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Histoire de la magie

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Le dogme fondamental de la haute science, celui qui consacre la loi éternelle de l'équilibre, avait obtenu son entière réalisation dans la constitution du monde chrétien. Deux colonnes vivantes soutenaient l'édifice de la civilisation: le pape et l'empereur.

Mais l'empire s'était divisé en échappant aux faibles mains de Louis le Débonnaire et de Charles le Chauve. La puissance temporelle, abandonnée aux chances de la conquête ou de l'intrigue, perdit cette unité providentielle qui la mettait en harmonie avec Rome. Le pape dut souvent intervenir comme grand justicier, et à ses risques et périls il réprima les convoitises et l'audace de tant de souverains divisés.

L'excommunication était alors une peine terrible, car elle était sanctionnée par les croyances universelles, et produisait, par un effet mystérieux de cette chaîne magnétique de réprobations, des phénomènes qui effrayaient la foule. C'est ainsi que Robert le Pieux, ayant encouru cette terrible peine par un mariage illégitime, devint père d'un enfant monstrueux semblable à ces figures de démons que le moyen âge savait rendre si complètement et si ridiculement difformes. Ce triste fruit d'une union réprouvée attestait du moins les tortures de conscience et les rêves de terreur qui avaient agité la mère. Robert y vit une preuve de la colère de Dieu, et se soumit à la sentence pontificale: il renonça à un mariage que l'Église déclarait incestueux; il répudia Berthe pour épouser Constance de Provence, et il ne tint qu'à lui de voir dans les moeurs suspectes et dans le caractère altier de cette nouvelle épouse un second châtiment du ciel.

Les chroniqueurs de ce temps-là semblent aimer beaucoup les légendes diaboliques, mais ils montrent, en les racontant, bien plus de crédulité que de goût. Tous les cauchemars des moines, tous les rêves maladifs des religieuses, sont considérés comme des apparitions réelles. Ce sont des fantasmagories dégoûtantes, des allocutions stupides, des transfigurations impossibles, auxquelles il ne manque, pour être amusantes, que la verve artistique de Callot et de Cyrano Bergerac. Rien de tout cela, depuis le règne de Robert jusqu'à celui de saint Louis, ne nous parait digne d'être raconté.

Sous le règne de saint Louis vécut le fameux rabbin Jéchiel, grand kabbaliste et physicien très remarquable. Tout ce qu'on dit de sa lampe et de son clou magique prouve qu'il avait découvert l'électricité, ou du moins qu'il en connaissait les principaux usages; car cette connaissance, aussi ancienne que la magie, se transmettait comme une des clefs de la haute initiation.

Lorsque venait la nuit, une étoile rayonnante apparaissait dans le logis de Jéchiel; la lumière en était si vive, qu'on ne pouvait la fixer sans être ébloui, elle projetait un rayonnement nuancé des couleurs de l'arc-en-ciel. On ne la voyait jamais défaillir, ni s'éteindre, et l'on savait qu'elle n'était alimentée ni avec de l'huile, ni avec aucune des substances combustibles alors connues.

Lorsqu'un importun ou un curieux malintentionné essayait de s'introduire chez Jéchiel, et persistait à tourmenter le marteau de sa porte, le rabbin frappait sur un clou qui était planté dans son cabinet, il s'échappait alors en même temps de la tête du clou et du marteau de la porte une étincelle bleuâtre, et le malavisé était secoué de telle sorte, qu'il criait miséricorde, et croyait sentir la terre s'entr'ouvrir sous ses pieds. Un jour, une foule hostile se pressa à cette porte avec des murmures et des menaces: ils se tenaient les uns les autres par le bras pour résister à la commotion et au prétendu tremblement de terre. Le plus hardi secoua le marteau de la porte avec fureur. Jéchiel toucha son clou. A l'instant les assaillants se renversèrent les uns sur les autres et s'enfuirent en criant comme des gens brûlés; ils étaient sûrs d'avoir senti la terre s'ouvrir et les avaler jusqu'aux genoux, ils ne savaient comment ils en étaient sortis; mais pour rien au monde ils ne seraient retournés faire le tapage à la porte du sorcier. Jéchiel conquit ainsi sa tranquillité par la terreur qu'il répandait.

Saint Louis, qui, pour être un grand catholique, n'en était pas moins un grand roi, voulut connaître Jéchiel; il le fit venir à sa cour, eut avec lui plusieurs entretiens, demeura pleinement satisfait de ses explications, le protégea contre ses ennemis, et ne cessa pas, tant qu'il vécut, de lui témoigner de l'estime et de lui faire du bien.

A cette même époque vivait Albert le Grand, qui passe encore parmi le peuple pour le grand maître de tous les magiciens. Les chroniqueurs assurent qu'il posséda la pierre philosophale, et qu'il parvint, après trente ans de travail, à la solution du problème de l'androïde; c'est-à-dire qu'il fabriqua un homme artificiel, vivant, parlant et répondant à toutes les questions avec une telle précision et une telle subtilité, que saint Thomas d'Aquin, ennuyé de ne pouvoir le réduire au silence, le brisa d'un coup de bâton. Telle est la fable populaire; voyons ce qu'elle signifie.

Le mystère de la formation de l'homme et de son apparition primitive sur la terre a toujours gravement préoccupé les curieux qui cherchent les secrets de la nature. L'homme, en effet, apparaît le dernier dans le monde fossile, et les jours de la création de Moïse ont déposé leurs débris successifs, attestant que ces jours furent de longues époques: comment donc l'humanité se forma-t-elle? La Genèse nous dit que Dieu fit le premier homme du limon de la terre, et qu'il lui insuffla la vie; nous ne doutons pas un instant de la vérité de cette assertion. Loin de nous cependant l'idée hérétique et anthropomorphe d'un Dieu façonnant de la terre glaise avec ses mains. Dieu n'a pas de mains, c'est un pur esprit, et il fait sortir ses créations les unes des autres par les forces mêmes qu'il donne à la nature. Si donc le Seigneur a tiré Adam du limon de la terre, nous devons comprendre que l'homme est sorti de terre sous l'influence de Dieu, mais d'une manière naturelle. Le nom d'Adam en hébreu désigne une terre rouge; or, quelle peut être cette terre rouge? Voilà ce que cherchaient les alchimistes: en sorte que le grand oeuvre n'était pas le secret de la transmutation des métaux, résultat indifférent et accessoire, c'était l'arcane universel de la vie, c'était la recherche du point central de transformation où la lumière se fait matière et se condense en une terre qui contient en elle le principe du mouvement et de la vie; c'était la généralisation du phénomène qui colore le sang en rouge par la création de ces innombrables globules aimantés comme les mondes et vivants comme des animaux. Les métaux, pour les disciples d'Hermès, étaient le sang coagulé de la terre passant, comme celui de l'homme, du blanc au noir et du noir au vermeil, suivant le travail de la lumière. Remettre ce fluide en mouvement par la chaleur, et lui rendre la fécondation colorante de la lumière au moyen de l'électricité, telle était la première partie de l'oeuvre des sages; mais la fin était plus difficile et plus sublime, il s'agissait de retrouver la terre adamique qui est le sang coagulé de la terre vivante; et le rêve suprême des philosophes était d'achever l'oeuvre de Prométhée en imitant le travail de Dieu, c'est-à-dire en faisant naître un homme enfant de la science, comme Adam fut l'enfant de la toute-puissance divine: ce rêve était insensé peut-être, mais il était beau.

La magie noire, qui singe toujours la magie de lumière, mais en la prenant à rebours, se préoccupa aussi beaucoup de l'androïde, car elle voulait en faire l'instrument de ses passions et l'oracle de l'enfer. Pour cela il fallait faire violence à la nature et obtenir une sorte de champignon vénéneux plein de malice humaine concentrée, une réalisation vivante de tous les crimes. Aussi cherchait-on la mandragore sous le gibet des pendus; on la faisait arracher par un chien qu'on attachait à la racine, et qu'on frappait d'un coup mortel: le chien devait arracher la mandragore dans les convulsions de l'agonie. L'âme du chien passait alors dans la plante et y attirait celle du pendu... Mais c'est assez d'horreurs et d'absurdités. Les curieux d'une pareille science peuvent consulter ce grimoire vulgaire connu dans les campagnes sous le nom du Petit Albert; ils y verront comment on peut faire aussi la mandragore sous la forme d'un coq à figure humaine. La stupidité dans toutes ces recettes le dispute à l'immonde, et en effet on ne peut outrager volontairement la nature sans renverser en même temps toutes les lois de la raison.

Albert le Grand n'était ni infanticide ni déicide, il n'avait commis ni le crime de Tantale, ni celui de Prométhée, mais il avait achevé de créer et d'armer de toutes pièces cette théologie purement scolastique, issue des catégories d'Aristote et des sentences de Pierre Lombard, cette logique du syllogisme qui argumente au lieu de raisonner, et qui trouve réponse à tout en subtilisant sur les termes. C'était moins une philosophie qu'un automate philosophique, répondant par ressort, et déroulant ses thèses comme un mouvement à rouages; ce n'était point le Verbe humain, c'était le cri monotone d'une machine, la parole inanimée d'un androïde; c'était la précision fatale de la mécanique, au lieu de la libre application des nécessités rationnelles. Saint Thomas d'Aquin brisa d'un seul coup tout cet échafaudage de paroles montées d'avance, en proclamant l'empire éternel de la raison par cette magnifique sentence que nous avons souvent citée: «Une chose n'est pas juste parce que Dieu la veut, mais Dieu la veut parce qu'elle est juste.» La conséquence prochaine de cette proposition était celle-ci, en argumentant du plus au moins: «Une chose n'est pas vraie parce qu'Aristote l'a dite, mais Aristote n'a pu raisonnablement la dire que si elle est vraie. Cherchez donc d'abord la vérité et la justice, et la science d'Aristote vous sera donnée par surcroît.»

Aristote galvanisé par la scolastique était le véritable androïde d'Albert le Grand; et le bâton magistral de saint Thomas d'Aquin, ce fut la doctrine de la Somme théologique, chef-d'oeuvre de force et de raison qu'on étudiera encore dans nos écoles de théologie quand on voudra revenir sérieusement aux saines et fortes études.

Quant à la pierre philosophale transmise par saint Dominique à Albert le Grand, et par ce dernier à saint Thomas d'Aquin, il faut entendre seulement la base philosophique et religieuse des idées de cette époque. Si saint Dominique avait su faire le grand oeuvre, il eût acheté pour Rome l'empire du monde, dont il était si jaloux pour l'Église, et eût employé à chauffer ses creusets ce feu qui brûla tant d'hérétiques. Saint Thomas d'Aquin changeait en or tout ce qu'il touchait, mais c'est au figuré seulement et en prenant l'or pour l'emblème de la vérité. C'est ici l'occasion de dire quelques mots encore de la science hermétique cultivée depuis les premiers siècles chrétiens par Ostanes, Romarius, la reine Cléopâtre, les arabes Géber, Alfarabius et Salmana, Morien, Artéphius, Aristée. Cette science, prise d'une manière absolue, peut s'appeler la kabbale réalisatrice ou la magie des oeuvres; elle a donc trois degrés analogues: réalisation religieuse, réalisation philosophique, réalisation physique. La réalisation religieuse est la fondation durable de l'empire et du sacerdoce; la réalisation philosophique est l'établissement d'une doctrine absolue et d'un enseignement hiérarchique; la réalisation physique est la découverte et l'application dans le microcosme, ou petit monde, de la loi créatrice qui peuple incessamment le grand univers. Cette loi est celle du mouvement combiné avec la substance, du fixe avec le volatil, de l'humide avec le solide; ce mouvement a pour principe l'impulsion divine, et pour instrument la lumière universelle, éthérée dans l'infini, astrale dans les étoiles et les planètes, métallique, spécifique ou mercurielle dans les métaux, végétale dans les plantes, vitale dans les animaux, magnétique ou personnelle dans les hommes.

Cette lumière est la quintessence de Paracelse, qui se trouve à l'état latent et à l'état rayonnant dans toutes les substances créées; cette quintessence est le véritable élixir de vie qui s'extrait de la terre par la culture, des métaux par l'incorporation, la rectification, l'exaltation et la synthèse, des plantes par la distillation et la coction, des animaux par l'absorption, des hommes par la génération, de l'air par la respiration. Ce qui a fait dire à Aristée qu'il faut prendre l'air de l'air; à Khunrath, qu'il faut le mercure vivant de l'homme parfait formé par l'androgyne; à presque tous, qu'il faut extraire des métaux, la médecine des métaux, et que cette médecine, au fond la même pour tous les règnes, est cependant graduée et spécifiée suivant les formes et les espèces. L'usage de cette médecine devait être triple: par sympathie, par répulsion ou par équilibre. La quintessence graduée n'était que l'auxiliaire des forces; la médecine de chaque règne devait se tirer de ce règne même avec addition du mercure principiant, terrestre ou minéral, et du mercure vivant synthétisé ou magnétisme humain.

