Histoire de la magie
LIVRE II
FORMATION ET RÉALISATIONS DU DOGME.
ב, Beth.
CHAPITRE PREMIER.
SYMBOLISME PRIMITIF DE L'HISTOIRE.
SOMMAIRE.--Le pantacle édénique.--Le chérub.--Les enfants de Caïn.--Secrets magiques de la tour de Babel.--Malédiction des descendants de Chanaan.--Anathème porté contre les sorciers.--Grandeurs et décadences du dogme en Egypte, en Grèce et à Rome.--Naissance de la philosophie sceptique.--Guerre de l'empirisme contre la magie.--Scepticisme tempéré de Socrate.--Essai de synthèse de Platon.--Rationalisme d'Aristote.--Le sacerdoce et la science.
Il ne nous appartient pas d'expliquer l'Écriture sainte au point de vue religieux et dogmatique. Soumis avant toute chose à l'ordre hiérarchique, nous laissons la théologie aux docteurs de l'Église et nous rendons à la science humaine tout ce qui est du domaine de l'expérience et de la raison. Lors donc que nous paraissons risquer une application nouvelle d'un passage de la Bible ou de l'Évangile, c'est toujours sauf le respect des décisions ecclésiastiques. Nous ne dogmatisons pas, nous soumettons aux autorités légitimes nos observations et nos études.
Ce qui nous frappe tout d'abord en lisant dans le livre sacré de Moïse l'histoire originelle du genre humain, c'est la description du paradis terrestre qui se résume dans la figure d'un pantacle parfait. Il est circulaire ou carré, puisqu'il est arrosé également par quatre fleuves disposés en croix, et au centre se trouvent les deux arbres qui représentent la science et la vie, l'intelligence stable et le mouvement progressif, la sagesse et la création. Autour de l'arbre de la science se roule le serpent d'Asclépios et d'Hermès: au pied de l'arbre sont l'homme et la femme, l'actif et le passif, l'intelligence et l'amour. Le serpent, symbole de l'attrait originel et du feu central de la terre, tente la femme qui est la plus faible, et celle-ci fait succomber l'homme; mais elle ne cède au serpent que pour le dompter plus tard, et un jour elle lui écrasera la tête en donnant un sauveur au monde.
La science tout entière est figurée dans cet admirable tableau. L'homme abdique le domaine de l'intelligence en cédant aux sollicitations de la partie sensitive; il profane le fruit de la science qui doit nourrir l'âme en le faisant servir à des usages de satisfaction injuste et matérielle, il perd alors le sentiment de l'harmonie et de la vérité. Il est revêtu d'une peau de bête, parce que la forme physique se conforme toujours tôt ou tard aux dispositions morales; il est chassé du cercle arrosé par les quatre fleuves de vie, et un chérub, armé d'une épée flamboyante toujours agitée, l'empêche de rentrer dans le domaine de l'unité.
Comme nous l'avons fait remarquer dans notre dogme, Voltaire, ayant découvert qu'en hébreu un chérub signifie un boeuf, s'est fort amusé de cette histoire. Il aurait moins ri s'il avait vu dans l'ange à tête de taureau l'image du symbolisme obscur, et dans le glaive flamboyant et mobile ces éclairs de vérité mal conçue et trompeuse, qui donnèrent tant de crédit après la chute originelle à l'idolâtrie des nations.
Le glaive flamboyant représentait aussi cette lumière que l'homme ne savait plus diriger et dont il subissait les atteintes fatales au lieu d'en gouverner la puissance.
Le grand oeuvre magique considéré d'une manière absolue, c'est la conquête et la direction de l'épée flamboyante du chérub.
Le chérub c'est l'ange ou l'âme de la terre représentée toujours dans les anciens mystères sous la figure d'un taureau.
C'est pour cela que dans les symboles mitthriaques, on voit le maître de la lumière domptant le taureau terrestre et lui plongeant dans le flanc le glaive qui en fait sortir la vie figurée par des gouttes de sang.
La première conséquence du péché d'Ève, c'est la mort d'Abel. En séparant l'amour de l'intelligence, Ève l'a séparé de la force; la force, devenue aveugle et asservie aux convoitises terrestres, devient jalouse de l'amour et le tue. Puis les enfants de Caïn perpétuent le crime de leur père. Ils mettent au monde des filles fatalement belles, des filles sans amour, nées pour la damnation des anges et pour le scandale des descendants de Seth.
Après le déluge et à la suite de cette prévarication de Cham, dont nous avons déjà indiqué le mystère, les enfants des hommes veulent réaliser un projet insensé: ils veulent construire un pantacle et un palais universel. C'est un gigantesque essai de socialisme égalitaire, et le phalanstère de Fourier est une conception bien chétive auprès de la tour de Babel. C'était un essai de protestation contre la hiérarchie de la science, une citadelle élevée contre les inondations et la foudre, un promontoire du haut duquel la tête du peuple divinisé planerait sur l'atmosphère et sur les tempêtes. Mais on ne monte pas à la science sur des escaliers de pierre; les degrés hiérarchiques de l'esprit ne se bâtissent pas avec du mortier comme les étages d'une tour. L'anarchie protesta contre cette hiérarchie matérialisée. Les hommes ne s'entendirent plus, leçon fatale, si mal comprise par ceux qui de nos jours ont rêvé une autre Babel. Aux doctrines brutalement et matériellement hiérarchiques, répondent les négations égalitaires: toutes les fois que le genre humain, se bâtira une tour, on s'en disputera le sommet, et la tendance des multitudes sera d'en déserter la base. Pour satisfaire toutes les ambitions, en rendant le sommet plus large que la base, il faudrait faire une tour branlante au vent qui tomberait au moindre choc.
La dispersion des hommes fut le premier effet de la malédiction portée contre les profanateurs enfants de Cham. Mais la race de Chanaan porta d'une manière toute particulière le poids de cette malédiction qui devait vouer plus tard leur postérité à l'anathème.
La chasteté conservatrice de la famille est le caractère distinctif des initiations hiérarchiques; la profanation et la révolte sont toujours obscènes et tendent à la promiscuité infanticide. La souillure des mystères de la naissance, l'attentat contre les enfants, étaient le fond des cultes de l'ancienne Palestine abandonnée aux rites horribles de la magie noire. Le dieu noir de l'Inde, le monstrueux Rutrem aux formes priapesques, y régnait sous le nom de Belphégor.
Les talmudistes et le juif platonicien Philon racontent des choses si honteuses du culte de cette idole qu'elles ont semblé incroyables au savant jurisconsulte Seldenus. C'était, disent-ils, une idole barbue à la bouche béante, ayant pour langue un gigantesque phallus; on se découvrait sans pudeur devant ce visage et on lui présentait des offrandes stercoraires. Les idoles de Moloch et de Chamos étaient des machines meurtrières qui tantôt broyaient contre leur poitrine de bronze, tantôt consumaient dans leurs bras rougis au feu de malheureux petits enfants. On dansait au bruit des trompettes et des tambourins pour ne pas entendre les cris des victimes et les mères conduisaient la danse. L'inceste, la sodomie et la bestialité étaient des usages reçus chez ces peuples infâmes et faisaient même partie des rites sacrés.
Conséquence fatale des harmonies universelles! on ne forfait pas impunément à la vérité. L'homme révolté contre Dieu est poussé malgré lui à l'outrage de la nature. Aussi les mêmes causes produisant toujours les mêmes effets, le sabbat des sorciers au moyen-âge n'était qu'une répétition des fêtes de Chamos et de Belphégor. C'est contre ces crimes qu'un arrêt de mort éternel est porté par la nature elle-même. Les adorateurs des dieux noirs, les apôtres de la promiscuité, les théoriciens d'impudeur publique, les ennemis de la famille et de la hiérarchie, les anarchistes en religion et en politique sont des ennemis de Dieu et de l'humanité; ne pas les séparer du monde, c'est consentir à l'empoisonnement du monde: ainsi raisonnaient les inquisiteurs. Nous sommes loin de regretter les cruelles exécutions du moyen âge et d'en désirer le retour. A mesure que la société deviendra plus chrétienne, elle comprendra de mieux en mieux qu'il faut soigner les malades et non pas les faire mourir. Les instincts criminels ne sont-ils pas les plus affreuses de toutes les maladies mentales?
N'oublions pas que la haute magie se nomme l'art sacerdotal et l'art royal; elle dut partager en Égypte, en Grèce et à Rome, les grandeurs et les décadences du sacerdoce et de la royauté. Toute philosophie ennemie du culte et de ses mystères est fatalement hostile aux grands pouvoirs politiques, qui perdent leur grandeur s'ils cessent, aux yeux des multitudes, d'être les images de la puissance divine. Toute couronne se brise lorsqu'elle se heurte contre la tiare.
Dérober le feu du ciel et détrôner les dieux, c'est le rêve éternel de Prométhée; et le Prométhée populaire détaché du Caucase par Hercule, qui symbolise le travail, emportera toujours avec lui ses clous et ses chaînes; il traînera toujours son vautour immortel suspendu à sa plaie béante, tant qu'il ne viendra pas apprendre l'obéissance et la résignation aux pieds de celui qui, étant né roi des rois et Dieu des dieux, a voulu avoir à son tour les mains cloués et la poitrine ouverte pour la conversion de tous les esprits rebelles.
Les institutions républicaines, en ouvrant à l'intrigue la carrière du pouvoir, ébranlèrent fortement les principes de la hiérarchie. Le soin de former des rois ne fut plus confié au sacerdoce, et l'on y suppléa soit par l'hérédité qui livre le trône aux chances inégales de la naissance, soit par l'élection populaire, qui laisse en dehors l'influence religieuse, pour constituer la monarchie suivant des principes républicains. Ainsi se formèrent les gouvernements qui présidèrent tour à tour aux triomphes et aux abaissements des États de la Grèce et de Rome. La science renfermée dans les sanctuaires fut alors négligée, et des hommes d'audace ou de génie, que les initiateurs n'accueillaient pas, inventèrent une science qu'ils opposèrent à celle des prêtres, ou opposèrent aux secrets du temple le doute et la dénégation. Ces philosophes, à la suite de leur imagination aventureuse, arrivèrent vite à l'absurde et s'en prirent à la nature des défauts de leurs propres systèmes. Héraclite se prit à pleurer; Démocrite prit le parti de rire, et ils étaient aussi fous l'un que l'autre. Pyrrhon finira par ne croire à rien, ce qui ne sera pas de nature à le dédommager de ne rien savoir. Dans ce chaos philosophique, Socrate apporta un peu de lumière et de bon sens en affirmant l'existence pure et simple de la morale. Mais qu'est-ce qu'une morale sans religion? Le déisme abstrait de Socrate se traduisait pour le peuple par l'athéisme; Socrate manquait absolument de dogme, Platon son disciple essaya de lui en donner un auquel Socrate avouait n'avoir jamais songé.
La doctrine de Platon fait époque, dans l'histoire du génie humain, mais ce philosophe ne l'avait pas inventée, et, comprenant qu'il n'y a pas de vérité en dehors de la religion, il alla consulter les prêtres de Memphis et se fit initier à leurs mystères. On croit même qu'il eut connaissance des livres sacrés des hébreux. Il ne put toutefois recevoir en Égypte qu'une initiation imparfaite, car les prêtres eux-mêmes avaient oublié alors le sens des hiéroglyphes primitifs. Nous en avons la preuve dans l'histoire du prêtre qui passa trois jours à déchiffrer une inscription hiératique trouvée dans le tombeau d'Alcmène, et envoyée par Agésilas, roi de Sparte. Cornuphis, qui était sans doute le plus savant des hiérophantes, consulta tous les anciens recueils de signes et de caractères, et découvrit enfin que cette inscription était faite en caractères de prothée; or le prothée était le nom qu'on donnait en Grèce au livre de Thoth, dont les hiéroglyphes mobiles pouvaient prendre autant de formes qu'il y a de combinaisons possibles au moyen des caractères, des nombres, et des figures élémentaires. Mais le livre de Thoth étant la clef des oracles et le livre élémentaire de la science, comment Cornuphis, s'il était vraiment instruit dans l'art sacerdotal, avait-il dû chercher si longtemps avant d'en reconnaître les signes? Une autre preuve de l'obscurcissement des vérités premières de la science à cette époque, c'est que les oracles s'en plaignaient dans un style qui n'était déjà plus compris.
Lorsque Platon, à son retour d'Égypte, voyageait avec Simmias près des confins de la Carie, il rencontra des hommes de Délos qui le prièrent de leur expliquer un oracle d'Apollon. Cet oracle disait que pour faire cesser les maux de la Grèce il fallait doubler la pierre cubique. Les Déliens avaient donc essayé de doubler une pierre cubique qui se trouvait dans le temple d'Apollon. Mais en la doublant de tous côtés ils n'étaient parvenus qu'à faire un polyèdre à vingt-cinq faces, et pour revenir à la forme cubique ils avaient dû augmenter vingt-six fois, et en le doublant toujours, le volume primitif de la pierre. Platon renvoya les émissaires déliens au mathématicien Eudoxe, et leur dit que l'oracle leur conseillait l'étude de la géométrie. Ne comprit-il pas lui-même le sens profond de cette figure, ou ne daigna-t-il pas l'expliquer à ces ignorants, c'est ce que nous ne saurions dire. Mais ce qui est certain, c'est que la pierre cubique et sa multiplication expliquent tous les secrets des nombres sacrés, et surtout celui du mouvement perpétuel caché par les adeptes et cherché par les sots sous le nom de quadrature du cercle. Par cette agglomération cubique de vingt-six cubes autour d'un cube central, l'oracle avait fait trouver aux Déliens non seulement les éléments de la géométrie mais encore la clef des harmonies de la création expliquées par l'enchaînement des formes et des nombres. Le plan de tous les grands temples allégoriques de l'antiquité se retrouve dans cette multiplication, du cube par la croix d'abord autour de laquelle on peut décrire un cercle, puis la croix cubique qui peut se mouvoir dans un globe. Toutes ces notions qu'une figure fera mieux comprendre, ont été conservées jusqu'à nos jours dans les initiations maçonniques, et justifient parfaitement le nom donné aux associations modernes, car elles sont aussi les principes fondamentaux de l'architecture et de la science du bâtiment.
Les Déliens avaient cru résoudre la question géométrique en diminuant de moitié leur multiplication, mais ils avaient encore trouvé huit fois le volume de leur pierre cubique. On peut du reste, augmenter à plaisir le nombre de leurs essais: car cette histoire n'est peut-être autre chose qu'un problème proposé par Platon lui-même à ses disciples. S'il faut admettre comme un fait la réponse de l'oracle, nous y trouverons un sens plus étendu encore, car doubler la pierre cubique c'est faire sortir le binaire de l'unité, la forme de l'idée, l'action de la pensée. C'est réaliser dans le monde l'exactitude des mathématiques éternelles, c'est établir la politique sur la base des sciences exactes, c'est conformer le dogme religieux à la philosophie des nombres.
