Histoire de l'Émigration pendant la Révolution Française. Tome 3: Du 18 Brumaire à la Restauration
VII
MORT DE LA REINE ET DU DUC D'AVARAY
Le 18 novembre, la correspondance prend subitement un ton plus grave. La lettre que Blacas écrit ce jour-là au duc d'Avaray lui annonce la mort de la reine, qui a succombé, le 12, à une hydropisie, «suite de la maladie noire dont elle était attaquée depuis si longtemps.» Obligée de s'aliter le 5, dès le lendemain elle s'est sentie perdue. Elle a demandé à se confesser et à recevoir les derniers sacrements. L'archevêque de Reims les lui a administrés en présence du roi, de la duchesse d'Angoulême et de toute la maison. Le 8, le comte d'Artois informé de l'état de la reine est arrivé à Hartwell, et, successivement, ses deux fils qu'on est allé prévenir chez lord Moira où il étaient à la chasse, le prince et la princesse de Condé, le duc de Bourbon. Le 10, la malade s'est trouvée si mal, qu'elle a demandé à l'archevêque de lui réciter les prières des agonisants. Blacas, qui donne à d'Avaray ces détails, continue ainsi:
«Elle appela ensuite auprès de son lit le roi, qui, depuis quatre jours, ne quittait pas un instant la chambre de la reine, pour le remercier, dans les termes les plus touchants, de tous les soins, de toutes les attentions qu'il n'avait cessé d'avoir pour elle, et elle lui fit ensuite des excuses pour les chagrins, pour les peines qu'elle avait pu lui causer, le priant de les lui pardonner et de croire que son cœur n'avait été pour rien dans ce qu'elle avait pu faire qui l'eût affligé. Elle fit après cela approcher Madame et Monseigneur; elle les bénit de la manière la plus tendre et la plus attendrissante, leur souhaitant tous les bonheurs qu'ils méritaient en leur disant:
«—Mes enfants, car je vous ai toujours regardés comme tels, continuez à vivre comme vous le faites; soyez résignés aux volontés de Dieu et soumis aux ordres du roi. Recevez ce dernier avis avec ma bénédiction.
«La reine, ayant appelé ensuite M. le duc de Berry, l'engagea à changer de conduite, en lui faisant, sur celle qu'il tenait et sur celle qu'il devrait tenir, une exhortation vraiment admirable. Enfin Sa Majesté, s'adressant à Monsieur, lui parla de la fin prochaine qu'elle allait faire.
«—Je vais paraître devant Dieu, lui dit-elle; j'ai un terrible compte à lui rendre de mes actions; je redoute sa justice; mais je compte sur sa miséricorde.
«Dans la journée, elle fit au duc d'Havré des excuses pour tous les moments d'impatience qu'elle avait eus contre lui, et parla dans le même sens à presque tous ses gens et avec une telle bonté, une telle sensibilité, que je les ai tous vu fondre en larmes et qu'il n'existe personne dans la maison qui ne regrette sincèrement, et qui ne pleure encore cette excellente princesse, qui n'a été véritablement connue et appréciée qu'au dernier moment.
«La veille de sa mort, elle disait à Madame qui lui rendait les soins les plus assidus:
«—Mon cœur, ne m'aimez pas autant. Et elle l'engageait à aller se reposer en lui disant:—Si je me trouve plus mal, je vous ferai appeler. Soyez tranquille, vous me reverrez encore.
«Le 10, à quatre heures après-midi, elle fit prier le roi de se retirer, ne voulant pas qu'il fût témoin du triste spectacle qu'allait lui causer sa mort. Cependant, vers le soir, elle se trouva un peu soulagée; elle fut mieux la journée de dimanche; celle du lundi fut si bonne, qu'elle donna quelque espoir et que le médecin croyait qu'elle pourrait du moins vivre encore plusieurs semaines. Mais la nuit fut très mauvaise, et le matin à sept heures, quand le roi se rendit chez elle, elle lui dit:
«—C'en est fait; je finis.
«Cependant les médecins trouvèrent qu'elle reprenait des forces et engagèrent le roi à se promener un moment dans le parc après la messe. Sa Majesté sortit effectivement; mais, à peine était-elle hors du château, que l'état de la reine empira au point qu'on fut chercher le roi, et qu'elle n'existait plus quand il rentra dans son appartement. Monsieur, qui était auprès de son lit, lui a fermé les yeux. Le roi voulut encore entrer dans la chambre de la reine; Mme de Narbonne put seule l'en empêcher en lui parlant des dernières volontés de son auguste épouse. Il se rendit à la chapelle, pénétré d'une douleur aussi vivement sentie que difficile à exprimer.»
Quelques instants après, sur les instances de son frère et de sa nièce, le roi «dans un état d'accablement et de douleur impossible à décrire,» suivi de toute sa famille, du duc de Grammont et du comte de Blacas, quittait Hartwell pour se rendre à Wimbledon, où le prince de Condé lui offrait sa maison. Le duc d'Havré restait à Hartwell, chargé de tout régler et de tout ordonner en vue des funérailles. Elles eurent lieu à Londres, en grand apparat, la semaine suivante. Le corps de la reine avait été exposé en chambre ardente trois jours durant. Elle fut inhumée provisoirement à Westminster, et devait y rester jusqu'au jour prochain où elle serait transportée en Sardaigne, conformément à sa volonté[88]. «Le chagrin du roi est toujours le même, écrit encore Blacas. Rien ne peut le distraire. Il est obligé de prendre de l'éther tous les soirs pour pouvoir reposer. Il est changé d'une manière effrayante, et je ne puis vous dire, mon cher duc, combien je suis inquiet, tourmenté et malheureux de l'état de notre cher maître. L'impression que lui ont faite les derniers moments de la reine est incroyable.»
Le roi était depuis trente-six heures à Wimbledon, lorsque, dans la matinée du 14 novembre, on y apprit à l'improviste l'arrivée à Yarmouth du roi de Suède. Chassé de ses États par une révolution militaire qui l'avait contraint d'abdiquer en faveur de son oncle, jadis régent du royaume, pendant sa minorité, Gustave IV venait, sous le nom de comte de Gottorp, demander asile à l'Angleterre. Sur l'ordre de Louis XVIII, Blacas partit sur-le-champ pour aller offrir ses services à ce nouveau proscrit qui, au temps de sa puissance et à l'exemple de son père, avait embrassé avec ardeur la cause des Bourbons. Il le rencontra au château de Braxted près Colchester, où une respectueuse hospitalité lui avait été offerte.
—Je ne doute pas, Sire, lui dit-il, que la cour de Saint-James ne fasse pour Votre Majesté ce qu'elle a fait pour le roi de France. Mais, en attendant, tout ce qui est à mon maître est à la disposition de Votre Majesté, et tous les Français fidèles sont à vos ordres.
Le roi lui sauta au cou et l'embrassa les larmes aux yeux, en le remerciant d'avoir prévenu ses désirs. Il n'en avait d'autre que de se rendre auprès de Louis XVIII et d'accepter un asile chez lui.
—Je croirai avoir retrouvé une famille. Je suis seul et n'ai pour toute suite qu'un domestique. Une chambre me suffira, et auprès du roi, je serai heureux. Je ne puis d'ailleurs gêner personne, maintenant que je ne suis plus que le comte de Gottorp. Je veux être traité comme tel; j'ai renoncé à la Suède et aux Suédois, que je tiens pour indignes de moi depuis qu'ils ont laissé les rebelles porter la main sur ma personne, sans qu'aucun d'eux ait élevé la voix en ma faveur ni tiré l'épée pour me défendre.
Blacas reste auprès du roi de Suède durant cette journée. Le lendemain, arrive un envoyé du gouvernement britannique. Il a pour mission d'empêcher Gustave IV de se rendre à Londres, et proteste lorsqu'il apprend que le voyageur accepte l'hospitalité de Louis XVIII. Leur réunion fera croire à des projets que l'Angleterre ne saurait approuver. Le roi s'emporte; il déclare que s'il ne doit pas être libre de ses volontés, il repartira pour le continent. Blacas le calme et obtient de lui qu'il attendra à Braxted le résultat des démarches qui vont être faites auprès des ministres anglais. Tout s'arrange enfin; les ministres cèdent et consentent à la réunion des deux princes.
«Le 23, au matin, il arrive à Wimbledon, seul, dans un post-chaise à deux chevaux, n'ayant pour suite que son sabre et pour escorte deux pistolets, car le domestique qui est à présent toute sa maison ne vient que longtemps après lui. Notre maître était entouré de toute sa famille, et le roi de Suède semblait se croire au milieu de la sienne. Depuis lors, il a toujours été de même, plein d'attention pour tout le monde, parlant toujours avec noblesse, avec dignité, froid, mais touché des moindres soins ... Il est venu de Wimbledon ici (Hartwell) avec le roi. Il occupe la chambre bleue; mais, l'appartement de la reine va être préparé pour lui. Je vais tâcher de me procurer un cheval de selle, parce que je sais qu'il aime à monter à cheval; et comme également il aime la musique, j'ai demandé à Londres un piano forte. Je crains, malgré nos soins, qu'il ne reste pas très longtemps en Angleterre. Le climat lui déplaît, et les premières difficultés qu'il a éprouvées lui avaient donné beaucoup d'humeur. Il a refusé le traitement que le gouvernement lui a offert, ainsi qu'un appartement dans le château d'Hampton-Court, qui lui a été proposé.»
Gustave IV passa trois mois à Hartwell, et peut-être se fût-il décidé, malgré tout, à se fixer en Angleterre, s'il n'eût constaté, à divers traits, que le gouvernement souhaitait qu'il abrégeât son séjour. «Tout le monde est pour lui d'une injustice atroce,» disait Blacas. On essayait de le faire passer pour fou, et les témoignages de respect et d'affection qu'on lui prodiguait à Hartwell ne le consolaient pas «des procédés inqualifiables» dont il était l'objet de la part du gouvernement. Ils le décidèrent à partir. À la fin de mars, il s'embarquait à Yarmouth, poursuivi jusqu'au bout, par le mauvais vouloir des Anglais. Louis XVIII eût voulu qu'un gentilhomme français, le comte de La Ferronnays, accompagnât le royal voyageur sur le continent. Mais, le gouvernement anglais s'y opposa, ne voulant le laisser s'embarquer qu'en compagnie du seul domestique avec lequel il était arrivé. Sur sa demande, le roi de France lui en avait cédé un au départ duquel on s'opposa aussi et qui ne parvint à l'accompagner qu'en se cachant à bord, avec la complicité du capitaine et en ne se montrant que lorsque le navire eut gagné la pleine mer.
La mort de la reine et le séjour du roi de Suède, tels sont les événements qui agitaient la cour d'Hartwell à la fin de 1810 et au commencement de 1811, en y suscitant des difficultés dont les plaintes de Blacas à d'Avaray, sans en préciser les causes, nous révèlent le caractère irritant. «Ah! mon cher duc, combien je ressens tous les jours davantage le regret de votre absence! Vous nous manquez à tous les moments et dans toutes les occasions. Je le croyais avant votre départ, et j'en ai acquis la malheureuse certitude. La loyauté, la noblesse, la pureté de principes sont des folies; le dévouement est une sottise, la fidélité et le respect une vieille mode, l'intégrité une duperie, la franchise un mot vide de sens et la religion un masque derrière lequel on peut tout faire.» Que d'intrigues, de conflits, de déceptions trahissent ces plaintes!
Le duc d'Avaray, lorsqu'il les reçut, n'était plus en situation de s'en émouvoir. Si, durant les premiers mois de son séjour à Madère, il avait pu se faire illusion sur la gravité de son état et croire à sa guérison, il ne le pouvait plus maintenant. La mort le guettait; il le savait et, si proche de sa fin, il accueillait, sans en concevoir de colère, les tristes échos qui lui arrivaient du monde où lui-même avait vécu en proie à des tourments incessants et meurtriers. Il n'avait plus de volonté que pour se préparer à bien mourir.
Une relation manuscrite de son secrétaire le comte de Pradel nous initie aux angoisses de ses derniers jours. Elle nous le montre s'alitant, le 23 mai 1811, jour de l'Ascension, affaibli jusqu'à l'épuisement par les crachements de sang, disputé en vain à la maladie par ses médecins, offrant à Pradel et à «son fidèle Potin», qui lui prodiguent leurs soins, l'exemple d'un courage chevaleresque et du plus rare sang-froid; dominant ses souffrances, encore qu'il demande à Dieu de les abréger, pour dicter ses dispositions suprêmes et remplir avec ferveur ses devoirs religieux; ne regrettant de quitter la vie que parce qu'il meurt éloigné de son roi, dont le nom erre sur ses lèvres jusque dans les affres d'une lente et douloureuse agonie.
Le 4 juin, après avoir cherché dans ses papiers ceux qu'on devra brûler quand il ne sera plus, il se fait relire la dernière lettre qu'il a reçue du roi. Elle lui exprime l'espoir de le revoir bientôt. «C'est dans le ciel, mon cher maître, écrit-il, que se fera cette réunion si Dieu a pitié de moi.» Et comme s'il n'avait retrouvé de forces que pour tracer cet adieu où passe une grande espérance, il ne tarde pas à rendre l'âme[89].
Dans la réponse éplorée que, le 13 juillet, Blacas adressait à Pradel, on lit: «Les détails que vous me donnez ont déchiré mon cœur, et la contrainte dans laquelle je suis vis-à-vis de mon maître me met dans un état impossible à rendre. Oui, mon cher comte, je n'ai pu lui apprendre encore la perte qu'il vient de faire. Un accès de goutte, dont le roi est attaqué en ce moment, a fait décider par les médecins que l'on ne pouvait annoncer à Sa Majesté la catastrophe qui nous plonge dans une si grande affliction, sans l'exposer à une révolution qui pourrait déplacer la goutte et en porter l'humeur dans les parties où elle serait dangereuse. Je suis donc condamné au silence. Voyez et jugez de mon état, de mon affreuse position.»
Plusieurs jours s'écoulèrent avant que la nouvelle pût être communiquée à Louis XVIII. Au faisceau de ses poignantes infortunes, elle en ajoutait une de plus et non la moins cruelle. Avec le plus cher de ses compagnons d'exil, il perdait le plus dévoué. D'abord accablé par le fatal événement qui le lui arrachait, il en resta longtemps inconsolable. Il ne devait jamais oublier le serviteur auquel il devait la vie, la liberté et les joies d'une amitié désintéressée jusqu'à l'héroïsme. Du moins, à cette épreuve, il y avait un dédommagement dont il sentait déjà le prix: d'Avaray lui léguait Blacas[90]. Au moment où les tragiques péripéties des campagnes de 1812 et de 1813, en ranimant ses espérances, vont lui prouver qu'il a eu raison de ne jamais douter de la victoire de ses droits héréditaires, il ne peut que se réjouir d'avoir, dans Blacas, retrouvé un autre d'Avaray.
VIII
PENDANT LA CAMPAGNE DE RUSSIE
Pendant cette campagne, Joseph de Maistre tient Blacas au courant des événements. Il lui transmet les nouvelles du théâtre de la guerre dans la capitale russe, telles qu'il les apprend, les tenant pour véridiques quand elles flattent ses espérances, négligeant de signaler les exagérations qui en altèrent la vérité. Il les accompagne de commentaires véhéments, qui s'inspirent de sa haine contre Bonaparte, et qui ne permettraient pas aux Français de nos jours de les lire sans que leur patriotisme protestât, s'ils ne faisaient la part des malheurs qui avaient exalté au delà de la raison les âmes des victimes, et les avaient fermées à la pitié. Dans ces lettres, on retrouve l'écho des passions des émigrés et de leurs inimitiés. Les propos y sont à la fois d'un satiriste dont le spectacle de tant de calamités n'a pas refroidi la verve, et d'un prophète qui se réjouit en constatant que ses prophéties se sont réalisées et au delà. On peut regretter cet accent dans une telle bouche. Mais, s'il était différent, ce ne serait plus l'accent de Joseph de Maistre.
Au lendemain de l'incendie de Moscou, il écrit à Blacas:
«Mon cher comte, mon très cher comte, je vous écris dans un véritable transport de joie: ou je me trompe infiniment, ou Buonaparte est perdu. La raison ne sert plus à rien. Sa Majesté la Providence impose silence à la logique humaine, et rien n'arrive que ce qui ne devait pas arriver. Si nous avions fait notre devoir sur le Niémen, que serait-il arrivé? On aurait fait la paix, car c'est ce que chacun voulait sans oser l'avouer, et chaque chose serait demeurée à sa place. Au lieu de cela, nous avons fait toutes les fautes qu'on peut commettre à la guerre. Les Français ont pénétré dans la Russie. Napoléon n'a pas douté de dicter la paix, appuyé de l'influence du chancelier dont il était sûr. Il s'était jeté dans Moscou, bien certain, dans ses idées, d'en sortir triomphant, un traité de paix à la main. Qu'est-il arrivé, monsieur le comte? L'armée russe a fait une retraite de quinze cents verstes, sans peur et sans reproche, battant l'ennemi toutes les fois qu'elle se trouvait en contact avec lui, et reculant, durant trois mois entiers, sans éprouver un instant de découragement, et sans qu'il ait été possible aux Français de pénétrer, de dissiper ou d'envelopper un seul de ces corps disséminés, suivant l'aveu exprès du ministère russe, sur un espace de huit cents verstes. Napoléon a parlé de liberté, on s'est moqué de lui, et chaque paysan a mis de ses propres mains le feu à sa maison en la quittant avant l'arrivée des Français. Après la sanglante bataille de Borodino, il a volé sur la capitale, dans l'espoir que les Russes, bien inférieurs en nombre, accepteraient une bataille pour sauver la capitale. Point du tout; les Russes ont dit:—Entrez, mais point de paix. Il est entré et il a incendié de sang-froid cette immense capitale. On lui a dit:—Brûlez, mais point de paix.»