Tels sont les aperçus les plus abrégés et les plus rapides de cette science, vaste et profonde comme la kabbale, mystérieuse comme la magie, réelle comme les sciences exactes, mais décriée par la cupidité souvent déçue des faux adeptes, et les obscurités dont les vrais sages ont enveloppé en effet leurs théories et leurs travaux.


CHAPITRE VI.

PROCÈS CÉLÈBRES.

SOMMAIRE.--Trois procès célèbres.--Les templiers, Jeanne d'Arc et Gilles de Laval--Seigneurs de Raitz.


Les sociétés de l'ancien monde avaient péri par l'égoïsme matérialiste des castes qui, en s'immobilisant et en parquant les multitudes dans une réprobation sans espérance, avaient privé le pouvoir captif entre les mains d'un petit nombre d'élus de ce mouvement circulatoire qui est le principe du progrès, du mouvement et de la vie. Un pouvoir sans antagonisme, sans concurrence, et par conséquent sans contrôle, avait été funeste aux royautés sacerdotales; les républiques, d'une autre part, avaient péri par le conflit des libertés qui, en l'absence de tout devoir hiérarchiquement et fortement sanctionné, ne sont plus bientôt qu'autant de tyrannies rivales les unes des autres. Pour trouver un milieu stable entre ces deux abîmes, l'idée des hiérophantes chrétiens avait été de créer une société vouée à l'abnégation par des voeux solennels, protégée par des règlements sévères, qui se recruterait par l'initiation, et qui, seule dépositaire des grands secrets religieux et sociaux, ferait des rois et des pontifes sans s'exposer elle-même aux corruptions de la puissance. C'était là le secret de ce royaume de Jésus-Christ qui sans être de ce monde en gouvernerait toutes les grandeurs.

LA CROIX PHILOSOPHIQUE

Cette idée présida à la fondation des grands ordres religieux, si souvent en guerre avec les autorités séculières, soit ecclésiastiques, soit civiles; sa réalisation fut aussi le rêve des sectes dissidentes de gnostiques ou d'illuminés qui prétendaient rattacher leur foi à la tradition primitive du christianisme de saint Jean. Elle devint enfin une menace pour l'Église et pour la société quand un ordre riche et dissolu, initié aux mystérieuses doctrines de la kabbale, parut disposé à tourner contre l'autorité légitime les principes conservateurs de la hiérarchie, et menaça le monde entier d'une immense révolution.

Les templiers, dont l'histoire est si mal connue, furent ces conspirateurs terribles, et il est temps de révéler enfin le secret de leur chute, pour absoudre la mémoire de Clément V et de Philippe le Bel.

En 1118, neuf chevaliers croisés en Orient, du nombre desquels étaient Geoffroi de Saint-Omer et Hugues de Payens, se consacrèrent à la religion et prêtèrent serment entre les mains du patriarche de Constantinople, siège toujours secrètement ou publiquement hostile à celui de Rome depuis Photius. Le but avoué des templiers était de protéger les chrétiens qui venaient visiter les saints lieux; leur but secret était la reconstruction du temple de Salomon sur le modèle prophétisé par Ézéchiel.

Cette reconstruction, formellement prédite par les mystiques judaïsants des premiers siècles, était devenue le rêve secret des patriarches d'Orient. Le temple de Salomon rebâti et consacré au culte catholique devenait, en effet, la métropole de l'univers. L'Orient l'emportait sur l'Occident, et les patriarches de Constantinople s'emparaient de la papauté.

Les historiens, pour expliquer le nom de templiers donné à cet ordre militaire, prétendent que Baudoin II, roi de Jérusalem, leur avait donné une maison située près du temple de Salomon. Mais ils commettent là un énorme anachronisme, puisqu'à cette époque non-seulement le temple de Salomon n'existait plus, mais il ne restait pas pierre sur pierre du second temple bâti par Zorobabel sur les ruines du premier, et il eût été difficile d'en indiquer précisément la place.

Il faut en conclure que la maison donnée aux templiers par Baudoin était située non près du temple de Salomon, mais près du terrain sur lequel ces missionnaires secrets et armés du patriarche d'Orient avaient intention de le rebâtir.

Les templiers avaient pris pour leurs modèles, dans la Bible, les maçons guerriers de Zorobabel, qui travaillaient en tenant l'épée d'une main et la truelle de l'autre. C'est pour cela que l'épée et la truelle furent les insignes des templiers, qui plus tard, comme on le verra, se cachèrent sous le nom de frères maçons. La truelle des templiers est quadruple et les lames triangulaires en sont disposées en forme de croix, ce qui compose un pantacle kabbalistique connu sous le nom de croix d'Orient.

La pensée secrète d'Hugues de Payens, en fondant son ordre, n'avait pas été précisément de servir l'ambition des patriarches de Constantinople. Il existait à cette époque en Orient une secte de chrétiens johannites, qui se prétendaient seuls initiés aux vrais mystères de la religion du Sauveur. Ils prétendaient connaître l'histoire réelle de Jésus-Christ, et, adoptant en partie les traditions juives et les récits du Talmud, ils prétendaient que les faits racontés dans les Évangiles ne sont que des allégories dont saint Jean donne la clef en disant, «qu'on pourrait remplir le monde des livres qu'on écrirait sur les paroles et les actes de Jésus-Christ;» paroles qui, suivant eux, ne seraient qu'une ridicule exagération, s'il ne s'agissait, en effet, d'une allégorie et d'une légende qu'on peut varier et prolonger à l'infini.

Pour ce qui est des faits historiques et réels, voici ce que les johannites racontaient:

Une jeune fille de Nazareth, nommée Mirjam, fiancée à un jeune homme de sa tribu, nommé Jochanan, fut surprise par un certain Pandira, ou Panther, qui abusa d'elle par la force après s'être introduit dans sa chambre sous les habits et sous le nom de son fiancé. Jochanan, connaissant son malheur, la quitta sans la compromettre, puisqu'en effet, elle était innocente, et la jeune fille accoucha d'un fils qui fut nommé Josuah ou Jésus.

Cet enfant fut adopté par un rabbin du nom de Joseph qui l'emmena avec lui en Égypte; là, il fut initié aux sciences secrètes, et les prêtres d'Osiris, reconnaissant en lui la véritable incarnation d'Horus promise depuis longtemps aux adeptes, le consacrèrent souverain pontife de la religion universelle.

Josuah et Joseph revinrent en Judée où la science et la vertu du jeune homme ne tardèrent pas à exciter l'envie et la haine des prêtres; qui lui reprochèrent un jour publiquement l'illégitimité de sa naissance. Josuah, qui aimait et vénérait sa mère, interrogea son maître et apprit toute l'histoire du crime de Pandira et des malheurs de Mirjam. Son premier mouvement fut de la renier publiquement en lui disant au milieu d'un festin de noces: «Femme qu'y a-t-il de commun entre vous et moi?» Mais ensuite pensant qu'une pauvre femme ne doit pas être punie d'avoir souffert ce qu'elle ne pouvait empêcher, il s'écria: «Ma mère n'a point péché, elle n'a point perdu son innocence; elle est vierge, et cependant elle est mère; qu'un double honneur lui soit rendu! Quant à moi, je n'ai point de père sur la terre. Je suis le fils de Dieu et de l'humanité!»

Nous ne pousserons pas plus loin cette fiction affligeante pour des coeurs chrétiens; qu'il nous suffise de dire que les johannites allaient jusqu'à faire saint Jean l'Évangéliste responsable de cette prétendue tradition, et qu'ils attribuaient à cet apôtre la fondation de leur Église secrète.

Les grands pontifes de cette secte prenaient le titre de Christ et prétendaient se succéder depuis saint Jean par une transmission de pouvoirs non interrompue. Celui qui se parait, à l'époque de la fondation de l'ordre du temple, de ces privilèges imaginaires se nommait Théoclet; il connut Hugues de Payens, il l'initia aux mystères et aux espérances de sa prétendue Église; il le séduisit par des idées de souverain sacerdoce et de suprême royauté, il le désigna enfin pour son successeur.

Ainsi l'ordre des chevaliers du temple fut entaché dès son origine de schisme et de conspiration contre les rois.

Ces tendances furent enveloppées d'un profond mystère et l'ordre faisait profession extérieure de la plus parfaite orthodoxie. Les chefs seulement savaient où ils voulaient aller; le reste les suivait sans défiance.

Acquérir de l'influence et des richesses, puis intriguer, et au besoin combattre pour établir le dogme johannite, tels étaient le but et les moyens proposés aux frères initiés. «Voyez, leur disait-on, la papauté et les monarchies rivales se marchander aujourd'hui, s'acheter, se corrompre, et demain peut-être s'entre-détruire. Tout cela sera l'héritage du temple; le monde nous demandera bientôt des souverains et des pontifes. Nous ferons l'équilibre de l'univers, et nous serons les arbitres des maîtres du monde.»

Les templiers avaient deux doctrines, une cachée et réservée aux maîtres, c'était celle du johannisme; l'autre publique, c'était la doctrine catholique-romaine. Ils trompaient ainsi les adversaires qu'ils aspiraient à supplanter, Le johannisme des adeptes était la kabbale des gnostiques, dégénérée bientôt en un panthéisme mystique poussé jusqu'à l'idolâtrie de la nature et la haine de tout dogme révélé. Pour mieux réussir et se faire des partisans, ils caressaient les regrets des cultes déchus et les espérances des cultes nouveaux, en promettant à tous la liberté de conscience et une nouvelle orthodoxie qui serait la synthèse de toutes les croyances persécutées. Ils en vinrent ainsi jusqu'à reconnaître le symbolisme panthéistique des grands maîtres en magie noire, et, pour mieux se détacher de l'obéissance à la religion qui d'avance les condamnait, ils rendirent les honneurs divins à l'idole monstrueuse du Baphomet, comme jadis les tribus dissidentes avaient adoré les veaux d'or de Dan et de Béthel.

Des monuments récemment découverts, et des documents précieux qui remontent au XIIIe siècle, prouvent d'une manière plus que suffisante tout ce que nous venons d'avancer. D'autres preuves encore sont cachées dans les annales et sous les symboles de la maçonnerie occulte.

Frappé de mort dans son principe même, et anarchique parce qu'il était dissident, l'ordre des chevaliers du Temple avait conçu une grande oeuvre qu'il était incapable d'exécuter, parce qu'il ne connaissait ni l'humilité ni l'abnégation personnelle. D'ailleurs les templiers étant pour la plupart sans instruction, et capables seulement de bien manier l'épée, n'avaient rien de ce qu'il fallait pour gouverner et enchaîner au besoin cette reine du monde qui s'appelle l'opinion. Hugues de Payens n'avait pas eu la profondeur de vues qui distingua plus tard un militaire fondateur aussi d'une milice formidable aux rois. Les templiers étaient des jésuites mal réussis.

Leur mot d'ordre était de devenir riches pour acheter le monde. Ils le devinrent en effet, et en 1312 ils possédaient en Europe seulement plus de neuf mille seigneuries. La richesse fut leur écueil; ils devinrent insolents et laissèrent percer leur dédain pour les institutions religieuses et sociales qu'ils aspiraient à renverser. On connaît le mot de Richard Coeur de Lion à qui un ecclésiastique, auquel il permettait une grande familiarité, ayant dit: «Sire, vous avez trois filles qui vous coûtent cher et dont il vous serait bien avantageux de vous défaire: ce sont l'ambition, l'avarice et la luxure.--Vraiment! dit le roi: eh bien! marions-les. Je donne l'ambition aux templiers, l'avarice aux moines et la luxure aux évêques. Je suis sûr d'avance du consentement des parties.»

L'ambition des templiers leur fut fatale; on devinait trop leurs projets et on les prévint. Le pape Clément V et le roi Philippe le Bel donnèrent un signal à l'Europe et les templiers, enveloppés pour ainsi dire dans un immense coup de filet, furent pris, désarmés et jetés en prison. Jamais coup d'État ne s'était accompli avec un ensemble plus formidable. Le monde entier fut frappé de stupeur, et l'on attendit les révélations étranges d'un procès qui devait avoir tant de retentissement à travers les âges.

Il était impossible de dérouler devant le peuple le plan de la conspiration des templiers; c'eût été initier la multitude aux secrets des maîtres. On eut recours à l'accusation de magie, et il se trouva des dénonciateurs et des témoins. Les templiers, à leur réception, crachaient sur le Christ, reniaient Dieu, donnaient au grand maître des baisers obscènes, adoraient une tête de cuivre aux yeux d'escarboucle, conversaient avec un grand chat noir et s'accouplaient avec des diablesses. Voilà ce qu'on ne craignit pas de porter sérieusement sur leur acte d'accusation. On sait la fin de ce drame et comment Jacques de Molai et ses compagnons périrent dans les flammes; mais avant de mourir, le chef du Temple organisa et institua la maçonnerie occulte. Du fond de sa prison, le grand maître créa quatre loges métropolitaines, à Naples pour l'Orient, à Édimbourg pour l'Occident, à Stockholm pour le Nord et à Paris pour le Midi. Le pape et le roi périrent bientôt d'une manière étrange et soudaine. Squin de Florian, le principal dénonciateur de l'ordre, mourut assassiné. En brisant l'épée des templiers, on en avait fait un poignard, et leurs truelles proscrites ne maçonnaient plus que des tombeaux.

