Histoire de l'Émigration pendant la Révolution Française. Tome 3: Du 18 Brumaire à la Restauration
X
NÉGOCIATIONS EN VUE D'UN MARIAGE
En cette même année 1800, le roi poursuivait avec la cour de Naples, aussi activement que le permettaient les circonstances, une négociation au succès de laquelle il attachait le plus grand prix. Elle avait pour objet d'obtenir pour le duc de Berry la main d'une princesse de la maison des Deux-Siciles. L'idée de cette alliance lui avait été suggérée en 1798, alors que venait d'être décidé le mariage du duc d'Angoulême avec Madame Royale. Bien qu'il ne dût s'effectuer que l'année suivante, Louis XVIII, considérant cette affaire comme terminée, avait recouvré assez de tranquillité d'esprit, quant à cet objet qu'il mettait au-dessus de tous les autres, pour s'occuper de l'établissement du plus jeune de ses deux neveux. La fille de l'Électeur de Saxe, veuve depuis peu et encore toute jeune, avait d'abord paru au roi un parti avantageux. Il s'était flatté de l'espoir d'obtenir pour le duc de Berry la main de cette princesse. Mais, le duc de Berry n'ayant manifesté pour cette union aucun enthousiasme, son oncle s'était abstenu de toutes démarches et cherchait d'un autre côté, lorsqu'il reçut du comte d'Artois, alors en Angleterre, une communication inattendue.
À la faveur des aimables souvenirs laissés à Londres par le duc de Berry, la marquise de Circello, femme de l'ambassadeur de Naples auprès du gouvernement britannique, avait conçu l'idée de le marier avec l'une des filles de son souverain. Sans faire part de ses projets à personne, si ce n'est à son mari, Mme de Circello, d'accord avec lui, avait écrit à la reine Caroline, mère des deux princesses qu'elle avait en vue, à l'effet de la convaincre des avantages que présenterait pour les Bourbons de Naples une alliance avec les Bourbons de France. La réponse de la reine approuvant entièrement les vœux de l'ambassadrice napolitaine, celle-ci s'était empressée d'en communiquer au comte d'Artois un extrait significatif, qui ouvrait largement la porte à toutes les espérances.
Comme moyen d'arriver au but qu'elle se proposait, elle conseillait au père du duc de Berry l'envoi du prince à l'armée sicilienne, où il lui serait aisé de conquérir la faveur du roi et de la reine de Naples en combattant leurs ennemis. J'ai sous les yeux les remerciements adressés à l'entreprenante et ingénieuse marquise par le comte d'Artois. Datés du 5 août 1798, ils témoignent d'une vive satisfaction. «C'est un vrai bonheur pour moi de recevoir d'une manière aussi parfaitement aimable l'assurance que, si la guerre recommence, mon fils pourra servir des souverains dont les sentiments et l'énergie sont si dignes du sang qui coule dans leurs veines. Ce premier pas fait, ce sera au jeune homme à mériter des faveurs plus précieuses encore.» Ce langage excitait la verve de la marquise. «Je me flatte, répondait-elle, que Mgr le duc de Berry ne fera pas un long séjour en Russie, et puisque Votre Altesse Royale daigne confier la conduite ultérieure de cette affaire à la prudence de mon mari, quand il en sera temps (et mes souhaits en accélèrent l'époque), j'aurai l'honneur de lui en donner avis pour les démarches ultérieures. Ce sera pour moi une grande consolation, car je regarderai Mgr le duc de Berry comme le gendre de mon maître, dès qu'il sera dans ses armées, puisque, doué comme il l'est de tout ce qu'il faut pour plaire, il ne peut pas manquer de gagner des cœurs sensibles et faits pour apprécier le mérite, comme ceux de mes souverains.»
Le comte d'Artois, avant même de répondre, comme on vient de le voir, à ces ouvertures, s'était empressé de les annoncer à son frère. Par malheur, entre le moment où il les expédiait d'Angleterre et celui où elles arrivaient à Mitau, l'armée française, poursuivant sa marche triomphale à travers l'Italie, avait envahi les États napolitains; la famille royale s'était enfuie et réfugiée à Palerme. Il y avait là de quoi ébranler la confiance de Louis XVIII dans l'heureuse issue des négociations directes dont les premières démarches de Mme de Circello lui permettaient de prendre l'initiative.
«Il me serait doux, mandait-il à son frère, que mes deux neveux fussent mariés dans la famille. Mais pouvons-nous raisonnablement nous en flatter? M. et Mme de Circello sont excellents; ils aiment leurs souverains; notre enfant leur a plu et je n'en suis pas surpris: car il n'a que de quoi plaire. Ils se sont échauffés dans leurs harnais, et c'est ainsi que l'affaire s'est engagée. Mais ils voyaient Berry, et le roi et la reine de Naples ne le connaissent pas (en quoi, soit dit en passant, vous avez eu tort, car il fallait profiter du séjour de Turin pour faire faire à vos enfants la connaissance de nos parents d'Italie); ils sont à Londres bien tranquilles, et leurs malheureux souverains sont sous le couteau des républicains. Je crains bien, et il n'y a que trop d'apparence, que la réponse ne soit: «Nous serions bien heureux d'avoir un gendre tel que celui que vous nous proposez; mais notre position ne nous permet même pas d'y songer.» Cela n'empêche pas que vous n'ayez parfaitement bien fait d'écrire ce que vous avez écrit à Mme de Circello.»
Si le roi, avec son bon sens et sa perspicacité, avait conçu les doutes exprimés dans cette lettre, il n'en était pas moins disposé à ne rien négliger pour aplanir les obstacles qu'il prévoyait. Le duc de Berry, prince sans apanage, chassé de son pays et à qui son rang dans la famille royale ne laissait guère l'espoir de régner un jour, ne pouvait, dans la situation des Bourbons de France, rien souhaiter de mieux qu'une alliance avec les Bourbons des Deux-Siciles. Cette alliance ne lui donnerait pas une couronne; mais elle lui assurerait dans l'avenir une existence opulente et paisible, soit dans les États napolitains si Louis XVIII et ses héritiers étaient condamnés à un exil sans fin, soit en France si elle se rouvrait au souverain proscrit.
Le monarque qui régnait alors à Naples, Ferdinand IV, était l'époux de cette fameuse Caroline, dont l'histoire nous a fait connaître l'inconduite et dont les désordres, ignorés ou tolérés par son mari, scandalisaient les sujets. De ce mariage étaient nés six enfants: deux fils, dont l'aîné, héritier du trône, récemment marié, était désigné sous le nom de Prince héréditaire, et quatre filles. L'aînée avait épousé l'archiduc François d'Autriche, devenu empereur par la mort de son père Léopold; la cadette, le grand-duc de Toscane; les deux autres, en âge d'être mariées, ne l'étaient pas encore. La plus âgée, Marie-Christine, que dans sa famille on appelait Mimi, était laide; la plus jeune, Amélie, quoiqu'elle ne fût pas une beauté, charmait par sa grâce et son esprit[15]. C'est entre ces deux princesses que leurs parents, à en croire la marquise de Circello, permettraient au duc de Berry de faire un choix.
Toutefois, avant d'en arriver là, avant même de songer à demander l'une d'elles, il y avait, au préalable, une grave question à résoudre. La marquise, on l'a vu, conseillait au duc de Berry de commencer par s'engager au service de Naples; elle estimait qu'il devait se faire connaître avant de se déclarer. C'était aussi l'avis du roi et du comte d'Artois. Mais, pour passer au service de Naples, il fallait quitter celui de la Russie. Comment le quitter sans s'exposer à blesser le souverain capricieux, mobile et fantasque, qui régnait alors à Saint-Pétersbourg, le tsar Paul Ier, de qui, au même moment, Louis XVIII recevait un asile et sollicitait une intervention armée? Pouvait-on croire qu'il ne s'offenserait pas de voir le duc de Berry préférer l'armée napolitaine à l'armée moscovite, s'il n'était mis dans le secret du motif de cette préférence? Le roi pensait donc qu'il fallait commencer par se confier à lui. Le comte d'Artois, au contraire, estimait qu'une confidence faite avant que la cour de Naples eût consenti positivement au mariage serait prématurée et dangereuse. Une lettre de Louis XVIII, en date du 11 octobre, écrite en réponse à de nouvelles communications de son frère, précise ce léger dissentiment en même temps que, d'autre part, elle nous révèle, sous la forme la plus piquante, l'embarras qu'il éprouvait quant au choix à faire entre les deux princesses.
«... Je suis bien satisfait de l'état où en est l'affaire de Berry, et je crois que le moment est proche où il pourra demander du service à Naples. Mais vous savez que la question quomodo est souvent plus épineuse que la question où. C'est le cas présent, vu la position du jeune homme dans ce pays-ci. Engagé au service de Paul Ier, dans l'incertitude si le corps dont il fait partie marchera ou non, comment, sans une raison majeure, demandera-t-il du service à un autre souverain? Ce n'est pas, assurément, que cette raison n'existe; mais, si on ne la dit pas, l'empereur pourra justement trouver très mauvais que l'on veuille, sans motif, quitter son service; et que la réponse du roi de Naples soit telle qu'elle puisse passer pour un appel spontané de sa part, c'est assurément caser au plus fort. Eh bien, il y a encore cent à parier contre un que l'empereur soupçonnera la vérité et prendra une humeur dont les suites pourront être très préjudiciables. Que sera-ce donc si les démarches faites à Naples viennent à être connues de lui? Il me paraît donc beaucoup plus simple de lui parler franchement et de lui dire: «Il est question d'un mariage entre Berry et une princesse de Naples. Sa Majesté sicilienne désire que son futur gendre commence par lui demander du service. J'y trouve le très grand avantage d'une connaissance préalable, avantage qui se trouve bien rarement dans les mariages des gens de notre maison. J'espère donc que Votre Majesté consacrera, par son approbation, la démarche que mon neveu fait en ce moment auprès du roi de Naples, et qui est autorisée par les apparences de la guerre qui menace ses États. J'espère aussi que si, par impossible, ce prince changeait d'avis à l'égard de mon neveu, Votre Majesté lui conserverait ses bienfaits, et que, dans tous les cas, elle gardera le secret sur une ouverture que mon amitié, ma confiance et ma reconnaissance me reprocheraient de ne pas lui faire.»
«De cette façon, il ne pourra se fâcher, ou du moins (car on ne peut jamais répondre de rien), c'est, de toutes les façons, celle qui lui en ôte le plus les moyens. Je sais que c'est mettre au commencement ce que vous penchez le plus à mettre à la fin, ce qui est bien différent; mais je suis trop près du terrain et j'ai eu trop l'occasion de le sonder, pour ne le pas connaître, et vous pouvez vous fier à moi sur la manière de le labourer. Au reste, vous avez sûrement envie que l'affaire réussisse. Eh bien! je vous déclare qu'il est impossible que vous en ayez autant que moi, et la raison en est bien simple: vous ne voyez pas de vos yeux notre enfant avec une cocarde noire et jaune à son chapeau[16].
«Je vois, par la lettre de la reine de Naples à Mme de Circello, qu'il pourrait être question de deux filles. Je me fais peut-être illusion, mais je le souhaite: 1o parce qu'il est certain qu'il se trouve dans la nature des aversions dont on ne peut pas se rendre raison, et que cela n'arrive jamais, ou du moins presque jamais pour deux personnes à la fois: ce qui fait que, quand on le peut, il vaut mieux avoir le choix; 2o parce que la reine de Naples, parlant de Mimi, dit: J'espère qu'elle me fermera les yeux, ce qui me ferait craindre qu'elle ne voulût mettre au mariage l'extravagante condition que les deux époux restassent auprès d'elle dans tous les cas, ce qui ne vaudrait rien, d'abord parce que j'ai éprouvé par moi-même, et vous aussi sans doute, qu'un gendre dans la maison de son beau-père, lors même qu'il est le mieux avec toute la famille de sa femme, est toujours comme une ... dans une lanterne; ensuite parce qu'il serait bien impolitique de laisser notre seconde branche provigner (sans trône) hors de chez nous; 3o c'est que la reine dit encore: Mimi est un ange de bonté et une femme bien agréable; Amélie est plus belle et plus faite pour être sur le théâtre du grand monde, avec, aussi, un cœur excellent. Or cela ne prouve pas qu'Amélie soit réellement belle; mais elle me fait bien craindre que l'ange de bonté ne soit un véritable trognon, et il faut éviter que la femme de Berry en soit un.»
Ajoutons à ces commentaires qu'au cours de ces pourparlers, le roi commença par se préoccuper de ce défaut d'agréments extérieurs qui caractérisait la princesse Christine. Il craignait qu'elle n'inspirât pas à son volage neveu un attachement durable. On en trouve la preuve dans la suite de sa correspondance que résume sur ce chapitre le passage suivant d'une lettre postérieure. «J'ai de la peine à croire qu'il n'y ait pas de la flatterie dans ce qu'on dit de l'aînée des deux princesses, car presque tout le monde s'accorde à dire qu'elle est laide à l'excès, et je me défie des éloges qu'on donne aux filles à marier. Au reste, Berry en jugera. Je l'ai seulement prévenu que, n'ayant pas les mêmes ressources que Jacob, il ne fallait pas qu'il se laissât duper comme lui.» Finalement, ravi de tout ce qui lui revenait des heureuses qualités de la princesse en cause, il prit son parti de ses imperfections physiques. «Il est dommage qu'elle soit si laide. Mais, la nuit, tous les chats sont gris, et si elle est saine, c'est l'essentiel.»
Entre temps, le duc de Berry, en route pour la Pologne, arriva à Mitau. C'était dans les derniers jours d'octobre de cette année 1798. Il y avait dix-huit mois qu'il était éloigné de son oncle. Leur dernière entrevue à Blanckenberg datait du mois de mars de l'année précédente. Déjà, à cette époque, le roi avait eu quelque peine à reconnaître son neveu. Il avait laissé presque un enfant, il retrouvait un homme, un bel adolescent, aux allures cavalières et fougueuses, plein de force et de santé, «en sachant long sur certain chapitre,» et dont il s'était plu à raconter à son frère, avec son flegme accoutumé et en des termes difficiles à reproduire, la première aventure amoureuse. «J'imagine, ajoutait-il, que ce petit événement ne vous affectera pas plus que moi. Je tâcherai d'éviter, sans pédanterie, qu'il ne joue ce jeu d'une manière dangereuse.» Mais, l'année suivante, ces changements constatés en 1797 s'étaient encore accentués. «Votre fils cadet est arrivé vendredi en fort bonne santé, écrivait le roi en octobre 1798, mais un peu maigri, ce qui ne m'a pas étonné, vu le genre de vie qu'il a mené cet été.» Si ces changements contribuaient à rendre plus séduisant le jeune prince, on pouvait d'autre part regretter que, de son aïeul Henri IV que le roi lui proposait souvent pour modèle, il rappelât surtout, en même temps que la vaillance, le goût immodéré pour les plaisirs.
C'est là d'ailleurs l'objet des remontrances qu'on verra fréquemment le roi lui adresser, non seulement pendant la durée de l'émigration, mais encore après la rentrée de la famille royale en France. En 1817, lorsque, la monarchie restaurée, le duc de Berry, marié depuis un an, considéré comme héritier du trône, tenu par conséquent à de multiples et grands devoirs, prouve par sa conduite qu'il ne trouve pas en lui-même assez de force pour les observer et réfréner ses passions, le roi, abandonnant le ton affectueux et paternel que, jadis, il employait pour le gronder de ses incartades, s'exprime avec une sévérité bien différente du langage affectueux des anciens jours. «Lorsqu'on se marie à trente-huit ans et qu'on ne se range pas, cela prouve qu'on ne voit dans sa femme qu'une maîtresse de plus. Alors, il reste peu d'espoir d'une réforme dans les mœurs.»
Mais ce n'est pas ainsi qu'il parlait en 1798. Il lui eût été impossible alors de se montrer trop sévère envers ce brillant fils de France, pour qui plaidaient son énergie, sa vaillance et ses vingt ans. Durant le court séjour que le duc de Berry fit à Mitau, les conseils qu'il recevait de son oncle s'enveloppaient de tant de bonté qu'il les écoutait avec le plus ferme dessein de les suivre, et très inconsciemment se préparait d'avance une excuse, pour le cas trop probable où il les oublierait. Il avait d'ailleurs en sa possession, et il ne l'ignorait pas, un moyen de se racheter. C'était son courage, sa bouillante ardeur, l'impérieux désir qu'il exprimait sans cesse de se jeter en France pour aider le roi à reconquérir sa couronne. Qu'il contribuât à la lui rendre, et il lui serait beaucoup pardonné. Ses frasques de jeune homme seraient vite oubliées.
Nos documents sont muets quant à l'accueil qu'il fit aux ouvertures de Mme de Circello lorsqu'elles lui furent communiquées. On doit supposer toutefois qu'il ne lui vint pas à l'esprit qu'elles dussent avoir une suite immédiate. Ce qui autorise cette supposition, c'est qu'elles n'empêchèrent pas son départ pour la Wolhynie; elles ne le retardèrent même pas. Il s'effectua à la fin d'octobre. En l'annonçant au comte d'Artois, le roi ne faisait aucune allusion au projet de mariage. Le départ de son neveu lui laissait un vide dans le cœur; il l'avouait à son frère, se contentant d'ajouter: «Je ne saurais trop assez vous répéter combien je l'ai trouvé changé à son avantage.»
Ce n'est pas cependant que le projet fût abandonné. Il l'était si peu, que le 1er janvier suivant, Louis XVIII, sur la nouvelle que le roi de Naples réfugié à Palerme fomente parmi ses sujets un soulèvement patriotique contre les envahisseurs de ses États, écrit à la reine Caroline afin de lui offrir les services du duc de Berry.
«Tous les moments du roi, son époux, sont trop noblement employés, pour que je ne me reprochasse pas de lui en faire perdre un seul. J'ai appris les premiers succès dont il a plu à la divine Providence de couronner sa généreuse entreprise, et Votre Majesté comprendra facilement le sentiment que j'éprouve en voyant un ouvrage digne de saint Louis, si heureusement commencé par celui de ses descendants qui marche le plus glorieusement sur ses traces. Je ne dissimulerai cependant pas à Votre Majesté le regret que j'éprouve de ne pouvoir moi-même partager les périls et la gloire du roi, mon cousin. Mais si les circonstances me privent de ces avantages, pourquoi ne pourrais-je pas me faire remplacer par un autre moi-même? Mon neveu, le duc de Berry, a déjà fait ses preuves à la guerre, et le moment où elle recommence lui rend son oisiveté actuelle bien pesante. J'ai lieu de me flatter que Votre Majesté, ainsi que le roi son époux, le verrait avec plaisir suivre son inclination qui l'appelle auprès d'eux, et ma tendresse pour lui forme sur ce voyage des espérances dont la réalité serait d'un aussi grand prix pour mon cœur que pour le sien.»
XI
MISÈRES DE PRINCE
À ce moment, la coalition contre la France se renouait; cette fois, le souverain moscovite y prenait part, et il se proposait d'employer la légion des émigrés dans cette campagne. Ces circonstances avaient activé le zèle du jeune prince, qui venait d'atteindre sa vingt et unième année. N'ayant pu encore trouver l'occasion de combattre, il brûlait du désir de se mesurer avec les soldats de la République. Assurément, il en résulterait pour lui quelque gloire et elle rejaillirait sur la cause royale. C'est même cette considération qui avait décidé le roi, son oncle, à le laisser partir, malgré les conseils contraires de d'Avaray, qui prévoyait «les dégoûts et les mortifications» dont le jeune prince allait être abreuvé en Wolhynie.
Ses premiers déboires provinrent de son état de misère. Pour le mettre en état de partir, le roi s'était saigné aux veines. Mais le peu qu'il avait pu faire fut promptement épuisé. Le prince, à qui son père n'envoyait rien, se trouva réduit à la maigre solde que lui avait assurée le tsar, et dont la modicité était pour lui une cause d'humiliation quand il la comparait à celle que touchaient ses cousins, les trois Condé. Tandis que le prince de Condé recevait du Trésor russe un traitement annuel de quarante mille roubles, que ceux de son fils le duc de Bourbon et de son petit-fils le duc d'Enghien étaient fixés à vingt mille et à quinze mille roubles, le duc de Berry n'en touchait que trois mille, solde des généraux de cavalerie, grossis d'une pension de douze cents, qu'un vieil usage accordait aux princes étrangers servant en Russie. Aussi, à peine arrivé à l'armée, se voyait-il obligé de vivre d'emprunts et de recourir à la bonté de son oncle. Dès sa première lettre, il crie misère. Le roi, quoique à la gêne, est contraint de venir à son secours. «J'ai reçu, mon cher enfant, votre lettre de bonne année, et je vous rends vos souhaits du meilleur de mon cœur. Vous me parlez de votre misère; ce mot m'affecte. Si les différents souverains eussent été aussi généreux pour moi que l'empereur de Russie, s'ils avaient suivi son invitation et son exemple, et fourni leur quote-part, je ne serais pas exposé à m'entendre dire ce vilain mot par mes enfants. J'espère que Sa Majesté Impériale voudra bien prendre cet état de choses en considération, et qu'elle vous donnera de quoi vous soutenir à son service. Mais, en attendant, je vous envoie bien moins que je ne voudrais et bien plus que je ne peux. Vous savez sûrement les malheurs du Piémont, et vous en êtes aussi affligé que moi. Remerciez Dieu de ce qu'au moins, vos oncles et vos tantes sont en sûreté, et de ce que votre mère est partie à temps.»
Les quelque mille francs contenus dans cette lettre ne furent qu'un déjeuner de soleil. En deux mois, ils eurent coulé entre les doigts du duc de Berry. Le 11 mars 1799, il adressait au roi cet appel désespéré: «Mon très cher oncle, je suis encore obligé de fatiguer Votre Majesté par le récit de la position où je me trouve, qui demande le plus prompt secours. Le comte de Damas a l'honneur de rendre compte au roy, fort en détail, de la pénurie où je suis, malgré l'économie dont j'ai usé depuis que je suis ici. Cependant, dans neuf jours, je n'aurai pas un rouble, pas un sol si je ne trouve pas encore à emprunter. Je supplie Votre Majesté de vouloir bien me faire passer ses ordres sur la conduite qu'elle ordonne que je tienne, et, en tout cas, si elle veut me rapprocher d'elle ou si elle veut que je reste à mon corps, m'envoyer de l'argent, surtout pour payer les dettes que j'ai déjà contractées, qui sont soucis pour moi, puisque je dois à des gentilshommes qui m'ont ouvert leur bourse et que c'est le fruit de leurs économies.
«Nous ne savons pas encore quand nous partirons; l'on n'en parle plus; mais, ce qu'il y a de bien sûr, c'est que nous ne ferons pas la guerre cette année. Nous venons de recevoir deux cents chevaux, qui sont encore plus méchants que les premiers; mais, grâce aux précautions, nous n'avons encore personne d'estropié.»
Si pressante que fût cette lettre, elle trouva le roi dans l'impuissance d'y satisfaire comme il l'eût voulu. «J'ai reçu hier votre lettre, mon cher enfant; il n'y a pas un mot dedans qui n'ait été à mon cœur et qui ne l'ait déchiré. Je sens votre position; mais, malheureusement, elle ne peut me faire oublier la mienne. Obligé de vivre, de soutenir comme je puis votre frère, de secourir tant de malheureux qui sont à chaque instant au point de succomber sous le poids de leur misère, ayant des dettes bien autres que les vôtres, et contractées par l'honneur envers l'honneur, puisque c'est l'existence de la plupart des émigrés, qui a été versée dans mes mains pour la campagne de 1792, vous sentez que je ne puis me livrer, comme je le voudrais, à ma tendresse pour vous. Par mes ordres, d'Avaray a fait des démarches à Pétersbourg pour vous faire obtenir un traitement qui puisse au moins approcher de vos besoins. J'ai moi-même, depuis mon retour, écrit à l'empereur sur cet objet; je lui ai demandé, en même temps, de vous faire payer les dix-huit mois échus de ce qu'il vient de vous fixer et, de mon côté, je vous envoie le même secours que je vous ai fait passer au mois de janvier. N'y voyez pas mes moyens, ils sont nuls; voyez-y ma bonne volonté.»
Quelques mois plus tard, alors que le duc de Berry, comme on le verra, est en route pour l'Allemagne, c'est la même préoccupation qu'on retrouve dans le langage que lui tient cet oncle dont la sollicitude et la bonté ne se lassent pas. À la fin d'une lettre du 3 septembre 1799, où le roi lui recommande «de travailler sans relâche à se rendre maître de son premier mouvement», on peut lire ce post-scriptum: «Je sens bien que vous seriez bien aise de trouver, joint à cette lettre, un beau morceau de papier sur lequel il y eût écrit: Monsieur, par la présente, il vous plaira de payer, etc. Je le voudrais bien aussi; mais vous savez que, malheureusement, mes moyens ne répondent pas à ma tendresse. Pour y suppléer, j'ai travaillé à émouvoir les entrailles maternelles en votre faveur; j'espère y réussir. Mais ce que j'espère surtout, c'est que votre père pourra ou vous aider lui-même ou vous faire aider par d'autres.»