Le 13 novembre de cette fatale année 1812, c'est un chant de victoire qu'entonne Joseph de Maistre:
«Vive le roi! Buonaparte n'a plus d'armée. Le maréchal prince Koutousoff, tout en le faisant harceler par un fort détachement de son armée et par les Cosaques, l'a coupé sur la route d'Orcha, et l'a forcé d'accepter le 5 et le 6 de ce mois deux combats après lesquels tout est dit. Vingt mille prisonniers et deux cents canons sont le fruit de ces deux fameuses journées. On s'est battu entre Orcha et Krasnoy, gouvernement de Smolensk; mais, cependant beaucoup plus près de ce dernier endroit, je veux dire de Krasnoy. Les Russes ont fait un immense butin; ils ont pris surtout l'équipage de messeigneurs les maréchaux Davout et Ney, et jusqu'à leurs bâtons de commandement, fort belle relique. Napoléon commandait avec eux, le 5, et n'a rien oublié pour animer ses troupes. Il a passé, dit-on, la nuit du 5 au 6 au milieu d'un bataillon carré; mais, depuis ce moment, il a disparu. Des vingt mille prisonniers, huit mille cinq cents ont mis bas les armes, le 6. On fait monter le nombre des morts à quarante mille. Ney est tué. Il y a douze généraux prisonniers. Le reste de l'armée s'est éparpillé dans les bois, et ce qui échappera à la pique des Cosaques, périra de faim et de froid.
«Les Français, dans les derniers temps, ont mangé de la chair humaine. On en a trouvé dans la poche de plusieurs prisonniers. Le général Korff en a vu trois qui en faisaient rôtir un autre. Il l'a attesté dans une lettre qui est ici, et l'empereur le confirme.»
Le 24 décembre, veille de Noël, afin de prouver à Blacas qu'il n'a pas assombri ses tableaux, de Maistre lui envoie la copie d'une lettre qu'il a reçue de son fils. Ce jeune officier vient de parcourir le théâtre des dernières batailles, et sous l'impression de ces spectacles d'horreur, il le décrit d'une plume que font trembler l'émotion et l'effroi: des cadavres en pourriture entassés dans des maisons qu'a détruites l'incendie et dont les décombres sont retombés sur eux; parmi ces centaines de morts, quelques vivants «dépouillés jusqu'à la chemise, par quinze degrés de froid».
De Maistre complète ces détails affreux:
«Imaginez, mon cher comte, un désert de mille verstes, couvert de neige, sans aucune trace d'habitation humaine; voilà la scène. Là, l'humanité et la charité même sont impuissantes. Les Français ont cessé même d'être sauvables, car si on las réchauffe, ils meurent; et si on leur donne à manger, ils meurent encore. Un médecin français, fait lui-même prisonnier, a dit que ce qu'on pourrait faire de mieux serait de les fusiller. Nourris depuis si longtemps d'exécrables aliments, ils exhalent une telle odeur qu'on ne peut les approcher de dix pas, et que deux ou trois de ces malheureux suffisent pour rendre une maison inhabitable.
«La multitude infinie des cadavres a donné de justes soucis au gouvernement, qui a pris le parti de les faire brûler. Mais il faut des forêts pour cette opération qui avance cependant. Je crains encore plus le contact des vivants. Déjà, de plusieurs côtés se sont déclarées des maladies d'un genre très mauvais. Dieu veuille qu'au printemps, nous échappions à quelque funeste épidémie!
«Voilà donc la fin de cette misérable expédition qui devait river les fers de tous les esclaves, et leur donner pour collègues le reste des hommes libres du continent. En moins de trois mois, nous avons vu se compléter la perte d'un demi-million d'hommes, de quinze cents pièces d'artillerie, de sept à huit mille officiers et de trésors incalculables. Les Français ont perdu tout ce qu'ils avaient apporté, et tout ce qu'ils voulaient emporter. On m'a nommé un régiment de Cosaques dont chaque soldat avait pour sa part quatre-vingt-quatre ducats.
«... Je vous avais trompé sur la mort de Poniatowski et sur celle de Ney. Mais, vous savez que ces sortes d'inconvénients sont inévitables lorsqu'on écrit au moment même de l'arrivée des nouvelles. La loi invariable de la révolution française s'accomplit toujours: Les Français sont écrasés, mais la France est exaltée; du reste, ils font leurs affaires chez eux sans que les étrangers puissent s'en mêler. Si le Napoléon doit être égorgé, il le sera par eux.»
À un avenir prochain, que la suite des temps n'a pas désavoué, était réservé de démentir la sinistre prédiction de Joseph de Maistre. Dans Napoléon malheureux, il ne voyait à cette heure qu'un souverain détesté de ses sujets, destiné à périr sous leurs coups, si la mort ne le surprenait pas avant qu'il ne se retrouvât au milieu d'eux. Il ne comprenait pas que la gloire de l'empereur, forte de ses revers comme de ses triomphes, était devenue un patrimoine national, et que pour la presque totalité des Français, pour ceux même qui maudissaient ses ambitions, il ne faisait plus qu'un avec la patrie, dont son nom était le symbole. La campagne de France, les Cent-Jours, le Retour des Cendres, et, trente ans après sa mort, l'avènement de son neveu allaient prouver la fidélité de la France au César, dont les fautes ne pouvaient lui faire oublier les bienfaits, ni ce qu'il avait ajouté au trésor de nos gloires.
Au fur et à mesure que les désastres de l'armée française en Russie étaient mieux connus et apparaissaient dans toute leur tragique horreur, les cervelles, en Angleterre, se surexcitaient. Dans les défaites de Napoléon, les Anglais saluaient le prélude de sa fin. Us la prédisaient avec enthousiasme pour une date prochaine, et quoique le cabinet affectât, au moins dans sa conduite officielle, de n'être pas convaincu que les événements qui se succédaient dussent avoir pour conséquence la restauration des Bourbons, officieusement il n'en niait pas la possibilité. Dans des conversations confidentielles, il donnait à leur entourage, à eux-mêmes, des conseils en vue de leur rentrée en France. C'est ainsi que lord Castlereagh se rendait un jour chez le comte d'Artois afin de prêcher la modération, la sagesse, et de dicter une déclaration propre à rassurer les Français sur les intentions du roi. Celui-ci, averti de cette visite, écrivait: «Il n'y a que trois partis à prendre: rétablir les choses telles qu'elles étaient en 1787, accorder une liberté illimitée ou l'accorder avec des restrictions. Le premier est impossible; le second n'est pas permis; le troisième est dangereux parce qu'il l'est toujours de poser, sans connaître le terrain, des limites qui peuvent se trouver trop près ou trop loin. Le silence est donc le seul parti raisonnable.»
Ce langage ne trahissait pas seulement des espérances. Il prouvait que le roi commençait à les croire fondées, et leur réalisation prochaine. C'était l'avis de ce qui restait encore d'émigrés à Londres. Ils voyaient déjà la France se rouvrir pour eux. Ils y rentreraient à la suite des armées étrangères, non assurés sans doute de trouver en elles des instruments de restauration, mais, avec la certitude qu'en dépit de leur mauvais vouloir pour les Bourbons, les puissances auraient la main forcée par le peuple. Celui-ci, délivré du joug impérial, rendu à lui-même, réclamerait et obtiendrait le rétablissement de son souverain légitime.
Dans l'entourage immédiat du roi, où les lettres de Joseph de Maistre étaient connues, cette surexcitation atteignait le comble. Louis XVIII et Blacas étaient peut-être les seuls à se rendre compte des difficultés susceptibles de retarder un dénouement heureux. Blacas croyait au succès sans toutefois en préciser l'époque. Le 24 novembre, il écrivait à Joseph de Maistre: «Les événements se succèdent avec une telle promptitude, que nous devons espérer de voir enfin arriver ceux que nous attendons, et il faut convenir que les succès des Russes, que la retraite forcée de Buonaparte, dont on peut calculer les suites, que les avantages de lord Wellington, et les mouvements de Paris, qui font si bien connaître les dispositions de la France, doivent soutenir cet espoir. J'aime du moins à le conserver, et à voir dans les opérations futures des armées russes, les événements décisifs qui réduiront le Corse aux plus dangereuses extrémités.»
Mais le comte d'Artois et ses fils, le duc de Berry surtout, auraient voulu partir sur-le-champ pour se rendre au quartier général des alliés; ils conseillaient au roi de se mettre en route, lui aussi, pour le continent, en emmenant les prisonniers français internés en Angleterre, à l'aide desquels, en dépit des sanglants souvenirs de Quiberon, ils prétendaient former le noyau d'une armée royaliste. Les nouvelles qui se succédaient, sans qu'on pût du reste en affirmer l'authenticité,—la capture du prince Eugène de Beauharnais, la mort de Napoléon, d'autres aussi peu exactes,—enfiévraient leur impatience, dont le roi s'appliquait à modérer les excès. «La nouvelle est certes fort probable, écrivait-il à Blacas, à propos du prétendu trépas de l'empereur; mais, comme ni vous, ni moi n'y croyons, gardons-nous de la répandre.»
Le 20 décembre, Blacas s'étant rendu à Londres pour quelques jours, il l'invitait à prêcher la sagesse. «Toutes les têtes fermentent, et je n'en suis pas surpris; car malgré ses cheveux gris, la mienne en a aussi sa part. L'un voudrait qu'avec les équipages des Russes, je passasse illico en France; l'autre, que me fiant aux seuls prisonniers, je débarquasse à leur tête. Au travers de tout cela, je regrette qu'au lieu d'équipages qui, dit-on, font au besoin le service de terre, mais qui ne sont pas pour cela de véritables troupes, il ne soit pas arrivé trente mille hommes qui le soient; alors on aurait beau jeu, et on ne l'a pas en ce moment, tout favorable qu'il est. Préparons donc, je l'ai déjà dit, cette expédition; voilà à quoi nous devons travailler, tant ici qu'à Pétersbourg, parce qu'encore une fois, pour danser il faut des violons. Vous verrez mardi mon frère, vous verrez le duc de Berry, bien plus chaud que lui, vous verrez peut-être le duc d'Angoulême qui ne l'est pas moins que son frère, restez dans cette ligne avec eux.
«Il est un point, cependant, sur lequel je crois devoir céder au cri général. Mon frère vous communiquera une note que j'ai rédigée, et qui n'est, sauf ce que les circonstances ont amené, qu'un extrait de la déclaration de 1804. Je pense qu'on pourrait essayer de les répandre toutes deux, l'une pour ceux qui n'aiment pas les longues lectures, l'autre pour ceux qui n'en sont pas effrayés.
«Je ne demande pas mieux que de croire à la capture de M. de Beauharnais; mais, je suis tout à fait incrédule sur la mort du Corse: un tel événement serait, je ne sais comme, répandu sur-le-champ partout. Je lisais l'autre jour, dans Tite-Live, que trois jours après la défaite de Persée, on en parlait à Rome, tandis que les envoyés de Paul-Émile n'y arrivèrent que le treizième jour; la nouvelle était sans doute importante; mais, celle-ci le serait bien autrement. Adieu.»
Blacas, on l'a vu, ne se hâtait pas de chanter victoire, et, lorsqu'il s'efforçait de contenir l'ardeur irréfléchie et les enthousiasmes prématurés, il obéissait tout autant à sa propre impulsion qu'aux ordres du roi. Il restait encore convaincu que la victoire n'était ni aussi prochaine, ni aussi facile à remporter qu'on le croyait autour de lui. Il y voyait des obstacles, et il en faisait l'aveu à son infatigable correspondant, Joseph de Maistre; il ajoutait:
«Par quel admirable coup d'autorité Sa Majesté la Providence vient de briser, avec les décombres de Moscou, ces fameuses murailles de granit que le choc des armées les plus formidables avait trouvées inébranlables! La rapidité de vos récits m'a rendu encore plus frappant le tableau de cette heureuse révolution.
«... Combien je sens plus que jamais, mon cher comte, le besoin que j'aurais de me retrouver auprès de vous! Vos lumières, vos sages avis suppléeraient à tout ce qui me manque. Il faudrait un homme d'un génie supérieur, à la place que j'occupe, et je le cherche inutilement.... Aidez-moi de vos idées, de votre esprit, de vos conseils.»
De la réponse de Joseph de Maistre à l'appel de Blacas, nous n'avons à retenir que son refus à la demande d'un projet de déclaration, qui lui était adressée: «Malgré mon dévouement à la cause et aux personnes, je demeure immobile et ma plume glacée.» Et pour motiver ce refus, il rappelait ce qui s'était passé quelques années avant.
D'Avaray lui avait alors envoyé de Mitau un projet de manifeste, en l'autorisant «à couper, à tailler, à changer, à ajouter». Il s'était mis à l'œuvre aussitôt. Mais, pas une seule de ses corrections n'avait été maintenue, «et nous différâmes si capitalement que tout aurait fort bien pu finir par une brouillerie si nous n'avions été invinciblement retenus par le même zèle et les mêmes intentions.» À ce malheureux essai avait survécu en lui une répugnance à peu près invincible, à se mêler de ces sortes d'affaires, «d'autant que celles qui concernent la souveraineté ne ressemblent point aux autres. L'expérience m'a appris que les souverains ont une manière d'apercevoir les choses toute différente de la nôtre, et quoique, en leur qualité d'hommes, ils puissent se tromper tout comme nous, je crois cependant que le cas est infiniment plus rare que ne le pense assez souvent notre impertinence. Je crois beaucoup à l'instinct royal (je dis ainsi; dites autrement si vous voulez). Aussi, l'une des idées auxquelles je tiens le plus fortement, c'est qu'il faut bien, lorsqu'on y est appelé, avertir loyalement l'inclination des princes de prendre garde à elle; mais, qu'il ne faut jamais lui faire la plus légère violence, quand même on le peut.»
IX
LES ENVOYÉS DE LOUIS XVIII EN SUÈDE ET EN RUSSIE
Lorsque Blacas reçut cette réponse, en date du 2 avril 1813, le souffle belliqueux dont on a vu le comte d'Artois et ses fils embrasés passait sur la cour d'Hartwell. Si le prince de Condé ne s'associait pas à ces ardeurs, c'est qu'il venait d'être cruellement frappé par la mort de sa femme. Elle était morte le 28 mars, à Wimbledon, où elle fut inhumée. «Ah! ma chère fille, écrivait Condé à la princesse Louise, quelle horrible perte vient d'éprouver votre malheureux père! J'ai perdu hier ma plus tendre amie qui, pendant cinquante ans, avait fait le bonheur de ma vie. J'espère que vous lui donnerez quelque regret, car je peux bien vous répondre que vous n'avez jamais eu qu'à vous louer d'elle pour tout ce qui pouvait vous plaire et vous intéresser. Je vous épargnerai des détails qui sont déchirants pour des âmes sensibles. Mais, je puis vous certifier que, bien avant d'être en danger, elle a demandé ses sacrements avec une ardeur de foi et de religion, qui vous aurait édifiée, et qu'elle les a reçus avec la dévotion la plus ferme et la plus touchante. C'est ce qui me porte plus que jamais, ma chère fille, à exécuter plus tôt que plus tard le projet que j'avais toujours eu de vous aller voir ce printemps, et je crois ne pouvoir mieux prendre mon temps, qu'en allant mêler mes prières aux vôtres dans la semaine sainte; mandez-moi promptement si je peux trouver un asile chez votre portier, ou dans un village très prochain de votre séjour, le samedi de la semaine sainte de la Passion, pour y passer la semaine jusqu'au lundi de Pâques. Si cela ne se peut pas, je prendrai un autre arrangement. Répondez-moi tout de suite, et plaignez ma chère fille, le plus malheureux des princes, des époux et des grands-pères.» La lettre que Condé écrit à son fils n'est pas moins désespérée: «Tout, tout est perdu pour moi; et l'abondance de mes larmes, ne me permet plus que d'avoir à les verser dans le sein d'un fils, qui me fut toujours cher, et qui me le devient encore davantage par l'excès de mes malheurs.»
Mais, si les malheurs du père paralysaient sa vieille ardeur pour la cause royale, son fils, le duc de Bourbon, n'était pas moins exalté que ses cousins. Quant à Louis XVIII, la modération relative qui semble avoir accompagné chez lui le réveil de ses espérances n'avait pu tenir longtemps contre la fièvre qui, peu à peu, contaminait tout le monde autour de lui. Il en subissait à son tour les effets. Dès le mois de février, il était ressaisi du besoin d'entrer sans délai en activité, et du désir impérieux de tirer parti des dispositions des puissances, dont les résultats de la campagne de 1812, si douloureux pour la nation française, avaient rendu inexorable l'inimitié contre Napoléon. N'attendant rien de l'Angleterre, dont l'influence dans le concert européen semblait à cette heure s'effacer devant celle de l'empereur Alexandre; se défiant toujours de «cette Autriche qui a épousé l'usurpateur pour restreindre l'usurpation», c'est vers la Russie que de nouveau il tournait les yeux. Les armées moscovites avaient infligé à celles du «Corse» si longtemps invaincu, de sanglantes et irréparables défaites. Alexandre, devenu l'arbitre de l'Europe, s'était déclaré l'irréconciliable ennemi de Napoléon, et s'il voulait rétablir les Bourbons, il le pouvait. Louis XVIII brûlait donc de nouveau de s'unir à lui et d'avoir une part du fruit de ses victoires.
Afin de l'intéresser à sa cause, il venait de lui dépêcher un émissaire, le comte Alexis de Noailles. Ce gentilhomme, jadis émigré puis rentré en France, où son frère cadet, Alfred de Noailles, rallié à l'Empire, servait en qualité d'officier[91], était revenu en Angleterre pour se mettre aux ordres du roi, après avoir encouru la disgrâce de Napoléon en propageant la bulle d'excommunication lancée par Pie VII contre son persécuteur. Ayant, au cours de son émigration, résidé dans les pays du Nord, il avait dû à cette circonstance d'être désigné pour cette mission que Louis XVIII considérait comme urgente. Après un rapide séjour en Suède, il arriva à Saint-Pétersbourg revêtu du titre d'officier d'ordonnance du prince royal (Bernadotte)[92]. Une lettre de Joseph de Maistre nous signale sa présence dans cette capitale. Elle rend hommage à ses mérites, mais ne fait aucune allusion aux affaires dont il était chargé. Il semble bien d'ailleurs qu'il ait échoué dans ses démarches, bien qu'elles fussent appuyées par divers émigrés qui se trouvaient alors à Saint-Pétersbourg: le comte de Brion, le chevalier de Vernègues, le marquis de La Maisonfort, et par le duc de Serra-Capriola, l'ambassadeur de Naples à la cour de Russie.