Laissons-les maintenant disparaître dans les ténèbres ou ils se cachent en y tramant leur vengeance. Quand viendra la grande révolution, nous les verrons reparaître et nous les reconnaîtrons à leurs signes et à leurs oeuvres.

Le plus grand procès de magie que nous trouvions dans l'histoire, après celui des templiers, est celui d'une vierge et presque d'une sainte. On a accusé l'Église d'avoir en cette circonstance servi les lâches ressentiments d'un parti vaincu, et l'on se demande avec anxiété à quels anathèmes ont été voués par le saint-siége les assassins de Jeanne d'Arc. Disons donc tout d'abord à ceux qui ne le savent pas, que Pierre Cauchon, l'indigne évêque de Beauvais, frappé de mort subite par la main de Dieu, fut excommunié après sa mort par le pape Calixte IV, et que ses ossements arrachés à la terre sainte furent jetés à la voirie. Ce n'est donc pas l'Église qui a jugé et condamné la pucelle d'Orléans, c'est un mauvais prêtre et un apostat.

Charles VII qui abandonna cette noble fille à ses bourreaux fut depuis sous la main d'une providence vengeresse; il se laissa mourir de faim dans la crainte d'être empoisonné par son propre fils. La peur est le supplice des lâches.

Ce roi avait vécu pour une courtisane et avait obéré pour elle ce royaume qui lui fut conservé par une vierge. La courtisane et la vierge ont été chantées par nos poètes nationaux. Jeanne d'Arc par Voltaire, et Agnès Sorel par Béranger.

Jeanne était morte innocente, mais les lois contre la magie atteignirent bientôt après et châtièrent un grand coupable. C'était un des plus vaillants capitaines de Charles VII, et les services qu'il avait rendus à l'État ne purent balancer le nombre et l'énormité de ses crimes.

Les contes de l'ogre et de Croquemitaine furent réalisés et surpassés par les actions de ce fantastique scélérat, et son histoire est restée dans la mémoire des enfants sous le nom de la Barbe Bleue.

Gilles de Laval, seigneur de Raiz, avait en effet la barbe si noire, qu'elle semblait être bleue comme on peut le voir par son portrait qui est au musée de Versailles, dans la salle des Maréchaux; c'était un maréchal de Bretagne, brave parce qu'il était Français, fastueux, parce qu'il était riche, et sorcier parce qu'il était fou.

Le dérangement des facultés du seigneur de Raiz se manifesta d'abord par une dévotion luxueuse et d'une magnificence outrée. Il ne marchait jamais que précédé de la croix et de la bannière; ses chapelains étaient couverts d'or et parés comme des prélats; il avait chez lui tout un collège de petits pages ou d'enfants de choeur toujours richement habillés. Tous les jours un de ces enfants était mandé chez le maréchal, et ses camarades ne le voyaient pas revenir: un nouveau venu remplaçait celui qui était parti et il était sévèrement défendu aux enfants de s'informer du sort de tous ceux qui disparaissaient ainsi et même d'en parler entre eux.

Le maréchal faisait prendre ces enfants à des parents pauvres, qu'on éblouissait par des promesses, et qui s'engageaient à ne jamais plus s'occuper de leurs enfants, auxquels le seigneur de Raiz assurait, disait-il, un brillant avenir.

Or, voici ce qui se passait:

La dévotion n'était qu'un masque et servait de passeport à des pratiques infâmes.

Le maréchal, ruiné par ses folles dépenses, voulait à tout prix se créer des richesses; l'alchimie avait épuisé ses dernières ressources, les emprunts usuraires allaient bientôt lui manquer; il résolut alors de tenter les dernières expériences de la magie noire, et d'obtenir de l'or par le moyen de l'enfer.

Un prêtre apostat, du diocèse de Saint-Malo, un Florentin, nommé Prélati, et l'intendant du maréchal, nommé Sillé, étaient ses confidents et ses complices. Il avait épousé une jeune fille de grande naissance et la tenait pour ainsi dire renfermée dans son château de Machecoul: il y avait dans ce château une tourelle dont la porte était murée. Elle menaçait ruine disait le maréchal et personne n'essayait jamais d'y pénétrer.

Cependant madame de Raiz, que son mari laissait souvent seule pendant la nuit, avait aperçu des lumières rougeâtres aller et venir dans cette tour.

Elle n'osait pas interroger son mari, dont le caractère bizarre et sombre lui inspirait la plus grande terreur.

Le jour de Pâques de l'année 1440, le maréchal, après avoir solennellement communié dans sa chapelle, prit congé de la châtelaine de Machecoul, en lui annonçant qu'il partait pour la terre sainte; la pauvre femme ne l'interrogea pas davantage, tant elle tremblait devant lui; elle était enceinte de plusieurs mois. Le maréchal lui permit de faire venir sa soeur près d'elle, afin de s'en faire une compagnie pendant son absence. Madame de Raiz usa de cette permission, et envoya quérir sa soeur; Gilles de Laval monta ensuite à cheval et partit.

Madame de Raiz confia alors à sa soeur ses inquiétudes et ses craintes. Que se passait-il au château? Pourquoi le seigneur de Raiz était-il si sombre? Pourquoi ces absences multipliées? Que devenaient ces enfants qui disparaissaient tous les jours? Pourquoi ces lumières nocturnes dans la tour murée? Ces questions surexcitèrent au plus haut degré la curiosité des deux femmes.

Comment faire, pourtant. Le maréchal avait expressément défendu qu'on s'approchât de la tour dangereuse, et, avant de partir, il avait formellement réitéré cette défense.

Il devait exister une entrée secrète: madame de Raiz et sa soeur Anne la cherchèrent; toutes les salles basses du château furent explorées, coin par coin et pierre par pierre; enfin dans la chapelle, et derrière l'autel, un bouton de cuivre, caché dans un fouillis de sculpture, céda sous la pression de la main, une pierre se renversa, et les deux curieuses, palpitantes purent apercevoir les premières marches d'un escalier.

Cet escalier conduisit les deux femmes dans la tour condamnée.

Au premier étage, elles trouvèrent une sorte de chapelle dont la croix était renversée et les cierges noirs; sur l'autel était placée une figure hideuse représentant sans doute le démon.

Au second, il y avait des fourneaux, des cornues, des alambics, du charbon, enfin tout l'appareil des souffleurs.

Au troisième, la chambre était obscure; on y respirait un air fade et fétide qui obligea les deux jeunes visiteuses à ressortir. Madame de Raiz se heurta contre un vase qui se renversa, et elle sentit sa robe et ses pieds inondés d'un liquide épais et inconnu; lorsqu'elle revint à la lumière du palier, elle se vit toute baignés de sang.

La soeur Anne voulait s'enfuir, mais chez madame de Raiz la curiosité fut plus forte que l'horreur et que la crainte; elle redescendit, prit la lampe de la chapelle infernale et remonta dans la chambre du troisième étage: la un horrible spectacle s'offrit à sa vue.

Des bassines de cuivre pleines de sang étaient rangées par ordre le long des murailles, avec des étiquettes portant des dates, et au milieu de la pièce, sur une table de marbre noir, était couché le cadavre d'un enfant récemment égorgé.

Une des bassines avait été renversée par madame de Raiz, et un sang noir s'était largement répandu sur le parquet en bois vermoulu et mal balayé.

Les deux femmes étaient demi-mortes d'épouvante. Madame de Raiz voulut à toute force effacer les indices de son indiscrétion; elle alla chercher de l'eau et une éponge pour laver les planches, mais elle ne fit qu'étendre la tache qui, de noirâtre qu'elle était, devenait sanguinolente et vermeille... Tout à coup une grande rumeur retentit dans le château; on entend crier les gens qui appellent madame de Raiz, et elle distingue parfaitement ces formidables paroles: «Voici monseigneur qui revient!» Les deux femmes se précipitent vers l'escalier, mais au même instant elles entendent dans la chapelle du diable un grand bruit de pas et de voix; la soeur Anne s'enfuit en montant jusqu'aux créneaux de la tour; madame de Raiz descend en chancelant et se trouve face à face avec son mari, qui montait suivi du prêtre apostat et de Prélati.

Gilles de Laval saisit sa femme par le bras sans lui rien dire et l'entraîne dans la chapelle du diable; alors Prélati dit au maréchal: «Vous voyez qu'il le faut, et que la victime est venue d'elle-même.--Eh bien! soit, dit le maréchal; commencez la messe noire.»

Le prêtre apostat se dirigea vers l'autel, M. de Raiz ouvrit une petite armoire pratiquée dans l'autel même et y prit un large couteau, puis il revint s'asseoir près de sa femme à demi évanouie et renversée sur un banc contre le mur de la chapelle; les cérémonies sacrilèges commencèrent.

Il faut savoir que M. de Raiz, au lieu de prendre, en partant, la route de Jérusalem, avait pris celle de Nantes où demeurait Prélati; il était entré comme un furieux chez ce misérable, en le menaçant de le tuer s'il ne lui donnait pas le moyen d'obtenir du diable ce qu'il lui demandait depuis si longtemps. Prélati pour gagner un délai lui avait dit que les conditions absolues du maître étaient terribles et qu'il fallait avant tout que le maréchal se décidât à sacrifier au diable son dernier enfant arraché de force du sein de sa mère. Gilles de Laval n'avait rien répondu, mais il était revenu sur-le-champ à Machecoul, entraînant après lui le sorcier florentin avec le prêtre son complice. Il avait trouvé sa femme dans la tour murée et l'on sait le reste.

Cependant la soeur Anne oubliée sur la plate-forme de la tour et n'osant redescendre, avait détaché son voile et faisait au hasard des signaux de détresse, auxquels répondirent deux cavaliers suivis de quelques hommes d'armes qui galopaient vers le château; c'étaient ses deux frères qui, ayant appris le prétendu départ du sire de Laval pour la Palestine, venaient visiter et consoler madame de Raiz. Ils entrèrent bientôt avec fracas dans la cour du château; Gilles de Laval interrompant alors l'horrible cérémonie, dit à sa femme: «Madame, je vous fais grâce, et il ne sera plus question de ceci si vous faites ce que je vais vous dire:

»Retournez à votre chambre, changez d'habits et venez me rejoindre dans la salle d'honneur où je vais recevoir vos frères; si devant eux vous dites un mot ou que vous leur fassiez soupçonner quelque chose, je vous ramène ici après leur départ, et nous reprendrons la messe noire où nous l'avons laissée, c'est à la consécration que vous devez mourir. Regardez bien où je dépose le couteau.»

Il se lève alors, conduit sa femme jusqu'à la porte de sa chambre et descend à la salle d'honneur, où il reçoit les deux gentilshommes avec leur suite, leur disant que sa femme s'apprête et va venir embrasser ses frères.

Quelques instants après, en effet, paraît madame de Raiz, pâle comme une trépassée. Gilles de Laval ne cessait de la regarder fixement et la dominait du regard: «Vous êtes malade ma soeur?--Non, ce sont les fatigues de la grossesse....» Et tout bas la pauvre femme ajoutait: «Il veut me tuer, sauvez-moi....» Tout à coup la soeur Anne, qui était parvenue à sortir de la tour, entre dans la salle en criant: «Emmenez-nous, sauvez-nous, mes frères, cet homme est un assassin;» et elle montrait Gilles de Laval.

Le maréchal appelle ses gens à son aide, l'escorte des deux frères entoure les deux femmes et l'on met l'épée à la main; mais les gens du seigneur de Raiz, le voyant furieux, le désarment au lieu de lui obéir. Pendant ce temps madame de Raiz, sa soeur et ses frères gagnent le pont-levis et sortent du château.

Le lendemain, le duc Jean V fit investir Machecoul, et Gilles de Laval qui ne comptait plus sur ses hommes d'armes se rendit sans résistance. Le parlement de Bretagne l'avait décrété de prise de corps comme homicide; les juges ecclésiastiques s'apprêtèrent à le juger d'abord comme hérétique, sodomite et sorcier. Des voix, que la terreur avait tenues longtemps muettes, s'élevèrent de tous côtés pour lui redemander les enfants disparus. Ce fut un deuil et une clameur universelle dans toute la province; on fouilla les châteaux de Machecoul et de Chantocé, et l'on trouva des débris de plus de deux cents squelettes d'enfants; les autres avaient été brûlés et consumés en entier.