Répondant en ce même moment à la comtesse d'Artois, qui, en fuyant Turin, s'est empressée de l'avertir qu'elle a trouvé un asile paisible à Klagenfurth, en Carinthie, le roi tient la promesse qu'il a faite à son neveu, et s'efforce d'arracher à la mère quelques secours pour le fils: «J'aurais reçu, ma chère sœur, votre lettre avec bien du plaisir, si je n'y avais pas trouvé un peu de cérémonie. J'aimerais cent fois mieux être appelé: espèce d'amphibie, comme vous m'avez jadis fait cet honneur aux échecs, que Votre Majesté. Après ce reproche, je vous dirai que je vous vois heureuse, et que cela me cause une satisfaction peu commune. Vous avez, sur ma parole, trois aimables enfants: car il ne faut pas oublier ce pauvre Berry, et quand je n'aurais pas à vous parler des autres, je vous écrirais tout exprès pour lui. Il n'a exactement pas le sol, et moi je ne puis pas le secourir. Trois ou quatre mille francs par mois le feraient vivre. Il me suffit de vous en avoir donné l'avis, et je suis bien sûr que votre tendresse maternelle n'a besoin que de cela.
«J'aurais bien envie de vous parler du bonheur de mon frère, des grâces, des vertus, de l'amabilité de votre belle-fille. Mais je craindrais de vous tantaliser. Ainsi, je ne vous en dis pas un mot, et je me contente d'en être heureux dans mon petit coin.»
La cruelle situation qui résulte pour le duc de Berry de la gêne que révèle cette correspondance émeut le sensible d'Avaray plus encore peut-être que le roi. Non seulement elle l'émeut, mais il s'en indigne. «Tous les princes de la maison de Condé nagent dans l'abondance, écrit-il avec amertume, et un petit-fils de France reste dans la misère.» Et il conseille au jeune prince «de rompre son petit état de maison, de percer son pourpoint au coude s'il ne l'est déjà, et de choisir cinq ou six braves gentilshommes pour faire auberge avec eux. Voilà le seul moyen de sollicitation qui, selon moi, puisse être noblement employé».
Ce conseil semble impraticable au duc de Berry. Il ne change rien à son genre d'existence; mais il en souhaite ardemment la fin. Désireux maintenant de quitter au plus tôt la Wolhynie, il supplie son oncle d'écrire au roi de Naples pour le faire entrer dans l'armée sicilienne. Il voudrait y être déjà, montrer au monde de quoi il est capable. «Je ne puis pas faire en ce moment ce que vous désirez, est contraint de lui répondre son oncle; il y a bien des préliminaires. Cependant, pour vous consoler, je vous dirai qu'il y a plus d'un mois que je les ai commencés. Ah! certes, il n'y a malheureusement rien qui presse. Les moins mauvaises nouvelles ne sont point confirmées, et il n'est que trop vraisemblable, d'après celles qui sont venues hier, qu'à l'heure qu'il est, le roi de Naples a fait sa paix ou qu'il est retiré en Sicile, heureux encore que la bataille d'Aboukir lui fasse un rempart du détroit de Messine.»
Le duc de Berry est donc obligé de se résigner à son sort, et il s'y résignerait sans se plaindre s'il ne voyait surgir autour de lui de nouvelles causes d'humiliations. Si douloureuse que soit sa misère, bien plus cruelle est la blessure que fait à son orgueil la persistance du prince de Condé à le tenir «dans une affligeante nullité», à réserver à son petit-fils, le duc d'Enghien, «toutes les occasions d'acquérir de la gloire.» Cette préférence semble d'autant plus inexplicable que les deux princes étant égaux de grade, et chacun d'eux commandant un régiment de cavalerie noble, il suffirait de les traiter également pour qu'il ne pût naître entre eux aucune rivalité, le duc de Berry ayant spontanément renoncé, en arrivant au corps, à revendiquer les droits qu'il tient de sa naissance, et qui, en France, placeraient son cousin au-dessous de lui. Une circonstance imprévue fait éclater le conflit latent qu'a provoqué l'attitude de Condé à son égard.
Au mois de mars, le vieux prince reçoit de l'empereur Paul l'ordre de partir pour l'Allemagne avec son infanterie pour rejoindre l'armée russe qui, sous le commandement de Souwarof, marche avec l'Autriche contre la France. Quant à sa cavalerie, il la laissera dans ses quartiers. Cette décision cause au duc de Berry comme à ses soldats un véritable désespoir, qui s'accroît encore lorsqu'il peut supposer que le duc d'Enghien, abandonnant son régiment, partira avec son grand-père. Il lui reste, il est vrai, la ressource d'imiter cet exemple et de suivre l'infanterie, en abandonnant sa cavalerie. Mais sa jeune raison lui montre les périls qui résulteraient de son départ. Si, comme le duc d'Enghien, il quitte son régiment pour marcher en volontaire, ne peut-on craindre un soulèvement des gentilshommes qui le composent? «Tous croiront qu'ils sont abandonnés, mande-t-il à son oncle, qu'ils ne reverront jamais leur patrie; ils se débanderont, et ne pouvant pas avoir de congé, ils déserteront, et il arrivera les scènes les plus affligeantes qui nous attireront la colère de l'Empereur. Votre Majesté connaît les têtes françaises; elle a vu à Thionville l'infanterie presque révoltée, lorsque la cavalerie est partie pour la Champagne; qu'elle juge ce que peuvent des gentilshommes aigris par dix ans de maux, laissés au fond de la Pologne sans chefs, à cinq cents lieues de la France, voyant partir leurs camarades et tous leurs princes.»
Peut-il, d'autre part, ne pas partir si son cousin donne suite à ses projets? «Le roi jugera combien il m'en coûterait de rester en Pologne pendant que mes cousins seraient devant l'ennemi!» Si le duc d'Enghien, au contraire, reste à la tête de son régiment, comme le duc de Berry à la tête du sien, se posera la question de savoir auquel des deux princes sera dévolu, en l'absence du général en chef, le commandement supérieur. Elle agite déjà les esprits, cette question, et le prince de Condé ne cache pas que, dans sa pensée, elle est résolue au profit de son petit-fils.
Le duc de Berry, l'ayant su, proteste si vivement, que Condé, s'emportant à son tour, lui parle avec dureté:
—Le duc d'Enghien a commandé l'avant-garde en 1796; il s'est distingué en plusieurs combats, tandis que Votre Altesse Royale n'avait qu'un commandement ad honores. Elle ne pourrait produire en sa faveur aucune action.
D'Avaray, à qui nous devons la révélation de ce pénible débat, reproduit la réplique du duc de Berry en constatant combien elle lui fait honneur.
—Si j'avais été à l'armée de mon père, monseigneur, j'aurais fait les mêmes choses que votre petit-fils, et il n'aurait fait que le peu que vous m'avez laissé faire.
Renonçant à résoudre lui-même cette difficulté, le prince de Condé la soumet à la fois au tsar et à Louis XVIII. De son côté, le duc de Berry écrit à son oncle. Il lui expose ses griefs et lui demande, au cas où il n'aurait pas satisfaction, l'autorisation de retourner auprès de lui. Le mariage de son frère est un prétexte suffisant pour justifier son départ. Il n'insiste pas cependant. Ses gentilshommes le supplient de ne pas s'éloigner d'eux. Il est prêt à leur céder si le roi lui en manifeste le désir.
Avant que la réponse du roi ne lui parvienne, arrivent de nouveaux ordres de l'empereur. Ils portent que le duc d'Enghien partira en même temps que l'infanterie, avec tout ce qu'il aura pu réunir de cavalerie en état, et que le duc de Berry ne rejoindra que lorsque les cavaliers non encore montés auront reçu leurs chevaux. «Il reste donc au dépôt, remarque tristement d'Avaray, tandis que M. le prince de Condé, son fils et son petit-fils marchent à l'ennemi.» D'Avaray se console, cependant, en pensant que ce fâcheux démêlé aura eu pour le duc de Berry l'avantage de développer la noblesse de son caractère, de mettre en lumière «sa prudence au-dessus de son âge et de la tête qu'on lui connaît».
Une lettre que le prince reçoit alors de son oncle et qui clôt l'incident prouve que le roi ne l'avait pas pris au tragique. Au reçu de la question que lui posait Condé, il avait répondu assez dédaigneusement: «Ce n'en serait pas une en France; mais, quelle que soit la décision de l'Empereur, mon neveu s'y conformera avec soumission.» Envers son neveu, il fut moins laconique; il s'attachait à verser du baume sur la blessure, sans renoncer à donner de fermes et sages conseils.
«C'est à l'Empereur seul à décider à qui doit rester le commandement en l'absence de M. le prince de Condé. Quelle que soit sa décision, conformez-vous-y sans difficulté, mon cher enfant. Si elle est contraire à vos désirs, triomphez de vous-même, mais ne vous abaissez pas jusqu'à la plainte. Cogita, dit Tite-Live, quis sis et aude nectas sis. Souvenez-vous surtout que celui qui est au-dessus du droit, ne peut éprouver un passe-droit. Ne croyez pas que je sois insensible à ce que vous éprouvez; mais soyez sûr qu'en souffrant plus que vous de vos peines, je m'en console en songeant que rien n'est plus propre à vous former le caractère, à rompre la fougue de vos passions, enfin à faire de vous tout ce que vous pouvez être, et ce que j'espère que vous serez un jour. Enfin n'oubliez pas que votre immortel aïeul, Henri IV, fit ses premières armes sous le prince de Condé, son oncle, et que, quoiqu'il eût à peu près votre âge lorsque celui-ci fut tué, il ne fit aucune difficulté d'être aux ordres de l'amiral de Coligny.
«Le désir que les gentilshommes qui sont sous vos ordres vous ont témoigné de vous voir rester parmi eux est fort naturel, et le parti que vous avez pris d'accéder à ce désir est d'autant plus généreux, que je sens très bien ce qu'il vous en coûte. Je l'approuve donc, et je me vois forcé de vous annoncer un autre sacrifice à faire, c'est celui de votre présence au mariage de votre frère, quand bien même l'Empereur vous le permettrait. Les raisons qui vous empêchent de demander à suivre l'infanterie doivent aussi vous faire renoncer à ce doux espoir. Vous le sentez facilement. Une absence momentanée passerait bientôt pour définitive, et les mêmes inconvénients s'ensuivraient. Mais, ces mêmes gentilshommes ne doivent pas en inférer que dans aucun cas, vous ne vous séparerez d'eux. L'exemple de MM. de Vioménil et de Langeron prouve que l'Empereur juge quelquefois à propos de séparer les chefs de leurs corps, et si la même chose vous arrivait, il n'y aurait pas à balancer. Il est donc absolument nécessaire que vous préveniez ces messieurs de la possibilité de ce cas, qui n'a, d'ailleurs, rien d'improbable.»
Docile à la volonté de son oncle, le duc de Berry, caressant l'espoir de prendre sa revanche, ne songea plus qu'à presser l'organisation de sa cavalerie, afin de se transporter au plus vite sur le théâtre des opérations. Il y était à la fin de septembre. Mais il n'y arriva que pour apprendre le résultat de la bataille de Zurich, livrée le 26 par Masséna à Souwarof, et qui s'était terminée par l'écrasante défaite de celui-ci. Ainsi, tout semblait conspirer contre les ardeurs belliqueuses du jeune prince, pour l'empêcher d'y satisfaire. Il put croire un moment qu'il serait appelé à combattre; il n'en fut rien; il n'eut même pas la chance d'assister au combat de Constance, dans lequel l'infanterie de Condé fut engagée. Le roi, l'ayant appris par d'autres que par lui, s'efforçait de le consoler:
«J'ai reçu, mon cher enfant, votre lettre du 13 octobre, et je profite, pour y répondre, de l'occasion du duc de Vioménil qui va remplacer le général de Korsakof. Je savais déjà l'affaire de Constance et la mort du brave Salgues. Mais son oraison funèbre, si bien faite par vous, ne m'en a pas moins touché. Quant à vous, quoique ce fût une affaire d'infanterie, je ne savais pas si vous aviez pu y prendre part, et j'étais bien sûr que vous ne m'en diriez pas un mot. (Ceci n'est pas un reproche à beaucoup près.) Enfin, j'ai su que vous n'aviez pu rien faire, et j'ai senti votre peine. Espérons que vous trouverez une meilleure occasion. Le héros qui vient si miraculeusement de vous rejoindre en est un sûr garant. Alors, je ne suis pas en peine de ce que vous ferez. Je sais que mon enfant reviendra toujours avec ou sur son bouclier. Mais, quelque satisfaction que ma tendresse éprouve de votre conduite, elle sera toujours imparfaite, tant que je ne l'apprendrai que par les récits d'autrui.»
Lorsque cette lettre parvint au duc de Berry, la seconde coalition achevait de se dissoudre. Paul Ier, attribuant la défaite de ses armes à la mauvaise foi de ses alliés, venait de leur faire savoir qu'il rappelait ses troupes. L'armée de Condé recevait l'ordre de revenir en Pologne. Mais, beaucoup de ceux qui la composaient refusant de s'éloigner de nouveau de la France, leur patrie, c'est son existence même qui était menacée. Condé ne s'empressa pas d'obéir. Il écrivit à l'Empereur; il exposa les inconvénients qui résulteraient pour la cause royale du retour de sa petite armée en Pologne, et lui demanda de ne pas le priver de combattre pour son roi. Il recourut, en même temps, aux bons offices de l'Angleterre, afin d'obtenir, par son entremise, que le corps ne retournât pas en Russie. Paul Ier n'admettait guère que ses ordres ne fussent pas promptement exécutés. Il n'écouta ni Condé ni l'ambassadeur britannique. Il répondit en rendant à Condé la libre disposition de ses troupes. C'eût été pour elles une sentence de mort si l'Angleterre n'était intervenue pour les prendre à sa solde, en les laissant à la disposition de l'Autriche, qui s'engagea, de son côté, à les employer en Italie pendant la campagne prochaine.
Le duc de Berry, d'abord résolu à quitter l'armée plutôt que de la suivre en Wolhynie, se décida sans peine à y rester encore lorsqu'il sut qu'elle ne retournait pas dans un pays détesté. En restant avec elle, il était assuré d'être transporté sur le territoire italien dès le printemps suivant. Mais, comme elle allait demeurer oisive jusque-là, il prit le parti de la précéder, de se rendre à Naples et de se faire admettre dans l'armée napolitaine.
Son oncle, mis au courant de ses projets, les approuva, non sans y apporter un changement. Il regardait comme essentiel qu'avant de se présenter aux souverains siciliens, le duc de Berry allât faire sa cour à son cousin l'empereur d'Autriche, à qui le rattacheraient de plus étroits liens de parenté s'il épousait une des princesses de Sicile, sœurs de l'impératrice. Il lui ordonnait, en conséquence, de passer par Vienne en allant à Naples. Klagenfurth était sur sa route; il s'y arrêterait pour embrasser sa mère, qu'il n'avait pas vue depuis cinq ans. Le 20 février 1800, ayant envoyé cet ordre au duc de Berry, Louis XVIII en avertissait le roi de Naples.
«L'âme de Votre Majesté est trop élevée pour avoir pu être surprise du délai qu'a mis le duc de Berry à se rendre auprès de Votre Majesté. En vain son cœur l'en sollicitait; en vain le lui aurais-je ordonné moi-même, tant qu'il a été en face de l'ennemi, tant qu'il a pu croire qu'il y resterait; je le connaissais trop pour lui donner cet ordre. Aujourd'hui que la gloire ne contrarie plus d'autres sentiments, je lui mande de se rendre à son nouveau poste, et j'ose d'avance solliciter les bontés de Votre Majesté en sa faveur. Je le charge de lui exprimer tous les sentiments qui m'animent pour Elle, de solliciter la continuation de son amitié pour moi, de son intérêt pour une cause qui est la sienne, qui le deviendra encore plus, si, comme je l'espère, un nouveau lien est ajouté à ceux qui nous unissent de si près, et j'ose être certain que si les malheurs qu'a récemment éprouvés Votre Majesté lui en laissent la possibilité, elle ne bornera pas son intérêt à de simples vœux. Je ne puis finir cette lettre sans dire à Votre Majesté combien j'envie à mon neveu un bonheur dont j'ai été si près pendant plus de deux ans, sans qu'il m'ait jamais été possible d'en jouir.»
XII
LE DUC DE BERRY ET LES BOURBONS DE NAPLES
À la fin de février, le duc de Berry débarquait à Vienne. En y arrivant, il apprit par l'agent du roi, La Fare, que les troupes françaises venaient d'évacuer les États de Naples, et que Ferdinand IV se préparait à rentrer dans sa capitale. Nulle nouvelle ne pouvait lui être plus agréable. Elle lui permettait de penser que la réalisation de ses espérances ne rencontrerait plus d'obstacles. Mais il ne tarda pas à comprendre que c'était se flatter trop vite et trop tôt du succès de son entreprise. Admirablement reçu par l'empereur et surtout par les archiducs Charles et Albert, invité à dîner au palais, objet des attentions du premier ministre, baron de Thugut, et enfin traité partout en fils de France, allié de la cour d'Autriche, divers traits sur lesquels il lui eût été impossible de fermer les yeux ne tardèrent pas à lui révéler une hostilité latente, dans laquelle, au bout de peu de jours, il saisit la main de l'impératrice elle-même.
Cette fille aînée de la reine Caroline ne le trouvait pas digne d'épouser une de ses sœurs.
—Il n'est pas d'assez bonne maison, avait-elle dit, oubliant qu'il était Bourbon comme elle. Et puis, c'est un émigré!
En réalité, elle redoutait l'influence d'un prince français s'exerçant dans la famille royale de Naples et rompant le joug que la cour de Vienne imposait à cette famille. Sa malveillance, qu'elle s'efforçait de dissimuler au prince qui en était l'objet, s'aggravait de celle de l'ambassadeur napolitain, le marquis de Gallo, qui s'était fait son complice pour empêcher le mariage.
«Les premiers jours de mon arrivée ici, mandait le prince à son oncle, le marquis de Gallo, après avoir pressé vivement l'évêque de Nancy, s'est adressé directement à moi pour me prouver que je ne pouvais aller maintenant à Naples sans avoir reçu des lettres du roi et de la reine, que le roi irait peut-être en Calabre, la reine ici; enfin, il m'a tenu deux heures entières pour m'engager à ne pas partir encore ou à attendre à Florence des nouvelles ultérieures de Naples. J'ai réfuté toutes ses raisons en lui disant que c'était l'ordre de Votre Majesté, qu'Elle en avait prévenu le roi de Naples, et que moi-même j'y avais envoyé un officier de ma maison pour le prévenir de ma prochaine arrivée. L'on ne peut se faire d'idée de l'acharnement qu'il y a mis.»
Ne parvenant pas à vaincre la résistance du prince, le marquis de Gallo avait alors imaginé de se procurer le signalement de l'officier qui devait être le précurseur du duc de Berry à Naples, et d'envoyer deux courriers pour lui faire fermer l'entrée du royaume jusqu'à ce que ses instances pour provoquer la rupture des négociations eussent produit leur effet. Ces tentatives furent déjouées par l'habileté de La Fare, et par la bonne grâce du duc de Berry. Elle charmait tous ceux qui l'approchaient, et l'empereur tout le premier.
—Il paraît que vous allez vous marier, mon cousin, lui dit-il, et que vous épousez une fille du roi de Naples. Je vous assure que j'en serai enchanté.
Il n'y eut pas jusqu'à Thugut lui-même, d'ordinaire assez hostile aux vues de la maison royale de France, qui ne se montrât favorable au mariage, et ne protestât contre le dessein qu'on lui attribuait de le contrecarrer. Il est vrai que d'Avaray voyait dans ses protestations «une ruse politique». Il suspectait la sincérité de Thugut, le soupçonnait d'être d'accord avec l'impératrice et le marquis de Gallo pour faire leur jeu. C'était aussi l'avis du sagace La Fare, avis partagé par le duc de Berry. Mais ils ne s'étonnaient ni l'un ni l'autre, pas plus que d'Avaray, de la malveillance qui soufflait autour du prince. La cour de Vienne, depuis dix ans, n'avait jamais eu d'autre attitude. Ce qu'elle laissait percer à cette heure de son hostilité était conforme au système qu'elle avait toujours mis en pratique envers les émigrés.
Cette attitude, le duc de Berry l'avait prévue. Durant son court séjour à Klagenfurth, avant de mettre le pied dans la capitale d'Autriche, il avait écrit au tsar pour implorer sa protection contre les intrigues qui menaçaient ses desseins. «Il m'est impossible, au milieu des malheurs qui poursuivent ma famille, de lutter contre des adversaires aussi puissants ... Je suis assuré du succès si Votre Majesté veut prendre le mien sous sa protection spéciale par la voie de son ambassadeur à Naples. Dès que l'on saura à cette cour l'intérêt qu'elle veut bien y prendre, toute difficulté s'aplanira.» Espérant une réponse favorable à ses vues, il persévérait dans son dessein, ouvrant les yeux et les oreilles pour tout voir et tout entendre.
À Vienne, il rencontra le général Willot et le comte de Précy, venus l'un et l'autre pour conférer avec les ministres autrichiens sur une expédition dans le Midi, dont le premier avait conçu le projet et à laquelle le prince devait participer. En écoutant les deux généraux, il constata qu'ils se jalousaient, se dénigraient, que Précy s'efforçait de nuire à Willot. Il dénonça au roi ces manœuvres et prit ouvertement parti pour Willot, qui l'avait gagné en lui soumettant ses plans. «Il compte sur 18 à 20000 hommes, et, ce qui est mieux que tout, sur une division de l'armée d'Italie.»
Se sachant destiné par le roi à marcher en tête de cette expédition, et désireux d'attendre à Naples le moment d'entrer en campagne, il se préparait à quitter Vienne, lorsqu'une communication de l'ambassadeur d'Angleterre, lord Minto, vint à l'improviste menacer ses projets. Ce diplomate était averti par lord Grenville que le comte d'Artois mandait à son fils de venir sur-le-champ en Angleterre «pour prendre sa place dans une expédition» qui devait opérer dans l'Ouest, lui-même s'étant réservé le commandement de celle du Midi. Déconcerté par ces ordres inattendus, mais ne les recevant pas directement, le duc de Berry résolut de n'obéir que s'ils lui étaient confirmés par une lettre de son père qu'il attendrait à Klagenfurth, et, dans le cas contraire, de continuer son voyage. Cette lettre, sans doute, ne fut pas telle qu'il le pouvait craindre, puisque le 18 avril, ayant repris sa marche sur Naples, il arrivait à Venise.
C'était au lendemain du conclave dans lequel un nouveau pape avait été élu sous le nom de Pie VII. Le souverain pontife et le Sacré Collège étaient encore à Venise, attendant que Rome se rouvrît pour eux. Le neveu du Roi Très Chrétien eût gravement manqué à son devoir s'il eût négligé d'aller se prosterner devant le chef de la catholicité. Dès son arrivée, le duc de Berry fit demander une audience à Pie VII, qui résidait à Saint-Georges. Le même jour, un prélat envoyé par le pape venait l'avertir qu'il serait reçu le lendemain à onze heures. «J'ai été reçu absolument comme je l'aurais été avant la Révolution, écrivait-il à son oncle. Le pape est venu au-devant de moi à la porte. Je me suis mis à genoux, et, malgré les efforts qu'il a faits pour me relever, j'ai voulu absolument lui baiser la mule, pensant qu'un prince de la maison de France ne pouvait pas trop rendre au chef de l'Église. Sa Sainteté m'a fait asseoir auprès d'elle; la conversation a totalement roulé sur le désir que le pape a de voir rétablir le fils aîné de l'Église dans tous ses droits, et je lui ai dit que le désir de Votre Majesté était de pouvoir être à même de soutenir ceux de l'Église comme l'ont toujours fait ses aïeux. J'ai été reconduit avec tous les honneurs possibles. Cette après-midi, le Sacré-Collège est venu en grande partie chez moi. Le cardinal duc d'York m'a chargé particulièrement de mettre ses hommages aux pieds du roi.» L'accueil que le duc de Berry avait reçu du pape eut pour effet d'accroître sa confiance dans la réussite des projets qui le conduisaient à Naples. Il quitta joyeusement Venise pour marcher à la conquête de la Toison d'or, se croyant déjà victorieux.
À Naples, une déception l'attendait; la famille royale n'y était pas rentrée; elle était encore à Palerme. C'est là que le monarque sicilien l'invitait à se rendre. Une frégate russe avait été mise à sa disposition pour l'y transporter. Au moment de s'embarquer, profitant d'un courrier qui partait pour Saint-Pétersbourg et qui devait passer par Mitau, il écrivit à son oncle le 13 mai: «J'ose supplier Votre Majesté de ne pas perdre de temps pour faire la demande au roi de Naples d'une de ses filles pour moi.» Il ignorait encore que Louis XVIII avait devancé ses désirs. Depuis le 21 avril, une demande officielle était en route pour Palerme, ou plutôt deux, l'une adressée au roi de Naples, l'autre à la reine.
