. C'est encore à son frère qu'il adressait ces confidences humiliantes.
«Mais, mon ami, il y a toujours un article qui me tourmente cruellement, c'est celui de l'argent. Je vous ai fait connaître ma situation pécuniaire, qui est loin d'être heureuse. Ces déplacements m'achèvent. Je vais vous donner une preuve de ma pénurie et vous ouvrir en même temps mon cœur sur un point qui m'afflige extrêmement, en vous demandant de garder la chose entre nous. Le duc de Fleury que j'aime, qui le mérite par cent bonnes qualités, a le malheur d'être dominé par la plus cruelle de toutes les passions, celle du jeu. J'ai eu la faiblesse, excusable sans doute, de le secourir plusieurs fois, et notamment cet été, au moment même où j'ai quitté Varsovie, je lui ai envoyé trois mille et quelques cents ducats aux eaux, où il se trouvait dans une situation affreuse. J'espérais, vu l'époque et l'horrible circonstance où je me trouvais, que pour cette fois il serait corrigé. Vain espoir! Il s'en est remis cent pieds par-dessus la tête; le malheureux est perdu, et moi je devrais, quand bien même j'en aurais les moyens, me dire sans volonté de le secourir davantage. Voilà un échantillon de mes misères. Mais ce n'est rien. Voyez les frais énormes de mon voyage, du double établissement prolongé en Pologne et en Courlande, et, cependant, il faut lever le pavillon de Varsovie, y payer les arriérés, les provisions d'hiver déjà faites, payer les dettes, pourvoir au transport et à l'établissement de cent cinquante individus, hommes, femmes ou enfants attachés à moi, à la reine, à mon neveu, à ma nièce; et, lors même que j'en laisserais une partie en arrière, ne faut-il pas toujours les faire vivre? En vérité, il y a de quoi perdre la tête.»
C'est à la fin de décembre que ces tristes aveux tombaient de la plume du roi, et qu'il les couronnait par ces lignes où éclate la preuve que son séjour à Blankenfeld fut véritablement empoisonné par ses embarras d'argent: «La lettre de l'empereur auquel j'ai fait connaître ma position et mes besoins ne renferme rien qui annonce l'intention de les alléger, et déjà elle est de trois semaines de date. Ils ne feront rien, ou si peu que rien. J'ai même fort à craindre de ne pas rentrer dans toute la partie du château que mon monde occupait ... Les secours de l'Angleterre sont pressants et indispensables.»
D'Avaray, à la même époque, écrivait à Blacas: «Ce déblai de Varsovie dans une pareille saison, et à l'époque où tous les loyers venaient d'être renouvelés, où toutes les provisions d'hiver venaient d'être faites, sera d'un embarras, d'une dépense et d'une perte exorbitants. Le quartier de janvier mangera l'année entière ... En 1798, lors du départ de Blankenberg, le roi était seul de sa personne avec un petit nombre de serviteurs. L'empereur Paul, indépendamment de son traitement, fit passer à notre maître soixante mille roubles pour les frais de son déplacement. Comparez un peu le déplacement de Blankenberg avec celui de Varsovie.»
Enfin, non content d'avoir chargé son frère à Londres et Blacas à Saint-Pétersbourg, de l'aider à sortir de sa détresse, le roi recourait aussi aux bons offices du duc d'Orléans, fixé en Angleterre, dont la conduite, depuis qu'ils étaient réconciliés, avait gagné son entière et affectueuse confiance. On a déjà vu les sentiments du jeune prince pour son royal cousin se manifester en diverses circonstances, avec autant de dignité que d'à-propos. Nous en trouvons un nouveau témoignage dans une lettre qu'il lui écrivait de Twickenham, le 6 juillet 1805, à l'occasion du décès de la comtesse d'Artois.
«Sire, aucun prince n'étant plus sensible que Votre Majesté, c'est particulièrement à elle que la mort de Madame vient d'imposer un nouveau sacrifice. Le cœur de Votre Majesté souffre en ce moment pour la reine, votre auguste famille et pour vous-même. Daignez, Sire, me permettre de déposer à vos pieds les sentiments que nous éprouvons; mes frères me demandent d'être leur interprète auprès de Votre Majesté dans cette occasion douloureuse, qui nous fait ressentir à tous trois la même affliction et les mêmes regrets.
«Que Votre Majesté daigne aussi agréer, avec la bonté qu'elle a constamment pour moi, l'hommage de mon profond dévouement et de mon attachement à sa personne sacrée. Puissent des circonstances moins malheureuses me permettre de signaler mon zèle pour son service, zèle dont je suis pénétré, et dont votre approbation, Sire, serait la récompense la plus douce et la plus flatteuse! Quoique réduit encore à désirer des occasions, il m'est doux au moins d'offrir à Votre Majesté, toutes les fois que j'ose lui écrire, ce zèle, ce dévouement et ma respectueuse reconnaissance.»
Indépendamment du dévouement respectueux que trahit cette lettre, d'autres motifs avaient contribué à déterminer le choix de Louis XVIII. Le duc d'Orléans fixé à Twickenham, aux environs de Londres, bénéficiait dans son exil de la dignité de son existence privée, qui contrastait à son avantage avec celle de la plupart des émigrés. Appliqué à fuir leurs intrigues, il n'avait cessé d'observer, dans ses rapports avec la famille royale d'Angleterre, avec les ministres, avec la société britannique, une discrétion, une réserve que sa jeunesse rendait plus remarquables et qui lui avaient assuré, avec l'amitié de quelques-uns, du prince de Galles notamment, l'estime de tous. Il en était résulté pour lui une situation privilégiée, aussi justifiée par sa conduite que la confiance dont Louis XVIII se plaisait à lui fournir des preuves, et dont il allait lui donner maintenant un gage éclatant.
D'autre part, dans les lettres que lui écrivait le prince, dans celles que le comte d'Avaray recevait de lui, le roi trouvait la preuve que sur les grandes lignes de la politique générale leurs opinions étaient identiques; d'accord sur le but à atteindre, ils l'étaient aussi sur les moyens d'y parvenir. Si, sur ce point qui lui tenait au cœur, il eût été possible à Louis XVIII de concevoir quelques doutes, la correspondance ultérieure du duc d'Orléans les aurait promptement dissipés, en lui démontrant, sa décision une fois prise, combien il avait eu raison de la prendre.
