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Histoire de la magie

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CHAPITRE IV.

ALCHIMISTES.

SOMMAIRE.--Flamel, Trithéme, Agrippa, Guillaume Postel et Paracelse.


Flamel appartient exclusivement à l'alchimie, aussi ne ferons-nous mention de lui que pour parler de ce livre hiéroglyphique d'Abraham le juif, dans lequel l'écrivain de la rue Saint-Jacques-la-Boucherie trouva les clefs absolues du grand oeuvre.

Ce livre était combiné sur les clefs du Tarot et n'était qu'un commentaire hiéroglyphico-hermétique du Sepher Jézirah. Nous voyons, en effet, dans la description qu'en fait Flamel, que les feuillets étaient au nombre de vingt et un, soit vingt-deux avec le titre, et qu'ils se divisaient en trois septénaires, avec une feuille sans écriture à chaque septième page.

Remarquons que l'Apocalypse, ce sublime résumé kabbalistique et prophétique de toutes les figures occultes, partage aussi ses images en trois septénaires, après chacun desquels il se fait un silence dans le ciel, analogie frappante avec la feuille non écrite du livre mystique de Flamel.

Les septénaires de l'Apocalypse sont d'abord sept sceaux à ouvrir, c'est-à-dire sept mystères à connaître et sept difficultés à vaincre; sept trompettes à sonner, c'est-à-dire sept paroles à comprendre, et sept coupes à verser, c'est-à-dire sept substances à volatiliser et à fixer.


Dans le livre de Flamel, le premier septième feuillet porte pour hiéroglyphe la verge de Moïse triomphante des serpents projetés par les enchanteurs de Pharaon et qui s'entre-dévorent, figure analogue au triomphateur du Tarot attelant à son char cubique les sphinx blanc et noir de la magie égyptienne.

Cette figure correspond au septième dogme du symbole de Maïmonides: Nous n'avons qu'un prophète, et c'est Moïse.

Elle représente l'unité de la science et de l'oeuvre; elle représente aussi le mercure des sages qui se forme par la dissolution des mixtes et par Faction réciproque du soufre et du sel des métaux.

La figure du second septénaire était la représentation du serpent d'airain fixé sur une croix. La croix représente le mariage du soufre et du sel purifiés, et la condensation de la lumière astrale; le nombre 14 du Tarot représente un ange, c'est-à-dire l'esprit de la terre mêlant ensemble les liquides d'un vase d'or et d'un vase d'argent. C'est donc le même symbole figuré d'une autre manière.

Au dernier septénaire du livre de Flamel, on voyait le désert, des fontaines et des serpents qui couraient de tous côtés, image de l'espace et de la vie universelle. Dans le Tarot, l'espace est figuré par les quatre signes des points cardinaux du ciel, et la vie par une jeune fille nue qui court dans un cercle. Flamel ne dit pas le nombre des fontaines et des serpents. Il pouvait y avoir quatre fontaines jaillissant d'une même source, comme dans le pantacle édénique, avec quatre, sept, neuf ou dix serpents.

Au quatrième feuillet, on voyait le Temps prêt à trancher les pieds à Mercure. Près de là était un rosier fleuri dont la racine était bleue, la tige blanche, les feuilles rouges et les fleurs d'or. Le nombre quatre est celui de la réalisation élémentaire: le Temps, c'est le nitre atmosphérique; sa faux, c'est l'acide qu'on en peut faire et qui fixe le mercure en le transformant en sel; le rosier, c'est l'oeuvre avec ses trois couleurs successives: c'est le magistère au noir, au blanc et au rouge qui fait germer et fleurir l'or.

Au cinquième feuillet (le nombre cinq est celui du grand mystère), on voyait au pied du rosier fleuri des aveugles fouiller la terre pour y chercher le grand agent qui est partout; quelques-uns, plus avisés, pesaient une eau blanche semblable à de l'air épaissi; au revers de la page on voyait le massacre des Innocents et le soleil et la lune qui venaient se baigner dans leur sang. Cette allégorie, qui exprime en effet le grand secret de l'art hermétique, se rapporte à cet art de prendre l'air dans l'air comme dit Aristée, ou, pour parler une langue intelligible, d'employer l'air comme force en le dilatant au moyen de la lumière astrale, comme on dilate l'eau en vapeur par l'action du feu, ce qui peut se faire à l'aide de l'électricité, des aimants et d'une projection puissante de la volonté de l'opérateur dirigée par la science et le bon vouloir. Le sang des enfants représente cette lumière essentielle que le feu philosophique extrait des corps élémentaires et dans laquelle le soleil et la lune viennent se baigner, c'est-à-dire que l'argent s'y teint en or et que l'or y acquiert un degré de pureté qui en transforme le soufre en véritable poudre de projection.

Nous ne faisons pas ici un traité d'alchimie, bien que cette science soit réellement la haute magie mise en oeuvre, nous en réservons pour d'autres ouvrages plus spéciaux et plus étendus les révélations et les merveilles.

La tradition populaire assure que Flamel n'est pas mort et qu'il a enterré un trésor sous la tour Saint-Jacques-la-Boucherie. Ce trésor contenu dans un coffre de cèdre revêtu de lames des sept métaux, ne serait autre chose, disent les adeptes illuminés, que l'exemplaire original du fameux livre d'Abraham le juif, avec ses explications écrites de la main de Flamel, et des échantillons de la poudre de projection suffisants pour changer l'Océan en or si l'Océan était du mercure.

Après Flamel vinrent Bernard le Trévisan, Basile Valentin et d'autres alchimistes célèbres. Les douze clefs de Basile Valentin sont à la fois kabbalistiques, magiques et hermétiques. Puis en 1480 parut Jean Trithême qui fut le maître de Cornélius Agrippa et le plus grand magicien dogmatique du moyen âge. Trithême était un abbé de l'ordre de saint Benoît, d'une irréprochable orthodoxie et de la conduite la plus régulière. Il n'eut pas l'imprudence d'écrire ouvertement sur la philosophie occulte comme son disciple l'aventureux Agrippa; tous ses travaux magiques roulent sur l'art de cacher les mystères; quant à sa doctrine, il l'a exprimée par un pantacle, suivant l'usage des vrais adeptes. Ce pantacle, extrêmement rare, se trouve seulement dans quelques exemplaires manuscrits du Traité des causes secondes. Un gentilhomme polonais qui est un esprit élevé et un noble coeur, M. le comte Alexandre Branistki, en possède un curieux exemplaire qu'il a bien voulu nous communiquer.

Ce pantacle est composé de deux triangles unis par la base, l'un blanc et l'autre noir; sous la pointe du triangle noir est couché un fou qui redresse péniblement la tête et regarde avec une grimace d'effroi dans l'obscurité du triangle où se reflète sa propre image; sur la pointe du triangle blanc s'appuie un homme dans la force de l'âge, vêtu en chevalier, ayant le regard ferme et l'attitude d'un commandement fort et paisible. Dans le triangle blanc sont tracés les caractères du tétragramme divin.

On pourrait expliquer ce pantacle par cette légende: «Le sage s'appuie sur la crainte du vrai Dieu, l'insensé est écrasé par la peur d'un faux dieu fait à son image. C'est là le sens naturel et exotérique de l'emblème; mais en le méditant dans son ensemble et dans chacune de ses parties, les adeptes y trouveront le dernier mot de la kabbale, la formule indicible du grand arcane: la distinction entre les miracles et les prodiges, le secret des apparitions, la théorie universelle du magnétisme et la science de tous les mystères.

Trithême a composé une histoire de la magie toute en pantacles, sous ce titre: Veterum sophorum sigilla et imagines magicæ; puis dans sa stéganographie et dans sa polygraphie il donne la clef de toutes les écritures occultes et explique en termes voilés la science réelle des incantations et des évocations. Trithême est en magie le maître des maîtres, et nous n'hésitons pas à le proclamer le plus sage et le plus savant des adeptes.

Il n'en est pas de même de Cornélius Agrippa, qui fut toute sa vie un chercheur et qui ne trouva ni la vraie science ni la paix. Les livres d'Agrippa sont pleins d'érudition et de hardiesse; il était lui-même d'un caractère fantasque et indépendant, aussi passa-t-il pour un abominable sorcier et fut-il persécuté par le clergé et par les princes; il écrivit enfin contre les sciences qui n'avaient pu lui donner le bonheur, et il mourut dans la misère et dans l'abandon.

Nous arrivons enfin à la douce et bonne figure de ce savant et sublime Postel qu'on ne connaît que par son trop mystique amour pour une vieille fille illuminée. Il y a pourtant dans Postel toute autre chose que le disciple de la mère Jeanne; mais les esprits vulgaires sont si heureux de dénigrer pour se dispenser d'apprendre, qu'ils ne voudront jamais y rien voir de mieux. Ce n'est donc pas à ceux-là que nous allons révéler le génie de Guillaume Postel.

Postel était le fils d'un pauvre paysan des environs de Barenton en Normandie: à force de persévérance et de sacrifices il parvint à s'instruire et devint bientôt le plus savant homme de son temps; la pauvreté l'accompagna toujours et la misère même le força parfois de vendre ses livres. Postel, toujours plein de résignation et de mansuétude, travaillait comme un homme de peine pour gagner un morceau de pain et revenait ensuite étudier: il apprit toutes les langues connues et toutes les sciences de son temps; il découvrit des manuscrits précieux et rares, entre autres les Évangiles apocryphes et le Sepher Jezirah; il s'initia lui-même aux mystères de la haute kabbale et dans sa naïve admiration pour cette vérité absolue, pour cette raison suprême de toutes les philosophies et de tous les dogmes, il voulut la révéler au monde. Il parla donc ouvertement la langue des mystères, écrivit un livre ayant pour titre: La clef des choses cachées depuis le commencement du monde. Il adressa ce livre aux Pères du concile de Trente en les conjurant d'entrer dans la voie de la conciliation et de la synthèse universelle. Personne ne le comprit, quelques-uns l'accusèrent d'hérésie, les plus modérés se contentèrent de dire qu'il était fou.

La Trinité, disait-il, a fait l'homme à son image et à sa ressemblance. Le corps humain est double et son unité ternaire se compose de l'union des deux moitiés; l'âme humaine aussi est double: elle est animus et anima, elle est esprit et tendresse; elle a deux sexes, le sexe paternel siège dans la tête, le sexe maternel dans le coeur; l'accomplissement de la rédemption doit donc être double dans l'humanité: il faut que l'esprit par sa pureté rachète les égarements du coeur, puis il faut que le coeur par sa générosité rachète les sécheresses égoïstes de la tête. Le christianisme, ajoutait-il, n'a encore été compris que par les têtes raisonneuses, il n'est pas descendu jusqu'aux coeurs. Le Verbe s'est fait homme, mais c'est quand il se sera fait femme que le monde sera sauvé. C'est le génie maternel de la religion qui apprendra aux hommes les sublimes grandeurs de l'esprit de charité, et alors la raison se conciliera avec la foi parce qu'elle comprendra, expliquera et gouvernera les saintes folies du dévouement.

Voyez maintenant, ajoutait-il, de quoi se compose la religion du plus grand nombre des chrétiens: une partialité ignorante et persécutrice, un entêtement superstitieux et stupide, et surtout la peur, la lâche peur! Et pourquoi cela? Parce qu'ils n'ont pas des coeurs de femme, parce qu'ils ne sentent pas les divins enthousiasmes de l'amour maternel qui leur expliqueraient la religion tout entière. La puissance qui s'est emparée de leur cerveau et qui lie leur esprit, ce n'est pas le Dieu bon, intelligent et longanime, c'est le méchant et sot et couard Satanas, ils ont bien plus de peur du diable que d'amour pour Dieu. Ce sont des cervelles glacées et rétrécies placées comme des tombeaux sur des coeurs morts. Oh! quand la grâce ressuscitera les coeurs, quel réveil pour les intelligences! quelle renaissance pour la raison! quel triomphe pour la vérité! Pourquoi suis-je le premier et presque le seul à le comprendre? Que peut faire un ressuscité seul parmi des morts qui ne peuvent encore rien entendre! Vienne donc, vienne cet esprit maternel qui m'est apparu à Venise dans l'âme d'une vierge inspirée de Dieu, et qu'il apprenne aux femmes du nouveau monde leur mission rédemptrice et leur apostolat de saint et spirituel amour!

Ces nobles inspirations, Postel les devait en effet à une pieuse fille nommée Jeanne, qu'il avait connue à Venise; il fut le confident spirituel de cette âme d'élite et fut entraîné dans le courant de poésie mystique qui tourbillonnait autour d'elle. Lorsqu'il lui donnait la communion, il la voyait rayonnante et transfigurée, elle avait alors plus de cinquante ans, et le pauvre père avoue naïvement qu'il ne lui en eût pas donné quinze, tant la sympathie de leurs coeurs la transfigurait à ses yeux. Etranges égarements de l'amour dans deux âmes pures, mariage mystique de deux virginités, puérilités lyriques, célestes hallucinations; pour comprendre tout cela il faut avoir vécu de la vie ascétique. C'est elle, disait l'enthousiaste, c'est l'esprit de Jésus-Christ vivant en elle qui doit régénérer le monde. Cette lumière du coeur qui doit chasser de tous les esprits le spectre hideux de Satan, ce n'est pas une chimère de mes rêves, je l'ai vue, elle a paru dans le monde, elle s'est incarnée dans une vierge, et j'ai salué en elle la mère du monde à venir! Nous analysons ici Postel plutôt que nous ne le traduisons, mais l'abrégé rapide que nous donnons de ses sentiments et de son langage ne suffit-il pas pour faire comprendre que tout cela était dit au figuré et que suivant la judicieuse remarque du savant jésuite Desbillons, dans sa notice sur la vie et les ouvrages de Postel, rien n'était plus loin de sa pensée que de faire, comme on l'a prétendu, une seconde incarnation et une divinité de cette pauvre soeur hospitalière qui l'avait uniquement séduit par l'éclat de ses humbles vertus. Nous croyons bien sincèrement que les calomniateurs et les railleurs du bon Postel ne valaient pas la mère Jeanne.

Les relations mystiques de Postel et de cette religieuse durèrent environ cinq ans, après lesquels la mère Jeanne mourut. Elle avait promis à son confesseur de ne jamais se séparer de lui et de l'assister quand elle serait dégagée des chaînes de la vie présente. «Elle m'a tenu parole, dit Postel, elle est venue depuis me visiter à Paris, elle m'a illuminé de sa lumière, elle a concilié ma raison avec ma foy. Sa substance et corps spirituel, deux ans depuis son ascension au ciel, est descendu en moy, et s'est partout mon corps sensiblement estendu, tellement que c'est elle et non pas moy qui vit en moy.»

Depuis cette époque, Postel ne s'appela jamais plus autrement que le ressuscité, il signait Postellus restitutus, et de fait un singulier phénomène s'accomplit en lui, ses cheveux de blancs qu'ils étaient redevinrent noirs, ses rides s'effacèrent et la couleur vermeille de la jeunesse se répandit sur son visage, pâli et exténué par les austérités et les veilles; ses biographes moqueurs prétendent qu'il se teignait les cheveux, et qu'il se fardait: comme si ce n'était pas assez d'en avoir fait un fou, ils veulent encore qu'un homme d'un si noble et si généreux caractère ait été un jongleur et un charlatan.