La première était ainsi conçue: «J'ai déjà pressenti Votre Majesté sur le désir extrême que j'avais de resserrer les liens qui nous unissent de si près, par le mariage d'une de ses filles avec le duc de Berry, mon neveu. Mais j'ai cru devoir attendre pour m'en expliquer ouvertement le moment où mon neveu, dont Votre Majesté a bien voulu agréer les services, se serait rendu auprès de sa personne. C'est du moins un avantage que je dois à nos malheurs d'avoir pu ne pas traiter cette affaire comme celles de cette espèce se traitent ordinairement, mais comme il convient entre bons parents et amis. Le duc de Berry doit en ce moment être arrivé auprès de Votre Majesté; au moins je suis sûr qu'il le sera longtemps avant cette lettre, et elle aura pu juger s'il lui convient pour gendre. Si cela est, je la prie très instamment de lui accorder la main de l'une de ses filles, et j'aurai ainsi, dans l'espace d'une année, eu la douce consolation d'assurer le bonheur de tous mes enfants. Mon frère s'unit à moi dans cette prière, et je joins ici une lettre qu'il m'a envoyée, il y a quelque temps, pour la faire passer à Votre Majesté lorsque je lui ferais cette demande, objet de nos vœux les plus chers. J'espère que, mon neveu devenant le fils de Votre Majesté, elle voudra qu'il se montre digne de cet honneur, et qu'elle lui facilitera, en tout ce qui pourra dépendre d'elle, les moyens de prendre l'activité que les circonstances actuelles exigent plus que jamais de lui.»
À la reine de Naples, Louis XVIII tenait à peu près le même langage: «Encouragé par l'amitié dont Votre Majesté m'a donné tant de témoignages et de preuves, je viens m'expliquer avec elle plus ouvertement que je n'ai osé le faire jusqu'à présent, sur le désir ardent que j'ai de resserrer les liens qui nous unissent. Mon neveu est, en ce moment, auprès de Votre Majesté ou bien près d'y arriver, et j'ose espérer que sa présence n'aura pas diminué la bonne opinion qu'Elle avait bien voulu concevoir de lui. C'est le moment que j'attendais pour prier Votre Majesté de le rendre heureux en consentant à son union avec une de ses filles, et en appuyant auprès du roi, son époux, la demande que je lui en fais. Je joins ici une lettre de mon frère qui s'unit à moi dans cette demande. Nous serons certains du succès, si nous obtenons le suffrage et l'appui de Votre Majesté.»
Pour présenter cette double demande et prendre part aux négociations qui devaient en être la suite, Louis XVIII avait fait choix d'un gentilhomme émigré, le comte de Chastellux, diplomate de carrière, qui avait été longtemps ambassadeur de France auprès des souverains des Deux-Siciles. Ceux-ci le connaissaient, l'estimaient, et les rapports qu'il avait entretenus avec eux lui donnaient, pour faire aboutir ces pourparlers, une autorité dont n'eût pu se flatter tout autre envoyé. Malheureusement, outre que, par suite de l'imperfection des postes, les lettres du roi arrivèrent tardivement à Chastellux, son souci des formes lui fit craindre, quand il les eut lues, ainsi que les instructions qui les accompagnaient, qu'on ne lui objectât l'insuffisance de ses pouvoirs. Il en résulta que la demande du roi, qui n'était pas arrivée lorsque le duc de Berry débarqua à Palerme, était encore attendue lorsqu'au bout de quinze jours il en repartit.
Il est vrai qu'avec cette belle audace qui caractérise la jeunesse, il ne s'était pas embarrassé pour si peu. Admis dans l'intimité de la famille royale, traité par Ferdinand IV et par Caroline comme un de leurs enfants, il eut promptement conquis tous les cœurs et particulièrement celui de la princesse Christine. Elle lui dissimula si peu ses sentiments et lui révéla un si heureux caractère, que c'est sur elle que se porta son choix préférablement à la princesse Amélie, et qu'il supplia le roi et la reine de lui accorder sa main.
Leur consentement fut immédiat et formel.
—Dès que le roi, votre oncle, nous aura marqué son désir de voir s'effectuer cette alliance, lui dit la reine, nous vous donnerons notre fille; nous sommes assurés que c'est pour son bonheur. Je vais partir pour Vienne avec elle et sa sœur. Notre absence durera cinq ou six mois, et, dès notre retour, le mariage pourra être célébré.
Cinq ou six mois, c'était, au gré du duc de Berry, un délai bien long. Aussi, suppliait-il son oncle de hâter l'envoi de la demande. En lui transmettant les détails qu'on vient de lire, il ajoutait que Leurs Majestés siciliennes se chargeaient absolument de leur gendre et de leur fille tant qu'on serait hors de France, et demandaient seulement que, lorsqu'on y rentrerait, le sort de la princesse fût assuré. «Les bontés du roi, mon cousin, pour vous, répondait Louis XVIII, me touchent au delà de ce que je puis dire. Il y a bien longtemps que M. de Chastellux, que j'ai chargé de reprendre les fonctions qu'il exerçait auprès de Leurs Majestés avant la dernière catastrophe, devrait être arrivé avec la lettre par laquelle je fais la demande qui, je l'espère, assurera votre bonheur, et les pouvoirs et documents nécessaires pour le mariage. Mais, mes ordres ont éprouvé un retard incroyable. J'espère cependant qu'il doit être à présent à Palerme, et comme il me semble que la reine de Naples doit y être maintenant de retour, je me flatte que cette affaire si désirée sera promptement terminée. D'après votre lettre du 3 juin, je mande à M. de Chastellux de faire la demande formelle de Mme Christine pour vous.
«Parlez souvent de moi à mes excellents cousins. Assurez en particulier Mme Christine qu'elle aura toujours en moi un bon oncle, et qu'elle peut bien compter sur sa part de la grande tendresse paternelle que je vous porte.»
Cette lettre trouva le duc de Berry à Rome, où il était venu en quittant Palerme pour rejoindre en Allemagne l'armée de Condé. Il ne devait que traverser la ville éternelle. Mais, il s'y était arrêté dans l'espoir de combattre, dans les rangs de l'armée napolitaine qui s'y trouvait alors, contre les patriotes italiens s'ils se présentaient, comme tout portait à le faire craindre, la république française entretenant leur révolte par des promesses d'argent et de troupes. D'autre part, il espérait recevoir d'un moment à l'autre un appel du général Willot, avec qui il devait se jeter dans le Midi. Mais, au milieu de ces préoccupations belliqueuses, il ne perdait pas de vue le projet de mariage. Par malheur, la reine Caroline, que Louis XVIII croyait rentrée à Palerme, de retour de son voyage à Vienne, partait à peine et ne pensait pas revenir avant le printemps, ce qui reculait jusqu'à une date lointaine et indéterminée la réalisation des vœux du duc de Berry.
Chastellux, qui se dirigeait vers Naples, la rencontra à son passage à Ancône. Il la trouva dans les meilleures dispositions en faveur du duc de Berry, dont elle parlait, écrivait-il, «comme de son enfant.» Elle entra en explications avec Chastellux sur les clauses du contrat de mariage. La princesse Christine serait traitée comme l'impératrice d'Autriche et la grande-duchesse de Toscane, qui avaient eu chacune pour dot cent mille écus d'or. La cour de Naples se chargeait de l'entretien des deux époux. Elle demandait seulement que le contrat, en ce qui concernait le duc de Berry, fût conforme à celui de son père. Chastellux considéra comme un engagement le langage qu'il entendit. Du reste, quelques jours plus tard, de Trieste, Caroline le confirmait à Louis XVIII, et exprimait à l'égard du jeune prince «des sentiments vraiment maternels» qui conduisirent le roi aux mêmes conclusions que son envoyé.
Sa réponse trahit la joie qu'il en ressentit:
«Je ne puis dire à Votre Majesté combien je suis touché des marques d'amitié que sa lettre renferme, et surtout la satisfaction que j'éprouve de voir qu'en cédant au vœu de mon cœur, j'ai prévenu l'un de ceux que Votre Majesté voulait bien former. Tout, en effet, Madame, nous invite à l'union la plus intime: le sang, la politique, j'ose même dire, pour ma part, l'attrait (j'ai trop entendu l'objet de nos plus tendres regrets me parler de sa chère Caroline[17], pour ne pas partager le sentiment qu'elle me peignait si bien); enfin les nouveaux liens qui, j'espère, vont bientôt se former entre nous.
«Votre Majesté pense bien que tous ceux qui ont eu le bonheur de voir Mme Christine n'ont pas manqué de m'en parler. Si quelque chose pouvait augmenter le désir que j'éprouve de la voir ma nièce, ce serait sans doute ces rapports unanimes, et les bontés que Votre Majesté me témoigne pour M. le duc de Berry l'augmentent encore en redoublant mes espérances.»
Tandis que ces témoignages de gratitude et d'espoir allaient chercher à Vienne la reine Caroline, Chastellux avait poursuivi sa route vers Palerme, où il devait s'acquitter officiellement de la mission dont il était chargé. Reçu le 3 septembre par Ferdinand IV, il n'eut qu'à se louer de son accueil. Le roi lui tint un langage analogue à celui que lui avait tenu la reine. Il le chargea d'assurer Louis XVIII qu'il était animé des mêmes désirs que lui, quant au mariage, et les éloges qu'il fit du duc de Berry parurent à Chastellux donner à ses paroles une portée décisive. Cependant, lorsqu'il voulut parler des conditions du contrat, le roi le renvoya à son premier ministre, le général Acton.
Favori de la reine, Acton devait à la confiance de celle-ci d'être devenu le personnage le plus puissant du royaume. Son approbation n'était pas moins nécessaire que celle de ses souverains. Il s'était fait du duc de Berry une opinion favorable. Il ne voyait qu'avantages dans l'union d'une fille de Naples avec ce prince. Chastellux ne l'ignorait pas. Aussi, en se présentant chez Acton, fut-il très surpris et quelque peu déconcerté d'entendre une question à laquelle il ne pouvait s'attendre.
—M'apportez-vous vos propositions? lui demanda le ministre.
—Je n'en ai point de particulières à vous faire, répondit-il. Le sort de M. le duc de Berry, tel qu'il devra être après la restauration, est déjà déterminé par les arrangements qu'a pris le roi Louis XV et, par conséquent, mon maître a dû croire qu'il lui suffisait de présenter son neveu avec les droits de son auguste existence, c'est-à-dire les droits qu'il tient de son aïeul.
—Tout cela n'est pas assez précis, répliqua Acton. Le contrat d'une princesse de Naples doit être conforme aux contrats de mariage des princesses de Savoie, et c'est celui de M. le comte de Provence ou de M. le comte d'Artois qu'il y a lieu de prendre aujourd'hui pour modèle. Cette forme est nécessaire à la dignité des futurs époux dont elle fixe la situation; en outre, elle rassurera le Prince héréditaire; il a plusieurs enfants et commence à donner de l'attention aux arrangements relatifs à la princesse sa sœur, dans la crainte que son établissement ne lui devienne un jour à charge.
Chastellux ne vit aucun empêchement à suivre cette voie. Il objecta seulement que Louis XVIII, en rentrant en France, ne serait peut-être pas en état de donner au duc de Berry ni de promettre pour le douaire des sommes aussi fortes que celles qu'avait stipulées Louis XV au profit du comte de Provence et de son frère. Acton convint que l'objection était juste. Mais à l'inconvénient qui la justifiait, il serait aisé de remédier «par des réserves, articles secrets et contre-lettres». Il ne fut pas question de l'entretien des futurs époux; ce point était réglé par les déclarations qu'avait faites le roi de Naples au duc de Berry. Quant à la dot, elle serait égale à celle de l'impératrice et de la grande-duchesse de Toscane. L'accord était donc complet.
En le faisant savoir à son maître et en lui envoyant le rapport où nous puisons ces détails, Chastellux lui demandait une copie de son contrat de mariage ou de celui de Monsieur. Mais la question sur ce point spécial n'était point aussi facile à résoudre qu'il le supposait. Comment, dans la situation précaire où se trouvaient le roi et son frère, eussent-ils pu régler par des dispositions précises le sort futur du duc de Berry et de son épouse? Dans sa réponse, Louis XVIII démontrait l'impossibilité de pratiquer ainsi, et proposait de rédiger le contrat de la même manière que celui du duc d'Angoulême. Si la cour de Naples persistait à exiger que le roi et Monsieur fissent pour le jeune prince les mêmes stipulations qui avaient été faites en leur faveur par Louis XV, l'embarras serait d'autant plus grand que le roi n'avait pas son contrat de mariage, et que probablement Monsieur n'était pas muni du sien. Le seul parti que l'on pourrait prendre alors, ce serait de déclarer par une clause générale que le roi et Monsieur s'engageaient, lorsqu'ils seraient rétablis dans leurs droits, à traiter M. le duc de Berry et la princesse son épouse de la même manière qu'ils l'avaient été eux-mêmes dans leur contrat de mariage, dont les clauses seraient censées être répétées par de légitimes équivalents dans celui des futurs époux.
Les rapports du comte de Chastellux ne roulaient pas uniquement sur les questions d'intérêt, qui ne pouvaient, semblait-il, créer de difficultés sérieuses. Ils touchaient à un autre point dont Louis XVIII, son frère et son neveu se préoccupaient encore davantage, à savoir les dispositions personnelles de la princesse dont le duc de Berry avait demandé la main. Elle était alors à Vienne avec sa mère, et c'est de là qu'arrivaient à Chastellux, par diverses voies, les informations qu'il envoyait à Mitau.
On lit dans un de ses rapports:
«Mme Christine, à laquelle M. le duc de Berry donne une préférence sagement motivée sur le caractère de cette princesse, n'est pas étrangère aux sentiments que le jeune prince a généralement inspirés à la cour de Palerme. Elle écrivit à Livourne à la Princesse héréditaire, et en lui parlant des revers d'Italie: «Je crains, dit-elle, qu'ils ne reculent les espérances du roi de France; mais ce nouveau malheur rendrait mon cousin plus intéressant pour moi.» Cette phrase, où son cœur s'est peint avec une naïveté si touchante, a été transmise par la Princesse héréditaire à la reine de Naples, et Sa Majesté a communiqué la lettre à M. le comte de Chastellux.
«C'est surtout à Vienne, que Mme Christine a donné un témoignage sensible de ses dispositions envers M. le duc de Berry. Le 21 août, elle demanda à la reine sa mère de lui parler en particulier.
«—Notre séjour ici, lui dit-elle, les larmes aux yeux, pourrait nuire au projet de mariage; j'espère maintenant qu'il n'en sera rien. Lorsqu'un engagement a été pris, il faut bien le tenir.»
«La reine lui répondit avec tendresse et dans des termes propres à la rassurer, puis, le même jour, fit part de cette conversation secrète à un tiers qui s'empressa d'en rendre compte à M. l'évêque de Nancy, et qui, sans doute, était autorisé à cette indiscrétion.
«Tous ces faits manifestent assez les sentiments de la reine et de Mme Christine. On n'a pas encore de garants aussi assurés des dispositions du roi. Cependant il dit à Sa Majesté dans une lettre du 10 juin: «Je suis chaque jour toujours plus content du duc de Berry.» C'est dire beaucoup. La reine savait sûrement qu'elle ne serait pas démentie à Palerme, lorsqu'à Ancône elle parlait avec tant de franchise au comte de Chastellux.»
Ces «garants», qu'on n'avait pas encore à la date où fut envoyé le rapport qui précède, Louis XVIII, quand il le lut, les avait trouvés dans une lettre du roi de Naples, écrite le 16 août, et bien faite pour raffermir ses espérances. «J'ai eu la satisfaction de connaître le duc de Berry, y était-il dit, et ai admiré les sentiments et excellentes dispositions qui le distinguent. Je sais que le comte de Chastellux est à Naples, et espère avoir bientôt le plaisir de le voir. L'objet de sa commission m'est infiniment agréable. Tout ce qui pourra resserrer les liens et constater les sentiments qui m'unissent à Votre Majesté me sera toujours de la plus vive satisfaction.»
Rien ne se pouvait de plus encourageant. Cependant on voit, peu après, ces dispositions favorables subir un changement. On le sent plus encore qu'on ne le constate; il est même si difficile aux intéressés d'en savoir les causes que le duc de Berry, à qui d'abord il avait inspiré des craintes, finit par croire qu'il a eu tort de s'alarmer. Pourquoi s'alarmerait-il lorsqu'il sait que la reine Caroline est «toujours parfaite» en parlant de lui, qu'elle se propose de célébrer le mariage à Vienne et déclare qu'en tous cas, il le sera dès qu'elle sera rentrée à Palerme? Les lettres du prince à son oncle respirent la confiance. Il regrette les retards qui lui sont imposés; mais il ne met plus en doute le résultat.
Il eût été moins prompt à se rassurer, s'il connaissait les intrigues qui, à Vienne, se sont nouées contre lui. C'est l'impératrice qui les dirige avec la complicité du marquis de Gallo. Tandis que l'ambassadeur s'attache, dans les rapports qu'il envoie à sa cour, à détruire les bonnes impressions qu'y a laissées le duc de Berry, la souveraine d'Autriche exerce dans le même but son influence sur sa mère et sur sa sœur. Elles sont à Vienne, nous l'avons dit; elle les voit tous les jours, et son action persistante est d'autant plus nuisible au duc de Berry, qu'ayant rejoint l'armée de Condé, il est trop loin pour se défendre, pour parer les coups qu'on lui porte à son insu.
D'autre part, la reine Caroline sent monter autour d'elle une défiance qu'elle ne s'explique pas. Ce n'est pas seulement pour voir sa fille qu'elle est venue à Vienne. Active, entreprenante, plus habile que son mari à gouverner dans des circonstances difficiles, elle s'est proposé de faire accepter par l'Empereur les plans qu'elle a conçus pour rendre efficace la défense de ses États naguère envahis par les armées de la République et de nouveau menacés. Pour atteindre ce résultat, elle a compté sur le marquis de Gallo, sur le baron de Thugut et sur le ministre Acton. Mais, à Vienne, Gallo la trahit et s'allie à ses ennemis; Thugut la tient éloignée des affaires, lui fait mystère de tout; à Naples, Acton qu'elle croit un instrument docile entre ses mains s'applique à détruire son influence sur le roi son époux. On peut craindre que l'appui qu'elle a promis au duc de Berry, et que celui-ci a considéré comme «la meilleure carte de son jeu», ne soit pas déterminant pour l'accomplissement du mariage, s'il est vrai que le roi de Naples ne voie pas le projet d'un œil favorable.
Ces circonstances, le duc de Berry les ignore; il ne les soupçonne même pas. Il est en Allemagne avec l'armée de Condé. Il y est venu, on le sait, quittant de son chef l'armée napolitaine, sans autorisation. Le roi Ferdinand s'est offensé de ce manque d'égards, sans toutefois en rien laisser paraître. Mais, bientôt, ce grief viendra s'ajouter à d'autres plus graves, fondés sur des propos imprudents attribués au duc de Berry, qui déclare d'ailleurs ne les avoir jamais tenus, et surtout sur ce qui se raconte couramment de sa conduite privée, du relâchement de ses mœurs, récits exagérés sans doute, mais non entièrement calomnieux.
Une lettre qu'à cette date (23 novembre) il écrit à son oncle, prouve clairement qu'il est loin de prévoir l'orage qui se forme sur sa tête et qui, bientôt, détruira ses espérances. «Mon très cher oncle, nous sommes sur le point d'entrer en campagne dans une saison bien rigoureuse. Dès demain nous nous concentrons, et bientôt après nous marcherons. Il paraît que nous ne reprendrons pas la première position d'Aitling, et que nous marcherons sur Wasserburg; nous sommes près de trente mille hommes ici à la solde de l'Angleterre, savoir vingt-cinq mille Bavarois, cinq mille Wurtemburgeois et nous; l'armée autrichienne est belle et en très bon état, et j'espère que si nous attaquons, nous aurons des succès. Il gèle très fort, et la terre est couverte de neige; le bivouac n'est pas aimable dans ce temps-ci; nous nous hivernerons en chassant beaucoup, et il me paraît que mon frère soutiendra très bien la fatigue de la campagne.
«Les Français ont évacué la Toscane après y avoir fait un butin incessant, cela me rassure sur le reste de l'Italie et me fait espérer qu'ils la laisseront tranquille. J'ai reçu une lettre du roi de Naples qui me mande qu'il a été surpris de mon départ sans que je lui en aie donné nouvelle, ce qui prouve qu'on a intercepté ou retardé mes lettres, mais qu'il me souhaite beaucoup de bonheur, et que, dans tous cas, ses sentiments seront toujours les mêmes, et qu'il sera toujours charmé de me revoir auprès de lui.
«Le comte de Chastellux, qui est très bien avec M. Acton, réussira fort bien, à ce que j'espère, dans la commission dont Votre Majesté l'avait chargé. L'évêque de Nancy lui aura rendu compte des petites difficultés qui s'étaient élevées, à Vienne, sur certains propos que l'on m'avait prêtés et qui avaient fait impression. J'attends bientôt Nantouillet, qui aura aplani facilement ce petit malentendu.»
Ainsi, à la fin de cette année 1800, la confiance du duc de Berry dans l'heureuse issue des négociations qui doivent assurer son bonheur n'est pas ébranlée. Quant à celle de Louis XVIII, loin de s'affaiblir, elle s'accroît tous les jours. Elle l'aide à supporter les amères déceptions que lui cause la conduite versatile, de moins en moins bienveillante, de l'empereur Paul Ier à son égard, et qui empoisonnent trop souvent son exil à Mitau.
À cette époque, la reine, depuis plusieurs mois, a quitté la Russie. Sa santé chancelante a décidé ses médecins à lui ordonner les eaux de Pyrmont, en Allemagne, et comme elle devra y faire au moins deux saisons, et qu'entre les deux elle ne pourrait revenir à Mitau sans s'exposer à des fatigues qu'elle n'est pas en état de supporter, il a été convenu qu'elle n'y reviendra que pendant l'été de 1801. Elle devra à cette circonstance d'échapper aux dures épreuves qui s'amassent, dès ce moment, sur la tête du roi. Le comte de Saint-Priest y échappera aussi. Il avait besoin de repos; le roi a consenti à le laisser partir pour la Suède, et il prépare son départ. Ce n'est pas le seul changement survenu dans le personnel politique qu'emploie Louis XVIII. Le maréchal de Castries est mort à Brunswick au mois de janvier, après avoir donné à son maître les marques d'un inlassable dévouement, et à Londres, une grave maladie a obligé le duc d'Harcourt à céder provisoirement au duc de Duras la direction des affaires dont il est chargé.
LIVRE DOUZIÈME
LOUIS XVIII ET PAUL Ier
I
L'ABBÉ EDGEWORTH ET LE COMTE DE CARAMAN À SAINT-PÉTERSBOURG
Au mois de février 1800, une circonstance heureuse vint rassurer le roi quant aux suites de la retraite des armées russes, rappelées en Russie par le tsar au lendemain de leurs défaites. Comme pour lui prouver que dans cette décision il ne devait pas voir la preuve d'un refroidissement de son amitié, l'empereur Paul, recevant des mains du comte de Cossé-Brissac le grand cordon de Saint-Lazare que lui envoyait Louis XVIII, avait exprimé le désir de recevoir en outre l'ordre du Saint-Esprit; il offrait en retour l'ordre russe de Saint-André. Une distribution réciproque de croix aux deux cours devait être la suite des grâces que se seraient accordées l'un à l'autre les deux souverains.
Lorsqu'il s'agit de décider par qui serait porté à Pétersbourg le Saint-Esprit, le roi jeta les yeux sur le duc d'Angoulême; mais, il demanda au tsar si ce messager lui serait agréable. L'empereur répondit qu'en d'autres circonstances, il eût été enchanté de recevoir à sa cour le neveu du roi, mais que celles du moment s'y opposaient. Il fallait donc choisir un autre ambassadeur. Louis XVIII n'avait alors auprès de lui que trois chevaliers du Saint-Esprit: le cardinal de Montmorency, le duc d'Aumont et le marquis de Jaucourt. Mais, celui-ci ne quittait pas son lit; le duc d'Aumont était en discrédit à la cour de Russie, et entre les mains du cardinal, la mission eût pris une couleur religieuse qu'il importait d'éviter. Elle aurait pu être confiée à Saint-Priest, ou à d'Avaray, ou au comte de Cossé qui était encore à Saint-Pétersbourg. Mais Saint-Priest y était mal vu; Cossé, accusé de se donner trop d'importance, avait déplu à d'Avaray, et, par contre-coup, au roi. Quant à d'Avaray, «il ne lui convenait pas, déclare-t-il, d'avoir l'air d'aller chercher dans la capitale des ordres de chevalerie, des présents et une pension.» Pour tirer le roi d'embarras, il lui conseilla d'y envoyer l'abbé Edgeworth. La réputation de vertu de ce noble prêtre, l'héroïque souvenir attaché à son nom, le respect universel dont il était l'objet, tout lui assurait à la cour de Russie un accueil exceptionnellement favorable.