Le comte de La Chapelle que, de Blankenfeld, le roi expédiait à Londres, afin de développer au comte d'Artois les motifs pour lesquels il voulait publier sans retard sa déclaration et en maintenait les termes, fut également chargé de porter au duc d'Orléans ses désirs et ses instructions, et de l'inviter à solliciter du gouvernement anglais, pour le roi de France, un asile en Angleterre et les secours pécuniaires que nécessitait sa détresse. Le roi, vu l'importance de ses demandes, avait cru devoir recourir à une communication verbale, préférablement à des lettres qui eussent été nécessairement fort longues, et dont la longueur eût rendu, sans doute, la lecture difficile à des personnages aussi occupés que ceux qu'il s'agissait de convaincre. Le comte de La Chapelle, bien et dûment chapitré, était chargé d'exposer au duc d'Orléans l'objet de la démarche qu'on attendait de lui et de lui fournir les arguments qu'il devrait faire valoir.
En ce qui touchait l'intérêt qu'aurait le roi à s'établir en Angleterre, le duc d'Orléans devrait rappeler que les efforts de Louis XVIII avaient toujours tendu à le rapprocher de son royaume, qu'il n'avait jamais cessé de réclamer des cours d'Europe la reconnaissance de ses droits et celui de marcher avec leurs armées contre la Révolution. Sa démarche actuelle n'était donc que la continuation logique de ses démarches antérieures. Les circonstances la rendaient encore plus nécessaire, plus urgente que n'avaient été celles-ci. Plus que jamais, il jugeait indispensable de créer entre lui et le gouvernement britannique une intelligence parfaite «pour préparer les moyens de mettre en action le roi de France comme la seule arme qui pût sauver l'Europe et rendre la paix au monde». Mais, cette entente ne pouvait se créer et porter ses fruits tant qu'il résiderait si loin de sa patrie. Ce n'est qu'une fois à Londres qu'il lui serait permis d'y travailler utilement, de confondre les calomnies propagées par l'usurpateur, qui présentaient la famille royale comme profondément divisée par des rivalités et des conflits, de tirer parti du dévouement des partisans qu'il comptait en France et, une fois réuni à son frère, à ses neveux et à ses cousins, de témoigner à Georges III et à sa nation la gratitude que leur inspirait la noble hospitalité accordée par l'Angleterre aux Français fidèles. À l'appui de cette argumentation, le comte de La Chapelle apportait au duc d'Orléans tout un dossier de notes et de lettres, écrites en d'autres temps par Louis XVIII, et qui démontraient que ses vues n'avaient jamais varié; que ce qu'il réclamait maintenant, il n'avait cessé de le réclamer depuis que la mort de son neveu avait mis la couronne sur son front.
En ce qui touchait les secours pécuniaires que la détresse du roi l'obligeait à demander, les instructions étaient d'un ordre plus intime; mais, elles n'étaient pas moins émouvantes, car jamais cette détresse n'avait été plus profonde ni plus humiliante. Elle provenait tout à la fois de la multiplicité des misères auxquelles le roi était tenu de venir en aide, des dépenses considérables auxquelles l'avaient contraint son voyage en Suède, son retour en Russie, celui de sa famille, de la diminution des traitements que les puissances lui avaient assurés et de la négligence qu'elles apportaient, pour la plupart, dans l'exécution de leurs engagements. L'Espagne et le Portugal l'avaient même suspendue. L'Autriche ne payait qu'irrégulièrement. La Russie seule payait avec exactitude; mais, elle avait réduit sa quote-part à soixante-quinze mille roubles, ce qui équivalait à deux tiers de moins que ce qu'elle faisait jadis. Quant à l'Angleterre, ayant pris à sa charge les membres de la famille royale et les émigrés réfugiés sur son territoire, elle se considérait comme dégagée de l'obligation envers le roi de lui assurer un revenu fixe, et persistait dans le refus qu'elle avait opposé précédemment à ses demandes.
C'est de ce refus que le duc d'Orléans devait s'appliquer à avoir raison. «L'héritier de saint Louis n'a pas de quoi vivre, lui écrira quelques mois plus tard, au cours de la négociation, le comte d'Avaray. Et qu'on ne croie pas, Monseigneur, que ceci soit une façon de parler. Votre Altesse, en évaluant la réduction du revenu au tiers de ce qu'il fut, il y a quelques années, est restée bien au-dessous de ce qui existe, puisque le roi avait deux cent mille roubles de la Russie, sans y comprendre l'entretien de ses gardes et celui d'une maison de campagne, etc., etc...; que ce traitement est aujourd'hui de soixante-quinze mille roubles; qu'à cette réduction, il faut ajouter la suppression de ce que faisaient alors l'Espagne et le Portugal (le ministre d'Espagne à Pétersbourg ayant cessé de recevoir ses appointements, il ne faut pas s'étonner que le comte et la comtesse de l'Isle ne touchent plus rien de cette puissance); enfin, le discrédit des Banco Zettels et leur baisse excessive ont réduit à la valeur de deux mille guinées au plus les cinquante mille florins que fournit la cour de Vienne. Et toutes ces pertes se sont accumulées à une époque où, sans aucun secours, le roi a dû faire le voyage de Calmar, pour fixer arec Monsieur sa protestation contre l'usurpation de son trône; prolonger un double établissement à Varsovie et à Mitau; enfin, transférer sa famille et plus de deux cents serviteurs: vieillards, femmes et enfants, de Pologne en Courlande, où nous avons trouvé tous les besoins de la vie un tiers en sus de ce qu'ils étaient lors du premier séjour. Je dois ajouter que, depuis bien longtemps, le roi a rompu sa table[68] et son écurie, et, dans l'affliction de son cœur, réduit les pensions alimentaires fort au-dessous de l'absolu nécessaire. Enfin, Monseigneur, le roi a pour vivre, au milieu de son auguste famille nourrie de son pain, et pour faire subsister une immensité de malheureux, autour de lui ou répandus en Allemagne, un revenu qui, au pays qu'il habite, doit être rangé dans la classe de la plus médiocre fortune qu'un particulier puisse avoir, et si après mille et mille tentatives infructueuses, la douleur, le dévouement et l'amour pour mon maître, en imposant silence à un autre sentiment, ne m'avaient déterminé, l'an passé, à aller moi-même caresser un honnête banquier, qui m'a prêté soixante-quinze mille roubles, remboursables sur un traitement qui se trouve ainsi réduit pendant quatre ans à pareille somme, grevée des intérêts annuels du dit emprunt, il fallait en venir aux derniers expédients, c'est-à-dire donner à chacun son argent à dépenser et mettre le roi tout à fait à pied en renvoyant ses quatre chevaux de louage, car le roi aimerait mieux en venir là que de priver de tout secours les infortunés qui n'attendent que de lui leur subsistance. Voilà la première fois, Monseigneur, qu'une fierté que je tiens de mon maître s'abaisse au récit de pareils détails; mais, c'est au premier prince de son sang que je parle; envers tout autre il faut savoir souffrir, se taire et se grandir de ses propres ruines.»