Il vit les ministres russes Romanzoff et Armfelt, l'ambassadeur d'Angleterre, lord Catheart, le colonel Rapatel, ancien aide de camp de Moreau[93], à qui l'empereur avait demandé des plans et «qui avait donné des notes sur les généraux de Bonaparte que l'on pouvait gagner». Il fut aussi reçu par Alexandre, qui allait partir pour rejoindre ses troupes. Il lui remit une lettre du duc d'Angoulême demandant à être employé dans l'armée russe, sollicita pour le duc d'Orléans l'autorisation de passer en Espagne et de marcher à la tête des Espagnols, ce qui ne pouvait se faire que si l'Angleterre y consentait et que si le tsar la déterminait à y consentir. Enfin, il s'efforça de démontrer combien serait avantageuse aux Alliés la formation en Angleterre et ailleurs de corps expéditionnaires que, de concert avec les royalistes de l'intérieur, on jetterait, sous le commandement des princes, sur les côtes de France, et dont les prisonniers français détenus dans divers pays formeraient le noyau. L'empereur écouta, ne refusa rien, mais ne promit rien. Ce que Noailles rapporta de plus clair de sa mission, ce fut le conseil de ne pas demander aux puissances de proclamer le roi à leur entrée en France; elles ne devaient être appelées qu'à le reconnaître, après l'avoir mis en mesure d'être proclamé par ses propres sujets.
On doit croire que Louis XVIII avait prévu l'échec de la mission confiée à Noailles; car, sans attendre son retour, il s'était décidé à recommencer la tentative en la confiant à un autre mandataire, le comte Auguste de La Ferronnays, attaché depuis longtemps à la maison du duc de Berry. Pendant son séjour en Russie, La Ferronnays y avait noué, en 1808, des rapports d'intimité et de confiance avec le comte d'Armfelt, un des principaux conseillers d'Alexandre. Ils duraient depuis, et lui avaient prouvé que cet homme d'État était passionnément dévoué à la cause royale. En conséquence, à la faveur de l'amitié qui les unissait, il trouverait en lui un appui pour accomplir l'importante mission que le roi imposait à son dévouement. Elle avait pour objet de renouveler les demandes dont Noailles avait été chargé.
Nous les trouvons résumées dans une note émanée du cabinet du roi. La Ferronnays devait négocier en vue d'obtenir: 1o la reconnaissance des droits du roi pour rassurer les Français sur les desseins des Alliés; 2o la formation de corps français avec les soldats prisonniers; 3o une expédition dans l'ouest de la France avec ces corps et des troupes russes sous le commandement de Louis XVIII; 4o enfin, le mariage du duc de Berry avec la grande-duchesse Anne, qui embrasserait la religion catholique. Constatons sans plus attendre, et pour n'y pas revenir, que ce dernier objet, paraît avoir été abandonné par le négociateur. Il en parle à peine dans le rapport, qu'à son retour à Londres, il rédigea pour rendre compte de sa mission[94]. Il nous apprend seulement que la grande-duchesse n'est pas belle, et qu'elle lui a demandé des nouvelles du duc de Berry.
Accessoirement à ces instructions écrites, accompagnées d'une lettre du roi pour le tsar, il en reçut de verbales dont l'exécution était subordonnée, aux circonstances et à ses propres appréciations. Dans le cas où il se trouverait à même d'approcher le prince royal de Suède, maréchal Bernadette, il devait s'attacher à l'intéresser à la cause des Bourbons. Adopté par Charles XIII qui régnait à Stockholm, et désigné par lui comme l'héritier de la couronne aux applaudissements du peuple suédois, le nouveau prince royal, oubliant sa naissance et sa nationalité, se disposait à entrer dans la coalition et à conduire contre la France ses troupes mêlées aux armées moscovites. En attendant, il faisait la guerre au Danemark.
Des informations envoyées de Suède à Louis XVIII par des émigrés de marque, notamment par le duc de Piennes et par le comte, plus tard duc de Narbonne, qui avait passé à Stralsund où se trouvait Bernadotte, le présentaient, dès son changement de fortune, comme animé des meilleures intentions envers les princes français. Mais, depuis, elles semblaient s'être refroidies. Le prétexte de ce refroidissement était tiré de la dernière proclamation de Louis XVIII. Elle lui avait déplu, il ne le cachait pas. Il en désapprouvait le fond et la forme, déclarait que l'effet, en France, en serait déplorable, et regrettait ouvertement qu'avant de l'écrire, le roi ne l'eût pas consulté. Mais, au dire de Narbonne, dont nous avons sous les yeux une note confidentielle, l'ambiguïté de sa conduite et de son langage était due à d'autres causes. Il trouvait mauvais que Louis XVIII n'eût pas fait auprès de lui une démarche directe, qui eût flatté son amour-propre en prouvant que le roi recherchait son alliance et son appui.
«En outre, écrit Narbonne, il a reçu en dernier lieu des ouvertures de France, apportées par un de ses généraux qui y était prisonnier de guerre, et qui est censé s'être échappé. Il en a reçu d'abord de Bonaparte lui-même, qui cherche à l'amadouer, en lui disant qu'il ne peut trouver mauvais que, comme Suédois, il se soit armé pour la défense des États suédois en Allemagne, mais qu'il n'a nullement besoin pour cela de se joindre aux Russes, les ennemis naturels de la Suède; lui faisant même entrevoir, dit-on, que si lui, Bonaparte, venait à manquer, il serait l'homme le plus naturellement appelé à la régence de l'empire. À ces cajoleries quelques propositions plus précises étaient-elles jointes? C'est ce que je n'étais point à portée de savoir. Mais Bonaparte et lui sont tellement ennemis personnels, qu'on ne peut guère craindre que l'un se laisse séduire ou tromper par l'autre.
«Des ouvertures d'une nature différente lui ont été faites en même temps de l'intérieur, et c'est, je crois, le fait le plus important qui soit venu à ma connaissance, d'autant qu'il est assez évident qu'elles ont fait quelque impression sur lui. Des membres du Sénat, et autres personnes actuellement en autorité en France, lui ont mandé qu'ils ne voulaient plus de Bonaparte ni de sa race; que tout ce qu'ils désiraient était de le déclarer, lui Bernadotte, régent du royaume, et de reconnaître pour leur souverain l'homme qu'il leur désignerait. Ces mêmes personnes lui ajoutaient de ne rien faire en faveur des Bourbons, parce qu'ils n'en voulaient pas non plus. Néanmoins, en montrant à M. de Montrichard[95] cette lettre, il lui dit avec emphase:
«—Si j'acceptais une pareille offre, ce serait le vœu national qui me guiderait; s'il était en faveur des Bourbons, je serais le premier à les proclamer. Mais, je ne contrarierais pas le vœu national.
«Ce vœu national, qui est à présent son cheval de bataille, voudrait dire, en pareil cas, le parti qui satisferait le plus son amour-propre, lequel est le grand mobile de sa conduite et le côté faible par où il faudra toujours l'attaquer. Je n'oserais dire que ces ouvertures ne lui aient point fait naître des idées d'ambition personnelle, quoiqu'il ait bien des fois protesté que si on lui offrait la couronne de France, il la refuserait. Mais il est Gascon; il a l'accent de son pays, qui n'est pas en général l'accent de la sincérité.
«En tout, quand il parle de nos princes, son refrain est toujours de dire qu'il est extrêmement disposé à servir leur cause, mais que le moment n'est pas venu; que, pour le présent, il faut qu'ils se tiennent tranquilles; qu'on doit d'abord chasser les Français de l'Allemagne; que, quand il serait sur les bords du Rhin avec une armée, il parlerait, et qu'on pourrait s'en rapporter à lui sur la proclamation à faire en pareil cas. Il faut convenir que, jusqu'à présent, il ne prend pas la route du Rhin bien promptement. Mais, je dois ajouter que toutes les personnes dont j'ai pu connaître l'opinion semblent s'accorder à dire que ce n'est pas le moment de le presser à cet égard. Même un homme qui m'a parlé du roi et des princes d'une manière qui m'a réellement fait plaisir, et que je sais être le seul homme qui a osé soutenir et justifier la déclaration du roi, M. Thornton, le ministre d'Angleterre, m'a dit qu'il leur conseillerait extrêmement de ne point tourmenter dans ce moment-ci le prince royal, d'attendre un moment plus favorable, et où il aurait moins d'affaires pressantes sur les bras.»
À l'appui du conseil indirect qu'il donnait dans les dernières lignes de la citation qu'on vient de lire, Narbonne invoquait l'opinion du comte de Montrichard, lequel ne cessait de répéter à Narbonne, que rien en ce moment ne déplairait plus à Bernadotte que l'envoi d'un agent royaliste.
—Votre présence même n'est pas bien vue ici, ajoutait «ce digne et loyal militaire». On raconte de tous côtés que vous êtes un agent du roi. Le prince royal vous croit chargé d'une mission auprès de lui, et c'en est assez pour le mécontenter. Il est obligé de garder des ménagements avec la nation suédoise, et ne peut permettre à un agent des Bourbons de résider à son quartier général. Je ne saurais trop vous engager à quitter Stralsund. Allez où vous voudrez; mais ne restez pas ici.
Narbonne protestait, affirmait qu'il n'avait aucune mission, qu'il n'était à Stralsund que par hasard; qu'en s'y arrêtant, il ignorait que le prince royal s'y trouvait. Mais, Stralsund était alors le rendez-vous d'hommes d'État de toutes les parties de l'Europe, à la grande satisfaction de Bernadotte, «qui jouissait de voir son quartier général devenir le centre où tout aboutissait.» Les bonnes relations de Narbonne avec la cour d'Hartwell étaient trop connues pour qu'il pût dissimuler son caractère d'agent du roi, et au bout de quelques jours, redoutant d'être expulsé, il se décidait à retourner en Angleterre.
Lorsque, au commencement de juin, après s'être longtemps arrêté en route, il remit à Louis XVIII la note d'où sont tirés les détails qui précèdent, La Ferronnays, parti le 26 février, venait de débarquer à Harwick, de retour de son voyage en Suède et en Russie. Il avait fait cette longue course plus rapidement que Narbonne n'avait fait la sienne. Mais il n'en rapportait pas de meilleurs résultats. À Stockholm, sa première étape, il s'était heurté aux difficultés qui viennent d'être exposées. Plus persévérant que Narbonne, il s'était efforcé de les surmonter. Cet effort ne lui avait valu que d'en subir plus durement le contre-coup.
Le duc de Piennes, rencontré en chemin, eût voulu qu'il ne s'adressât qu'au comte de Montrichard pour obtenir une audience de Bernadotte. Il le lui conseilla fortement, par des raisons que lui suggérait une connaissance approfondie de la cour suédoise, des intrigues dont elle était le théâtre, et des personnages qui en étaient l'âme. La Ferronnays eut le tort,—et il l'avoue dans sa relation,—de ne pas tenir compte de cet avis. Indépendamment de Montrichard, il sollicita les bons offices de Thornton, le ministre d'Angleterre, qu'il savait dévoué aux intérêts de Louis XVIII; de M. de Vitterstedt, membre du cabinet suédois; de M. de Camps, le familier de Bernadotte; de Mme de Staël, venue à Stockholm pour voir son fils attaché à l'armée suédoise. Partout, il reçut des encouragements et d'aimables paroles. Mais, partout aussi, on lui donna à entendre que Bernadotte ne le recevrait pas. Les motifs de ce refus étaient ceux qu'on avait invoqués pour contraindre Narbonne à quitter le quartier général.
Son insistance lui attira de la part de Camps la plus cruelle algarade. Dans leur dernière entrevue, ce personnage, après avoir exprimé les regrets du prince royal et critiqué très vivement la proclamation de Louis XVIII, s'emporta tout à coup, reprocha aux Bourbons «la dévotion excessive et intolérante des uns, le scandaleux libertinage des autres», les fautes qui leur avaient fait perdre la couronne et les empêchaient de la reconquérir, l'aveuglement qui les retenait dans le même état d'esprit que lorsqu'ils avaient émigré. Ils ne pouvaient rien offrir ni promettre à la France. Ils n'avaient pas même de décorations à donner, si ce n'est la croix de Saint-Louis, «ordre banal et avili, ordre militaire donné à des valets de chambre[96], à des gens qui n'ont porté de leur vie ni uniforme ni épée.»
—Si jamais vous rentrez en France, monsieur, dit Camps en finissant, il faut vous défaire de vos ridicules et antiques préjugés; il faut apprendre une autre langue, laisser tout tel que vous le trouverez, et ne faire de réformes que sur vous-mêmes.
La Ferronnays n'était pas venu chercher cette humiliante leçon. Il en fut mortifié. Peut-être allait-il y répondre. Mais son interlocuteur ne lui en laissa pas le temps et, changeant de ton, en revint à un langage moins acerbe. Le prince royal n'oubliait pas qu'il était né sujet des anciens rois de France. En sa qualité de Béarnais, il serait heureux et fier de rendre la couronne aux descendants d'Henri IV. Il y travaillerait avec plaisir. Mais, son premier devoir était de s'occuper avant tout des intérêts de la Suède. Quand il s'en serait acquitté, il verrait ce qu'il pourrait faire pour les Bourbons.
Après cette douche, La Ferronnays n'avait plus qu'à quitter Stockholm pour continuer son voyage, «convaincu, dit-il, que l'unique intention de Bernadotte, dans cette guerre, est de la faire au Danemark et de conquérir, s'il le peut, la Norvège.» Le 29 mars, il était à Saint-Pétersbourg. Il avait jugé bon de s'y montrer, bien que l'empereur Alexandre en fût parti pour se rendre à son armée en route vers le Rhin. Il espérait s'y procurer les moyens d'arriver au quartier général de ce prince. Les émigrés qui résidaient dans la capitale unirent leurs efforts à ceux du comte d'Armfelt, du duc de Serra-Capriola, de la comtesse Tolstoï, pour le faire bien venir du comte de Romanzoff. Celui-ci lui joua avec une incomparable maestria la comédie du plus entier dévouement aux Bourbons[97], le fit dîner avec les ministres et les membres du corps diplomatique, voulut le présenter aux deux impératrices, la veuve de Paul Ier et l'épouse d'Alexandre, et lui offrit un courrier pour faciliter son voyage au quartier général.
Jusque-là, le comte de La Ferronnays n'avait eu qu'à se louer de l'accueil qui lui était fait. Mais lorsque, après une course de trois jours, il débarqua à Dresde, tout changea. La plus grande confusion régnait dans cette ville, où se trouvait le roi de Prusse et où le tsar était attendu. On venait d'y apprendre la mort du général Koutousoff, le retour subit de Napoléon à son armée; on croyait à l'imminence d'une grande bataille autour de Leipzig.
Dans ce désarroi, le représentant d'un monarque sans couronne ne pouvait se flatter d'exciter l'intérêt ni d'obtenir des faveurs. Le comte Tolstoï et lord Catheart, l'ambassadeur anglais qui avait suivi le tsar au quartier général, l'accueillirent plus que froidement. Ils lui déclarèrent ne pouvoir rien pour lui. Le comte de Nesselrode le reçut à sa porte et lui dit d'un ton presque insolent que les affaires dont l'empereur était occupé ne lui laisseraient pas le temps de le recevoir ni de lire ses lettres. L'intervention d'un autre fonctionnaire, le comte d'Anstett, et celle d'un émigré, le comte de Bruges, plus connu des Prussiens que La Ferronnays ne l'était des Russes, eurent raison, au moins dans l'apparence, de ces rigueurs humiliantes. L'envoyé du roi revit Nesselrode, en fut mieux reçu cette fois que la première et, finalement, obtint de l'empereur l'audience qu'il sollicitait. Il en eut même deux. Dans la première, il remit la lettre de Louis XVIII[98] et exposa l'objet de sa mission; dans la seconde, il entendit la réponse à sa demande. Quoique enveloppée de bonne grâce et d'aimables paroles, elle était négative sur tous les points. Le tsar avait le regret, quelque intérêt qu'il portât «au comte de l'Isle», de ne pouvoir lui donner satisfaction. Le moment n'était pas encore venu de le mettre en activité, ni lui ni les princes. Les alliés avaient d'ailleurs trop besoin de ménager la cour d'Autriche pour s'exposer à la blesser en prenant parti pour les Bourbons.
—Si nous parvenons, ajouta Alexandre, à jeter Bonaparte de l'autre côté du Rhin et qu'alors, comme je n'en doute pas, il se manifeste en France quelque mouvement en faveur du roi, croyez que je saurai profiter du moment et faire entendre à l'Autriche que mon seul but ayant été de rendre la liberté aux nations, le vœu du peuple français qui réclame ses anciens maîtres rend nul tout engagement qui irait contre un vœu aussi juste. Mais il faut de la patience, une grande circonspection et le plus profond secret.
Ainsi, c'était toujours même chanson. En 1813 comme en 1793, on opposait aux démarches des Bourbons des refus plus ou moins déguisés, qui les rendaient douloureusement humiliantes pour leurs envoyés et sous lesquels ils trouvaient toujours la main de l'Autriche. La Ferronnays dut feindre de croire à la sincérité du langage impérial. Peut-être même y ajouta-t-il foi, puisqu'il osa demander la faveur de rester au quartier général. Mais, là encore, il échoua. La présence d'un agent de Louis XVIII auprès des alliés, était actuellement impossible. Cependant, les dernières paroles de l'empereur, sincères ou non, lui rendirent un peu d'espoir. Alexandre lui promit de le rappeler, dès que les circonstances le permettraient, et de faire appuyer auprès du gouvernement britannique les demandes que le comte de l'Isle jugerait utile de lui adresser. À peine est-il besoin d'ajouter que cette double promesse fut oubliée et que le tsar, ne l'ayant faite que du bout des lèvres, négligea de la tenir.
De ce pénible voyage, La Ferronnays me rapporta qu'une lettre autographe d'Alexandre au «comte de l'Isle», encore moins explicite que les réponses verbales qui lui avaient été faites.
«J'ai voulu voir le comte de La Ferronnays pour lui parler des sentiments invariables que je vous conserve. Il m'eût été agréable de le conserver auprès de moi, si les événements avaient été plus avancés. Il vous parlera d'une victoire remportée sur Napoléon en personne; mais il aura l'honneur de vous dire, en même temps, quels grands efforts exigent encore les circonstances, pour donner aux affaires de l'Allemagne les développements nécessaires. Nous sommes toujours en présence. Il s'agit de manœuvrer, de choisir des positions, de saisir le moment de frapper un nouveau coup. Vous jugerez, d'après tous ces détails, que, quelque plaisir que j'aurais eu de voir sur le continent le duc d'Angoulême, je crois que le moment n'est pas encore propice. Il en est de même de l'époque où de grands détachements pourront être employés immédiatement contre les points que vous indiquez. J'ai besoin ici de toutes mes forces réunies à celles de la Prusse. Les diversions directes ne seront utiles que lorsque nous approcherons du Rhin. Les mouvements populaires sont trop incertains quand l'esprit n'est pas soutenu par la proximité des armées. J'espère que la Providence continuera à nous accorder sa protection. Nos efforts seront suivis, et notre persévérance est à l'épreuve de tous les événements.»