Il y a quelque chose de plus prodigieux que l'éloquente déraison des coeurs enthousiastes, c'est la bêtise ou la mauvaise foi des esprits sceptiques et froids qui les jugent.

«On s'est imaginé, écrit le père Desbillons, et je vois qu'on croit encore aujourd'hui, que la régénération, qu'il suppose avoir été faite par la mère Jeanne, est le fondement de son système; le système dont il ne s'est jamais départi, si ce n'est peut-être quelques années avant sa mort, subsistait en entier avant qu'il eût entendu parler de cette mère Jeanne. Il s'était mis dans la tête que le règne évangélique de Jésus-Christ, établi par les apôtres, ne pouvait plus ni se soutenir parmi les chrétiens, ni se propager parmi les infidèles, que par les lumières de la raison.... A ce principe, qui le regardait personnellement, il en joignait un autre qui consistait dans la destination d'un roi de France à la monarchie universelle, il fallait lui préparer les voies par la conquête des coeurs et la conviction des esprits, afin qu'il n'y eût plus dans le monde qu'une seule croyance, et que Jésus-Christ y régnât par un seul roi, par une seule loi et une seule foi.»

Voilà ce qui prouve, suivant le père Desbillons, que Postel était fou.

Fou, pour avoir pensé que la religion doit régner sur les esprits par la raison suprême de son dogme, et que la monarchie, pour être forte et durable, doit enchaîner les coeurs par les conquêtes de la prospérité publique de la paix.

Fou, pour avoir cru à l'avènement du règne de celui à qui nous demandons tous les jours que son règne arrive.

Fou, parce qu'il croyait à la raison et à la justice sur la terre!...

Eh bien, ils disent vrai: le pauvre Postel était fou.

La preuve de sa folie, c'est qu'il écrivit, comme nous l'avons dit, aux pères du concile de Trente, pour les supplier de bénir tout le monde et de ne lancer d'anathèmes contre personne.

Autre folie; il essaya de convertir les jésuites à ses idées, et de leur faire prêcher la concorde universelle entre les hommes, la paix entre les souverains, la raison aux prêtres et la bonté aux princes de ce monde.

Enfin, dernière et suprême folie, il négligea les biens de la terre et la faveur des grands, vécut toujours humblement et pauvrement, ne posséda jamais rien que sa science et ses livres, et n'ambitionna jamais autre chose que la vérité et la justice.

Dieu fasse paix à l'âme du pauvre Guillaume Postel!

Il était si doux et si bon, que ses supérieurs ecclésiastiques eurent pitié de lui, et pensant probablement, comme on l'a dit plus tard de La Fontaine, qu'il était plus bête que méchant, ils se contentèrent de le renfermer dans un couvent pour le reste de ses jours. Postel les remercia du calme qu'ils procuraient ainsi à la fin de sa vie et mourut paisiblement en rétractant tout ce que ses supérieurs voulurent. L'homme de la concorde universelle ne pouvait être un anarchiste, et avant toute chose c'était le plus sincère des catholiques et le plus humble des chrétiens.

On retrouvera un jour les ouvrages de Postel, et on les lira avec étonnement.

Passons à un autre fou, celui-ci s'appelle Théophraste Auréole Bombast, et on le connaît dans le monde magique sous le nom célèbre de Paracelse.

Nous ne répéterons pas ce que nous avons dit de ce maître dans notre dogme et rituel de la haute magie, nous ajouterons seulement quelques remarques sur la médecine occulte dont Paracelse fut le rénovateur.

Cette médecine vraiment universelle repose sur une vaste théorie de la lumière, que les adeptes nomment l'or fluide ou potable. La lumière, cet agent créateur, dont les vibrations donnent à toutes choses le mouvement et la vie; la lumière latente dans l'éther universel, rayonnante autour des centres absorbants, qui s'étant saturés de lumière projettent à leur tour le mouvement et la vie, et forment ainsi des courants créateurs; la lumière astralisée dans les astres, animalisée dans les animaux, humanisée dans les hommes; la lumière qui végète dans les plantes, qui brille dans les métaux, qui produit toutes les formes de la nature, et les équilibre toutes par les lois de la sympathie universelle, c'est cette lumière qui produit les phénomènes du magnétisme devinés par Paracelse, c'est elle qui colore le sang en se dégageant de l'air, aspiré et renvoyé par le soufflet hermétique des poumons; le sang alors devient un véritable élixir de vie où des globules vermeils et aimantés de lumière vivante nagent dans un fluide légèrement doré. Ces globules sont de véritables semences prêtes à prendre toutes les formes du monde dont le corps humain est l'abrégé, ils peuvent se subtiliser et se coaguler, renouvelant ainsi les esprits qui circulent dans les nerfs, et la chair qui s'affermit autour des os; ils rayonnent au dehors ou plutôt en se spiritualisant ils se laissent entraîner par les courants de la lumière, et circulent dans le corps astral, ce corps intérieur et lumineux que l'imagination dilate chez les extatiques, en sorte que leur sang va quelquefois colorer à distance des objets que leur corps astral pénètre pour se les identifier. Nous démontrerons dans un ouvrage spécial sur la médecine occulte, tout ce que nous avançons ici, quelque étrange et quelque paradoxal que cela puisse paraître d'abord aux hommes de science. Telles étaient les bases de la médecine de Paracelse, il guérissait par sympathie de lumière, il appliquait les médicaments non au corps extérieur et matériel qui est tout passif, et qu'on peut même tailler et déchirer sans qu'il sente rien quand le corps astral se retire, mais à ce médium intérieur, à ce corps, principe des sensations dont il ravivait la quintessence par des quintessences sympathiques. Ainsi, par exemple, il guérissait les blessures en appliquant de puissants réactifs au sang répandu dont il renvoyait vers le corps l'âme physique et la séve purifiée. Pour guérir un membre malade, il faisait un membre de cire auquel il attachait, par la puissance de sa volonté, le magnétisme du membre malade; il appliquait à cette cire le vitriol, le fer et le feu, et réagissait ainsi par l'imagination et la correspondance magnétique sur le malade lui-même dont ce membre de cire était devenu l'appendice et le supplément. Paracelse connaissait LES MYSTÈRES DU SANG, il savait pourquoi les prêtres de Baal, pour faire descendre le feu du ciel, se faisaient des incisions avec des couteaux; il savait pourquoi les Orientaux qui veulent inspirer à une femme de l'amour physique, répandent leur sang devant elle; il savait comment le sang répandu crie vengeance ou miséricorde et remplit l'air d'anges ou de démons. C'est le sang, en effet, qui est l'instrument des rêves, c'est lui qui fait abonder les images dans notre cerveau pendant le sommeil, car le sang est plein de lumière astrale. Les globules en sont bisexuels, aimantés et ferrés, sympathiques et répulsifs. De l'âme physique du sang, on peut faire sortir toutes les formes et toutes les images du monde... Lisons le récit d'un voyageur estimé:

«A Baroche, dit le voyageur Tavernier, les Anglais ont un fort beau logis, et je me souviens qu'y arrivant un jour, en revenant d'Agra à Surate, avec le président des Anglais, il vint aussitôt des charlatans lui demander s'il voulait qu'ils lui montrassent quelques tours de leur métier: ce qu'il eut la curiosité de voir.

»La première chose qu'ils firent fut d'allumer un grand feu, et de faire rougir des chaînes de fer dont ils s'entortillèrent le corps, faisant semblant qu'ils en ressentaient quelque douleur, mais n'en recevant au fond aucun dommage. Ensuite, ils prirent un petit morceau de bois, et, l'ayant planté en terre, ils demandèrent à quelqu'un de la compagnie quel fruit il voulait avoir. On leur dit que l'on souhaitait des mangues, et alors un de ces charlatans, se couvrant d'un linceul, s'accroupit contre terre jusqu'à cinq ou six reprises.--J'eus la curiosité de monter à une chambre pour voir d'en haut par une ouverture du linceul, ce que cet homme faisait, et j'aperçus que, se coupant la chair sous les aisselles avec un rasoir, il frottait de son sang le morceau de bois. A chaque fois qu'il se relevait, le bois croissait a vue d'oeil, et, à la troisième, il en sortit des branches avec des bourgeons. A la quatrième fois, l'arbre fut couvert de feuilles, et, à la cinquième, on lui vit des fleurs.

»Le président des Anglais avait alors son ministre avec lui, l'ayant mené à Amadabat pour baptiser un enfant du Commandeur hollandais, et dont il avait été prié d'être le parrain; car il faut remarquer que les Hollandais ne tiennent point de ministres que dans les lieux où ils ont ensemble des marchands et des soldats. Le ministre anglais avait protesté d'abord qu'il ne pouvait consentir que des chrétiens assistassent à de semblables spectacles; et dès qu'il eut vu que, d'un morceau de bois sec, ces gens-là faisaient venir, en moins d'une demi-heure, un arbre de quatre ou cinq pieds de haut, avec des feuilles et des fleurs comme au printemps, il se mit en devoir de l'aller rompre, et dit hautement qu'il ne donnerait jamais la communion à aucun de ceux qui demeureraient davantage à voir ces choses. Cela obligea le président de congédier ces charlatans.»

Le docteur Clever de Maldigny, à qui nous empruntons cette citation, regrette que les mangues se soient arrêtées en si beau chemin, mais il n'entreprend pas d'expliquer le phénomène. Nous croyons que c'était une fascination par le magnétisme de la lumière rayonnante du sang; c'était ce que nous avons défini ailleurs: un phénomène d'électricité magnétisée, identique avec celui qu'on nomme palingénésie, et qui consiste à faire apparaître une plante vivante dans un vase qui contient la cendre de cette même plante morte depuis longtemps.

Tels étaient les secrets que connaissait Paracelse, et c'est en employant aux usages de la médecine ces forces cachées de la nature, qu'il se fit tant d'admirateurs et tant d'ennemis. Paracelse était loin d'ailleurs d'être un bonhomme comme Postel, il était naturellement agressif et batailleur; son génie familier était caché, disait-il, dans le pommeau de sa grande épée, et il ne la quittait jamais. Sa vie fut une lutte incessante; il voyageait, il disputait, il écrivait, il enseignait. Il était plus curieux de résultats physiques que de conquêtes morales, aussi fut-il le premier des magiciens opérateurs et le dernier des sages adeptes. Sa philosophie était toute de sagacité, aussi l'intitulait-il lui-même philosophia sagax. Il a plus deviné que personne sans avoir jamais rien su complètement. Rien n'égale ses intuitions, si ce n'est la témérité de ses commentaires. C'était l'homme des expériences hardies, il s'enivrait de ses opinions et de sa parole, il s'enivrait même autrement, si l'on en croit ses chroniqueurs. Les écrits qu'il a laissés sont précieux pour la science, mais il faut les lire avec précaution; on peut l'appeler le divin Paracelse, en prenant cet adjectif dans le sens de divinateur, c'est un oracle, mais ce n'est pas un vrai maître; c'est comme médecin surtout qu'il est grand, puisqu'il avait trouvé la médecine universelle: il ne put toutefois conserver sa propre vie, et il mourut encore jeune, épuisé par ses travaux et par ses excès, laissant après lui un nom d'une gloire fantastique et douteuse, fondée sur des découvertes dont ses contemporains ne profitèrent pas. Il mourut sans avoir dit son dernier mot, et il est un de ces personnages mystérieux dont on peut dire comme d'Hénoch et de saint Jean: Il n'est pas mort, et il reviendra visiter la terre avant le dernier jour!


CHAPITRE V.

SORCIERS ET MAGICIENS CÉLÈBRES.

SOMMAIRE.--La Divine comédie et le Roman de la rose.--La Renaissance.--Démêlés de Martin Luther et du diable.--Catherine de Médicis.--Henri III et Jacques Clément--Les rose-croix.--Henri Kunrath.--Osvald Crollius.--Les alchimistes et les magiciens au commencement du XVIIe siècle.


On a multiplié les commentaires et les études sur l'oeuvre de Dante, et personne, que nous sachions, n'en a signalé le principal caractère. L'oeuvre du grand Gibelin est une déclaration de guerre à la papauté par la révélation hardie des mystères. L'épopée de Dante est joannite et gnostique, c'est une application hardie des figures et des nombres de la kabbale aux dogmes chrétiens, et une négation secrète de tout ce qu'il y a d'absolu, dans ces dogmes; son voyage à travers les mondes surnaturels s'accomplit comme l'initiation aux mystères d'Éleusis et de Thèbes. C'est Virgile qui le conduit et le protège dans les cercles du nouveau Tartare, comme si Virgile, le tendre et mélancolique prophète des destinées du fils de Pollion, était aux yeux du poète florentin le père illégitime, mais véritable de l'épopée chrétienne. Grâce au génie païen de Virgile, Dante échappe à ce gouffre sur la porte duquel il avait lu une sentence de désespoir, il y échappe en mettant sa tête à la place de ses pieds et ses pieds à la place de sa tête, c'est-à-dire en prenant le contrepied du dogme, et alors il remonte à la lumière en se servant du démon lui-même comme d'une échelle monstrueuse; il échappe à l'épouvante à force d'épouvante, à l'horrible à force d'horreur. L'enfer, semble-t-il dire, n'est une impasse que pour ceux qui ne savent pas se retourner; il prend le diable à rebrousse-poil, s'il m'est permis d'employer ici cette expression familière, et s'émancipe par son audace. C'est déjà le protestantisme dépassé, et le poète des ennemis de Rome a déjà deviné Faust montant au ciel sur la tête de Méphistophélès vaincu. Remarquons aussi que l'enfer de Dante n'est qu'un purgatoire négatif. Expliquons-nous: son purgatoire semble s'être formé dans son enfer comme dans un moule, c'est le couvercle et comme le bouchon du gouffre, et l'on comprend que le titan florentin en escaladant le paradis voudrait jeter d'un coup de pied le purgatoire dans l'enfer.

Son ciel se compose d'une série de cercles kabbalistiques divisés par une croix comme le pantacle d'Ézéchiel; au centre de cette croix fleurit une rose, et nous voyons apparaître pour la première fois exposé publiquement et presque catégoriquement expliqué le symbole des rose-croix.

Nous disons pour la première fois, parce que Guillaume de Lorris, mort en 1260, cinq ans avant la naissance d'Alighieri, n'avait pas achevé son Roman de la rose, qui fut continué par Clopinel, un demi-siècle plus tard. On ne découvrira pas sans étonnement que le Roman de la rose et la Divine comédie sont les deux formes opposées d'une même oeuvre: l'initiation à l'indépendance de l'esprit, la satire de toutes les institutions contemporaines et la formule allégorique des grands secrets de la Société des rose-croix.

Ces importantes manifestations de l'occultisme coïncident avec l'époque de la chute des templiers, puisque Jean de Meung ou Clopinel, contemporain de la vieillesse de Dante, florissait pendant ses plus belles années à la cour de Philippe le Bel. Le Roman de la rose est l'épopée de la vieille France. C'est un livre profond sous une forme légère, c'est une révélation aussi savante que celle d'Apulée des mystères de l'occultisme. La rose de Flamel, celle de Jean de Meung et celle de Dante sont nées sur le même rosier.

Dante avait trop de génie pour être un hérésiarque.