Tel était donc le double objet de la mission dont Louis XVIII, par l'entremise du comte de La Chapelle, confiait au duc d'Orléans l'accomplissement: obtenir pour lui l'autorisation de se fixer en Angleterre, et un traitement régulier qui l'aiderait à subvenir aux multiples exigences de sa situation. On verra bientôt comment le duc d'Orléans s'en acquitta.
V
LA DÉCLARATION DU ROI
Tout en se débattant dans ces difficultés, le roi ne perdait pas de vue sa déclaration. De concert avec d'Avaray, il en avait arrêté la rédaction définitive; puis il l'avait expédiée, par La Chapelle, au comte d'Artois, en l'invitant à la communiquer d'abord aux quatre princes de son sang établis à Londres, puis, s'ils l'approuvaient, aux ministres britanniques, aux évêques français émigrés et à tout ce qu'il y avait «de plus marquant dans l'émigration». Quant à la publication, il souhaitait que le gouvernement anglais s'en chargeât, ou tout au moins la favorisât de son patronage. S'il s'y refusait, le roi y consacrerait au besoin ses dernières ressources. Il était résolu à ne pas laisser sous le boisseau un document qui lui avait coûté tant de peines, tant d'efforts, et auquel il attachait un si grand prix. Suivait la recommandation de ne pas s'en dessaisir, et de ne laisser personne en prendre copie. Il redoutait les indiscrétions de l'entourage du comte d'Artois, dont, en d'autres circonstances, il avait tant eu à se plaindre. Ayant communiqué le document à la Russie, «sous le sceau du plus inviolable secret,» il se donnerait le tort le plus grave, s'il le laissait publier avant de connaître l'opinion de l'empereur sur cette pièce importante.
Il y rappelait ses protestations antérieures contre l'usurpation, les promesses qu'il avait faites et qu'il entendait maintenir de proclamer à sa rentrée en France une amnistie générale, de conserver aux fonctionnaires leur emploi, aux officiers leur grade, aux possesseurs de biens nationaux leurs propriétés. Puis, après avoir fait allusion à ses démarches auprès de Bonaparte en 1800, exposé les horreurs de la Révolution, les bienfaits de la monarchie, et expliqué pourquoi il avait dû se borner à observer en silence la marche des événements, il terminait en ces termes:
«Français! au sein de la Baltique, en face et sous la protection du ciel, fort de la présence de notre frère, de celle du duc d'Angoulême, notre neveu, de l'assentiment des autres princes de notre sang, qui, tous, partagent nos principes et sont pénétrés des mêmes sentiments qui nous animent; attestant et les royales victimes et celles que la fidélité, l'honneur, la pitié, l'innocence, le patriotisme, le dévouement, offrirent à la fureur révolutionnaire ou à la soif et à la jalousie des tyrans; invoquant les mânes du jeune héros que des mains impies viennent de ravir à la patrie et à la gloire; offrant à nos peuples comme gage de réconciliation les vertus de l'ange consolateur que la Providence, pour nous donner un grand exemple, a voulu attacher à de nouvelles adversités, en l'arrachant aux bourreaux et aux fers, nous le jurons, jamais on ne nous verra rompre le nœud sacré qui unit inséparablement nos destinées aux vôtres, qui nous lie à vos familles, à vos cœurs, à vos consciences; jamais nous ne transigerons sur l'héritage de nos pères; jamais nous n'abandonnerons nos droits. Français! nous prenons à témoins de ce serment le Dieu de saint Louis, celui qui juge les justices!»
Conformément aux instructions de Louis XVIII, le comte d'Artois, au reçu de cette protestation, s'était empressé de convoquer le duc de Berry, les deux d'Orléans, les deux Condé et quelques émigrés de marque, pour la leur soumettre. À Calmar, on s'en souvient, tout en en approuvant les termes, il en avait contesté l'opportunité. Son sentiment restait le même. Il s'était, en outre, fortifié du langage que lui avaient tenu l'un des ministres anglais, lord Hawkesbury, et l'ambassadeur de Russie à Londres, le comte de Woronzow. Bien qu'il ne leur eût pas montré le projet de déclaration, tous deux avaient déclaré ne pouvoir donner aux Bourbons une meilleure preuve de leur respect et de leur attachement qu'en insistant pour les prier «de ne rien faire, de ne rien publier et d'attendre ce que les événements pourraient produire».
Ce fut aussi l'avis unanime de l'assemblée réunie par les soins du comte d'Artois, «de tout ce qui vous est attaché par le sang, moi à la tête, de vos plus dévoués serviteurs,» écrivait-il à son frère. Ils se réunissaient tous pour le conjurer de considérer les dangers qui résulteraient infailliblement de la publication, en un moment où il se trouvait dans la situation la plus incertaine. Ils pensaient tous que le roi ne devrait parler aux Français que s'il était au moment de rentrer dans son royaume avec des forces respectables, ou si, par une nouvelle paix conclue entre les puissances et l'usurpateur, la cause royale était abandonnée pour toujours par elles, et le sort des Bourbons livré à la volonté des Français.