Gilles de Laval parut devant ses juges avec une suprême arrogance.--«Qui êtes-vous? lui demanda-t-on, suivant la coutume.--Je suis Gilles de Laval, maréchal de Bretagne, seigneur de Raiz, de Machecoul, de Chantocé et autres lieux. Et vous qui m'interrogez, qui êtes-vous?--Nous sommes vos juges, les magistrats en cour d'Église.--Vous, mes juges! allons donc; je vous connais mes maîtres; vous êtes des simoniaques et des ribauds; vous vendez votre dieu pour acheter les joies du diable. Ne parlez donc pas de me juger, car si je suis coupable vous êtes certainement mes instigateurs et mes complices, vous qui me deviez le bon exemple.--Cessez vos injures, et répondez-nous!--J'aimerais mieux être pendu par le cou que de vous répondre; je m'étonne que le président de Bretagne vous laisse connaître ces sortes d'affaires; vous interrogez sans doute pour vous instruire et faire ensuite pis que vous n'avez encore fait.»

Cette hauteur insolente tomba cependant devant la menace de la torture. Il avoua alors, devant l'évêque de Saint-Brieux et le président Pierre de l'Hôpital, ses meurtres et ses sacrilèges; il prétendit que le massacre des enfants avait pour motif une volupté exécrable qu'il cherchait pendant l'agonie de ces pauvres petits êtres. Le président parut douter de la vérité et questionna de nouveau le maréchal.--Hélas! dit brusquement celui-ci, vous vous tourmentez inutilement et moi avec.--Je ne vous tourmente point, répliqua le président; ains je suis moult émerveillé de ce que vous me dites et ne m'en puis bonnement contenter, ainçois je désire, et voudrois en savoir par vous la pure vérité.» Le maréchal lui répondit: «Vraiment il n'y avait ni autre cause, ni intention que ce que je vous ai déjà dit; que voulez-vous davantage, ne vous en ai-je pas assez avoué pour faire mourir dix mille hommes?»

Ce que Gilles de Raiz ne voulait pas dire, c'est qu'il cherchait la pierre philosophale dans le sang des enfants égorgés. C'était la cupidité qui le poussait à cette monstrueuse débauche; il croyait, sur la foi de ses nécromants, que l'agent universel de la vie devait être subitement coagulé par l'action et la réaction combinées de l'outrage à la nature et du meurtre; il recueillait ensuite la pellicule irisée qui se formait sur le sang lorsqu'il commençait à se refroidir, lui faisait subir diverses fermentations et mettait digérer le produit dans l'oeuf philosophique de l'athanor, en y joignant du sel, du soufre et du mercure. Il avait tiré sans doute cette recette de quelques-uns de ces vieux grimoires hébreux, qui eussent suffi s'ils avaient été connus pour vouer les Juifs à l'exécration de toute la terre.

Dans la persuasion où ils étaient que l'acte de la fécondation humaine attire et coagule la lumière astrale en réagissant par sympathie sur les êtres soumis au magnétisme de l'homme, les sorciers israélites en étaient venus à ces écarts que leur reproche Philon, dans un passage que rapporte l'astrologue Gaffarel. Ils faisaient greffer leurs arbres par des femmes qui inséraient la greffe pendant qu'un homme se livrait sur elles à des actes outrageants pour la nature. Toujours, lorsqu'il s'agit de magie noire, on retrouve les mêmes horreurs et l'esprit de ténèbres n'est guère inventif.

Gilles de Laval fut brûlé vif dans le pré de la Magdeleine, près de Nantes; il obtint la permission d'aller à la mort avec tout le faste qui l'avait accompagné pendant sa vie, comme s'il voulait vouer à toute l'ignominie de son supplice le faste et la cupidité qui l'avaient si complètement dégradé et si fatalement perdu.


CHAPITRE VII.

SUPERSTITIONS RELATIVES AU DIABLE.

SOMMAIRE.--Les apparitions.--Les possessions.--Procès faits à des hallucinés.--Sottises et cruautés populaires.--Quelques mots sur les phénomènes en apparence inexplicables.


Nous avons dit combien l'Église s'est montrée sobre de décisions relativement au génie du mal; elle enseigne à ne pas le craindre, elle recommande à ses enfants de ne pas s'en occuper et de ne prononcer jamais son nom. Cependant le penchant des imaginations malades et des têtes faibles pour le monstrueux et l'horrible donna, pendant les mauvais jours du moyen âge, une importance formidable et les formes les plus menaçantes à cet être ténébreux qui ne mérite que l'oubli, puisqu'il méconnaît éternellement la vérité et la lumière.

Cette réalisation apparente du fantôme de la perversité fut comme une incarnation de la folie humaine; le diable devint le cauchemar des cloîtres, l'esprit humain se fit peur à lui-même, et l'on vit l'être prétendu raisonnable trembler devant ses propres chimères. Un monstre noir et difforme semblait avoir étendu ses ailes de chauve-souris entre le ciel et la terre pour empêcher la jeunesse et la vie de se confier aux promesses du soleil et à la paisible sérénité des étoiles. Cette harpie de la superstition empoisonnait tout de son souffle, infectait tout de son contact: on ne pouvait boire et manger sans craindre d'avaler les oeufs du reptile; on n'osait regarder la beauté, car peut-être était-ce une illusion du monstre; si l'on riait, on croyait entendre comme un écho funèbre le ricanement du tourmenteur éternel; si l'on pleurait, on croyait le voir insulter aux larmes. Le diable semblait tenir Dieu prisonnier dans le ciel, et imposer aux hommes sur la terre le blasphème et le désespoir.

Les superstitions conduisent vite à l'ineptie et à la démence; rien de plus déplorable et de plus fastidieux que la série des histoires d'apparitions diaboliques, dont les écrivains vulgaires de l'histoire de la magie ont surchargé leurs compilations. Pierre le Vénérable voit le diable piquer une tête dans les latrines; un autre chroniqueur le reconnaît sous la forme d'un chat qui ressemblait à un chien, et qui gambadait comme un singe; un seigneur de Corasse avait à ses ordres un lutin nommé Orthon, qui lui apparut sous la forme d'une truie prodigieusement maigre et décharnée. Maître Guillaume Édeline, prieur de Saint-Germain des Prés, déclara l'avoir vu «sous la forme et semblance d'un mouton qu'il lui semblait lors baiser brutalement sous la queue en signe de révérence et d'honneur.»

De malheureuses vieilles femmes s'accusaient de l'avoir eu pour amant; le maréchal Trivulce mourait de frayeur en s'escrimant d'estoc et de taille, contre des diables dont il voyait sa chambre remplie; on brûlait par centaines les malheureux idiots et les folles qui avouaient avoir eu commerce avec le malin; on n'entendait parler que d'incubes et de succubes; des juges accueillaient gravement des révélations qu'il eût fallu renvoyer aux médecins; l'opinion publique exerçait d'ailleurs sur eux une pression irrésistible, et l'indulgence pour les sorciers eût exposé les magistrats eux-mêmes à toutes les fureurs populaires. La persécution exercée sur les fous rendait la folie contagieuse, et les maniaques s'entre-déchiraient; on battait jusqu'à la mort, on faisait brûler à petit feu, on plongeait dans l'eau glacée les malheureux que la rumeur publique accusait de magie pour les forcer à lever les sorts qu'ils avaient jetés, et la justice n'intervenait que pour achever sur un bûcher ce qu'avait commencé la rage aveugle des multitudes.

En racontant l'histoire de Gilles de Laval, nous avons suffisamment prouvé que la magie noire peut être un crime réel et le plus grand de tous les crimes; mais le malheur des temps fut de confondre les malades avec les criminels, et de punir ceux qu'il aurait fallu soigner avec patience et charité.

Où commence la responsabilité chez l'homme? où finit-elle? C'est un problème qui doit inquiéter souvent les dépositaires vertueux de la justice humaine. Caligula, fils de Germanicus, semblait avoir hérité de toutes les vertus de son père; un poison qu'on lui fait prendre trouble sa raison, et il devient l'effroi du monde. A-t-il été vraiment coupable, et ne doit-on pas s'en prendre uniquement de ses forfaits à ces lâches Romains qui lui obéirent au lieu de le faire enfermer?

Le père Hilarion Tissot, que nous avons déjà cité, va plus loin que nous et veut que tout consentement au crime soit une folie; malheureusement il explique toujours la folie par l'obsession du mauvais esprit. Nous pourrions demander à ce bon religieux ce qu'il penserait d'un père de famille qui, après avoir fermé sa porte à un vaurien reconnu capable de toute espèce de mal, lui laisserait le droit de fréquenter, de conseiller, de prendre, d'obséder ses petits-enfants? Admettons donc, pour être vraiment chrétiens, que le diable quel qu'il soit, n'obsède que ceux qui se donnent volontairement à lui, et ceux-là sont responsables de tout ce qu'il pourra leur suggérer, comme l'ivrogne doit être responsable de tous les désordres auxquels il pourra s'abandonner sous l'influence de l'ivresse.

L'ivresse est une folie passagère et la folie est une ivresse permanente; l'une et l'autre sont causées par un engorgement phosphorique des nerfs du cerveau, qui détruit notre équilibre lumineux et prive l'âme de son instrument de précision. L'âme spirituelle et personnelle ressemble alors à Moïse lié et emmaillotté dans son berceau de bitume et abandonné au balancement des eaux du Nil; elle est emportée par l'âme fluidique et matérielle du monde, cette eau mystérieuse sur laquelle planait le souffle des Éloïmes, lorsque le verbe divin se formula en ces lumineuses paroles: Que la lumière soit!

L'âme du monde est une force qui tend toujours à l'équilibre; il faut que la volonté triomphe d'elle ou qu'elle triomphe de la volonté. Toute vie incomplète la tourmente comme une monstruosité, et toujours elle s'efforce de réabsorber les avortons intellectuels; c'est pour cela que les maniaques et les hallucinés sentent un irrésistible attrait pour la destruction et la mort; l'anéantissement leur semble un bien, et non-seulement ils voudraient mourir, mais ils seraient heureux de voir mourir les autres. Ils sentent que la vie leur échappe, la conscience les brûle et les désespère; leur existence n'est que le sentiment de la mort, c'est le supplice de l'enfer.

L'un entend une voix impérieuse qui lui ordonne de tuer son fils au berceau. Il lutte, il pleure, il s'enfuit et finit par prendre une hache et par tuer l'enfant; l'autre, et cette épouvantable histoire est toute récente, persécuté par des voix qui lui demandent des coeurs, assomme ses parents, leur ouvre la poitrine et ronge à demi leurs coeurs arrachés. Quiconque commet de propos libéré une mauvaise action, donne des arrhes à la destruction éternelle et ne peut prévoir d'avance où ce marché funeste le conduira.

L'être est substance et vie. La vie se manifeste par le mouvement, et le mouvement se perpétue par l'équilibre; l'équilibre est donc la loi d'immortalité. La conscience est le sentiment de l'équilibre et l'équilibre c'est la justesse et la justice. Tout excès, lorsqu'il n'est pas mortel, se corrige par un excès contraire; c'est la loi éternelle des réactions, mais si l'excès se précipite en dehors de tout équilibre, il se perd dans les ténèbres extérieures et devient la mort éternelle.

L'âme de la terre entraîne dans le vertige du mouvement astral tout ce qui ne lui résiste pas par les forces équilibrées de la raison. Partout où se manifeste une vie imparfaite et mal formée, elle fait affluer ses forces pour la détruire comme les esprits vitaux abondent pour fermer les plaies. De là ces désordres atmosphériques qui se manifestent autour de certains malades, de là ces commotions fluidiques, ces tournoiements de meubles, ces suspensions, ces jets de pierres, ces distensions aériennes qui font apparaître à distance le mirage sensible et tangible des mains ou des pieds de l'obsédé. C'est la nature qui se tourmente autour d'un cancer qu'elle veut extirper, autour d'une plaie qu'elle veut fermer, autour d'une sorte de vampire dont elle veut achever la mort pour le replonger dans la vie.

Les mouvements spontanés des objets inertes ne peuvent venir que d'un travail des forces qui aimantent la terre; un esprit, c'est-à-dire, une pensée, ne soulève rien sans levier. S'il en était autrement, le travail presque infini de la nature pour la création et le perfectionnement des organes serait sans objet. Si l'esprit dégagé des sens pouvait faire obéir la matière à son gré, les morts illustres se révéleraient à nous les premiers par des mouvements harmonieux et réguliers; au lieu de cela nous voyons toujours des mouvements incohérents et fébriles se produisant autour d'êtres malades, inintelligents et capricieux. Ces êtres sont des aimants déréglés qui font extravaguer l'âme de la terre; mais quand la terre a le délire par suite de l'éruption de ces êtres avortés, c'est qu'elle souffre elle-même en traversant une crise qui finira par de violentes commotions.