Tandis qu'après Noailles, La Ferronnays, comme on vient de le voir, se prodiguait en pure perte au quartier général russe, les divers émissaires chargés par Louis XVIII d'agir là ou ailleurs dans le même but[99], n'étaient pas plus heureux. Le comte de Bruges, émigré français, admis au camp des Alliés comme colonel au service de l'Angleterre; Narbonne en Espagne, où il s'était rendu en revenant de Suède; le comte de Trogoff, ancien officier de marine, émigré lui aussi, envoyé en Autriche où il avait servi avec un grade supérieur, se heurtaient au mot d'ordre que toutes les puissances coalisées semblaient s'être donné: Ne pas employer les Bourbons. Blacas lui-même, qui s'était réservé la tâche de rallier aux vues de son maître le comte de Liéven, récemment arrivé à Londres en qualité d'ambassadeur de Russie, entendait ce diplomate objecter à ses demandes qu'il le sollicitait d'appuyer auprès de sa cour, des arguments analogues à ceux qu'on opposait partout aux messagers royaux. Sous un langage presque obséquieux envers Louis XVIII, le comte de Liéven ne refusait pas l'appui qu'on lui demandait; mais il prédisait que les requêtes qu'il s'agissait de faire aboutir étaient condamnées d'avance. Les puissances ne pouvaient rien pour les Bourbons tant qu'elles ne seraient pas en France. Moins sincère que ne l'avait été Alexandre en recevant La Ferronnays, ou ignorant les véritables desseins des Alliés, il déclarait que ce n'était pas en France qu'ils voulaient porter la guerre, qu'ils ne souhaitaient même pas d'y aller et que, lorsqu'ils auraient obligé Napoléon à repasser le Rhin, ils seraient disposés à lui accorder la paix. C'est uniquement l'Allemagne qu'ils défendaient contre ses entreprises.
Cette argumentation désolait Louis XVIII et Blacas. Celui-ci considérait comme imprudente une telle politique, et il le confiait à de Maistre. «Le Corse, qui ne pourrait défendre la France contre le roi armé d'un sage manifeste, défendra encore l'Allemagne contre les canons du prince de Smolensk. Et quand ils seraient maîtres de l'empire germanique, les Russes ne se trouveraient que sur le théâtre, où Souvaroff a vu borner sa victorieuse carrière. En un mot, si je peux faire usage d'une figure que vous me passerez en faveur de l'application et d'un vieux goût que vous m'avez reproché bien des fois, Buonaparte qui a été décavé en Russie ne peut perdre son tout qu'en France, et c'est là qu'un intérêt bien entendu le forcerait à jouir de son reste.»
Bientôt après, tout faisait prévoir que les vœux de Blacas ne tarderaient pas à être exaucés et que la partie suprême se jouerait sur le territoire français. Le 13 juillet, l'armée anglaise, qui sous les ordres de Wellington opérait en Espagne, s'approchait de la frontière. Des détachements isolés la franchissaient accidentellement, sous prétexte de se procurer des vivres et du fourrage. Louis XVIII s'inquiétait des exactions qu'ils pourraient commettre. «J'aimerais presque autant qu'on allât planter les Léopards sur les remparts de Bayonne, parce que ce serait une démarche politique, bien mauvaise sans doute, mais qu'une autre pourrait effacer, au lieu que l'effet de ce que je viens de détailler doit être d'inspirer haine et méfiance contre ceux dont l'appui est indispensable. Je voudrais donc au moins que le gouvernement ordonnât, en ce cas, la discipline la plus exacte et punisse sévèrement quiconque y aurait manqué.»
Entre temps, on apprenait à Londres que le pape Pie VII venait de consentir à Napoléon un nouveau concordat, qui faisait de l'Église la véritable vassale de l'Empire. On ignorait encore en quelles circonstances quasi tragiques, la violence impériale avait arraché à la faiblesse d'un vieillard captif ces concessions incroyables; on croyait qu'il ne les avait faites qu'afin de rentrer en possession de Rome. Cette nouvelle exaspérait Blacas, livrait son âme à l'indignation et à la douleur.
«Le roi de Rome avait besoin d'une légitimation et d'une consécration plus imposante que celle du serment offert par les sénateurs et les préfets. Le successeur de saint Pierre rendra ce service; mais il aura Rome! Il ouvrira au tyran qui vient de sacrifier à son ambition un demi-million d'hommes, ce sanctuaire quo saint Ambroise ferma à Théodose pour le massacre des Thessaloniciens; mais il aura Rome!... Il sera pour la famille d'un monstre, unique obstacle au bonheur du monde, le ministre d'une consécration nouvelle; mais il aura Rome! Ah! mon cher comte, le cœur se serre tellement à cette pensée, qu'il ne peut laisser échapper la conscience à des vérités que toutes les forces ultramontaines ne parviendront jamais à écarter. Mais, espérons plutôt que tout ce que disent les gazettes françaises est faux, ou, du moins, attendons d'en être sûrs pour le croire.»
À ce cri de colère, de Maistre répond par «des duretés». «Ah! comme vous traiteriez, et bien justement, un homme qui, en avouant qu'il ne croit pas à telle ou telle pièce attribuée à votre maître, en parlerait cependant pour regarder comme déjà faites je ne sais combien de bassesses purement idéales! C'est cependant ce que vous faites, mon cher comte, et c'est une assez curieuse chose d'entendre un gentilhomme français raisonner ainsi, tandis qu'un luthérien, M. de Rennenkampf, prouve ici par écrit que toute cette affaire n'est qu'une absurde et atroce comédie, ce qui saute aux yeux.» Et «ces duretés» que Blacas reproche affectueusement à son ami et dont celui-ci s'excuse, sont le point de départ d'une longue discussion théologique qui détourne un moment les deux correspondants de l'objet accoutumé de leurs préoccupations.
X
MOREAU ET BERNADOTTE
On apprenait tout à coup à Londres, dans les premiers jours du mois de septembre, la présence en Europe d'un homme depuis longtemps oublié, le général Moreau. Après un séjour de plusieurs années en Amérique, il s'était mis en route pour le continent, appelé par l'empereur Alexandre, à l'instigation du colonel Rapatel, son ancien aide de camp, arrivé, comme on l'a vu, à Saint-Pétersbourg. Mais au lieu de venir en Angleterre, où l'attendait sa jeune femme qui l'avait quitté dix mois avant, il était allé débarquer, le 1er août, à Stralsund, en Suède, où le prince royal Bernadotte l'avait reçu comme un ancien ami, entouré de soins et d'hommages et traité en héros. De Stralsund, ce revenant s'était rendu à Prague. L'empereur d'Autriche, rallié enfin à la coalition, s'y trouvait avec le tsar Alexandre et le roi de Prusse. La guerre recommençait. La part que venait de se décider à y prendre le monarque autrichien et l'adhésion du Danemark, qui avait dû, en faisant sa paix avec la Suède, promettre aux Alliés un contingent de dix mille hommes, dressaient en face de Napoléon un faisceau de forces belligérantes auquel il semblait difficile qu'il pût longtemps résister. Accueilli par les souverains avec un empressement presque respectueux, Moreau leur avait promis ses conseils pour la campagne qui se rouvrait.
Dans la situation faite à Louis XVIII par le dédaigneux oubli où le laissaient les Alliés, l'arrivée de Moreau constituait un événement heureux. Par des lettres d'Amérique, reçues l'année précédente, à Hartwell[100], et signées du royaliste Hyde de Neuville, l'un des entreprenants acteurs des conspirations de 1800, il savait que Moreau était disposé à servir la cause des Bourbons. «Dites à Louis XVIII, lui avait fait mander le général, que vous connaissez un bon républicain qui, désormais, servira sa cause avec plus de fidélité que beaucoup de gens qui se disaient autrefois royalistes. Depuis que les républicains se font esclaves, c'est auprès des rois sages qu'il faut aller chercher la liberté.» Louis XVIII, dès ce moment, croyait donc pouvoir compter sur Moreau.
Il le croyait, maintenant, d'autant mieux qu'une lettre datée de Stralsund, le 10 août 1813, et adressée à Londres au comte de Bouillé[101], montrait Moreau, à son arrivée en Europe, toujours animé des sentiments qu'il avait manifestés à Hyde de Neuville, l'année précédente, «tout rempli des plus nobles pensées, tout à sa patrie pour la délivrer et lui donner une constitution honorable sous là domination de la famille royale.»
«Le prince de Suède lui a fait une réception royale, disait cette lettre, l'a logé chez lui, a tenu sa cour chez le général, et lui était au milieu de tous ces cordons, de ces titres et de ces Excellences, les deux bras pendants, avec son petit frac et son air négligé, regardant, remerciant et rougissant au moindre mot d'éloge. Il a enivré ici jusqu'au peuple. Hier, au dîner du prince royal, nous avons manqué d'être écrasés tant on se pressait pour le voir. Il ne s'en apercevait pas. Il est parti pour le quartier général russe, ne veut revenir qu'aide de camp de l'empereur.
«—Je ne dois rien commander, dit-il; mais, dire ce que je sais et, s'ils veulent, il sera battu.
«Il me disait:
«—C'est nous qui devons réparer les maux que nous avons faits, afin qu'on ne se venge pas sur nous.
«Il a son plan pour entrer en France; tout est fondé sur dix ans de méditation. Deux Français vont commander la croisade: l'un est Suédois; l'autre est à nous et pour toujours, un des plus grands capitaines de son siècle et un des hommes les plus modérés et les plus modestes que je connaisse.
«—Je deviendrai, disait-il, postillon comme le prince Eugène; je courrai sans cesse d'un roi à l'autre pour les accorder; je voyagerai les nuits et me battrai le jour.
«Et tout cela se dit avec un air de paix et de modestie, qui enchante. Ce trésor nous est arrivé d'Amérique en trente jours. Le vent est bon, mon cher ami!»
Communiquée par le comte de Bouillé à Louis XVIII, cette lettre enthousiaste lui suggéra l'idée d'envoyer auprès de Moreau un homme de confiance chargé de se concerter avec lui sur les moyens à prendre, pour faire bénéficier la cause royale de ses heureuses dispositions. Il y avait alors à Londres un vieil émigré qui jadis l'avait connu. Il se nommait Bascher de Boisgely. C'est à lui que Blacas recourut pour interroger Moreau et recevoir ses conseils. Afin de faciliter l'accomplissement de sa mission, il lui remit un questionnaire auquel le général devait répondre. Ses réponses traceraient au roi sa conduite.
«Quelles sont les idées du général Moreau sur l'opinion actuelle de la France et sur les moyens de mettre en action le mécontentement qui y règne?
«Quel serait, à cet effet, le langage le plus propre à concilier tous les sentiments, à calmer toutes les craintes, à encourager toutes les espérances?
«Quel moyen peut-on entrevoir de former, soit en France, soit hors de France, un noyau d'armée française sous les ordres du général Moreau? Serait-il capable d'armer, dès à présent, contre Buonaparte, les prisonniers de guerre qui se trouvent en Allemagne, ou en Russie, ou en Angleterre?
«Dans l'une ou l'autre de ces suppositions, la présence d'un prince de la maison de France serait sans doute indispensablement nécessaire à cette armée. Son arrivée préalable aux armées coalisées, ne serait-elle pas regardée par le général Moreau comme d'une haute importance et d'un intérêt majeur?
«Quel serait le plan que le général Moreau regarderait comme le plus avantageux, pour faire occuper par une armée royale une portion du territoire français, et quel point choisirait-il de préférence pour une semblable expédition, dans le cas où l'on pût rassembler les moyens de l'entreprendre?
«Quelle idée se forme-t-il des résultats probables de la guerre présente, soit en Allemagne, soit dans la Péninsule, relativement à la situation intérieure et extérieure de la France?
«En un mot, il ne sera rien négligé de tout ce qui peut faire connaître au roi l'opinion d'un homme auquel Sa Majesté désire confier les pouvoirs les plus étendus et les plus nécessaires au succès d'une entreprise dans laquelle le général Moreau se promet, sans doute, de recueillir la plus grande gloire qui puisse être offerte à la plus noble ambition.»
Sous la signature de Blacas, dont ce questionnaire était revêtu, le roi avait écrit de sa main: «En approuvant les présentes instructions, je saisis avec empressement l'occasion de donner moi-même au général Moreau un nouveau témoignage de l'estime et de la confiance qu'il me connaît pour lui depuis longtemps.—Louis.»
Lorsque Bascher de Boisgely quitta Londres, le 12 septembre, pour se rendre au quartier général des Alliés, ou il devait trouver Moreau, il y avait déjà quinze jours que ce malheureux n'existait plus. Le 27 août, à la bataille de Dresde, un boulet lui avait brisé les jambes. Transporté aux ambulances de Lauen, il y expirait, le 2 septembre, sans avoir compris, semble-t-il, ce qu'offrait d'odieux sa présence parmi les armées qui se préparaient à envahir sa patrie et pourquoi sa mort tragique apparaîtrait à jamais comme un châtiment mérité. L'envoyé du roi n'apprit ces nouvelles, qui coupaient court à sa mission, qu'après s'être mis en chemin.
Elles étaient déjà parvenues à Londres. Le colonel Rapatel, aide de camp du général, avait annoncé à Mme Moreau son malheur. Dans une première lettre, il lui disait: «Le général a perdu ses deux jambes; mais sa tête nous reste.» Dans la seconde, il lui apprenait qu'elle était veuve. Elle recevait en même temps, par l'entremise de Blacas, les condoléances du roi, à qui elle allait, dès ce moment, témoigner, en toute occasion, sa gratitude et son zèle pour sa cause.
Louis XVIII considéra la mort de Moreau comme un réel malheur[102]. Mais, en constatant que Bernadotte avait encouragé les projets du général, il en revint, malgré l'échec de ses tentatives précédentes, à l'idée de recourir à lui. À cet effet, il lui envoya le comte de Bouillé. Plus heureux que les précédents négociateurs, Bouillé put arriver jusqu'au prince royal de Suède, qui assiégeait Davout dans Hambourg. Les circonstances étaient changées, la lutte finale contre Napoléon résolument engagée. Bernadotte ne se croyait plus obligé de refuser sa porte à un agent secret des Bourbons. Il reçut Bouillé avec une bienveillance marquée, eut avec lui plusieurs conversations, le décora de l'ordre de l'Étoile polaire. Mais il se borna à lui répéter ce qu'il avait dit aux autres envoyés du roi, et Bouillé n'osa pousser ses demandes à fond.
«Je crois, mandait-il, le 27 novembre, à Blacas, que si le roi jugeait à propos de faire auprès du prince une démarche franche et ouverte, je pourrais risquer à m'en charger. Mais, le montent n'est peut-être pas encore assez favorable pour cela. Il faut que le prince soit débarrassé de la besogne qui l'occupe dans ce moment-ci et que ses drapeaux flottent sur les murs de Hambourg, avant qu'il puisse être libre d'agir sur d'autres points.»
Un mois plus tard, ayant revu Bernadette à Kiel, après une course au quartier général russe, il fut accueilli avec plus d'effusion encore que la première fois. «Il a poussé l'affabilité jusqu'au point de m'embrasser.» Rendant compte de ses entretiens, il envoyait à Hartwell de piquantes observations sur Bernadotte et son entourage.
«Nos conversations ont entièrement roulé sur sa haine contre Buonaparte, sa résolution de renverser l'usurpateur (il ne se sert plus que de ce terme en parlant de lui), son désir de servir les Bourbons, si la France les redemande, son opinion personnelle qu'il n'y a qu'eux qui doivent y régner. Mais, cette dernière pensée est encore tellement délayée dans ses raisonnements et des hypothèses à l'infini, qu'il faudrait vous écrire un volume pour vous en rendre compte, et qu'il me serait même alors bien difficile de le faire exactement. Ce n'est point une conversation, que l'on a avec lui; c'est un discours que l'on écoute. Peu d'hommes parlent mieux. Son éloquence est forte et possède une grâce séduisante à laquelle il est difficile de résister. Il a aussi au suprême degré le talent de se faire aimer de tous ceux qui l'entourent. Un tel homme pourrait faire beaucoup pour le roi et pour le bonheur de la France, si on parvenait à le mettre exactement dans la bonne route et à l'y maintenir.
«J'oserai dire qu'il veut marcher au vrai but, mais qu'il ne chemine encore que par des sentiers incertains. Ses idées de gloire sont sublimes; il s'en fait une aussi juste que brillante de celle qui deviendrait son partage, s'il rétablissait la monarchie d'Henri IV. Son cœur est plein de sensibilité et d'honneur. Mais, comme je vous l'ai déjà dit, mille pensées, mille projets divers lui passent par la tête. Il voudrait ci, il voudrait ça ...
«Il a auprès de lui, et la chose est assez singulière, quatre personnes confidentielles, qui sont absolument les antipodes les unes des autres; M. de Camps, homme d'esprit, son premier aide de camp, son frère de lait, son camarade d'enfance, et M. de Shelegel, son secrétaire politique, nous détestent. M. Gré, son compatriote, son vieil ami, celui qui, le premier, lui mit un uniforme sur le corps en lui disant qu'il le faisait maréchal de France, et qui lui sert maintenant de secrétaire particulier, ainsi qu'un M. Plantier, également Béarnais, qui a été émigré, criblé de blessures au service de la bonne cause, et qui porte continuellement sa croix de Saint-Louis, attachée sur son cœur, à sa bretelle; ces deux derniers, dis-je, sont au contraire, s'il était possible de se servir pour une pareille vertu d'un pareil terme, des bourbonnistes exagérés. Aucun des quatre n'exerce sur le prince royal une influence assez décidée pour lui faire changer d'avis, lorsqu'une fois il a pris son parti; mais, comme ils vivent dans son intérieur le plus intime, surtout M. de Camps, et qu'ils lui disent tout ce qu'ils veulent dans leur patois, ils ne laissent pas que d'avoir beaucoup d'empire sur ses incertitudes, et de les fixer quelquefois. Le premier a plus d'esprit que l'autre; mais, celui-ci a peut-être plus de finesse. Voici donc les deux, hommes entre lesquels l'opinion et le vœu du prince royal, au sujet du rétablissement de la maison de Bourbon, sont continuellement ballottés. Mais, un grand point de gagné déjà, c'est que tout est d'accord pour la chute du tyran, et pour l'expulsion hors de France de tout ce qui est Corse, ou tient à la famille du Corse.»