Les grands hommes impriment à l'intelligence un mouvement qui se prouve plus tard par des actes dont l'initiative appartient aux médiocrités remuantes. Dante n'a peut-être jamais été lu, et n'eût certainement jamais été compris par Luther. Cependant l'oeuvre des Gibelins fécondée par la puissante pensée du poète, souleva lentement l'empire contre la papauté, en se perpétuant sous divers noms de siècle en siècle, et rendit enfin l'Allemagne protestante. Ce n'est certainement pas Luther qui a fait la réforme, mais la réforme s'est emparée de Luther et l'a poussé en avant. Ce moine aux épaules carrées n'avait que de l'entêtement et de l'audace, mais c'était l'instrument qu'il fallait aux idées révolutionnaires. Luther était le Danton de la théologie anarchique; superstitieux et téméraire, il se croyait obsédé par le diable; le diable lui dictait des arguments contre l'Église, le diable le faisait raisonner, déraisonner et surtout écrire. Ce génie inspirateur de tous les Caïns ne demandait alors que de l'encre, bien sûr qu'avec cette encre distillée par la plume de Luther, il ferait bientôt des flots de sang. Luther le sentait et il haïssait le diable parce que c'était encore un maître; un jour il lui lança son écritoire à la tête comme s'il voulait le rassasier par cette violente libation. Luther jetant son encrier à la tête du diable, nous rappelle ce facétieux régicide qui, en signant la mort de Charles Ier, barbouilla d'encre ses complices.

«Plutôt Turc que papiste!» c'était la devise de Luther; et en effet le protestantisme n'est au fond, comme l'islamisme, que le déisme pur organisé en culte conventionnel, et n'en diffère que par des restes de catholicisme mal effacé. Les protestants sont, au point de vue de la négation du dogme catholique, des musulmans avec quelques superstitions de plus et un prophète de moins.

Les hommes renoncent plus volontiers à Dieu qu'au diable, les apostats de tous les temps l'ont assez prouvé. Les disciples de Luther, divisés bientôt par l'anarchie, n'avaient plus entre eux qu'un lien de croyance commune, ils croyaient tous à Satan, et ce spectre grandissant à mesure que leur esprit de révolte les éloignait de Dieu, arrivait à des proportions terribles. Carlostad, archidiacre de Wurtemberg, étant un jour en chaire, vit entrer dans le temple un homme noir qui s'assit devant lui, et le regarda pendant tout le temps de son sermon avec une fixité terrible; il se trouble, descend de chaire, interroge les assistants; personne n'a vu le fantôme. Carlostad revient chez lui tout épouvanté, le plus jeune de ses fils vient au-devant de lui, et lui raconte qu'un inconnu vêtu de noir est venu le demander et a promis de revenir dans trois jours. Plus de doute pour l'halluciné; le visiteur n'est autre que le spectre de la vision. La frayeur lui donne la fièvre, il se met au lit et meurt avant le troisième jour.

Ces malheureux sectaires avaient peur de leur ombre, leur conscience était restée catholique et les damnait impitoyablement. Luther se promenant un soir avec sa femme Catherine de Bora, regarda le ciel plein d'étoiles, et dit à demi-voix avec un profond soupir: «Beau ciel que je ne verrai jamais!»--«Eh quoi, dit la femme, pensez-vous donc être réprouvé?»--«Qui sait, dit Luther, si Dieu ne nous punira pas d'avoir été infidèles à nos voeux?» Peut-être qu'alors si Catherine, en le voyant douter ainsi de lui-même, l'eût abandonné en le maudissant, le réformateur, brisé par cet avertissement divin, eût reconnu combien il avait été criminel en trahissant l'Église sa première épouse, et eut tourné des yeux en larmes vers le cloître qu'il avait lui-même abandonné! Mais Dieu qui résiste aux superbes, ne le trouva pas digne sans doute de cette salutaire douleur. La comédie sacrilège du mariage de Luther avait été le châtiment providentiel de son orgueil, et comme il persévéra dans son péché, son châtiment ne le quitta pas et le ridiculisa jusqu'à la fin. Il mourut entre le diable et sa femme, effrayé de l'un et fort embarrassé de l'autre.

La corruption et la superstition s'accommodent bien ensemble. L'époque de la renaissance débauchée, persécutrice et crédule, ne fut certes pas la renaissance de la raison. Catherine de Médicis était sorcière, Charles IX consultait les nécromants, Henri III faisait des parties de dévotion et de débauche. C'était alors le bon temps des astrologues, bien qu'on en torturât quelques-uns de temps en temps pour les forcer à changer leurs prédictions. Les sorciers de cour à cette époque se mêlaient d'ailleurs toujours un peu d'empoisonnements et méritaient assez la corde. Trois-Échelles, le magicien de Charles IX, était prestidigitateur et fripon; il se confessa un jour au roi, et ce n'étaient pas peccadilles que ses méfaits; le roi lui fit grâce avec menace de pendaison en cas de rechute. Trois-Échelles retomba et fut pendu.

Lorsque la ligue eut juré la mort du faible et misérable Henri III, elle eut recours aux envoûtements de la magie noire. L'Étoile assure que l'image en cire du roi était placée sur les autels où les prêtres ligueurs disaient la messe, et qu'on perçait cette image avec un canif en prononçant une oraison de malédictions et d'anathème. Comme le roi ne mourait pas assez vite, on en conclut qu'il était sorcier. Des pamphlets coururent où Henri III était représenté tenant des conventicules où les crimes de Sodome et de Gomorrhe n'étaient que le prélude d'attentats plus inouïs et plus affreux. Le roi, disait-on, avait parmi ses mignons un personnage inconnu qui était le diable en personne; on enlevait des jeunes vierges que ce prince prostituait violemment à Béelzébut; le peuple croyait à ces fables, et il se trouva enfin un fanatique pour exécuter les menaces de l'envoûtement. Jacques Clément eut des visions et entendit des voix impérieuses qui lui commandaient de tuer le roi. Cet halluciné courut au régicide comme un martyr, et mourut en riant comme les héros de la mythologie scandinave. Des chroniqueurs scandaleux ont prétendu qu'une grande dame de la cour avait uni aux inspirations de la solitude du moine, le magnétisme de ses caresses: cette anecdote manque de probabilité. La chasteté du moine entretenait son exaltation, et s'il eût commencé à vivre de la vie fatale des passions, une soif insatiable de plaisir se fût emparée de tout son être, et il n'eût plus voulu mourir.

Pendant que les guerres de religion ensanglantaient le monde, les sociétés secrètes de l'illuminisme, qui n'étaient que des écoles de théurgie et de haute magie, prenaient de la consistance en Allemagne. La plus ancienne de ces sociétés paraît avoir été celle des rose-croix dont les symboles remontent au temps des Guelfes et des Gibelins, comme nous le voyons par les allégories du poème de Dante, et par les figures du Roman de la rose.

La rose, qui a été de tout temps l'emblème de la beauté, de la vie, de l'amour et du plaisir, exprimait mystiquement la pensée secrète de toutes les protestations manifestées à la renaissance. C'était la chair révoltée contre l'oppression de l'esprit; c'était la nature se déclarant fille de Dieu, comme la grâce; c'était l'amour qui ne voulait pas être étouffé par le célibat; c'était la vie qui ne voulait plus être stérile, c'était l'humanité aspirant à une religion naturelle, toute de raison et d'amour, fondée sur la révélation des harmonies de l'Être, dont la rose était pour les initiés le symbole vivant et fleuri. La rose, en effet, est un pantacle, elle est de forme circulaire, les feuilles de la corolle sont taillées en coeur, et s'appuient harmonieusement les unes sur les autres; sa couleur présente les nuances les plus douces des couleurs primitives, son calice est de pourpre et d'or. Nous avons vu que Flamel, ou plutôt le livre du juif Abraham, en faisait le signe hiéroglyphique de l'accomplissement du grand oeuvre. Telle est la clef du roman de Clopinel et de Guillaume de Lorris. La conquête de la rose était le problème posé par l'initiation à la science pendant que la religion travaillait à préparer et à établir le triomphe universel, exclusif et définitif de la croix.

Réunir la rose à la croix, tel était le problème posé par la haute initiation, et en effet la philosophie occulte étant la synthèse universelle, doit tenir compte de tous les phénomènes de l'Être. La religion, considérée uniquement comme un fait physiologique, est la révélation et la satisfaction d'un besoin des âmes. Son existence est un fait scientifique: la nier, ce serait nier l'humanité elle-même. Personne ne l'a inventée, elle s'est formée comme les lois, comme les civilisations, par les nécessités de la vie morale; et considérée seulement à ce point de vue philosophique et restreint, la religion doit être regardée comme fatale si l'on explique tout par la fatalité, et comme divine si l'on admet une intelligence suprême à la source des lois naturelles. Il suit de là que le caractère de toute religion proprement dite étant de relever directement de la divinité par une révélation surnaturelle, nul autre mode de transmission ne donnant au dogme une sanction suffisante, il faut en conclure que la vraie religion naturelle c'est la religion révélée, c'est-à-dire qu'il est naturel de n'adopter une religion qu'en la croyant révélée, toute vraie religion exigeant des sacrifices, et l'homme n'ayant jamais ni le pouvoir, ni le droit d'en imposer à ses semblables, en dehors et surtout au-dessus des conditions ordinaires de l'humanité.

C'est en partant de ce principe rigoureusement rationnel que les rose-croix arrivaient au respect de la religion dominante, hiérarchique et révélée. Ils ne pouvaient par conséquent pas plus être les ennemis de la papauté que de la monarchie légitime, et s'ils conspiraient contre des papes et contre des rois, c'est qu'ils les considéraient personnellement comme des apostats du devoir et des fauteurs suprêmes de l'anarchie.

Qu'est-ce, en effet, qu'un despote soit spirituel, soit temporel, sinon un anarchiste couronné?

C'est par cette considération qu'on peut expliquer le protestantisme et même le radicalisme de certains grands adeptes plus catholiques que certains papes, et plus monarchiques que certains rois, de quelques adeptes excentriques, tels que Henri Khunrath et les vrais illuminés de son école.

Henri Khunrath est un personnage peu connu de ceux qui n'ont pas fait des sciences occultes une étude particulière; c'est pourtant un maître et un maître du premier ordre; c'est un prince souverain de la rose-croix, digne sous tous les rapports de ce titre scientifique et mystique. Ses pantacles sont splendides comme la lumière du Sohar, savants comme Trithême, exacts comme Pythagore, révélateurs du grand oeuvre comme le livre d'Abraham et de Nicolas Flamel.

Henri Khunrath était chimiste et médecin, il était né en 1502, et il avait quarante-deux ans, lorsqu'il parvint à la haute initiation théosophique. Le plus remarquable de ses ouvrages, son Amphithéâtre de la sagesse éternelle, était publié en 1598, car l'approbation de l'empereur Rodolphe qui s'y trouve annexée est datée du 1er juin de cette même année. L'auteur, bien qu'il fît profession d'un protestantisme radical, y revendique hautement le nom de catholique et d'orthodoxe; il déclare avoir en sa possession, mais garder secrète comme il convient, une clef de l'apocalypse, clef triple et unique comme la science universelle. La division du livre est septénaire, et il y partage en sept degrés l'initiation à la haute philosophie; le texte est un commentaire mystique des oracles de Salomon; l'ouvrage se termine par des tableaux synoptiques, qui sont la synthèse de la haute magie et de la kabbale occulte, en tout ce qui peut être écrit et publié verbalement. Le reste, c'est-à-dire la partie ésotérique et indicible de la science, est exprimé par de magnifiques pantacles dessinés et gravés avec soin. Ces pantacles sont au nombre de neuf.

Le premier, contient le dogme d'Hermès.

Le deuxième, la réalisation magique.

Le troisième représente le chemin de la sagesse et les travaux préparatoires de l'oeuvre.

Le quatrième représente la porte du sanctuaire éclairée par sept rayons mystiques.

Le cinquième est une rose de lumière, au centre de laquelle une forme humaine étend ses bras en forme de croix.

Le sixième représente le laboratoire magique de Khunrath, avec son oratoire kabbalistique, pour démontrer la nécessité d'unir la prière au travail.

Le septième est la synthèse absolue de la science.

Le huitième exprime l'équilibre universel.

Le neuvième résume la doctrine particulière de Khunrath avec une énergique protestation contre tous ses détracteurs. C'est un pantacle hermétique encadré dans une caricature allemande pleine de verve et de naïve colère. Les ennemis du philosophe sont travestis en insectes, en oisons bridés, en boeufs et en ânes, le tout orné de légendes latines et de grosses épigrammes en allemand; Khunrath y est représenté à droite et à gauche, en costume de ville et en costume de cabinet, faisant face à ses adversaires, soit au dedans, soit au dehors: en habit de ville, il est armé d'une épée et marche sur la queue d'un scorpion; en costume de cabinet, il est muni de pincettes et marche sur la tête d'un serpent; au dehors il démontre, et chez lui il enseigne, comme ses gestes le font assez comprendre, toujours la même vérité sans craindre le souffle impur de ses adversaires, souffle si pestilentiel pourtant que les oiseaux du ciel tombent morts à leurs pieds. Cette planche très curieuse manque dans un grand nombre d'exemplaires de l'Amphithéâtre de Khunrath.

Ce livre extraordinaire contient tous les mystères de la plus haute initiation; il est, comme l'auteur l'annonce dans son titre même: Christiano-kabbalistique, divino-magique, physico-chimique, triple unique et universel.

C'est un véritable manuel de haute magie et de philosophie hermétique, et l'on ne saurait trouver ailleurs, si ce n'est dans le Sepher Jésirah et le Sohar, une plus complète et plus parfaite initiation.

Dans les quatre importants corollaires qui suivent l'explication de la troisième figure, Khunrath établit: 1. Que la dépense à faire pour le grand oeuvre (à part l'entretien et les dépenses personnelles de l'opérateur) ne doit pas excéder la somme de trente thalers; j'en parle sciemment, ajoute l'auteur, l'ayant appris de quelqu'un qui le savait. Ceux qui dépensent davantage se trompent et perdent leur argent. Ces mots: l'ayant appris de quelqu'un qui le savait, prouvent que Khunrath ou n'a pas fait lui-même la pierre philosophale, ou ne veut pas dire qu'il l'a faite, et cela par crainte des persécutions.

Khunrath établit ensuite l'obligation pour l'adepte, de ne consacrer à ses usages personnels que la dixième partie de sa richesse et consacrer tout le reste à la gloire de Dieu et aux oeuvres de charité.

Troisièmement, il affirme que les mystères du christianisme et ceux de la nature s'expliquant et s'illustrant réciproquement, le règne futur du Messie (le messianisme) s'établit sur la double base de la science et de la foi, en sorte que le livre de la nature confirmant les oracles de l'Évangile, on pourra convaincre par la science et par la raison les juifs et les mahométans de la vérité du christianisme, si bien qu'avec le concours de la grâce divine, ils seront infailliblement convertis à la religion de l'unité; il termine enfin par cette sentence:

SIGILLUM NATURAE ET ARTIS SIMPLICITAS.
Le cachet de la nature et de l'art, c'est la simplicité.