Il y a vraiment bien de la puérilité dans certains hommes qui passent pour sérieux. Voici, par exemple, M. le marquis de Mirville qui attribue au diable tous les phénomènes inexplicables. Mais, mon cher monsieur, si le diable avait le pouvoir d'intervertir l'ordre naturel, ne le ferait-il pas immédiatement de manière à tout bouleverser? Avec le caractère qu'on lui suppose, il ne serait sans doute pas retenu par des scrupules.--Oh! mais, allez-vous répondre, la puissance de Dieu s'y oppose!--Doucement: la puissance de Dieu s'y oppose, ou elle ne s'y oppose pas. Si elle s'y oppose, le diable ne peut rien faire; si elle ne s'y oppose pas, c'est le diable qui est le maître... M. de Mirville nous dira que Dieu le permet pour un peu. Tout juste assez pour tromper les pauvres hommes, tout juste assez pour troubler leur cervelle déjà si solide, comme on sait. Alors, en effet, ce n'est plus le diable qui est le maître; c'est Dieu, qui serait... Mais nous n'achevons pas: aller plus loin, ce serait blasphémer.

On ne veut pas assez comprendre les harmonies de l'être, qui se distribuent par la série, comme le disait fort bien cet illustre maniaque de Fourier. L'esprit agit sur les esprits par le verbe. La matière reçoit les empreintes de l'esprit et communie avec lui au moyen d'un organisme parfait; l'harmonie dans les formes se rapproche de l'harmonie dans les idées, le médiateur commun c'est la lumière: la lumière, qui est esprit et vie; la lumière, qui est la synthèse des couleurs, l'accord des ombres, l'harmonie des formes; la lumière, dont les vibrations sont les mathématiques vivantes. Mais les ténèbres et leurs fantastiques mirages, mais les erreurs phosphorescentes du sommeil, mais les paroles perdues dans le délire, tout cela ne crée rien, ne réalise rien; tout cela, en un mot, n'existe pas: ce sont les limbes de la vie, ce sont les vapeurs de l'ivresse astrale, ce sont les éblouissements nerveux des yeux fatigués. Suivre de pareilles lueurs, c'est marcher dans une impasse; croire à de pareilles révélations, c'est adorer la mort: la nature vous le dit elle-même.

Les tables tournantes n'écrivent qu'incohérences et injures; ce sont les échos les plus infimes de la pensée, les rêves les plus absurdes et les plus anarchiques; les mots enfin dont la plus basse populace se sert pour exprimer le mépris. Nous venons de lire un livre du baron de Guldenstubbé, qui prétend communiquer par lettres avec l'autre monde. Il a obtenu des réponses, et quelles réponses! des dessins obscènes, des hiéroglyphes désespérantes, et cette signature grecque πνευμα θάνατος, le souffle mort, ou pour mieux traduire l'esprit de mort. Voilà le dernier mot des révélations phénoménales de la doctrine américaine, si on la sépare de l'autorité sacerdotale et si on veut la rendre indépendante du contrôle de la hiérarchie. Nous ne nions ici ni la réalité ni l'importance des phénomènes, ni la bonne foi des croyants; mais nous devons les avertir des dangers auxquels ils s'exposent s'ils ne préfèrent pas l'esprit de sagesse donné hiérarchiquement et divinement à l'Église, à toutes ces communications désordonnées et obscures dans lesquelles l'âme fluidique de la terre reflète machinalement les mirages de l'intelligence et les rêves de la raison.



LIVRE V.

LES ADEPTES ET LE SACERDOCE.

ה Hé.


CHAPITRE PREMIER.

PRÊTRES ET PAPES ACCUSÉS DE MAGIE.

SOMMAIRE--Le pape Sylvestre II et la prétendue papesse Jeanne.--Impertinentes assertions de Martin Polonus et de Platine.--L'auteur présumable du grimoire d'Honorius.--Analyse de ce grimoire.


Nous avons dit que depuis les profanations et les impiétés des gnostiques, l'Église avait proscrit la magie. Le procès des templiers acheva la rupture, et depuis cette époque, réduite à se cacher dans l'ombre pour y méditer sa vengeance, la magie proscrivit à son tour l'Église.

Plus prudents que les hérésiarques qui élevaient publiquement autel contre autel, et se dévouaient ainsi à la proscription et au bûcher, les adeptes dissimulèrent leurs ressentiments et leurs doctrines; ils se lièrent entre eux par des serments terribles et, sachant combien il importe de gagner d'abord son procès au tribunal de l'opinion, ils retournèrent contre les accusateurs et leurs juges les bruits sinistres qui les poursuivaient eux-mêmes, et dénoncèrent au peuple le sacerdoce comme une école de magie noire.


l'un du grand oeuvre,
l'autre de la magie noire, d'après le grimoire d'Honorius.

Tant qu'il n'a pas assis ses convictions et ses croyances sur la base inébranlable de la raison, l'homme se passionne malheureusement pour la vérité comme pour le mensonge, et de part, et d'autre, les réactions sont cruelles. Qui peut faire cesser cette guerre? L'esprit de celui-là seul qui a dit: «Ne rendez pas le mal pour le mal, mais triomphez du mal en faisant le bien.»

On a accusé le sacerdoce catholique d'être persécuteur, et cependant sa mission est celle du bon Samaritain, c'est pour cela qu'il a succédé aux lévites impitoyables, qui passent leur chemin sans avoir compassion du pauvre blessé de Jéricho. C'est en exerçant l'humanité qu'ils prouvent leur consécration divine. C'est donc une suprême injustice que de rejeter sur le sacerdoce les crimes de quelques hommes qui en étaient malheureusement revêtus. Un homme, quel qu'il soit, peut toujours être méchant: un vrai prêtre est toujours charitable.

Les faux adeptes ne l'entendaient pas de cette manière. Le sacerdoce chrétien, suivant eux, était entaché de nullité et d'usurpation depuis la proscription des gnostiques. «Qu'est-ce, en effet, disaient-ils, qu'une hiérarchie dont la science ne constitue plus les degrés?» La même ignorance des mystères et la même foi aveugle poussent au même fanatisme ou à la même hypocrisie les premiers chefs et les derniers ministres du sanctuaire. Les aveugles sont conducteurs d'aveugles. La suprématie entre égaux n'est plus qu'un résultat de l'intrigue et du hasard. Les pasteurs consacrent les saintes espèces avec une foi capharnaïte et grossière; ce sont des escamoteurs de pain et des mangeurs de chair humaine. Ce ne sont plus des thaumaturges, ce sont des sorciers; voilà ce que disaient les sectaires.

Pour appuyer cette calomnie, ils inventèrent des fables; les papes, disaient-ils, étaient voués à l'esprit des ténèbres depuis le Xe siècle. Le savant Gerbert qui fut couronné sous le nom de Sylvestre II, en aurait fait l'aveu en mourant. Honorius III, celui qui confirma l'ordre de saint Dominique et qui prêcha les croisades, était lui-même un abominable nécromant, auteur d'un grimoire qui porte encore son nom, et qui est exclusivement réservé aux prêtres. On montrait et on commentait ce grimoire, on tachait ainsi de tourner contre le saint-siége le plus terrible de tous les préjugés populaires à cette époque: la haine mortelle de tous ceux qui, à tort ou à raison, passaient publiquement pour sorciers.

Il se trouva des historiens malveillants ou crédules pour accréditer ces mensonges. Ainsi Platine, ce chroniqueur scandaleux de la papauté, répète d'après Martin Polonus les calomnies contre Sylvestre II. Si l'on s'en rapportait à cette fable, Gerbert, qui était versé dans les sciences mathématiques et dans la kabbale, aurait évoqué le démon et lui aurait demandé son aide pour parvenir au pontificat. Le diable le lui aurait promis eu lui annonçant de plus qu'il ne mourrait qu'à Jérusalem, et l'on pense bien que le magicien fit voeu intérieurement de n'y jamais aller; il devint donc pape, mais un jour qu'il disait la messe dans une église de Rome, il se sentit gravement malade, et se souvenant alors que la chapelle où il officiait se nommait la sainte Croix de Jérusalem, il comprit que c'en était fait; il se fit donc tendre un lit dans cette chapelle et appelant autour de lui ses cardinaux, il se confessa tout haut d'avoir eu commerce avec les démons, puis il commanda qu'après sa mort on le mît sur un chariot de bois neuf auquel on attellerait deux chevaux vierges, l'un noir et l'autre blanc; qu'on lancerait ces chevaux sans les conduire et qu'on enterrerait son corps où les chevaux s'arrêteraient. Le chariot courut ainsi à travers Rome et s'arrêta devant l'église de Latran. On entendit alors de grands cris et de grands gémissements, puis tout redevint silencieux et l'on put procéder à l'inhumation; ainsi finit cette légende digne de la bibliothèque bleue.

Ce Martin Polonus, sur la foi duquel Platine répète de semblables rêveries, les avait empruntées lui-même d'un certain Galfride et d'un chroniqueur nommé Gervaise, que Naudé appelle «le plus grand forgeur de fables, et le plus insigne menteur qui ait jamais mis la main à la plume.» C'est d'après des historiens aussi sérieux que les protestants ont publié la légende scandaleuse et passablement apocryphe, d'une prétendue papesse Jeanne, qui fut sorcière aussi, comme chacun sait, et à laquelle on attribue encore des livres de magie noire. Nous avons feuilleté une histoire de la papesse par un auteur protestant, et nous y avons remarqué deux gravures fort curieuses. Ce sont d'anciens portraits de l'héroïne à ce que prétend l'historien, mais en réalité ce sont deux anciens tarots représentant Isis couronnée d'une tiare. On sait que la figure hiéroglyphique du nombre deux dans le tarot s'appelle encore la papesse; c'est une femme portant une tiare sur laquelle on remarque les pointes du croissant de la lune ou des cornes d'Isis. Celle du livre protestant est plus remarquable encore; elle a les cheveux longs et épars; une croix solaire sur la poitrine, elle est assise entre les deux colonnes d'Hercule, et derrière elle s'étend l'Océan avec des fleurs de lotus qui s'épanouissent à la surface de l'eau. Le second portrait représente la même déesse avec les attributs du souverain sacerdoce, et son fils Horus dans ses bras. Ces deux images sont donc très précieuses comme documents kabbalistiques, mais cela ne fait pas le compte des amateurs de la papesse Jeanne.

Quant à Gerbert, pour faire tomber l'accusation de sorcellerie, si elle pouvait être sérieuse à son égard, il suffirait de dire que c'était le plus savant homme de son siècle, et qu'ayant été le précepteur de deux souverains, il dut son élévation à la reconnaissance d'un de ses augustes élèves. Il possédait à fond les mathématiques et savait peut-être un peu plus de physique qu'on n'en pouvait connaître à son époque; c'était un homme d'une érudition universelle et d'une grande habileté, comme on peut le voir en lisant les épîtres qu'il a laissées; ce n'était pas un frondeur de rois comme le terrible Hildebrand. Il aimait mieux instruire les princes que de les excommunier, et, possédant la faveur de deux rois de France et de trois empereurs, il n'avait pas besoin comme le remarque judicieusement Naudé, de se donner au diable pour parvenir successivement aux archevêchés de Reims et de Ravenne, puis enfin à la papauté. Il est vrai qu'il y parvint en quelque sorte malgré son mérite, dans un siècle où l'on prenait les grands politiques pour des possédés et les savants pour des enchanteurs. Gerbert était non-seulement un grand mathématicien et un astronome distingué, mais il excellait aussi dans la mécanique, et composa dans la ville de Reims, au dire de Guillaume Malmesbery, des machines hydrauliques si merveilleuses que l'eau y exécutait d'elle-même des symphonies, et y jouait les airs les plus agréables; il fit aussi, au rapport de Ditmare, dans la ville de Magdebourg, une horloge, qui marquait tous les mouvements du ciel et l'heure du lever et du coucher des étoiles; il fit encore, dit Naudé, que nous nous plaisons à citer ici, «cette teste d'airain, laquelle estoit si ingénieusement labourée, que le susdit Guillaume Malmesbery s'y est luy-même trompé, la rapportant à la magie: aussi Onuphrius, dit qu'il a veu dans la bibliothèque des Farnèses un docte livre de géométrie composé par ce Gerbert: et pour moy j'estime que, sans rien décider de l'opinion d'Erfordiensis et de quelques autres, qui le font auteur des horloges et de l'arithmétique que nous avons maintenant, toutes ces preuves sont assez valables pour nous faire juger que ceux qui n'avoient jamais ouy parler du cube, paraléllogram, dodécaèdre, almicantharath, valsagora, almagrippa, cathalzem, et autres noms vulgaires et usités à ceux qui entendent les mathématiques, eurent opinion que c'estoient quelques esprits qu'il invoquoit, et que tant de choses rares ne pouvoient partir d'un homme sans une faveur extraordinaire, et que pour cet effet il estoit magicien.»