Platon a moins de profondeur mais plus d'éloquence que Pythagore. Il essaye de concilier la philosophie des raisonneurs avec les dogmes immuables des voyants; il ne veut pas vulgariser, il veut reconstituer la science. Aussi sa philosophie devait-elle fournir plus tard au christianisme naissant des théories toutes prêtes et des dogmes à vivifier.
Toutefois, bien qu'il fondât ses théorèmes sur les mathématiques, Platon, abondant en formes harmonieuses et prodigue de merveilleuses hypothèses, fut plus poëte que géomètre. Un génie exclusivement calculateur, Aristote, devait tout remettre en question dans les écoles, et tout soumettre aux épreuves des évolutions numérales et de la logique des calculs. Aristote, excluant la foi platonicienne, veut tout prouver et tout renfermer dans ses catégories; il traduit le ternaire en syllogisme et le binaire en enthymème. La chaîne des êtres pour lui devient un sorite. Il veut tout abstraire, tout raisonner; l'Être même devient pour lui une abstraction perdue dans les hypothèses de l'ontologie. Platon inspirera les Pères de l'Église, Aristote sera le maître des scolastiques du moyen âge, et Dieu sait combien s'amasseront de ténèbres autour de cette logique qui ne croit à rien et qui prétend tout expliquer. Une seconde Babel se prépare, et la confusion des langues n'est pas loin.
L'Être est l'Être, la raison de l'Être est dans l'Être. Dans le principe est le Verbe et le Verbe (λογος) est la logique formulée en parole, la raison parlée; le Verbe est en Dieu et le Verbe est Dieu même manifesté à l'intelligence. Voilà ce qui est [128] au-dessus de toutes les philosophies. Voilà ce qu'il faut croire sous peine de ne jamais rien savoir et de retomber dans le doute absurde de Pyrrhon. Le sacerdoce gardien de la foi repose tout entier sur cette base de la science, et c'est dans son enseignement qu'il faut saluer le principe divin du Verbe éternel.
CHAPITRE II
LE MYSTICISME.
SOMMAIRE.--Origine et effets du mysticisme.--Il matérialise les signes sous prétexte de spiritualiser la matière.--Il se concilie avec tous les vices; il persécute les sages; il est contagieux.--Apparitions, prodiges infernaux.--Fanatisme des sectaires.--Magie noire à l'aide des mots et des signes inconnus.--Phénomènes des maladies hystériques.--Théorie des hallucinations.
La légitimité de droit divin appartient tellement au sacerdoce que sans elle le vrai sacerdoce n'existe pas. L'initiation et la consécration ont une véritable hérédité.
Ainsi le sanctuaire est inviolable pour les profanes et ne peut être envahi par les sectaires.
Ainsi les lumières de la révélation divine se distribuent avec une suprême raison, parce qu'elles descendent avec ordre et harmonie. Dieu n'éclaire pas le monde avec des météores et des foudres, mais il fait graviter paisiblement les univers chacun autour de son soleil.
Types Egyptiens de la Coëtie et de la Nécromancie.
Cette harmonie tourmente certaines âmes impatientes du devoir, et viennent des hommes qui ne pouvant forcer la révélation à s'accorder avec leurs vices, se posent en réformateurs de la morale. «Si Dieu a parlé, disent-ils, comme Rousseau, pourquoi n'en ai-je rien entendu?»--Bientôt ils ajoutent: «Il a parlé, mais c'est à moi;» ils l'ont rêvé, et ils finissent par le croire. Ainsi commencent les sectaires, ces fauteurs d'anarchie religieuse que nous ne voudrions pas voir livrer aux flammes, mais qu'il faudrait enfermer comme des fous contagieux.
Ainsi se formèrent les écoles mystiques profanatrices de la science. Nous avons vu par quels procédés les fakirs de l'Inde arrivaient par des éréthismes nerveux et des congestions cérébrales à ce qu'ils appelaient la lumière incréée. L'Egypte eut aussi ses sorciers et ses enchanteurs, et la Thessalie en Grèce fut pleine de conjurations et de maléfices. Se mettre directement en rapport avec les démons et les dieux, c'est supprimer le sacerdoce, c'est renverser la base du trône; l'instinct anarchique des prétendus illuminés le savait bien. Aussi est-ce par l'attrait de la licence qu'ils espéraient recruter des disciples, et ils donnaient d'avance l'absolution à tous les scandales des moeurs, se contentant de la rigidité dans la révolte et de l'énergie dans la protestation contre la légitimité sacerdotale.
Les bacchantes qui déchirèrent Orphée se croyaient inspirées d'un dieu, et sacrifièrent le grand hiérophante à leur ivresse divinisée. Les orgies de Bacchus étaient des excitations mystiques, et toujours les sectaires de la folie procédèrent par mouvements déréglés, excitations frénétiques et dégoûtantes convulsions; depuis les prêtres efféminés de Bacchus jusqu'aux gnostiques; depuis les derviches tourneurs jusqu'aux épileptiques de la tombe du diacre Pâris, le caractère de l'exaltation superstitieuse et fanatique est toujours le même.
C'est toujours sous prétexte d'épurer le dogme, c'est au nom d'un spiritualisme outré que les mystiques de tous les temps ont matérialisé les signes du culte. Il en est de même des profanateurs de la science des mages, car la haute magie, ne l'oublions pas, c'est l'art sacerdotal primitif. Elle réprouve tout ce qui se fait en dehors de la hiérarchie légitime et applaudit non pas au supplice, mais à la condamnation des sectaires et des sorciers.
Nous rapprochons à dessein ces deux qualifications, tous les sectaires ont été des évocateurs d'esprits et de fantômes qu'ils donnaient au monde pour des dieux; ils se flattaient tous d'opérer des miracles à l'appui de leurs mensonges. A ces titres donc ils étaient tous des goétiens, c'est-à-dire de véritables opérateurs de magie noire.
L'anarchie étant le point de départ et le caractère distinctif du mysticisme dissident, la concorde religieuse est impossible entre sectaires, mais ils s'entendent à merveille sur un point: c'est la haine de l'autorité hiérarchique et légitime. En cela donc consiste réellement leur religion, puisque c'est le seul lien qui les rattache les uns aux autres. C'est toujours le crime de Cham; c'est le mépris du principe de la famille, et l'outrage infligé au père, dont tous les dissidents proclament hautement l'ivresse, dont ils découvrent avec des rires sacrilèges la nudité et le sommeil.
Les mystiques anarchistes confondent tous la lumière, intellectuelle avec la lumière astrale; ils adorent le serpent au lieu de révérer la sagesse obéissante et pure qui lui met le pied sur la tête. Aussi s'enivrent-ils de vertiges et ne tardent-ils pas à tomber dans l'abîme de la folie.
Les fous sont tous des visionnaires et souvent ils peuvent se croire des thaumaturges, car l'hallucination étant contagieuse, il se passe souvent ou il semble se passer autour des fous des choses inexplicables. D'ailleurs les phénomènes de la lumière astrale attirée ou projetée avec excès, sont eux-mêmes de nature à déconcerter les demi-savants. En s'accumulant dans les corps, elle leur donne, par la distension violente des molécules, une telle élasticité, que les os peuvent se tordre, les muscles s'allonger outre mesure. Il se forme des tourbillons et comme des trombes de cette lumière, qui soulèvent les corps les plus pesants et peuvent les soutenir en l'air pendant un temps proportionnel à la force de projection. Les malades se sentent alors comme prêts d'éclater, et sollicitent des secours par compression et percussion. Les coups les plus violents et la compression la plus forte étant alors équilibrés par la tension fluidique, ne font ni contusions ni blessures, et soulagent le patient au lieu de l'étouffer.
Les fous prennent les médecins en horreur et les mystiques hallucinés détestent les sages, ils les fuient d'abord, ils les persécutent ensuite fatalement et malgré eux; s'ils sont doux et indulgents, c'est pour les vices; la raison soumise à l'autorité les trouve implacables: les sectaires en apparence les plus doux sont pris de fureur et de haine, lorsqu'on leur parle de soumission et de hiérarchie. Toujours les hérésies ont occasionné des troubles. Si un faux prophète ne pervertit pas, il faut qu'il tue. Ils réclament à grands cris la tolérance pour eux, mais ils se gardent bien d'en faire usage envers les autres. Les protestants déclamaient contre les bûchers de Rome à l'époque même où Jean Calvin, de son autorité privée, faisait brûler Michel Servet.
Ce sont les crimes des donatistes, des circoncellions et de tant d'autres qui ont forcé les princes catholiques à sévir, et l'Église même à leur abandonner les coupables. Ne dirait-on pas à entendre les gémissements de l'irréligion que les vaudois, les albigeois et les hussites étaient des agneaux? Étaient-ce des innocents que ces sombres puritains d'Écosse et d'Angleterre qui tenaient le poignard d'une main et la Bible de l'autre en prêchant l'extermination des catholiques? Une seule église au milieu de tant de représailles et d'horreurs à toujours posé et maintenu en principe son horreur du sang: c'est l'église hiérarchique et légitime.
L'Église, en admettant la possibilité et l'existence des miracles diaboliques, reconnaît l'existence d'une force naturelle dont on peut se servir, soit pour le bien, soit pour le mal. Aussi a-t-elle sagement décidé que si la sainteté de la doctrine peut légitimer le miracle, le miracle seul ne peut jamais autoriser les nouveautés de la doctrine.
Dire que Dieu, dont les lois sont parfaites et ne se démentent jamais, se sert d'un moyen naturel pour opérer les choses qui nous semblent surnaturelles, c'est affirmer la raison suprême et le pouvoir immuable de Dieu, c'est agrandir l'idée que nous avons de sa providence; ce n'est point nier son intervention dans les merveilles qui s'opèrent en faveur de la vérité, que les catholiques sincères le comprennent bien.
Les faux miracles occasionnés par les congestions astrales ont toujours une tendance anarchique et immorale, parce que le désordre appelle le désordre. Aussi les dieux et les génies des sectaires sont-ils avides de sang et promettent-ils ordinairement leur protection au prix du meurtre. Les idolâtres de la Syrie et de la Judée se faisaient des oracles avec des têtes d'enfants qu'ils arrachaient violemment du corps de ces pauvres petites créatures. Ils faisaient sécher ces têtes, et après leur avoir mis sous la langue une lame d'or avec des caractères inconnus, ils les plaçaient dans des creux pratiqués dans la muraille, leur faisaient un corps de plantes magiques environnées de bandelettes, allumaient une lampe devant ces affreuses idoles, leur offraient de l'encens et venaient religieusement les consulter; ils croyaient entendre parler cette tête dont les derniers cris d'angoisse avaient sans doute ébranlé leur imagination. D'ailleurs nous avons dit que le sang attire les larves. Dans les sacrifices infernaux, les anciens creusaient une fosse et la remplissaient de sang tiède et fumant; ils voyaient alors ramper, monter, descendre, accourir du creux de la terre, de toutes les profondeurs de la nuit, des ombres débiles et pâles. Ils traçaient avec la pointe de l'épée sanglante le cercle des évocations, allumaient des feux de laurier, d'aulne et de cyprès sur des autels couronnés d'asphodèle et de verveine, la nuit alors semblait devenir plus froide et plus sombre, la lune se cachait sous les nuages, et l'on entendait le faible frôlement des fantômes qui se pressaient autour du cercle pendant que les chiens hurlaient lamentablement dans toute la campagne.
Pour tout pouvoir, il faut tout oser, tel était le principe des enchantements et de leurs horreurs. Les faux magiciens se liaient par le crime, et ils se croyaient capables de faire peur aux autres quand ils étaient parvenus à s'épouvanter eux-mêmes. Les rites de la magie noire sont restés horribles comme les cultes impies qu'elle avait produits, soit dans les associations de malfaiteurs conspirant contre les civilisations antiques, soit chez les peuplades barbares. C'est toujours le même amour des ténèbres, ce sont toujours les mêmes profanations, les mêmes prescriptions sanglantes. La magie anarchique est le culte de mort. Le sorcier s'abandonne à la fatalité, il abjure sa raison, il renonce à l'espérance de l'immortalité et il immole des enfants. Il renonce au mariage honnête et fait voeu de débauche stérile. A ces conditions il jouit de la plénitude de sa folie, il s'enivre de sa méchanceté au point de la croire toute-puissante, et transformant en réalité ses hallucinations, il se croit maître d'évoquer à son gré toute la tombe et tout l'enfer.
Les mots barbares et les signes inconnus ou même absolument insignifiants sont les meilleurs en magie noire. On s'hallucine mieux avec des pratiques ridicules et des évocations imbéciles que par des rites ou des formules capables de tenir l'intelligence en éveil. M. Du Potet affirme avoir expérimenté la puissance de certains signes sur les crisiaques, et les signes qu'il trace de sa main dans son livre occulte, avec précaution et mystère, sont analogues, sinon absolument semblables, aux prétendues signatures diaboliques qui se trouvent dans les anciennes éditions du grand grimoire. Les mêmes causes doivent produire toujours les mêmes effets, et il n'y a rien de nouveau sous la lune des sorciers, non plus que sous le soleil des sages.
L'état d'hallucination permanent est une mort ou une abdication de la conscience; on est alors livré à tous les hasards de la fatalité des rêves. Chaque souvenir apporte son reflet, chaque mauvais désir crée une image, chaque remords enfante un cauchemar. La vie devient celle d'un animal, mais d'un animal ombrageux et tourmenté. On n'a plus conscience ni de la morale ni du temps. Les réalités n'existent plus, tout danse dans le tourbillon des formes les plus insensées. Une heure semble parfois durer des siècles; des années peuvent passer avec la rapidité d'une heure.
Notre cerveau, tout phosphorescent de lumière astrale, est plein de reflets et de figures sans nombre. Quand nous fermons les yeux, il nous semble souvent qu'un panorama tantôt brillant, tantôt sombre et terrible, se déroule sous notre paupière. Un malade atteint de la fièvre ferme à peine les yeux pendant la nuit, qu'il est ébloui souvent par une insupportable clarté. Notre système nerveux, qui est un appareil électrique complet, concentre la lumière dans le cerveau, qui est le pôle négatif de l'appareil, ou la projette par les extrémités qui sont les pointes destinées à remettre en circulation notre fluide vital. Quand le cerveau attire violemment une série d'images analogues à une passion qui a rompu l'équilibre de la machine, l'échange de lumière ne se fait plus, la respiration astrale s'arrête et la lumière dévoyée se coagule en quelque sorte dans le cerveau. Aussi les hallucinés ont-ils les sensations les plus fausses et les plus perverses. Il en est qui trouvent de la jouissance à se découper la peau en lanières et à s'écorcher lentement, d'autres mangent et savourent les substances les moins faites pour servir de nourriture. M. le docteur Brierre de Boismont, dans son savant Traité des hallucinations 8, a rassemblé plusieurs séries d'observations excessivement curieuses; tous les excès de la vie, soit en bien mal compris, soit en mal non combattu, peuvent exalter le cerveau et y produire des stagnations de lumière. L'ambition excessive, les prétentions orgueilleuses à la sainteté, une continence pleine de scrupules et de désirs, des passions honteuses satisfaites malgré les avertissements réitérés du remords: tout cela conduit à l'évanouissement de la raison, à l'extase morbide, à l'hystérie, aux visions, à la folie. Un homme n'est pas fou, remarque le savant docteur, parce qu'il a des visions, mais parce qu'il croit plus à ses visions qu'au sens commun. C'est donc l'obéissance et l'autorité seules qui peuvent sauver les mystiques; s'ils ont en eux-mêmes une confiance obstinée, il n'y a plus de remède, ils sont déjà les excommuniés de la raison et de la foi: ce sont les aliénés de la charité universelle. Ils se croient plus sages que la société; ils croient former une religion, et ils sont seuls; ils pensent avoir dérobé pour leur usage personnel les clefs secrètes de la vie, et leur intelligence est déjà tombée dans la mort.