Du temps de Khunrath, vivait un autre médecin initié, philosophe hermétique et continuateur de la médecine de Paracelse; c'était Oswald Crollius, auteur du Livre des signatures, ou de la vraie et vivante anatomie du grand et du petit monde. Dans cet ouvrage dont la préface est un abrégé fort bien fait de la philosophie hermétique, Crollius cherche à établir que Dieu et la nature ont en quelque sorte signé tous leurs ouvrages, et que tous les produits d'une force quelconque de la nature portent, pour ainsi dire, l'estampille de cette force imprimée en caractères indélébiles, en sorte que l'initié aux écritures occultes puisse lire à livre ouvert les sympathies et les antipathies des choses, les propriétés des substances et tous les autres secrets de la création. Les caractères des différentes écritures seraient primitivement empruntés à ces signatures naturelles qui existent dans les étoiles et dans les fleurs, sur les montagnes et sur le plus humble caillou. Les figures des cristaux, les cassures des minéraux, seraient des empreintes de la pensée que le Créateur avait en les formant. Cette idée est pleine de poésie et de grandeur, mais il manque une grammaire à cette langue mystérieuse des mondes, il manque un vocabulaire raisonné à ce verbe primitif et absolu. Le roi Salomon seul passe pour avoir accompli ce double travail; or les livres occultes de Salomon sont perdus: Crollius entreprenait donc non pas de les refaire, mais de retrouver les principes fondamentaux de cette langue universelle du Verbe créateur.

Par ces principes on reconnaîtrait que les hiéroglyphes primitifs formés des éléments mêmes de la géométrie correspondraient aux lois constitutives et essentielles des formes déterminées par les mouvements alternés ou combinés que décident les attractions équilibrantes; on reconnaîtrait à leur seule figure extérieure les simples et les composés, et par les analogies des figures avec les nombres, on pourrait faire une classification mathématique de toutes les substances révélées par les lignes de leurs surfaces. Il y a au fond de ces aspirations, qui sont des réminiscences de la science édénique, tout un monde de découvertes à venir pour les sciences. Paracelse les avait pressenties, Crollius les indique, un autre viendra pour les réaliser et les démontrer. La folie d'hier sera le génie de demain, et le progrès saluera ces sublimes chercheurs qui avaient deviné ce monde perdu et retrouvé cette Athlantide du savoir humain!

Le commencement du XVIIe siècle fut la grande époque de l'alchimie, alors parurent: Philippe Muller, Jean Thorneburg, Michel Mayer, Ortelius, Poterius, Samuel Northon, le baron de Beausoleil, David Planiscampe, Jean Duchesne, Robert Flud, Benjamin Mustapha, le président d'Espagnet, le cosmopolite qu'il fallait nommer le premier, de Nuisement, qui a traduit et publié les remarquables écrits du cosmopolite, Jean-Baptiste Van Helmont, Irénée Philalèthe, Rodolphe Glauber, le sublime cordonnier Jacob Boehm. Les principaux de ces initiés s'adonnaient aux recherches de la haute magie, et en cachaient avec soin le nom décrié sous les apparences des recherches hermétiques. Le Mercure des sages qu'ils voulaient trouver et donner à leurs disciples, c'était la synthèse scientifique et religieuse, c'était la paix qui réside dans la souveraine unité. Les mystiques n'étaient alors que les croyants aveugles des véritables illuminés, et l'illuminisme proprement dit n'était que la science universelle de la lumière. En 1623, au printemps, on trouva affichée dans les rues de Paris cette étrange proclamation:

«Nous, députés des frères rose-croix, faisons séjour visible et invisible dans cette ville, par la grâce du Très-Haut, vers lequel se tourne le coeur des sages; nous enseignons, sans aucune sorte de moyens extérieurs, à parler les langues des pays que nous habitons, et nous tirons les hommes, nos semblables, de la terreur et de la mort.

«S'il prend envie à quelqu'un de nous voir par curiosité seulement, il ne communique jamais avec nous; mais si sa volonté le porte réellement et de fait à s'inscrire sur les registres de notre confraternité, nous, qui jugeons des pensées, lui ferons voir la vérité de nos promesses, tellement que nous ne mettons point le lieu de notre demeure, puisque la pensée, jointe à la volonté réelle du lecteur, sera capable de nous faire connaître à lui et lui à nous.»

L'opinion se préoccupa alors de cette manifestation mystérieuse, et si quelqu'un alors demandait hautement ce que c'était que les frères rose-croix, souvent un personnage inconnu prenait à part le questionneur, et lui disait gravement:

«Prédestinés à la réforme qui doit s'accomplir bientôt dans tout l'univers, les rose-croix sont les dépositaires de la suprême sagesse, et paisibles possesseurs de tous les dons de la nature, ils peuvent les dispenser à leur gré.

«En quelque lieu qu'ils soient, ils connaissent mieux toutes les choses qui se passent dans le reste du monde, que si elles leur étaient présentes; ils ne sont sujets ni à la faim ni à la soif, et n'ont à craindre ni la vieillesse ni les maladies.

«Ils peuvent commander aux esprits et aux génies les plus puissants.

«Dieu les a couverts d'une nuée pour les défendre de leurs ennemis, et on ne peut les voir que quand ils le veulent, eût-on des yeux plus perçants que ceux de l'aigle.

«Ils tiennent leurs assemblées générales dans les pyramides d'Egypte.

«Mais ces pyramides sont pour eux comme le rocher d'où jaillissait la source de Moïse, elles marchent avec eux dans le désert, et les suivront jusqu'à leur entrée dans la terre promise.»


CHAPITRE VI.

PROCÈS DE MAGIE.

SOMMAIRE.--Gaufridi, Urbain Grandier, Boulé et Picart, le père Girard et mademoiselle Cadière.--Phénomènes des convulsions.--Anecdotes diverses.


L'auteur grec qui a écrit la description du tableau allégorique de Cebès finit son oeuvre par cette conclusion admirable:

«Il n'y a qu'un bien véritable à désirer, c'est la sagesse; et il n'y a qu'un mal à craindre, c'est la folie.»

Le mal moral en effet, la méchanceté, le crime, ne sont autre chose qu'une folie véritable: et le père Hilarion Tissot a toutes les sympathies de notre coeur, lorsqu'il répète sans cesse dans ses brochures follement courageuses qu'au lieu de punir les criminels, il faudrait les soigner et les guérir.

Nous disons les sympathies de notre coeur, parce que notre raison proteste contre cette trop charitable interprétation du crime dont les conséquences seraient de détruire la sanction de la morale en désarmant la loi. Nous comparons la folie à l'ivresse, et considérant que l'ivresse est presque toujours volontaire, nous applaudissons à la sagesse des juges qui, ne regardant pas la perte spontanée de la raison comme une excuse, punissent sans pitié les délits et les crimes commis dans l'ivresse. Un jour viendra même peut-être où l'ivresse sera comptée parmi les circonstances aggravantes, et où tout être intelligent qui se mettra volontairement hors de la raison, se trouvera hors de la loi. La loi n'est-elle pas la raison de l'humanité?

Malheur à l'homme qui s'enivre soit de vin, soit d'orgueil, soit de haine, soit même d'amour! Il est aveugle, il est injuste, il est le jouet de la fatalité; c'est un fléau qui marche, c'est une calamité vivante; il peut tuer, il peut violer; c'est un fou sans chaîne; haro sur lui! La société a droit de se défendre; c'est plus que son droit, c'est son devoir, car elle a des enfants.

Ces réflexions nous viennent au sujet des procès de magie dont nous avons à rendre compte. On a trop accusé l'Église et la société de meurtre judiciaire sur des fous; nous admettons que les sorciers étaient des fous sans doute, mais c'étaient des fous de perversité; si parmi eux quelques innocents malades ont péri, ce sont des malheurs dont l'Église et la société ne sauraient être responsables. Tout homme condamné suivant les lois de son pays et les formes judiciaires de son temps, est justement condamné, son innocence possible n'appartient plus qu'à Dieu; devant les hommes il est et doit rester coupable.

Ludwig Tieck, dans un remarquable roman intitulé le Sabbat des sorcières, met en scène une sainte femme, une pauvre vieille épuisée de macérations, la tête affaiblie par les jeûnes et les prières, qui, pleine d'horreur pour les sorciers, et disposée par excès d'humilité à s'accuser de tous les crimes, finit par se croire en effet sorcière, s'en accuse, en est convaincue par erreur et par prévention, puis est brûlée vive. Cette histoire fût-elle vraie, que prouverait-elle? Qu'une erreur judiciaire est possible, rien de plus, rien de moins.

Mais si l'erreur judiciaire est possible en fait, elle ne saurait l'être en droit: autrement que deviendrait la justice humaine?

Socrate condamné à mort aurait pu fuir, et ses juges eux-mêmes lui en eussent fourni les moyens, mais il respecta les lois et voulut mourir.

C'est aux lois et non aux tribunaux du moyen âge qu'il faut s'en prendre de la rigueur de certaines sentences. Mais Gilles de Laval, dont nous ayons raconté les crimes et le supplice, fut-il injustement condamné, et devait-on l'absoudre parce qu'il était fou? Étaient-elles innocentes ces horribles folles qui composaient des philtres avec la moelle des petits enfants? La magie noire d'ailleurs était la folie générale de cette malheureuse époque: les juges, à force d'étudier les questions de sorcellerie finissaient quelquefois par se croire sorciers eux-mêmes. La sorcellerie, dans plusieurs localités, devenait épidémique, et les supplices semblaient multiplier les coupables.

On peut voir dans les démonographes, tels que Delancre, Delrio, Sprenger, Bodin, Torre-Blanca et les autres, les récits d'un grand nombre de procès dont les détails sont aussi fastidieux que révoltants. Les condamnés sont pour la plupart des hallucinés et des idiots, mais des idiots méchants et des hallucinés dangereux; les passions érotiques, la cupidité et la haine sont les causes principales de l'égarement de leur raison: ils étaient capables de tout. Sprenger dit que les sorcières s'entendaient avec les sages-femmes pour leur acheter des cadavres d'enfants nouveau-nés. Les sages-femmes tuaient ces innocents au moment même de leur naissance, en leur enfonçant de longues aiguilles dans le cerveau, on déclarait un enfant mort et on l'enterrait. La nuit venue, les stryges grattaient la terre et en arrachaient le cadavre, elles le faisaient bouillir dans une chaudière avec des herbes narcotiques et vénéneuses, puis distillaient, alambiquaient, mélangeaient cette gélatine humaine. Le liquide servait d'élixir de longue vie, le solide était broyé et incorporé aux graisses de chat noir mélangées de suie qui servaient aux frictions magiques. Le coeur se soulève de dégoût à la lecture de ces révélations abominables, et l'indignation fait taire la pitié; mais lorsqu'on en vient aux procédures, lorsqu'on voit la crédulité et la cruauté des juges, les fausses promesses de grâce qu'ils emploient pour obtenir des aveux, les tortures atroces, les visites obscènes, les précautions honteuses et ridicules, puis après tout cela, le bûcher en place publique, l'assistance dérisoire du clergé qui livre au bras séculier en demandant grâce pour ceux qu'il voue à la mort, on est forcé de conclure qu'au milieu de tout ce chaos, la religion seule reste sainte, mais que les hommes sont tous également des idiots ou des scélérats.

Ainsi en 1598, un prêtre limousin, nommé Pierre Aupetit, est brûlé vif pour des aveux ridicules qui lui ont été arrachés par la torture.

A Dôle, en 1599, on brûle une femme nommée Antide Collas, parce que sa conformation sexuelle avait quelque chose de phénoménal, qu'on crut ne pouvoir expliquer que par un commerce infâme avec Satan. La malheureuse, mise et remise à la torture, dépouillée, sondée, visitée en présence des médecins et des juges, écrasée de honte et de douleurs, avoua tout pour en finir.

Henri Boguet, juge de Saint-Claude, raconte lui-même qu'il fit torturer une femme comme sorcière, parce qu'il manquait quelque chose à la croix de son chapelet, signe certain de sorcellerie, au dire de ce féroce imbécile.

Un enfant de douze ans, stylé par les inquisiteurs, vient accuser son père de l'avoir mené au sabbat. Le père meurt en prison par suite de ses tortures, et l'on propose de faire brûler l'enfant. Boguet s'y oppose et se fait un mérite de cette clémence.

Une femme de trente-cinq ans, Rollande de Vernois, est oubliée dans un cachot si glacial qu'elle promet de s'avouer coupable de magie, si on veut la laisser s'approcher du feu. Dès qu'elle sent la chaleur, elle tombe dans des convulsions affreuses, elle a la fièvre et le délire; en cet état on la met à la torture, elle dit tout ce qu'on lui fait dire, elle est traînée mourante au bûcher. Un orage éclate, la pluie éteint le feu, Boguet se félicite alors de la sentence qu'il a rendue, puisque évidemment cette femme que le ciel semblait défendre, devait être protégée par le diable. Le même Boguet a fait encore brûler deux hommes, Pierre Gaudillon et le gros Pierre, pour avoir couru la nuit, l'un en forme de lièvre, l'autre en forme de loup.

Mais le procès qui fit le plus de bruit au commencement du XVIIe siècle, fut celui de messire Louis Gaufridi, curé de la paroisse des Accoules à Marseille. Le scandale de cette affaire donna un funeste exemple qui ne fut que trop tôt suivi. Un prêtre accusé par des prêtres! un curé traîné devant les tribunaux par ses confrères! Constantin avait dit que s'il voyait un prêtre déshonorer son caractère par un péché honteux, il le couvrirait de sa pourpre, c'était une belle et royale parole. Le sacerdoce, en effet, doit être impeccable, comme la justice est infaillible devant la morale publique.

En décembre 1610, une jeune fille de Marseille nommée Magdelaine de la Palud, étant allée en pèlerinage à la Sainte-Baume, en Provence, y fut prise d'extase et de convulsions. Une autre dévote nommée Louise Capeau fut bientôt atteinte du même mal. Des dominicains et des capucins crurent à la présence du démon, et firent des exorcismes. Magdelaine de la Palud et sa compagne donnèrent alors le spectacle qui se renouvela si souvent un siècle plus tard lors de l'épidémie des convulsions. Elles criaient, se tordaient et demandaient à être battues et foulées aux pieds, un jour six hommes marchèrent en même temps sur la poitrine de Magdelaine qui n'en ressentit aucune douleur; en cet état elle s'accusait des plus étranges déréglements; elle s'était livrée au diable corps et âme, disait-elle; elle avait été fiancée au démon par un prêtre nommé Gaufridi. Au lieu d'enfermer cette folle, on l'écouta, et les pères exorcistes dépêchèrent à Marseille trois capucins pour informer secrètement les supérieurs ecclésiastiques de ce qui se passait à la Sainte-Baume, et amener, s'il était possible, sans violence et sans scandale le curé Gaufridi pour le confronter avec les prétendus démons.