—Je vous déclare, avait dit Bernadette en présence de plusieurs personnes, à en croire Bouillé, que Napoléon ne régnera plus, ni lui, ni le roi de Rome, m'entendez-vous? Et vous croyez peut-être que j'ai l'ambition de me mettre à leur place; non, messieurs, vous seriez dans une grande erreur; ce n'est pas moi, c'est un autre que j'y mettrai.
«Je tenais ceci du général Tattenborn, qui était présent et qui me le dit en sortant du conseil, écrivait Bouillé. Depuis, le prince me l'a confirmé lui-même. Il me semble qu'il ne pouvait guère s'exprimer plus clairement et plus correctement.»
Dans la même lettre, après avoir fulminé contre Mme de Staël qu'il accusait d'envoyer de Londres, au prince royal, les plus détestables conseils, et de tenir sur les Bourbons des propos odieux[103], Bouillé racontait qu'au quartier général russe, où il s'était rendu pour remettre à l'empereur une lettre du prince de Condé, il avait vu le comte de Nesselrode; il répétait les paroles que le ministre d'Alexandre lui avait adressées:
—Dites à vos princes, quand vous les reverrez, que nous serions trop heureux de les rétablir en France, que nous ne désirons rien de plus, mais que nous ne pouvons rien faire pour cela dans ce moment-ci. Qu'ils laissent donc cette question entièrement entre nos mains! Qu'ils restent tranquilles! Qu'ils ne se tourmentent et ne s'agitent pas; surtout, qu'ils n'envoient personne et n'écrivent rien.
Le général Pozzo di Borgo, à qui Bouillé devait d'avoir été reçu par Nesselrode, lui avait parlé le même langage, et même confié que les souverains alliés proposeraient encore une fois la paix à Bonaparte aux conditions les plus favorables, quoique convaincus «que ce maître fou n'écouterait rien».
Ces deux propos présentaient beaucoup d'analogie avec ceux que Bernadotte lui avait tenus. Ils révélaient trop clairement, de la part des cours coalisées, la volonté de ne pas utiliser le roi de France pour que Bouillé pût se flatter de l'espoir de la fléchir. Il ne lui restait donc qu'à rentrer à Londres, où il arriva au mois de février 1814.
XI
1814
À ce moment, Louis XVIII, par l'intermédiaire de Blacas, était en communication constante avec Mme Moreau. À la mort de son mari, elle avait assuré le roi de son indestructible dévouement. Elle le lui prouvait maintenant, en lui communiquant les nouvelles que lui envoyait du théâtre de la guerre le colonel Rapatel, l'ancien aide de camp du général, resté à l'état-major de l'empereur de Russie[104]. Parmi ces nouvelles, il avait lu une lettre d'Alexandre, adressée, le 31 janvier, à Rapatel et au comte de Rochechouart, émigré français attaché à ses armées, en réponse à une démarche qu'ils venaient de faire auprès de lui, afin d'être autorisés à prendre le commandement des royalistes qui, à l'entrée des Alliés en France, s'offriraient pour combattre Napoléon.
«Je ne puis qu'applaudir aux sentiments que vous témoignez; mais, il ne faut pas agir en enfants. J'ai déjà devant les yeux les affreux résultats qui ont suivi la trop prompte déclaration des peuples, et je ne me pardonnerais jamais de causer le malheur de ceux qui pensent comme vous, et que le sort des armes peut faire retomber dans les mains de Bonaparte. Je me suis cru obligé de dire à tous ces messieurs qui se sont présentés à moi à ce sujet, que j'approuverais et seconderais de tous mes efforts tous les mouvements qui se feraient devant notre ligne; mais que je ne me rendais responsable d'aucun de ceux qui s'exécuteraient sur nos derrières, parce qu'une affaire perdue pourrait influencer sur la paix, et peut-être l'amener. Si la Providence ne nous abandonne pas, j'espère que nous gagnerons la première bataille. Je sais que le vœu des Français est pour les Bourbons; mais je veux que la nation en décide, afin de n'être jamais exposé à en recevoir un reproche. Quant à vous, restez auprès de moi. Je saurai vous employer si nous frappons le dernier coup; c'est alors que je vous permettrai de vous répandre dans toute la France comme les apôtres de la belle cause que vous désires servir, et que nous servirons ensemble. Jusqu'à ce que l'occasion soit plus favorable pour elle, restez auprès de moi, et quoique les princes n'aient pas, auprès de ma personne, de meilleur ambassadeur que moi-même, je vous autorise l'un et l'autre à en faire les fonctions, et à me faire connaître de suite tout ce que vos compagnons voudront me demander; dites-leur que le fantôme de Caulaincourt ne les effraye pas. Je ne veux point de paix avec Bonaparte; mais je suis prêt à la faire avec la nation.»
Avant que Louis XVIII ne lût cette lettre, s'était répandue dans Londres la nouvelle que les Alliés avaient franchi la frontière française. C'était vrai, et, malgré la résistance héroïque qui a immortalisé la campagne de France, ils avançaient rapidement vers Paris. Il semblait donc que l'heure fût venue pour eux de tenir les promesses qu'ils avaient faites, sous tant de formes diverses, aux envoyés du roi. Rien ne décelait cependant qu'ils eussent le dessein de les tenir. Leur mutisme augmentait l'impatience de Louis XVIII. Les avis qu'il recevait de France la portaient bientôt à son comble. Un jeune soldat anglais, fait prisonnier sur la frontière espagnole, et qui était parvenu, grâce à la complicité des royalistes, à s'évader d'Agen où il était interné, avait été chargé par eux de supplier le roi de leur envoyer un prince pour se mettre à leur tête. Tout le Midi, de Bordeaux à Pau, disaient-ils, était prêt à se soulever et n'attendait qu'un signal.
D'autre part, Wellington, en entrant dans le Béarn, y avait été reçu aux cris de: «Vivent les Bourbons! Nous voulons le sang d'Henri IV!» Éclairé par cet accueil, il avait envoyé à Londres le duc de Guiche qui marchait avec ses troupes, pour conseiller au prétendant de faire partir pour Bordeaux Monsieur ou l'un de ses fils. Le roi demandait alors au gouvernement anglais des passeports pour les princes. D'abord, on les lui refusait. Ce n'est qu'après un long débat qu'il les obtenait sous des noms supposés. Quand Bouillé rentra à Londres, les princes venaient de partir avec les gentilshommes de leur maison: le comte d'Artois pour le quartier général des souverains, sous le nom de comte de Ponthieu; le duc d'Angoulême pour Bordeaux, sous le nom de comte de Pradel, et le duc de Berry pour Jersey et la Normandie, sous le nom de comte de Vierzon. Un courrier avait été expédié au duc d'Orléans, à Païenne, pour l'inviter à se rendre en Provence.
Pour compléter ces grandes mesures, le roi, faisant appel de nouveau au dévouement de Bouillé, l'envoyait à Bernadotte à qui il demandait de prendre, comme «généralissime», le commandement des troupes françaises qui se prononceraient, pour la royauté. Il eût voulu le nommer connétable ou lieutenant général du royaume. Mais la qualité de lieutenant général appartenait au comte d'Artois, et celle de connétable n'était pas compatible «avec l'adoption qui place le prince royal sur les marches du trône de Suède». Au reste, le titre de «généralissime» lui assurerait l'autorité nécessaire «à l'exécution de ses nobles projets, sans annuler la marque de confiance que Sa Majesté donne depuis si longtemps à un frère qui est à la fois son ami le plus tendre et son serviteur le plus dévoué». Enfin, Bouillé était chargé de déclarer «au futur libérateur de la France» que le roi, jaloux de s'acquitter un jour d'une dette sacrée, avait hâte de connaître à cet égard les désirs du prince royal pour lui et pour les Français qui, «sous ses étendards, contribueraient à la délivrance de leur patrie.»
Le roi, maintenant, n'attendait plus que la possibilité de partir à son tour. «Ce ne sont plus les années que l'on compte avec la résignation du malheur, écrivait Blacas à de Maistre; ce sont les instants que l'on calcule avec les impatiences de l'espoir. Oui, mon cher comte, adhuc quadraginta dies! disons-nous, maintenant, avec une assurance presque prophétique. Et cependant les banquets de Ninive bravent encore, à Châtillon[105], le glaive exterminateur! et cependant nous sommes condamnés à douter que les jours d'expiation soient consommés.»
Quoique Blacas apportât encore quelque timidité dans l'expression de ses espérances, il semblait bien, cette fois, qu'elles dussent se réaliser. Avant que la lettre en laquelle il les confiait à de Maistre fût arrivée à sa destination, on apprenait à Londres les graves événements survenus à Paris, durant les trois premiers jours d'avril: la déchéance de Napoléon, prononcée par le Sénat, et la formation d'un gouvernement provisoire. Bien que le rappel des Bourbons n'eût pas suivi ces mesures, elles apparaissaient comme le prologue de leur rétablissement. Aux yeux des Anglais, Louis XVIII cessait brusquement d'être le souverain proscrit auquel, depuis six ans, ils prodiguaient les témoignages d'une commisération respectueuse; il redevenait le roi, le roi de France, qui allait demain rentrer en possession de sa couronne. C'est à ce titre que maintenant, après avoir si longtemps paru l'oublier, ils lui apportaient leurs hommages dans ce château d'Hartwell où, comme la Belle au bois dormant, la vieille monarchie française sortait de son long assoupissement; à ce titre aussi que le prince régent, dans sa résidence de Carlton House, offrait à Louis XVIII une fête somptueuse, à laquelle tenait à honneur d'assister tout ce qui comptait dans la société britannique.
Cependant, le vote du Sénat français rendait inutile la démarche qu'au même moment le comte de Bouillé, par ordre du roi, faisait auprès de Bernadotte. S'il eût été possible à Louis XVIII d'arrêter en chemin son envoyé, il se fût empressé de le rappeler. Mais Bouillé avait doublé les étapes pour rejoindre le prince royal de Suède, couru après lui de Nancy à Cologne, et, l'ayant enfin rencontré à Kayserslautern, sur la route de Mayence, dans la matinée du 2 avril, il s'était fait un devoir de lui remettre la lettre du roi. Ce n'est qu'après la lui avoir remise, qu'en l'accompagnant à Bruxelles, il avait appris les résolutions du Sénat français, et vu le comte d'Artois partir pour Paris. Il en était réduit «à se désoler de la fatalité» qui l'avait entraîné à s'acquitter de son message avant de connaître les événements de la capitale. Il est toujours fâcheux, lorsque des services d'un caractère louche ne peuvent être utilisés, de les avoir sollicités.
Quant à Bernadotte, qu'on a vu si peu disposé à servir la cause des Bourbons quand elle semblait condamnée, et se laisser dire, tout en protestant de son dévouement pour eux, qu'il était digne de régner à leur place, il affectait, maintenant qu'un vent favorable enflait leur voile, d'avoir toujours défendu leurs intérêts et d'être prêt à les défendre encore. La lettre que lui apportait Bouillé lui fournissait une occasion de le déclarer à Louis XVIII lui-même. Il s'empressa d'en profiter, ainsi qu'en fait foi le message qu'il lui expédia de liège, le 4 avril 1814, en signant de son nom dynastique «Charles-Jean».
«Sire, j'ai rencontré à Kayserslautern le comte de Bouillé, qui m'a remis la lettre que Votre Majesté m'a fait l'honneur de m'écrire. Je m'empresse d'y répondre et de vous assurer, Sire, qu'on ne peut être plus sensible que je ne le suis, à la confiance que Votre Majesté a placée en moi et à tous les témoignages qu'elle veut bien m'en adresser elle-même ou m'en faire donner par M. de Bouillé. Je me hâte de dépêcher M. Gré vers Votre Majesté pour lui en porter mes remerciements, et pour lui dire que des circonstances sans cesse renaissantes, mais toujours périlleuses pour la cause et pour moi, ont pu seules retarder l'exécution d'un plan que je médite depuis longtemps. Ce plan, Sire, formé selon mon cœur, se trouve aujourd'hui fort de l'intérêt de ma politique et du besoin de mettre un terme aux malheurs qui déchirent depuis tant d'années notre belle mère patrie.
«J'ai eu de grandes obligations et de grands devoirs à remplir envers la brave nation qui m'a appelé. J'ai reconnu l'impérieux besoin de ne point heurter des idées peu conformes aux miennes. Mais, tout en reconnaissant qu'un prince qui s'éloigne des vues générales des hommes qu'il est appelé à gouverner un jour, s'expose à s'en voir totalement abandonné, j'ai dû me soumettre à ce penchant de la nation suédoise, sans cependant perdre de vue l'espérance d'aider à rétablir en France les descendants du grand et bon Henri. J'ai, dès mon jeune âge, approché son berceau; ce souvenir est bien propre à exalter le cœur d'un Béarnais, et surtout d'un Béarnais devenu prince. Instruit dès l'enfance des droits du peuple de ce pays, des lois et des coutumes qui le liaient à ses souverains, j'ai souvent éprouvé un noble orgueil en pensant que je pourrais un jour leur être utile. Un motif si beau a contribué à me faire quitter les montagnes et les forêts du Nord, et à me séparer d'un souverain qui a pour moi toute la tendresse d'un père, et d'un fils qui fait toute mon espérance.
«M. de Bouillé a déjà dû rendre compte à Votre Majesté de tout ce que je lui ai dit à mon retour de Nancy. J'ai éprouvé qu'il est des situations dans la vie où ce qu'on désire le plus doit être ajourné, soit pour sa propre conservation, soit pour l'intérêt de la cause qu'on veut servir, et je l'ai chargé de dire à Monsieur, que Son Altesse royale pouvait se rendre à mon quartier général lorsqu'elle jugerait que l'occasion est favorable.
«En me remettant la lettre de Votre Majesté, M. de Bouillé m'a communiqué les instructions qu'il a reçues; je l'ai chargé de lui rendre compte que j'acceptais ce qu'elle m'offrait, et M. Gré, qui a ma confiance et qui connaît mes sentiments, est chargé d'en réitérer l'assurance à Votre Majesté.»
Lorsque Louis XVIII reçut ces tardives protestations, le concours du prince royal de Suède ne lui était plus nécessaire. Les récits de Narbonne, de La Ferronnays, de Bouillé, cités plus haut, autorisent d'ailleurs à penser que c'était folie de l'avoir espéré. Ce n'est pas la seule erreur de ce genre qu'ait commise Louis XVIII pendant son séjour à l'étranger. Il avait eu foi dans Dumouriez, dans Pichegru, dans Moreau, et les déceptions successives que rappellent ces noms tristement fameux laisseraient, non moins que celle qu'il devait à Bernadotte, planer un doute sur sa perspicacité si l'on ne savait combien sont fragiles les espoirs qu'engendre l'exil, et trompeurs les jugements à la faveur desquels ils naissent, se développent et se formulent en résolutions. Du moins, à l'heure où ses douloureuses aventures touchaient à leur dénouement, tout contribuait à lui faire oublier ces déceptions cruelles. Il voyait enfin le terme de ses malheurs, et se livrait à la joie d'entendre retentir à ses oreilles, comme autrefois à celles de ses aïeux aux beaux jours de Versailles, le cri: Vive le roi! Les vents favorables qui soufflaient de France, comme pour lui en ouvrir le chemin, lui portaient sur leurs ailes, avec l'appel des fidèles partisans de sa cause, des effluves sains et bienfaisants, réparateurs de ses longues infortunes. Le 19 avril, suivi du duc d'Havré, du comte d'Agoult et du comte de Blacas, il s'embarquait à Douvres sur une frégate anglaise, et le 25, à Calais, il mettait le pied sur le sol de sa patrie, vingt-quatre ans après en être sorti, et sans avoir jamais désespéré d'y revenir. Parti en fugitif, il y rentrait en roi.
Mais, durant ce long exil, que de deuils avaient déchiré son âme! Sans parler des victimes de la Terreur, que de parents, que d'amis laissés sur les chemins par lesquels il avait promené ses infortunes: ses tantes, Mmes Adélaïde et Victoire, filles de Louis XV; la comtesse de Marsan, celle qu'il appelait sa seconde mère; sa sœur la reine de Sardaigne, sa belle-sœur la comtesse d'Artois, la reine sa femme, ses cousins le duc de Montpensier et le comte de Beaujolais, l'infortuné duc d'Enghien, son fidèle ami d'Avaray! Et parmi ses partisans, comment compter ceux qui avaient payé de la vie leur dévouement à sa cause: Charette, Cadoudal, Frotté et combien d'autres, illustres ou obscurs, tombés en combattant pour lui! Ceux qui survivaient, comme le comte d'Artois et Condé, avaient vieilli. Leurs plus belles années s'étaient écoulées dans les luttes et les intrigues, les deuils et les larmes. Ils rentraient aigris par leurs malheurs, et, à peine rentrés, leurs revendications allaient ébranler ce trône dont ils poursuivaient, depuis vingt-cinq ans, le relèvement.
Les difficultés qu'elles devaient engendrer n'échappaient pas à Louis XVIII. À la légitime joie que lui causait son retour en France, se mêlaient déjà des préoccupations et des inquiétudes, comme s'il eût prévu qu'en recevant des mains des Français sa couronne, il aurait à lutter contre, son frère, contre la plupart de ceux qui revenaient avec lui, contre cette politique des émigrés, trop longtemps et jusqu'à ce jour la sienne, dont il ne mesura complètement l'inanité, la folie et les périls qu'au moment de toucher le sol de son pays.
On raconte qu'à la veille de son départ d'Angleterre, recevant le duc de Duras, et celui-ci se félicitant de voir la couronne bien rétablie dans la maison de Bourbon, il lui répondit:
—Bien rétablie, cela dépend.
—L'intention du roi serait-elle de ne pas accepter la couronne?
—Je l'accepte, aurait repris Louis XVIII, et elle nous restera si je survis à mon frère. Mais, si c'est lui qui me survit, je ne réponds de rien[106].
Ici se clôt la triste épopée des émigrés durant leur long séjour hors de France. Pour la première fois, elle est racontée en tous ses détails. Elle l'est au pris d'un effort ininterrompu qui, pendant vingt-cinq ans d'études, d'investigations, de recherches, m'a fait vivre au milieu d'eux, appris à les connaître et associé à leurs douloureuses aventures laborieusement reconstituées, avec un impérieux et constant souci de vérité, dans un incessant déchaînement d'émotions diverses et contradictoires.