Ce qui montre jusqu'à quel point va l'impertinence et la mauvaise foi des chroniqueurs, c'est que Platine, cet écho malicieusement naïf de toutes les pasquinades romaines, assure que le tombeau de Sylvestre II est encore sorcier, qu'il pleure prophétiquement la chute prochaine de tous les papes, et qu'au déclin de la vie de chaque pontife on entend frémir et s'entre-choquer les ossements réprouvés de Gerbert. Une épitaphe gravée sur ce tombeau fait foi de cette merveille, ajoute imperturbablement le bibliothécaire de Sixte IV. Voilà de ces preuves qui paraissent suffisantes aux historiens pour constater l'existence d'un curieux document historique. Platine était le bibliothécaire du Vatican; il écrivait son histoire des papes par ordre de Sixte IV; il écrivait à Rome où rien n'était plus facile que de vérifier la fausseté ou l'exactitude de cette assertion, et cependant cette prétendue épitaphe n'a jamais existé que dans l'imagination des auteurs auxquels Platine l'emprunte avec une incroyable légèreté 15, circonstance qui excite justement l'indignation de l'honnête Naudé. Voici ce qu'il en dit dans son Apologie pour les grands hommes accusés de magie:

Note 15: (retour) Que les papes s'en assurent, dit-il, c'est pour eux que la chose est intéressante.

«C'est une pure imposture et fausseté manifeste tant pour l'expérience (des prétendus prodiges du tombeau de Sylvestre II), qui n'a esté jusques aujourd'huy observée de personne, qu'en l'inscription de ce sépulcre, qui fut composée par Sergius IV, et laquelle tant s'en faut qu'elle fasse aucune mention de toutes ces fables et ruseries, qu'au contraire c'est un des plus excellens témoignages que nous puissions avoir de la bonne vie et de l'intégrité des actions de Sylvestre. C'est à la vérité une chose honteuse que beaucoup de catholiques soient fauteurs de cette médisance, de laquelle Marianus Scotus, Glaber, Ditmare, Helgandus, Lambert et Herman Contract, qui ont esté ses contemporains, ne font aucune mention, etc.»

Venons au grimoire d'Honorius.

C'est à Honorius III, c'est-à-dire à un des plus zélés pontifes du XIIIe siècle, qu'on attribue ce livre impie. Honorius III, en effet, doit être haï des sectaires et des nécromants qui veulent le déshonorer en le prenant pour complice. Censius Savelli, couronné pape en 1216, confirma l'ordre de saint Dominique si formidable aux albigeois et aux vaudois, ces enfants des manichéens et des sorciers. Il établit aussi les Franciscains et les Carmes, prêcha une croisade, gouverna sagement l'Église et laissa plusieurs décrétales. Accuser de magie noire ce pape si éminemment catholique, c'est faire planer le même soupçon sur les grands ordres religieux institués par lui, le diable ne pouvait qu'y gagner.

Quelques exemplaires anciens du grimoire d'Honorius portent le nom d'Honorius II au lieu d'Honorius III; mais il est impossible de faire un sorcier de ce sage et élégant cardinal Lambert, qui, après sa promotion au souverain pontificat, s'entoura de poètes auxquels il donnait des évêchés pour des élégies, comme il fit à Hildebert, évêque du Mans, et de savants théologiens, comme Hugues de Saint-Victor. Pourtant ce nom d'Honorius II est pour nous un trait de lumière, et va nous conduire à la découverte du véritable auteur de cet affreux grimoire d'Honorius.

En 1061, lorsque l'Empire commençait à prendre ombrage de la papauté et cherchait à usurper l'influence sacerdotale en fomentant des troubles et des divisions dans le sacré collège, les évêques de Lombardie, excités par Gilbert de Parme, protestèrent contre l'élection d'Anselme, évêque de Lucques, qui venait d'être appelé au souverain pontificat sous le nom d'Alexandre II. L'empereur Henri IV prit le parti des dissidents et les autorisa à se donner un autre pape en leur promettant de les appuyer. Ils choisirent un intrigant pommé Cadulus ou Cadalous, évêque de Parme, homme capable de tous les crimes, et publiquement scandaleux comme simoniaque et concubinaire. Ce Cadalous prit le nom d'Honorius II et marcha contre Rome à la tête d'une armée. Il fut battu et condamné par tous les évêques d'Allemagne et d'Italie; il revint à la charge, s'empara d'une partie de la ville sainte, entra dans l'église Saint-Pierre, d'où il fut chassé, se réfugia dans le château Saint-Ange, d'où il obtint de pouvoir se retirer en payant une forte rançon. Ce fut alors qu'Othon archevêque de Cologne, envoyé par l'Empereur, osa reprocher publiquement à Alexandre II d'avoir usurpé le saint-siége. Mais un moine, nommé Hildebrand, prit la parole pour le pape légitime, et le fit avec une telle puissance que l'envoyé de l'Empereur s'en retourna confus, et que l'Empereur lui-même demanda pardon de ses attentats. C'est que Hildebrand, dans les vues de la Providence, était déjà le foudroyant Grégoire VII, et commençait l'oeuvre de sa vie. L'antipape fut déposé au concile de Mantoue, et Henri IV obtint son pardon. Cadalous rentra donc dans l'obscurité, et il est probable qu'il voulut être alors le grand prêtre des sorciers et des apostats; il peut donc avoir rédigé, sous le nom d'Honorius II, le grimoire qui porte ce nom.

Ce qu'on sait du caractère de cet antipape ne justifierait que trop une accusation de ce genre; il était audacieux devant les faibles et rampant devant les forts, intrigant et débauché, sans foi comme sans moeurs; il ne voyait dans la religion qu'un instrument d'impunité et de rapines. Pour un pareil homme, les vertus chrétiennes étaient des obstacles et la foi du clergé une difficulté à surmonter; il aurait donc voulu se faire des prêtres à sa guise et se composer un clergé d'hommes capables de tous les attentats comme de tous les sacrilèges; tel paraît être, en effet, le but que s'est proposé l'auteur du grimoire d'Honorius.

Ce grimoire n'est pas sans importance pour les curieux de la science. Au premier abord, il semble n'être qu'un tissu de révoltantes absurdités; mais pour les initiés aux signes et aux secrets de la kabbale, il devient un véritable monument de la perversité humaine; le diable y est montré comme un instrument de puissance. Se servir de la crédulité humaine et s'emparer de l'épouvantail qui la domine pour la faire obéir aux caprices de l'adepte, tel est le secret de ce grimoire; il s'agit d'épaissir les ténèbres sur les yeux de la multitude, en s'emparant du flambeau de la science, qui pourra au besoin, entre les mains de l'audace, devenir la torche des bourreaux ou des incendiaires. Imposer la foi avec la servitude, en se réservant le pouvoir et la liberté, n'est-ce pas rêver, en effet, le règne de Satan sur la terre, et s'étonnera-t-on si les auteurs d'une conspiration pareille contre le bon sens public et contre la religion, se flattaient de faire apparaître et d'incarner en quelque sorte sur la terre le souverain fantastique de l'empire du mal?

La doctrine de ce grimoire est la même que celle de Simon et de la plupart des gnostiques: c'est le principe passif substitué au principe actif. La passion, par conséquent, préférée à la raison, le sensualisme déifié, la femme mise avant l'homme, tendance qui se retrouve dans tous les systèmes mystiques antichrétiens; cette doctrine est exprimée par un pantacle placé en tête du livre. La lune isiaque occupe le centre; autour du croissant sélénique, on voit trois triangles qui n'en font qu'un; le triangle est surmonté d'une croix ansée à double croisillon; autour du triangle qui est inscrit dans un cercle, et dans l'intervalle formé par les trois segments de cercle, on voit, d'un côté, le signe de l'esprit et le sceau kabbalistique de Salomon, de l'autre, le couteau magique et la lettre initiale du binaire, au-dessous une croix renversée formant la figure du lingam, et le nom de Dieu לא également renversé; autour du cercle, on lit ces mots tracés en forme de légende: Obéissez à vos supérieurs, et leur soyez soumis, parce qu'ils y prennent garde.

Ce pantacle, traduit en symbole ou profession de foi, est donc textuellement ce qui suit:

«La fatalité règne par les mathématiques et il n'y a pas d'autre Dieu que la nature.

»Les dogmes sont l'accessoire du pouvoir sacerdotal et s'imposent à la multitude pour justifier les sacrifices.

»L'initié est au-dessus de la religion dont il se sert, et il en dit absolument le contraire de ce qu'il en croit.

»L'obéissance ne se motive pas, elle s'impose; les initiés sont faits pour commander et les profanes pour obéir.»

Ceux qui ont étudié les sciences occultes, savent que les anciens magiciens n'écrivaient jamais leur dogme et le formulaient uniquement par les caractères symboliques des pantacles.

A la seconde page, on voit deux sceaux magiques circulaires. Dans le premier, se trouve le carré du tétragramme avec une inversion et une substitution de noms.

Ainsi au lieu de:

היהא

Eieie,

הוהי

Jéhovah,

ינדא

Adonaï,

אלכא

Agla,

disposition qui signifie: L'Être absolu est Jéhovah, le Seigneur en trois personnes, Dieu de la hiérarchie et de l'Église.

L'auteur du grimoire a disposé ainsi ses noms:

הוהי

Jéhovah,

ינדא

Adonaï,

רארד

D'rar,

היהא

Eieie,

ce qui signifie: Jéhovah, le Seigneur, n'est autre chose que le principe fatal de la renaissance éternelle personnifié par cette renaissance même dans l'Être absolu.

Autour du carré dans le cercle, on trouve le nom de Jéhovah droit et renversé, le nom d'Adonaï à gauche, et à droite, ces trois lettres וחא AEV: suivies de deux points, ce qui signifie: Le ciel et l'enfer sont un mirage l'un de l'autre, ce qui est en haut est comme ce qui est en bas. Dieu c'est l'humanité. (L'humanité est exprimée par les trois lettres AEV: initiales d'Adam et d'Ève.)

Sur le second sceau, on lit le nom d'ARARITA אתירארא et au-dessous סאר RASCH, autour vingt-six caractères kabbalistiques, et au-dessous du sceau dix lettres hébraïques, ainsi disposées ררררכחכם כי. Le tout est une formule de matérialisme et de fatalité, qu'il serait trop long et peut-être dangereux d'expliquer ici.

Vient ensuite le prologue du grimoire; nous le transcrivons tout entier:

«Le saint-siége apostolique, à qui les clefs du royaume des cieux ont été données, par ces paroles de Jésus-Christ à saint Pierre: Je le donne les clefs du royaume des cieux, à seule puissance de commander au prince des ténèbres et à ses anges.

»Qui, comme des serviteurs à leur maître, lui doivent honneur, gloire et obéissance, en vertu de ces autres paroles adressées par Jésus-Christ à Satan lui-même: Tu ne serviras qu'un seul maître.

»Par la puissance des clefs, le chef de l'Église a été fait le seigneur des enfers.

»Jusqu'à ce jour, les souverains pontifes ont eu seuls le pouvoir d'évoquer les esprits et de leur commander; mais Sa Sainteté Honorius II, dans sa sollicitude pastorale, a bien voulu communiquer la science et le pouvoir des évocations et de l'empire sur les esprits à ses vénérables frères en Jésus-Christ avec les conjurations d'usage, le tout contenu dans la bulle suivante.»

Voilà bien ce pontificat des enfers, ce sacerdoce sacrilège des antipapes que Dante semble stigmatiser par ce cri rauque échappé à l'un des princes de son enfer: Pape Satan! pape Satan! aleppe! Que le pape légitime soit le prince du ciel, c'est assez pour l'antipape Cadalous d'être le souverain des enfers.

Qu'il soit le dieu du bien, je suis le dieu du mal;

Nous sommes divisés, mon pouvoir est égal.

Suit la bulle de l'infernal pontife.

Le mystère des évocations ténébreuses y est exposé avec une science effrayante cachée sous des formes superstitieuses et sacriléges.

Le jeûne, les veilles, les mystères profanés, les cérémonies allégoriques, les sacrifices sanglants y sont combinés avec un art plein de malice; les évocations ne sont pas sans poésie et sans enthousiasme mêlés d'horreur. Ainsi, par exemple, l'auteur veut que le jeudi de la première semaine des évocations, on se lève à minuit, qu'on jette de l'eau bénite dans sa chambre, qu'on allume un cierge de cire jaune préparé le mercredi, et qui doit être percé en forme de croix. A la lueur tremblante de ce cierge, il faut se rendre seul dans une église et y lire à voix basse l'office des morts, en substituant à la neuvième leçon des matines cette invocation rhythmique que nous traduisons du latin, en lui laissant sa forme étrange et ses refrains, qui rappellent les incantations monotones des sorcières de l'ancien monde:

Après plusieurs autres cérémonies, vient la nuit de l'évocation; alors dans un lieu sinistre, à la lueur d'un feu alimenté par des croix brisées, il faut avec le charbon d'une croix, tracer un cercle, et réciter en même temps une hymne magique composée des versets de plusieurs psaumes; voici la traduction de cette hymne:

Le roi se réjouit, Seigneur, dans ta puissance,

Laisse-moi compléter l'oeuvre de ma naissance.