Quoique sensible au témoignage d'estime que lui donnait le roi et soumis à ses volontés, l'abbé Edgeworth commença par se défendre d'un si grand honneur: outre la crainte qu'il exprima de déplaire aux chevaliers du Saint-Esprit qui étaient à Mitau, il manifesta celle qu'à la cour de Russie on ne voulût le décorer, ce qui ne lui paraissait pas conforme à son caractère. Il ne se décida à accepter la mission que le roi voulait lui confier, qu'après que d'Avaray lui eut promis que les mesures seraient prises pour qu'aucune décoration ne lui fût offerte, et pour lui assurer à Saint-Pétersbourg l'accueil simple que sa modestie lui faisait désirer. Le hasard, sur ces entrefaites, fit arriver à Mitau le chevalier de Villenau, Français depuis longtemps établi en Russie, disgracié et renvoyé à la mort de Catherine. Maintenant rentré en grâce, il retournait à Saint-Pétersbourg. Il s'offrit pour accompagner l'abbé Edgeworth, lui aplanir les difficultés de la route, et cette offre acheva de dissiper les craintes du messager royal, qui s'était d'abord effrayé de la longueur du voyage.
Toutes les dispositions semblaient arrêtées ainsi, lorsqu'au dernier moment, Saint-Priest éleva des objections. Elles se fondaient sur ce fait, qu'à une date récente l'empereur s'était opposé à ce que l'ouvrage de Cléry, racontant le drame du Temple, fût distribué dans ses États.
—Cléry a été le témoin de la prison de Louis XVI, disait Saint-Priest; l'abbé Edgeworth l'a été de son supplice, et peut-être ce souvenir rendra-t-il sa présence à la cour de Russie peu agréable à l'empereur. Ne vaudrait-il pas mieux charger de la mission le comte de Cossé?
Proposer ce dernier, c'était rendre le conseil suspect aux yeux du roi et de d'Avaray. Ils tenaient d'ailleurs l'un et l'autre au choix déjà fait, et l'avis de Saint-Priest fut écarté.
Les instructions que reçut l'abbé Edgeworth au moment de son départ se bornèrent à lui prescrire d'exprimer à l'empereur «la vive et douce satisfaction qu'éprouvait le roi à resserrer les liens d'amitié qui déjà les unissaient». Portant ses regards sur l'avenir, il voyait dans cet événement «le gage d'une union qui, dans des temps plus heureux, assurerait le bonheur de cinquante millions d'hommes et la paix de l'Europe». À ces témoignages d'affection et de confiance, l'abbé Edgeworth devait ajouter, «si l'occasion s'en présentait naturellement, le vœu et le ferme espoir du roi d'être, par l'appui de Sa Majesté Impériale, rapproché du lieu où son devoir et ses sentiments les plus chers l'appelaient.»
L'abbé Edgeworth et son compagnon partirent le 27 février, et n'arrivèrent au terme de leur course que sept jours plus tard. Souvarof, rappelé par l'empereur, rentrait en Russie. À toutes les postes il était annoncé, et comme il lui fallait quarante chevaux, les autres voyageurs n'en obtenaient que difficilement. À Pétersbourg, l'envoyé du roi était attendu par le comte de Cossé, qui s'était entremis pour lui faciliter l'accomplissement de sa mission et le présenter au principal ministre, le comte Rostopchine. Mais Rostopchine était malade et alité. Comme il pouvait seul, en raison de ses fonctions, faire fixer par l'empereur le jour où l'abbé Edgeworth aurait son audience, elle se trouva retardée. Pour si naturelle que fût la cause du retard, il donna lieu, dans le monde de la cour, aux interprétations les plus malveillantes. C'était la première fois qu'on voyait en Russie un prêtre catholique romain, revêtu d'un caractère diplomatique. Les gens «bien renseignés» prétendaient qu'il ne serait pas reçu. Le rétablissement de Rostopchine coupa court à ces commérages.
«Ce ministre m'a bien dédommagé, écrivait l'abbé Edgeworth au roi. Sa première sortie fut pour moi, et dès le lendemain, il eut la bonté de m'écrire pour m'assurer que Sa Majesté Impériale me verrait avec plaisir, et qu'elle avait fixé mon audience au jour suivant.» Dans la même lettre, nous trouvons quelques détails sur l'entrevue du confesseur de Louis XVI avec Paul Ier. «Il est impossible d'y mettre plus de grâce que n'y en mit l'empereur. Mais, je ne dois pas dissimuler à Votre Majesté que l'analyse bien exacte de ce qu'il eut la bonté de me dire pour Elle peut se réduire à ces deux mots:—Le roi connaît toute mon amitié pour lui; mais il sait, en même temps, ce qui la rend désormais impuissante.
«De là, se rabattant rapidement sur l'ordre du Saint-Esprit dont je lui portais les marques, il parut me faire remarquer avec complaisance qu'aucun prince étranger à la maison de France ne l'avait porté avant lui. Le reste de la conversation dont il m'honora, et qui fut assez longue, roula absolument sur ma chétive personne pour laquelle il témoigna beaucoup plus d'intérêt qu'elle ne mérite.»
Au laconisme de ce compte rendu, où éclate la modestie de l'abbé Edgeworth, il y a lieu de suppléer en répétant les paroles que lui dit l'empereur en le recevant:
—Vous êtes pour moi un être bien intéressant. Vous me rappelez le moment où vous vous êtes tenu courageusement au pied de l'échafaud. Je remercierai Louis XVIII de vous avoir choisi pour m'apporter l'ordre que j'ai désiré de lui. Et prenant de ses mains la plaque du Saint-Esprit, il ajouta:—C'est le souvenir d'un ami malheureux.
«Au sortir de l'audience, continue le narrateur, M. le comte Rostopchine, après avoir conféré quelques minutes avec l'empereur, me dit qu'il avait ordre de m'offrir une tabatière, avec le portrait de Sa Majesté Impériale et cinq cents ducats de pension sur sa cassette; que, du reste, vu le désir que témoignait le roi, mon maître, de me voir revenir promptement auprès de lui, l'empereur me dispensait de toutes les formalités d'usage, mais qu'il avait pour agréable que je portasse moi-même au roi de France la croix de Saint-André, et qu'elle me serait remise avant mon départ.»
Cette lettre causa à Mitau une déception assez vive. Que le tsar eût déclaré à l'abbé Edgeworth que son amitié pour Louis XVIII était désormais impuissante, cela ne devait pas surprendre: le rappel des troupes russes ne laissait que trop prévoir cette déclaration. Mais qu'au lieu de faire porter à Mitau les insignes de Saint-André par un personnage de sa cour, il en eût, contrairement à tous les usages, chargé le propre envoyé du roi, dénotait «un oubli des grâces que l'on remarquait depuis longtemps dans ses procédés». Le roi et d'Avaray en furent blessés, et Saint-Priest plus encore. Dans un accès d'humeur, il proposa de faire des démarches promptes et vives pour sortir de la Russie. Mais d'Avaray protesta. Était-il possible de quitter volontairement l'asile de Mitau? L'empereur d'Allemagne ou le roi de Prusse voudraient-ils en donner un autre? Les princes secondaires l'oseraient-ils? Et quand ils l'oseraient, Bonaparte, s'il avait des succès dans la campagne, ne les obligerait-il pas à renvoyer le roi? Partir, ce serait donc exposer le roi, la reine, la fille de Louis XVI à se traîner sur les routes, de cabarets en cabarets; ce serait exposer le roi au risque humiliant de mendier par nécessité l'asile qu'il aurait quitté par humeur, et à cet autre risque, de voir l'empereur irrité le priver des bienfaits qui le faisaient vivre. «Il est inconcevable, observe d'Avaray, que M. de Saint-Priest, à son âge et avec son expérience, ait toute l'inconséquence, toute la légèreté d'un enfant ou d'un novice.»
Selon d'Avaray, il fallait se taire et feindre de croire que l'empereur, en donnant à l'abbé Edgeworth une grande marque d'estime et de considération, avait voulu témoigner au roi tout le cas qu'il faisait de son envoyé, et lui éviter en même temps l'embarras qu'il pourrait éprouver dans sa position à récompenser un personnage de la cour de Russie, qui serait venu tout exprès pour lui faire hommage de l'ordre de Saint-André. Ainsi, un procédé qui, au premier abord, pouvait paraître un manque d'égards, constituerait au contraire une attention délicate. Cet avis prévalut. Le roi remercia l'empereur sans trahir ni dépit ni surprise, et on poursuivit, sans autre incident, la négociation à laquelle donnaient lieu la distribution et l'échange de croix entre les deux cours.
On jugera, par cet épisode, de tout ce que présentait de délicat, de troublant et souvent d'humiliant, la situation de Louis XVIII. Se sachant sans cesse exposé aux énigmatiques caprices de Paul Ier, il vivait dans les transes, entre la crainte et l'espoir, s'attendant toujours à voir quelque avanie succéder brusquement à un procédé de bienveillance, ou également quelque trait inattendu de bonne grâce le dédommager à l'improviste de ce qu'il pouvait considérer comme une offense. La mission de l'abbé Edgeworth, avec ses incidents contradictoires, ne changeait rien à cet état de choses. Étant donné le caractère mobile de l'empereur, le roi pouvait tout craindre et tout espérer.
Jusqu'à ce moment, il n'avait été représenté à Saint-Pétersbourg que par un agent sans caractère officiel, le marquis de La Ferté-Meun, «véritable commissionnaire,» uniquement chargé de la transmission des correspondances. Les informations politiques que le roi avait intérêt à recevoir lui étaient envoyées par un comité secret, composé de trois émigrés, établis dans la capitale russe: le marquis de Lambert, le comte de Choiseul-Gouffier, le baron de Flachslanden. Tous trois entretenaient des relations avec les ministres russes et le corps diplomatique; ils étaient reçus à la cour. S'il y avait lieu à quelque négociation auprès de Paul Ier, le roi en chargeait un messager spécial. C'est ainsi que Saint-Priest et d'Avaray, et plus récemment le comte de Cossé-Brissac, s'étaient successivement rendus à Saint-Pétersbourg, le dernier, comme on l'a vu, pour offrir à l'empereur, de la part du roi, la grand'croix de l'ordre de Saint-Lazare.
Au mois de janvier, le marquis de La Ferté reçut, par ordre du tsar, une lettre qui le qualifiait ministre du roi de France. Très ému, il s'empressa d'avertir son maître. Le roi, qui avait consulté Saint-Priest et d'Avaray, écrivit le 14 janvier à son «frère et cousin», en demandant s'il lui convenait d'avoir à sa cour un agent royal revêtu des attributions d'un ambassadeur, et s'il voulait le désigner lui-même. La réponse arriva le 20: «Je laisse, disait le tsar, à la volonté de Votre Majesté le choix de la personne qu'elle voudra honorer de sa confiance. Je serai très charmé d'avoir à témoigner au ministre de Sa Majesté très chrétienne auprès de moi, quel cas je fais de l'amitié de son maître.» Tenu de le choisir, ne voulant fixer son choix ni sur «le bonhomme La Ferté, qui eût bien voulu devenir de commissionnaire ministre», ni sur le comte de Cossé, soupçonné d'avoir tenu à Saint-Pétersbourg des propos désobligeants sur d'Avaray, le roi proposa, pour exercer ces hautes fonctions, le comte de Choiseul-Gouffier, et, à défaut de lui, le marquis de Lambert. Mais, au moment où ces propositions partaient de Mitau, Paul faisait expulser de son empire ces deux gentilshommes, sans même leur expliquer les motifs de leur disgrâce.
Le roi, déconcerté, lui envoya alors une liste portant les noms du duc de Guiche, du comte de La Chapelle, du marquis de Bonnay et du vicomte de Caraman, entre lesquels il le suppliait de choisir. L'empereur s'y refusa. Louis XVIII, laissé libre de désigner son représentant, nomma Caraman[18]. Le jour où la décision impériale fut connue à Mitau,—c'était le 20 janvier,—le roi écrivit au tsar pour lui exprimer sa reconnaissance. «D'accord avec mes fidèles sujets, dit-il, je peux envisager ce grand événement sous deux aspects également favorables, comme une marque de l'amitié de Paul Ier et comme un démenti éclatant donné aux calomniateurs qui me prétendaient privé du plus formidable appui.»
Caraman était alors au service de la Prusse, avec le grade de colonel, qu'il devait à la bienveillance du roi Frédéric-Guillaume. Il raconte lui-même quelles appréhensions l'assaillirent quand il reçut l'ordre qui l'appelait à Mitau et quels motifs le décidèrent à obéir: «La position des affaires en Europe ne permettait pas la moindre illusion sur la stabilité du poste auquel j'étais appelé; je connaissais la mobilité des volontés de l'empereur; mais je connaissais aussi son inflexibilité, lorsqu'une fois sa résolution était arrêtée. Je savais que la résistance pouvait lui faire prendre les partis les plus violents, et, bien persuadé que je serais bientôt victime d'un changement forcé ou volontaire dans le système que suivait l'empereur, je ne voulus pas exposer celui qui était toujours pour moi le roi de France, et, par conséquent, le mien, à voir ajouter de nouvelles épreuves à celles qu'il avait déjà à supporter.» Ces considérations honorables, soumises au roi de Prusse, reçurent son approbation, une approbation que ses relations avec la République française lui commandaient de taire, mais qui se traduisit par la promesse faite à Caraman de lui conserver son emploi et d'en payer le traitement à sa famille.
À Mitau, Caraman prit les ordres de Louis XVIII. On lui recommanda «d'agir avec prudence, de ménager la dignité d'un prince malheureux, au milieu des caprices imprévus d'une volonté qui ne connaissait pas d'obstacles et que la moindre contradiction pouvait porter aux extrémités les plus fâcheuses». Une lettre du roi qu'il devait remettre au tsar précisait, d'ailleurs, le caractère de sa mission: «Dans la situation où je me trouve, étant sans cesse dans le cas de prendre un parti sur une infinité d'objets, de propositions souvent séduisantes, mais qui peuvent être insidieuses, que pouvais-je désirer de plus que d'avoir un moyen de me guider sans cesse par les avis de Votre Majesté Impériale? C'est donc plutôt un homme toujours à portée de les recevoir et de me les transmettre qu'un ministre que j'ai désiré voir auprès d'elle, et je la supplie de recevoir M. de Caraman à ce titre et de l'écouter avec bonté, et de ne pas me refuser le secours de ses lumières, non seulement lorsqu'il les lui demandera de ma part, mais encore lorsque son amitié lui fera sentir d'elle-même le besoin que j'en aurai.»
La cour de Saint-Pétersbourg, quand M. de Caraman y parut, ne ressemblait à aucune autre, par suite du despotisme que Paul Ier exerçait sur ses sujets; mais elle ressemblait à ce qu'elle était déjà lorsque, trois ans avant, le comte de Saint-Priest y était venu. Les principaux conseillers du tsar, le comte Rostopchine, le comte de Pahlen, le comte Panin, ne maintenaient leur crédit que grâce à des prodiges de prudence et d'habileté, peut-être aussi parce qu'ils puisaient leur patience dans la résolution de mettre un terme à un état de choses qui devenait intolérable; car, longtemps opprimé sous le règne de sa mère, Paul opprimait à son tour.
Soit qu'il redoutât pour ses sujets le pernicieux exemple de la Révolution française, soit qu'il fût convaincu qu'ils en voulaient à sa vie, il les tenait sous le joug d'une obéissance passive, et déployait des rigueurs dont une police sans pitié se faisait l'instrument. Ni les petits ni les grands, ni les humbles ni les superbes n'étaient épargnés. La plus légère désobéissance aux ukases impériaux était considérée comme un crime. Tout sujet russe convaincu d'avoir porté un costume français, et, notamment, un chapeau rond et des bottes, se voyait déclaré «infâme et traître» et frappé des plus sévères châtiments. La valse était interdite sur toute l'étendue du territoire russe. Les gazettes françaises, les livres publiés à Paris, la musique même, n'y avaient pas accès. La violation des ordres de police entraînait des répressions cruelles: le knout, l'incision des narines ou même la déportation. Les femmes n'échappaient pas à ces supplices; pour elles, ils s'aggravaient quelquefois de traitements révoltants.
Ce régime avait engendré la terreur par toute la Russie, dans la capitale surtout. Un témoin de ces exactions a écrit: «Je ne me couchais qu'avec les plus noirs pressentiments. Lorsque, la nuit, j'entendais du bruit dans la rue ou quelque voiture s'arrêter dans mon voisinage, un tremblement involontaire s'emparait de tout mon corps; je veillais avec une attention particulière sur la couleur, la coupe et la façon de mes habits. La consolation d'épancher mes peines dans le sein d'un ami m'était refusée par ma propre terreur. Tous les murs avaient des oreilles; le frère n'osait plus se fier à son frère. Les promenades ne présentaient que le spectacle déchirant de quelques infortunés que l'on venait d'arrêter et que l'on conduisait pour recevoir le knout[19].»
Les récits du temps sont unanimes à représenter le séjour de Saint-Pétersbourg, à cette époque, comme pénible et dangereux. Et encore, ce qui s'y passait en 1800 n'était-il que le prologue de ce qui devait s'y passer durant le premier trimestre de 1801. Il fut alors éclatant que la Russie était gouvernée par un fou. Cette conviction arma le bras de ceux qui le mirent à mort et détermina le mouvement unanime d'allégresse avec lequel ses sujets accueillirent la nouvelle de ce meurtre. On lit, dans les souvenirs de la princesse de Liéven, qui était alors à Saint-Pétersbourg: «Nous avons manqué d'historiens et de poètes pour redire cet enthousiasme, cet enivrement général. Quatre années de despotisme, touchant parfois à la folie, souvent à la cruauté, venaient de trouver un terme. La catastrophe oubliée ou exaltée, il n'y avait pas de milieu. Le moment de la juger n'était pas venu encore. On s'était couché esclave opprimé, on se réveillait libre et heureux. Cette pensée dominait toutes les autres, on était affamé de bonheur et on s'y livrait avec la confiance de l'éternité[20].»
On peut juger, à ces traits, de la gravité des circonstances en lesquelles Caraman arriva à Saint-Pétersbourg, et des difficultés qu'il allait y rencontrer, quoiqu'il pût s'y recommander de la bienveillance dont, lors d'un premier séjour, l'avait honoré l'empereur et de l'amitié de l'un des ministres, le comte Panin. À cette amitié, il dut recourir à peine débarqué. Avant même qu'eût été fixé le jour de son audience, il apprit par un autre ministre, le comte Rostopchine, que l'intention de Paul Ier était qu'il fût «sur le même pied que M. de La Ferté». Ce n'était pas là ce qu'on lui avait promis, ni pour remplir des fonctions subalternes qu'il avait quitté la Prusse. Obligé d'observer en tout une prudente réserve, il se demandait comment il obtiendrait le rappel d'une mesure peu conforme aux intérêts de son maître, lorsque Panin vint à son aide en adressant une lettre à l'empereur dans laquelle il était dit:
«Si les armées de l'empereur étaient encore en position de prouver à l'Europe par de nouvelles victoires combien ses principes restaient les mêmes, on pourrait regarder comme indifférent le titre sous lequel M. de Caraman sera admis ici. Mais dans un moment où la retraite des armées de Sa Majesté Impériale donne lieu aux mal intentionnés de calomnier la constance de ses opinions, c'est une chose heureuse de pouvoir prouver à toute l'Europe, par l'admission de M. de Caraman, que si l'empereur a trouvé dans l'infidélité de ses alliés une raison pour s'en séparer, il n'en persiste pas moins dans des principes dont son honneur et sa loyauté ne lui permettront jamais de s'écarter.»
Cette note parut avoir fait merveille. Caraman fut reçu par le tsar; un traitement de deux mille ducats lui fut attribué, et un peu plus tard, créé commandeur de Saint-Jean de Jérusalem, il recevait l'investiture au château de Péterhof des mains mêmes de Paul Ier. Ces marques de la faveur impériale, les paroles qui lui furent adressées le rassurèrent un peu, mais ne dissipèrent pas entièrement les appréhensions que lui avaient causées l'expulsion du marquis de Lambert et du comte de Choiseul, et surtout les stériles résultats de la mission du général Dumouriez, qui venait de prendre fin dans des circonstances qu'on va connaître.
II
LE VOYAGE DU GÉNÉRAL DUMOURIEZ
On a vu le général Dumouriez solliciter du tsar l'autorisation d'aller à Saint-Pétersbourg lui soumettre ses projets, le tsar lui faire longtemps attendre sa réponse, et enfin le mander à l'improviste quand tout portait à croire qu'il refuserait de le recevoir. Dumouriez se mit en route le 9 décembre 1799, s'arrêta dans le Schleswig pour prendre congé du prince de Hesse, son protecteur. Il lui promit de plaider auprès du souverain moscovite la cause du Danemark. «Il est ivre de joie, écrivait Thauvenay en annonçant son départ; il adore la personne du roi.» Le 5 janvier, il était à Mitau en même temps que le grand-duc Constantin, fils cadet de Paul Ier, qui rentrait à Saint-Pétersbourg. Il est piquant de constater, dans les notes de d'Avaray, que la présence du général, nouveau converti, causa plus d'embarras que de satisfaction.
«Il arriva hier, accompagné de deux aides de camp, car il faut bien faire claquer son fouet; malheureusement, c'est le roi qui fait les frais de cet étalage. Lorsque son arrivée nous fut annoncée, je prévis qu'elle étonnerait, indisposerait notre nombreuse colonie, et particulièrement nos gardes du corps plus attachés au roi que raisonnables dans leur attachement. J'en parlai donc, il y a quelques jours, dans la salle des gardes à ceux qui étaient de service; le salon était plus raisonnable ou du moins plus politique. L'étonnement fut général. L'un d'eux me dit:
«—Mais, au moins, il ne paraîtra pas au château?
«—Pardonnez-moi, répliquai-je; car puisqu'il va à Saint-Pétersbourg, c'est pour le service du roi.»
«Je chargeai ensuite quelques-uns des plus sages de rendre plus sages les autres, et j'eus lieu d'être certain, au moyen de ces précautions, que si Dumouriez ne reçoit pas de tous des caresses, du moins ne recevra-t-il de personne des affronts.»
Cette difficulté aplanie, il en restait d'autres à résoudre, et si graves, que le roi voulut en saisir son conseil. Recevrait-il Dumouriez officiellement? L'inviterait-il à dîner? Le présenterait-il à la reine et à la duchesse d'Angoulême? Enfin, le chargerait-il d'apporter à Paul Ier des projets de contre-révolution qu'il ne voulait tenter d'exécuter qu'autant qu'il serait assuré du consentement et de l'appui de la cour impériale? Toutes ces questions, discutées entre le roi, Saint-Priest, d'Avaray et les autres membres du conseil, furent résolues négativement.
Charger Dumouriez d'apporter au tsar des pièces importantes, c'était, si on ne lui en faisait pas connaître la teneur, le blesser dans son amour-propre, ce qu'il fallait éviter, et si on les lui communiquait, l'autoriser à les discuter, ce qui n'eût pas été moins fâcheux; «car, disait d'Avaray, ce nouveau converti a la tête trop près du bonnet rouge pour le faire entrer dans les conseils du roi.» Le recevoir officiellement et lui faire fête avant de savoir quel accueil lui réservait l'empereur, c'était s'exposer, si cet accueil n'était pas ce qu'on espérait, aux inconvénients d'une fausse démarche. Enfin, le faire dîner avec la duchesse d'Angoulême, c'était affliger cette princesse qui voyait toujours en lui un ennemi de ses parents. En apprenant qu'il allait arriver à Mitau et qu'elle devrait peut-être tolérer qu'on le lui présentât, elle avait fondu en larmes. Pour toutes ces raisons, mieux valait attendre, pour le recevoir officiellement, qu'il revînt de Saint-Pétersbourg. Alors, s'il y avait été bien accueilli, il serait plus aisé de se détendre avec lui et de faire comprendre à la duchesse d'Angoulême qu'elle devait se relâcher de sa rigueur envers un homme en qui le tsar avait reconnu un bon serviteur de la cause royale.
Saint-Priest eut mission de le chapitrer à sa descente de voiture, de lui exposer pour quels motifs on ne le traiterait «que comme un voyageur qui vient prendre les ordres du roi», et pourquoi celui-ci ne lui donnerait audience que dans son cabinet. Le ministre royal put d'ailleurs colorer d'un excellent prétexte la résolution prise de ne pas l'inviter à dîner. Le grand-duc Constantin, l'un des fils du tsar, de passage à Mitau, dînait chez le roi ce jour-là, et nul étranger n'eût pu être mis en sa présence. Dumouriez ne s'offensa d'aucune de ces raisons. Quand Saint-Priest, «après les lui avoir fait sentir,» le conduisit chez d'Avaray, à qui le général voulait soumettre ses plans militaires, il était résigné à garder l'incognito. L'exposé de ces plans remplit les deux soirées qu'il passa chez d'Avaray. Il fit aussi allusion à l'espoir qu'il gardait de voir les princes d'Orléans, dès leur retour d'Amérique, qu'il croyait prochain, faire leur soumission au roi. Dans sa correspondance, il avait déjà parlé d'eux, en transmettant la copie d'une lettre envoyée par lui à l'aîné des trois frères, pour les engager à «rentrer dans le devoir». Le jour de son départ, il fut reçu par Louis XVIII. Impressionné par le spectacle de cette royale misère et plus encore par ce qu'il surprit d'ignorance et d'illusions parmi les courtisans, il n'en laissa cependant rien paraître. Il parla de ses projets, de l'appui qu'offrait le gouvernement danois. Il vanta les idées de Willot, les avantages d'un soulèvement du Midi. Il tint un viril langage, ranima les espérances affaiblies.