Je dois confesser, en effet, que je n'ai pu écrire ce livre révélateur, qui leur est entièrement consacré, sans me sentir tour à tour indigné et apitoyé, indigné par les folles et parfois criminelles tentatives de ces chevaliers errants, qui souvent irritaient mon patriotisme et excitaient ma colère; apitoyé par l'excès de leurs maux, ramené, par le tableau même que j'en retraçais, à des idées d'indulgence, qui, malgré tout, subsistent en moi au moment où j'écris ces dernières pages et m'obligent à répéter, en les achevant, ce que je disais en les commençant, à savoir que les émigrés furent plus malheureux que coupables et qu'ils n'ont pas été les seuls coupables. C'est, du reste, la conclusion qui, nécessairement, s'imposera à quiconque m'aura lu sans parti pris et de bonne foi, à quiconque porte dans l'âme assez de justice pour opposer au souvenir de leurs fautes celui de leurs parents incarcérés et guillotinés, de leurs châteaux brûlés, de leurs biens confisqués et de tous les excès révolutionnaires. De ces excès, sans doute, il y a lieu de leur imputer trop souvent la responsabilité; mais, ils en furent les victimes en des conditions dont le passé n'offre aucun exemple, et à ce titre ils ont droit à la pitié.
Cette histoire, cependant, serait incomplète, encore que telle qu'elle est elle forme un tout, si, après avoir montré les émigrés sur la terre d'exil, en proie à toutes les tortures matérielles et morales, victimes de leurs illusions, avides de réparations et de vengeances, je ne les montrais rentrés dans leur patrie et redevenus les maîtres dupes de leurs préjugés, de leur inexpérience, de leur ignorance des changements politiques et sociaux, survenus au cours de leur éloignement. L'année 1814, c'est l'émigration au pouvoir; l'émigration luttant contre le régime nouveau sorti des entrailles de la Révolution. Cette lutte, reprise et continuée après le second retour des Bourbons, même quand les premiers acteurs ont quitté la scène, car leurs idées y ont encore des représentants et des défenseurs, se prolongera jusqu'en 1830; elle aura pour dénouement la chute définitive de la légitimité. Mais, le récit de ses péripéties en 1814, alors qu'elle est soutenue du côté royaliste par les hommes qu'on vient de voir évoluer sur les nombreux théâtres où les émigrés ont promené leurs fragiles espoirs et leurs âpres misères, est le complément nécessaire de leur histoire, le chapitre final que je ne désespère pas d'y ajouter un jour[107].
TABLE DES MATIÈRES
LIVRE ONZIÈME
LA COUR DE MITAU EN 1800
I.—L'Église et la Royauté 1
II.—Les divisions de l'épiscopat 12
III.—La rentrée des évêques 16
IV.—Les préliminaires du Concordat 25
V.—Les princes d'Orléans en Angleterre 33
VI.—Réconciliés 43
VII.—Les dissentiments entre le roi et son frère 57
VIII.—Aggravation des conflits 67
IX.—Querelles apaisées 81
X.—Négociations en vue d'un mariage 95
XI.—Misères de prince 104
XII.—Le duc de Berry et les Bourbons de Naples 114
LIVRE DOUZIÈME
LOUIS XVIII ET PAUL Ier
I.—L'abbé Edgeworth et le comte de Caraman à Saint-Pétersbourg. 139
II.—Le voyage du général Dumouriez 139
III.—Bonaparte et Paul Ier 150
IV.—Fin du rôle de Dumouriez 166
V.—L'expédition de Willot 175
VI.—Willot à Vienne et au camp autrichien 186
VII.—Le coup de grâce 192
VIII.—Le roi chassé de Mitan 199
IX.—De Mitau à Varsovie 210
X.—Les dessous de l'expulsion du roi 210
LIVRE TREIZIÈME
VARSOVIE
I.—La maladie du comte d'Avaray 233
II.—La détresse financière 243
III.—Au lendemain du Concordat 256
IV.—Échec des projets matrimoniaux du duc de Berry 268
V.—Querelles de famille 283
VI.—Une tentative de Bonaparte 294
VII.—Un roman d'amour 300
VIII.—À la veille de la proclamation de l'Empire 310
IX.—Le départ de Varsovie 326
LIVRE QUATORZIÈME
AVANT ET APRÈS L'ENTREVUE DE CALMAR
I.—Le roi sur les chemins 336
II.—À Blankenfeld 348
III.—L'entrevue de Calmar 353
IV.—En route pour Mitau 364
V.—La déclaration du roi 373
VI.—La mission du duc d'Orléans 381
VII.—Négociation avortée 389
VIII.—Le second séjour à Mitau 401
IX.—Chez le roi de Suède 413
X.—L'arrivée en Angleterre 425
LIVRE QUINZIÈME
LES DERNIÈRES ANNÉES DE L'ÉMIGRATION
I.—Le roi s'installe à Gosfield 433
II.—Dissentiments et conflits 441
III.—Le successeur de d'Avaray 448
IV.—Événements de famille 460
V.—L'affaire d'Avaray-Puisaye 473
VI.—Joseph de Maistre 482
VII.—Mort de la reine et du duc d'Avaray 489
VIII.—Pendant la campagne de Russie 496
IX.—Envoyés de Louis XVIII en Suède et en Russie 504
X.—Moreau et Bernadotte 519
XI.—1814 527
Notes
1: Ces trois derniers volumes sont fondus dans l'Histoire de l'Émigration et ne seront pas réimprimés.
2: Le maréchal Souvarof passa deux fois à Mitau: en 1799, en allant prendre le commandement des armées coalisées, et en 1800, lorsque le tsar, après Zurich, rompit l'alliance. La première fois, Saint-Priest étant allé le voir fut reçu à la portière de la voiture du vieux soldat. La seconde fois, Souvarof passa sans s'arrêter ni voir personne. Il était malade et découragé.
3: Bien que les mémoires et la correspondance du cardinal Maury avec Louis XVIII, publiés en 1891, et les études sur l'histoire du clergé de France à cette époque nous exposent, en en résumant les phases principales, à raconter des faits déjà connus, il était impossible de ne leur pas donner place dans ces récits. Il s'en faut, en effet, comme on va le voir, que les ouvrages antérieurs contiennent toutes les pièces du procès. Celles notamment qu'on va lire et qui sont inédites éclairent des péripéties qu'il y avait lieu de conserver à l'histoire, ne serait-ce que parce qu'elles mirent aux prises les droits de l'Église et ceux de la monarchie, si étroitement liés jusqu'à la Révolution, et brisèrent une association qui, durant des siècles, avait également profité à l'une et à l'autre. Elles nous montrent en outre la grande majorité de l'épiscopat de France, uniquement guidée, dans des circonstances critiques, et, bien qu'appartenant à la noblesse, «parure et appui du trône,» par l'intérêt supérieur de la religion, n'hésitant pas à lui sacrifier celui de la royauté.
4: Le cardinal de Brienne, qui avait prêté serment à la Constitution civile du clergé.
5: Membre de la Convention et évêque constitutionnel du Calvados.
6: Il écrivait à son frère: «Je n'aurai pas, après la Restauration, besoin d'être requis pour m'opposer aux entreprises de la cour de Rome. Je sais le respect que le fils aîné de l'Église doit à son chef; mais je ne perdrai pas de vue l'exemple de saint Louis dont Boniface VIII lui-même, ce grand ennemi des rois, et notamment de Philippe le Bel, n'a pu s'empêcher de canoniser la résistance à ses prédécesseurs Grégoire IX et Innocent IV.»
7: Voir: Histoire de l'Émigration, t. I, p. 365 et suiv.
8: Nous devons observer ici que pour reconstituer cette entrevue, nous n'avons que la version royaliste, et que pour en affirmer l'entière sincérité, il faudrait pouvoir la comparer à la version orléaniste que nous ne possédons pas. On remarquera toutefois que les propos attribués par la première au duc d'Orléans ne sont pas démentis par les lettres du prince, que nous citons plus loin.
9: Le combat de Mont-Cassel, 11 avril 1677, où le duc d'Orléans, frère de Louis XIV, se couvrit de gloire, et la prise de Lérida, 12 octobre 1707, où son fils, le futur régent, se distingua.
10: Voir Histoire de l'Émigration, tome II, pages 408 et suivantes.
11: D'après une version récemment lancée, sur la foi de documents nouveaux, par un ecclésiastique breton, M. l'abbé Lemonnier, le comte d'Artois se serait effectivement embarqué sur un cutter anglais, le Swan, pour rejoindre Charette. Mais ce cutter ayant été arrêté, le 5 octobre 1795, par un navire français, le prince qui s'y trouvait sous le nom de Fernand Christin aurait été conduit à Quiberon avec ses compagnons, sans être, il est vrai, reconnu, et se serait échappé au moment d'être transféré à Paris avec eux, ou aurait été enlevé sur la route par des gens masqués. C'est ainsi qu'il aurait été empêché de passer en Bretagne.
Les évasions et les enlèvements sont fréquents à cette époque. Mais, s'il est vrai que le prisonnier qui déclara se nommer Fernand Christin soit parvenu à s'enfuir, on ne saurait admettre que ce fût le comte d'Artois. Fernand Christin a réellement existé; il était secrétaire des princes à Coblentz, et les Archives russes ont publié de nombreuses lettres de lui, datées de 1830, adressées à une amie, la princesse Tourkestanow, où il évoque quelques-uns de ses souvenirs des temps révolutionnaires. Voir: Histoire de l'Émigration, tome I, p. 131.
Quant au comte d'Artois, sans nous attacher à démontrer par un rapprochement de dates l'impossibilité de sa présence à bord du Swan, nous ferons seulement remarquer que, s'il eût été le héros d'une aussi émouvante aventure, il n'eût pas manqué, ce qu'il n'a pas fait, de la raconter au roi, son frère, et de l'opposer à ceux qui lui reprochaient de n'avoir pas voulu se réunir aux chouans.
12: Voir: Histoire de l'Émigration, tome II, pages 343 et suivantes.
13: Voir Histoire de l'Émigration, t. II, p. 241 et suivantes.
14: Voir Histoire de l'Émigration, t. II, p. 408 et suiv. Quant aux démêlés de l'agence avec la police, ils forment un épisode à part et trop important pour qu'il y ait lieu d'en narrer à cette place les péripéties.
15: En 1809, elle épousa Louis-Philippe d'Orléans et devint, en 1830, reine des Français.
16: Paul Ier avait exigé que l'armée de Condé, en passant à son service, prît l'uniforme russe.
17: On se rappelle que la reine de Naples était sœur de Marie-Antoinette.
18: Dans ses Mémoires inédits, le vicomte de Caraman paraît croire qu'il fut désigné par le tsar. Les documents que nous avons consultés prouvent le contraire, et notamment cette lettre de Louis XVIII, en date du 14 février: «Je suis heureux de penser que Votre Majesté Impériale agrée les sujets parmi lesquels je dois faire choix de mon représentant auprès d'elle, et puisqu'elle s'en remet à ma détermination à cet égard, je la prononce en faveur du vicomte de Caraman, en souvenir des bontés dont Votre Majesté Impériale l'a honoré lorsqu'il eut le bonheur de lui faire autrefois sa cour. Je lui écris à Berlin, où il est en ce moment, de se rendre ici.»
19: Une année remarquable de la vie d'Auguste Kotzebue.
20: Voir mon livre: Une vie d'ambassadrice au siècle dernier.
21: Il ne cessa de lui être malveillant: «C'est un intrigant, disait-il plus tard en parlant de lui, qui servirait également le ciel et l'enfer et qu'il a fallu chasser.»
22: Voir Histoire de l'Émigration, tome II, pages 271 et suivantes.
23: «Il n'y a que les émigrés qu'on puisse employer à cette cause. J'ai la certitude qu'un des Caraman (Victor), envoyé par la Prusse à Saint-Pétersbourg, et qui y est bien posé, ne demande pas mieux que de nous être utile.» (Lettre de Talleyrand à Bourgoing, 7 juin 1800.)
24: Il y a plusieurs actrices de ce nom. La plus célèbre brilla dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Une autre reçut un prix de chant au concours du 14 janvier 1800, après avoir chanté un morceau de la Médée de Chérubini. Le prix était ainsi libellé: «Racine à Médée intéressante; Corneille à Médée vindicative.» (Moniteur du 24 nivôse an VIII.) Il nous paraît bien que celle dont il est question dans notre récit était au théâtre Louvois en 1792. C'était la fille d'un maître de danse de Lyon. Restée orpheline, elle rencontra un maître de ballet, le nommé Chevalier, qui avait brillé à l'Opéra au temps de Gardel et de Vestris. Il trouva l'orpheline belle, et l'épousa. Je n'ai pu reconstituer l'histoire du ménage. Il est vraisemblable qu'à Paris, comme plus tard à Pétersbourg, Chevalier s'essaya à tirer parti de la beauté de sa femme et qu'il l'emmena en Russie pour assurer à leur commune habileté un théâtre lucratif. Le peu que j'ai découvert permet de croire qu'elle figura dans les fêtes républicaines comme déesse Raison. C'était une jolie femme, facile et sans préjugés, qui trouva dans son mari un complaisant complice de ses ambitions.
25: Originaire d'Auvergne. Il a laissé des Mémoires manuscrits conservés à la bibliothèque de Clermont-Ferrand, et dont M. Frédéric Masson a publié la partie militaire.
26: Femme d'un officier dont elle avait été la maîtresse, après avoir vécu publiquement avec un sieur Piconi d'Andrevet, major du régiment de Mortemart. Mariée une première fois, on prétendait que son premier mari, M. Thomassin, conseiller à la cour des comptes de Nancy, n'était pas mort. On racontait aussi que, zélée pour le magnétisme et la secte des illuminés, elle s'était présentée à Louis XVI, comme envoyée de la Vierge Marie, pour lui donner des conseils.
27: Ils étaient accompagnés d'un frère de la femme, danseur, et à ce titre, engagé aussi à Saint-Pétersbourg.
28: D'après une autre version, à laquelle son nom donne beaucoup de vraisemblance, il aurait été pris à l'assaut de Koutaïs, au Caucase.
29: Le trait suivant donnera une idée de cette faveur. En décembre 1800, le jeune roi de Suède, Gustave-Adolphe IV, étant venu à Saint-Pétersbourg pour négocier au sujet de la ligue des neutres, le tsar lui demanda pour son favori le grand cordon de l'ordre royal des Séraphins. Le roi refusa, en alléguant que Koutaïkof n'était pas grand cordon de l'ordre impérial de Saint-André. Il était déjà en route pour retourner dans ses États, quand le tsar eut connaissance de ce refus. Furieux, il rappela la suite qu'il lui avait donnée pour lui faire honneur jusqu'à la frontière et assurer son bien-être. Il rappela jusqu'aux cuisiniers, et le même jour il créa Koutaïkof comte et grand cordon de Saint-André. (Recueil de la Société historique de Russie.) La faveur de Koutaïkof et celle de la Chevalier finirent en même temps que la vie de Paul Ier. On sait que l'empereur périt dans la nuit du 23 au 24 mars 1801 (style russe). Ce soir-là, Koutaïkof soupait chez la Chevalier. On lui remit une lettre qui portait sur l'adresse ce mot: Citissime. Il la posa sur la cheminée sans l'ouvrir. Comme la dame l'engageait à en prendre connaissance, il répondit:
«J'en reçois tant de pareilles!» Il ne l'ouvrit que le lendemain, en apprenant la mort de l'empereur, et y trouva la révélation du complot qui venait de réussir. Il prit la fuite et se réfugia à Kœnigsberg. Peu après, la comédienne, dont le mari était à Paris pour y engager des artistes français, fut arrêtée la nuit dans son lit et conduite à la frontière. Elle rejoignit son amant. Ici nous perdons ses traces. En 1809, la police de Napoléon ne savait ce qu'elle était devenue.
30: Cette liste, dressée par d'Angély, à l'aide de papiers dérobés à la légation de France à Hambourg, contient vingt-cinq noms; au-dessous de chaque nom, une notice qui porte d'ailleurs le caractère de la vérité. Panin la communiqua à Rostopchine et au gouverneur militaire de Saint-Pétersbourg, en faisant remarquer que Mourawief n'avait pas communiqué ces renseignements. Plusieurs comédiens attachés au Théâtre-Français impérial figuraient parmi les espions dénoncés par Dumouriez.
31: À Ottensen, où il vivait, l'archiduc Charles d'Autriche vint acheter les conseils de son expérience militaire, qu'il paya d'une pension de trois mille florins. En 1803, Dumouriez était à Londres. Quels services y rendit-il? Probablement des services analogues à ceux qu'il avait rendus au prince de Hesse et à l'archiduc Charles. Une pension de douze cents livres sterling en fut le prix. À Londres, il vit Pichegru. Ils discutèrent un plan d'invasion de la France. En 1805, il alla en Suède. Il rêvait d'allier contre Napoléon toutes les cours du Nord. En 1806, il revint en Angleterre. Le duc d'Orléans, en souvenir de leur ancienne amitié, ajouta à ses revenus une pension de dix mille francs. Il mourut en Angleterre en 1823. Il avait quatre-vingt-quatre ans.
32: Cette agence, créée en 1798, avait son siège à Augsbourg. Elle se composait de Précy, du président de Vezet, d'Imbert-Colomès, du baron d'André et de l'abbé de La Marre. Ils avaient à leurs ordres un certain nombre d'émigrés. Voici en quels termes, au mois de septembre 1798, Saint-Priest, dans une lettre à d'André, définissait leurs attributions: «L'agence s'étend à toutes les parties du royaume qui ne sont pas spécialement commises par Sa Majesté aux soins de Monsieur, telles que la Normandie, la Bretagne, la partie du Bas-Maine qui se trouve à la rive droite de la Mayenne, l'Anjou et le Poitou, lesquelles se trouvant plus voisines de la Grande-Bretagne et plus à portée d'y communiquer par mer, peuvent être plus aisément surveillées par le lieutenant général du royaume, qualité dont la définition est d'avoir son usage partout où le roi n'a pas donné des ordres, le lieutenant général n'existant qu'en remplacement.»