Que les ombres du mal, les spectres de la nuit,

Soient comme la poussière au vent qui la poursuit.

........................................................

Seigneur, l'enfer s'éclaire et brille en ta présence,

Par toi tout se termine et par toi tout commence:

Jéhovah, Sabaoth, Éloïm, Éloï,

Hélion, Hélios, Jodhévah, Saddaï!

Le lion de Juda se lève dans sa gloire;

Il vient du roi David consommer la victoire!

J'ouvre les sept cachets du livre redouté;

Satan tombe du ciel comme un éclair d'été!

Tu m'as dit: Loin de toi l'enfer et ses tortures;

Ils n'approcheront pas de tes demeures pures

Tes yeux affronteront les yeux du basilic,

Et tes pieds sans frayeur marcheront sur l'aspic.

Tu prendras les serpents domptés par ton sourire,

Tu boiras les poisons sans qu'ils puissent te nuire.

Éloïm, Élohah, Sébaoth, Hélios,

Éïeïe, Éieazereïe, ô Théos Tsehyros!

La terre est au Seigneur, et tout ce qui la couvre.

Lui-même il l'affermit sur l'abîme qui s'ouvre.

Qui donc pourra monter sur le mont du Seigneur?

L'homme à la main sans tache et le simple de coeur.

Celui qui ne tient pas la vérité captive

Et ne la reçoit pas pour la laisser oisive;

Celui qui de son âme a compris la hauteur

Et qui ne jure pas par un verbe menteur:

Celui-là recevra la force pour domaine.

Et tel est l'infini de la naissance humaine,

La génération par la terre et le feu,

L'enfantement divin de ceux qui cherchent Dieu!

Princes de la nature agrandissez vos portes;

Joug du ciel je te lève! à moi, saintes cohortes:

Voici le roi de gloire! il a conquis son nom;

Il porte dans sa main le sceau de Salomon.

Le maître a de Satan brisé le noir servage,

Et captif à sa suite il traîne l'esclavage.

Le Seigneur seul est Dieu, le Seigneur seul est roi!

Seigneur, gloire à toi seul, gloire à toi! gloire à toi!

Ne croirait-on pas entendre les sombres puritains de Walter Scott ou de Victor Hugo, accompagner de leur psalmodie fanatique l'oeuvre sans nom des sorcières de Faust ou de Macbeth!

Dans une conjuration adressée à l'ombre du géant Nemrod, ce chasseur sauvage qui fit commencer la tour de Babel, l'adepte d'Honorius menace cet antique réprouvé de resserrer ses chaînes et de le tourmenter de plus en plus chaque jour s'il n'obéit pas immédiatement à sa volonté.

N'est-ce pas le sublime de l'orgueil en délire, et cet antipape, qui ne comprenait un grand prêtre que comme un souverain des enfers, ne semble-t-il pas aspirer, comme à une vengeance du mépris et de la réprobation des vivants, au droit usurpé et funeste de tourmenter éternellement les morts!


CHAPITRE II.

APPARITION DES BOHÉMIENS NOMADES.

SOMMAIRE.--Moeurs et habitudes des Bohémiens nomades.--Ils viennent à la Chapelle, près Paris, où ils sont prêchés et excommuniés par l'évêque.--Leur science divinatoire et leur tarot.


Au commencement du XVe siècle, on vit se répandre en Europe des bandes de voyageurs basanés et inconnus. Appelés par les uns Bohémiens, parce qu'ils disaient venir de la Bohême, connus par d'autres sous le nom d'Égyptiens, parce que leur chef prenait le titre de duc d'Egypte, ils exerçaient la divination, le larcin et le maraudage. C'étaient des hordes nomades, bivouaquant sous des huttes qu'ils se construisaient eux-mêmes; leur religion était inconnue; ils se disaient pourtant chrétiens, mais leur orthodoxie était plus que douteuse. Ils pratiquaient entre eux le communisme et la promiscuité, et se servaient pour leurs divinations d'une série de signes étranges représentant la forme allégorique et la vertu des Nombres.


D'où venaient-ils? De quel monde maudit et disparu étaient-ils les épaves vivantes? Étaient-ce, comme le croyait le peuple superstitieux, les enfants des sorcières et des démons? Quel sauveur expirant et trahi les avait condamnés à marcher toujours? Était-ce la famille du juif errant? n'était-ce pas le reste des dix tribus d'Israël perdues dans la captivité et enchaînées pendant longtemps par Gog et par Magog, dans des climats inconnus? Voilà ce qu'on se demandait avec inquiétude en voyant passer ces étrangers mystérieux, qui d'une civilisation disparue semblaient n'avoir gardé que les superstitions et les vices. Ennemis du travail, ils ne respectaient ni la propriété ni la famille; ils traînaient après eux des femelles et des petits, et troublaient volontiers par leur prétendue divination la paix des honnêtes ménages. Écoutons parler le chroniqueur qui raconte leur premier campement dans le voisinage de Paris:

«L'année suivante, 1427, le dimanche d'après la mi-août, qui fut le 17 du mois, arrivent aux environs de Paris douze d'entre eux se disant pénitenciers, savoir un duc, un comte et dix hommes, tous à cheval, lesquels se disent très bons chrétiens et originaires de la basse Égypte; ils affirment avoir été chrétiens autrefois, que d'autres chrétiens les ont subjugués et ramenés au christianisme; que ceux qui s'y sont refusés ont été mis à mort, et que ceux au contraire qui se sont fait baptiser sont demeurés seigneurs du pays comme devant sur leur parole d'être bons et loyaux et de garder la foi de Jésus-Christ jusqu'à la mort; ils ajoutent qu'ils ont roi et reine dans leur pays, lesquels demeurent en leur seigneurie, parce qu'ils se sont faits chrétiens. Et aussi, disent-ils, quelques temps après nous être faits chrétiens, les Sarrazins vinrent nous assaillir. Grand nombre, peu fermes dans notre foi, sans endurer la guerre, sans défendre leur pays comme ils le devaient, se soumirent, se firent Sarrazins et abjurèrent notre Seigneur; et aussi, disent-ils, l'empereur d'Allemagne, le roi de Pologne et autres seigneurs ayant appris qu'ils avaient si facilement renoncé à la foi et s'étaient faits si tôt Sarrazins et idolâtres, leur coururent sus, les vainquirent facilement, comme s'ils avaient à coeur de les laisser dans leur pays pour les ramener au christianisme; mais l'empereur et les autres seigneurs, par délibération du conseil statuèrent qu'ils n'auraient jamais terre en leur pays, sans le consentement du pape; que pour cela ils devaient aller à Rome, qu'ils y étaient tous allés, grands et petits et à grand'peine pour les enfants; qu'ils avaient confessé leur péché; que le pape, les ayant ouïs, leur avait donné pour pénitence, par délibération du conseil, d'aller sept ans par le monde sans coucher dans aucun lit; qu'il avait ordonné que tout évêque et abbé portant crosse leur donnât, une fois pour toutes, dix livres tournois comme subvention à leurs dépenses; qu'il leur avait remis des lettres où tout ceci était relaté, leur avait donné sa bénédiction et que depuis cinq ans déjà ils couraient le monde.

»Quelques jours après, le jour de saint Jehan Décolace, c'est-à-dire le 29 août, arriva le commun, lequel on ne laissa point entrer dedans Paris, mais par justice fut logé à la Chapelle-Saint-Denis. Leur nombre se montait à environ cent vingt personnes, tant hommes que femmes et enfants. Ils assurent qu'en quittant leur pays ils étaient de mille à douze cents; que le reste était mort en route avec le roi et la reine; que ceux qui avaient survécu espéraient posséder encore des biens en ce monde, car le Saint-Père leur avait promis pays bon et fertile, quand ils auraient achevé leur pénitence.

»Lorsqu'ils furent à la Chapelle, on ne vit jamais plus de gens à la bénédiction du Landit, tant de Saint-Denis, de Paris que de ses environs la foule accourait pour les voir. Leurs enfants, garçons et filles, étaient on ne peut plus habiles faiseurs de tours. Ils avaient presque tous les oreilles percées, et à chaque oreille un ou deux anneaux d'argent; et ils disaient que c'était gentillesse en leur pays; ils étaient très noirs, avaient les cheveux crépus. Les femmes étaient les plus laides et les plus noires qu'on pût voir; toutes avaient le visage couvert de plaie, les cheveux noirs comme la queue d'un cheval, pour toute robe une vieille flaussoie ou schiavina, liée sur l'épaule par une corde ou un morceau de drap, et dessous un pauvre roquet ou une chemise pour tout habillement. Bref, c'étaient les plus pauvres créatures que de mémoire d'âge on eût jamais vues en France. Et néanmoins leur pauvreté, ils avaient parmi eux des sorcières qui regardaient les mains des gens et disaient à chacun ce qui lui était arrivé et ce qui devait lui advenir; et elles jetaient le désordre dans les ménages, car elles disaient au mari: «Ta femme... ta femme... ta femme t'a »fait coux,» à la femme: «Ton mari... t'a faite... »coulpe;» et, qui pis est, en parlant aux gens par art magique, par l'ennemi d'enfer ou par habileté, elles vidaient leurs bourses et emplissaient les leurs;» et le bourgeois de Paris qui rend compte de ces faits ajoute: «Et vraiment je fus trois ou quatre fois pour parler à eux, mais oncques ne m'aperçus d'un denier de perte; mais ainsi le disait le peuple partout, tant que la nouvelle en vint à l'évêque de Paris, lequel y alla, et même avec lui un frère mineur, nommé le petit Jacobin, lequel, par le commandement de l'évêque, fit là une belle prédication en excommuniant tous ceux et celles qui se faisaient et avaient cru et montré leur mains. Et convint qu'ils s'en allassent, et si partirent le jour de Notre-Dame de septembre, le 8, et s'en allèrent vers Pontoise.»

On ignore s'ils continuèrent leur voyage en se dirigeant toujours ainsi vers le nord de la capitale, mais il est certain que leur souvenir est resté dans un des coins du département du Nord.

«Il existe en effet dans un bois près du village de Hamel, et à cinq cents pas d'un monument de six pierres druidiques, une fontaine appelée Cuisine des sorciers; et, dit la tradition, c'est là que se reposaient et se désaltéraient les Cara maras, lesquels sont assurément les Caras'mar, c'est-à-dire les bohémiens, sorciers et devins ambulants auxquels les anciennes chartes du pays de Flandre accordaient le droit d'être nourris par les habitants.