Ce principe posé, le comte d'Artois discutait la déclaration, laquelle «serait aujourd'hui calomniée et ridiculisée par des mains aussi habiles que perfides». Il opinait pour le silence. «Ce ne serait qu'avec la plus juste et la plus excessive répugnance que nous paraîtrions avoir adhéré à une démarche que nous considérons, en notre âme et conscience, comme très nuisible à tous nos intérêts.» D'ailleurs, il n'approuvait pas que la déclaration eût rappelé avec des détails la négociation tentée jadis avec Bonaparte. Mieux vaudrait n'en parler que sommairement. Une phrase générale éviterait des compliments toujours déplacés vis-à-vis d'un «scélérat», ou des injures peu conformes à la dignité royale. «Vous sentirez d'ailleurs que ni aucun Condé, ni même aucun Bourbon ne pourrait jamais avoir l'air d'adhérer à un acte qui renfermerait une phrase qui pourrait paraître flatteuse pour l'assassin du duc d'Enghien.»
On n'est pas accoutumé à voir le comte d'Artois faire montre de tant de sagesse. Mais, il est juste de reconnaître qu'en cette circonstance, la sagesse, la raison, la prévoyance semblent être de son côté. Nous disons qu'elle semble y être; car, après la lecture de la réponse du roi, on inclinerait à croire qu'elles sont du sien. À Londres, on n'avait envisagé que deux cas où une déclaration du roi serait nécessaire. «Mais il en est un troisième, répondait-il, prévu depuis longtemps, enfin arrivé, et qui m'a toujours été indiqué par mes fidèles serviteurs de l'intérieur, par ceux mêmes qui avaient toujours été opposés à ce qu'aucun acte émanât de moi, comme celui où il deviendrait nécessaire de me faire entendre de mon peuple. C'est l'usurpation ouverte du Corse, et il est à observer que personne n'avait pu prévoir qu'il la couvrirait du manteau de la religion, en y faisant intervenir le plus malheureux des successeurs de saint Pierre.» Cela seul, selon le roi, eût suffi à justifier sa déclaration, si elle ne l'eût été par d'autres motifs aussi puissants, et notamment par «le soin de sa gloire», laquelle, en aucun cas, n'aurait à souffrir ni de la calomnie ni du ridicule que son frère redoutait.
D'ailleurs, pouvait-il ne pas parler, alors qu'en partant de Varsovie, il avait annoncé qu'il parlerait, et qu'il allait à Calmar pour se concerter avec les princes de sa maison sur ce qu'il convenait de dire? «Qu'est-il résulté de ces confidences? Mon exclusion des États prussiens et rien de plus. Mais, j'ai tort de dire rien de plus. Il en est résulté le bruit que Buonaparte a fait répandre que j'avais été en Suède pour abdiquer. Ne traitons pas légèrement ce bruit. Il a trouvé très grande créance en France, j'en ai la certitude; il l'a trouvée même au dehors. Des étrangers bien pensants, dont je suis personnellement connu, ont demandé avec douleur à l'abbé Edgeworth,—je cite ce témoin parce qu'il n'en existe pas de plus irréprochable,—si le fait était vrai. Ma gloire souffrirait donc, si une aussi grande démarche que mon voyage à Calmar demeurait sans résultat, bien plus encore, si ce résultat en paraissait aussi honteux.»
Le roi s'expliquait avec la même force sur le souvenir rappelé dans sa déclaration, de la tentative de 1800 auprès du premier consul. Si celui-ci eût débuté par l'assassinat du duc d'Enghien, le roi ne se serait pas adressé à lui en 1800; s'il se fût souillé de ce forfait en 1802, le roi ne lui aurait pas dit, en 1803, d'accord avec tous les princes, «qu'il estimait sa valeur, ses talents militaires.»—«Mais ces faits sont antérieurs à celui qui a détruit toute possibilité de pacte entre le monstre et moi, et nul de vous ne peut se faire un point de délicatesse d'en rétracter la mémoire.» N'en pas parler, alors qu'ils avaient eu une publicité semi-officielle, ce serait paraître les désavouer et «rompre le plan de la déclaration, qui consiste en une série de faits, et des inductions que j'en tire, plan auquel je ne veux rien changer, parce qu'après y avoir bien réfléchi, je le crois le meilleur que je puisse adopter, et surtout parce que c'est chose faite».
Cette lettre, emportée à Londres par le comte de La Chapelle, que le roi avait chargé d'en développer les raisons, et surtout de déclarer que telle était sa volonté, eut pour effet de dissiper les scrupules du comte d'Artois et des princes ses cousins. Le 15 janvier 1805, il déclarait en leur nom qu'ils applaudissaient à la sagesse des vues du roi, à la générosité de ses sentiments, à sa bonté paternelle envers les Français, et par-dessus tout à la justesse frappante «du tableau noble, touchant, énergique» par lequel se terminait la déclaration. Il protestait de leur attachement commun dicté par la confiance autant que par le devoir: «Nos existences sont entièrement consacrées à votre service, notre dévouement sans bornes pour votre personne et pour votre cause ne finira qu'avec nous.»
Au moment où disparaissait ainsi l'obstacle élevé à Londres contre la politique de Louis XVIII, s'en dressait un autre auquel il s'était attendu, et dont il fut plus affligé que surpris. L'empereur Alexandre désapprouvait la déclaration et le lui faisait savoir par l'intermédiaire de d'Avaray, à qui le prince Czartorysky écrivait à cet effet:
«L'empereur ayant déjà énoncé précédemment son opinion sur l'entrevue de Calmar et sur les résultats qu'elle pourrait avoir, vous ne serez point surpris, monsieur le comte, de la détermination qu'il a pris relativement à la déclaration que M. le comte de l'Isle lui a fait parvenir. Mon auguste maître a été sensible à cette nouvelle marque de confiance, et se serait fait un plaisir de satisfaire aux demandes qu'elle a motivées, s'il n'avait été convaincu que toute démarche de ce genre, et nommément la déclaration telle qu'elle est, loin de produire, dans les circonstances actuelles, l'effet désiré et attendu, deviendrait une arme contre M. le comte de l'Isle, dans les mains de Bonaparte, si habile à diriger l'opinion publique, et à lui donner une impulsion conforme à ses vues. À cette conviction s'est jointe la résolution qu'a adoptée Sa Majesté Impériale, de ne prendre aucune part aux affaires intérieures de la France.»