Cependant on commençait à écrire les inspirations infernales des deux hystériques, c'étaient des discours d'une dévotion ignorante et fanatique, présentant la religion telle que la comprenaient les exorcistes eux-mêmes. Les possédées semblaient raconter les rêves de ceux qui les interrogeaient: c'était exactement le phénomène des tables parlantes et des médiums de notre temps. Les diables se donnaient des noms aussi incongrus que ceux des esprits américains; ils déclamaient contre l'imprimerie et contre les livres, faisaient des sermons dignes des capucins les plus fervents et les plus ignares. En présence de ces démons faits à leur image et à leur ressemblance, les pères ne doutèrent plus de la vérité de la possession et de la véracité des esprits infernaux. Les fantômes de leur imagination malade prenaient un corps et leur apparaissaient vivants dans ces deux femmes dont les confessions obscènes surexcitaient leur curiosité et leur indignation pleines de secrètes convoitises, ils devinrent furieux et il leur fallut une victime: telles étaient leurs dispositions lorsqu'on leur amena enfin le malheureux Louis Gaufridi.

Gaufridi était un prêtre assez mondain, d'une figure agréable, d'un caractère faible et d'une moralité plus que suspecte, il avait été le confesseur de Magdelaine de la Palud, et lui avait inspiré une implacable passion; cette passion, changée en haine par la jalousie, était devenue une fatalité, elle entraîna le malheureux prêtre dans son tourbillon de folie qui le conduisit au bûcher.

Tout ce que pouvait dire l'accusé pour se défendre était retourné contre lui. Il attestait Dieu et Jésus-Christ, et sa sainte mère et son précurseur saint Jean-Baptiste, et on lui répondait: vous récitez à merveille les litanies du sabbat; par Dieu, vous entendez Lucifer, par Jésus-Christ, Béelzébub, par la sainte Vierge, la mère apostate de l'Antéchrist, par saint Jean-Baptiste, le faux prophète précurseur de Gog et Magog... Puis on le mettait à la torture, et on lui promettait sa grâce s'il voulait signer les déclarations de Magdelaine de la Palud. Le pauvre prêtre, éperdu, circonvenu, brisé, signa tout ce qu'on voulut: il en signa assez pour être brûlé, et c'était ce qu'on demandait. Les capucins de Provence donnèrent enfin au peuple cet affreux spectacle, ils lui apprirent à violer les privilèges du sanctuaire, ils lui montrèrent comment on tue les prêtres, et le peuple s'en souvint plus tard.

O saint temple, disait un rabbin témoin des prodiges qui précédèrent la destruction de Jérusalem par Titus, ô saint temple, qu'as-tu donc? Et pourquoi te fais-tu peur à toi-même?

Ni le saint-siége ni les évêques ne protestèrent contre le meurtre de Gaufridi, mais le XVIIIe siècle allait venir traînant la révolution à sa suite.

Une des possédées qui avaient tué le curé des Accoules déclara un jour que le démon la quittait pour aller préparer la perte d'un autre prêtre, qu'elle nomma d'avance prophétiquement et sans le connaître; elle le nomma Urbain Grandier.

Alors régnait le terrible cardinal de Richelieu, qui comprenait l'autorité absolue comme le salut des États; malheureusement les tendances du cardinal étaient plutôt politiques et habiles que véritablement chrétiennes. Ce grand esprit avait pour borne une certaine étroitesse de coeur qui le rendait sensible à l'offense personnelle, et implacable dans ses vengeances. Ce qu'il pardonnait le moins au talent, c'était l'indépendance; il voulait avoir les gens d'esprit pour auxiliaires, plutôt que pour flatteurs, et il avait une certaine joie de détruire tout ce qui voulait briller sans lui. Sa tête aspirait à tout dominer, le père Joseph était son bras droit et Laubardemont son bras gauche.

Il y avait alors en province, à Loudun, un ecclésiastique d'un génie remarquable et d'un grand caractère, il avait de la science et du talent, mais peu de circonspection; fait pour plaire aux multitudes et pour attirer les sympathies des grands, il pouvait dans l'occasion devenir un dangereux sectaire; le protestantisme alors remuait en France, et le curé de Saint-Pierre de Loudun, trop disposé aux idées nouvelles par son peu d'attrait pour le célibat ecclésiastique, pouvait devenir à la tête de ce parti un prédicant plus brillant que Calvin et aussi audacieux que Luther, il se nommait Urbain Grandier.

Déjà des démêlés sérieux avec son évêque avaient signalé son habileté et son caractère inflexible, habileté malheureuse et maladroite, d'ailleurs, puisqu'il en avait appelé de ses puissants ennemis au roi et non pas au cardinal; le roi lui avait donné raison, le cardinal devait lui donner tort. Grandier était retourné triomphant à Loudun, et s'était permis la fanfaronnade peu cléricale d'y rentrer une branche de laurier à la main. A dater de ce jour il fut perdu.

Les religieuses ursulines de Loudun avaient alors pour supérieure, sous le nom de la mère Jeanne des anges, une certaine Jeanne de Belfiel, petite-fille du baron de Cose. Cette religieuse n'était rien moins que fervente, et son couvent ne passait pas pour un des plus réguliers du pays, il s'y passait des scènes nocturnes qu'on attribuait à des esprits. Les parents retiraient les pensionnaires, et la maison allait être bientôt dénuée de toute ressource.

Grandier avait quelques intrigues et ne les cachait pas assez, c'était, d'ailleurs, un personnage trop en vue pour que l'oisiveté d'une petite ville ne fît pas grand bruit de ses faiblesses. Les pensionnaires des Ursulines en entendaient parler avec mystère chez leurs parents, les religieuses en parlaient entre elles pour déplorer le scandale, et restaient toutes préoccupées du personnage scandaleux, elles en rèvèrent; elles le virent pendant la nuit apparaître dans les dortoirs avec des attitudes bien conformes à ce qu'on disait de ses moeurs, elles poussèrent des cris, se crurent obsédées, et voilà le diable dans la maison.

Les directeur de ces filles, mortels ennemis de Grandier, virent tout le parti qu'ils pouvaient tirer de cette affaire dans l'intérêt de leur rancune et dans l'intérêt du couvent. On fit des exorcismes en secret d'abord, puis en public. Les amis de Grandier sentaient qu'il se tramait quelque chose et pressaient le curé de Saint-Pierre du Marché de permuter ses bénéfices, et de quitter Loudun. Tout s'appaiserait dès qu'on le verrait parti; mais Grandier était un vaillant homme, il ne savait pas ce que c'était que de céder à la calomnie, il resta, et fut arrêté un matin comme il entrait dans son église, revêtu de ses habits sacerdotaux.

A peine arrêté, Grandier fut traité en criminel d'État, ses papiers furent saisis, les scellés apposés à ses meubles, et lui-même fut conduit sous bonne garde à la forteresse d'Angers. Pendant ce temps on lui préparait à Loudun un cachot qui semblait plus fait pour une bête féroce que pour un homme. Richelieu, instruit de tout, avait dépêché Laubardemont pour en finir avec Grandier, et avait fait défendre au parlement de connaître de cette affaire.

Si la conduite du curé de Saint-Pierre avait été celle d'un mondain, la tenue de Grandier, prisonnier et accusé de magie, fut celle d'un héros et d'un martyr. L'adversité révèle ainsi les grandes âmes, et il est beaucoup plus facile de supporter la souffrance que la prospérité.

Il écrivait à sa mère:

«... Je supporte mon affliction avec patience, et plains plus la vôtre que la mienne. Je suis fort incommodé, n'ayant point de lit; tâchez de me faire apporter le mien, car si le corps ne repose, l'esprit succombe. Enfin envoyez-moi un bréviaire, une Bible et un saint Thomas, pour ma consolation; au reste, ne vous affligez pas, j'espère que Dieu mettra mon innocence au jour...»

Dieu, en effet, prend tôt ou tard le parti de l'innocence opprimée, mais il ne la délivre pas toujours de ses ennemis sur la terre, ou ne la délivre que par la mort. Grandier devait bientôt l'éprouver.

Ne faisons cependant pas les hommes plus méchants qu'ils ne sont en effet: les ennemis de Grandier ne croyaient pas à son innocence, ils le poursuivaient avec rage, mais c'était un grand coupable qu'ils croyaient poursuivre. Les phénomènes hystériques étaient alors mal connus et le somnambulisme entièrement ignoré: les contorsions des religieuses, leurs mouvements en dehors des habitudes et des forces humaines, les preuves qu'elles donnaient d'une seconde vue effrayante, tout cela était de nature à convaincre les moins crédules. Un athée célèbre de ce temps-là, le sieur de Kériolet, conseiller au parlement de Bretagne, vint voir les exorcismes pour s'en moquer. Les religieuses qui ne l'avaient jamais vu l'apostrophèrent par son nom et révélèrent tout haut des péchés que le conseiller croyait bien n'avoir fait connaître à personne. Sa conscience fut bouleversée et il passa d'un extrême à l'autre, comme font tous les naturels emportés; il pleura, il se confessa, et se voua pour le reste de ses jours à l'ascétisme le plus rigoureux.

Le sophisme des exorcistes de Loudun était cet absurde paralogisme que M. de Mirville ose soutenir encore de nos jours:

Le diable est l'auteur de tous les phénomènes qui ne s'expliquent pas par les lois connues de la nature.

A cet aphorisme antilogique, ils en joignaient un autre dont ils faisaient en quelque sorte un article de foi.

Le diable dûment exorcisé est forcé de dire la vérité, et on peut l'admettre à témoigner en justice.

Le malheureux Grandier n'était donc pas livré à des scélérats; c'était à des fous furieux qu'il avait affaire; aussi, forts de leur conscience, donnèrent-ils à cet incroyable procès la plus grande publicité. Jamais pareil scandale n'avait affligé l'Église: des religieuses hurlant, se tordant, se livrant aux gestes les plus obscènes, blasphémant, cherchant à se jeter sur Grandier comme les bacchantes sur Orphée; puis les choses les plus sacrées de la religion mêlées à ce hideux spectacle, traînées dans cette fange; Grandier seul calme, haussant les épaules et se défendant avec dignité et douceur; des juges pâles, éperdus, suant à grosses gouttes, Laubardemont en robe rouge planant sur ce conflit comme le vautour qui attend un cadavre. Tel fut le procès d'Urbain Grandier.

Disons-le hautement pour l'honneur de l'humanité: un complot pareil à celui que supposerait l'assassinat juridique de cet homme, si l'on n'admet pas la bonne foi des exorcistes et des juges, est heureusement impossible. Les monstres sont aussi rares que les héros; la foule se compose de médiocrités aussi incapables de grands crimes que de grandes vertus. Les plus saints personnages de ce temps-là ont cru à la possession de Loudun; saint Vincent de Paul ne fut pas étranger à cette histoire et fut appelé à en dire son avis. Richelieu lui-même, qui, en tout cas peut-être, eût trouvé moyen de se débarrasser de Grandier, finit par le croire coupable. Sa mort fut le crime de l'ignorance et des préjugés de son temps, et ce fut une catastrophe bien plutôt qu'un assassinat.

Nous n'affligerons pas nos lecteurs du détail de ses tortures: il demeura ferme, résigné, sans colère et n'avoua rien; il n'affecta pas même de mépriser ses juges, il pria avec douceur les exorcistes de l'épargner: «Et vous, mes pères, leur disait-il, modérez la rigueur de mes tourments, et ne réduisez pas mon âme au désespoir.» On sent à travers ce sanglot de la nature qui se plaint, toute la mansuétude du chrétien qui pardonne. Les exorcistes, pour cacher leur attendrissement, lui répondaient par des invectives, et les exécuteurs pleuraient.

Trois des religieuses, dans un de leurs moments lucides, vinrent se prosterner devant le tribunal, en criant que Grandier était innocent; on crut que le démon parlait par leur bouche, et cet aveu ne fit que hâter le supplice.

Urbain Grandier fut brûlé vif, le 18 août 1634. Il fut patient et résigné jusqu'à la fin. Lorsqu'on le descendit de la charrette, comme il avait les jambes brisées, il tomba rudement le visage contre terre sans pousser un seul cri ou un seul gémissement. Un cordelier, nommé le père Grillau, fendit alors la foule et vint relever le patient qu'il embrassa en pleurant: «Je vous apporte, dit-il, la bénédiction de votre mère, elle et moi nous prions Dieu pour vous.--Merci, mon père, répondit Grandier, vous seul ici avez pitié de moi, consolez ma pauvre mère et servez-lui de fils.» Le lieutenant du prévôt, tout attendri, lui dit alors: «Monsieur, pardonnez-moi la part que je suis forcé de prendre à votre supplice.--Vous ne m'avez pas offensé, répondit Grandier, vous êtes obligé de remplir les devoirs de votre charge.» On lui avait promis de l'étrangler avant de le brûler, mais quand le bourreau voulut tirer la corde elle se trouva nouée, et le malheureux curé de Saint-Pierre tomba tout vivant dans le feu.

Les principaux exorcistes, le père Tranquille et le père Lactance, moururent bientôt après, dans les transports d'une frénésie furieuse; le père Surin, qui les remplaça, devint fou. Manoury, le chirurgien qui avait aidé à torturer Grandier, mourut poursuivi par le fantôme de la victime. Laubardemont perdit son fils d'une manière tragique, et tomba lui-même dans la disgrâce de son maître; les religieuses restèrent idiotes; tant il est vrai qu'il s'agissait d'une maladie terrible et contagieuse: la maladie mentale du faux zèle et de la fausse dévotion. La Providence punit les hommes par leurs propres fautes, elle les instruit par les tristes conséquences de leurs erreurs.

Dix ans à peine après la mort de Grandier, les scandales de Loudun se renouvelèrent en Normandie. Des religieuses de Louviers accusèrent deux prêtres de les avoir ensorcelées; un de ces prêtres était mort, on viola la majesté de la tombe pour en arracher le cadavre, les phénomènes de la possession furent les mêmes qu'à Loudun et qu'à la Sainte-Baume. Ces filles hystériques traduisaient en langage ordurier les cauchemars de leurs directeurs; les deux prêtres, l'un mort et l'autre vivant, furent condamnés au bûcher. Chose horrible, on attacha au même poteau un homme et un cadavre! Le supplice de Mézence, cette fiction d'un poète païen, trouva des chrétiens pour la réaliser, un peuple chrétien assista froidement à cette exécution sacrilège, et les pasteurs ne comprirent pas qu'en profanant ainsi le sacerdoce et la mort, ils donnaient à l'impiété un épouvantable signal.

On appelait le XVIIe siècle, il vint éteindre les bûchers avec le sang des prêtres, et comme il arrive presque toujours, ce furent les bons qui payèrent pour les méchants.

Le XVIIIe siècle était commencé, et l'on brûlait encore des hommes; la foi était déjà perdue, et l'on abandonnait par hypocrisie le jeune Labarre aux plus horribles supplices pour avoir refusé de saluer la procession. Voltaire était alors au monde et sentait grandir dans son coeur une vocation pareille à celle d'Attila. Les passions humaines profanaient la religion, et Dieu envoyait ce nouveau dévastateur pour reprendre la religion à un monde qui n'en était plus digne.

En 1731, une demoiselle Catherine Cadière de Toulon accusa son confesseur, le père Girard, jésuite, de séduction et de magie; cette fille était une extatique stigmatisée qui avait passé longtemps pour une sainte; ce fut toute une immonde histoire de pamoisons lascives, de flagellations secrètes, d'attouchements luxurieux... Quel lieu infâme a des mystères pareils à ceux d'une imagination célibataire et déréglée par un dangereux mysticisme? La Cadière ne fut pas crue sur parole, et le père Girard échappa aux dangers d'une condamnation; le scandale n'en fut pas moins immense, et le bruit qu'il fit eut un éclat de rire pour écho: nous avons dit que Voltaire était alors au monde.