CHAPITRE III.
INITIATIONS ET ÉPREUVES.
SOMMAIRE.--La doctrine secrète de Platon.--Théosophie et théurgie.--L'antre de Trophonius.--Origines des fables de l'Achéron et du Ténare.--Le tableau symbolique de Cébès.--Les doctrines ultra-mondaines du Phédon.--La sépulture des morts.--Sacrifices pour apaiser les mânes.
Ce que les adeptes nomment le grand oeuvre n'est pas seulement la transmutation des métaux, c'est aussi et surtout la médecine universelle, c'est-à-dire le remède à tous les maux, y compris la mort.
L'oeuvre qui crée la médecine universelle, c'est la régénération morale de l'homme. C'est cette seconde naissance dont parlait le Sauveur au docteur de la loi, Nikodémos, qui ne le comprenait pas, et Jésus lui disait: «Quoi, vous êtes maître en Israël et vous ignorez ce mystère!» comme s'il voulait lui faire entendre qu'il s'agissait des principes fondamentaux de la science religieuse, et qu'il n'était pas permis à un maître de les ignorer.
Le grand mystère de la vie et de ses épreuves est représenté dans la sphère céleste et dans le cycle de l'année. Les quatre formes du sphinx correspondent aux quatre éléments et aux quatre saisons. Les figures symboliques du bouclier d'Achille, dans Homère, ont une signification analogue à celle des douze travaux d'Hercule. Achille doit mourir comme Hercule, après avoir vaincu les éléments et combattu contre les dieux. Hercule, victorieux de tous les vices figurés par les monstres qu'il doit combattre, succombe un instant au plus dangereux de tous, à l'amour; mais il arrache enfin de sa poitrine, avec des lambeaux de sa chair, la tunique brûlante de Déjanire; il la laisse coupable et vaincue; il meure affranchi et immortel.
Tout homme qui pense est un Oedipe appelé à deviner l'énigme du sphinx ou à mourir. Tout initié doit être un Hercule accomplissant le cycle d'une grande année de travaux et méritant, par les sacrifices du coeur et de la vie, les triomphes de l'apothéose.
Orphée n'est roi de la lyre et des sacrifices qu'après avoir tour à tour conquis et su perdre Eurydice. Omphale et Déjanire sont jalouses d'Hercule: l'une veut l'avilir, l'autre cède aux conseils d'une lâche rivale qui la pousse à empoisonner le libérateur du monde; mais elle va le guérir d'un empoisonnement bien autrement funeste, celui de son indigne amour. La flamme du bûcher va purifier ce coeur trop faible; Hercule expire dans toute sa force et peut s'asseoir victorieux près du trône de Jupiter!
Jacob, avant d'être le grand patriarche d'Israël, avait combattu pendant toute une longue nuit contre un ange.
L'ÉPREUVE, tel est le grand mot de la vie: la vie est un serpent qui s'enfante et se dévore sans cesse; il faut échapper à ses étreintes et lui mettre le pied sur la tête. Hermès, en le multipliant, l'oppose à lui-même, et dans un équilibre éternel il en fait le talisman de son pouvoir et la gloire de son caducée.
Les grandes épreuves de Memphis et d'Éleusis avaient pour but de former des rois et des prêtres, en confiant la science à des hommes courageux et forts. Il fallait, pour être admis à ces épreuves, se livrer corps et âme au sacerdoce et faire l'abandon de sa vie. On descendait alors dans des souterrains obscurs où il fallait traverser tour à tour des bûchers allumés, des courants d'eau profonde et rapide, des ponts mobiles jetés sur des abîmes, et cela sans laisser éteindre et s'échapper une lampe qu'on tenait à la main. Celui qui chancelait ou qui avait peur ne devait jamais revoir la lumière; celui qui franchissait avec intrépidité tous les obstacles était reçu parmi les mystes, c'est-à-dire qu'on l'initiait aux petits mystères. Mais il restait à éprouver sa fidélité et son silence, et ce n'était qu'au bout de plusieurs années qu'il devenait épopte, titre qui correspond à celui d'adepte.
La philosophie, rivale du sacerdoce, imita ces pratiques et soumit ses disciples à des épreuves. Pythagore exigeait le silence et l'abstinence pendant cinq ans: Platon n'admettait dans son école que des géomètres et des musiciens, il réservait d'ailleurs une partie de son enseignement pour les initiés et sa philosophie avait ses mystères. C'est ainsi qu'il fait créer le monde par les démons, et qu'il fait sortir tous les animaux de l'homme. Les démons de Platon ne sont autres que les Éloïm de Moïse, c'est-à-dire les forces par le concours et l'harmonie desquelles le principe suprême a créé. En disant que les animaux sortent de l'homme, il veut dire que les animaux sont l'analyse de la forme vivante dont l'homme est la synthèse. C'est Platon qui le premier a proclamé la divinité du verbe, c'est-à-dire de la parole, et ce verbe créateur, il semble en pressentir l'incarnation prochaine sur la terre; il annonce les souffrances et le supplice du juste parfait, réprouvé par l'iniquité du monde.
Cette philosophie sublime du verbe appartient à la pure kabbale, et Platon ne l'a point inventée. Il ne le cache pas d'ailleurs et déclare hautement qu'en aucune science il ne faut jamais recevoir que ce qui s'accorde avec les vérités éternelles et avec les oracles de Dieu. Dacier, à qui nous empruntons cette citation, ajoute que, «par ces vérités éternelles, Platon entend une ancienne tradition, qu'il prétend que les premiers hommes avaient reçue de Dieu et qu'ils avaient transmise à leurs descendants.» Certes, à moins de nommer positivement la kabbale, on ne saurait être plus clair. C'est la définition au lieu du nom: c'est quelque chose de plus précis en quelque manière que le nom même.
«Ce ne sont pas les livres, dit encore Platon, qui donnent ces hautes connaissances; il faut les puiser en soi-même par une profonde méditation et chercher le feu sacré dans sa propre source.... C'est pourquoi je n'ai jamais rien écrit de ces révélations et je n'en parlerai jamais.
»Tout homme qui entreprendra de les rendre vulgaires ne l'entreprendra jamais qu'inutilement, et tout le fruit qu'il tirera de son travail, c'est qu'excepté un petit nombre d'hommes à qui Dieu a donné assez d'intelligence pour voir en eux-mêmes ces vérités célestes, il donnera aux uns du mépris pour elles, et remplira les autres d'une vaine et téméraire confiance, comme s'ils savaient des choses merveilleuses qu'ils ne savent pourtant pas 9.»
«Il faut que je déclare à Archédémus ce qui est beaucoup plus précieux et plus divin et ce que vous avez grande envie de savoir, puisque vous me l'avez envoyé exprès; car, selon ce qu'il m'a dit, vous ne croyez pas que je vous aie suffisamment expliqué ce que je pense sur la nature du premier principe; il faut vous l'écrire par énigmes, afin que si ma lettre est interceptée sur terre ou sur mer, celui qui la lira n'y puisse rien comprendre.
»Toutes choses sont autour de leur roi, elles sont à cause de lui, et il est seul la cause des bonnes choses; second pour les secondes et troisième pour les troisièmes 10.»
Il y a dans ce peu de paroles un résumé complet de la théologie des séphirots. Le roi, c'est Ensoph, l'être suprême et absolu. Tout rayonne de ce centre qui est partout, mais que nous concevons surtout de trois manières et dans trois sphères différentes. Dans le monde divin, qui est celui de la première cause, il est unique et premier. Dans le monde de la science qui est celui des causes secondes, l'influence du premier principe se fait sentir, mais on ne le conçoit plus que comme la première des causes secondes; il s'y manifeste par le binaire, c'est le principe créateur passif. Enfin, dans le troisième monde, qui est celui des formes, il se révèle comme la forme parfaite, le verbe incarné, la beauté et la bonté suprêmes, la perfection créée; il est donc à la fois le premier, le second et le troisième, puisqu'il est tout en tout, le centre et la cause de tout. N'admirons point ici le génie de Platon, reconnaissons seulement la science exacte de l'initié.
Qu'on ne nous dise plus que notre grand apôtre saint Jean a emprunté à la philosophie de Platon le début de son évangile. C'est Platon, au contraire, qui avait puisé aux mêmes sources que saint Jean; mais il n'avait pas reçu l'esprit qui vivifie. La philosophie du plus grand des révélateurs humains pouvait aspirer au verbe fait homme: l'Évangile seul pouvait le donner au monde.
La kabbale enseignée aux Grecs par Platon prit plus tard le nom de théosophie et embrassa dans la suite le dogme magique tout entier. Ce fut à cet ensemble de doctrine occulte que se rattachèrent successivement toutes les découvertes des chercheurs. On voulut passer de la théorie à la pratique et réaliser la parole par les oeuvres; les dangereuses expériences de la divination apprirent à la science comment on peut se passer du sacerdoce, le sanctuaire était trahi et des hommes sans mission osaient faire parler les dieux. C'est pour cela que la théurgie partagea les anathèmes de la magie noire et fut soupçonnée d'en imiter les crimes, parce qu'elle ne pouvait se défendre d'en partager l'impiété. On ne soulève pas impunément le voile d'Isis, et la curiosité est un blasphème contre la foi, lorsqu'il s'agit des choses divines. «Heureux ceux qui croiront sans avoir vu, nous a dit le grand révélateur.»
Les expériences de la théurgie et de la nécromancie sont toujours funestes à ceux qui s'y abandonnent. Lorsqu'on a une fois mis le pied sur le seuil de l'autre monde, il faut mourir et presque toujours d'une manière étrange et terrible. Le vertige commence, la catalepsie et la folie achèvent. Il est certain qu'en présence de certaines personnes et après une série d'actes enivrants, une perturbation se fait dans l'atmosphère, les boiseries craquent, les portes tremblent et gémissent. Des signes bizarres et quelquefois sanglants semblent s'imprimer d'eux-mêmes sur du parchemin vierge ou sur des linges. Ces signes sont toujours les mêmes et les magistes les classifient sous le nom d'écritures diaboliques. La seule vue de ces caractères fait retomber les crisiaques en convulsion ou en extase; ils croient alors voir les esprits, et Satan, c'est-à-dire le génie de l'erreur, se transfigure pour eux en ange de lumière. Ces prétendus esprits demandent pour se montrer des excitations sympathiques produites par le rapprochement des sexes, il faut mettre les mains dans les mains, les pieds sur les pieds, il faut se souffler au visage, et souvent suivent des extases obscènes. Les initiés se passionnent pour ce genre d'ivresse, ils se croient les élus de Dieu et les interprètes du ciel, ils traitent de fanatisme l'obéissance à la hiérarchie. Ce sont les successeurs de la race caïnique de l'Inde. Ce sont des hatchichims et des faquirs. Les avertissements ne les éclaireront pas et ils périront parce qu'ils ont voulu périr.
Les prêtres de la Grèce, pour guérir de semblables malades, employaient une sorte d'homoeopathie; ils les terrifiaient en exagérant le mal même dans une seule crise et les faisaient dormir dans la caverne de Trophonius. On se préparait à ce sommeil par des jeûnes, des lustrations et des veilles, puis on descendait dans le souterrain et on y était laissé et enfermé sans lumière. Des gaz enivrants, assez semblables à ceux de la grotte du Chien qu'on voit près de Naples, s'exhalaient dans cette caverne et ne tardaient pas à terrasser le visionnaire; il avait alors d'épouvantables rêves causés par un commencement d'asphyxie; on venait à temps le secourir et on l'emportait tout palpitant, tout pâle et les cheveux hérissés sur un trépied où il prophétisait avant de s'éveiller entièrement. Ces sortes d'épreuves causaient un tel ébranlement dans le système nerveux, que les crisiaques ne s'en souvenaient pas sans frissonner et n'osaient plus jamais parler d'évocations et de fantômes. Il en est qui depuis ne purent jamais s'égayer ni sourire; et l'impression générale était si triste, qu'elle passa en proverbe et qu'on disait d'une personne dont le front ne se déridait pas: «Elle a dormi dans la caverne de Trophonius.»
Ce n'est pas dans les livres des philosophes, c'est dans le symbolisme religieux des anciens qu'il faut chercher les traces de la science et en retrouver les mystères. Les prêtres d'Égypte connaissaient mieux que nous les lois du mouvement et de la vie. Ils savaient tempérer ou affermir l'action par la réaction, et prévoyaient facilement la réalisation des effets dont ils avaient posé la cause. Les colonnes de Seth, d'Hermès, de Salomon, d'Hercule ont symbolisé dans les traditions magiques cette loi universelle de l'équilibre; et la science de l'équilibre avait conduit les initiés à celle de la gravitation universelle autour des centres de vie, de chaleur et de lumière. Aussi dans les calendriers sacrés des Égyptiens dont chaque mois était, comme on sait, placé sous la protection de trois décans ou génies de dix jours, le premier décan du signe du lion est-il représenté par une tête humaine à sept rayons avec une grande queue de scorpion et le signe du Sagittaire sous le menton. Au-dessous de cette tête est le nom de IAO; on appelait cette figure khnoubis, mot égyptien qui signifie or et lumière. Thalès et Pythagore apprirent dans les sanctuaires de l'Égypte que la terre tourne autour du soleil, mais ils ne cherchèrent pas à répandre cette connaissance, parce qu'il eût fallu révéler pour cela un des grands secrets du temple, la double loi d'attraction et de rayonnement de fixité et de mouvement qui est le principe de la création et la cause perpétuelle de la vie. Aussi l'écrivain chrétien, Lactance, qui avait entendu parler de cette tradition magique et de l'effet sans la cause, se moque-t-il fort de ces théurgistes rêveurs qui font tourner la terre et nous donnent des antipodes, lesquels, suivant lui, devaient avoir, pendant que nous marcherions la tête haute, les pieds en haut et la tête en bas. D'ailleurs, ajoute naïvement Lactance avec toute la logique des ignorants et des enfants, de pareils hommes ne tiendraient pas à terre et tomberaient la tête la première dans le ciel inférieur. Ainsi raisonnaient les philosophes pendant que les prêtres, sans leur répondre et sans sourire même de leurs erreurs, écrivaient en hiéroglyphes créateurs de tous les dogmes et de toutes les poésies, les secrets de la vérité.