Le roi voulut lui donner une lettre pour le tsar, dans laquelle il le représentait comme son serviteur fidèle. «Mon frère et cousin, disait-il, le général Dumouriez, porteur de cette lettre, arrivera rapidement aux pieds de Votre Majesté Impériale. Le passage du grand-duc Constantin l'ayant retenu ici vingt-quatre heures, je n'ai pas été fâché de cette circonstance, parce que, outre le désir que j'avais de l'entretenir, j'ai pensé qu'il fallait qu'avant de paraître aux yeux du sauveur de l'Europe, il eût déjà reçu une première purification, en se montrant devant son propre souverain. Votre Majesté Impériale connaît ses moyens. Sa sagesse jugera du plan qu'il a conçu. Mais, je ne puis me refuser de témoigner que je crois pouvoir répondre de son zèle et de son dévouement à la cause qu'il a embrassée.»
Quand cette lettre fut remise à Dumouriez, il s'aperçut qu'il y était désigné comme maréchal de camp. Il protesta, rappela qu'il était lieutenant général.
—Je ne peux reconnaître les nominations faites après la mort de mon frère, répondit le roi.
C'était une difficulté. Saint-Priest la dénoua en proposant et en faisant accepter que Dumouriez serait qualifié «général Dumouriez».
Sa première visite fut pour le comte Rostopchine. Le ministre l'accueillit avec affabilité. Mais la communication qu'il lui fit d'abord causa à Dumouriez un amer désenchantement. Depuis qu'il avait été appelé à Saint-Pétersbourg, diverses circonstances étaient venues successivement modifier les idées de l'empereur. «Il ne pouvait, dit en son nom Rostopchine à Dumouriez, qu'engager le général à se remettre en route. Il regrettait de l'avoir inutilement dérangé. Pour l'indemniser de son déplacement, il lui allouait mille ducats d'or.»
Quoique décontenancé par ce langage, Dumouriez eut assez de présence d'esprit pour objecter qu'il ne pouvait, sans manquer à ses devoirs envers le roi son maître, sans s'exposer à devenir pour l'Europe un sujet de railleries, quitter Saint-Pétersbourg avant d'avoir vu l'empereur. Il ne se résignait pas à considérer comme définitive la décision qui lui était transmise. Il espérait qu'elle serait rapportée, qu'on ne le contraindrait pas à y obéir sur l'heure. Rostopchine écouta patiemment cette réponse, promit de la répéter au tsar. Mais sous cette bienveillante condescendance, le ministre dissimulait sa volonté de contribuer de tous ses efforts à faire avorter la mission de Dumouriez[21]. Comme la plupart des hommes d'État de Russie, il avait vu avec regret son maître se jeter dans la coalition; il s'était efforcé de l'en faire sortir; il croyait à la possibilité comme à la nécessité de la paix entre la France et l'empire. On peut donc croire que son influence, à supposer qu'il pût se flatter d'en posséder une sur un prince fantasque à l'excès, ne s'exercerait pas dans le sens des vues de Dumouriez. C'est d'autant plus vraisemblable qu'alors même qu'il eût approuvé ces vues, il n'était pas homme à user son crédit au profit d'une cause qu'il considérait comme perdue, et qu'en fait, tout en offrant ses bons offices à Dumouriez, il ne les poussa pas au delà de ce que lui commandait la plus vulgaire courtoisie.
Au bout de quelques jours, il annonça au général que sa prière était exaucée, qu'il serait admis à l'audience impériale. Il ne lui en fixa d'ailleurs ni l'époque ni le lieu, ce qui aurait dû suffire pour empêcher Dumouriez de se laisser prendre, comme il le fit, à cette apparente bonne grâce. Il en apprécia mieux le caractère, au fur et à mesure que se prolongeait l'attente qu'on lui imposa. Plus de six semaines après son arrivée, malgré ses pressantes démarches, il n'avait pas encore vu l'empereur. Il se décida alors à écrire à Rostopchine une lettre pressante. Il y exposait avec force «combien il était important, pour sa considération personnelle et pour lui conserver quelques moyens de servir le roi, qu'il fût présenté à Sa Majesté Impériale». Peu de jours après, dans la soirée du 5 mars, à minuit, un billet de Rostopchine vint l'inviter à se trouver le lendemain à la parade de l'empereur, c'est-à-dire à la revue matinale des troupes de service au palais impérial, que le tsar passait ordinairement dans la cour de ce palais.
Dumouriez fut exact au rendez-vous. Il était à cheval et en uniforme. Ce jour-là, l'empereur ne parut pas. Le 7 mars, le général fut plus heureux. Il s'était mêlé à l'état-major qui accompagnait le souverain. Ce dernier le fit approcher, et là eut lieu leur première entrevue. Paul Ier témoigna d'une extrême bienveillance. Il parla à Dumouriez de manière à lui prouver qu'il n'ignorait rien de sa carrière passée. Aux assurances qu'il lui donnait de son estime, il mêla «un reproche affectueux et délicat sur ses erreurs passées». Il exprima son mécontentement contre ses alliés, contre l'Autriche surtout. Il dissimulait à peine le désir et l'espoir de les voir subir des revers, maintenant qu'il avait retiré ses troupes.
—Nous verrons comment ils s'en tireront, dit-il. Je les laisserai faire. Je ne peux sacrifier mon peuple et mes soldats pour l'intérêt d'alliés perfides.
—Votre colère est juste, Sire, répondit Dumouriez. Mais je ne désespérerai jamais de vous voir redevenir le chef de la coalition et le sauveur de l'Europe. Avec de pareilles troupes et la grande âme de Votre Majesté Impériale, le sort de l'Europe dépend de votre volonté.
Le tsar évita de relever ces paroles, et, changeant de sujet, il ne cacha pas l'admiration qu'il éprouvait pour le premier consul, et comme son interlocuteur mettait en doute qu'un gouvernement durable pût sortir du coup d'État de Brumaire dans un pays où la Révolution avait détruit le pouvoir personnel, il répondit:
—L'autorité réunie dans une seule personne constitue un gouvernement.
Le mot choqua Dumouriez. Il manifesta son sentiment avec une vivacité qui arracha un sourire à l'empereur. Du reste, celui-ci s'empressa d'ajouter qu'à ses yeux, Louis XVIII, roi de France, était le seul dépositaire légitime de cette autorité; que, pour ce motif, il voulait aider à le rétablir sur son trône. Il expliqua brièvement les causes qui l'avaient décidé à rompre avec la coalition. Mais il n'entendait pas abandonner la cause des Bourbons. Il reconnaissait que Dumouriez était à même de la servir.
Ils se revirent à la parade du 8. L'empereur revint sur ses griefs contre l'Autriche. Puis, dans un élan de confiance, sincère ou joué, il demanda:
—Général, que pensez-vous de ma position?
—Sire, il faudrait un long mémoire pour vous répondre.
—Eh bien, rédigez-le et envoyez-le-moi par Rostopchine. Vous le lui remettrez cacheté. Et il ajouta:—Peut-être me trouvez-vous méchant sur le compte des Autrichiens?
—Le ressentiment de Votre Majesté Impériale est juste, fit Dumouriez. Mais qu'elle me passe une expression triviale: il faut le garder pour la bonne bouche.
Dumouriez jugea le moment opportun pour exposer le plan qu'il avait préparé, en 1798, de concert avec le prince Charles de Hesse, et qui consistait à former un corps de neutres, dont le Danemark eût été l'âme et qui aurait aidé en France à un changement de gouvernement[22]. Le tsar écouta ces développements avec intérêt. Il demanda à Dumouriez de les résumer dans une note et l'autorisa, l'exécution du plan étant subordonnée à une entente avec l'Angleterre, à en entretenir lord Withworth, ambassadeur britannique à sa cour, et l'envoyé danois, le général comte de Blôme. Dumouriez, en même temps qu'il s'abouchait avec ces diplomates par l'intermédiaire de Panin, écrivait la note demandée. Il l'envoya à Rostopchine le 10 mars. C'était un exposé succinct du projet du prince de Hesse. Après en avoir raconté les origines et comment, malgré diverses négociations avec Londres, il était tombé dans l'abandon, le général s'attachait à démontrer que l'heure était propice pour le reprendre, et qu'il serait facile d'en assurer l'exécution pour le mois de juillet. «Le Danemark n'étant qu'une puissance secondaire, disait-il en finissant, ne peut que recevoir une pareille proposition et non pas la faire lui-même. Rempli de confiance dans le caractère moral, dans la droiture politique de l'empereur, il sera nécessairement entraîné ou arrêté dans cette négociation par l'opinion de Sa Majesté Impériale. Si, comme elle me l'a fait espérer, elle protège et ne désavoue pas la négociation particulière qu'elle a daigné me permettre d'ouvrir avec MM. de Withworth et de Blôme, négociation que je suivrai pas à pas, sous ses yeux, sous sa puissante direction, je ne doute pas de sa réussite, surtout si M. de Mourawief reçoit l'ordre d'en suivre les détails avec la cour de Copenhague, à mesure qu'elle se développera ici et à Londres.»
Cette note était partie depuis quelques heures à peine, qu'on en demandait une seconde à Dumouriez. Il s'agissait cette fois de ce qui pourrait être fait dans le Midi. Il exposa le plan concerté avec Willot, dont il avait, depuis son arrivée à Saint-Pétersbourg, et pour tenir une promesse faite en traversant Mitau, fait passer une copie à Saint-Priest. En l'en voyant à Rostopchine, il lui disait: «Je désire beaucoup que l'empereur soit content. Mais ma féroce éducation de soldat me rend plus propre à combattre qu'à écrire. Ce n'est que pour dérouiller mon épée que j'emploie ma plume.»
Il l'employa encore pour rédiger le mémoire qu'il avait promis à l'empereur à la parade du 8 mars, ou plutôt les mémoires, car il en fit trois, qu'il envoyait au fur et à mesure qu'ils étaient finis. Dans la premier, après avoir, pour flatter le tsar, blâmé sans ménagement la cour de Vienne, et excusé la cour de Londres, il retraçait le tableau des suites funestes qu'entraînerait pour l'Europe la retraite absolue de l'empereur de Russie, en obligeant l'Angleterre à seconder les ambitions de l'Autriche, en laissant à celle-ci les mains libres en Italie, et enfin en facilitant les usurpations de Bonaparte. Dans le second, il établissait la nécessité pour l'empereur de renvoyer ses troupes en Allemagne, mais en leur imprimant une action absolument indépendante de l'Autriche. Il conseillait de reprendre l'ancien plan de Souwarof et de marcher sur Mayence pour pénétrer de là dans la Basse-Alsace. Le troisième mémoire résumait toutes les raisons qui devaient convaincre l'empereur de l'utilité qu'il y avait pour l'Europe à ce qu'il ne dénonçât pas son traité avec l'Angleterre, aux termes duquel il était tenu de lui fournir quarante-cinq mille hommes en vue d'opérations ultérieures. Une partie de ses troupes était à Jersey. Il convenait de les y laisser pour les jeter au moment opportun sur les côtes de France, les unes au Midi, les autres au Nord, en faisant appuyer celles-ci par les Danois et les Anglais, les autres par les Napolitains, les Anglais et les Albanais qui étaient déjà dans la Méditerranée. Enfin Dumouriez insistait pour qu'un corps d'observation fût placé sur les confins de l'Autriche, pour barrer le chemin aux entreprises de Bonaparte en Allemagne.
Les deux premiers mémoires étaient seuls envoyés, lorsque, à la parade du 13 mars, il fut admis de nouveau à s'entretenir avec l'empereur. Quelques instants avant, Rostopchine l'ayant mandé chez lui, avait mis sous ses yeux une note du souverain dans laquelle celui-ci, en réponse aux communications du général, disait qu'il «devait être Monk», et que, quant à lui, ce qu'on appelait son système était le dessein permanent de ne pas favoriser les vues intéressées des alliés.
Cette phrase permit à Dumouriez d'ouvrir l'entretien en démontrant que l'intérêt de l'empereur commandait tout au moins la formation d'un corps d'observation.
—Je n'en ai pas besoin pour arrêter les progrès des Français et contenir les ambitions de la cour de Vienne, répliqua le tsar. Toutes mes forces sont en sentinelle.
—Mieux vaudrait, sire, une armée prête à agir, dont la destination serait connue.
—Soyez sûr que je serai prêt quand il le faudra, quand je verrai de la bonne foi. Dumouriez n'osa pousser plus loin l'insistance. L'empereur reprit:—Croyez-vous que votre roi est homme à se mettre à la tête de ses troupes?
—Ah! sire, s'écria Dumouriez, il m'a dit deux fois, avec l'enthousiasme d'un petit-fils d'Henri IV: Ou ma couronne ou un coup de canon!
—Eh bien, général, vous serez Monk, et j'y contribuerai de tout mon pouvoir.
—Mais, sire, n'ayant que mes bras et ma tête, je ne puis qu'être inutile et gémir.
L'empereur ne répondant pas, Dumouriez lui annonça son troisième mémoire relatif au traité avec l'Angleterre.
—Ma position avec l'Angleterre est la même qu'avec l'Autriche, déclara l'empereur.
—Accordez-moi au moins, sire, les quinze mille hommes que vous avez encore là-bas.
—À quoi bon? Ils ne vous suffiront pas.
—Sans doute, mais j'espère bien que sur les sollicitations de la cour de Londres, et après examen de mes plans, Votre Majesté complétera les quarante-cinq mille hommes.
—N'y comptez pas. Mes troupes vont revenir. Quant à vous, général, que puis-je faire pour vous?
—Rien pour moi, sire, tout pour Monk.
—Je m'efforcerai de favoriser le plan danois. Voyez Withworth, voyez Blôme; dites-leur que je suis dans le secret. Traitez avec eux, mais en votre nom. Évitez de me compromettre.
À la parade du 15 mars, Paul Ier confirma ces propos, mais avec la préoccupation évidente de ne pas s'engager.
—On m'a trop joué, je suis trop mécontent. J'observerai, j'attendrai les événements. Je souhaite que vous gagniez le Danemark. Mais vous n'aurez pas mes quinze mille hommes.
En dépit de ces réponses bien propres à le décourager, et quoique Rostopchine lui eût fait sentir qu'il ne devait rien attendre de la cour de Copenhague, ce qui entraînait en réalité l'échec complet de ses démarches, Dumouriez envoya son troisième mémoire. Cet envoi effectué, il en attendit impatiemment les suites. À deux ou trois reprises, il fut encore autorisé à se trouver à la parade sur le passage de l'empereur. Les entretiens se ressentaient nécessairement des conditions dans lesquelles ils avaient lieu. L'empereur affectait de ne faire aucune allusion aux propositions manuscrites qui lui avaient été remises. La conversation roulait uniquement sur les questions militaires, le tsar toujours bienveillant, Dumouriez cherchant en vain l'occasion de parler de l'objet de son voyage, attentif à ce qu'il disait dans la crainte de déplaire. Mais il lui fut impossible d'obtenir audience sous une autre forme. Les portes du cabinet impérial restèrent closes devant lui. Étant un jour en retard sur l'heure de la parade, il s'excusa en rejetant la faute sur un personnage considérable de l'empire qu'il avait rencontré.
—Sachez, monsieur, répliqua Paul, qu'il n'y a de personnage considérable dans mon empire que celui à qui je parle, et pendant que je lui parle.
Voilà où il en était après un séjour de dix semaines à Saint-Pétersbourg. Il avait consacré ses talents à suggérer à l'étranger les moyens d'envahir son pays. Mais il ignorait quelle suite serait donnée à ses conseils. Cette incertitude, en se prolongeant, devenait plus cruelle. À partir du 20 mars, il ne revit plus l'empereur. Personne ne lui parlait de ses plans. Lord Withworth se prêtait par pure déférence à ses communications sans en espérer de grands résultats. Le comte de Blôme n'augurait pas mieux du silence du tsar. Condamné à l'isolement et à l'oisiveté dans une capitale terrorisée par la police impériale, usant ses efforts contre la courtoisie silencieuse des ministres russes, Dumouriez n'écrivait que rarement à Mitau, ne sachant que dire. Pour occuper ses loisirs, il traçait un plan de défense du Portugal, à la demande du chevalier de Herta, envoyé de ce pays.
C'est pendant cette période d'attente qu'il reçut de Saint-Priest l'étrange ouverture que voici: «Le plan du général Willot pour agir sur nos provinces du Midi a pris couleur. L'Angleterre fournit deux millions et demi, avec lesquels il se croit en mesure d'opérer un soulèvement et de lever une force armée. Mais je vous avoue que je n'ai pas le même espoir s'il n'a quelque appui du dehors. On tâtera sur cela la cour des Deux-Siciles, et ce serait le cas d'y employer M. le duc de Berry. Mais, il nous a été proposé un moyen que je crois d'un succès plus probable. Ce serait, si l'affaire de Danemark n'a pas lieu, de vous envoyer en Égypte auprès de Sidney Smith, avec des moyens pécuniaires de l'Angleterre, pour débaucher l'armée française d'Égypte, en tout ou partie, et l'amener ensuite sur un point de nos côtes, qui serait d'avance convenu avec Willot. Nous venons d'en écrire en Angleterre et, si la chose est admise et vous agrée, vous partirez de Saint-Pétersbourg pour Constantinople et l'Égypte. Voyez si, en désespoir de cause, vous ne feriez pas cette ouverture au ministère russe. Il me semble que s'il y donnait de l'appui à la cour de Londres, cela serait d'un grand poids.»
On croit rêver en lisant, écrite par le personnage le plus sage et le mieux équilibré de l'Émigration, cette proposition hautement fantaisiste. Elle fit lever les épaules à Dumouriez. Il la trouvait extravagante. Il le donna à entendre et on ne lui en parla plus, si ce n'est pour établir qu'on se rendait à ses raisons. D'ailleurs, l'armée d'Égypte avait subi un échec: «Il est à présumer que tout est bâclé et qu'on n'arriverait pas à temps.» Après avoir rendu compte de ses rapports avec Paul Ier, Dumouriez espaça de plus en plus ses lettres au roi. Le 4 avril seulement, il prit la plume pour annoncer son arrivée prochaine à Mitau. Quatorze jours plus tard, on y était encore sans nouvelles de lui.
III
BONAPARTE ET PAUL Ier
Pour comprendre le visible mauvais vouloir qui caractérise la conduite de Paul Ier à cette époque, et ses réponses contradictoires au général Dumouriez, il faut se rappeler les démarches auxquelles, au même moment, se livrait Bonaparte à l'effet de se rapprocher de la Russie. Devenu, par la journée du 18 brumaire, maître de la France, il souhaitait la pacification de l'Europe. La paix était conclue avec l'Espagne et la Prusse; il la voulait avec les autres puissances, la Russie surtout. Le cabinet de Berlin, que dirigeait le baron d'Haugwiz, s'était offert comme médiateur entre Saint-Pétersbourg et Paris. L'aide de camp Duroc avait été chargé de lui exprimer la reconnaissance du premier consul. Cette mission temporaire ayant pris fin, le général de Beurnonville était arrivé à Berlin comme ministre de la République française, en remplacement de Sieyès, pour tirer parti des bons offices de la Prusse.
L'idée d'un rapprochement entre la France et la Russie n'était pas nouvelle. Déjà, à la mort de Catherine II, le Directoire avait tenté d'opérer ce rapprochement par les mêmes voies. À la demande du roi Frédéric-Guillaume, le comte de Kalitschef, ambassadeur de Russie à Berlin, avait eu une entrevue avec le citoyen Caillard, représentant de la République. Ces pourparlers étaient restés sans résultat, et les hostilités avaient continué pendant que Talleyrand, devenu ministre des affaires étrangères, s'efforçait d'intéresser au rétablissement de la paix certains émigrés, et même, en 1800, Caraman, qu'il croyait envoyé à Saint-Pétersbourg, non par Louis XVIII, mais par la Prusse[23]. Les circonstances à cette époque semblaient plus favorables. Le tsar, nous l'avons dit, regrettait d'être entré dans la coalition. Ses regrets dataient de la défaite de ses armes à Zurich. Ils s'augmentaient, de jour en jour, par suite de l'obstination de l'Angleterre à détenir l'île de Malte, qu'il voulait rendre à l'ordre de Saint-Jean-de-Jérusalem, dont il s'était fait proclamer grand-maître, et de la résolution manifestée par l'Autriche de garder pour elle seule la citadelle d'Ancône, dont elle n'avait pu s'emparer qu'avec le secours de la marine russe.
Ce qu'il appelait la mauvaise foi de ses alliés exaspérait Paul Ier. Sous l'empire de ses griefs, il répondait à Louis XVIII qui le suppliait de s'associer à une expédition sur les côtes occidentales de France, que préparait l'Angleterre: «L'exécution de ces projets est peu probable dans ce moment, vu la confusion générale dans laquelle se trouve le système politique de toutes les cours, et tant que les cours de Vienne et de Londres se conduiront d'après les mêmes principes, je ne pourrai rien entreprendre pour la bonne cause sans m'attendre à être sacrifié.» Un de ses officiers, chargé d'accompagner à Londres le comte de Vioménil, alors au service de la Russie, qu'à la prière de Louis XVIII, l'empereur venait d'autoriser à prendre part à une expédition anglaise en Vendée, disait en traversant Berlin: «L'armée de Souwarof ne retournera pas sur le Rhin. Le voyage de M. de Vioménil n'est qu'une simagrée. L'empereur est résolu à abandonner la coalition, à rappeler ses armées. Il est en garde contre les vues ambitieuses des ennemis de la France.»
Le 12 février 1800, ses troupes recevaient l'ordre de rentrer en Russie. Le corps de Condé ayant manifesté peu d'empressement à obéir, Paul saisissait l'occasion de se délivrer de l'engagement pris par lui de le garder à sa solde: «La répugnance que vous témoignez de rentrer avec le corps de troupes sous vos ordres dans leurs quartiers respectifs, me porte à croire que Votre Altesse Sérénissime compte trouver plus d'avantage à faire passer ce corps à la solde anglaise. C'est ce qui m'engage à lui donner, par la présente, mon plein consentement à tout arrangement qu'elle voudra contracter en la déchargeant de ceux qu'elle avait pris envers moi.» Après avoir donné ce consentement qu'on ne lui demandait pas, avec une facilité qui ne fut pas sans causer quelque déception au roi de France et au prince de Condé, il refusait, malgré leurs sollicitations ultérieures, de s'occuper de la petite armée: «Ayant pris le parti de ne me mêler d'aucune manière à la coalition existante actuellement, je ne puis prendre sur moi de prescrire la destination d'un corps qui, de mon service, a passé à la solde de l'Angleterre. Le comte de Vioménil n'étant plus dans mon armée, Votre Majesté pourra l'employer d'après son gré.» Puis, comme pour accuser son ressentiment et ses volontés, il expulsait lord Withworth, rappelait Woronzow. C'est à ce moment qu'étaient jetées les bases de la ligue des neutres.
Indépendamment de ses griefs contre l'Angleterre et l'Autriche auxquels le tsar donnait ainsi satisfaction, des causes accessoires déterminaient sa conduite: d'une part, l'enthousiasme qu'excitait en lui le génie de Bonaparte; d'autre part, la complaisance qu'on mettait, au sein de sa cour, à flatter ses idées du moment. La campagne d'Italie, l'expédition d'Égypte, la journée du 18 brumaire, avaient été l'objet de son admiration. Dans le jeune général que les événements venaient de mettre à la tête de la France, il se plaisait à voir un représentant des principes qu'il appliquait dans ses États, et qu'il considérait comme indispensables à la sécurité des trônes en Europe. La fortune de ce victorieux le séduisait, l'entraînait bien plus que ne le pouvaient faire les plaintes et la détresse du chef des Bourbons. Il revenait peu à peu de ses préventions contre la France.
Autour de lui, ce penchant trouvait des encouragements; ses ministres s'attachaient à mettre en lumière ce qu'offrait d'égoïste et d'intéressé la politique des cours de Vienne et de Londres. Ils lui montraient l'une usurpant le commerce exclusif des mers, l'autre confisquant l'Italie. Ils le circonvenaient de toutes les cajoleries qui répondaient à sa haine pour les Anglais; ils ouvraient devant lui, en flattant son amour-propre militaire, la vaste carrière d'une attaque sur l'Inde; ils faisaient briller à ses yeux, comme un argument à l'appui de ceux qui voulaient qu'il se rapprochât du premier consul, la gloire militaire de ce dernier. Les efforts de l'impératrice tendaient au même but, ainsi que ceux de la favorite, Mlle de Nélidof, rappelée à la cour après une courte disgrâce. C'est en parlant de cette jeune femme que Bourgoing, ministre de France à Copenhague, écrivait à Talleyrand: «Elle a autant de raison que d'esprit. Elle a fait tout ce qu'elle a pu pour détourner Paul d'entrer dans la coalition. Elle le poussera à en sortir.»
La première nouvelle qui salua Beurnonville à son arrivée à Berlin fut celle de l'ordre donné par le tsar au maréchal Souwarof d'avoir à rétrograder. Elle lui fut communiquée par d'Haugwiz.