Cazalès était le correspondant de l'agence à Londres. Elle eut longtemps son siège à Augsbourg. Mais elle n'exerça aucune influence sur les affaires du roi, et consacra à défendre sa précaire existence le temps qu'elle devait à ces affaires. Ce fut d'abord des députés fructidorisés qui voulurent se substituer à elle, à l'instigation du prince de Condé. Le roi dut intervenir pour arrêter cette tentative. Puis, les difficultés vinrent d'Angleterre, où les agents de Monsieur, toujours disposés à excéder leurs pouvoirs, entendaient dicter des ordres à ceux de Souabe. En avril 1799, le cabinet du roi écrivait: «L'agence de Souabe est peut-être dissoute en ce moment par l'effet des intrigues tramées à Londres contre elle.»
33: Au milieu des obscurités qui nous dérobent cette organisation et en rendent la reconstitution difficile, on peut cependant en entrevoir les bases et les acteurs principaux. Elle prit le nom d'Institut. Sous les ordres de Willot et de d'André, elle eut des chefs civils et militaires. Les chefs civils prirent le nom de visiteurs et commandaient dans la province. Ils choisissaient les chefs départementaux qui nommaient eux-mêmes aux emplois subalternes. Le comte de Noyant était grand visiteur; le prince de la Trémoïlle, agent général pour Paris, ayant sous ses ordres MM. de Bourmont, de Suzannet, de Châtillon, de Bellegarde; Précy, agent général pour Lyon. MM. de Frotté, de Ramar, de Malon exerçaient de hautes fonctions. Le duc de Lorges commandait en Guienne, le marquis de Guintrau dans l'Agenais. Il faut citer encore MM. de Mauvoisin, de Chaffoy, de Parazol, de Palamini, de Thoriac, d'Esparbès, Dulac et beaucoup d'autres émigrés qui, pour la plupart, ne purent gagner leur poste. Toute cette organisation n'aboutit d'ailleurs qu'à produire une demi-douzaine de bandes à la tête desquelles on vit reparaître, surtout dans le Midi, les gens qui les commandaient avant Fructidor et que le Directoire n'avait pu atteindre. Après Marengo, ce personnel rentra dans l'ombre et ne reparut pas.
34: En fait, il s'abstint d'agir. Le 27 mars, il était autorisé à se transporter dans l'intérieur. «Sa Majesté ne doute pas que l'occasion n'y soit incessamment favorable. L'ouverture de la campagne, déjà commencée en Italie, et prête à s'ouvrir sur le Rhin, donnera assez d'occupation aux troupes françaises pour qu'on puisse agir avec sûreté dans les environs de Lyon, surtout si des succès répondent aux préparatifs qui sont faits.» Cette lettre du cabinet du roi n'arracha pas Précy à son immobilité. On en trouve la preuve dans celle-ci, adressée le 22 avril, au président de Vezet: «M. de Précy n'a point encore écrit, et, sans vouloir rien préjuger sur ses plaintes, Sa Majesté trouverait extraordinaire qu'il se formalisât de ce que le général Willot ne lui a pas communiqué les ordres qui lui étaient adressés. Au surplus, elle ne regarde point les provinces que M. de Précy appelle son département comme ne pouvant en être distraites.» Précy, froissé, bouda, se plaignit: «La lettre de M. de Précy m'est en effet parvenue. Le roi n'a pas pensé qu'elle exigeât réponse. Sa Majesté compte toujours sur son zèle et ses bons services.»
35: On désignait sous ce nom les habitants du comté de Nice et de la vallée de Tende, qui s'étaient fait remarquer par leur hostilité contre la Révolution française et par leur attitude malveillante contre les armées républicaines.
36: C'était d'André. Il les signait «Southers». Une perquisition faite à Paris, chez le banquier au domicile duquel elles étaient payables, révéla son nom.
37: Langeron, dans ses Mémoires inédits, raconte qu'au commencement de l'émigration, le comte d'Artois étant allé à Vienne solliciter les secours de l'Autriche, l'empereur Léopold lui fit les promesses les plus positives. M. de Gallo, l'ambassadeur de Naples, exprima à l'empereur son étonnement de la manière dont il s'engageait: «Vous croyez donc à tout cela? s'écria Léopold. Je ne me mets à la tête de votre prétendue coalition que pour empêcher un autre souverain, qui aurait l'intention d'agir efficacement, de s'en rendre le chef.» Il semble que toute la politique autrichienne, pendant la Révolution, soit résumée et prédite dans ce langage.
38: À Mitau, on était devenu moins crédule. Dans une lettre adressée par ordre du roi aux agents de l'intérieur, le 8 juin, il était dit: «Sa Majesté voit avec peine que les agents de l'intérieur n'aient de confiance que dans la guerre étrangère et qu'ils semblent se reposer uniquement sur les succès des Autrichiens et déterminés à en attendre les effets pour agir. Comme, en aucun cas, on ne doit espérer que les armées pénètrent en France, les agents de Sa Majesté doivent se mettre en mesure de profiter surtout des moyens que fournit l'intérieur et de toutes les chances que la fortune peut amener. C'est à leur sagesse à les prévoir, c'est à leur dévouement à en profiter.»
39: Il gagna l'Angleterre et, de là, les États-Unis, où il vécut jusqu'à la Restauration. À cette époque, il rentra en France. En 1821, il présida à Arbois, dans le Jura, la cérémonie d'inauguration d'une statue élevée à Pichegru. Il mourut peu après. Dans les rapports de la police impériale, j'ai trouvé une lettre du ministre de France aux États-Unis, en date de 1809, répondant à une demande que le gouvernement français lui avait adressée en 1806 au sujet de Willot. Il avait fini par découvrir que ce général «vit avec son frère à Baltimore et qu'il n'y manque de rien».
40: Plus tard, quand le gouvernement du premier Consul fit publier les papiers de Bayreuth, il contesta la vérité de cette affirmation. On n'avait saisi sur Goutailler, affirma-t-il, que huit mille francs en lettres de change et non les seize mille louis que Précy devait encore à Wickham. Mais, il faut se défier des rapports de la police de Fouché, vénale et corrompue comme lui. Elle essaya de déshonorer les agents royalistes, en les accusant d'avoir volé les caisses des agences, sans fournir d'ailleurs d'autres preuves que quelques faits isolés. Ce qui est plus vrai, c'est qu'à la fin de 1801, Précy avait totalement remboursé Wickham.
41: Ils eurent le temps d'expédier au comité de Bruxelles cet avis: «N'écrivez plus, nous sommes arrêtés.»
42: Wickham était déjà retourné en Angleterre avec Pichegru. Imbert-Colomès alla s'y fixer après être resté, dix-huit mois, prisonnier de la Prusse et y mourut en 1809. Précy vécut en Allemagne jusqu'en 1814. Sous la Restauration et jusqu'à sa mort, arrivée en 1820, il commanda la garde nationale de Lyon. D'André s'était réfugié en Gallicie. En 1811, il demandait à être rayé de la liste des émigrés. Louis XVIII le fit tour à tour ministre de la police et intendant des domaines de la couronne.
43: Marquis de Bouthillier-Chavigny: Mémoires inédits.
44: À Leoben, le monument commémoratif de la paix de 1798 frappa les Condéens de surprise. Deux de ses faces présentaient les titres des plénipotentiaires autrichiens, et la troisième cette inscription en latin: «Bonaparte, général en chef des Français, arriva ici triomphant et y imposa la paix en vainqueur.»
45: L'expulsion de ce diplomate donne la mesure du caractère de Paul Ier. Au commencement d'avril, l'empereur exprima son dépit contre l'Angleterre, qui refusait de lui céder Malte dont il s'était déclaré grand maître. Le 29, il fit saisir à Riga quatre navires que Withworth expédiait à Londres. Celui-ci se plaignit avec hauteur. Le tsar demanda son rappel. Puis, le trouvant insolent, après l'avoir traité en ami, il l'expulsa, sans vouloir même que le consul anglais Stéphan Shairp restât à Saint-Pétersbourg. Tout le personnel de l'ambassade dut s'enfuir, «après d'indignes traitements,» disait Withworth, et en emportant les archives. Le comte de Woronzow, ambassadeur à Londres, fut rappelé. Il n'obéit pas d'ailleurs et resta en Angleterre. Les relations diplomatiques entre la Grande-Bretagne et la Russie ne furent reprises qu'en 1801, à l'avènement d'Alexandre.
46: Nous l'avons retrouvée sous son enveloppe dans les papiers du roi.
47: Les gardes du corps furent dispersés et pour la plupart rentrèrent en France. En septembre 1801, le bruit se répandit que le roi voulait de nouveau les réunir autour de lui, et donner à sa cour l'éclat qu'elle avait à Mitau. Il fit appeler le général de Kohler et opposa à ces rumeurs un démenti formel. Il redoutait d'être expulsé de Varsovie et s'appliqua à démontrer que sa conduite ne méritait aucun reproche. Il ne quittait pas, dit-il, le palais de Lazienski; il n'était allé qu'une fois à la ville, le jour de sa fête, pour dîner chez le prince Poniatowski. Kohler transmit ces propos à Berlin. Le roi de Prusse répondit, en donnant des ordres pour que la cour de l'exilé ne fût pas augmentée et que les titres de ceux qui s'y rendraient fussent examinés avec le plus grand soin. «On est trop aisément compromis par ces gens-là,» disait-il. C'était le moment où, sur la demande de Bonaparte, Précy, Imbert-Colomès et La Chapelle venaient d'être arrêtés à Bayreuth.
48: Pour les extraordinaires incidents de la vie de cette aventurière, voir mon livre: Conspirateurs et Comédiennes.
49: Il ne l'occupa que jusqu'en 1803, ayant dû quitter à cette époque, pour raison de santé, le service du roi. Le marquis de Bonnay le remplaça.
50: La vente fut arrêtée, et la duchesse d'Angoulême rentra en possession de son collier après que le traitement de Russie eut été rétabli.
51: Dans l'une d'elles, où le chancelier russe faisait étalage de ses sentiments de sympathie, on lit: «Agréez-en l'assurance de même que celle de la confiance que je place en vous.»
52: Il fallut un ordre formel du roi de Prusse pour mettre un terme aux poursuites dont Louis XVIII était l'objet.
53: Voici le texte de la lettre que le tsar fit adresser à ses ambassadeurs: «La situation à laquelle se trouve réduit M. le comte de l'Isle (Louis XVIII) à une époque où la tranquillité publique, après tant d'orages, n'a pu être rétablie qu'aux dépens des droits de sa naissance, ne peut être indifférente à tous les souverains de l'Europe. Déchu du milieu d'eux par l'enchaînement des circonstances, il est de leur dignité de ne pas le laisser en peine et toute sa famille dans un abandon qui les expose à éprouver le besoin le plus pressant. Tel serait cependant le sort infailliblement réservé à cette malheureuse famille si, par des mesures de bienveillance, les souverains ne s'empressent de venir à son secours.
«Ceux qui lui ont été donnés par feu l'empereur, ceux que lui a fait tenir tout récemment encore Sa Majesté Impériale ont pu suffire jusqu'ici à ses besoins. Mais, quelque sensible que soit notre auguste maître à la situation de ce prince, quelque porté qu'il soit à l'adoucir, il ne peut supporter la charge trop onéreuse de fournir seul à cette dépense. Il croit que les autres souverains voudront la partager, et c'est dans le dessein de les engager à assurer à ce prince, par une contribution volontaire, des moyens d'existence qui le mettent hors de l'atteinte du besoin, que l'empereur s'adresse aujourd'hui à quelques cours, plaçant une pleine confiance dans leurs sentiments et leur générosité.»
54: C'est en vain que j'ai cherché dans les archives d'Italie quelque document propre à justifier les propos de Talleyrand; je n'ai trouvé aucune trace de la négociation à laquelle il faisait allusion et qui, d'ailleurs, à supposer qu'elle eût eu lieu, ne pouvait aboutir, à en juger du moins par la réponse de Louis XVIII aux propositions de la Prusse, dont il va être question.
55: Surnom fréquemment employé par le roi pour désigner le duc de Berry.
56: Allusion à la comtesse de Polastron, qui vivait avec le comte d'Artois.
57: Date de leur séparation à Hamm, depuis laquelle ils ne s'étaient pas revus.
58: On lit dans la même lettre: «La seule chose que je puisse ajouter aux nouvelles politiques, c'est que, depuis que j'ai quitté Londres, trois personnes sont déjà venues m'offrir d'assassiner Bonaparte. Vous jugez avec quel mépris j'ai repoussé ces infâmes propositions. Ce ne sera jamais avec l'arme des lâches que nous combattrons nos ennemis.» Le roi répond: «Je vous ai reconnu à l'indignation avec laquelle vous avez repoussé les infâmes propositions qu'on a osé vous faire.» Déjà, à l'occasion de la machine infernale, il disait: «J'en anathématise les auteurs quels qu'ils soient.»
59: Il crut devoir en avertir l'empereur Alexandre et lui énumérer les raisons qui l'avaient décidé à s'en charger. Les raisons sont celles qu'on va voir le président de Meyer essayer de faire prévaloir auprès de Louis XVIII. Le tsar, en répondant au roi de Prusse, fit remarquer qu'il était avant tout nécessaire, pour légitimer cet arrangement, «que les princes y consentissent de leur plein gré.» Dans le premier volume de la correspondance du duc d'Enghien (pp. 265 et suiv.), le comte Boulay de la Meurthe a réuni diverses pièces relatives à cette affaire.
60: Elle était la sœur de lord Moira qu'on a vu figurer, à plusieurs reprises, dans ces récits, et notamment à l'époque de Quiberon. Le père de ce personnage, sir John Rawdon-Rawdon, baronnet, avait été créé earl de Moira, dans la pairie d'Irlande, le 9 avril 1750. Marié avec une Hastings, il eut un fils en 1754, celui dont il est ici question, qui fut gouverneur général de l'Inde, et mourut en 1826, gouverneur et commandant en chef de l'île de Malte. Il était décoré de l'ordre de la Jarretière. Il a laissé des descendants.
61: Il faut cependant remarquer que certains traits de la conduite du prince avaient déplu au roi et notamment ses rencontres, dans des dîners, avec des personnages que le roi ne considérait pas comme ses amis: «Je crois remarquer, par le ton de votre lettre, écrit-il à son frère le 5 juillet 1802, que vous n'êtes pas content de nos nouveaux convertis, et, à vous dire vrai, je n'en suis pas surpris. J'entends aussi parler de certaines rencontres à des dîners priés, qui ne me séduisent pas beaucoup. Auriez-vous donc perdu votre primitive influence sur eux? Ce serait un malheur, et il faudrait tâcher de la regagner.» Ajoutons que les faits qui dictaient au roi ce langage résultaient du hasard et d'un malentendu auquel une explication du duc d'Orléans mit fin promptement.
62: Cette affirmation du comte d'Artois, confirmée par ses précédentes déclarations à son frère (voir la note de la page 291), donne un démenti formel à divers témoignages recueillis au cours du procès Cadoudal, tendant à établir qu'il connaissait le dessein d'assassiner Bonaparte et l'avait approuvé. Mais, elle est contredite par des documents authentiques, tels que les lettres de Botherel au prince de Condé en date des 11 et 14 août 1803 (Archives de Chantilly): «Ce sont l'assassinat et la chouannerie qui ont prévalu, écrit Botherel à l'occasion du départ de Georges pour la France. Georges est parti pour aller faire, s'il le peut, assassiner Bonaparte ...» Et parlant du comte d'Artois, il ajoute: «Je crois être sûr qu'il est trompé, qu'il est mal conseillé et qu'il a connaissance de tout ce qui se prépare.» Il se peut, d'ailleurs, que les soupçons de Botherel, qui croit le prince instruit de tout, ne reposent que sur des suppositions et non sur des faits positifs. C'est au surplus une question que peut seule élucider une histoire impartiale et complète du complot Cadoudal que nous ne connaissons jusqu'ici que par un procès, où l'accusation, laborieusement charpentée par des hommes de police, a ajouté de nombreux mensonges aux preuves trop positives de la culpabilité de quelques-uns des accusés.
63: J'ai eu le regret de ne pas la retrouver dans les papiers du roi. En revanche, il en est une autre du 9 novembre, qui annonce au roi la mort du fils de Mme de Polastron. Officier dans l'armée anglaise, il a succombé à la fièvre jaune à Gibraltar. «La manière, mande le comte d'Artois à son frère, dont je vous avais recommandé le malheureux jeune homme que je suis réduit à pleurer, et la tendresse si naturelle que je portais au fils unique de l'amie qui m'a été enlevée suffisent pour vous donner une idée de l'état de mon cœur et de mon âme.»
64: Il était atteint déjà de la maladie qui, dix ans plus tard, nécessita la régence du prince de Galles.
65: D'Oubril, à Paris, demanda ses passeports le 28 août; ils lui furent envoyés le même jour. D'Hédouville avait déjà quitté Saint-Pétersbourg, ainsi que Rayneval, resté derrière lui comme chargé d'affaires.
66: En 1797, alors que Joseph de Maistre était à Turin, et venait de publier son livre: Considérations sur la France, des relations s'étaient nouées entre lui et d'Avaray. Le souvenir de ces relations décida Louis XVIII, en 1804, à demander à l'illustre écrivain son avis sur la Déclaration. On verra plus loin, comme par la publication de la correspondance de Joseph de Maistre avec Blacas, quelle vive et tendre amitié se forma entre eux, à suite de leur rencontre à Saint-Pétersbourg.
67: Dès le 20 juillet, le roi de Prusse avait donné avis à Lucchesini, son ministre en France, des projets du prétendant: «Je vous en informe afin que vous puissiez en parler, puisque le gouvernement français paraît attacher, à tort, de l'importance aux démarches même les plus innocentes de cet infortuné prince. Je m'attends au moins que dans aucun cas, on ne paraîtra vouloir s'enquérir officiellement de cette correspondance indifférente dont personne absolument n'a le droit de se mêler.»
68: En avril 1806, Louis XVIII ordonne que, désormais, son dîner ne sera que de trois plats, que les traitements de sa maison au-dessus de douze cents francs seront réduits de 20 pour 100, et que le fonds de la caisse de secours le sera de trente-six mille à douze mille.
69: On peut voir par les lettres de Joseph de Maistre à Louis XVIII et au comte d'Avaray (t. 1er, pp. 229, 261, 264, 267, de la Correspondance, Vitte et Perrussel, éditeurs, Lyon) qu'il n'approuva pas, dans toutes ses parties, le manifeste royal, mais que, pour la plupart, les corrections qu'il proposait ne furent pas acceptées par le roi, bien que d'Avaray les eût sollicitées, en disant: «De toutes les vanités d'auteur, la plus déplacée serait celle du roi ou la mienne. Taillez, réformez, supprimez, ajoutez.» Du reste, Joseph de Maistre n'en parut pas offensé.