Dans leur description allégorique des enfers, les hiérophantes grecs avaient caché les grands secrets de la magie. On y trouve quatre fleuves, comme dans le paradis terrestre, plus un cinquième qui serpente sept fois entre les autres. Un fleuve de douleurs et de gémissements, le Cocyte, et un fleuve d'oubli, le Léthé, puis un fleuve d'eau rapide, irrésistible, qui entraîne tout et qui roule en sens contraire avec un fleuve de feu. Ces deux fleuves mystérieux, l'Achéron et le Phlégéton, dont l'eau représente le fluide négatif et l'autre le fluide positif, tournent éternellement l'un dans l'autre. Le Phlégéton échauffe et fait fumer les eaux froides et noires de l'Achéron et l'Achéron couvre d'épaisses vapeurs les flammes liquides du Phlégéton. De ces vapeurs sortent par milliers des larves et des lémures, images vaines des corps qui ont vécu et de ceux qui ne vivent pas encore; mais qu'ils aient bu ou non au fleuve des douleurs, tous aspirent au fleuve d'oubli, dont l'eau assoupissante leur rendra la jeunesse et la paix. Les sages seuls ne veulent pas oublier, car leurs souvenirs sont déjà leur récompense. Aussi sont-ils seuls vraiment immortels, puisqu'ils ont seuls la conscience de leur immortalité.
Les supplices du Ténare sont des peintures vraiment divines des vices et de leur châtiment éternel. La cupidité de Tantale, l'ambition de Sysiphe ne seront jamais expiées, car elles ne peuvent jamais être satisfaites. Tantale a soif dans l'eau, Sysiphe roule au sommet d'une montagne un piédestal sur lequel il veut s'asseoir et qui retombe toujours sur lui en l'entraînant au fond de l'abîme. Ixion, l'amoureux sans frein, qui a voulu violer la reine du ciel, est fouetté par des furies infernales. Il n'a pourtant pas joui de son crime et n'a pu embrasser qu'un fantôme. Ce fantôme peut-être a paru condescendre à ses fureurs et l'aimer, mais quand il méconnaît le devoir, quand il se satisfait par le sacrilége, l'amour, c'est de la haine en fleurs!
Ce n'est pas au delà de la tombe, c'est dans la vie même qu'il faut chercher les mystères de la mort. Le salut ou la réprobation commencent ici-bas et le monde terrestre a aussi son ciel et son enfer. Toujours même ici-bas la vertu est récompensée, toujours même ici-bas le vice est puni; et ce qui nous fait croire parfois à l'impunité des méchants, c'est que les richesses, ces instruments du bien et du mal, semblent leur être parfois données au hasard. Mais malheur aux hommes injustes, lorsqu'ils possèdent la clef d'or, elle n'ouvre pour eux que la porte du tombeau et de l'enfer.
Tous les vrais initiés ont reconnu l'immense utilité du travail et de la douleur. La douleur, a dit un poëte allemand, c'est le chien de ce berger inconnu qui mène le troupeau des hommes. Apprendre à souffrir, apprendre à mourir, c'est la gymnastique de l'Éternité, c'est le noviciat immortel.
Tel est le sens moral de la divine comédie de Dante esquissée déjà du temps de Platon dans le tableau allégorique de Cébès. Ce tableau, dont la description nous a été conservée et que plusieurs peintres du moyen âge ont refait d'après cette description, est un monument à la fois philosophique et magique. C'est une synthèse morale très complète, et c'est en même temps la plus audacieuse démonstration qui ait été faite du grand arcane, de ce secret dont la révélation bouleverserait la terre et le ciel. Nos lecteurs n'attendent pas sans doute que nous leur en donnions l'explication. Celui qui trouve ce mystère comprend qu'il est inexplicable de sa nature, et qu'il donne la mort à ceux qui le surprennent comme à celui qui l'a révélé.
Ce secret est la royauté du sage, c'est la couronne de l'initié que nous voyons redescendre vainqueur du sommet des épreuves dans la belle allégorie de Cébès. Le grand arcane le rend maître de l'or et de la lumière qui sont au fond la même chose, il a résolu le problème de la quadrature du cercle, il dirige le mouvement perpétuel, et il possède la pierre philosophale. Ici les adeptes me comprendront. Il n'y a ni interruption dans le travail de la nature ni lacune dans son oeuvre. Les harmonies du ciel correspondent à celles de la terre, et la vie éternelle accomplit ses évolutions suivant les mêmes lois que la vie d'un jour. Dieu a tout disposé avec poids, nombre et mesure, dit la Bible, et cette lumineuse doctrine était aussi celle de Platon. Dans le Phédon, il fait discourir Socrate sur les destinées de l'âme d'une manière tout à fait conforme aux traditions kabbalistiques. Les esprits épurés par l'épreuve s'affranchissent des lois de la pesanteur, et surtout de l'atmosphère des larmes; les autres y rampent dans les ténèbres, et ce sont ceux-là qui apparaissent aux hommes faibles ou criminels. Ceux qui se sont affranchis des misères de la vie matérielle ne reviennent plus en contempler les crimes et en partager les erreurs: c'est vraiment assez d'une fois.
Le soin que prenaient les anciens d'ensevelir les morts protestait hautement contre la nécromancie, et toujours ceux-là ont été regardés comme des impies qui troublent le repos de la tombe. Rappeler les morts sur la terre, ce serait les condamner à mourir deux fois; et ce qui faisait craindre surtout aux hommes pieux des anciens cultes de rester sans sépulture après leur mort, c'était l'appréhension que leur cadavre ne fût profané par les Stryges et ne servît aux enchantements. Après la mort, l'âme appartient à Dieu, et le corps à la mère commune qui est la terre. Malheur à ceux qui osent attenter à ces refuges! Quand on avait troublé le sanctuaire de la tombe, les anciens offraient des sacrifices aux mânes irrités; et il y avait une sainte pensée au fond de cet usage. En effet, s'il était permis à un homme d'attirer vers lui par une chaîne de conjurations les âmes qui nagent dans les ténèbres en aspirant vers la lumière, celui-là se donnerait des enfants rétrogrades et posthumes qu'il devrait nourrir de son sang et de son âme. Les nécromanciens sont des enfanteurs de vampires, ne les plaignons donc pas s'ils meurent rongés par les morts!
CHAPITRE IV.
MAGIE DU CULTE PUBLIC.
SOMMAIRE.--Ce que c'est que la superstition.--Orthodoxie magique. --Dissidence des profanes.--Apparitions et incarnations des dieux.--Tyrésias et Calchas.--Les magiciens d'Homère.--Les sibylles et leurs vers écrits sur des feuilles jetées au vent.--Origine de la géomancie et de la cartomancie.
Les idées produisent les formes et à leur tour les formes reflètent et reproduisent les idées. Pour ce qui est des sentiments, l'association les multiplie dans la réunion de ceux qui les partagent, en sorte que tous sont électrisés de l'enthousiasme de tous. C'est pour cela que si tel ou tel homme du peuple en particulier se trompe aisément sur le juste et sur le beau, le peuple en masse applaudira toujours à ce qui est sublime avec un élan non moins sublime.
Ces deux grandes lois de la nature observées par les anciens mages, leur avaient fait comprendre la nécessité d'un culte public, unique, obligatoire, hiérarchique et symbolique comme la religion tout entière, splendide comme la vérité, riche et varié comme la nature, étoilé comme le ciel, plein de parfums comme la terre, de ce culte enfin que devait plus tard constituer Moïse, que Salomon devait réaliser dans toutes ses splendeurs, et qui, transfiguré encore une fois, réside aujourd'hui dans la grande métropole de Saint-Pierre de Rome.
L'humanité n'a jamais eu réellement qu'une religion et qu'un culte. Cette lumière universelle a eu ses mirages incertains, ses reflets trompeurs et ses ombres, mais toujours après les nuits de l'erreur, nous la voyons reparaître unique et pure comme le soleil.
Les magnificences du culte sont la vie de la religion, et si le Christ veut des ministres pauvres, sa divinité souveraine ne veut pas de pauvres autels. Les protestants n'ont pas compris que le culte est un enseignement, et que dans l'imagination de la multitude il ne faut pas créer un dieu mesquin ou misérable. Voyez ces oratoires qui ressemblent à des mairies et ces honnêtes ministres tournés comme des huissiers ou des commissaires, ne font-ils pas nécessairement prendre la religion pour une formalité, et Dieu pour un juge de paix? Les Anglais qui prodiguent tant d'or dans leurs habitations particulières, et qui affectent d'aimer tant la Bible, ne devraient-ils pas se souvenir des pompes inouïes du temple de Salomon et trouver leurs églises bien froides et bien nues? Mais ce qui dessèche leur culte c'est la sécheresse de leur coeur, et comment voulez-vous qu'avec ce culte sans magie, sans éblouissements et sans larmes, ces coeurs soient jamais rappelés à la vie?
L'orthodoxie est le caractère absolu de la haute magie. Quand la vérité vient au monde, l'étoile de la science en avertit les mages et ils viennent adorer l'enfant créateur de l'avenir. C'est par l'intelligence de la hiérarchie et la pratique de l'obéissance qu'on obtient l'initiation, et un véritable initié ne sera jamais un sectaire.
Les traditions orthodoxes furent emportées de la Chaldée par Abraham, elles régnaient en Égypte du temps de Joseph avec la connaissance du vrai Dieu. Koung-Tseu voulut les établir en Chine, mais le mysticisme imbécile de l'Inde devait, sous la forme idolâtrique du culte de Fô, prévaloir dans ce grand empire. Moïse emporta l'orthodoxie d'Égypte comme Abraham de la Chaldée, et dans les traditions secrètes de la kabbale nous trouvons une théologie entière, parfaite, unique, semblable à ce que la nôtre a de plus grandiose et de mieux expliqué par les pères et les docteurs, le tout avec un ensemble et des lumières qu'il n'est pas donné encore au monde de comprendre. Le Sohar, qui est la clef des livres saints, ouvre aussi toutes les profondeurs et éclaire toutes les obscurités des mythologies anciennes et des sciences cachées primitivement dans le sanctuaire. Il est vrai qu'il faut connaître le secret de cette clef pour arriver à s'en servir, et que pour les intelligences même les plus pénétrantes, mais non initiées à ce secret, le Sohar est absolument incompréhensible et même illisible.
Nous espérons que les lecteurs attentifs de nos écrits sur la magie trouveront d'eux-mêmes ce secret, et parviendront à leur tour à déchiffrer d'abord, puis à lire ce livre qui contient l'explication de tant de mystères.
L'initiation étant la conséquence nécessaire de la hiérarchie, principe fondamental des réalisations magiques, les profanes, après avoir essayé inutilement de forcer les portes du sanctuaire, prirent le parti d'élever autel contre autel, et d'opposer les divulgations ignorantes du schisme aux réticences de l'orthodoxie. D'horribles histoires coururent sur les mages: les sorciers et les stryges rejetèrent sur eux la responsabilité de leurs crimes; c'étaient des buveurs de sang humain, des mangeurs de petits enfants. Cette vengeance de l'ignorance présomptueuse contre la science discrète a obtenu de tous les temps un succès qui en a perpétué l'usage. Un misérable n'a-t-il pas imprimé dans je ne sais quel pamphlet, qu'il avait lui-même et de ses oreilles entendu dans un club l'auteur de ce livre demander que le sang des riches fût mis en boudins pour nourrir le peuple affamé? Plus la calomnie est énorme, plus elle fait d'impression sur les sots.
Les accusateurs des mages commettaient eux-mêmes les forfaits dont ils les accusaient, et s'abandonnaient à toutes les frénésies d'une sorcellerie dévergondée. Il n'était bruit que d'apparitions et de prodiges. Les dieux eux-mêmes descendaient en formes visibles pour autoriser les orgies. Les cercles furieux de prétendus illuminés remontent jusqu'aux bacchantes qui ont assassiné Orphée. Un panthéisme mystique et luxurieux multiplia toujours depuis ces cercles fanatiques et clandestins où la promiscuité et le meurtre se mêlaient aux extases et aux prières. Mais les destinées fatales de ce dogme absorbant et destructeur sont écrites dans une des plus belles fables de la mythologie grecque. Des pirates tyrrhéniens ont surpris Hiacchos endormi et le portent dans leur vaisseau. Ils croient que le dieu de l'inspiration est leur esclave, mais tout à coup en pleine mer leur vaisseau se transfigure, les mâts deviennent des ceps, les cordages des vignes, partout apparaissent des satyres dansant avec des lynx et des panthères, le vertige s'empare de l'équipage, ils se voient tous changés en boucs, et se précipitent dans la mer. Hiacchos alors aborde en Béotie et se rend à Thèbes, la ville de l'initiation, où il trouve que Panthée avait usurpé le pouvoir. Panthée à son tour veut emprisonner le dieu; mais la prison s'ouvre d'elle-même, le captif rayonne, vainqueur au milieu de Thèbes. Panthée devient furieux et les filles de Cadmus devenues des bacchantes le mettent en pièces croyant immoler un jeune taureau.
Le panthéisme, en effet, ne saurait constituer une synthèse et doit périr divisé par les sciences, filles de Cadmus.
Après Orphée, Cadmus, Oedipe et Amphiaraüs, les grands types fabuleux du sacerdoce magique en Grèce sont Tyrésias et Calchas, mais Tyrésias est un hiérophante inintelligent ou infidèle. Un jour il trouve deux serpents entrelacés, il croit qu'ils se battent et les sépare en les frappant de son bâton: il n'a pas compris le symbole du caducée, il veut diviser les forces de la nature, il veut séparer la science de la foi, l'intelligence de l'amour, l'homme de la femme; il les voit unis comme des lutteurs, et il croit qu'ils se battent, il les blesse en les séparant, et le voilà lui-même ayant perdu son équilibre; il sera tour à tour homme et femme, jamais complètement, car l'accomplissement du mariage lui est interdit. Ici se révèlent tous les mystères de l'équilibre universel et de la loi créatrice. En effet c'est l'androgyne humain qui enfante; l'homme et la femme tant qu'ils sont séparés restent stériles, comme la religion sans la science et réciproquement, comme l'intelligence sans amour, comme la douceur sans force et la force sans douceur, comme la justice sans miséricorde et la miséricorde sans justice. L'harmonie résulte de l'analogie des contraires, il faut les distinguer pour les unir et non les séparer pour choisir entre eux. L'homme, dit-on, va sans cesse du blanc au noir dans ses opinions et se trompe toujours. Cela doit être, car la forme visible, la forme réelle est blanche et noire, elle se produit en alliant l'ombre et la lumière sans les confondre. Ainsi se marient tous les contraires dans la nature, et celui qui veut les séparer s'expose au châtiment de Tyrésias. D'autres disent qu'il devint aveugle pour avoir surpris Minerve toute nue, c'est-à-dire pour avoir profané les mystères: c'est une autre allégorie, mais c'est toujours le même symbole.