—Il faut finir cette malheureuse et trop longue guerre, lui dit le ministre. Votre gouvernement régénéré promet aujourd'hui plus de solidité dans les arrangements. Nous y trouvons l'unité d'action et de volonté, désirée depuis longtemps. D'un autre côté, le tsar retire ses troupes. C'est le moment de poser une digue à l'ambition autrichienne. Tout cela peut se concilier en faisant quelque chose pour la Russie. Cédez Malte à l'empereur. C'est sa folie. Je crois qu'il donnerait une partie de son empire pour cette possession.
À ces premiers conseils, le roi Frédéric-Guillaume ajoutait bientôt l'autorité de ses appréciations. En recevant le ministre de France, il lui parlait en termes amers de l'avidité «incalculable de l'Autriche». Il disait de l'Angleterre:
—Elle voudrait à jamais détruire la France, sa rivale, dont elle craint la résurrection. Restait la Russie.—Elle veut vous donner un roi, ajoutait Frédéric-Guillaume, en réservant pour elle la grande maîtrise et la propriété de Malte. Vous avez cependant une ressource, c'est qu'elle s'oppose à l'agrandissement de l'Autriche, et que l'Autriche ne veut pas voir passer Malte dans ses mains. Cela pourra vous être utile.
À ces ouvertures, Beurnonville se contentait de répondre que le premier consul voulait la paix. Mais, il transmettait à son gouvernement les confidences qu'il venait de recevoir, et Talleyrand lui écrivait: «Ce serait une bonne manière de procéder à la pacification générale que d'opérer un rapprochement entre la France et la Russie.» Dès ce moment, pour Bonaparte et Talleyrand, l'idée exprimée en ces termes par ce dernier allait devenir, comme pour Beurnonville, une idée fixe.
Le ministre de France, cependant, redoublait d'efforts pour arriver au but qu'il se proposait. Il essayait de se rapprocher de son collègue de Russie, le comte de Krudener. Ses premières tentatives échouaient. Mais, les renseignements qu'il recueillait entretenaient ses espérances. Au mois de juin, Rosenkrantz, envoyé de Danemark à Berlin, chargé d'une mission à Saint-Pétersbourg, vint le voir, après l'avoir longtemps évité. La démarche était significative. Le diplomate danois s'excusa de sa circonspection. Il allégua la nécessité où il s'était trouvé de ménager les susceptibilités des agents d'Angleterre et de Russie. Il exprima l'espoir d'être, à son retour, en état de se conduire autrement. Et comme Beurnonville s'étonnait que le cabinet de Saint-Pétersbourg n'eût pas encore répondu aux avances du gouvernement français, Rosenkrantz lui disait:
—Le tsar est retenu par l'amour-propre. Il aime les Bourbons et veut de bonne foi le rétablissement du trône. Aussi est-il furieux d'avoir été dupe des coalisés. Il est avide de vengeance. C'est ce qui le rapprochera de la République.
Enfin, Rosenkrantz promettait de profiter de son séjour à Saint-Pétersbourg pour sonder les intentions de la Russie. Bientôt après, il faisait savoir qu'il avait tenu parole et provoqué une réponse satisfaisante.
—Je ne suis pas éloigné de m'entendre avec le gouvernement français, lui avait dit le tsar. Mais si, pour cela, je fais l'effort de renoncer à soutenir Louis XVIII, je me crois en droit d'espérer que mon intervention en faveur de mes autres alliés ne sera pas sans succès.
Tandis que Beurnonville transmettait ce langage à Paris, il apprenait que Caraman avait été reçu à Saint-Pétersbourg comme ministre du roi de France. La nouvelle était pour désorienter. Il courait porter ses doléances à d'Haugwiz. Le ministre prussien s'attachait à le rassurer en lui rappelant que le tsar avait une amitié particulière pour le roi de Mitau, mais que, dans l'accueil fait à son représentant, il ne fallait voir «qu'un acte de commisération pour des amis malheureux». D'Haugwiz, en cette circonstance, poussa si loin le désir de dissiper les appréhensions du général de Beurnonville qu'il n'hésita pas à le tromper. Il affirma, contrairement à la vérité, que Caraman n'avait pas été admis en présence du tsar, mais seulement auprès du comte Panin, et uniquement à titre d'envoyé du chef de la famille des Bourbons. Il insinua même que la mission de Caraman avait pour but d'obtenir que, parmi les domaines dont on disposerait à la paix générale, on donnât à Louis XVIII, en échange de sa renonciation à la couronne, un territoire où il pût vivre à l'abri du besoin. Beurnonville ajouta foi à ces affirmations. Elles le rassurèrent, et il attendit l'effet des bons offices de la Prusse.
À Paris, Talleyrand se préoccupait de trouver des voies parallèles à celle de Berlin. Bourgoing reçut à Hambourg, où il attendait des ordres pour se rendre à son poste de Copenhague, des instructions conformes à celles qui avaient été précédemment adressées au général de Beurnonville. «Nous manquons des moyens directs d'agir à Saint-Pétersbourg, lui mandait Talleyrand, nous sommes obligés de recourir à l'intermédiaire de la Prusse, et nous ne pouvons douter qu'il ne soit pas moins officieux au fond qu'en apparence. Il conviendrait donc que vous examinassiez autour de vous s'il n'y aurait pas quelque voie bonne à employer près la cour de Russie, tant pour bien connaître l'intensité de ses déterminations, soit même pour les exciter dans le sens qui nous est favorable.»
La Russie avait pour représentant, à Hambourg, le comte de Mourawief. Mais ce diplomate était trop ouvertement favorable aux émigrés pour que le ministre de la République pût compter sur son concours. Bourgoing eut alors l'idée de s'adresser au ministre de Suède. Il le trouva disposé à s'employer pour le rapprochement de la France et de la Russie, mais peu confiant dans l'initiative de Mourawief, et convaincu que le meilleur moyen d'aboutir consistait dans l'entremise plus active de la cour de Berlin. En faisant connaître à Talleyrand cette opinion commune aux divers amis de la France à Hambourg, Bourgoing ajoutait: «Ils pensent qu'en cajolant indirectement Paul Ier, on tendrait également à ce but, qu'il suffirait pour cela d'agir dans l'esprit que respirent depuis quelque temps nos journaux officiels, en y ajoutant quelques démarches qui prouveraient nos ménagements pour la nation russe et surtout pour ses troupes, de prendre à l'égard des prisonniers de guerre des mesures d'humanité, peut-être même de les laisser rentrer dans leur pays, en alléguant qu'ils pourraient souffrir d'un plus long séjour sous un climat si différent du leur.»
Ce conseil, soit qu'il coïncidât avec des projets déjà formés par le premier consul, soit qu'il les inspirât, fut suivi sur-le-champ. Le 20 juin, Talleyrand adressait au comte de Panin une lettre dans laquelle il était dit qu'après avoir vainement essayé d'échanger les Russes prisonniers en France, contre des Français prisonniers en Angleterre et en Autriche, le premier consul venait d'ordonner qu'ils seraient renvoyés en Russie, sans échange, avec tous les honneurs de la guerre, habillés à neuf, réunis, et leurs drapeaux restitués. On en comptait six mille environ, et Talleyrand s'informait de la route qu'ils devaient suivre. Un exemplaire de cette lettre fut confié à Bourgoing, qu'on croyait en état de la faire parvenir à destination; un autre exemplaire à un officier russe qu'on mit en liberté afin qu'il pût la porter à Saint-Pétersbourg.
Bourgoing était toujours à Hambourg. Au reçu des ordres du premier consul, il se décida à tenter une démarche auprès du représentant russe, Mourawief. Il chargea son secrétaire, M. de Rayneval, d'aller demander en son nom «un entretien intéressant pour les deux gouvernements». Mais il fut impossible à Rayneval d'arriver à Mourawief, ni même de faire accepter par les gens de la légation le billet de Bourgoing. Ce dernier écrivit alors, et deux fois de suite, par la petite poste; ses lettres restèrent sans réponse. Il en expédia une autre plus pressante. Il y donnait à entendre que Mourawief se compromettait en repoussant les ouvertures du gouvernement français; puis il ajoutait: «Empruntez pour me répondre une main étrangère. Ne me nommez ni sur le dessus, ni dans le corps de la lettre; n'y insérez pas un mot qui indique le sujet de la mienne. Enfin, adressez-la-moi sous le couvert de M. de La Croix, chez qui j'irai la prendre sans lui rien laisser soupçonner, ou bien à la même adresse, sous l'enveloppe de mon hôtel d'Altona.» Cette instance nouvelle, en dépit des précautions qu'elle conseillait, n'eut pas plus de succès que les précédentes. Il y fut répondu en ces termes: «Ne pouvant converser avec M. de La Croix sans une autorisation expresse, on saurait moins encore se charger d'une lettre quel qu'en soit le contenu. C'est la seule réponse qu'on soit en état de faire.»
Pour aider à comprendre les craintes de Mourawief, il faut rappeler la rigueur avec laquelle Paul Ier traitait ceux de ses fonctionnaires qui excédaient ses ordres. Accepter une lettre des mains du ministre de France, c'eût été paraître supposer que le tsar pourrait, malgré son aversion pour les principes révolutionnaires, se rapprocher un jour du gouvernement français, et cette supposition, pas un de ses ambassadeurs n'aurait osé la faire. Un de ses généraux, traversant Hambourg, refusait d'aller dîner chez le banquier de la Russie «marié à une Française».
En faisant connaître à Talleyrand l'insuccès de ses premières tentatives, Bourgoing l'attribuait à la pusillanimité de Mourawief. «Il n'a de fortune dans le monde que sa place, et il sait que le plus léger caprice de Paul Ier peut la lui faire perdre. Je ne doute pas cependant qu'il ne l'ait informé de cette première ouverture, comme il lui transmettra fidèlement mes billets, et je les ai libellés en conséquence. M. Panin sera informé de la tentative dans quinze ou vingt jours.»
Malgré la confiance qu'il laissait paraître, Bourgoing n'en restait pas moins fort perplexe. Il venait d'apprendre l'admission de Caraman auprès de l'empereur, au titre de représentant du roi de France, alors qu'il s'était flatté jusque-là de l'espoir que Louis XVIII serait contraint de quitter la Russie. Mais, il ne se décourageait pas, et ses réflexions lui suggérèrent un autre moyen d'aboutir. Au mois d'avril précédent, il avait reçu un Français qui lui était présenté par Beurnonville comme pouvant lui fournir d'utiles renseignements. Ce Français se nommait M. de Bellegarde. Ancien cornette dans le régiment colonel-général-dragons, émigré en Russie, il y avait pris du service dans l'artillerie et y était devenu l'ami du comte Rostopchine. Il se préparait à y retourner après un voyage en Allemagne. Avant de repartir, il était venu s'offrir à Beurnonville d'abord, à Bourgoing ensuite. Il avait promis de leur écrire en chiffres pour les informer de ce qui se passerait à Saint-Pétersbourg. Grâce à ses lettres, Bourgoing se trouvait à même d'affirmer que l'empereur restait toujours indécis, sans plan arrêté, tiraillé entre les résolutions les plus contraires, et c'est sans doute en se rappelant les récits de Bellegarde sur la cour moscovite qu'il imagina une combinaison nouvelle.
«On pourrait aussi, écrivait-il à Talleyrand, arriver à Paul Ier par la voie de son favori, autrefois son barbier, Koutaïkof, qui est épris d'une actrice française, Mme Chevalier. Elle a été quelque temps à Hambourg. Elle y a laissé d'agréables souvenirs, mais n'y a pas conservé de relations. Elle est très avide, dit-on, mais son amant satisfait à tous ses caprices, et elle mettrait sans doute ses services politiques à un haut prix. J'ai pensé cependant qu'on pourrait la faire sonder par le Français (Bellegarde). J'ai des moyens de correspondre avec lui et je vais, sans délai, tenter cette voie. Je vais aussi la proposer au général Beurnonville, qui est encore plus à portée que moi de l'employer avec succès.»
Quel que soit le caractère des personnages qu'il rencontre sur sa route, l'historien n'a pas le droit de les écarter quand ils sont mêlés aux événements qu'il raconte. À ce titre, il y a lieu de s'arrêter un moment à ceux qui entraient en scène, associés par l'ingénieux Bourgoing au grand changement politique qu'il s'agissait de provoquer. La Chevalier était engagée au Théâtre-Français de Saint-Pétersbourg depuis 1798[24]. Liée avec Barras, elle lui avait promis, au moment d'aller exercer ses talents en Russie, de lui faire tenir les renseignements politiques qu'elle recueillerait en route. En traversant Hambourg, elle y donna quelques représentations; ses succès l'obligèrent à y prolonger son séjour durant trois mois. Elle excita l'enthousiasme et conquit l'amitié de la princesse d'Holstein-Beck, qui recevait chez elle les notables de la ville, des émigrés et des républicains.
La princesse combla la comédienne des témoignages de son intérêt, la chaperonna, lui présenta ses amis, et, entre autres, un jeune émigré, le comte d'Espinchal[25], dont la bonne mine et l'esprit la séduisirent. Une liaison passagère s'ensuivit. D'Espinchal paraît avoir été le premier confident de la mission que la Chevalier avait reçue de Barras. Mais il est douteux que cette confidence l'ait rendu circonspect; il est même probable que c'est grâce à lui que la belle put fournir au Directoire divers renseignements sur les émigrés. Elle rencontra aussi chez la princesse une Mme d'Argens[26], un curieux type d'aventurière, qui se fit son amie et de qui elle obtint de précieuses révélations.
Thauvenay, agent du roi de France à Hambourg, qui avait pénétré ces intrigues, s'indignait des marques de faveur que recevait la Chevalier. Sa correspondance avec d'Avaray, en mars 1798, révèle son indignation: «Je vois avec satisfaction que vous avez approuvé ma franchise au sujet de Chevalier et de sa femme. Ces deux individus viennent, véritablement à la honte de la société, de recevoir, pour ainsi dire, des hommages publics. Ils devaient partir hier. De tous les côtés, des prières, des bassesses ont été faites, des sommes considérables leur ont été offertes pour rester encore quinze jours. La princesse leur a donné dimanche un grand festin et de nouveaux cadeaux. Elle les a très souvent à sa table et presque tous les jours dans son intérieur. Presque tous nos compatriotes y sont successivement invités avec ce trio comique[27].»
Le trio comique cependant nourrissait une haute ambition, celle d'être présenté au roi de France, en traversant Mitau, où il devait passer pour se rendre à Saint-Pétersbourg. La princesse et Mme d'Argens firent demander à l'agent du roi une lettre d'introduction auprès du comte d'Avaray. L'honnête Thauvenay refusa tout net, malgré la colère de l'amoureux d'Espinchal, qui s'était chargé de la commission. Il alla expliquer à la princesse les causes de son refus et supplia Mourawief d'écrire en Russie pour faire connaître «ces histrions». Mourawief promit. Mais, soit qu'il se fût abstenu de tenir sa promesse, soit qu'il n'eût pas assez de crédit pour lutter contre le charme personnel de la Chevalier, elle trouva, dès son arrivée à Saint-Pétersbourg, les mêmes succès qu'à Hambourg, succès de beauté et succès de talent, qui durent la consoler de n'avoir pu présenter ses hommages au roi de Mitau.
Ses débuts au Théâtre-Français, où elle chantait l'opéra et jouait la comédie, furent pour elle l'occasion d'un triomphe qui ébranla la position de la tragédienne Valville. Ils attirèrent sur la nouvelle venue l'attention de Koutaïkof, grand écuyer de la cour et favori du tsar. Dès ce moment, elle régna en souveraine.
Singulier personnage aussi, ce Koutaïkof. D'origine tartare, ramassé à dix ans dans les rues de Bender, lors du sac de cette ville en 1770[28], épargné en raison de sa jeunesse par le soldat entre les mains duquel il était tombé, vendu au prince Repnin qui l'avait offert à l'impératrice, donné par celle-ci à son fils l'archiduc Paul, il était devenu successivement valet de chambre, barbier du futur empereur, et enfin son ami. Élevé au trône, Paul Ier, pour reconnaître son dévouement, le nomma grand écuyer, lui fit don des biens des Narishkine. Personne ne jouit au même degré que Koutaïkof de la faveur impériale[29]. Son crédit était aussi grand qu'était vive la haine qu'il inspirait. Protégé par lui, le ménage Chevalier eut tout à souhait. Le mari, bien qu'on l'accusât d'avoir été un des plus cruels instruments de la Terreur, devint directeur du Théâtre-Français. Il reçut à titre honorifique le grade de major dans la garde, la dignité de conseiller de collège, et fut fait chevalier de Malte.
La femme put trafiquer de son influence, vendre à un haut prix ses services. Elle les vendit à des émigrés français aussi bien qu'à des sujets russes. Sa vénalité était proverbiale. Elle abusa de son pouvoir. Elle ne voulut pas que d'autres qu'elle participassent aux plaisirs de l'empereur. La Valville ne fut plus admise qu'à de rares intervalles, à jouer la tragédie sur les théâtres de Gatschina et de l'Ermitage. Les comédiens italiens, allemands et russes en furent bannis. L'empereur, désireux d'entendre une comédie d'Auguste Kotzebue qui dirigeait le théâtre allemand, commanda quatre fois le spectacle, et quatre fois la Chevalier parvint à l'empêcher. Il n'était question, dans la capitale, que du luxe de ses toilettes et de ses appartements où, assistée de son mari tout enflé d'orgueil, elle recevait la haute société. Elle touchait un traitement fixe de treize mille roubles. Ses représentations à bénéfice lui en rapportaient vingt mille. On tenait à honneur d'y assister pour s'assurer sa protection, à payer les places au prix qu'elle en exigeait. Tous les mois, son banquier expédiait hors de Russie les fonds qu'elle déposait chez lui.
Telle était la femme qui, par l'intermédiaire de Bellegarde, allait être chargée de faire parvenir au comte Panin et d'appuyer, auprès de l'empereur, la lettre de Talleyrand, et d'annoncer que le premier consul n'attendait qu'une réponse pour écrire lui-même au tsar. Est-ce par cette voie que la lettre arriva à sa destination? Est-ce, au contraire, par l'officier russe à qui Talleyrand en avait confié un exemplaire? Probablement par les deux côtés à la fois. Ce qui est certain, c'est qu'elle arriva et que, dès ce jour, le crédit de la Chevalier fut acquis au gouvernement français. Déjà, elle était devenue hostile à l'exilé de Mitau, grâce à l'habileté de la Gourbillon, cette lectrice de la reine, chassée par Louis XVIII et qui, venue à Saint-Pétersbourg, avait intéressé la comédienne à son sort.
À Berlin, les lenteurs des négociations causaient au général de Beurnonville autant d'impatiences que d'inquiétudes. D'Haugwiz s'appliquait à contenir les unes, à calmer les autres.
—Mon général, je vous réponds, ainsi que le roi, de l'empereur de Russie, disait-il. Ayez pitié d'un amour-propre un peu déplacé. Mais vous connaissez Paul Ier par tous les rapports qu'on vous a faits. Ce n'est pas un homme qu'on puisse mener comme on veut. Laissez-moi faire. Pourvu que je réussisse, c'est tout ce qu'il faut, et je vous en réponds. Que le premier consul daigne persévérer dans sa confiance. Nous nous conduirons de manière à donner une paix honorable à la République et profitable à toute l'Europe qui en a grand besoin.
Enfin, le 13 septembre, d'Haugwiz prévint Beurnonville que, d'après le tsar, «tout ce qui concernait la France devait se traiter à Berlin,» et que M. de Krudener avait reçu des instructions pour négocier. Le même jour, Bourgoing recevait, à Copenhague, un avis analogue avec les excuses de Mourawief. La diplomatie française avait atteint son but.
Une première entrevue, entre Beurnonville et Krudener, eut lieu, le 28 septembre, chez d'Haugwiz qui les avait invités à dîner. Après le repas, il les conduisit dans son jardin, où il les laissa en disant:
—Messieurs, je voulais avoir le plaisir de vous faire rencontrer. Je sais que vous avez besoin de causer ensemble; je vous quitte et je m'estimerai très heureux si le résultat de votre entretien peut opérer un rapprochement que je désire de tout mon cœur.
Krudener prit aussitôt la parole:
—Vous avez dû, monsieur le général, trouver jusqu'à ce jour ma conduite fort extraordinaire, dit-il. Mais, tels étaient mes ordres que je ne pouvais entrer en relations avec vous, ni même vous parler. J'en éprouvais les regrets les plus vifs et je vous assure que je n'attendais que l'occasion de vous les exprimer. Tout me faisait désirer d'avoir des droits à votre estime et de vous prouver que j'ai autant à cœur que vous le rapprochement de nos deux nations. Ce serait un jour de fête et de bonheur pour moi que celui où nous pourrions signer ensemble ce traité auquel je désire personnellement contribuer. Après avoir expliqué pourquoi Mourawief avait été empêché de recevoir à Hambourg la lettre de Talleyrand au comte Panin, il ajouta:—Sa Majesté m'a chargé de vous dire qu'elle recevra avec plaisir la lettre du premier consul, qu'elle recevra de même les prisonniers russes restés en France. Elle a désigné le général de Sprengporten pour aller les recevoir.
Les conditions de la paix furent ensuite abordées. Elles étaient, de la part de la Russie, au nombre de quatre: 1o la reddition de l'île de Malte et de ses dépendances à l'ordre de Saint-Jean-de-Jérusalem; 2o le rétablissement du roi de Sardaigne; 3o la garantie de l'intégrité des États du roi des Deux-Siciles; 4o la garantie de l'intégrité des États de l'Électeur de Bavière. L'examen de ces divers points démontra que l'entente serait facile. Les deux diplomates s'ajournèrent à une date ultérieure pour entamer officiellement les négociations qui devaient aboutir à la conclusion de la paix entre la France et la Russie.
À quelques jours de là, le général de Sprengporten se mettait en route pour aller recevoir, en France, les prisonniers russes. Nommé gouverneur de l'île de Malte, c'est là qu'il devait les conduire. À Bruxelles, le général Clarke lui souhaita la bienvenue au nom du premier consul. Dans la seconde quinzaine de novembre, il était à Paris. Accueilli, dès son arrivée, par Bonaparte, il lui exprima l'admiration de son souverain, dont il révéla en même temps les intentions. Il fit remarquer que, quoique l'empereur n'eût pu se dispenser, pour la sûreté de ses propres États, de prendre part à une querelle dont la source semblait menacer la tranquillité de l'Europe entière, il n'avait pas cependant hésité un moment à retirer ses troupes de la coalition aussitôt qu'il s'était aperçu que les vues des puissances tendaient à des agrandissements que son désintéressement et sa loyauté ne pouvaient permettre. Il s'estimait heureux, dans ces conditions, d'avoir pu se rapprocher de la France. Et comme la France et la Russie, éloignées l'une de l'autre par une grande distance, ne pourraient jamais se nuire réciproquement, il leur serait aisé, grâce à leur harmonie, d'empêcher les autres de s'agrandir. Le premier consul fut touché de ce langage.
—Votre souverain et moi, dit-il, nous sommes appelés à changer la face du monde.
Sous ces favorables auspices, la mission de M. de Sprengporten ne pouvait que réussir; elle réussit au delà de ses espérances, et lorsque, comblé des témoignages de la bonne grâce du premier consul, il quitta la France derrière plusieurs milliers de prisonniers rendus à leur patrie, il semblait que la paix entre Saint-Pétersbourg et Paris était à jamais assurée. Vingt-quatre heures après son départ, Bonaparte écrivit à Paul Ier:
«J'ai tenté en vain, depuis douze mois, de donner le repos et la tranquillité à l'Europe. Je n'ai pas pu y réussir et l'on se bat encore sans raison et, à ce qu'il paraît, à la seule instigation de la politique anglaise. Vingt-quatre heures après que Votre Majesté Impériale aura chargé quelqu'un qui ait toute sa confiance et qui soit dépositaire de ses désirs, de ses spéciaux et pleins pouvoirs, le continent et les mers seront tranquilles, car lorsque l'Angleterre, l'empereur d'Allemagne et toutes les autres puissances seront convaincus que les volontés comme les bras de nos deux grandes nations tendent au même but, les armes leur échapperont des mains et la génération actuelle bénira Votre Majesté Impériale de l'avoir arrachée aux horreurs de la guerre civile et aux déchirements des passions. Si ces sentiments sont partagés par Votre Majesté Impériale, comme la loyauté et la grandeur de son caractère me portent à le penser, je crois qu'il serait convenable et digne que simultanément, les limites des différents États se trouvassent réglées et que l'Europe connût dans le même jour que la paix est signée entre la France et la Russie et les engagements réciproques qu'elles ont contractés pour pacifier tous les États.»
Le même jour, dans une lettre à Rostopchine, acceptant les bases de la paix, telles que Krudener les avait exposées à Beurnonville, Talleyrand disait: «Partout où il se trouvera un négociateur russe muni de pleins pouvoirs, il se trouvera pareillement un négociateur français, amplement autorisé.» C'est vers ce temps que le ministre de la police Fouché écrivait à l'un de ses agents secrets à Hambourg: «Nous voici au moment d'une alliance avec Paul Ier. Son ultimatum est parti pour Vienne et Londres. Il veut que ces deux puissances renoncent à toutes leurs conquêtes, que l'empereur d'Allemagne rétablisse la république de Venise et que l'Angleterre lui abandonne Malte jusqu'à la paix.» Et en post-scriptum: «J'oubliais de vous dire que Paul Ier tient beaucoup à son roi de Mitau.» Fouché se trompait. L'intérêt que, sous l'empire de circonstances maintenant modifiées, le tsar avait témoigné à Louis XVIII, cet intérêt était épuisé. Cette transformation avait commencé au lendemain du 18 brumaire, et l'échec de la mission de Dumouriez en avait été la première conséquence.