Les gens superstitieux avaient jusqu'alors expliqué les phénomènes extraordinaires par l'intervention du diable et des esprits; l'école de Voltaire, non moins absurde, nia contre toute évidence les phénomènes eux-mêmes.

Ce que nous ne pouvons pas expliquer vient du diable, disaient les uns.

Ce que nous ne pouvons pas expliquer n'existe pas, répondaient les autres.

La nature, en reproduisant toujours dans des circonstances analogues les mêmes séries de faits excentriques et merveilleux, protestait contre l'ignorance présomptueuse des uns et la science bornée des autres.

n tous temps, des perturbations physiques ont accompagné certaines maladies nerveuses; les fous, les épileptiques, les cataleptiques, les hystériques, ont des facultés exceptionnelles, sont sujets à des hallucinations contagieuses et produisent parfois, soit dans l'atmosphère, soit dans les objets qui les entourent, des commotions et des dérangements. L'halluciné projette ses rêves autour de lui, et il est tourmenté par son ombre; le corps s'environne de ses reflets rendus difformes par les souffrances du cerveau; on se mire alors en quelque sorte dans la lumière astrale dont les courants excessifs, agissant à la manière de l'aimant, déplacent et font tourner les meubles; on entend alors des bruits et des voix comme dans les rêves. Ces phénomènes, répétés tant de fois de nos jours qu'ils sont devenus vulgaires, étaient attribués par nos pères aux fantômes et aux démons. La philosophie voltairienne trouva plus court de les nier, en traitant d'imbéciles et d'idiots les témoins oculaires des faits les plus incontestables.

Quoi de plus avéré, par exemple, que les merveilles des convulsions au tombeau du diacre Pâris, et dans les réunions des extatiques de saint Médard? Comment expliquer ces étranges secours que demandaient les convulsionnaires? des milliers de coups de bûche sur la tête, des pressions à écraser un hippopotame, des torsions de mamelles avec des pinces de fer, le crucifiement même avec des clous enfoncés dans les pieds et les mains? puis des contorsions surhumaines, des ascensions aériennes? Les voltairiens n'ont voulu voir là que des grimaces et des gambades, les jansénistes criaient miracle et les vrais catholiques gémissaient; mais la science qui seule devait intervenir pour expliquer cette fantasque maladie, la science se tenait à l'écart: c'est à elle seule pourtant qu'appartiennent maintenant les ursulines de Loudun, les religieuses de Louviers, les convulsionnaires et les médiums américains. Les phénomènes du magnétisme ne la mettent-ils pas sur la voie des découvertes nouvelles? La synthèse chimique qui se prépare, n'amènera-t-elle pas d'ailleurs nos physiciens à la connaissance de la lumière astrale? Et cette force universelle une fois connue, qui empêchera de déterminer la force, le nombre et la direction de ses aimants? Ce sera toute une révolution dans la science, on sera revenu à la haute magie des Chaldéens.

On a beaucoup parlé du presbytère de Cideville, MM. de Mirville, Gougenot Desmousseaux et autres croyants sans critique ont vu dans les choses étranges qui s'y passaient une révélation contemporaine du diable; mais les mêmes choses sont arrivées à Saint-Maur, en 1706, tout Paris y courait. On entendait frapper de grands coups contre les murailles, les lits roulaient sans qu'on y touchât, les meubles se déplaçaient: tout cela finit par une crise violente accompagnée d'un profond évanouissement pendant lequel le maître de la maison, jeune homme de vingt-quatre à vingt-cinq ans, d'une constitution frêle et nerveuse, crut entendre des esprits lui parler longuement, sans pouvoir jamais répéter depuis un mot de ce qu'ils lui avaient dit.

Voici une histoire d'apparition du commencement du XVIIIe siècle; la naïveté du récit en prouve l'authenticité, il y a certains caractères de vérité que les inventeurs n'imitent pas.

Un bon prêtre de la ville de Valogne, nommé Bézuel, étant prié à dîner, le 7 janvier 1708, chez une dame, parente de l'abbé de Saint-Pierre, avec cet abbé, leur conta, d'après leur désir, l'apparition d'un de ses camarades, qu'il avait eue en plein jour il y a douze ans.

«En 1695, leur dit Bézuel, étant jeune écolier d'environ quinze ans, je fis connaissance avec les deux enfants d'Abaquène, procureur, écoliers comme moi. L'aîné était de mon âge, le cadet avait dix-huit mois de moins, il s'appelait Desfontaines; nous faisions nos promenades et toutes nos parties de plaisir ensemble; et soit que Desfontaines eût plus d'amitié pour moi, soit qu'il fût plus gai, plus complaisant, plus spirituel que son frère, je l'aimais aussi davantage.

En 1696, nous promenant tous deux dans le cloître des Capucins, il me conta qu'il avait lu depuis peu une histoire de deux amis qui s'étaient promis que celui qui mourrait le premier viendrait dire des nouvelles de son état au vivant; que le mort revint, et lui dit des choses surprenantes. Sur cela, Desfontaines me dit qu'il avait une grâce à me demander, qu'il me la demandait instamment: c'était de lui faire une pareille promesse, et que, de son côté, il me la ferait; je lui dis que je ne voulais point. Il fut plusieurs mois à m'en parler souvent et très sérieusement; je résistais toujours. Enfin, vers le mois d'août 1696, comme il devait partir pour aller étudier à Caen, il me pressa tant, les larmes aux yeux, que j'y consentis. Il tira dans le moment deux petits papiers qu'il avait écrits tout prêts, l'un signé de son sang, où il me promettait, en cas de mort, de venir dire des nouvelles de son état, l'autre où je lui promettais pareille chose. Je me piquai au doigt, il en sortit une goutte de sang avec lequel je signai mon nom; il fut ravi d'avoir mon billet, et, en m'embrassant, il me fit mille remercîments.

Quelque temps après, il partit avec son frère. Notre séparation nous causa bien du chagrin; nous nous écrivions de temps en temps de nos nouvelles, et il n'y avait que six semaines que j'avais reçu de ses lettres, lorsqu'il m'arriva ce que je m'en vais conter.

Le 31 juillet 1697, un jeudi, il m'en souviendra toute ma vie, feu M. de Sortoville, auprès de qui je logeais, et qui avait eu de la bonté pour moi, me pria d'aller à un pré près des Cordeliers, et d'aider à presser ses gens qui faisaient du foin; je n'y fus pas un quart d'heure que vers les deux heures et demie je me sentis tout d'un coup étourdi et pris d'une faiblesse; je m'appuyais en vain sur ma fourche à foin, il fallut que je me misse sur un peu de foin, où je fus environ une demi-heure à reprendre mes esprits. Cela se passa; mais comme jamais rien de semblable ne m'était arrivé, j'en fus surpris, et je craignis le commencement d'une maladie, il ne m'en resta cependant que peu d'impression le reste du jour; il est vrai que la nuit je dormis moins qu'à l'ordinaire.

Le lendemain à pareille heure, comme je menais au pré M. de Saint-Simon, petit-fils de M. de Sortoville, qui avait alors dix ans, je me trouvai en chemin attaqué d'une pareille faiblesse, je m'assis sur une pierre à l'ombre. Cela se passa, et nous continuâmes notre chemin; il ne m'arriva rien de plus ce jour-là, et la nuit je ne dormis guère.

Enfin, le lendemain, deuxième jour d'août, étant dans le grenier où on serrait le foin que l'on apportait du pré, précisément à la même heure, je fus pris d'un pareil étourdissement et d'une pareille faiblesse, mais plus grande que les autres. Je m'évanouis et perdis connaissance. Un des laquais s'en aperçut. On m'a dit qu'on me demanda alors qu'est-ce que j'avais; et que je répondis: J'ai vu ce que je n'aurais jamais cru; mais il ne me souvient ni de la demande ni de la réponse. Cela cependant s'accorde à ce qu'il me souvient avoir vu alors comme une personne nue à mi-corps, mais que je ne reconnus cependant point. On m'aida à descendre de l'échelle; je me tenais bien aux échelons; mais comme je vis Desfontaines, mon camarade, au bas de l'échelle, la faiblesse me reprit, ma tête s'en alla entre deux échelons et je perdis encore connaissance. On me descendit et on me mit sur une grosse poutre qui servait de siége sur la grande place des capucins; je n'y vis plus alors M. de Sortoville, ni ses domestiques, quoique présents; mais apercevant Desfontaines vers le pied de l'échelle, qui me faisait signe de venir à lui, je me reculai sur mon siége, comme pour lui faire place, et ceux qui me voyaient, et que je ne voyais pas, quoique j'eusse les yeux ouverts, remarquèrent ce mouvement.

Comme il ne venait point, je me levai pour aller à lui; il s'avança vers moi, me prit le bras gauche de son bras droit, et me conduisit, à trente pas de là, dans une rue écartée, me tenant ainsi accroché. Les domestiques croyant que mon étourdissement était passé, et que j'allais à quelques nécessités, s'en allèrent chacun à leur besogne, excepté un petit laquais qui vint dire à M. de Sortoville que je parlais tout seul. M. de Sortoville crut que j'étais ivre; il s'approcha, et m'entendit faire quelques questions et quelques réponses qu'il m'a dites depuis.

Je fus là près de trois quarts d'heure à causer avec Desfontaines. Je vous ai promis, me dit-il, que si je mourais avant vous, je viendrais vous le dire. Je me noyai avant-hier à la rivière de Caen; à peu près à cette heure-ci, j'étais à la promenade avec tels et tels, il faisait grand chaud, il nous prit envie de nous baigner, il me vint une faiblesse dans la rivière, et je tombai au fond. L'abbé de Ménil-Jean, mon camarade, plongea pour me reprendre, je saisis son pied; mais, soit qu'il eût peur que ce ne fût un saumon, parce que je le serrai bien fort, soit qu'il voulût promptement remonter sur l'eau, il secoua si rudement le jarret, qu'il me donna un grand coup sur la poitrine, et me jeta au fond de la rivière, qui est là fort profonde.

Desfontaines me conta ensuite tout ce qui leur était arrivé dans la promenade, et de quoi ils s'étaient entretenus. J'avais beau lui faire des questions s'il était sauvé, s'il était damné, s'il était en purgatoire, si j'étais en état de grâce, et si je le suivrais de près, il continua son discours comme s'il ne m'avait point entendu, et comme s'il n'eût point voulu m'entendre.

Je m'approchai plusieurs fois pour l'embrasser; mais il me parut que je n'embrassais rien; je sentais pourtant bien qu'il me tenait fortement par le bras, et que lorsque je tâchais de détourner ma tête pour ne le plus voir, parce que je ne le voyais qu'en m'affligeant, il me secouait le bras, comme pour m'obliger à le regarder et à l'écouter.

Il me parut toujours plus grand que je ne l'avais vu, et plus grand même qu'il n'était lors de sa mort, quoiqu'il eût grandi depuis dix-huit mois que nous ne nous étions vus; je le vis toujours à mi-corps et nu, la tête nue avec ses beaux cheveux blonds, et un écriteau blanc, entortillé dans ses cheveux, sur son front, sur lequel il y avait de l'écriture, où je ne pus lire que ces mots: In, etc.

C'était son même son de voix: il ne me parut ni gai, ni triste, mais dans une situation calme et tranquille; il me pria, quand son frère serait revenu, de lui dire certaines choses pour dire son père et à sa mère; il me pria de dire les sept psaumes qu'il avait eus en pénitence le dimanche précédent, qu'il n'avait pas encore récités; ensuite il me recommanda encore de parler à son frère, et puis me dit adieu, s'éloigna de moi en me disant: «Jusques, jusques,» qui était le terme ordinaire dont il se servait quand nous nous quittions à la promenade pour aller chacun chez nous.

Il me dit que, lorsqu'il se noyait, son frère, en écrivant une traduction, s'était repenti de l'avoir laissé aller sans l'accompagner, craignant quelque accident: il me peignit si bien où il s'était noyé, et l'arbre de l'avenue de Louvigni où il avait écrit quelques mots, que deux ans après, me trouvant avec le feu chevalier de Gotot, un de ceux qui étaient avec lui lorsqu'il se noya, je lui marquai l'endroit même, et qu'en comptant les arbres d'un certain côté, que Desfontaines m'avait spécifié, j'allai droit à l'arbre, et je trouvai son écriture: il me dit aussi que l'article des sept psaumes était vrai, qu'au sortir de confession, ils s'étaient dit leur pénitence; son frère me dit depuis qu'il était vrai qu'à cette heure-là il écrivait sa version, et qu'il se reprocha de n'avoir pas accompagné son frère.

Comme je passai près d'un mois sans pouvoir faire ce que m'avait dit Desfontaines à l'égard de son frère, il m'apparut encore deux fois, avant dîner, à une maison de campagne où j'étais allé dîner, à une lieue d'ici. Je me trouvai mal; je dis qu'on me laissât, que ce n'était rien, que j'allais revenir: j'allai dans le coin du jardin. Desfontaines m'ayant apparu, il me fit des reproches de ce que je n'avais pas encore parlé à son frère, et m'entretint encore un quart d'heure sans vouloir répondre à mes questions.

En allant le matin à Notre-Dame-de-la-Victoire, il m'apparut encore, mais pour moins de temps, et me pressa toujours de parler à son frère, et me quitta en me disant toujours «Jusques, jusques,» et sans vouloir répondre à mes questions.

C'est une chose remarquable que j'eus toujours une douleur à l'endroit du bras qu'il m'avait saisi la première fois, jusqu'à ce que j'eusse parlé à son frère. Je fus trois jours que je ne dormais pas de l'étonnement où j'étais. Au sortir de la première conversation, je dis à M. de Varonville, mon voisin et mon camarade d'école, que Desfontaines avait été noyé, qu'il venait lui-même de m'apparaître et de me le dire. Il s'en alla toujours courant chez les parents, pour savoir si cela était vrai; on en venait de recevoir la nouvelle; mais, par un malentendu, il comprit que c'était l'aîné. Il m'assura qu'il avait lu la lettre de Desfontaines, et il le croyait ainsi: je lui soutins toujours que cela ne pouvait pas être, et que Desfontaines lui-même m'était apparu: il retourna, revint, et me dit en pleurant: «Cela n'est que trop vrai.»

Il ne m'est rien arrivé depuis, et voilà mon aventure au naturel. On l'a contée diversement; mais je ne l'ai contée que comme je viens de vous le dire. Le feu chevalier de Gotot m'a dit que Desfontaines est aussi apparu à M. de Ménil-Jean. Mais je ne le connais pas; il demeure à vingt lieues d'ici, du côté d'Argentan, et je ne puis en rien dire de plus.»