Ce qu'il y a de plus piquant, c'est qu'en même temps qu'il infligeait au roi de France ce formel désaveu, l'empereur, soit qu'il voulût entraver l'envoi de la proclamation, soit qu'il se réservât de s'en servir ultérieurement, conseillait, par l'intermédiaire du duc de Serra-Capriola, diverses modifications. Il fit même rédiger un mémoire à cet effet. Le rédacteur de ce mémoire, après avoir critiqué la proclamation royale, concluait en démontrant la nécessité d'un manifeste nouveau plus net, plus énergique en ce qui concernait surtout les engagements et les garanties. Il invitait le comte de l'Isle à déclarer qu'il n'attendait «que de la libre volonté, de la réflexion mûrie par le malheur le retour des Français à leurs anciens maîtres».
Le duc de Serra-Capriola ne voulut pas transmettre ces conseils à Mitau sans en discuter le fond avec les ministres de l'empereur. Il sollicita même l'avis du comte de Maistre, que le roi, on s'en souvient, avait aussi consulté. L'illustre écrivain prit parti pour lui contre l'empereur avec une rare puissance d'arguments: «Il faut être équitable; on ne saurait exiger du roi de France qu'il déclare qu'il n'attend la couronne que de la libre volonté des Français, et que si la nation le rappelle au trône ... Sans entrer à cet égard dans des détails qui me mèneraient trop loin, je me bornerai à signaler deux erreurs qui me paraissent influer trop sur la politique actuelle. La première, c'est que le rétablissement du roi sera le fruit d'une délibération, et que, par conséquent, il s'agit de capter par tous les moyens possibles la volonté de la nation; la seconde, c'est que le roi de France est un pauvre homme qui a besoin de tout le monde, et dont personne n'a besoin. C'est tout le contraire. Aucune révolution politique, bonne ou mauvaise, ne résulte d'une délibération. Le peuple français n'a rien voulu de ce qui s'est fait, depuis «la nation, la loi et le roi» jusqu'au capitaine-empereur; il en sera de même du changement que nous attendons. Tout se fera par la force des choses, et la guerre ne doit servir qu'à donner le mouvement. Quant au roi de France, il est, dans l'état même où il se trouve actuellement, au rang de tout ce qu'il y a de plus grand et de plus imposant dans l'univers. Je ne suis pas suspect en le disant, puisque je ne suis pas son sujet; mais, j'affirme sans balancer que les puissances qui le soutiennent ont autant besoin de lui qu'il a besoin d'elles. L'Europe n'est ébranlée et ensanglantée, depuis quinze ans, que parce qu'il n'est pas à sa place ... Au lieu donc de parler aux Français de la bonté qu'ils auront de rappeler leur roi, il serait plus royal, et même plus philosophe, de les entretenir du service inestimable qu'il leur rendra en revenant à sa place[69].»
Le roi, de son côté, écrivait au tsar: «En 1792, on tenta de s'appuyer de l'opinion; mais ce levier puissant, même alors, fut aussitôt abandonné que mis en jeu. En 1793, je représentai inutilement à l'empereur François II que s'il prenait Valenciennes et Condé au nom du roi, mon neveu, s'il mettait en avant le dépositaire de l'autorité royale, il aurait pour alliés tout ce qu'il y aurait de bons Français, tandis que s'il prenait ces places en son propre nom, il aurait pour ennemis l'universalité des habitants de la France. En 1795, je recommençai mes efforts avec aussi peu de succès. En 1796, la même politique annula l'effet de ma présence sur les bords du Rhin. En 1799, je demandai vivement à Paul Ier de paraître aux premiers rangs de son armée. Enchaîné par des traités, ce prince ne put suivre sa propre impulsion. Ainsi, jamais on n'opposa le droit au crime, le successeur de trente rois à des tyrans éphémères, la légitimité à la révolution[70]. Aujourd'hui, la circonstance est peut-être plus favorable que jamais. Et qu'on ne s'en laisse pas imposer par l'idée de l'éloignement de la France où commenceraient les hostilités. Partout où le roi et les siens seront offerts en personne aux étendards de la rébellion, là sera la frontière. Les armées sont plus attaquables avec ma déclaration appuyée de la garantie imposante de l'empereur Alexandre, que les places ne le sont par le canon et la valeur éprouvée des soldats. Le temps est passé où l'on pouvait craindre de faire la guerre à des abstractions ... Enfin, pour dire toute ma pensée, on a trop combattu les Français; il est temps de les convaincre, et voilà pourquoi j'attache tant d'importance à cette déclaration.»
Louis XVIII, on le voit, n'était pas disposé à suivre les conseils du tsar. Il s'en tint, sauf des changements insignifiants, à sa version première. Mais, lorsqu'il voulut la faire pénétrer et la répandre en France, il ne put y parvenir. La petite brochure imprimée qui la contenait ne circula guère qu'en Allemagne. Il en fut de même d'une seconde proclamation datée du 21 octobre de l'année suivante, au moment où se rouvrait la période des guerres, et qui confirmait la précédente. Elle ne put franchir la frontière. Durant les deux années qu'il devait passer encore en Russie, Louis XVIII allait subir, dans toute son horreur, la cruelle impuissance de ne pouvoir se faire entendre «de son peuple».
Entre temps, à la fin de janvier 1805, il avait quitté Blankenfeld et s'était réinstallé à Mitau, où il attendait avec impatience sa nièce et sa femme, retenues encore à Varsovie par le froid et par la santé de la reine. Ce n'est qu'au mois d'août qu'elles purent le rejoindre. La détresse de la famille royale ne fut pas étrangère à ces retards. Le roi faisait recommander l'économie à sa femme elle-même: «Le roi a fait maritalement tout ce qu'il pouvait faire, écrivait d'Avaray. C'est à M. d'Havré à se prévaloir des intentions connues de Sa Majesté, et des favorables dispositions manifestées par la reine, pour ramener sans cesse aux principes d'économie, plus que jamais nécessaire dans la cruelle situation où le roi se trouve.» La reine se résigna. La maison royale, en partie licenciée, fut réduite à douze personnes; on vendit les chevaux et les voitures. Malgré ces sacrifices, on laissa des dettes à Varsovie. Les princesses firent la route jusqu'à Mitau, accompagnées seulement du marquis de Bonnay, de l'abbé Edgeworth et de quelques domestiques.