IV
FIN DU RÔLE DE DUMOURIEZ
Nous avons laissé le général à Saint-Pétersbourg, attendant en vain les réponses définitives de l'empereur à ses propositions. Brusquement, il fut invité à suspendre toute démarche auprès de l'ambassade anglaise. Paul venait d'apprendre que l'Angleterre refusait de lui livrer l'île de Malte, dont il s'était déclaré grand-maître. Or l'île de Malte, c'était «sa marotte», au dire des contemporains. Il ne voulait pas se donner l'air de s'intéresser à la même entreprise que le gouvernement qui lui refusait une satisfaction dont personne, autour de lui, ne contestait la légitimité.
Le 15 avril, Rostopchine, ayant mandé Dumouriez, lui apprit que l'empereur ne jugeait pas que l'heure fût opportune pour exécuter les plans proposés. Il l'engageait à quitter Saint-Pétersbourg, où désormais sa présence était inutile. Les formes courtoises dont s'enveloppait le langage de Rostopchine n'enlevaient rien à la rigueur du procédé dont Dumouriez était victime. On l'expulsait; sa mission se transformait en échec. Cet échec fut aggravé par l'impossibilité où il se trouva d'être mis une dernière fois en présence de l'empereur, quoiqu'il l'eût humblement demandé. La lettre qu'il lui écrivit porte la trace de sa déception. Sous le langage du courtisan, elle trahit sa tristesse:
«Votre Majesté Impériale, disait-il, m'a comblé de marques précieuses d'estime et de bienveillance. Je serais le plus ingrat des hommes si je ne lui en témoignais pas mon éternelle reconnaissance en partant de ses États. Le souvenir des conversations pleines de bonté et de confiance, dont elle m'a honoré, restera gravé dans mon âme; le dévouement le plus désintéressé et le plus pur en est le fruit et durera autant que ma vie. C'est à ce dévouement énergique, c'est à l'importance des objets qui ont donné matière aux entretiens dont Votre Majesté Impériale m'a honoré, qu'elle doit attribuer les instances fatigantes que je me suis permises. Quelque jugement, sire, que vous ayez pu porter sur mes démarches, l'âme pure et magnanime de Votre Majesté Impériale, son équité et son discernement rendront justice à mes motifs. L'estime du plus grand souverain de l'Europe me suivra partout; sa puissante protection appuiera mes démarches; je réclame avec confiance l'une et l'autre. Elle a eu elle-même la bonté de me tracer mes devoirs. Je les remplirai, sire, ou je mourrai digne de l'opinion que vous avez exprimée sur mon caractère et mes talents: ce sont vos expressions que j'ose répéter.
«Personne ne souhaite plus ardemment que moi que mon expérience m'ait trompé dans les résultats que j'ai osé tracer à Votre Majesté Impériale; mais, si les circonstances venaient malheureusement à l'appui de mes prédictions, si le tableau funeste que je lui ai tracé, avec l'énergie convenable à son caractère, se vérifiait, je serais toujours prêt à me rendre aux ordres de Votre Majesté Impériale et à seconder de tout mon zèle ses grands et généreux desseins; elle trouverait toujours en moi le courage de la vérité et l'enthousiasme de sa gloire.
«Dans tout ce que j'ai écrit et dit, vous jugerez, Sire, que je n'ai pas cherché à vous plaire, ni pensé à profiter de la générosité de Votre Majesté Impériale; un motif plus noble m'animait. Sa gloire, sa sûreté, le salut de l'Europe, le rétablissement de mon roi, de la religion et des lois, la destruction du monstrueux régime démocratique, voilà ce qui était, ce qui est encore dans les mains de Votre Majesté Impériale, voilà ce que la Providence vous avait inspiré l'année passée, ce qu'elle vous inspirera de nouveau, ce que vous exécuterez encore cette année, Sire, lorsque les dangers, en augmentant et en se rapprochant, feront céder les justes ressentiments de Votre Majesté Impériale aux devoirs sacrés du plus puissant souverain de l'Europe. Quel que soit mon sort, quelque part que j'existe, ma confiance dans votre grand caractère me suivra et m'encouragera. Les obstacles s'aplaniront, les vérités que j'ai semées dans votre noble cœur germeront, et mon voyage ne sera pas perdu.»
La lettre est instructive. Elle permet d'apprécier à quel degré de platitude la trahison peut abaisser une âme jadis fière, et, outre qu'elle nous dispense d'en citer d'autres, conçues dans le même esprit, que Dumouriez, à la même époque, écrivit au tsar et à Rostopchine, elle nous le montre, à son départ de Saint-Pétersbourg, faisant contre mauvaise fortune bon cœur. Dans un dernier entretien avec le ministre impérial, il essaya de réserver l'avenir. Il demanda qu'en prévision du séjour qu'il comptait faire à Hambourg, l'envoyé de Russie dans cette ville fût autorisé à le prendre officiellement sous sa protection. Rostopchine fit espérer que l'empereur ne refuserait pas d'accéder à cette demande. Il promit même d'écrire à Mourawief.
Dumouriez avait espéré qu'à ce dernier moment, il recevrait une marque nouvelle de la munificence du tsar. Trois ans avant, dans des circonstances analogues, le comte de Saint-Priest s'était vu gratifié d'un vaste domaine en Lithuanie, et ce souvenir hantait le sommeil du brillant conspirateur que nous suivons pas à pas à ces étapes de la trahison. Mais Rostopchine garda le silence sur ce point délicat. Le général dut se contenter des mille ducats d'or promis au moment de son arrivée. Il en éprouva un violent dépit qu'il sut contenir cependant tant qu'il se trouva sur le territoire russe. Plus tard, il y donna librement carrière.
—Je n'ai rien reçu, disait-il avec amertume, que ce qu'on donne toujours à ceux que le tsar mande auprès de lui.
C'était la vérité, mais elle fut longue à se faire jour. On crut pendant plusieurs semaines que la générosité de Paul Ier avait enrichi Dumouriez. Bourgoing, le ministre de France en Danemark, retenu à Hambourg par les ordres de Talleyrand pour surveiller les émigrés, écrivait, d'après des informations venues de Berlin: «Dumouriez, en partant de Saint-Pétersbourg, a reçu d'assez fortes sommes d'argent; on ne sait encore pour quel objet, on le saura à son arrivée, c'est-à-dire dans les premiers jours de mai.»
Par ce côté, par d'autres encore, Dumouriez avait pris ses mesures pour dissimuler l'avortement de son voyage. Même auprès des membres du corps diplomatique, accrédités en Russie, il usait de mensonge. Trompé par ses confidences, l'envoyé danois adressait à son gouvernement une note évidemment destinée à accréditer l'opinion que la mission du général avait réussi: «Hier, Dumouriez a pris congé de l'empereur. Il en a reçu l'accueil le plus favorable. Il part chargé d'une mission importante. Il est à la veille de rendre à sa patrie un service bien plus éclatant que tous ceux qu'il aurait pu lui rendre par ses succès militaires.»
C'est après s'être fait précéder par ces renseignements que Dumouriez se mit en route le 19 avril avec d'Angély, qui lui servait de secrétaire, et un gentilhomme français, M. d'Agoult, rencontré parmi les émigrés autorisés à résider à Saint-Pétersbourg. Son intention n'étant pas de repasser par Mitau, il s'embarqua pour Lubeck. Mais, le navire qui le portait ayant été arrêté par les glaces à Riga, il profita de cet arrêt pour aller offrir ses hommages à Louis XVIII. Comme à son premier voyage, il reçut un flatteur accueil. Toutefois, le roi lui confessa qu'il comptait de moins en moins sur un prochain réveil de sa fortune. Ce que Dumouriez lui racontait des dispositions de Paul Ier n'était pas pour ranimer ses espérances. D'autre part, depuis la première visite de Dumouriez, au commencement de janvier, les événements désastreux n'avaient cessé de se succéder. Les armées russes avaient quitté l'Italie, la Suisse, la Hollande, pour regagner leurs foyers. La guerre, recommencée entre la France et les puissances restées dans la coalition, s'annonçait comme devant être rapide et décisive, n'empêchait pas la croyance à une paix prochaine de se répandre. Les Vendéens, épuisés, hors d'état de combattre plus longtemps, venaient de faire leur soumission au gouvernement consulaire; les troupes employées contre eux avaient été expédiées aux frontières d'Italie, de Suisse et d'Allemagne, pour y grossir les forces massées contre les alliés. Tout manquait donc à la fois à la cause royale. Le langage même de l'Angleterre et de l'Autriche faisait craindre que leur victoire,—à supposer qu'elles fussent victorieuses,—ne profitât pas aux Bourbons.
Dans ce renversement des multiples combinaisons préparées contre la République, c'est le plan concerté avec Willot à l'effet de soulever le Midi que Louis XVIII considérait maintenant comme sa dernière ressource. Il s'en occupait avec ardeur. Il fit connaître à Dumouriez qu'il avait investi Willot de pouvoirs étendus pour opérer dans les provinces méridionales et que ce général venait d'être appelé à Vienne, à l'instigation de l'Angleterre, pour exposer ses plans au baron de Thugut. Les événements ultérieurs seuls permettraient de juger des véritables sentiments de l'Autriche en cette circonstance, du degré de leur sincérité et de la confiance qu'il y fallait accorder. Au commencement du mois de mai 1800, Dumouriez rentrait à Hambourg. La Prusse, tenue au courant de ses démarches, avait annoncé son retour à Beurnonville. Averti par ce dernier, Bourgoing en transmettait la nouvelle à Paris. «J'ai les moyens d'être informé, ajoutait-il, de ce que dira Dumouriez sur la cour de Russie et sur la réception qu'on lui aura faite à Mitau.»
Présomptueuse était cette assurance. On a vu plus haut que l'envoyé de la République était moins bien informé qu'il ne supposait, surtout quand il parlait «des fortes sommes d'argent» reçues par Dumouriez. De même, il se trompait lorsqu'il écrivait à Talleyrand: «Ceux qui sont dans sa confidence assurent qu'il ne serait nullement impossible de le rapprocher du gouvernement actuel, contre lequel il est loin d'avoir les préventions qu'il avait contre le Directoire.» Il était trop tard pour que Dumouriez pût revenir à la cause qu'il avait trahie. Compromis par ses écrits et par ses actes, ses écrits surtout, les lettres envoyées en Russie, à Mitau, à divers émigrés, il comprenait lui-même qu'il ne rentrerait en France qu'avec la royauté restaurée.
Arrivé à Hambourg, il s'appliqua à laisser croire que Paul Ier lui avait accordé sa confiance et l'avait chargé d'une très importante négociation auprès du roi de Prusse. Sa première visite fut pour Mourawief, de qui il sollicita la protection spéciale, qu'à sa demande, Rostopchine lui avait fait espérer. Dans la ville de Hambourg, où l'opinion, de plus en plus, se prononçait pour la République, il voulait circuler librement, revêtu du caractère de protégé russe, qui l'aurait rendu inviolable. Mais, Mourawief était sans ordres. Dumouriez eut lieu de craindre que son voyage ne fût même pas couronné du très mince succès qu'il persistait à en attendre. Il écrivit à Rostopchine, au tsar lui-même. Il sollicitait un brevet qui l'annonçât «comme serviteur de l'empereur». Ses lettres étaient pressantes, humbles, sans fierté, des lettres de mendiant. Et comme elles restaient sans réponse, il s'ingéniait, pour provoquer des remerciements, à rendre des services, ne reculant ni devant l'espionnage, ni devant la délation.
Le 27 mai, il adressait au comte Panin une liste d'individus habitant ou ayant habité Saint-Pétersbourg, qu'il accusait d'être soudoyés par le gouvernement français pour faire de la propagande révolutionnaire en Russie[30]. «Vous déciderez avec M. le comte de Rostopchine s'il est convenable ou non de continuer à exploiter cette mine ou de cesser d'être instruit.» Il y a lieu de croire que le comte Panin ne répondit pas à cette étrange communication. Les documents ne portent aucune trace de réponse, et les envois de ce genre ne furent pas renouvelés. Au cours de la même lettre, Dumouriez faisait allusion à la guerre qui se déroulait sur les frontières françaises, se vantait de ne s'être pas trompé dans ses prédictions: «Je ne fatiguerai plus les souverains de mes raisonnements politiques. Il est trop fâcheux de jouer le rôle de Cassandre. Je me borne à désirer la protection spéciale de l'empereur votre maître, pour n'être pas inquiété dans mon asile, jusqu'à des circonstances plus favorables.»
Cette protection, jusqu'au bout, devait lui être refusée, et lorsque, sur une sollicitation plus pressante que les autres, Rostopchine se décidait enfin à répondre, c'était pour se dépenser en banalités: «J'ai été impoli vis-à-vis de vous par embarras, ... je n'avais rien d'intéressant à vous dire.» Sa lettre, écrite sur un ton de plaisanterie familière, outre qu'elle ne contenait aucune allusion au désir exprimé par Dumouriez, ne disait rien qui pût lui faire espérer qu'on songeât à utiliser ses services. En terminant son léger bavardage, Rostopchine ajoutait: «Je vous dirai en confidence que l'empereur ne sera pas fâché d'avoir de vos nouvelles, que vous pourrez me les adresser et être persuadé d'avance que vous ne serez ni indiscret, ni prolixe, ni mauvais prophète.» Simples formules de politesse, témoignages de courtoisie, rien de plus. Dumouriez écrivit encore deux ou trois lettres à Paul Ier. Celles que lui répondit Rostopchine cachaient, comme la précédente, sous la bienveillance de la forme, l'insignifiance du fond. Dumouriez n'en fut pas surpris. Depuis plusieurs semaines, il avait compris qu'il ne devait rien attendre de la Russie. Entre intimes, il en faisait l'aveu:
—J'ai bien eu de la peine à me rapprocher de Paul Ier, disait-il à Bellegarde. Je l'ai tenu pendant huit jours; je l'avais empaumé. Mais les Russes s'en sont aperçus et ont déjoué mes plans.»
Il n'en persistait pas moins, dans les salons où on le recevait, à parler de son voyage, des intentions du tsar dont il disait posséder le secret, des conditions dans lesquelles il y était associé. Mais, maintenant, les amis du gouvernement français n'ajoutaient plus foi à ses assertions: «Ils savent, écrivait l'un d'eux, que le général n'a point à se louer de son voyage et que, quoi qu'il veuille faire croire, il est sans mission, sans commandement et sans crédit.»
Bourgoing lui-même était revenu sur ses premières appréciations. Rendant compte à Talleyrand d'un dîner chez un armateur de Hambourg, auquel avait été invité Dumouriez, il racontait: «Je ne l'ai ni fui ni recherché. Mais il m'a adressé plusieurs fois la parole sur des objets indifférents. Il cherchait à causer plus à fond; mais il n'en a pas trouvé l'occasion. Il montre une lettre du tsar l'engageant à devenir le Monck de Louis XVIII. Il cherche à se donner une grande importance. Il ne peut y faire croire. Après avoir caressé tous les partis, il n'inspire confiance à aucun. Il ne sera plus que le confident inactif des stériles vœux de Paul Ier pour Louis XVIII.» Et il avait raison; car, ainsi que le disait Bellegarde, qui arrivait de Saint-Pétersbourg, «la Russie était guérie pour longtemps de se mêler des affaires de l'Occident.»
Cependant, telle était toujours l'assurance de Dumouriez qu'après avoir essayé de faire croire qu'il aurait le commandement de l'insurrection du Midi, il occupa pendant quelque temps encore les cercles hambourgeois de sa personne et de ses propos. Il admirait le plan militaire qui se déroulait en Allemagne, ce plan qui détruisait le laborieux édifice de ses longs calculs, et allait forcer la cour de Vienne à conclure la paix; il convenait que toute la gloire en revenait à Bonaparte. Puis, tout à coup, il disparut. Il faisait agir à Londres pour être autorisé à passer en Angleterre. En attendant de pouvoir partir, il allait vivre à Ottensen, pris soudainement du désir de se faire oublier. Peut-être les victoires de la France lui inspiraient-elles le regret d'avoir obéi aux suggestions criminelles qui l'avaient armé contre sa patrie. Mais, s'il n'était pas trop tard pour se repentir, il n'était plus temps de reconquérir son ancienne gloire à jamais souillée. Il ne restait d'autre ressource à son activité que de s'enfoncer plus profondément dans la trahison. Disons, pour en finir avec lui, qu'en 1801, du fond de sa retraite, il envoyait encore à Saint-Pétersbourg des sollicitations et des conseils.
Le 11 février, répondant à l'une de ses lettres, Rostopchine lui disait: «J'y ai bien reconnu le talent actif qui s'impatiente dans l'oisiveté. Mais, les circonstances actuelles ne manqueront pas de vous présenter des occasions qui vous dédommageront avec usure du temps perdu. Après la lecture de votre lettre, l'Empereur, mon maître, m'a ordonné de vous faire savoir que vous n'avez qu'à prendre un peu de patience pour voir s'effectuer des projets auxquels vous accorderez peut-être votre estime.» N'était la gravité des personnages, on serait tenté de se demander si Paul Ier et son ministre ne se moquaient pas de Dumouriez. Au moment où ils lui annonçaient ces «projets dignes de son estime», à Paris, l'ambassadeur russe négociait la paix avec Bonaparte. C'était une politique nouvelle qui ne laissait aucune place aux idées que Dumouriez avait propagées et défendues et les condamnait à l'oubli comme elles l'y condamnaient lui-même[31].
Le comte de Caraman à Saint-Pétersbourg, comme Louis XVIII à Mitau, était bien loin de prévoir le rapprochement entre la France et la Russie que préparait la diplomatie française activement secondée par la Prusse. Mais, il ne pouvait ne pas constater les changements survenus dans les dispositions de l'empereur. Le résultat de la mission de Dumouriez, qui prenait fin au moment de son arrivée à Saint-Pétersbourg, ne lui permettait pas de les méconnaître. Non seulement Dumouriez était parti sans avoir rien obtenu, mais encore une offre de vingt mille hommes faite par la cour de Naples, pour les joindre aux troupes russes restées à Jersey, et opérer une descente sur les côtes de France, avait été dédaigneusement repoussée. L'empereur se refusait à toute idée d'attaque directe contre la République consulaire.
«La résistance à toute espèce de coopération, mandait Caraman à d'Avaray, est montée à un tel point qu'il me semblerait aussi impolitique que peu utile, de faire de nouvelles tentatives en ce moment.» Et il se lamentait d'être réduit à louvoyer en de telles conditions. Il décrivait l'irritabilité de l'empereur, la fougue et la mobilité de ses résolutions, le manque absolu de plans et la contradiction, chaque jour plus accusée, entre ce qu'on voulait et ce qu'on faisait. Certes, Paul Ier n'avait jamais voulu ni diminuer les embarras de la République, ni protéger les projets avides de l'Autriche, ni livrer l'Italie à la spoliation; et cependant, c'est à cela qu'il était arrivé. «Personne ne l'éclaire, personne ne cherche à arrêter le torrent de ses passions. On applaudit servilement, au contraire, à tout ce qu'il décide. L'égoïsme l'entoure, l'avidité des flatteurs repousse la lumière, éloigne le véritable dévouement. L'empereur ne connaît plus de borne humaine à l'étendue de sa volonté. Le comte Panin parvient quelquefois à parer les coups les plus dangereux; il oppose avec fermeté la réflexion à l'emportement; mais souvent, ses peines restent sans fruit.» Ce tableau n'était pas rassurant, mais il était exact et on en concevait à Mitau les plus vives inquiétudes.
V
L'EXPÉDITION DE WILLOT
Pendant que Dumouriez accomplissait cet humiliant voyage de Saint-Pétersbourg, le général Willot était resté à Gœgingen, en Souabe. Il s'y trouvait encore à la fin du mois de février 1800, s'occupant des préparatifs de son entrée en campagne, s'attendant à être, d'un moment à l'autre, appelé à Vienne.
En dépit de ses efforts, l'entreprise à laquelle on l'a vu se consacrer n'avançait guère. Donnant lieu à d'actifs pourparlers, mais entravée par les discussions passionnées qui s'élevaient entre Willot et les membres de l'agence de Souabe[32], elle faisait éclater des dissentiments profonds, d'ardentes rivalités propres à favoriser les imprudences et les délations. Si le plan du Midi «prenait couleur», comme disait Saint-Priest, c'était dans l'imagination de ses promoteurs bien plus que dans la réalité. Les difficultés naissaient incessantes. C'est en vain que de Mitau le roi essayait de les aplanir. Par une ordonnance arrivée à Augsbourg, le 23 février, il avait conféré à Willot des pouvoirs pour agir dans les provinces méridionales, en attendant l'arrivée du duc de Berry, auquel il destinait un emploi dans cette expédition. Sous les ordres du général, d'André était investi des fonctions de commissaire civil dans le Dauphiné, la Provence, le Languedoc, le Vivarais, le Rouergue, la Gascogne, la Guyenne et la Saintonge. Il devait s'appliquer «à prémunir le peuple français contre la perfidie qui l'avait trompé afin de l'asservir». En prévision du cas où sa présence serait nécessaire à Augsbourg, Cazalès, toujours attaché à l'agence de Londres, était désigné pour se rendre, en son lieu et place, dans le Midi.
Cette organisation, approuvée par le roi pour la forme, était en réalité l'œuvre de Wickham[33]. L'Angleterre s'étant enfin décidée à appuyer Willot, à envoyer sur les côtes de Provence un corps de débarquement, c'est l'agent britannique qui avait pris l'initiative et la haute direction du mouvement. Venu de Berne à Augsbourg, il donnait des ordres à Précy comme à Willot. Il lui enjoignait de s'assurer des déserteurs, des conscrits mécontents, pour former le noyau de son armée, d'acheter des fusils, du plomb, de la poudre, de se tenir prêt à se porter sur Lyon et, en attendant, de chercher à gagner les généraux républicains, qui commandaient les garnisons de cette ville et des villes voisines. Il invitait Willot à prendre des mesures analogues, afin d'opérer dans le Midi, de la même manière que Précy dans le Lyonnais. Avec les fonds qu'il tenait de son gouvernement, il pourvoyait à toutes les dépenses, faisait même passer de l'argent à l'agence de Paris. Il remettait à Précy jusqu'à «cinquante-six mille louis». L'énormité de cette somme excitait l'envie des émigrés, et tant étaient profondes les divisions qui régnaient entre eux, que certains ne craignaient pas d'insinuer que Précy ne ferait rien de ce qu'on attendait de son zèle; qu'une fois entré en France, il ne reviendrait pas et «garderait l'argent».
On peut juger à ces traits combien avait été laborieux l'enfantement de l'organisation générale. L'approbation qu'y donnait l'ordonnance rendue par Louis XVIII n'en rendit pas le fonctionnement plus facile que l'enfantement. Elle aggrava même les difficultés.
Ce fut d'abord par la faute de Précy. En présence de l'étendue des pouvoirs donnés à Willot, sa jalousie s'éveilla[34]. Précédemment, il avait déclaré que son action devait s'exercer dans le Lyonnais seulement et décliné le commandement dans le Vivarais et le Dauphiné. Maintenant que ce commandement était octroyé à Willot, il le revendiquait; à Wickham, qui le pressait de se mettre en route, il opposait et multipliait les objections. Tandis que Willot, d'accord avec Wickham et Pichegru, estimait, contrairement à l'avis d'abord exprimé par le roi, que l'insurrection ne devait arborer le drapeau royaliste qu'après la victoire et que, jusque-là, elle ne devait pas prendre le caractère d'un soulèvement contre la République; tandis qu'il se faisait autoriser sur ce point à agir à son gré, Précy ne voulait marcher que si le roi était avant tout reconnu.
Vainement Wickham invoquait les motifs qui empêchaient son gouvernement de prendre l'initiative de cette reconnaissance, Précy n'en démordait pas. En outre, il exigeait du roi des ordres plus positifs que ceux qu'il avait reçus. Il mettait à son concours deux conditions: la première, qu'il n'entrerait en France que derrière les Autrichiens; la seconde, qu'il ne se porterait en avant qu'après que Willot aurait obtenu des succès. Ses exigences devenaient telles que Wickham songea à se passer de lui. Willot, consulté, donna à entendre qu'on n'avait pas besoin de Précy pour acheter le général Moncey, qui commandait à Lyon.
—Avec quinze mille louis, dit-il, on aura le général et la garnison.
Quand Précy eut acquis la certitude qu'on se résignait à agir sans son concours, il se ravisa, se déclara prêt à partir, recruta même quelques officiers. Mais il perdit encore un temps précieux, et, les événements marchant plus vite que lui, il fut définitivement réduit à l'impuissance.