C'est sans doute à cause de sa profanation des mystères qu'Homère fait errer l'ombre de Tyrésias dans les ténèbres Cimmériennes, et nous le montre revenant avec les larves et les ombres malheureuses qui cherchent à s'abreuver de sang, lorsqu'Ulysse consulte les esprits avec un cérémonial bien autrement magique et formidable que les grimaces de nos mediums et les petits papiers innocents des modernes nécromanciens.
Le sacerdoce est presque muet dans Homère, le devin Calchas n'est ni un souverain pontife ni un grand hiérophante. Il semble être au service des rois dont il redoute la colère, et n'ose dire à Agamemnon des vérités désagréables qu'après avoir imploré la protection d'Achille. Il jette ainsi la division entre ces chefs et devient la cause des désastres de l'armée. Homère, dont tous les récits sont d'importantes et profondes leçons, veut aussi, par cet exemple, montrer à la Grèce combien il importe que le ministère divin soit indépendant des influences temporelles. La tribu sacerdotale ne doit relever que du suprême pontificat, et le grand prêtre est frappé d'impuissance; s'il manque une seule couronne à sa tiare il faut qu'il soit roi temporel pour être l'égal des souverains de la terre, roi par l'intelligence et par la science, roi enfin par sa mission divine. Tant qu'un pareil sacerdoce n'existera pas, semble dire le sage Homère, il manquera quelque chose à l'équilibre des empires.
Le devin Théoclymènes dans l'Odyssée joue à peu près le rôle d'un parasite, il paie aux poursuivants de Pénélope leur hospitalité peu bienveillante par un avertissement inutile, puis il se retire prudemment avant l'esclandre qu'il prévoit.
Il y a loin du rôle de ces diseurs de bonne ou de mauvaise aventure, à celui de ces sibylles qui habitaient dans des sanctuaires où elles se rendaient invisibles et qu'on n'abordait qu'en tremblant. Circés nouvelles, elles ne cédaient pourtant qu'à l'audace: il fallait pénétrer par adresse ou de force dans leur retraite, les prendre par les cheveux, les menacer avec l'épée et les traîner jusqu'au fatal trépied. Alors elles rougissaient et pâlissaient tour à tour, et frémissantes, les cheveux hérissés, elles proféraient des paroles sans suite, puis elles s'échappaient furieuses, écrivaient sur des feuilles d'arbres des mots qui rassemblés devaient former des vers prophétiques et jetaient ces feuilles au vent, puis elles se renfermaient dans leur retraite et ne répondaient plus si on tentait de les rappeler.
L'oracle avait autant de sens différents qu'il était possible d'en trouver en combinant les feuilles de toutes les manières. Si au lieu de mots les feuilles eussent porté des signes hiéroglyphiques, le nombre des interprétations eût encore augmenté, et l'on eût pu consulter le sort en les assemblant au hasard; c'est ce que firent depuis les géomanciens qui devinaient par des nombres et des figures de géométrie jetés au hasard. C'est ce que font encore de nos jours les adeptes de la cartomancie, en se servant de grands alphabets magiques du tarot dont ils ignorent assez généralement la valeur. Dans ces opérations, le sort choisit seulement les signes qui doivent inspirer l'interprète, et sans une faculté toute spéciale d'intuition et de seconde vue, les phrases indiquées par l'assemblage des lettres sacrées et les révélations indiquées par l'assemblage des figures prophétiseront au hasard. Ce n'est pas tout d'assembler les lettres, il faut savoir lire. La cartomancie bien comprise est une véritable consultation des esprits sans nécromancie et sans sacrifices, elle veut donc l'assistance d'un bon médium, la pratique en est d'ailleurs dangereuse et nous ne la conseillons à personne. N'est-ce donc pas assez du souvenir de nos misères pour aggraver nos souffrances dans le présent, faut-il encore les surcharger de toute l'anxiété de l'avenir, et souffrir tous les jours d'avance les catastrophes qu'il nous est impossible d'éviter?
CHAPITRE V.
MYSTÈRES DE LA VIRGINITÉ.
SOMMAIRE.--L'hellénisme à Rome.--Institutions de Numa.--Les Vestales.--Allégories du feu sacré.--Portée religieuse de l'histoire de Lucrèce.--Mystères de la bonne déesse.--Culte du foyer et de la mère patrie.--Collèges des flamines et des augures.--Les oracles.--Opinions erronées de Fontenelle et de Kircher.--Aperçu du calendrier magique chez les Romains.
L'empire romain ne fut qu'une transfiguration de celui des Grecs. L'Italie était la grande Grèce, et lorsque l'hellénisme perfectionna ses dogmes et ses mystères, c'est qu'il fallait commencer l'éducation des enfants de la louve: Rome était déjà au monde.
Un fait spécial caractérise l'initiation donnée aux Romains par Numa, c'est l'importance typique rendue à la femme, à l'exemple des Égyptiens qui adoraient la divinité suprême sous le nom d'Isis.
Chez les Grecs, le Dieu de l'initiation c'est Iacchos, le vainqueur de l'Inde, le resplendissant Androgyne aux cornes d'Ammon, le Panthée qui tient la coupe des sacrifices et y fait ruisseler le vin de la vie universelle, Iacchos, le fils de la foudre et le dompteur des tigres et des lions, mais c'est en profanant les mystères d'Iacchos que les bacchantes ont déchiré Orphée; Iacchos, sous le nom romain de Bacchus, ne sera plus que le dieu de l'ivresse, et Numa demandera ses inspirations à la sage et discrète Égérie, la déesse du mystère et de la solitude. Il faut bien donner une mère à ces sauvages enfants trouvés qui n'ont pu devenir époux qu'en enlevant des femmes par surprise et par trahison. Ce qui doit assurer l'avenir de Rome, c'est le culte de la patrie et de la famille. Numa l'a compris, et il apprend d'Égérie comment on honore la mère des dieux. Il lui élève un temple sphérique sous la coupole duquel brûle un feu qui ne doit jamais s'éteindre. Ce feu est entretenu par quatre vierges qu'on nommera vestales et qui seront entourées d'honneurs extraordinaires si elles sont fidèles, punies avec une rigueur exceptionnelle si elles manquent à leur dignité. L'honneur de la vierge est celui de la mère, et la famille ne peut être sainte qu'autant que la pureté virginale sera reconnue possible et glorieuse. Ici déjà la femme sort de la servitude antique, ce n'est plus l'esclave orientale, c'est la divinité domestique, c'est la gardienne du foyer, c'est l'honneur du père et de l'époux. Rome est devenue le sanctuaire des moeurs, et à ce prix elle sera la souveraine des nations et la métropole du monde.
La tradition magique de tous les âges accorde à la virginité quelque chose de surnaturel et de divin. Les inspirations prophétiques cherchent les vierges, et c'est en haine de l'innocence et de la virginité que la Goëtie sacrifie des enfants au sang desquels elle reconnaît pourtant une vertu sacrée et expiatoire. Lutter contre l'attrait de la génération s'est c'exercer à vaincre la mort, et la suprême chasteté était la plus glorieuse couronne proposée aux hiérophantes. Répandre sa vie dans des embrassements humains c'est jeter des racines dans la tombe. La chasteté est une fleur qui n'a plus de tige sur la terre et qui, aux caresses du soleil qui l'invite à monter vers lui, peut se détacher sans efforts et s'envoler comme un oiseau.
Le feu sacré des vestales était le symbole de la foi et du chaste amour. C'était aussi l'emblème de cet agent universel dont Numa savait produire et diriger la forme électrique et foudroyante. En effet, pour rallumer le feu des vestales, si par une négligence très punissable elles l'avaient laissé s'éteindre, il fallait le soleil ou la foudre. On le renouvelait et on le consacrait au commencement de toutes les années, pratique conservée parmi nous et observée la veille de Pâques.
C'est à tort qu'on a accusé le christianisme d'avoir emprunté ce qu'il y avait de plus beau dans les anciens cultes. Le christianisme, cette dernière forme de l'orthodoxie universelle, a gardé tout ce qui lui appartenait et n'a rejeté que les pratiques dangereuses et les vaines superstitions.
Le feu sacré représentait aussi l'amour de la patrie et la religion du foyer. C'est à cette religion, c'est à l'inviolabilité du sanctuaire conjugal que Lucrèce se sacrifia. Lucrèce personnifie toute la majesté de l'ancienne Rome; elle pouvait sans doute se soustraire à l'outrage en abandonnant sa mémoire à la calomnie, mais la haute réputation est une noblesse qui oblige. En matière d'honneur un scandale est plus déplorable qu'une faute. Lucrèce éleva sa dignité d'honnête femme jusqu'à la hauteur du sacerdoce en subissant un attentat pour l'expier ensuite et le punir.
C'est en mémoire de cette illustre Romaine que la haute initiation au culte de la patrie et du foyer fut confiée aux femmes, à l'exclusion des hommes. Là elles devaient apprendre que le véritable amour est celui qui inspire les plus héroïques dévouements. On leur disait que la vraie beauté de l'homme c'est l'héroïsme et la grandeur; que la femme capable de trahir ou d'abandonner son mari, flétrit à la fois son avenir et son passé et se met au front la tache ineffaçable d'une prostitution rétrospective aggravée encore par un parjure. Cesser d'aimer celui auquel on a donné la fleur de sa jeunesse, c'est le plus grand malheur qui puisse affliger le coeur d'une femme honnête; mais le déclarer hautement, c'est renier son innocence passée, c'est renoncer à la probité du coeur et à l'intégrité de l'honneur, c'est la dernière et la plus irréparable de toutes les hontes.
Telle était la religion de Rome: c'est à la magie d'une pareille morale qu'elle a dû toutes ses grandeurs, et lorsque pour elle le mariage cessa d'être sacré, la décadence n'était pas loin.
S'il est vrai que, du temps de Juvénal, les mystères de la bonne déesse étaient des mystères d'impureté, ce dont il est permis peut-être de douter un peu, car les femmes seules admises à ces prétendues orgies se seraient donc dénoncées elles-mêmes? en admettant, disons-nous, que cela soit vrai, puisque tout était possible après les règnes de Néron et de Domitien, que pouvons-nous en conclure sinon que le règne moral de la mère des dieux était passé et qu'il devait faire place au culte populaire, plus universel et plus pur de Marie, la mère de Dieu?
Numa, initié aux lois magiques et sachant les influences magnétiques de la vie commune, institua des collèges de prêtres et d'augures, et les soumit à des règles; c'était l'idée première des couvents, une des grandes puissances de la religion. Déjà depuis longtemps en Judée, les prophètes se réunissaient en cercles sympathiques, et mettaient en commun l'inspiration et la prière. Il semble que Numa ait connu les traditions de la Judée, ses flamines et ses saliens s'exaltaient par des évolutions et des danses qui rappellent celle de David devant l'arche. Numa n'institua pas de nouveaux oracles capables de rivaliser avec celui de Delphes, mais il instruisit ses prêtres dans l'art des augures, c'est-à-dire qu'il leur révéla une certaine théorie des pressentiments et de la seconde vue déterminés par des lois secrètes de la nature. Nous méprisons maintenant l'art des aruspices et des augures, parce que nous avons perdu la science profonde de la lumière et des analogies universelles de ses reflets. Voltaire, dans son charmant conte de Zadig, esquisse en jouant une science de divination toute naturelle, mais qui n'en est pas moins merveilleuse, parce qu'elle suppose une finesse d'observation tout exceptionnelle et une série de déductions qui échappe habituellement à la logique si bornée du vulgaire. On raconte que Parménides, maître de Pythagore, ayant goûté de l'eau d'une source, prédit un prochain tremblement de terre: il n'y a rien là qui doive sembler étrange, car les saveurs bitumineuses et sulfureuses répandues dans l'eau ont pu avertir le philosophe du travail intérieur des terrains avoisinants. Peut-être même l'eau était-elle seulement troublée d'une manière insolite. Quoiqu'il en soit, nous prévoyons encore la rigueur des hivers par le vol des oiseaux, et nous pourrions prévoir certaines influences atmosphériques par l'inspection des organes digestifs et respiratoires des animaux. Or, les perturbations physiques de l'atmosphère ont souvent des causes morales. Les révolutions se traduisent en l'air par de grands orages, le souffle des peuples agite le ciel. Le succès marche avec les courants électriques, et les couleurs de la lumière vivante reflètent les mouvements de la foudre, «Il y a quelque chose dans l'air,» dit le peuple avec son instinct prophétique. Les aruspices et les augures apprenaient à lire les caractères que trace partout la lumière, et à reconnaître les marques des courants et des révolutions astrales. Ils savaient pourquoi les oiseaux volent isolés ou se rassemblent, quelles influences les font aller vers le nord ou vers le midi, vers l'orient ou l'occident, et c'est ce que nous ne savons plus, nous qui nous moquons des augures. Il est si facile de se moquer et si difficile de bien apprendre.
C'est par suite de ce parti pris de dénigrer et de nier tout ce que nous ne comprenons pas, que des hommes d'esprit, comme Fontenelle, et des savants, comme Kircher, ont écrit des choses si téméraires sur les anciens oracles. Tout est manoeuvres et supercheries aux yeux de ces esprits forts. Ils inventent des statues machinées, des porte-voix cachés, des échos ménagés dans les souterrains des temples. Pourquoi donc calomnier toujours le sanctuaire? N'y aurait-il donc jamais eu que des fripons parmi les prêtres? Ne pouvait-il se trouver parmi les hiérophantes de Cérès ou d'Apollon des hommes honnêtes et convaincus? On trompait donc ceux-là comme les autres? Mais qui donc les trompait constamment sans se trahir pendant une suite de siècles, car les fourbes ne sont pas immortels. Des expériences récentes prouvent que les pensées peuvent se transmettre, se traduire en écriture et s'imprimer par les seules forces de la lumière astrale. Des mains mystérieuses écrivent encore sur nos murs comme au festin de Balthazar. Souvenons-nous de cette sage parole d'un savant qu'on n'accusera certainement ni de fanatisme ni de crédulité: Arago disait qu'en dehors des mathématiques pures, celui qui prononce le mot impossible, manque de prudence.
Le calendrier religieux de Numa est calqué sur celui des mages, c'est une série de fêtes et de mystères rappelant toute la doctrine secrète des initiés et adaptant parfaitement les actes publics du culte aux lois universelles de la nature. La disposition des mois et des jours est restée la même sous l'influence conservatrice de la régénération chrétienne. Comme les Romains de Numa, nous sanctifions encore par l'abstinence les jours consacrés au souvenir de la génération et de la mort; mais pour nous le jour de Vénus est sanctifié par les expiations du calvaire. Le jour sombre de Saturne est celui où notre dieu incarné dort dans sa tombe, mais il ressuscitera, et la vie qu'il nous promet, émoussera la faux de Chronos. Le mois que les Romains consacraient à Maïa, la nymphe de la jeunesse et des fleurs, la jeune mère qui sourit aux prémices de l'année, est voué par nous à Marie, la rose mystique, le lis de pureté, la céleste mère du Sauveur. Ainsi nos usages religieux sont anciens comme le monde, nos fêtes ressemblent à celles de nos pères, et le Sauveur des chrétiens n'est venu rien supprimer des beautés symboliques et religieuses de l'ancienne initiation; il est venu, comme il le disait lui-même à propos de la loi figurative des Israélites, tout réaliser et tout accomplir.