VI
LA MISSION DU DUC D'ORLÉANS
Nous avons montré Louis XVIII au moment où, contraint par la nécessité, il se préparait à retourner en Courlande, violemment obsédé du désir de se fixer en Angleterre, dès que les circonstances le lui permettraient. Avant même d'arriver à Mitau, il rêve d'en sortir. Il attend avec impatience le résultat des négociations qu'il a chargé son frère et le duc d'Orléans, chacun de son côté, d'ouvrir avec le gouvernement anglais. Il est convaincu qu'une fois en Angleterre, il lui sera plus aisé que du fond de la Russie de correspondre avec ses partisans et d'imprimer, à ce qu'ils peuvent déployer encore d'activité pour sa cause, des directions que, jusque-là, malgré ses efforts, ils n'ont reçues que du comte d'Artois.
En se séparant, à Calmar, les deux frères s'étaient promis de ne rien négliger pour assurer leur réunion à Londres. Monsieur avait même exprimé à cet égard des vœux et des espoirs, dont le roi, encore qu'il dût en être quelque peu surpris, restait profondément touché. Aussi, avant de quitter Blankenfeld, avait-il écrit à son frère en même temps qu'au duc d'Orléans, pour lui tracer la conduite qui lui semblait la plus propre à hâter la réalisation de leurs désirs communs, et surtout à conjurer le péril auquel ils seraient exposés si, leur réunion une fois opérée, la paix était conclue entre la France et l'Angleterre.
«Il est plus que probable, observait-il, qu'une des premières conditions que Buonaparte exigera sera notre expulsion d'Angleterre. Ne nous reposons pas sur la générosité britannique: la demande que le Corse a faite en pleine paix à cet égard, a excité une indignation générale; je crois bien qu'à la longue, le ministre qui aurait acheté la paix à ce prix, serait perdu; mais celui qui, pour n'y pas souscrire, refuserait de traiter, serait impeach'd ou du moins entièrement dépopularisé.
«Pour obvier à ce dernier inconvénient, il est nécessaire que le ministère britannique soit tellement lié vis-à-vis de moi, qu'il ne puisse plus me retirer l'asile. Cela ne serait pas, s'il m'accueillait; cela sera, s'il m'attire. Il faut donc que ce soit lui qui, convaincu de la nécessité de montrer de plus en plus aux royalistes de France le point auquel ils doivent se rallier, me désire, m'appelle en Angleterre. Cette marche a l'avantage unique de parer à la fois aux deux dangers que je crains, car si, d'un côté, elle lie l'Angleterre, de l'autre, elle ne me donne aucun tort vis-à-vis de la Russie.
«Il faudrait donc, non seulement que l'Angleterre m'appelât chez elle, mais encore qu'elle me demandât à l'empereur Alexandre. Si cela se fait ainsi, je paraîtrai fort sensible à l'offre de la Grande-Bretagne; mais, je déclarerai que je ne puis vouloir, ni ne veux, sans le consentement, même sans l'avis de Sa Majesté Impériale, que l'asile que je tiens de son amitié. Il me le donnera, j'y céderai, et alors, prévoyant même le cas où l'Angleterre, malgré ses nouveaux liens, nous mettrait à la porte, celle de la Russie nous resterait ouverte, et du moins, nous aurions une autre perspective que l'Amérique. Mais, il ne s'agit pas de demander ceci au cabinet de Saint-James; il faut le lui accorder; il faut lui en faire naître le désir, de manière à ce qu'il croie l'avoir conçu lui-même.
«J'ai indiqué le but à votre amitié, au vœu touchant, et si bien partagé, que vous m'avez exprimé en nous séparant; cherchez-en les moyens dans votre intelligence. Cette négociation doit, vous le sentez, être menée avec beaucoup d'adresse; elle exige un temps considérable, mais aussi nous avons tout l'hiver devant nous. De toutes les choses qui peuvent la faire réussir, la première, la plus essentielle, c'est le secret le plus inviolable.»
Il y a lieu de constater qu'après avoir exposé si clairement à son frère sous quelle forme celui-ci devait travailler à lui assurer le succès qu'il souhaitait, ce n'est pas de lui que Louis XVIII l'attendait. Du reste, soit que l'entourage du comte d'Artois redoutât de laisser l'autorité du roi se dresser en face et si près de la sienne, soit que le prince, par ses demandes incessantes, ses légèretés, les indiscrétions de ses courtisans, eût lassé la patience des ministres anglais, il ne semble pas qu'il ait donné suite à la mission dont il était chargé. Sa correspondance, à cette époque, ne parle guère que de la Déclaration, et seul le duc d'Orléans paraît s'être occupé d'obtenir pour le roi des secours pécuniaires, et un asile sur le territoire anglais.
Lorsque La Chapelle arriva à Londres, Pitt venait de mourir, et Fox, son plus illustre rival, qui devait le suivre de si près dans la tombe, de le remplacer à la tête du gouvernement, avec lord Grenville pour principal collaborateur. Aux difficultés que présentait déjà la mission du duc d'Orléans, l'avènement de Fox au pouvoir en ajoutait une nouvelle. Fox s'était toujours déclaré partisan de la paix avec la France, et à peine aux affaires, c'est vers ce but que tendait son effort. Il n'était donc pas probable qu'au moment où il rêvait de se rapprocher de Napoléon, il se montrât favorable à la cause des Bourbons, et disposé à leur venir en aide. Le duc d'Orléans n'en accueillit pas moins, avec un loyal empressement, l'envoyé du roi et les instructions que celui-ci lui communiquait.
«Je m'empresse d'offrir à Votre Majesté, mandait-il au roi, le 24 février 1806, l'hommage de ma respectueuse reconnaissance de ses bontés et de la confiance dont elle m'honore. Le comte de La Chapelle m'a communiqué officiellement ce dont Votre Majesté daigne me charger; mais, je ne puis encore parler que de mon zèle et des vœux bien sincères que je forme pour le succès. Je me réserve d'entrer en détails aussitôt que je serai arrivé à quelques données positives. En attendant, je ne puis que me référer à ce que j'ai communiqué verbalement à M. de La Chapelle, et qui n'est encore que bien peu de chose.