D'autre part, la question de la reconnaissance du roi déchaînait un conflit plus grave encore entre les membres mêmes de l'agence. Les uns voulaient que tout se fît au nom de Louis XVIII; les autres, qu'on se présentât comme un parti de mécontents. L'ardent président de Vezet ne prétendait à rien moins qu'au rétablissement des anciennes institutions. Il blâmait le choix que le roi avait fait de Cazalès pour remplacer éventuellement d'André comme commissaire civil dans le Midi.
—Je n'entrerai pas en relations avec lui, s'il reste à Londres, s'écriait-il; ce n'est pas qu'il soit indigne de confiance, mais je me défie des bavardages.
Ainsi, entre les émigrés, éclataient une fois de plus, en des circonstances quasi-tragiques, les divisions, les rivalités, les haines qui tant de fois avaient compromis leur cause. Il est vrai de dire, en ce qui touche le président de Vezet, que ses objections n'étaient qu'une forme de sa défiance pour les tentatives qui se préparaient. «Je n'ose me flatter encore de l'exécution de ce plan, écrivait-il le 16 février. Depuis six ans, j'ai vu tant de beaux plans adoptés, faiblement soutenus, et je les ai tous vus abandonnés successivement.»
Quant à Willot, malgré les obstacles accumulés sur son chemin, il ne se décourageait pas. Il parlait tout haut de ses projets, de ses préparatifs, de son prochain départ, enrôlait des officiers, discutait avec les royalistes, se faisait des ennemis de la plupart d'entre eux. Dès le mois de janvier, sans attendre l'expédition officielle de ses pouvoirs, il avait chargé deux anciens agents de la police de Lyon, les frères Marut, protégés par Wickham, de se rendre sur la frontière franco-italienne, afin d'y rechercher les Français proscrits et fugitifs, disposés à rentrer en France, sous la protection des armées autrichiennes, pour y former un parti. Les frères Marut devaient recruter de préférence ceux qui, étant nés dans les provinces méridionales, pourraient y guider une armée. Ils devaient également tout mettre en œuvre pour engager les militaires français à la désertion et les rallier aux troupes royales; se créer des rapports avec les chefs des Barbets[35]; reconnaître les passages où il serait aisé d'entrer en France et enfin s'assurer des moyens de se procurer, au fur et à mesure des besoins, de la poudre et des balles. Il leur était encore enjoint de passer par la Carinthie, où se trouvait le dépôt des prisonniers français, faits par les Autrichiens depuis le commencement de la guerre, et de prendre le nom de ceux qui seraient disposés à servir le roi. Willot se disait en état d'obtenir leur liberté, en échange d'un engagement qui ferait d'eux des soldats royalistes.
Les frères Marut s'acquittèrent avec zèle de leur mission. Mais elle n'eut pas de brillants résultats. À Klagenfurth, lorsqu'ils demandèrent au quartier général autrichien la mise en liberté des Français prisonniers disposés à passer au service du roi, on les renvoya à l'archiduc Charles, qui se trouvait alors loin de là et qui seul, disait-on, pouvait décider. Ils se rendirent ensuite à Turin, après s'être assuré de nombreux concours parmi les habitants du comté de Nice. Divers officiers que leur envoyait Willot, pour les seconder et tirer parti de leurs efforts, vinrent les y rejoindre. Mais, le banquier de l'agence de Souabe dans cette ville refusa de leur compter les fonds qu'à leur départ de Bayreuth, on leur avait promis. Ce fut le premier sujet de division et de brouille. Besogneux, pressés d'argent, les frères Marut avaient, au cours de leur mission et à l'insu de Willot, écrit à Précy pour lui emprunter une grosse somme. Précy s'était abstenu de leur répondre. Déjà mécontents de ce silence, le refus du banquier de l'agence les exaspéra. Ils invoquèrent en vain les engagements pris par eux-mêmes, aux termes de leurs instructions; la caisse resta fermée.
Willot arriva à Turin dans le courant d'avril. Il leur reprocha très durement d'avoir trompé sa confiance en écrivant à Précy, en dépensant trop d'argent. Ils répondirent par l'offre de leur démission. Elle fut acceptée. Ils quittèrent Turin, irrités et déçus, se rendirent à Bayreuth pour se plaindre à d'André. D'André les renvoya à Wickham, auprès de qui, en septembre, ils réclamaient encore et sans succès, par l'intermédiaire d'Imbert-Colomès, ce qu'ils prétendaient leur être dû. Ce ne fut qu'en 1801 qu'on put s'acquitter envers eux, grâce à la bienveillance de Wickham.
Ainsi, par cet incident et par d'autres, l'expédition du Midi peu à peu s'ébruitait. À Augsbourg, dans les cafés, on en racontait les détails, on en discutait les chances. Il n'était donc pas étonnant que la police de Fouché fût avertie déjà de l'existence de la conspiration. Un agent de Willot, envoyé par lui à Paris, s'était d'ailleurs laissé arrêter. À défaut de preuves certaines, on peut admettre que, par suite de ses aveux, les renseignements déjà parvenus au gouvernement français sur cet objet s'étaient complétés.
Mais, les avis expédiés à Willot pour le mettre en garde contre l'espionnage qui s'exerçait autour de l'agence de Souabe, peut-être même dans son sein, et livrait à Fouché jusqu'au véritable nom de l'endosseur des lettres de change qu'elle tirait sur Paris[36], ces avis le laissaient indifférent, ne troublaient pas sa quiétude. Entre les lettres qui parvenaient de France à l'agence, il n'attachait de prix qu'à celles où l'état des esprits se trouvait décrit tel qu'il le souhaitait.
Elles n'étaient pas rares, ces lettres écrites et expédiées au péril de la vie de leurs auteurs, où de fausses nouvelles, racontées, affirmées, commentées avec une fiévreuse crédulité, servaient de prémisses à des conclusions conformes aux espérances des émigrés, mais contraires à la réalité. Ignorants et naïfs, les rédacteurs voyaient les choses non telles qu'elles étaient, mais telles qu'ils auraient voulu qu'elles fussent. Ce qu'ils ne voyaient pas, ce qu'ils ne disaient pas, c'est que lasse, épuisée, affamée de repos et de sécurité, la France attendait un maître, qu'elle le saluait déjà dans Bonaparte, que c'est de lui qu'elle espérait les biens après lesquels elle soupirait, et non de ces Bourbons qu'elle commençait à oublier et dont le retour hypothétique lui était annoncé comme le signal d'une ère de réactions et de vengeances. Ce qu'elles taisaient, ces lettres menteuses, c'est que les manifestes par lesquels le prétendant promettait une amnistie générale, la reconnaissance partielle des faits accomplis, notamment en ce qui touchait les biens nationaux, la consécration des fonctions et des grades acquis sous la Révolution, c'est que ces manifestes n'arrivaient pas à «son peuple»; c'est que si quelques agents dévoués osaient les colporter mystérieusement, ils ne parvenaient pas à les répandre; c'est qu'enfin ces assurances données par le roi étaient démenties par ses partisans de l'intérieur, hommes, pour la plupart, violents ou exaspérés, qui eussent blâmé sa clémence s'ils avaient connu ses intentions et qui, dans les rares occasions où il leur était donné de feindre de les connaître, proféraient des menaces en son nom.
Malgré les circonstances contraires, Willot restait donc plein de confiance, se croyait au moment de réussir. Raisonnant dans l'hypothèse où le plan relatif au Midi deviendrait irréalisable, il en étudiait un autre avec Pichegru. Ils iraient tous les deux dans l'Ouest, et, l'idée de pénétrer en Franche-Comté étant abandonnée, c'est dans les contrées situées entre Toulouse et Bordeaux qu'ils proclameraient l'insurrection. Les projets, on le voit, variaient, devenaient plus vagues au fur et à mesure qu'approchait l'heure de l'action. Ce qui se disait, ce qui se préparait, ce qui s'exécutait ne faisait pas faire un pas à la cause royale. Ce mouvement et ce bruit n'étaient ni le mouvement, ni le bruit d'une marche en avant; c'était le piétinement sur place.
Tout à coup, un événement qui devait être considéré comme heureux vint y couper court. Le 24 mars, Willot, appelé par Wickham, apprit de lui qu'il était mandé à Vienne, ainsi qu'il l'avait désiré. La nouvelle avait été envoyée directement de Vienne à Mitau. À cette occasion, le roi faisait écrire par Saint-Priest à l'agence de Souabe: «Rien ne pouvait être plus utile que l'intelligence à établir entre Willot et les généraux autrichiens, et nous savons bien bon gré à M. le baron de Thugut d'y avoir pensé.» Mais, la confiance reconnaissante qu'expriment ces lignes était plus apparente que réelle, ainsi que le prouve la note que Louis XVIII, en apprenant le départ de Willot pour Vienne, envoyait à La Fare.
«Les démarches de rapprochement de M. de Thugut me sont toujours suspectes: Timeo Danaos. Ce n'est pas une raison pour repousser ses avances. Mais, c'en est une pour le faire expliquer bien nettement avant de lier, comme il dit, notre partie pour le Midi. Je considère que les Autrichiens sont maîtres de tout le nord de l'Italie et qu'ainsi, ils pourraient bien regarder la Provence du même œil qu'ils regardaient, en 1793, la Flandre et l'Alsace. Qui sait s'ils ne se souviennent pas du royaume d'Arles, du titre de l'Électeur de Trêves, de la façon de parler des paysans vivarais, qui appellent la rive gauche du Rhône le côté de l'Empire? L'évêque de Nancy croit avoir déjà pénétré l'intention de s'assurer, par quelques provinces françaises et mon intervention, loin d'une pacification générale, la masse d'indemnités que l'on veut avoir en Italie, c'est-à-dire qu'on veut me rendre garant des usurpations qu'on médite et ne me rendre ma couronne ou du moins mes provinces qu'à ce prix ...»
«Quoi qu'il en soit, il faut profiter de l'ouverture que M. de Thugut a faite et bien lier notre partie pour le Midi. Mais, il faut lui faire articuler un principe et en faire la base de notre négociation avec lui: c'est que toute troupe étrangère se présentant sur le territoire français ne doit y paraître que pour secourir les bons Français, c'est-à-dire les royalistes contre les mauvais. De ce principe découlent naturellement la reconnaissance de mon titre royal et ma mise personnelle en action, accompagnées d'une déclaration des puissances proclamant l'intégrité du territoire français ut ante bellum.»
C'était une grande illusion de supposer que Thugut consentirait à s'expliquer. En se décidant à conférer avec Willot, le ministre autrichien voulait, non rendre service à la cause des Bourbons, mais se dérober, en ayant l'air d'y céder, aux instances réitérées de l'évêque de Nancy, qu'appuyait lord Minto, ambassadeur d'Angleterre, intéressé par Wickham à cette négociation. Il eût fallu beaucoup de naïveté pour supposer que la mission de Willot à Vienne aurait un meilleur sort que celle de Dumouriez à Saint-Pétersbourg, qui, justement, à cette heure, touchait à son piteux dénouement.
Et encore quand Dumouriez se rendait à l'appel de Paul Ier, l'espérance était-elle permise. Ce monarque, durant plusieurs années, avait prodigué à Louis XVIII les témoignages de son intérêt. Il était logique de le croire toujours également bien disposé pour le roi proscrit. Mais l'Autriche, que pouvait-on espérer d'elle? Depuis dix ans, elle ne manifestait aux Bourbons que mauvais vouloir et dédain[37]. Le refus de leur venir pécuniairement en aide, malgré les liens de parenté; les empêchements longtemps opposés au mariage de madame Thérèse avec le duc d'Angoulême; les susceptibilités soulevées par le voyage du duc de Berry à Naples; la volonté nettement exprimée de ne pas reconnaître le comte de l'Isle comme roi de France, d'autres traits encore en font foi. Ils révèlent l'égoïsme de la cour de Vienne, comme sa conduite constante envers ses alliés révélait son ambition, «son ambition insatiable,» disait Paul Ier. La cour de Mitau se leurrait donc d'une illusion quand elle attachait au voyage de Willot une suprême et dernière espérance. Cette espérance ne devait pas se réaliser.
Aussitôt après avoir reçu la communication de Wickham, Willot était parti pour Vienne. Mais il n'avait pas encore eu le temps d'y arriver, qu'une nouvelle désastreuse lui succédait à Augsbourg qu'il venait de quitter. C'était la nouvelle de la soumission des Vendéens. L'événement, se produisant au lendemain de la retraite de l'armée russe, enlevait à la cause royale le puissant appui qui lui restait dans l'intérieur. Il jetait le désarroi parmi les membres de l'agence de Souabe. Découragés, ils ne comptaient plus sur le succès de l'entreprise que poursuivait Willot. À la fin de mars, d'André, jugeant la situation mieux que ne le faisait le général, appréciait, commentait le plan que ce dernier essayait de faire réussir à Vienne: «L'affaire du Midi prend une mauvaise tournure, et je crois qu'il n'y faut plus compter comme objet principal. Ce ne sera qu'une diversion utile si les Autrichiens nous secondent de bonne foi, très nuisible s'ils nous abandonnent. D'un côté, Willot a mis trop peu de secret dans les préparatifs; de l'autre, on trouve dans l'intérieur une apathie effroyable. La douceur apparente du gouvernement, la catastrophe de la Vendée, l'absence de nos princes, le silence des puissances sur le rétablissement de la monarchie, tout décourage l'intérieur abattu.» Cette fois, sous une plume royaliste, la vérité se formulait claire, précise, menaçante. Malheureusement, la reconnaître, la proclamer tout entière, sans restriction, ne suffisait pas à remédier aux maux qu'elle mettait en lumière.
VI
WILLOT À VIENNE ET AU CAMP AUTRICHIEN
Arrivé à Vienne le 28 mars, le général Willot se présentait au débotté, le même jour, chez lord Minto. L'envoyé d'Angleterre, après avoir pris connaissance des lettres de Wickham, dont le général était porteur, le conduisit chez le ministre qui dirigeait alors les affaires de la monarchie autrichienne et dont l'influence néfaste venait de la précipiter dans une guerre nouvelle qu'il lui eût été utile et aisé de ne pas entreprendre. Encore quelques jours, et les opérations militaires laborieusement préparées durant l'hiver qui finissait, allaient recommencer en Italie et sur le Rhin.
Thugut, vieillard excentrique, «dégoûté des oppositions au dedans et des revers au dehors,» reçut Willot avec une froide courtoisie. Il écouta patiemment l'exposé de ses plans. Mais il ne sut pas dissimuler qu'uniquement dévoué aux intérêts de la maison d'Autriche, indifférent à ceux des Bourbons, il ne se rallierait au projet de soulèvement du Midi qu'autant que les généraux des armées impériales y verraient une diversion utile à leurs plans militaires. Il subordonnait donc toute décision à leur opinion, qu'il ne connaissait pas et dont il engagea Willot à s'enquérir, en se transportant lui-même auprès d'eux. Il reconnut «la nécessité de renouer des liens avec des puissances redoutables». Il désignait ainsi la Russie et la Prusse. Il comptait, pour les ramener dans la coalition, sur les succès des Impériaux.
Willot lui ayant demandé s'il devait, en entrant en France, déployer la bannière royale et se présenter au nom de Louis XVIII, Thugut l'en dissuada:
—Il n'a pas de partisans dans son royaume, dit-il. Ses principes sont un obstacle à la contre-révolution, parce qu'il veut traiter avec la dernière rigueur ceux qui ont opéré la révolution. Il ne connaît pas la France.
Vainement, Willot protesta, rappela les récents manifestes du roi, montra les instructions qui lui avaient été remises; il ne put modifier l'opinion de Thugut:
—Il ne connaît pas la France! il ne la connaît pas! répétait l'entêté vieillard.
Et, sur ce point, il avait raison.
Par la suite de l'entretien, Willot se convainquit que l'Autriche ne souhaitait rien tant que de voir la France livrée de nouveau à l'anarchie, qu'elle rêvait d'y rallumer la guerre civile, d'y provoquer au besoin une révolution nouvelle, parce qu'elle espérait la maîtriser, la diriger, façonner le gouvernement qui en sortirait de la manière la plus utile à ses plans d'agrandissement, la plus conforme à ses besoins de domination, plans et besoins par lesquels étaient incessamment menacées la liberté et l'indépendance des autres puissances. Par la France, l'Autriche voulait tenir l'Europe.
Pressé par son interlocuteur, Thugut promit cependant des lettres pour les généraux autrichiens campés du côté de Gênes, et notamment pour M. de Mélas. Il promit encore des canons et vingt passeports en blanc pour Turin, destinés à des officiers dont Willot s'était assuré le concours. «Malheureusement, dit celui-ci dans le rapport auquel j'emprunte ces détails, les promesses étaient verbales et les lettres n'étaient pas des ordres.» Il les reçut quelques jours plus tard, accompagnées de quatre passeports seulement. Quant aux canons, il n'en était plus question. Ses nouvelles instances auprès de Thugut ne furent pas couronnées de plus de succès. Celles de lord Minto restèrent également vaines. C'est dans ces conditions, privé de tout secours comme de tout appui, ne pouvant compter que sur son habileté, sur son éloquence, pour rallier Mélas à ses vues, que Willot se mit en route pour le Piémont, ou il espérait le trouver.
À Verceil, il fut reçu par le duc d'Aoste, beau-frère de Louis XVIII. Il apprit de lui que la campagne était commencée et que Mélas opérait dans les montagnes de l'État de Gênes. Avant de chercher à le rejoindre, il alla à Turin où un certain nombre d'officiers émigrés, embauchés par ses agents, attendaient son arrivée. Il les vit, conféra avec eux, leur distribua quelque argent, leur ordonna de se tenir prêts à passer la frontière et à commencer une active propagande. Puis, il continua sa course à la poursuite de Mélas. Il y avait déjà trois semaines qu'il était parti d'Augsbourg. La longueur, les difficultés du voyage, ses arrêts à Vienne et à Turin avaient ainsi dévoré un temps précieux. Il perdit encore quinze jours à chercher Mélas, allant et venant, faisant dix fois la même route, courant les plus sérieux dangers. C'est au commencement de mai seulement qu'il le rencontra à Voltri, près de Gênes.
Exaspéré par la longueur du siège de cette ville, par la glorieuse résistance de Masséna, qui épuisait les forces des assaillants; averti depuis peu de jours que Bonaparte venait d'apparaître sur les Alpes, dévoré d'inquiétude, accablé de soucis, le général Mélas ne vit dans Willot qu'un importun. Il le reçut plus froidement encore que ne l'avait fait Thugut, l'écouta sans bienveillance et lui répondit durement:
—Je n'ai aucune confiance dans vos projets. D'ailleurs, je ne m'en occuperai pas avant la reddition de Gênes.
Cette réponse hautaine permit à Willot d'apprécier combien les intérêts du roi de France pesaient peu dans la balance autrichienne. Il protesta cependant, rappela qu'il n'était pas allé à Vienne de son propre mouvement, qu'on l'y avait appelé; il insista pour obtenir des secours. Pour se débarrasser de lui, Mélas le renvoya à un de ses lieutenants, le général Keim, qui commandait en Piémont. Keim ne parut pas mieux disposé à s'occuper de ses demandes. En désespoir de cause, il s'aboucha avec le général de Zach, chef de l'état-major. De Zach se montra plus courtois que Mélas et Keim. Il mit un certain empressement à écouter Willot, approuva son entreprise, reconnut la nécessité de s'en occuper, de la préparer. Mais, comme Mélas, il ajourna toute décision jusqu'après la prise de Gênes.
—On m'a fait des promesses, s'écriait Willot découragé. On m'a promis un lieu de rassemblement pour mes recrues, des canons, la permission d'acheter des fusils, des munitions, des vivres; on m'a promis des passeports pour les avant-postes, sûreté pour mes dépôts, protection en cas de revers. Qu'on m'accorde au moins ce qu'on s'est engagé à me donner.
De Zach, pressé de la sorte, «fit des promesses sur tout, sans commencer rien.» Willot se prenait à désespérer. Allant d'un général à un autre, il n'entendait parler que de l'héroïque résistance des Français enfermés dans Gênes; il pouvait mesurer l'admiration et la crainte qu'inspiraient ces autres héros qui descendaient les Alpes après avoir accompli des prodiges pour les traverser. Quelque profondes que fussent ses convictions, elles ne l'étaient pas assez, on doit le croire, pour le consoler d'avoir perdu le droit de concourir à la formation du trésor de gloire que préparaient pour la patrie les vaillants qui lui étaient demeurés fidèles. Même aux yeux de l'ennemi à qui il apportait des armes pour les combattre, comparé à eux, il ne comptait plus.
Abandonné, livré à sa seule initiative, il eut alors l'idée d'aller trouver l'amiral commandant la flotte anglaise, mouillée dans les eaux de Gênes, lord Keith. Il lui fit part de son embarras. Au nom de Wickham, il sollicita des secours. Lord Keith objecta qu'il était sans ordres. Il hésitait à venir en aide à Willot. Il fallut l'intervention de Jackson, ministre d'Angleterre à Turin, pour le décider à promettre des vivres, des munitions, ainsi que la protection de ses navires, si Willot persistait à vouloir débarquer à Arles, où, à l'en croire, il était attendu.
Cette difficulté vaincue, en restait une autre. Les quelques centaines d'hommes dont Willot s'était assuré le concours vivaient de divers côtés, sur le territoire piémontais. Avant de procéder à leur embarquement, il fallait les réunir. Cette réunion ne pouvait s'opérer qu'avec le consentement des autorités sardes, favorables, il est vrai, à l'expédition que préparait Willot, mais dominées par la crainte d'éveiller, en le laissant paraître, les susceptibilités de l'Autriche. C'est encore Jackson qui leva cet obstacle. Grâce à son appui, le comte de Saint-André, lieutenant général du roi de Piémont, facilita tant qu'il le put la concentration à Turin des officiers recrutés par Willot. Mais beaucoup d'entre eux manquèrent à l'appel. Les passeports étaient rares, la correspondance difficile, par suite de la lenteur et de la mauvaise volonté des avant-postes autrichiens. Les partisans du roi de France étaient traités,—c'est Willot qui le déclare,—non en amis, mais en suspects. Il ne touchait pas au bout de ses épreuves. Il aurait voulu former des dépôts de munitions et de vivres. Les généraux autrichiens s'opposaient à ce qu'il les organisât, retardaient son départ, condamnaient à l'oisiveté son petit corps d'armée, dont les officiers et les soldats essayaient de se distraire, en prenant part à quelques combats d'avant-postes, livrés aux Français par l'armée autrichienne.
Tant de difficultés énervaient le courage de Willot. Les lettres qu'il recevait de l'intérieur l'appelaient avec persistance, exprimaient la surprise causée par les lenteurs de son expédition. Elles affirmaient que dix mille hommes armés, équipés, ayant des chefs, l'attendaient; que de Nice à Toulouse, de Marseille à Clermont, l'insurrection ne demandait pour éclater qu'un signe de lui. Mensongères étaient ces assurances, où se manifestaient encore les illusions royalistes. Mais Willot y ajoutait foi[38]. Elles rendaient son attente plus douloureuse. Il s'ingéniait à tromper son activité paralysée. Il envoyait des émissaires à Naples pour solliciter des secours. Il voulait réunir à l'île d'Elbe une petite armée sous le commandement du duc de Berry. Il étudiait les moyens de débaucher à son profit les soldats qui revenaient d'Égypte.
Brusquement, la physionomie des événements se modifia. Le 28 mai, les Autrichiens abandonnaient leurs positions dans le Piémont, fuyant les Français qui les menaçaient de toutes parts. Willot renouvela ses demandes. Cette fois, on l'écouta, tout en alléguant que ses papiers et ses plans étaient égarés. On lui accorda dans le comté de Nice quatre villages pour ses dépôts. On mit à sa disposition quatre canons, deux régiments de Suisses restés à la charge du gouvernement sarde, qui refusait de les conserver. Malheureusement, ces promesses se produisaient au milieu d'une débâcle qui rendait impossible leur réalisation. À la faveur de la déroute qui commençait, trois cents Français rassemblés à Turin furent arrêtés par les officiers autrichiens et leurs effets pillés.
Le 30 mai, l'armée austro-sarde évacuait le comté de Nice et le col de Tende: «Seize mille Autrichiens, dit Willot avec amertume, reculaient devant cinq mille Français.» Turin même fut abandonné. C'était un irréparable désastre. Willot se voyait désarmé devant d'avoir combattu. Il déposa ses armes dans la citadelle du Piémont, gagna Alexandrie et Gênes, en compagnie du ministre d'Angleterre, laissant derrière soi les débris de sa petite armée, douze cents hommes environ. Recommandé par Mélas au général Hohenzollern, il voulut les mettre sous sa protection. Hohenzollern se contenta de lever les épaules après avoir lu la lettre de son chef et n'en tint aucun compte.
Quatorze jours plus tard, à Marengo, la vaillance française consommait la défaite des armées autrichiennes. Au mois de juillet, ces armées battaient en retraite sur tous les points à la fois; la trêve était conclue; la Lombardie, le Piémont, Gênes, tombaient au pouvoir de la France. Willot arrivait au bout de la criminelle aventure dans laquelle il s'était jeté. Quand Gênes allait être prise, il se réfugia, avec les plus compromis de ses compagnons, sur un bâtiment de la flotte anglaise qui le transporta à Livourne. Son rôle politique et militaire était fini[39].