CHAPITRE VI.
DES SUPERSTITIONS.
SOMMAIRE.--Leur origine; leur durée.--La sorcellerie est la superstition de la magie.--Superstitions grecques et romaines.--Les présages, les songes, les enchantements, les fascinations.--Le mauvais oeil--Les sorts.--Les envoûtements.
Les superstitions sont des formes religieuses qui survivent aux idées perdues. Toutes ont eu pour raison d'être une vérité qu'on ne sait plus ou qui s'est transfigurée. Leur nom, du latin superstes, signifie ce qui survit: ce sont les restes matériels des sciences ou des opinions anciennes.
La multitude, toujours plutôt instinctive que pensante, s'attache aux idées par les formes, et change difficilement d'habitudes. Lorsqu'on veut combattre les superstitions, il semble toujours au peuple qu'on s'attaque à la religion même; aussi saint Grégoire, l'un des plus grands papes de la chrétienté, ne voulait-il pas qu'on supprimât les usages. Purifiez les temples, écrivait-il à ses missionnaires, mais ne les détruisez pas, «car, tant que la nation verra subsister ses anciens lieux de prière, elle s'y rendra par habitude et vous la gagnerez plus facilement au culte du vrai Dieu.»
«Les Bretons, dit encore ce saint pape, font à certains jours des sacrifices et des festins, laissez-leur les festins, ne supprimez que les sacrifices; laissez-leur la joie de leurs fêtes, mais de païenne qu'elle était, rendez-la doucement et progressivement chrétienne.»
La religion garda presque les noms mêmes des coutumes pieuses qu'elle remplaçait par les saints mystères. Ainsi les anciens célébraient tous les ans un banquet nommé les charisties; ils y invitaient les âmes de leurs ancêtres et faisaient ainsi acte de foi en la vie universelle et immortelle. L'Eucharistie, c'est-à-dire la charistie par excellence, a remplacé les charisties, et nous communions à Pâques avec tous nos amis de la terre et du ciel. Loin de favoriser par de semblables progrès les anciennes superstitions, le christianisme rendait l'âme et la vie aux signes survivants des croyances universelles.
La magie, cette science de la nature qui tient de si près à la religion, puisqu'elle initie les hommes aux secrets de la divinité, la magie, cette science oubliée, vit encore tout entière dans les signes hiéroglyphiques, et en partie dans les traditions vivantes ou superstitions qu'elle a laissées.
Ainsi, par exemple, l'observance des nombres et des jours est une réminiscence aveugle du dogme magique primitif. Le vendredi, jour consacré à Vénus, était regardé par les anciens comme un jour funeste, parce qu'il rappelle les mystères de la naissance et de la mort. On ne commençait rien ce jour-là chez les juifs, mais on achevait tout le travail de la semaine parce qu'il précède le jour du sabbat ou du repos obligatoire. Le nombre treize, qui vient après le cycle parfait de douze, représente aussi la mort après les travaux de la vie. L'article du symbole israëlite relatif à la mort est le treizième. Par suite du démembrement de la famille de Joseph en deux tribus, il se trouvait treize convives à la première pâque d'Israël, dans la terre promise, c'est-à-dire treize tribus au partage des moissons de Chanaan. Une de ces tribus fut exterminée, et ce fut celle de Benjamin, le plus jeune des enfants de Jacob. De là est venue cette tradition que lorsqu'on est treize à table, le plus jeune doit bientôt mourir.
Les mages s'abstenaient de la chair de certains animaux et ne mangeaient pas de sang. Moïse mit leur pratique en précepte, et dit, relativement au sang, que l'âme des animaux s'y trouve unie, et qu'il ne faut pas se nourrir d'âmes animales. Ces âmes animales qui restent dans le sang sont comme un phosphore de lumière astrale coagulée et corrompue qui peut devenir le germe d'un grand nombre de maladies; le sang des animaux suffoqués se digère mal et prédispose aux apoplexies et aux cauchemars. La chair des carnivores est également malsaine à cause des instincts féroces dont elle a été animée, et de ce qu'elle a déjà absorbé de corruption et de mort.
«Lorsque l'âme d'un animal est séparée de son corps avec violence, dit Porphyre, elle ne s'en éloigne pas, et comme les âmes humaines qu'une mort violente a fait périr, elle reste près de son corps. Lors donc qu'on tue les animaux, leurs âmes se plaisent auprès des corps qu'on les a forcés de quitter. Rien ne peut les en éloigner: elles y sont retenues par sympathie. On en a vu plusieurs qui gémissaient près de leurs corps. Ainsi les âmes des hommes dont les corps ne sont point inhumés, restent près de leurs cadavres; c'est de celles-là que les magiciens abusent pour leurs opérations, en les forçant de leur obéir, lorsqu'ils sont les maîtres du corps mort soit en entier, soit en partie. Les théosophes qui sont instruits de ces mystères, et qui savent quelle est la sympathie de l'âme des bêtes pour les corps dont elles sont séparées et avec quel plaisir elles s'en approchent, ont avec raison défendu l'usage de certaines viandes, afin que nous ne soyons pas infestés d'âmes étrangères.»
Porphyre ajoute qu'on peut devenir prophète en se nourrissant de coeurs de corbeaux, de taupes et d'éperviers. Ici le théurgiste d'Alexandrie tombe dans les recettes du petit Albert; mais s'il arrive sitôt à la superstition, c'est qu'il a promptement fait fausse route, car son point de départ était la science.
Les anciens, pour désigner les propriétés secrètes des animaux, disaient que les dieux à l'époque de la guerre des géants avaient pris diverses formes pour se cacher, et qu'ils se plaisaient parfois à les reprendre. Ainsi Diane se change en louve; le soleil en taureau, en lion, en dragon et en épervier; Hécate en cheval, en lionne, en chienne. Le nom de Phérébate a été donné, suivant plusieurs théosophes, à Proserpine parce qu'elle se nourrit de tourterelles. Les tourterelles sont l'offrande ordinaire que les prêtresses de Maïa font à cette déesse qui est la Proserpine de la terre, la fille de la blonde Cérès, nourricière du genre humain. Les initiés d'Éleusis doivent s'abstenir d'oiseaux domestiques, de poissons, de fèves, de pêches et de pommes; ils ne touchent jamais une femme en couches ou qui a ses mois. Porphyre, à qui nous empruntons encore tous ces détails, ajoute la phrase que voici:
«Quiconque a étudié la science des visions, sait que l'on doit s'abstenir de toutes sortes d'oiseaux si l'on veut être délivré du joug des choses terrestres et trouver une place parmi les dieux du ciel.» Mais il n'en dit pas la raison.
Suivant Euripide, les initiés au culte secret de Jupiter en Crète s'abstenaient de la chair des animaux. Voici comment il fait parler ces prêtres; c'est le choeur qui s'adresse au roi Minos:
«Fils d'une Tyrienne de Phénicie, descendant d'Europe et du grand Jupiter, roi de l'île de Crète, fameuse par cent villes; nous venons vers toi, en quittant les temples des dieux construits du bois des chênes et des cyprès façonnés par le fer, nous menons une vie pure.--Depuis le temps que j'ai été fait prêtre de Jupiter idéen, je ne prends plus de part aux repas nocturnes des bacchanales, et je ne mange plus les viandes saignantes, mais j'offre des flambeaux à la mère des dieux: je suis prêtre parmi les curètes revêtus de blanc; je m'éloigne du berceau des hommes, j'évite aussi leurs tombes, et je ne mange rien de ce qui a été animé par le souffle de vie.»
La chair des poissons est phosphorescente, et par conséquent aphrodisiaque. Les fèves sont échauffantes et font rêver creux. On trouverait sans doute une raison profonde à toutes les abstinences, même les plus singulières, en dehors de toutes superstitions. Il est certaines combinaisons d'aliments qui sont contraires aux harmonies de la nature. «Ne faites pas cuire le chevreau dans le lait de sa mère,» disait Moïse; prescription touchante comme allégorie et sage sous le rapport de l'hygiène.
Les Grecs comme les Romains, mais moins que les Romains, croyaient aux présages; ils regardaient les serpents comme de bon augure lorsqu'ils goûtaient aux offrandes sacrées. S'il tonnait à droite ou gauche, l'augure était favorable ou malheureux. Les éternuements étaient des présages, et ils observaient de même certains autres accidents naturels aussi bruyants, mais moins honnêtes que l'éternuement. Dans l'hymne de Mercure, Homère raconte qu'Apollon, auquel le dieu des voleurs, étant encore au berceau, venait de dérober ses boeufs, prend l'enfant et le secoue pour lui faire avouer le larcin:
Mercure s'avisant d'un étrange miracle,
De ses flancs courroucés fit entendre l'oracle;
Jusqu'au grand Apollon la vapeur en monta,
Et gourmandant l'enfant qu'à terre il rejeta,
Bien qu'il eût grand désir d'achever son voyage,
Le dieu se détourna, puis lui tint ce langage:
Courage, de Maïa, l'excellente en beauté,
Et du grand Jupiter, beau fils emmailloté,
Sans doute je pourrais trouver par aventure
La trace de mes boeufs, guidé par cet augure,
Mais tu me conduiras toujours en attendant.
(Hymnes d'Homère, traduction de Salomon Certon, page 59.)
Chez les Romains tout était présage. Un caillou auquel le pied se heurtait, le cri d'une chouette, l'aboiement d'un chien, un vase brisé, une vieille femme qui vous regardait la première, un animal qu'on rencontrait. Ces vaines terreurs avaient pour principe cette grande science magique de la divination qui ne néglige aucun indice et qui, d'un effet inaperçu du vulgaire, remonte à une série de causes qu'elle enchaîne entre elles. Elle sait, par exemple, que les influences atmosphériques qui font hurler le chien, sont mortelles pour certains malades; que la présence et le tournoiement des corbeaux annoncent des cadavres abandonnés: ce qui est toujours de sinistre augure. Les corbeaux fréquentent plus volontiers les régions du meurtre et du supplice. Le passage de certains oiseaux annonce les hivers rigoureux, d'autres par des cris plaintifs sur la mer donnent le signal des tempêtes. Ce que la science discerne, l'ignorance le remarque et le généralise. La première trouve partout d'utiles avertissements; l'autre s'inquiète de tout et se fait peur à elle-même.
Les Romains étaient aussi grands observateurs de songes; l'art de les expliquer tient à la science de la lumière vitale et à l'intelligence de sa direction et de ses reflets. Les hommes versés dans les mathématiques transcendentales savent bien qu'il n'y a pas d'image sans lumière soit directe, soit reflétée, soit réfractée, et par la direction du rayon dont ils sauront reconnaître le retour sous la brisure, ils parviendront toujours par un calcul exact au foyer lumineux dont ils apprécieront la force universelle ou relative. Ils tiendront compte aussi de l'état sain ou maladif de l'appareil visuel, soit extérieur, soit intérieur, auquel ils attribueront la difformité ou la rectitude apparente des images. Les songes, pour ceux-là, seront toute une révélation. Le songe est un semblant d'immortalité dans cette mort de toutes les nuits que nous appelons le sommeil. Dans les rêves nous vivons de la vie universelle sans conscience de bien ou de mal, de temps ou d'espace. Nous voltigeons sur les arbres, nous dansons sur l'eau, nous soufflons sur les prisons et elles s'écroulent, ou bien nous sommes lourds, tristes, poursuivis, enchaînés, suivant l'état de notre santé, et souvent aussi celui de notre conscience. Tout cela sans doute est utile à observer, mais que peuvent en conclure ceux qui ne savent pas et qui ne veulent rien apprendre?
L'action toute-puissante de l'harmonie pour exalter l'âme et la rendre maîtresse des sens, était bien connue des anciens sages, mais ce qu'ils employaient pour calmer, les enchanteurs en firent usage pour exalter et pour enivrer. Les sorcières de Thessalie et celles de Rome étaient convaincues de ceci: que la lune était arrachée du ciel par les vers barbares qu'elles récitaient et venait tomber sur la terre toute pâle et toute sanglante. La monotonie de leur récitation, les passes de leurs baguettes magiques, leurs tournoiements autour des cercles les magnétisaient, les exaltaient, les amenaient progressivement jusqu'à la fureur, jusqu'à l'extase, jusqu'à la catalepsie. Elles rêvaient alors tout éveillées et voyaient les tombeaux s'ouvrir, l'air se charger de nuées de démons et la lune tomber du ciel.
La lumière astrale est l'âme vivante de la terre, âme matérielle et fatale, nécessitée dans ses productions et dans ses mouvements par les lois éternelles de l'équilibre. Cette lumière qui entoure et pénètre tous les corps peut en annuler la pesanteur et les faire tourner autour d'un centre puissamment absorbant. Des phénomènes qu'on n'a pas assez examinés et qui se reproduisent de nos jours, ont prouvé la vérité de cette théorie. C'est à cette loi naturelle qu'il faut attribuer les tourbillons magiques au centre desquels se plaçaient les enchanteurs. C'est le secret de la fascination exercée sur les oiseaux par certains reptiles et sur les natures sensitives par les natures négatives et absorbantes; les mediums sont en général des êtres malades en qui le vide se fait, et qui attirent alors la lumière comme les abîmes attirent l'eau des tourbillons. Les corps les plus lourds peuvent être alors soulevés comme des pailles, et entraînés par le courant. Ces natures négatives et mal équilibrées, en qui le corps fluidique est informe, projettent à distance leur force d'attraction et s'ébauchent en l'air des membres supplémentaires et fantastiques. Lorsque le célèbre medium Home fait apparaître autour de lui des mains sans corps, il a lui-même les mains mortes et glacées. On pourrait dire que les mediums sont des créatures phénoménales en qui la mort lutte visiblement contre la vie. Il faut juger de même les fascinateurs, les jeteurs de sort, les gens qui ont le mauvais oeil et les envoûteurs. Ce sont des vampires, soit volontaires, soit involontaires; ils attirent la vie qui leur manque et troublent ainsi l'équilibre de la lumière. S'ils le font volontairement, ce sont des malfaiteurs qu'il faut punir; s'ils le font involontairement, ce sont des malades fort dangereux dont les personnes délicates et nerveuses surtout doivent soigneusement éviter le contact.
Voici ce que Porphyre raconte dans la vie de Plotin:
«Parmi ceux qui faisaient profession de philosophes, il y en avait un nommé Olympius, il était d'Alexandrie; il avait été pendant quelque temps disciple d'Ammonius, il traita Plotin avec mépris parce qu'il voulait avoir plus de réputation que lui. Il employa des cérémonies magiques pour lui nuire; mais s'étant aperçu que son entreprise retombait sur lui-même, il convint devant ses amis qu'il fallait que l'âme de Plotin fût bien puissante, puisqu'elle rétorquait sur ses ennemis leurs mauvais desseins. Plotin sentait l'action hostile d'Olympius, et parfois il lui arriva de dire: «Voici Olympius qui a maintenant des convulsions.» Celui-ci ayant éprouvé plusieurs fois qu'il souffrait lui-même les maux qu'il voulait faire souffrir à Plotin, cessa enfin de le persécuter.»