«J'ai lu et admiré ce dont Votre Majesté a permis que j'eusse connaissance, et qui peint d'une manière si frappante et sa belle âme, et ses sentiments si dignes du rang où le ciel l'a placée. Je voudrais que quelques-unes de ces pièces, et particulièrement les lettres de Votre Majesté au roi de Suède, fussent également connues. Elles ne pourraient que confirmer les fidèles amis de Votre Majesté dans leur attachement pour sa personne.»
L'approbation que donnait ainsi le duc d'Orléans aux vues et aux projets de Louis XVIII nous le révèle, contrairement à une opinion généralement répandue, comme rallié, dès ce moment, à la politique des émigrés. C'est en vain que, plus tard, ses partisans ont prétendu qu'il avait toujours répudié cette politique funeste, qu'il n'avait jamais voulu s'y associer, ni admettre qu'il fût digne des Bourbons de pousser contre la France les puissances alliées, et de devoir leur restauration aux armées de l'étranger, la lettre qu'on vient de lire prouve le contraire. Quelle qu'eût été son attitude dans les premières années de l'émigration, en se réconciliant avec le chef de sa maison, il était devenu un autre homme, et à cette date de 1806, sa métamorphose se manifestait, non seulement par l'empressement qu'il mettait à souscrire aux désirs du roi, mais encore par l'exposé, plus explicite encore, qu'il adressait à d'Avaray, des espérances et des craintes que lui suggérait alors l'état de l'Europe. Tel il apparaît dans ce document confidentiel, tel il sera jusqu'en 1814. Il ne croit pas au renversement de Napoléon par les Français. Il n'attend sa chute que de ses défaites; il souhaite que la Russie et l'Angleterre s'entendent pour rétablir le roi de France sur son trône; il est convaincu que seule cette entente peut conduire à ce grand résultat. Voici en quels termes il le dit à d'Avaray, au moment même où il vient d'entreprendre ses démarches auprès du gouvernement britannique.
«J'attendais, monsieur, pour avoir le plaisir de vous écrire, que le chaos dans lequel nous nous sommes trouvés après la bataille d'Austerlitz et la paix de Presbourg, se fût assez débrouillé pour qu'on pût commencer à apercevoir la situation de l'Europe, les vues des différentes puissances, et le parti qu'on pourrait en tirer pour le roi. Il est difficile de pénétrer le mystère des cabinets, d'autant plus qu'ils changent souvent de vues et de systèmes, et que leurs projets du lendemain ne sont pas toujours ceux de la veille. On ne peut donc calculer sur aucune donnée certaine, et les changements prodigieux qui ont eu lieu entre l'époque où je vous écrivis, le 7 de septembre, et celle où je reçus votre réponse, il y a environ six semaines, ne me font que trop sentir, combien il est possible que ce qui peut être vrai pendant que je vous écris aujourd'hui, ait cessé de l'être avant que vous ne receviez ma lettre. Mais, ce qui est vrai dans tous les temps et dans tous les pays, c'est ma profonde sensibilité pour les bontés dont le roi me comble, et surtout pour la confiance dont Sa Majesté daigne m'honorer, et le plaisir que j'éprouve à faire passer par vous, monsieur, le peu que je puis avoir à communiquer dans les tristes circonstances où nous nous trouvons.
«Il paraît que la Russie est décidée à continuer la guerre, et c'est un grand point, car tant que la Russie ne s'accommodera pas avec Bonaparte, il est à peu près impossible que l'Angleterre se détermine à conclure une paix quelconque. Cependant, encore une fois, on ne peut répondre de rien. Je crois qu'il y a à présent une négociation en train, mais je crois aussi qu'elle se brouille. Si elle se brouille, il est probable, je dirais presque certain, que l'état de choses actuel doit rallumer la guerre continentale, et que dans cette guerre, l'Autriche reprendra les armes pour la Russie, ou plutôt avec elle, tandis que la Prusse et toutes les nouvelles puissances allemandes ou italiennes feront cause commune avec Buonaparte, dont elles reconnaissent déjà la suzeraineté. Il y a lieu de croire que cette masse terrible n'intimide point l'empereur Alexandre, et qu'il ne veut point faire la paix, parce qu'il sait que ce que ce Buonaparte appelle la paix n'est autre chose que la soumission. Mais, néanmoins, il n'est que trop vraisemblable qu'il croira avoir besoin de toutes ses forces, soit dans ses propres États, soit entre eux et l'empire français, et il me paraît fort à craindre qu'il ne soit encore plus éloigné que l'année dernière du beau projet d'envoyer une de ses armées débarquer, avec le roi, sur les côtes de France, et de le faire proclamer à Paris, pendant que l'usurpateur serait en Prusse, en Autriche ou même en Pologne.
«Ce projet me paraît toujours le plus grand et le plus beau de tous; mais, il ne s'agit pas de ce que nous en pensons, il s'agit de le faire adopter, et malheureusement, ceux de qui cela dépend paraissent le regarder comme inexécutable. C'est donc à combattre cette opinion qu'il faut s'attacher d'abord, et il me semble que c'est en Russie où il est le plus essentiel d'y parvenir; car c'est de la Russie seule qu'on peut obtenir les troupes nécessaires à l'exécution de ce projet, et je ne doute pas que si la puissance qui a les troupes voulait les donner pour cette entreprise, celle qui a l'argent ne fournît les sommes dont on aurait besoin. Je crois donc que c'est à Pétersbourg où cet objet doit être négocié principalement. Je crains, je le répète, que le peu de succès que ces négociations ont eu précédemment, ne permette pas d'avoir beaucoup d'espérances de réussir aujourd'hui. Cependant, tout ce qui s'est passé et tout ce qui se passe journellement, doit faire sentir fortement la nécessité de renverser Buonaparte, de l'abattre, de le terrasser, et je vois avec un extrême plaisir que cette opinion fait des progrès sensibles dans des têtes qui en étaient bien éloignées.