Il faut remarquer le caractère de rêve qui se montre partout dans cette vision d'un homme éveillé, mais à demi asphyxié par les émanations du foin. On reconnaîtra l'ivresse astrale produite par la congestion du cerveau. L'état de somnambulisme qui en est la conséquence, et qui fait voir à M. Bézuel le dernier reflet vivant que son ami a laissé dans la lumière. Il est nu, et l'on ne peut le voir qu'à mi-corps, parce que le reste était déjà caché par l'eau de la rivière. La bandelette dans les cheveux était sans doute un mouchoir ou un cordon qui avait servi au baigneur à retenir sa chevelure. Bézuel eut alors l'intuition somnambulique de tout ce qui s'était passé, il lui sembla l'apprendre de la bouche même de son ami. Cet ami d'ailleurs ne lui parut ni triste, ni gai, manière d'exprimer l'impression que lui fit cette image sans vie toute de réminiscence et de reflet. Lorsque cette vision lui vient pour la première fois, M. Bézuel, enivré par l'odeur du foin, se laisse tomber d'une échelle et se blesse au bras: il lui semble alors, avec la logique des rêves, que son ami lui serre le bras, et à son réveil il sent encore de la douleur, ce qui s'explique tout naturellement par le coup qu'il s'était donné; du reste, les discours du défunt étaient tout rétrospectifs, rien de la mort ni de l'autre vie, ce qui prouve une fois de plus combien est infranchissable la barrière qui sépare l'autre monde de celui-ci.

La vie dans la prophétie d'Ézéchiel est figurée par des roues qui tournent les unes dans les autres; les formes élémentaires représentées par les quatre animaux, montent et descendent avec la roue, et se poursuivent sans s'atteindre jamais comme les signes du zodiaque. Jamais les roues du mouvement perpétuel ne retournent sur elles-mêmes; jamais les formes ne reculent vers les stations qu'elles ont quittées; pour revenir d'où l'on est parti, il faut avoir fait le tour du cercle dans un mouvement toujours le même et toujours nouveau. Concluons-en que tout ce qui se manifeste à nous en cette vie, est un phénomène de cette même vie, et qu'il n'est donné ici-bas, ni à notre pensée, ni à notre imagination, ni même, à nos hallucinations et à nos rêves, de franchir, ne fût-ce que pour un instant, les barrières redoutables de la mort.


CHAPITRE VII.

ORIGINES MAGIQUES DE LA MAÇONNERIE.

SOMMAIRE.--La légende d'Hiram ou d'Adoniram.--Autres légendes maçonniques.--Le secret des francs-maçons.--Esprit de leurs rites.--Sens de leurs grades, leurs tableaux allégoriques, leurs signes.


La grande association kabbalistique, connue en Europe sous le nom de maçonnerie, apparaît tout à coup dans le monde au moment où la protestation contre l'Église vient de démembrer l'unité chrétienne. Les historiens de cet ordre ne savent comment en expliquer l'origine: les uns lui donnent pour mère une libre association de maçons, formée lors de la construction de la cathédrale de Strasbourg; d'autres lui donnent Cromwell pour fondateur, sans trop se demander si les rites de la maçonnerie anglaise du temps de Cromwell ne sont pas organisés contre ce chef de l'anarchie puritaine; il en est d'assez ignorants pour attribuer aux jésuites, sinon la fondation du moins la continuation et la direction de cette société longtemps secrète et toujours mystérieuse. A part cette dernière opinion, qui se réfute d'elle-même, on peut concilier toutes les autres, en disant que les frères maçons ont emprunté aux constructeurs de la cathédrale de Strasbourg leur nom et les emblèmes de leur art, qu'ils se sont organisés publiquement pour la première fois en Angleterre, à la faveur des institutions radicales et en dépit du despotisme de Cromwell.

On peut ajouter qu'ils ont eu les templiers pour modèles, les roses-croix pour pères et les joannites pour ancêtres. Leur dogme est celui de Zoroastre et d'Hermès, leur règle est l'initiation progressive, leur principe l'égalité réglée par la hiérarchie et la fraternité universelle; ce sont les continuateurs de l'école d'Alexandrie, héritière de toutes les initiations antiques; ce sont les dépositaires des secrets de l'apocalypse et du sobar; l'objet de leur culte c'est la vérité représentée par la lumière; ils tolèrent toutes les croyances et ne professent qu'une seule et même philosophie; ils ne cherchent que la vérité, n'enseignent que la réalité et veulent amener progressivement toutes les intelligences à la raison.

Le but allégorique de la maçonnerie c'est la reconstruction du temple de Salomon; le but réel c'est la reconstitution de l'unité sociale par l'alliance de la raison et de la foi, et le rétablissement de la hiérarchie, suivant la science et la vertu, avec l'initiation et les épreuves pour degrés.

Rien n'est plus beau, on le voit, rien n'est plus grand que ces idées et ces tendances, malheureusement les doctrines de l'unité et la soumission à la hiérarchie ne se conservèrent pas dans la maçonnerie universelle; il y eut bientôt une maçonnerie dissidente, opposée à la maçonnerie orthodoxe, et les plus grandes calamités de la révolution française furent le résultat de cette scission.

Les francs-maçons ont leur légende sacrée, c'est celle d'Hiram, complétée par celle de Cyrus et de Zorobabel.

Voici la légende d'Hiram:

Lorsque Salomon fit bâtir le temple, il confia ses plans à un architecte nommé Hiram.

Cet architecte, pour mettre de l'ordre dans les travaux, divisa les travailleurs par rang d'habileté, et comme leur multitude était grande, afin de les reconnaître, soit pour les employer suivant leur mérite, soit pour les rémunérer suivant leur travail, il donna à chaque catégorie, aux apprentis, aux compagnons et aux maîtres, des mots de passe et des signes particuliers.

Trois compagnons voulurent usurper le rang des maîtres sans en avoir le mérite, ils se mirent en embuscade aux trois principales portes du temple, et lorsque Hiram se présenta pour sortir, l'un des compagnons lui demanda le mot d'ordre des maîtres, en le menaçant de sa règle.

Hiram lui répondit: Ce n'est pas ainsi que j'ai reçu le mot que vous me demandez.

Le compagnon furieux frappa Hiram de sa règle de fer, et lui fit une première blessure.

Hiram courut à une autre porte, il y trouva le second compagnon, même demande, même réponse, et cette fois Hiram fut frappé avec une équerre, d'autres disent avec un levier.

À la troisième porte était le troisième assassin, qui acheva le maître d'un coup de maillet.

Ces trois compagnons cachèrent ensuite le cadavre sous un tas de décombres, et plantèrent sur cette tombe improvisée une branche d'acacia, puis ils prirent la fuite comme Caïn après le meurtre d'Abel.

Cependant Salomon, ne voyant pas revenir son architecte, envoya neuf maîtres pour le chercher, la branche d'acacia leur révéla le cadavre, ils le tirèrent des décombres, et comme il y avait séjourné assez longtemps, ils s'écrièrent en le soulevant: Mac bénach! ce qui signifie: la chair se détache des os.

On rendit à Hiram les derniers devoirs, puis vingt-sept maîtres furent envoyés par Salomon à la recherche des meurtriers.

Le premier fut surpris dans une caverne, une lampe brûlait près de lui et un ruisseau coulait à ses pieds, un poignard était près de lui pour sa défense; le maître qui pénétra dans la caverne reconnut l'assassin, saisit le poignard et le frappa en criant: Nekum! mot qui veut dire vengeance; sa tête fut portée à Salomon, qui frémit en la voyant, et dit à celui qui avait tué l'assassin: Malheureux, ne savais-tu pas que je m'étais réservé le droit de punir? Alors tous les maîtres se prosternèrent et demandèrent grâce pour celui que son zèle avait emporté trop loin.

Le second meurtrier fut trahi par un homme qui lui avait donné asile; il était caché dans un rocher près d'un buisson ardent, sur lequel brillait un arc-en-ciel, un chien était couché près de lui, les maîtres trompèrent la vigilance du chien, saisirent le coupable, le lièrent et le menèrent à Jérusalem, où il périt du dernier supplice.

Le troisième assassin fut tué par un lion, qu'il fallut vaincre pour s'emparer de son cadavre, d'autres versions disent qu'il se défendit lui-même à coups de hache contre les maîtres, qui parvinrent enfin à le désarmer et le conduisirent à Salomon, qui lui fit expier son crime.

Telle est la première légende, en voici maintenant l'explication.

Salomon est la personnification de la science et de la sagesse suprêmes.

Le temple est la réalisation et la figure du règne hiérarchique de la vérité et de la raison sur la terre.

Hiram est l'homme parvenu à l'empire par la science et par la sagesse.

Il gouverne par la justice et par l'ordre, en rendant à chacun selon ses oeuvres.

Chaque degré de l'ordre possède un mot qui en exprime l'intelligence.

Il n'y a qu'une parole pour Hiram, mais cette parole se prononce de trois manières différentes.

D'une manière pour les apprentis, et prononcé par eux il signifie nature et s'explique par le travail.

D'une autre manière pour les compagnons, et chez eux il signifie pensée en s'expliquant par l'étude.

D'une autre manière pour les maîtres, et dans leur bouche il signifie vérité, mot qui s'explique par la sagesse.

Cette parole est celle dont on se sert pour désigner Dieu, dont le vrai nom est indicible et incommunicable.

Ainsi il y a trois degrés dans la hiérarchie, comme il y a trois portes au temple;

Il y a trois rayons dans la lumière;

Il y a trois forces dans la nature;

Ces forces sont figurées par la règle qui unit, le levier qui soulève et le maillet qui affermit.

La rébellion des instincts brutaux, contre l'aristocratie hiérarchique de la sagesse, s'arme successivement de ces trois forces qu'elle détourne de l'harmonie.

Il y a trois rebelles typiques:

Le rebelle à la nature;

Le rebelle à la science;

Le rebelle à la vérité.

Ils étaient figurés dans l'enfer des anciens par les trois têtes de Cerbère.

Ils sont figurés dans la Bible par Coré, Dathan et Abiron.

Dans la légende maçonnique, ils sont désignés par des noms qui varient suivant les rites.

Le premier qu'on appelle ordinairement Abiram ou meurtrier d'Hiram, frappe le grand maître avec la règle.

C'est l'histoire du juste mis à mort, au nom de la loi, par les passions humaines.

Le second nommé Miphiboseth, du nom d'un prétendant ridicule et infirme à la royauté de David, frappe Hiram avec le levier ou avec l'équerre.

C'est ainsi que le levier populaire ou l'équerre d'une folle égalité devient l'instrument de la tyrannie entre les mains de la multitude et attente, plus malheureusement encore que la règle, à la royauté de la sagesse et de la vertu.

Le troisième enfin achève Hiram avec le maillet.

Comme font les instincts brutaux, lorsqu'ils veulent faire l'ordre au nom de la violence et de la peur en écrasant l'intelligence.

La branche d'acacia sur la tombe d'Hiram est comme la croix sur nos autels.

C'est le signe de la science qui survit à la science; c'est la branche verte qui annonce un autre printemps.

Quand les hommes ont ainsi troublé l'ordre de la nature, la Providence intervient pour le rétablir, comme Salomon pour venger la mort d'Hiram.

Celui qui a assassiné avec la règle, meurt par le poignard.

Celui qui a frappé avec le levier ou l'équerre, mourra sous la hache de la loi. C'est l'arrêt éternel des régicides.

Celui qui a triomphé avec le maillet, tombera victime de la force dont il a abusé, et sera étranglé par le lion.

L'assassin par la règle, est dénoncé par la lampe même qui l'éclaire et par la source où il s'abreuve.

C'est-à-dire, qu'on lui appliquera la peine du talion.

L'assassin par le levier sera surpris quand sa vigilance sera en défaut comme un chien endormi, et il sera livré par ses complices; car l'anarchie est mère de la trahison.

Le lion qui dévore l'assassin par le maillet, est une des formes du sphinx d'Oedipe.

Et celui-là méritera de succéder à Hiram dans sa dignité qui aura vaincu le lion.

Le cadavre putréfié d'Hiram montre que les formes changent, mais que l'esprit reste.

La source d'eau qui coule près du premier meurtrier, rappelle le déluge qui a puni les crimes contre la nature.

Le buisson ardent et l'arc-en-ciel qui font découvrir le second assassin, représentent la lumière et la vie, dénonçant les attentats contre la pensée.

Enfin le lion vaincu représente le triomphe de l'esprit sur la matière et la soumission définitive de la force à l'intelligence.

Depuis le commencement du travail de l'esprit pour bâtir le temple de l'unité, Hiram a été tué bien des fois, et il ressuscite toujours.

C'est Adonis tué par le sanglier, c'est Osiris assassiné par Typhon.

C'est Pythagore proscrit, c'est Orphée déchiré par les Bacchantes, c'est Moïse abandonné dans les cavernes du Mont-Nébo, c'est Jésus mis à mort par Caïphe, Judas et Pilate.

Les vrais maçons sont donc ceux qui persistent à vouloir construire le temple, suivant le plan d'Hiram.

Telle est la grande et principale légende de la maçonnerie; les autres ne sont pas moins belles et moins profondes, mais nous ne croyons pas devoir en divulguer les mystères, bien que nous n'ayons reçu l'initiation que de Dieu et de nos travaux, nous regardons le secret de la haute maçonnerie comme le nôtre. Parvenus par nos efforts à un grade scientifique qui nous impose le silence, nous nous croyons mieux engagé par nos convictions que par un serment. La science est une noblesse qui oblige, et nous ne démériterons point la couronne princière des roses-croix. Nous aussi nous croyons à la résurrection d'Hiram!

Les rites de la maçonnerie sont destinés à transmettre le souvenir des légendes de l'initiation, à le conserver parmi les frères.

On nous demandera peut-être comment, si la maçonnerie est si sublime et si sainte, elle a pu être proscrite et si souvent condamnée par l'Église.

Nous avons déjà répondu à cette question, en parlant des scissions et des profanations de la maçonnerie.

La maçonnerie, c'est la gnose, et les faux gnostiques ont fait condamner les véritables.

Ce qui les oblige à se cacher, ce n'est pas la crainte de la lumière, la lumière est ce qu'ils veulent, ce qu'ils cherchent, ce qu'ils adorent.

Mais ils craignent les profanateurs, c'est-à-dire, les faux interprètes, les calomniateurs, les sceptiques au rire stupide, et les ennemis de toute croyance et de toute moralité.

De notre temps d'ailleurs un grand nombre d'hommes qui se croyent francs-maçons, ignorent le sens de leurs rites, et ont perdu la clé de leurs mystères.

Ils ne comprennent même plus leurs tableaux symboliques, et n'entendent plus rien aux signes hiéroglyphiques, dont sont historiés les tapis de leurs loges.

Ces tableaux et ces signes sont les pages du livre de la science absolue et universelle.

On peut les lire à l'aide des clés kabbalistiques, et elles n'ont rien de caché pour l'initié qui possède les clavicules de Salomon.

La maçonnerie a non-seulement été profanée, mais elle a servi même de voile et de prétexte aux complots de l'anarchie, par l'influence occulte des vengeurs de Jacques de Molay, et des continuateurs de l'oeuvre schismatique du temple.

Au lieu de venger la mort d'Hiram, on a vengé ses assassins.

Les anarchistes ont repris la règle, l'équerre et le maillet, et ont écrit dessus liberté, égalité, fraternité.

C'est-à-dire liberté pour les convoitises, égalité dans la bassesse, et fraternité pour détruire.

Voilà les hommes que l'Église a condamnés justement et qu'elle condamnera toujours!



LIVRE VI.

LA MAGIE ET LA RÉVOLUTION.

ו, Waou.


CHAPITRE PREMIER.

AUTEURS REMARQUABLES DU XVIIIe SIÈCLE.