L'équilibre est la grande loi de la lumière vitale: si nous la projetons avec violence, et qu'elle soit repoussée par une nature mieux équilibrée que la nôtre, elle revient sur nous avec une violence égale. Malheur donc à ceux qui veulent employer les forces naturelles au service de l'injustice, car la nature est juste et ses réactions sont terribles.
CHAPITRE VII.
MONUMENTS MAGIQUES.
SOMMAIRE.--Les pyramides.--Les sept merveilles.--Thèbes et ses sept portes.--Le bouclier d'Achille.--Les colonnes d'Hercule.
Nous avons dit que l'ancienne Égypte était un pantacle, et l'on pourrait en dire autant de l'ancien monde tout entier. Plus les grands hiérophantes mettaient de soin à cacher leur science absolue, plus ils cherchaient à en agrandir et à en multiplier les symboles. Les pyramides triangulaires et carrées par la base, représentaient leur métaphysique basée sur la science de la nature. Cette science de la nature avait pour clef symbolique la forme gigantesque de ce grand sphinx qui s'est creusé un lit profond dans le sable en veillant au pied des pyramides. Les sept grands monuments appelés les merveilles du monde étaient les magnifiques commentaires des sept lignes dont se composaient les pyramides, et des sept portes mystérieuses de Thèbes. A Rhodes, était le pantacle du soleil. Le dieu de la lumière et de la vérité y apparaissait sous une forme humaine revêtue d'or, il élevait dans sa main droite le phare de l'intelligence; dans sa main gauche, il tenait la flèche du mouvement et de l'action. Ses pieds reposaient à droite à gauche sur des môles qui représentaient les forces éternellement équilibrées de la nature, la nécessité et la liberté, le passif et l'actif, le fixe et le volatil, les colonnes d'Hercule.
A Éphèse, était le pantacle de la lune: c'était le temple de la Diane panthée. Ce temple était fait à l'image de l'univers: c'était un dôme sur une croix avec une galerie carrée et une enceinte circulaire comme le bouclier d'Achille.
Le tombeau de Mausole était le pantacle de la Vénus pudique ou conjugale: il avait une forme lingamique. Son enceinte était circulaire, son élévation carrée. Au centre du carré s'élevait une pyramide tronquée sur laquelle était un char attelé de quatre chevaux disposés en croix.
Les pyramides étaient le pantacle d'Hermès ou de Mercure.
Le Jupiter olympien était celui de Jupiter; les murs de Babylone et la forteresse de Sémiramis étaient le pantacle de Mars.
Enfin le temple de Salomon, ce pantacle universel et absolu qui devait dévorer tous les autres, était pour la gentilité le pantacle terrible de Saturne.
La philosophie septénaire de l'initiation chez les anciens pouvait se résumer ainsi:
Trois principes absolus qui n'en sont qu'un; quatre formes élémentaires qui n'en sont qu'une, formant un tout unique composé d'idée et de forme.
Les trois principes étaient ceux-ci:
1° L'ÊTRE EST L'ÊTRE.
En philosophie, identité de l'idée et de l'Être ou vérité; en religion, le premier principe, le Père.
2° L'ÊTRE EST RÉEL.
En philosophie, identité du savoir et de l'Être ou réalité; en religion le LOGOS de Platon, le Demiourgos, le Verbe.
3° L'ÊTRE EST LOGIQUE.
En philosophie, identité de la raison et de la réalité; en religion, la Providence, l'action divine qui réalise le bien; l'amour réciproque du vrai et du bien, ce que dans le christianisme nous appelons le Saint-Esprit.
Les quatre formes élémentaires étaient l'expression de deux lois fondamentales: la résistance et le mouvement; l'inertie qui résiste ou le fixe, la vie qui agit ou le volatil; en d'autres termes plus généraux, la matière et l'esprit: la matière était le néant formulé en affirmation passive; l'esprit était le principe de la nécessité absolue dans le vrai. L'action négative du néant matériel sur l'esprit était appelée mauvais principe; l'action positive de l'esprit sur le néant pour le remplir de création et de lumière était appelée bon principe. A ces deux conceptions correspondaient l'humanité d'une part, et de l'autre la vie raisonnable rédemptrice de l'humanité conçue dans le péché, c'est-à-dire dans le néant, à cause de sa génération matérielle.
Telle était la doctrine de l'initiation secrète. Telle est l'admirable synthèse que le christianisme est venu vivifier de son souffle, illuminer de ses splendeurs, établir divinement par son dogme, réaliser par ses sacrements.
Synthèse qui a disparu sous le voile qui la conserve, mais que l'humanité retrouvera, quand le moment sera venu, dans toute sa beauté primitive et dans toute sa maternelle fécondité!
LIVRE III.
SYNTHÈSE ET RÉALISATION DIVINE DU MAGISME
PAR LA RÉVÉLATION CHRÉTIENNE.
ג. Ghimel.
CHAPITRE PREMIER.
CHRIST ACCUSÉ DE MAGIE PAR LES JUIFS.
SOMMAIRE.--Le côté inconnu du christianisme.--Paraboles du Talmud et du Sepher Toldos-Jeschut.--L'Évangile et l'Apocalypse de saint Jean.--Les Joannites.--Les livres de magie brûlés par saint Paul.--Cessation des oracles.--Transfiguration du prodige naturel en miracle et de la divination en prophétie.
Dans les premières lignes de l'Évangile selon saint Jean, il y a une parole que l'Église catholique ne prononce jamais sans fléchir les genoux. Cette parole, la voici: LE VERBE S'EST FAIT CHAIR.
Dans cette parole est contenue la révélation chrétienne tout entière. Aussi saint Jean donne-t-il pour critérium d'orthodoxie la confession de Jésus-Christ en chair, c'est-à-dire en réalité visible et humaine.
Ézéchiel, le plus profond kabbaliste des anciens prophètes, après avoir vivement coloré dans ses visions les pantacles et les hiéroglyphes de la science; après avoir fait tourner les roues dans les roues, allumé des yeux vivants autour des sphères, fait marcher en battant des ailes les quatre animaux mystérieux, Ézéchiel ne voit plus qu'une plaine couverte d'ossements desséchés; il parle, et les formes reviennent, la chair couvre les os. Une triste beauté s'étend sur les dépouilles de la mort, mais c'est une beauté froide et sans vie. Telles étaient les doctrines et les mythologies du vieux monde, lorsqu'un souffle de charité descendit du ciel. Alors les formes mortes se levèrent, les rêves philosophiques firent place à des hommes vraiment sages; la parole s'incarna et devint vivante; il n'y eut plus d'abstractions, tout fut réel. La foi qui se prouve par les oeuvres remplaça les hypothèses qui n'aboutissaient qu'à des fables. La magie se transforma en sainteté, les prodiges devinrent des miracles, et les multitudes réprouvées par l'initiation antique furent appelées à la royauté et au sacerdoce de la vertu.
La réalisation est donc l'essence de la religion chrétienne. Aussi son dogme donne-t-il un corps aux allégories même les plus évidentes. On montre encore à Jérusalem la maison du mauvais riche, et peut-être trouverait-on même, en cherchant bien, quelque lampe ayant appartenu aux vierges folles. Ces crédulités naïves n'ont au fond rien de bien dangereux, et prouvent seulement la virtualité réalisatrice de la foi chrétienne.
Les Juifs l'accusent d'avoir matérialisé les croyances et idéalisé les choses terrestres. Nous avons rapporté dans notre Dogme et rituel de la haute magie la parabole assez ingénieuse du Sépher Toldos-Jeschut qui prouve cette accusation. Dans le Talmud, ils racontent que Jésus Ben-Sabta, ou le fils de la Séparée, ayant étudié en Egypte les mystères profanes, éleva en Israël une fausse pierre angulaire et entraîna le peuple dans l'idolâtrie. Ils reconnaissent toutefois que le sacerdoce Israélite a eu tort de le maudire des deux mains, et c'est à cette occasion qu'on trouve dans le Talmud ce beau précepte qui rapprochera un jour Israël du christianisme: «Ne maudissez jamais des deux mains, afin qu'il vous en reste toujours une pour pardonner et pour bénir.»
Le sacerdoce juif fut en effet injuste envers ce paisible maître qui ordonnait à ses disciples d'obéir à la hiérarchie constituée. «Ils sont assis dans la chaire de Moïse, disait le Sauveur, faites-donc ce qu'ils vous disent, mais ne faites pas ce qu'ils font.» Un autre jour le Maître ordonne à dix lépreux d'aller se montrer aux prêtres, et pendant qu'ils y allaient, ils furent guéris. Touchante abnégation du divin thaumaturge qui renvoie à ses plus mortels ennemis l'honneur même de ses miracles!
D'ailleurs, pour accuser le Christ d'avoir posé une fausse pierre angulaire, savaient-ils bien eux-mêmes où était alors la véritable? La pierre angulaire, la pierre cubique, la pierre philosophale, car tous ces noms symboliques signifient la même chose, cette pierre fondamentale du temple kabbalistique, carrée par la base et triangulaire au sommet comme les pyramides, les Juifs du temps des pharisiens n'en avaient-ils pas perdu la science? En accusant Jésus d'être un novateur, ne dénonçaient-ils pas leur oubli de l'antiquité? Cette lumière qu'Abraham avait vue avec des tressaillements de joie, n'était-elle pas éteinte pour les enfants infidèles de Moïse, lorsque Jésus la retrouva et la fit briller d'une nouvelle splendeur? Pour en être certain, il faut comparer avec l'Évangile et l'Apocalypse de saint Jean les mystérieuses doctrines du Sépher Jezirah et du Sohar. On comprendra alors que le christianisme, loin d'être une hérésie juive, était la vraie tradition orthodoxe du judaïsme, et que les scribes et les pharisiens étaient seuls des sectaires.
D'ailleurs l'orthodoxie chrétienne est un fait prouvé par l'adhésion du monde et par la cessation chez les Juifs du souverain sacerdoce et du sacrifice perpétuel, les deux marques certaines d'une véritable religion. Le judaïsme sans temple, sans grand prêtre et sans sacrifice, n'existe plus que comme opinion contradictoire. Quelques hommes sont restés juifs; le temple et l'autel sont devenus chrétiens.
On trouve dans les Évangiles apocryphes une belle exposition allégorique de ce critérium de certitude du christianisme, qui consiste dans l'évidence de la réalisation. Quelques enfants s'amusaient à pétrir des oiseaux d'argile, et l'enfant Jésus jouait avec eux. Chacun des petits artistes vantait exclusivement son ouvrage. Jésus ne disait rien, mais quand il eut terminé ses oiseaux, il frappa des mains, leur dit: Volez! et ils s'envolèrent. Voilà comment les institutions chrétiennes se sont montrées supérieures à celles de l'ancien monde. Celles-ci sont mortes, et le christianisme a vécu.
Considéré comme l'expression parfaite, réalisée et vivante de la kabbale, c'est-à-dire de la tradition primitive, le christianisme est encore inconnu, et c'est pour cela que le livre kabbalistique et prophétique de l'Apocalypse est encore inexpliqué.
Sans les clefs kabbalistiques, en effet, il est parfaitement inexplicable, puisqu'il est incompréhensible.
Les Joannites, ou disciples de saint Jean, conservèrent longtemps l'explication traditionnelle de cette épopée prophétique, mais les gnostiques vinrent tout brouiller et tout perdre, comme nous l'expliquerons plus tard.
Nous lisons dans les Actes des apôtres, que saint Paul réunit à Éphèse tous les livres qui traitaient des choses curieuses, et les brûla publiquement. Nul doute qu'il ne soit ici question des livres de la goétie ou nigromancie des anciens. Cette perte est à regretter sans doute, car des monuments même de l'erreur peuvent sortir des éclairs de vérité et des renseignements précieux pour la science.
Tout le monde sait qu'à la venue de Jésus-Christ, les oracles cessèrent dans tout le monde, et qu'une voix cria sur la mer: «Le grand Pan est mort!» Un écrivain païen se fâche de ces assertions, et déclare que les oracles ne cessèrent pas, mais qu'il ne se trouva bientôt plus personne pour les consulter. La rectification est précieuse, et nous trouvons une telle justification plus concluante en vérité que la prétendue calomnie.
Il faut dire la même chose des prestiges, qui furent dédaignés quand se produisirent les vrais miracles; et en effet si les lois supérieures de la nature obéissent à la vraie supériorité morale, les miracles deviennent surnaturels comme les vertus qui les produisent. Notre théorie n'ôte rien à la puissance de Dieu, et la lumière astrale obéissant à la lumière supérieure de la grâce représente réellement pour nous le serpent allégorique qui vient poser sa tête vaincue sous le pied de la Reine du ciel.
CHAPITRE II.
VÉRITÉ DU CHRISTIANISME PAR LA MAGIE.
SOMMAIRE.--Comment la magie rend témoignage de la vérité du christianisme.--L'esprit de charité, la raison et la foi.--Vanité et ridicule des objections.--Pourquoi l'autorité du sacerdoce chrétien a dû condamner la magie.--Simon le Magicien.
La magie, étant la science de l'équilibre universel et ayant pour principe absolu la vérité-réalité-raison de l'être, rend compte de toutes les antinomies, et concilie toutes les réalités opposées entre elles par ce principe générateur de toutes les synthèses: L'harmonie résulte de l'analogie des contraires.
Pour l'initié à cette science, la religion ne saurait être mise en question, puisqu'elle existe: on ne conteste pas ce qui est.
L'ÊTRE EST L'ÊTRE, תיתא ךעא תיתא.
L'opposition apparente de la religion à la raison fait la force de l'une et de l'autre, en les établissant dans leur domaine distinct et séparé et en fécondant le côté négatif de chacune par le côté affirmatif de l'autre: c'est, comme nous venons de le dire, l'harmonie par l'analogie des contraires. Ce qui a causé toutes les erreurs et toutes les confusions religieuses, c'est que par suite de l'ignorance de cette grande loi, on a voulu faire de la religion une philosophie et de la philosophie une religion; on a voulu soumettre les choses de la foi aux procédés de la science, chose aussi ridicule que de soumettre la science aux obéissances aveugles de la foi: il n'appartient pas plus à un théologien d'affirmer une absurdité mathématique ou de nier la démonstration d'un théorème, qu'à an savant d'ergoter, au nom de la science, pour ou contre les mystères du dogme.
Demandez à l'Académie des sciences s'il est mathématiquement vrai qu'il y a trois personnes en Dieu, et s'il peut être constaté par le moyen des sciences que Marie, mère de Dieu, a été conçue sans péché? L'Académie des sciences se récusera, et elle aura raison: les savants n'ont rien à voir là-dedans, cela est du domaine de la foi.
On ne discute pas un article de foi, on le croit ou on ne le croit pas; mais il est de foi précisément parce qu'il échappe à l'examen de la science.