«Je suis même porté à croire que si l'empereur Alexandre se persuadait qu'une armée russe débarquée en France avec le roi, pût arrêter la carrière de Buonaparte et renverser son trône, il se déciderait à l'entreprendre. Mais, si on ne peut pas l'y amener, il faudrait au moins tâcher de lui faire sentir que le roi serait mieux placé ici qu'en Russie, et qu'il n'y a rien à risquer, mais tout à gagner à ce que le gouvernement britannique assiste le roi pécuniairement et lui fournisse les moyens indirects d'ébranler le trône de l'usurpateur. Je crois que si on y parvenait, on n'éprouverait pas beaucoup de difficultés de ce côté-ci. Mais, la Russie en a en quelque sorte l'initiative, et j'ai bien peur que nous ne réussissions à rien ici, tant qu'elle ne nous aidera pas.
«Vous vous rappellerez aussi, monsieur, les détails dont j'ai eu l'honneur de rendre compte au roi, le 7 mars, et probablement, vous conclurez comme moi que c'est à la Russie qu'il faut s'adresser en première instance.
«J'attends avec impatience les ordres que le roi aura jugé à propos de me donner sur ce que j'ai eu l'honneur de lui communiquer le 7 mars; car tant que je ne les aurai pas reçus, je n'ai rien à ajouter à tout ce que j'ai déjà dit aux ministres de Sa Majesté britannique, et de nouvelles instances n'auraient probablement d'autre effet que celui de rendre le succès encore plus difficile en les fatiguant, peut-être en les dégoûtant d'écouter ce que je pourrai être chargé de leur communiquer, après avoir reçu les ordres du roi. Cependant, en les attendant, je ne négligerai pas d'employer quelques moyens indirects qui sont à ma portée, et qui prépareront les voies pour les communications subséquentes. On m'a donné beaucoup d'espérances pour des secours pécuniaires, et je vais de nouveau représenter combien il est urgent d'en accorder immédiatement. Je serai trop heureux si mes faibles efforts peuvent contribuer à adoucir la situation cruelle, et presque inconcevable, où se trouve le roi, et j'espère n'avoir pas besoin d'ajouter que le bonheur de l'avoir servi, sera toujours la plus douce récompense que je puisse obtenir.
«Il me semble aussi, monsieur, que si le roi pouvait, en sollicitant des secours pour sa correspondance, présenter des moyens d'intelligence avec des généraux mécontents ou d'autres personnages importants dans le gouvernement de Buonaparte, rien ne tenterait plus le gouvernement britannique. Il a grande envie de culbuter Buonaparte; mais, il craint les tentatives inutiles; il regarde les royalistes comme une arme émoussée; il se défie d'eux; il se défie des émigrés, et croyant que le roi n'a plus de partisans puissants, ce n'est plus que parmi ceux qui sont, ou qui ont été les serviteurs de Buonaparte, qu'il se flatte encore de trouver les moyens de le renverser. Je suis persuadé que si le roi pouvait offrir des correspondances de ce genre, et présenter des plans plausibles dans ce sens-là, on les accueillerait avec empressement. Rien ne me paraîtrait plus avantageux, car je ne doute pas que le préliminaire sine qua non du rétablissement du roi ne soit le renversement de Buonaparte, quel que soit le gouvernement qui le remplace. C'est donc ce renversement qu'il faut opérer à quelque prix que ce soit; il faut tâcher d'y arriver par toutes les voies que l'honneur permet d'employer, et quand on s'aperçoit qu'une voie est barrée, il faut chercher et en trouver une autre. Buonaparte a trop excité contre lui toutes les passions des hommes, pour qu'il n'y ait pas un très grand nombre de ces voies-là. Mais, on a été trompé si souvent, qu'on est devenu bien défiant, et je crains fort qu'il ne suffise plus de parler vaguement de correspondances et d'intelligences pour obtenir qu'on les paye. Je crois qu'il faut présenter un but qui soit tentant et qu'on croie pouvoir atteindre.»
Il résulte de l'avant-dernier alinéa de cette longue et curieuse lettre, qu'à la date où le duc d'Orléans l'écrivait, ses premières démarches auprès des ministres anglais étaient restées infructueuses. À la demande d'un revenu fixe, lord Grenville s'était contenté d'objecter tout ce que l'Angleterre avait déjà dépensé pour venir en aide à la famille royale de France. Il n'avait rien refusé ni rien voulu promettre. Moins indécis sur la question de l'établissement du roi en Angleterre, il avait invoqué la nécessité dans laquelle se trouvait le gouvernement britannique de ménager l'opinion de son pays. Depuis la triste expédition de Quiberon, elle était moins favorable aux émigrés. Le peuple anglais considérait qu'on avait assez fait pour eux, et si le cabinet tentait de faire davantage, s'il se donnait l'air, en accueillant le roi de France en Angleterre, de prendre sa cause en main, il verrait se dresser devant lui une opposition puissante, à laquelle il ne pourrait résister.
Le ministre Fox, auquel le duc d'Orléans s'était adressé ensuite, avait été plus net encore. Désireux de conclure la paix avec Napoléon, il ne voulait pas commencer par le braver, et ce serait le braver, ajouter à ses nombreux griefs un grief nouveau que de donner asile au souverain proscrit dont il occupait le trône. Vainement, le duc d'Orléans avait fait remarquer que ce n'est pas comme roi de France que Louis XVIII ambitionnait d'être reçu en Angleterre. Il y viendrait sous le nom de comte de l'Isle, qu'il avait porté à Varsovie et qu'il portait encore en Russie; il garderait l'incognito, vivrait dans la retraite; les relations qu'il se flattait d'entretenir avec les ministres resteraient secrètes. Mais, Fox ne s'était pas laissé convaincre. Le duc d'Orléans, en le quittant, redoutait de n'en rien obtenir, et l'avouait tristement au roi. «Je suis parfaitement satisfait, non de la chose, mais de vous, lui répondait celui-ci. L'affaire est en une mauvaise situation. J'en suis profondément affecté, mais nullement découragé.» Et pour le prouver, il invitait le duc d'Orléans à laisser là les ministres et à s'adresser directement au prince de Galles[71], dont l'influence dans le gouvernement s'exerçait avec activité depuis que le roi Georges III son père était tombé malade.