SOMMAIRE.--Importantes découvertes en Chine.--Les livres kabbalisliques de fo-hi--L'y-Kun et les trigrammes.--Kong-Fu-Tzée et fo.--Les jésuites et les théologiens.--Mouvement des esprits en Europe.--Swedenborg et Mesmer.


Jusqu'à la fin du XVIIe siècle, la Chine était à peu près inconnue au reste du monde. C'est seulement à cette époque que ce vaste empire, exploré par nos missionnaires, nous est révélé par eux, et nous apparaît comme une nécropole de toutes les sciences du passé. Les Chinois semblent être un peuple de momies. Rien ne progresse chez eux, et ils vivent dans l'immobilité de leurs traditions dont l'esprit et la vie se sont retirés depuis longtemps. Ils ne savent plus rien, mais ils se souviennent vaguement de tout. Le génie de la Chine est le dragon des Hespérides qui défend les pommes d'or du jardin de la science. Leur type humain de la divinité, au lieu de vaincre le dragon comme Cadmus, s'est accroupi, fasciné et magnétisé par le monstre qui fait miroiter devant lui le reflet changeant de ses écailles. Le mystère seul est vivant en Chine, la science est en léthargie, ou du moins elle dort profondément et ne parle jamais qu'en rêve.

Nous avons dit que la Chine possède un tarot calculé sur les mêmes données kabbalistiques et absolues que le Sepher Jézirah des Hébreux, elle possède aussi un livre hiéroglyphique composé uniquement des combinaisons de deux figures, ce livre est l'y-Kim attribué à l'empereur Fo-hi, et M. de Maison, dans ses Lettres sur la Chine, le déclare parfaitement indéchiffrable.

Il ne l'est pourtant pas plus que le Sohar dont il parait être un complément fort curieux, et un précieux appendice. Le Sohar est l'explication du travail de la balance ou de l'équilibre universel: l'y-Kim en est la démonstration hiéroglyphique et chiffrée.

La clé de ce livre est un pantacle connu sous le nom des Trigrammes de Fo-hi. Suivant la légende rapportée dans le Vay-Ky, recueil d'une grande autorité en Chine, et qui fut composé par Léon-Tao-Yuen, sous la dynastie des Soms, il y a sept ou huit cents ans, l'empereur Fo-hi méditant un jour au bord d'une rivière sur les grands secrets de la nature, vit sortir de l'eau un sphinx, c'est-à-dire, un animal allégorique ayant la forme mixte d'un cheval et d'un dragon. Sa tête était allongée comme celle du cheval, il avait quatre pieds et finissait par une queue de serpent; son dos était couvert d'écailles et sur chacune de ses écailles brillait la figure des mystérieux Trigrammes, plus petits vers les extrémités, plus larges sur sa poitrine et sur le dos, mais en parfaite harmonie les uns avec les autres. Ce dragon se mirait dans l'eau, et son reflet avait les mêmes formes, et portait les mêmes images que lui, mais en sens inverse des formes et des images réelles. Ce cheval serpent, inspirateur ou plutôt porteur d'inspirations comme le Pégase de la mythologie grecque, symbole de la vie universelle, comme le serpent de kronos, initia Fo-hi à la science universelle. Les Trigrammes lui servirent d'introduction, il compta les écailles du cheval-serpent, et combina les Trigrammes en autant de manières qu'il conçut une synthèse des sciences comparées et unies entre elles par les harmonies préexistantes et nécessaires de la nature; la rédaction des tables de l'y-Kim fut le résultat de cette merveilleuse combinaison. Les nombres de Fo-hi sont les mêmes que ceux de la haute kabbale, son pantacle est analogue à celui de Salomon, comme nous l'avons expliqué dans notre dogme et rituel de la haute magie; ses tables correspondent aux trente-deux voies et aux cinquante portes de la lumière, et l'y-Kim ne saurait avoir d'obscurité pour les sages kabbalistes qui ont la clé du sepher Jézirah et du Sohar.

La science de la philosophie absolue a donc existé en Chine. Les Kims ne sont que les commentaires de cet absolu caché aux profanes, et ils sont à l'y-Kim ce que le Pentateuque de Moïse est aux révélations du Siphra de Zéniuta, qui est le livre des mystères, et la clé du Sohar chez les Hébreux. Koug-fu-tzée, ou Confucius, n'eût été que le révélateur ou révoilateur de cette kabbale qu'il eût niée peut-être pour en détourner les recherches des profanes, comme le savant Talmudiste Maïmonides nia les réalités de la clavicule de Salomon, puis vint le matérialiste Fo, qui substitua les traditions de la sorcellerie indienne aux souvenirs de la haute magie des Égyptiens. Le culte de Fo paralysa en Chine le progrès des sciences, et la civilisation avortée de ce grand peuple tomba dans la routine et dans l'abrutissement.

Un philosophe d'une admirable sagacité et d'une grande profondeur, le sage Leibnitz, qui eût été si digne d'être initié aux vérités suprêmes de la science absolue, croyait voir dans l'y-Kim sa propre invention de l'arithmétique binaire, et dans la ligne droite et la ligne brisée de Fo-hi, il retrouvait les caractères 1 0, employés par lui-même dans ses calculs; il était bien près de la vérité, mais il ne l'entrevoyait que dans un de ses détails, il ne pouvait en embrasser l'ensemble.

Des disputes théologiques ont été l'occasion des recherches les plus importantes sur les antiquités religieuses de la Chine. Il s'agissait de savoir si les jésuites avaient raison de tolérer chez les Chinois convertis au christianisme le culte du ciel et celui des ancêtres; en d'autres termes, si l'on devait croire que par le ciel les lettrés de la Chine entendaient Dieu ou simplement l'espace et la nature. Il était tout naturel de s'en rapporter aux lettrés eux-mêmes et au bon sens public, mais ce ne sont pas là des autorités théologiques; on argumenta donc, on écrivit beaucoup, on intrigua davantage, les jésuites qui avaient raison pour le fond furent convaincus d'avoir tort pour la forme, et on leur créa de nouvelles difficultés qui ne sont pas surmontées encore et qui font de nos jours même couler en Chine le sang de nos infatigables martyrs.

Pendant qu'on disputait ainsi à la religion ses conquêtes en Asie, une immense inquiétude agitait l'Europe. La foi chrétienne semblait prête à s'y éteindre et il n'était bruit de tous côtés que de révélations nouvelles et de miracles. Un homme sérieusement posé dans la science et dans le monde, Emmanuel Swedenborg, étonnait la Suède par ses visions et l'Allemagne était pleine de nouveaux illuminés; le mysticisme dissident conspirait pour remplacer les mystères de la religion hiérarchique par les mystères de l'anarchie; une imminente catastrophe se préparait.

Swedenborg, le plus honnête et le plus doux des prophètes du faux illuminisme, n'était pas pour cela moins dangereux que les autres. Prétendre, en effet, que tous les hommes sont appelés à communiquer directement avec le ciel, c'est remplacer l'enseignement religieux régulier et l'initiation progressive par toutes les divagations de l'enthousiasme et toutes les folies de l'imagination et des rêves. Les illuminés intelligents sentaient bien que la religion étant un des grands besoins de l'humanité, on ne la détruira jamais; aussi voulaient-ils se faire de la religion même et du fanatisme qu'elle entraîne par une conséquence fatale de l'enthousiasme inspiré à l'ignorance, des armes pour détruire l'autorité hiérarchique de l'Église, comptant bien voir sortir des conflits du fanatisme une hiérarchie nouvelle dont ils espéraient être les fondateurs et les chefs.

«Vous serez comme des dieux, connaissant tout sans avoir eu la peine de rien apprendre; vous serez comme des rois, possédant tout sans avoir eu la peine de rien acquérir.»

Telles sont en résumé les promesses de l'esprit révolutionnaire aux multitudes envieuses. L'esprit révolutionnaire, c'est l'esprit de mort; c'est l'ancien serpent de la Genèse, et cependant c'est le père du mouvement et du progrès, puisque les générations ne se renouvellent que par la mort; c'est pour cela que les Indiens adoraient Schiva, l'impitoyable destructeur, dont la forme symbolique était celle de l'amour physique et de la génération matérielle.

Le système de Swedenborg n'est autre chose que la kabbale, moins le principe de la hiérarchie; c'est le temple sans clef de voûte et sans fondement; c'est un immense édifice, heureusement tout fantastique et aérien, car si l'on avait jamais tenté de le réaliser sur la terre, il tomberait sur la tête du premier enfant qui essayerait, nous ne dirons pas de l'ébranler, mais de s'appuyer seulement contre une de ses principales colonnes.

Organiser l'anarchie, tel est le problème que les révolutionnaires ont et auront éternellement à résoudre; c'est le rocher de Sisyphe qui retombera toujours sur eux; pour exister un seul instant ils sont et seront toujours fatalement réduits à improviser un despotisme sans autre raison d'être que la nécessité, et qui, par conséquent, est violent et aveugle comme elle. On n'échappe à la monarchie harmonieuse de la raison, que pour tomber sous la dictature désordonnée de la folie.

Le moyen proposé indirectement par Swedenborg, pour communiquer avec le monde surnaturel, était un état intermédiaire qui tient du rêve, de l'extase et de la catalepsie. L'illuminé suédois affirmait la possibilité de cet état, mais il ne donnait pas la théorie des pratiques nécessaires pour y arriver; peut-être ses disciples, pour combler cette lacune, eussent-ils recouru au rituel magique de l'Inde, lorsqu'un homme de génie vint compléter par une thaumaturgie naturelle les intuitions prophétiques et kabbalistiques de Swedenborg. Cet homme était un médecin allemand, nommé Mesmer.

Mesmer eut la gloire de retrouver, sans initiateur et sans connaissances occultes, l'agent universel de la vie et de ses prodiges; ses Aphorismes 18, que les savants de son temps devaient regarder comme autant de paradoxes, deviendront un jour les bases de la synthèse physique.

Note 18: (retour) Mesmer, Mémoires et aphorismes, suivis des procédés d'Eslon, nouvelle édition, 1846, 1 vol. gr. in 18.

Mesmer reconnaît dans l'être naturel deux formes, qui sont la substance et la vie, d'où résultent la fixité et le mouvement qui constituent l'équilibre des choses.

Il reconnaît l'existence d'une matière première fluidique, universelle, capable de fixité et de mouvement, qui, en se fixant, détermine la constitution des substances, et qui, se mouvant toujours, modifie et renouvelle les formes.

Cette matière fluidique est active et passive: comme passive elle s'attire elle-même, comme active elle se projette.

Par elle les mondes et les êtres vivants qui peuplent les mondes, s'attirent et se repoussent; elle passe des uns aux autres par une circulation comparable à celle du sang.

Elle entretient et renouvelle la vie de tous les êtres, elle est l'agent de leur force et peut devenir l'instrument de leur volonté.

Les prodiges sont les résultats des forces ou des volontés exceptionnelles.

Les phénomènes de cohésion, d'élasticité, de densité ou de subtilité des corps, sont produits par les diverses combinaisons des deux propriétés du fluide universel ou de la matière première.

La maladie, comme tous les désordres physiques, vient d'un dérangement de l'équilibre normal de la matière première dans un corps organisé.

Les corps organisés sont ou sympathiques ou antipathiques les uns aux autres, par suite de leur équilibre spécial.

Les corps sympathiques peuvent se guérir les uns les autres, en rétablissant mutuellement leur équilibre.

Cette propriété des corps de s'équilibrer les uns les autres par l'attraction ou la projection de la matière première, Mesmer la nomme magnétisme, et comme elle se spécifie suivant les spécialités des êtres, lorsqu'il en étudie les phénomènes dans les êtres animés, il la nomme magnétisme animal.

Mesmer prouva sa théorie par des oeuvres, et ses expériences furent couronnées d'un plein succès.

Ayant observé l'analogie qui existe entre les phénomènes du magnétisme animal et ceux de l'électricité, il fit usage de conducteurs métalliques, aboutissant à un réservoir commun qui contenait de la terre et de l'eau, pour absorber et pour projeter les deux forces; on a depuis abandonné l'appareil compliqué des baquets, qu'on peut remplacer par une chaîne vivante de mains superposées à un corps circulaire et mauvais conducteur comme le bois d'une table, l'étoffe de soie ou de laine d'un chapeau, etc.

Il appliqua ensuite aux êtres vivants et organisés les procédés de l'aimantation métallique, et il acquit la certitude de la réalité et de la similitude des phénomènes qui s'ensuivirent.

Un seul pas lui restait à faire, c'était de déclarer que les effets attribués en physique aux quatre fluides impondérables sont les manifestations diverses d'une seule et même force diversifiée par ses usages, et que cette force inséparable de la matière première et universelle qu'elle fait mouvoir, tantôt splendide, tantôt ignée, tantôt électrique et tantôt magnétique, n'a qu'un seul nom indiqué par Moïse dans la Genèse, lorsqu'il la fait apparaître à l'appel du Tout-Puissant, avant toutes les substances et avant toutes les formes: LA LUMIÈRE; דנא יאי

Et maintenant ne craignons pas de le dire d'avance, car on le reconnaîtra plus tard.

La grande chose du XVIIIe siècle, ce n'est pas l'encyclopédie, ce n'est pas la philosophie ricaneuse et dérisoire de Voltaire, ce n'est pas la métaphysique négative de Diderot et de d'Alembert, ce n'est pas la philanthropie haineuse de Rousseau; c'est la physique sympathique et miraculeuse de Mesmer! Mesmer est grand comme Prométhée, il a donné aux hommes le feu du ciel que Franklin n'avait su que détourner.

Il ne manqua au génie de Mesmer, ni la sanction de la haine, ni la consécration des persécutions et des injures; il avait été chassé de l'Allemagne, on se moqua de lui en France, tout en lui faisant une fortune, car ses guérisons étaient évidentes et les malades allaient à lui et le payaient, puis se disaient guéris par hasard, pour ne pas attirer sur eux l'animadversion des savants. Les corps constitués ne firent pas même au thaumaturge l'honneur d'examiner sa découverte et le grand homme dut se résigner à passer pour un adroit charlatan.

Les savants seuls n'étaient pas hostiles au mesmérisme, les hommes sincèrement religieux s'alarmaient des dangers de la découverte nouvelle, et les superstitieux criaient au scandale et à la magie. Les sages prévoyaient les abus, les insensés n'admettaient pas même l'usage de cette merveilleuse puissance. N'allait-on pas au nom du magnétisme nier les miracles du Sauveur et de ses saints, disaient les uns; que va devenir la puissance du diable, disaient les autres? Et pourtant la religion qui est vraie, ne doit craindre la découverte d'aucune vérité; d'ailleurs, en donnant la mesure de la puissance humaine, le magnétisme ne donne-t-il pas aux miracles divins une sanction nouvelle, au lieu de les détruire? Il est vrai que les sots attribueront au diable moins de prodiges, ce qui leur laissera moins d'occasions d'exercer leur haine et leurs fureurs; mais ce ne sont certainement pas les personnes d'une véritable piété qui songeront jamais à s'en plaindre: le diable doit perdre du terrain quand la lumière se fait et quand l'ignorance se retire; mais les conquêtes de la science et de la lumière étendent, affermissent et font aimer de plus en plus au monde l'empire et la gloire de Dieu!

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