Quand le comte de Maistre assure qu'on parlera un jour avec étonnement de notre stupidité actuelle, il fait allusion sans doute à ces prétendus esprits forts qui viennent tous les jours vous dire:
Je croirai quand la vérité du dogme me sera scientifiquement prouvée.
C'est-à-dire, je croirai quand je n'aurai plus rien à croire, et que le dogme sera détruit comme dogme, en devenant un théorème scientifique.
Cela veut dire en d'autres termes: je n'admettrai l'infini que lorsqu'il sera pour moi expliqué, déterminé, circonscrit, défini; en un mot, fini.
Je croirai donc à l'infini quand je serai sûr que l'infini n'existe pas.
Je croirai à l'immensité de l'Océan quand je l'aurai vu mettre en bouteilles.
Mais, bonnes gens, ce qu'on vous a clairement prouvé et fait comprendre, vous ne le croyez plus, vous le savez.
D'un autre côté, si l'on vous disait que le pape a décidé que deux et deux ne font pas quatre, et que le carré de l'hypoténuse n'est pas égal aux carrés tracés sur les deux autres côtés d'un triangle rectangle, vous diriez avec raison: Le pape n'a pas décidé cela, parce qu'il ne peut pas le décider. Cela ne le regarde pas, et il ne s'en mêlera pas.
Tout beau, va s'écrier un disciple de Rousseau, l'Église nous ordonne de croire des choses formellement contraires aux mathématiques.
Les mathématiques nous disent que le tout est plus grand que la partie. Or, quand Jésus-Christ a communié avec ses disciples, il a dû tenir son corps entier dans sa main, et il a mis sa tête dans sa bouche. (Cette pauvre plaisanterie se trouve textuellement dans Rousseau.)
Il est facile de répondre à cela, que le sophiste confond ici la science avec la foi, et l'ordre naturel avec l'ordre surnaturel ou divin.
Si la religion disait que, dans la communion de la cène, notre Sauveur avait deux corps naturels de même forme et de même grandeur, et que l'un a mangé l'autre, la science aurait droit de se récrier.
Mais la religion dit que le corps du Maître était divinement et sacramentellement contenu sous le signe ou l'apparence naturelle d'un morceau de pain. Encore une fois, c'est à croire ou ne pas croire; mais quiconque raisonnera là-dessus et voudra discuter scientifiquement la chose, méritera de passer pour un sot.
Le vrai en science se prouve par des démonstrations exactes; le vrai en religion se prouve par l'unanimité de la foi et la sainteté des oeuvres.
Celui-là a le droit de remettre les péchés, dit l'Évangile, qui peut dire au paralytique: Lève-toi, et marche.
La religion est vraie, si elle réalise la morale la plus parfaite.
La preuve de la foi ce sont les oeuvres.
Le christianisme a-t-il constitué une société immense d'hommes ayant la hiérarchie pour principe, l'obéissance pour règle et la charité pour loi? Voilà ce qu'il est permis de demander à la science.
Si la science répond d'après les documents historiques: Oui, mais ils ont manqué à la charité.
Je vous prends par vos propres paroles, pouvons-nous répondre aux interprètes de la science. Vous avouez donc que la charité existe, puisqu'on peut y manquer?
La charité! grand mot et grande chose, mot qui n'existait pas avant le christianisme, chose qui est la vraie religion tout entière!
L'esprit de charité n'est-il pas l'esprit divin rendu visible sur la terre?
Cet esprit n'a-t-il pas rendu son existence sensible par des actes, par des institutions, par des monuments, par des oeuvres immortelles?
En vérité, nous ne concevons pas comment un incrédule de bonne foi peut voir une fille de Saint-Vincent de Paul sans avoir envie de se mettre à genoux et de prier!
L'esprit de charité, c'est Dieu, c'est l'immortalité de l'âme, c'est la hiérarchie, c'est l'obéissance, c'est le pardon des injures, c'est la simplicité et l'intégrité de la foi.
Les sectes séparées sont atteintes de mort dans leur principe, parce qu'elles ont manqué à la charité en se séparant, et au plus simple bon sens en voulant raisonner sur la foi.
C'est dans ces sectes que le dogme est absurde, parce qu'il est soi-disant raisonnable. Alors ce doit être un théorème scientifique, ou ce n'est rien. En religion, on sait que la lettre tue et que l'esprit seul vivifie; or, de quel esprit peut-il être question ici, sinon de l'esprit de charité?
La foi qui transporte les montagnes et qui fait endurer le martyre, la générosité qui donne, l'éloquence qui parle la langue des hommes et celle des anges, tout cela n'est rien sans la charité, dit saint Paul.
La science peut défaillir, ajoute le même apôtre, la prophétie peut cesser, la charité est éternelle.
La charité et ses oeuvres, voilà la réalité en religion: or, la raison véritable ne se refuse jamais à la réalité; car la réalité, c'est la démonstration de l'être qui est la vérité.
C'est ainsi que la philosophie donne la main à la religion, sans jamais vouloir en usurper le domaine; et c'est à cette condition que la religion bénit, encourage et illumine la philosophie de ses charitables splendeurs.
La charité est le lien mystérieux que rêvaient les initiés de l'Hellénie pour concilier Eros et Anteros. C'est ce couronnement de la porte du temple de Solomon qui devait unir ensemble les deux colonnes Jakin et Boaz; c'est la garantie mutuelle des droits et des devoirs, de l'autorité et de la liberté, du fort et du faible, du peuple et du gouvernement, de l'homme et de la femme; c'est le sentiment divin qui doit vivifier la science humaine; c'est l'absolu du bien, comme le principe ÊTRE-RÉALITÉ-RAISON est l'absolu du vrai. Ces éclaircissements étaient nécessaires pour faire bien comprendre ce beau symbole des mages adorant le Sauveur au berceau. Ils sont trois, un blanc, un cuivré et un noir, et ils offrent de l'or, de l'encens et de la myrrhe. La conciliation des contraires est exprimée par ce double ternaire, et c'est précisément ce que nous venons d'expliquer.
Le christianisme, attendu par les mages, était en effet la conséquence de leur doctrine secrète; mais en naissant, ce Benjamin de l'antique Israël devait donner la mort à sa mère.
La magie de lumière, la magie du vrai Zoroastre, de Melchisédech et d'Abraham, devait cesser à la venue du grand réalisateur. Dans un monde de miracles les prodiges ne devaient plus être qu'un scandale, l'orthodoxie magique s'était transfigurée en orthodoxie religieuse; les dissidents ne pouvaient plus être que des illuminés et des sorciers; le nom même de la magie ne devait plus être pris qu'en mauvaise part, et c'est sous cette malédiction que nous suivrons désormais les manifestations magiques à travers les âges.
Le premier hérésiarque dont fassent mention les traditions de l'Église fut un thaumaturge dont la légende raconte une multitude de merveilles: c'était Simon le Magicien; son histoire nous appartient de droit, et nous allons essayer de la retrouver parmi les fables populaires.
Simon était Juif de naissance, on croit qu'il était né au bourg de Gitton, dans le pays de Samarie. Il eut pour maître de magie un sectaire nommé Dosithée qui se disait l'envoyé de Dieu et le Messie annoncé par les prophètes. Simon apprit de ce maître non-seulement l'art des prestiges, mais encore certains secrets naturels qui appartiennent réellement à la tradition secrète des mages: il possédait la science du feu astral, et l'attirait autour de lui à grands courants, ce qui le rendait en apparence impassible et incombustible; il avait aussi le pouvoir de s'élever et de se soutenir en l'air, toutes choses qui ont été faites sans aucune science, mais par accident naturel, par des enthousiastes ivres de lumière astrale, tels que les convulsionnaires de Saint-Médard, phénomènes qui se reproduisent de nos jours dans les extases des médiums. Il magnétisait à distance ceux qui croyaient en lui et leur apparaissait sous diverses figures. Il produisait des images et des reflets visibles au point de faire apparaître en pleine campagne des arbres fantastiques et imaginaires que tout le monde croyait voir. Les choses naturellement inanimées se mouvaient autour de lui, comme font les meubles autour de l'Américain Home, et souvent, lorsqu'il voulait entrer dans une maison ou en sortir, les portes craquaient, s'agitaient et finissaient par s'ouvrir d'elles-mêmes.
Simon opéra ces merveilles devant les notables et le peuple de Samarie; on les exagéra encore, et le thaumaturge passa pour un être divin. Or, comme il n'avait pu arriver à cette puissance que par des excitations qui avaient troublé sa raison, il se crut lui-même un personnage tellement extraordinaire, qu'il s'arrogea sans façon les honneurs divins, et songea modestement à usurper les adorations du monde entier.
Ses crises ou ses extases produisaient sur son corps des effets extraordinaires. Tantôt on le voyait pâle, flétri, brisé, semblable à un vieillard qui va mourir; tantôt le fluide lumineux ranimait son sang, faisait briller ses yeux, tendait et adoucissait la peau de son visage, en sorte qu'il paraissait tout à coup régénéré et rajeuni. Les Orientaux, grands amplificateurs de merveilles, prétendaient alors l'avoir vu passer de l'enfance à la décrépitude, et revenir, suivant son bon plaisir, de la décrépitude à l'enfance. Enfin il ne fut bruit partout que de ses miracles, et il devint l'idole des Juifs de Samarie et des pays environnants.
Mais les adorateurs du merveilleux sont généralement avides d'émotions nouvelles, et ils se fatiguent vite de ce qui les a d'abord étonnés. L'apôtre saint Philippe étant venu prêcher l'Évangile à Samarie, il se fit un nouveau courant d'enthousiasme qui fit perdre à Simon tout son prestige. Lui-même se sentit délaissé par sa maladie, qu'il prenait pour une puissance; il se crut surpassé par des magiciens plus savants que lui, et prit le parti de s'attacher aux apôtres pour étudier, surprendre ou acheter leur secret.
Simon n'était certainement pas initié à la haute magie; car elle lui aurait appris que pour disposer des forces secrètes de la nature de manière à les diriger sans être brisé par elles, il faut être un sage et un saint; que pour se jouer avec ces terribles armes sans les connaître, il faut être un fou, et qu'une mort prompte et terrible attend les profanateurs du sanctuaire de la nature.
Simon était dévoré de la soif implacable des ivrognes: privé de ses vertiges, il croyait avoir perdu son bonheur; malade de ses ivresses passées, il comptait se guérir en s'enivrant encore. On ne redevient pas volontiers un simple mortel après s'être posé en dieu. Simon se soumit donc, pour retrouver ce qu'il avait perdu, à toutes les rigueurs de l'austérité apostolique; il veilla, il pria, il jeûna, mais les prodiges ne revenaient point.
Après tout, se dit-il un jour, entre Juifs on doit pouvoir s'entendre, et il proposa de l'argent à saint Pierre. Le chef des apôtres le chassa avec indignation. Simon n'y comprenait plus rien, lui qui recevait si volontiers les offrandes de ses disciples; il quitta au plus vite la société de ces hommes si désintéressés, et avec l'argent dont saint Pierre n'avait pas voulu, il fit emplète d'une femme esclave nommée Hélène.
Les divagations mystiques sont toujours voisines de la débauche. Simon devint éperdûment épris de sa servante; la passion, en l'affaiblissant et en l'exaltant, lui rendit ses catalepsies et ses phénomènes morbides qu'il appelait sa puissance et ses miracles. Une mythologie pleine de réminiscences magiques mêlées à des rêves érotiques sortit tout armée de son cerveau; il se mit alors à voyager comme les apôtres, traînant après lui son Hélène, dogmatisant et se faisant voir à ceux qui voulaient l'adorer et sans doute aussi le payer.
Suivant Simon, la première manifestation de Dieu avait été une splendeur parfaite qui produisit immédiatement son reflet. Ce soleil des âmes c'était lui, et son reflet c'était Hélène, qu'il affectait d'appeler Sélène, nom qui en grec signifie la lune.
Or, la lune de Simon était descendue au commencement des siècles sur la terre que Simon avait ébauchée dans ses rêves éternels; elle y devint mère, car la pensée de son soleil l'avait fécondée, et elle mit au monde les anges qu'elle éleva pour elle seule et sans leur parler de leur père.
Les anges se révoltèrent contre elle et l'enchaînèrent dans un corps mortel.
Alors la splendeur de Dieu fut forcée de descendre à son tour pour racheter son Hélène, et le Juif Simon vint sur la terre.
Il devait y vaincre la mort et emmener vivante à travers les airs son Hélène, suivie du choeur triomphant de ses élus. Le reste des hommes serait abandonné sur la terre à la tyrannie éternelle des anges.
Ainsi cet hérésiarque, plagiaire du christianisme, mais en sens inverse, affirmait le règne éternel de la révolte et du mal, faisait créer ou du moins achever le monde par les démons, détruisait l'ordre et la hiérarchie pour se poser seul avec sa concubine comme étant la voie, la vérité et la vie. C'était le dogme de l'Antéchrist; et il ne devait pas mourir avec Simon, il s'est perpétué jusqu'à nos jours; et les traditions prophétiques du christianisme affirment même qu'il doit avoir son règne d'un moment et son triomphe, avant-coureur des plus terribles calamités.
Simon se faisait appeler saint, et, par une étrange coïncidence, le chef d'une secte gnostique moderne, qui rappelle tout le mysticisme sensuel du premier hérésiarque, l'inventeur de la femme libre, se nommait aussi Saint-Simon. Le caïnisme, tel est le nom qu'on pourrait donner à toutes les fausses révélations émanées de cette source impure. Ce sont des dogmes de malédiction et de haine contre l'harmonie universelle et contre l'ordre social; ce sont les passions déréglées affirmant le droit au lieu du devoir; l'amour passionnel, au lieu de l'amour chaste et dévoué; la prostituée, au lieu de la mère; Hélène, la concubine de Simon, au lieu de Marie, mère du Sauveur.
Simon devint un personnage et se rendit à Rome, où l'empereur, curieux de tous les spectacles extraordinaires, était disposé à l'accueillir: cet empereur était Néron.
L'illuminé Juif étonna le fou couronné par un tour devenu commun sur nos théâtres d'escamoteurs. Il se fit trancher la tête, puis vint saluer l'empereur avec sa tête sur les épaules; il fit courir les meubles, ouvrir les portes; il se comporta enfin comme un véritable médium, et devint le sorcier ordinaire des orgies néroniennes et des festins de Trimalcyon.
Suivant les légendaires, ce fut pour préserver les Juifs de Rome de la doctrine de Simon, que saint Pierre se rendit dans cette capitale du monde. Néron apprit bientôt par ses espions de bas étage qu'un nouveau thaumaturge israélite était arrivé pour faire la guerre à son enchanteur. Il résolut de les mettre en présence et de s'amuser du conflit. Pétrone et Tigellin étaient peut-être de la fête.
«Que la paix soit avec vous! dit en entrant le prince des apôtres.
--Nous n'avons que faire de ta paix, répondit Simon, c'est par la guerre que la vérité se découvre. La paix entre adversaires, c'est le triomphe de l'un et la défaite de l'autre.»