70: Il résulte de cette citation que ce n'est pas Talleyrand, ainsi qu'on l'avait toujours supposé, qui prononça, le premier, en 1814, ce mot: légitimité.
71: On sait que la maladie de son père ayant dégénéré en aliénation mentale, le prince de Galles fut proclamé, en 1810, régent du royaume, sur lequel il régna plus tard sous le nom de Georges IV.
72: Plusieurs émigrés, officiers dans l'armée russe, assistaient à cette bataille, et notamment le comte de Langeron, Emmanuel de Saint-Priest et son frère, le comte de Rastignac, le baron de Damas, M. de Boissaison, M. de Villerot qui fut tué, et les deux fils de la princesse de Broglie-Revel, dont l'aîné fut blessé à mort.
Leur mère était en Russie. Le tsar lui écrivit pour lui annoncer la mort de son fils et pour rendre hommage à la valeur de celui qui survivait. Mais cet éloge ne la consola pas. Toute à sa douleur, elle disait à Blacas:
—Il a emporté tout mon bonheur. Je l'eusse sacrifié pour le roi. Mais, c'est inutilement qu'il a péri.
73: Allusion à l'attentat dont il fut l'objet en 1796, à Dillingen. Voir tome Ier, p. 375.
74: «Monsieur, le langage du cœur est compris par chacun; peut-être mon esprit expliquerait difficilement vos paroles; mais mon cœur conçoit et sent parfaitement le sens.»
75: Je lui serrai affectueusement la main.
76: «Si une de ces dames comprenait le français ...»
77: Nous a acclamés par trois hurrahs.
78: Homme véritablement aimable.
79: Il est remarquable que tandis que l'empereur Alexandre s'obstinait à appeler Louis XVIII le comte de l'Isle, le prince de Galles et les ministres anglais, en s'adressant à lui, écrivaient: «Sire» et «Votre Majesté», et en parlant de lui: «Sa Majesté très chrétienne.»
80: Les relations avouées de Mme de Saint-Martin avec l'abbé de Lageard, alors employé dans les bureaux de Talleyrand, aux Affaires étrangères, permettent de penser qu'elle était en rapport avec la police de Fouché.
81: Il en était de même en Russie. De Maistre écrit: «Le caractère général du gouvernement le porte à tout cacher.»
82: La correspondance inédite de Joseph de Maistre avec le comte de Blacas devant faire l'objet d'une publication spéciale, je me borne ici à en donner de courts extraits.
83: La duchesse d'Orléans avait fait un séjour de plusieurs années en Espagne, durant lequel elle eut à subir de très cruelles épreuves. Le conventionnel Rouzet, qu'elle avait connu sous la Terreur, à la prison des Carmes, où il était détenu, l'avait suivie dans cet exil, auquel le Directoire l'avait contrainte. Créé comte de Folmon par le roi d'Espagne, il se dévoua à elle, l'accompagna à Mahon lorsque l'occupation de la péninsule par les Français l'obligea à en sortir. Il alla avec elle à Palerme et après 1814, rentrés en France, ils ne se quittèrent plus. Dans une lettre au roi, écrite de Mahon, au moment où elle va passer en Sicile, elle lui recommande chaleureusement «le galant homme qui a fait tant de sacrifices, s'est si courageusement exposé à tant de dangers pour faire preuve de sa fidélité à ses légitimes souverains, et pour la seconder dans la si pénible situation où elle s'est trouvée». M. G. Lenôtre, dans son ouvrage: Vieilles maisons, vieux papiers (première série), a consacré quelques pages à ce très pur et très touchant roman d'amitié.
84: Cette lettre, écrite à Bagacia, près de Palerme, fut transmise, le 9 juin, à d'Avaray, par la jeune duchesse d'Orléans. Elle lui écrivait: «Le duc d'Orléans, mon cher époux, au moment de partir pour l'Espagne où il a été appelé par le Conseil de régence pour prendre le commandement de l'armée de Catalogne, n'a pas eu le temps, monsieur le duc de vous adresser l'incluse pour Sa Majesté le roi et de vous faire tous ses compliments. Il m'a laissé cette commission qui m'a été bien agréable, me procurant l'occasion de vous exprimer toute l'estime que j'ai pour celui qui a donné des preuves si éclatantes de son attachement pour son auguste maître. Je vous prie, en présentant cette lettre à Sa Majesté le roi de lui offrir les respectueux hommages de celle qui, souffrant les peines les plus cruelles en se voyant séparée du meilleur des époux, ne cesse de former les vœux les plus ardents pour que cet époux puisse, en partageant la gloire des braves Espagnols, contribuer au bonheur de Sa Majesté, ce qui est toujours l'objet de ses désirs. Je suis, avec toute la considération, votre affectionnée,—Marie-Amélie.»
85: Trompé par l'Almanach de Gotha et par les dires du marquis de Bouthillier dans ses Mémoires inédits, j'ai fixé, dans la première édition du premier volume de cette histoire, à l'année 1798 la date de leur mariage. Comme on le voit ici, il n'eut lieu qu'en décembre 1808. Pour tout ce qui a trait à leur longue liaison, on lira avec fruit l'attachante étude que le marquis de Ségur a consacrée à la princesse de Monaco dans son livre: la Dernière des Condé. Il y donne quelques fragments des lettres que j'ai cru devoir reproduire in extenso.
86: Déjà, en 1797, on peut voir, dans les lettres du roi à son frère, ce qu'il pensait de Puisaye. Le 14 août de cette année, il écrivait:
«La sagesse de Salomon a présidé à tes entretiens avec lui; mais, c'est un gaillard aussi retors qu'il y en ait, et je me trompe fort, ou il voudrait avoir, vis-à-vis de nous, le mérite du désintéressement, et créer cependant une force de choses qui le fasse retourner malgré nous en Bretagne. Il ne faut pas un grand effort de pénétration pour augurer cela; il me suffit d'avoir lu des extraits de lettres, qu'il m'a envoyés et que je t'envoie à mon tour, car je le crois très capable de ne vouloir faire qu'à moi l'honneur de correspondre arec lui. Il faut remédier à cela, et le remède est bien simple: c'est de suivre la ligne que tu as tracée toi-même, d'y faire marcher Puisaye: qu'il te rende les comptes qu'il peut avoir encore à rendre, et qu'il ne renverse pas l'ordre hiérarchique en me les rendant directement. Il est convenu de tout; ainsi, il ne peut se plaindre de rien, et certes, les formes que tu sais employer ne sont pas propres à lui donner des sujets de plaintes. Mais je te recommande de le veiller comme du lait sur le feu, car il est le diable.»
87: «Lundi, 10 janvier 1689 ... À Saint-Germain où elle (Éléonore d'Est, épouse de Jacques II) se trouva toute servie comme la reine, de toutes sortes de hardes, parmi lesquelles était une cassette très riche avec six mille louis d'or.
«Hier ... le roi envoya dix mille louis d'or au roi d'Angleterre.»
«Lundi, 17 janvier 1689 ... Ils (Jacques II et sa femme) n'ont voulu que cinquante mille francs par mois et ont réglé leur vie sur ce pied.
«Mercredi, 26 janvier 1689 ... Les Majestés n'ont accepté de tout ce que le roi voulait leur donner que cinquante mille francs et ne veulent point vivre comme des rois.»
88: La pompe onéreuse donnée à ces funérailles fut généralement blâmée en Angleterre. Les ministres ne voulurent payer qu'une part des frais qu'elles avaient occasionnés, et, à la suite de débats pénibles, celle qui restait au compte de Louis XVIII s'éleva encore à plus de mille livres sterling.
89: Enterré dans l'église de Santa Luzia, à Madère, son corps fut ramené en France en 1824.
90: Aussitôt après le départ de d'Avaray pour Madère, le comte de Blacas avait pris à sa place la direction du cabinet du roi. D'Avaray mort, il la conserva. Le roi se plut à laisser à ces fonctions la forme qu'elles avaient toujours eue et jusqu'à l'usage quotidien de la «cassette» dans laquelle, chaque matin, il recevait la correspondance annotée par son secrétaire et la lui renvoyait avec ses observations. On lit dans une lettre de Louis XVIII à Blacas, postérieure à la mort de d'Avaray: «J'ai souvent vu sur votre bureau une certaine cassette de maroquin. Mais, vous ne sçaves peut-être pas une chose, c'est que j'en ai la clef dans ma poche. Envoyez-la-moi vide; je la remplirai avec votre expédition d'aujourd'hui; c'est la manière la plus commode quand vous ne pouvez pas venir et que la chose demande réponse.»
91: Il était aide de camp de Berthier pendant la campagne de Russie, et fut tué au passage de la Bérézina.
92: C'est une lettre du comte de Brion à Blacas, qui nous révèle cette particularité. D'autre part, le comte de Rochechouart, qui avait pris du service en Russie et fit la campagne de France dans l'état-major de l'empereur Alexandre, raconte dans ses mémoires, qu'en 1814, Alexis de Noailles était officier d'ordonnance de Bernadotte, en remplacement du fils de Mme de Staël, qui avait été grièvement blessé en duel.
93: Il n'y a pas eu moins de huit officiers de ce nom, et de la même famille, tous nés à Rennes, dans les armées de la République et de l'Empire. Sept d'entre eux étaient les fils de Jean-Michel Rapatel, chirurgien, professeur à l'École de chirurgie de cette ville. Le plus illustre fut le lieutenant-général baron Rapatel, pair de France sous Louis-Philippe, mort en 1852. Un de ses aînés, Auguste-François-Marie, devint maréchal de camp, fut créé baron par Louis XVIII et mourut en 1839.
Celui dont il est ici question était chef d'escadron, aide de camp de Moreau; il fut mis en réforme en septembre 1804, après le procès Cadoudal. Je n'ai pu établir à quelle époque il passa en Russie et fut fait colonel au service impérial. Il était au quartier général des Alliés en 1813, lorsque Moreau y parut; il reprit auprès de lui ses fonctions d'aide de camp. Attaché, après la mort du général, à l'état-major du tsar Alexandre, il fut tué, le 25 mars 1814, au combat de La Fère-Champenoise pendant qu'il haranguait les héroïques soldats du général Pacthod pour les décider à se rendre aux Russes, qui menaçaient de les écraser.
Au même combat assistait, dans les rangs français, un de ses frères, Prosper-Marie, capitaine d'artillerie. Tombé aux mains des Cosaques, ils étaient en train de le dépouiller lorsqu'il parvint à se faire reconnaître comme frère de l'aide de camp d'Alexandre et apprit sa mort au moment où il demandait à être conduit auprès de lui. Il n'en fut pas moins bien traité par les Russes. Retraité comme colonel d'artillerie, il est mort en 1862.
94: Ce rapport, que j'ai retrouvé dans les papiers de Louis XVIII, est partiellement reproduit dans les Souvenirs du comte de La Ferronnays, dont on doit la publication au marquis Costa de Beauregard.
95: Le général comte de Montrichard, émigré, qui avait pris du service en Suède. Il faisait partie de l'état-major de Bernadotte et était admis dans son intimité.
96: Allusion à Cléry, l'ancien domestique de Louis XVI, à qui Louis XVIII avait accordé la croix de Saint-Louis.
97: S'il faut en croire les rumeurs qui couraient alors à Saint-Pétersbourg, le comte de Romanzoff, qu'on a vu à Coblentz embrasser avec ardeur la cause des Bourbons, conseillait à son maître de se réconcilier avec Napoléon, duquel il disait que seul il pourrait donner l'Orient à la Russie.
98: À cette époque, les journaux anglais publièrent un pressant appel de Louis XVIII au tsar, en faveur des prisonniers français faits pendant la campagne de Russie: «Que m'importe, disait-il, sous quels drapeaux ils ont marché! Ils sont malheureux, je ne vois plus en eux que mes enfants. Je les recommande aux bontés de Votre Majesté Impériale. Qu'Elle veuille bien considérer tout ce qu'ils ont déjà souffert! Qu'Elle daigne adoucir la rigueur de leurs maux! Qu'ils sentent enfin que leur vainqueur est l'ami de leur père. Votre Majesté Impériale ne saurait me donner une preuve plus touchante de ses sentiments pour moi!» Cette lettre, qu'on essaya de répandre en France, porte la date du 2 février 1813. Mais je n'ai pu découvrir par qui elle fut remise au tsar. La Ferronnays, qui partit d'Angleterre peu de jours après qu'elle eut été écrite, n'en parle pas dans sa relation.
99: Au même moment, d'autres émissaires partaient pour la France, afin d'y disposer les esprits au prochain retour du roi. À propos de l'un d'eux, le marquis de Chabannes, il y a lieu de citer le trait suivant:
En 1793, ayant écrit au comte de Provence, alors à Hamm, pour lui offrir ses services, il en avait reçu cette réponse datée du 10 février: «Je suis fort touché, monsieur, des nobles sentiments que vous m'exprimez, et certes, quand le jour de la vengeance arrivera, je compte sur vous pour m'y aider.
Chabannes avait pieusement conservé ce billet. Vingt ans plus tard, le 28 octobre 1813, au moment de se jeter en France par ordre de Louis XVIII, il le lui renvoyait après avoir écrit sous la signature du prince: «Sire, votre fidèle sujet a cherché à répondre aux bontés et à la confiance honorable que Votre Majesté a daigné lui témoigner. S'il meurt pour vous servir, il prend la liberté de vous recommander sa femme et ses enfants.
Nous avons sous les yeux ce double et touchant autographe.
100: Elles étaient adressées à d'Avaray dont, en 1813, la mort, survenue en 1811, était encore ignorée en Amérique. Blacas les ouvrit et les communiqua au roi.
101: Le comte de Bouillé était le parent éloigné du général marquis de Bouillé, qui avait été mêlé au drame de Varennes.
102: Ce n'était pas l'opinion générale. De Maistre écrivait à Blacas: «Il faudrait au reste, mon cher comte, pour savoir si et jusqu'à quel point cette mort est un malheur, savoir précisément quelle sorte d'esprit animait cet homme. Il s'est toujours montré très faible par le caractère, et, dans les grandes aventures, c'est le caractère qui agit bien plus que les talents.» Le comte de Brion, au lendemain des obsèques de Moreau qui eurent lieu à Saint-Pétersbourg et auxquelles il refusa d'assister pour «ne pas sanctionner les honneurs rendus à sa cendre, par la présence d'un serviteur fidèle au maître», émettait, sous une forme bien autrement sévère, la même opinion. «Il n'a point cessé d'être pour moi le Moreau qui a combattu pour Robespierre et pour Danton. Quelles étaient ses intentions dans cette dernière et éclatante circonstance? Je les ignore; je ne les pénètre pas. Je doute qu'elles eussent pour but le rétablissement du souverain légitime.» Moreau fut enterré dans l'église catholique de Saint-Pétersbourg. Son compatriote, le Père Rosaven, jésuite, prononça son oraison funèbre. «Le gouvernement russe, dit encore le comte de Brion, n'avait invité personne à la cérémonie; y a assisté qui avait voulu: le chancelier et tous les ministres de l'empereur. Des ministres étrangers, il n'y eut que celui d'Amérique et le comte de Maistre.»
103: D'après Bouillé, Mme de Staël écrivait de Londres à de Camps: «Il y a ici deux partis dans la famille de Bourbon, celui des vieux et celui des jeunes. Les premiers, c'est-à-dire le prétendant et son frère, ne veulent de la monarchie qu'autant qu'ils pourront en jouir, avec tous les préjuges de l'ancien régime dans leur arrogante perfection. La France se déshonorerait si elle les rappelait à ces conditions. Monsieur est de tous celui qui se donne le plus de mouvement. Ils paraissent avoir un parti assez considérable dans le ministère, et le prince Régent se prononce entièrement en leur faveur. Mais, s'ils n'y prennent garde, ils feront le plus grand tort aux ministres et soulèveront toute l'opposition contre eux. Ils s'imaginent avoir beaucoup de partisans dans le midi de la France, tandis qu'ils en ont à peine quelques-uns.»
En constatant que cette «plume perfide ne traçait de choses un peu flatteuses que sur le duc de Berry, à qui elle voulait bien accorder de la vivacité, de l'ardeur et des moyens», Bouillé s'écriait: «Cette malheureuse n'est donc pas encore contente de tout le mal que son père a fait à la France et à la maison de Bourbon! Elle veut être sa digne fille en tout. Méfiez-vous-en donc beaucoup, et si la chose n'est pas d'une répugnance trop insurmontable, cherchez à la gagner. Elle se vante aussi que les princes l'ont essayé. Si c'était vrai, on aurait bien mal réussi.»
104: La correspondance de Mme Moreau fut, durant ces journées agitées, une précieuse source d'informations pour Louis XVIII, et aide à comprendre la grâce qu'il lui fit, rentré à Paris, en décidant qu'elle porterait désormais le titre de maréchale et jouirait des avantages et des honneurs attachés à ce titre, justifié en outre, aux yeux du roi, par celui de feld-maréchal, accordé par le tsar à Moreau.
105: En ce moment, avait lieu à Châtillon la conférence diplomatique où fut tenté un dernier et suprême effort en faveur de la paix, et qui, faute de sincérité réciproque, n'aboutit qu'à une rupture définitive entre Napoléon et les Alliés.
106: C'est le comte de Bouillé, encore vivant en 1852, qui racontait ce trait qu'il disait tenir du duc de Duras.
107: Je dois, en achevant ces récits, exprimer ma reconnaissance à M. le duc de Blacas, de qui je tiens tant de documents de haut prix, qui forment le principal mérite de mon livre et m'ont puissamment aidé à lui imprimer l'accent de la vérité. Il m'a ouvert ses archives avec une libéralité bienveillante qui l'honore et honore, dans ma personne, la science historique. Grâce à lui, j'ai pu réaliser le vœu qu'en 1801, se croyant proche de la mort, le comte d'Avaray exprimait à l'abbé Edgeworth, confident de ses dernières volontés. Il souhaitait un ouvrage «dont les lettres du roi formeraient pour ainsi dire les bases, et auxquelles les siennes et les notes éparses dans ses papiers serviraient de commentaires.» Cet ouvrage est fait aujourd'hui. Le comte d'Avaray l'eût conçu dans un autre esprit que moi. Mais, j'ose dire qu'il n'eût pu mettre plus de conscience et d'impartialité que je n'en ai mis dans le mien.