»Ils ont quitté Paris, mais à leur place il en vint d'autres, et la France n'est pas moins exploitée par eux que les autres pays. On ne les voit débarquer ni en Angleterre, ni en Ecosse, et pourtant ils sont bientôt dans ce dernier royaume plus de cent mille 16. On les y appelle ceard et caird, ou comme qui dirait artisans, monouvriers, parce que, ce mot écossais est dérivé du ker, sanscrit d'où viennent le verbe faire, Ker-aben des Bohémiens et le latin cerdo (savetier), ce qu'ils ne sont pas. Si on ne les voit pas non plus à cette époque au nord de l'Espagne, où les chrétiens s'abritent contre la domination musulmane, c'est sans doute qu'ils se plaisent mieux au sud avec les Arabes, mais, sous Jean II, on les distingue bien de ces derniers, sans savoir pourtant d'où ils viennent. Quoi qu'il en soit, à partir de cette époque, ils sont généralement connus sur tout le continent européen. Une des bandes du roi Sindel s'est présentée à Ratisbonne en 1433, et Sindel lui-même campe en Bavière avec sa réserve en 1439. Il semble venir alors de Bohême, car les Bavarois, oublieux de ceux de 1433 qui se sont donnés pour Égyptiens, les appellent Bohémiens. C'est sous ce nom qu'ils reparaissent en France et y sont connus désormais. Bon gré, mal gré, on les supporte. Les uns courent les montagnes et cherchent l'or dans les rivières, les autres forgent des fers de cheval et des chaînes de chiens; ceux-ci, plus maraudeurs que pèlerins, se glissent et furètent partout et partout volent et escamotent. Il en est qui prennent le parti de se fixer et qui, fatigués de toujours dresser et lever leurs tentes, se creusent des bordeils, huttes carrées de quatre à six pieds, sous terre, et recouvertes d'une toiture de branchages dont l'arête, à cheval sur deux poteaux en Y, ne s'élève guère à plus de deux pieds au-dessus du sol. C'est dans cette tanière, dont il n'est guère resté en France d'autre souvenir que le nom, que s'entasse pêle-mêle toute une famille; c'est dans ce bouge, qui n'a d'autre ouverture que la porte et un trou pour la fumée, que le père forge, que les enfants, accroupis autour du feu, font aller le soufflet, et que la mère fait aller le pot où ne bout jamais que le fruit de quelques larcins; c'est dans ce repaire, où pendent, à de longs clous de bois, quelques vieilles nippes, une bride et un havresac, dont tous les meubles consistent en une enclume, des pinces et un marteau, c'est là, dis-je, que se donnent rendez-vous la crédulité et l'amour, la demoiselle et le chevalier, la châtelaine et le page; c'est là qu'ils viennent ouvrir leur mains blanches et nues aux regards pénétrants de la sibylle; c'est là que l'amour s'achète, que le bonheur se vend, que le mensonge se paie; c'est de là que sortent les saltimbanques et les tireurs de cartes, la robe étoilée et le bonnet pointu du magicien, les truands et l'argot, les danseuses de la rue et les filles de joie. C'est le royaume de fainéantise et de trupherie, de la villonie et des franches lipées; ce sont gens à tout faire pour ne rien faire, comme dit un naïf conteur du moyen âge; et un savant aussi distingué que modeste, M. Vaillant, auteur d'une Histoire spéciale des Rom-Muni ou Bohémiens, dont nous citons ici quelques pages, bien qu'il leur donne une grande importance dans l'histoire sacerdotale de l'ancien monde, n'en fait pas un portrait flatté. Aussi nous raconte-t-il comment ces protestants étranges des civilisations primitives, traversant les âges avec une malédiction sur le front et la rapine dans les mains, ont excité d'abord la curiosité puis la défiance, puis enfin la proscription et la haine des chrétiens du moyen âge. On comprit combien pouvait être dangereux ce peuple sans patrie, parasite du monde entier et citoyen de nulle part; ces bédouins qui traversaient les empires comme des déserts, ces voleurs errants, et qui s'insinuaient partout sans se fixer jamais. Aussi bientôt devinrent-ils pour le peuple, des sorciers, des démons même, des jeteurs de sorts, des enleveurs d'enfants, et il y avait du vrai dans tout cela; on les accusa partout de célébrer en secret d'affreux mystères. Bientôt la rumeur devient générale, on les fait responsables de tous les meurtres ignorés, de tous les enlèvements mystérieux; comme les Grecs de Damas accusèrent les Juifs d'avoir tué un des leurs pour en boire le sang; et l'on assure qu'ils préfèrent les jeunes garçons et les jeunes filles de douze à quinze ans. C'est sans doute un sûr moyen de les faire prendre en horreur et d'éloigner d'eux la jeunesse; mais ce moyen est odieux; car le peuple et l'enfant ne sont que trop crédules, et la peur engendrant la haine, il en naît la persécution. Ainsi, c'en est fait! non-seulement on les évite, on les fuit, mais on leur refuse le feu et l'eau; l'Europe est devenue pour eux les Indes, et tout chrétien s'est fait contre eux un Brahmane. En certains pays, si quelque jeune fille, en ayant pitié, s'approche de l'un d'eux pour lui mettre dans la main une pièce de monnaie: «Prenez garde, ma mie, lui crie la gouvernante éperdue, c'est un Katkaon, un ogre qui viendra vous sucer le sang cette nuit pendant votre sommeil;» et la jeune fille recule en frissonnant; si quelque jeune garçon passe assez près d'eux pour que son ombre se dessine sur la muraille auprès de laquelle ils sont assis, où toute une famille mange ou se repose au soleil: «Au large! enfant, lui crie son pédagogue, ces Strigoï (vampires) vont prendre votre ombre; et votre âme ira danser avec eux le sabbat toute l'éternité.» C'est ainsi que la haine du chrétien ressuscite contre eux les lémures et les farfadets, les vampires et les ogres; et chacun de gloser sur leur compte.--Ne seraient-ce pas, dit l'un, les descendants de ce Mambrès qui osa rivaliser de miracle avec Moïse? Ne sont-ils pas envoyés par le roi d'Egypte pour inspecter par le monde les enfants d'Israël et leur rendre leur sort pénible?--Je croirais, dit un autre, que ce sont les bourreaux dont s'est servi Hérode pour exterminer les nouveau-nés de Bethléem.--Vous vous trompez, dit un troisième, ces païens n'entendent pas un mot d'égyptien, leur langue en renferme, au contraire, beaucoup d'hébreux. Ce ne sont donc que les impurs rejetons de cette race abjecte qui dormait en Judée dans les sépulcres après avoir dévoré les cadavres qu'ils renfermaient.--Erreur! erreur! s'écrie un quatrième: ce sont tout bonnement ces mécréants de Juifs eux-mêmes que l'on a torturés, chassés et brûlés en 1348, pour avoir empoisonné nos puits et nos citernes, et qui reviennent pour recommencer.--Eh! qu'importe? ajoute le dernier, Égyptiens ou Juifs, Esséniens ou Chusiens, Pharaoniens ou Caphtoriens, Balistari d'Assyrie ou Philistins de Kanaan, ce sont des renégats, ils l'ont dit en Saxe, en France, partout, il faut les pendre et les brûler.»

Bientôt on enveloppe dans leur proscription ce livre étrange qui leur sert à consulter le sort et à rendre des oracles. Ces cartons bariolés de figures incompréhensibles et qui sont (on ne s'en doute pas) le résumé monumental de toutes les révélations de l'ancien monde, la clef des hiéroglyphes égyptiens, les clavicules de Salomon, les écritures primitives d'Hénoch et d'Hermès. Ici l'auteur que nous venons de citer, fait preuve d'une sagacité singulière, il parle du tarot en homme qui ne le comprend pas encore parfaitement, mais qui l'a profondément étudié; aussi voyons ce qu'il en dit:

«La forme, la disposition, l'arrangement de ces tablettes et les figures qu'elles représentent, bien que diversement modifiées par le temps, sont si manifestement allégoriques, et les allégories en sont si conformes à la doctrine civile, philosophique et religieuse de l'antiquité, qu'on ne peut s'empêcher de les reconnaître pour la synthèse de tout ce qui faisait la foi des anciens peuples. Par tout ce qui précède, nous avons suffisamment donné à entendre qu'il est une déduction du livre sidéral d'Hénoch qui est Hénochia; qu'il est modelé sur la roue astrale d'Athor, qui est Astaroth; que, semblable à l'ot-tara indien, ours polaire ou arc-tura du Septentrion, il est la force majeure (tarie) sur laquelle s'appuient la solidité du monde et le firmament sidéral de la terre; que, conséquemment, comme l'ours polaire dont on a fait le char du soleil, le chariot de David et d'Arthur, il est, l'heur grec, le destin chinois, le hasard égyptien, le sort des Rômes; et qu'en tournant sans cesse autour de l'ours du pôle, les astres déroulent à la terre le faste et le néfaste, la lumière et l'ombre, le chaud et le froid, d'où découlent le bien et le mal, l'amour et la haine qui font le bonheur et le malheur des hommes.

«Si l'origine de ce livre se perd dans la nuit des temps, au point que l'on ne sache ni où ni quand il fut inventé, tout porte à croire qu'il est d'origine indo-tartare et que, diversement modifié par les anciens peuples, selon les nuances de leurs doctrines et le caractère de leurs sages, il était un des livres de leurs sciences occultes, et peut-être même l'un de leurs livres sybillins. Nous avons suffisamment fait entrevoir la route qu'il a pu tenir pour arriver jusqu'à nous; nous avons vu qu'il avait dû être connu des Romains, et qu'il avait pu leur être apporté non-seulement aux premiers jours de l'empire, mais déjà même dès les premiers temps de la république, par ces nombreux étrangers qui, venus d'Orient et initiés aux mystères de Bacchus et d'Isis, apportèrent leur science aux héritiers de Numa.»

M. Vaillant ne dit pas que les quatre signes hiéroglyphiques du tarot, les bâtons, les coupes, les épées et les deniers ou cycles d'or, se trouvent dans Homère, sculptés sur le bouclier d'Achille, mais suivant lui:

«Les coupes égalent les arcs ou arches du temps, les vases ou vaisseaux du ciel.

«Les deniers égalent les astres, les sidères, les étoiles; les épées égalent les feux, les flammes, les rayons; les bâtons égalent les ombres, les pierres, les arbres, les plantes.

«L'as de coupe est le vase de l'univers, arche de la vérité du ciel, principe de la terre.

«L'as de denier est le soleil, oeil unique du monde, aliment et élément de la vie.

«L'as d'épée est la lance de Mars, source de guerres, de malheurs, de victoires.

«L'as de bâton est l'oeil du serpent, la houlette du pâtre, l'aiguillon du bouvier, la massue d'Hercule, l'emblème de l'agriculture.

«Le 2 de coupe est la vache, io ou isis, et le boeuf apis ou mnevis.

«Le 3 de coupe est isis, la lune, dame et reine de la nuit.

«Le 3 de denier est osiris, le soleil, seigneur et roi du jour.

»Le 9 de denier est le messager Mercure ou l'ange Gabriel.

»Le 9 de coupe est la gestation du bon destin, d'où naît le bonheur.»

»Enfin, nous dit M. Vaillant, il existe un tableau chinois composé de caractères qui forment de grands compartiments en carré long, tous égaux, et précisément de la même grandeur que les cartes du tarot. Ces compartiments sont distribués en six colonnes perpendiculaires, dont les cinq premières renferment quatorze compartiments chacune, en tout soixante et dix; tandis que la sixième qui n'est remplie qu'à moitié, n'en contient que sept. D'ailleurs, ce tableau est formé d'après la même combinaison du nombre 7; chaque colonne pleine est de 2 fois 7 = 14, et celle qui ne l'est qu'à demi en contient sept. Il ressemble si bien au tarot, que les quatre couleurs du tarot emplissent ses quatre premières colonnes; que de ses 21 atouts 14 emplissent la cinquième colonne, et les 7 autres atouts la sixième. Cette sixième colonne des 7 atouts est donc celle des six jours de la semaine de création. Or, selon les Chinois, ce tableau remonte aux premiers âges de leur empire, au dessèchement des eaux du déluge par Iao; on peut donc conclure qu'il est ou l'original ou la copie du tarot, et, dans tous les cas, que le tarot est antérieur à Moïse, qu'il remonte à l'origine des siècles, à l'époque de la confection du Zodiaque, et conséquemment qu'il compte 6,600 ans d'existence 17.

Note 17: (retour) Pour tout ce qui est du tarot, voir Court de Gebelin, 1 vol. in-8, et le Dogme et rituel de la haute magie, par Éliphas Lévi. 1856, 2 vol. in-8, avec 23 figures.

»Tel est ce tarot des Rômes, dont par antilogie les Hébreux ont fait la torah ou loi de Jéhova. Loin d'être alors un jeu, comme aujourd'hui, il était un livre, un livre sérieux, le livre des symboles et des emblèmes, des analogies ou des rapports des astres et des hommes, le livre du destin, à l'aide duquel le sorcier dévoilait les mystères du sort. Ses figures, leurs noms, leur nombre, les sorts qu'on en tirait, en firent naturellement, pour les chrétiens, l'instrument d'un art diabolique, d'une oeuvre de magie; aussi conçoit-on avec quelle rigueur ils durent le proscrire dès qu'il leur fut connu par les abus de confiance que l'indiscrétion des Sagi commettait sur la crédulité publique. C'est alors que, la foi en sa parole se perdant, le tarot devint jeu, et que ses tablettes se modifièrent selon le goût des peuples et l'esprit du siècle. C'est de ce jeu des tarots que sont issues nos cartes à jouer, dont les combinaisons sont aussi inférieures à celles du tarot que le jeu de dames l'est au jeu d'échecs. C'est donc à tort que l'on fixe l'origine des cartes modernes au règne de Charles VI; car dès 1332, les initiés à l'ordre de la bande, établi par Alphonse XI, roi de Castille, faisaient déjà serment de ne pas jouer aux cartes. Sous Charles V, dit le Sage, saint Bernard de Sienne condamnait au feu les cartes, dites alors triomphales, du jeu de triomphe que l'on jouait déjà en l'honneur du triomphateur Osiris ou Ormuzd, l'une des cartes du tarot; d'ailleurs, ce roi lui-même les proscrivait, en 1369, et le petit Jean de Saintré ne fut honoré de ses faveurs que parce qu'il n'y jouait pas.

»Alors on les appelait, en Espagne, naïpes, et mieux, en Italie, naïbi, parce que les naïbi sont les diablesses, les sybilles, les pythonisses.»

M. Vaillant, que nous venons de laisser parler, suppose donc que le tarot a été modifié et changé, ce qui est vrai pour les tarots allemands à figures chinoises: mais ce qui n'est vrai ni pour les tarots italiens qui sont seulement altérés dans quelques détails, ni pour les tarots de Besançon, dans lesquels on retrouve encore des traces des hiéroglyphes égyptiens primitifs. Nous avons dit, dans notre Dogme et Rituel de la haute magie, combien furent malencontreux les travaux d'Etteilla ou d'Alliette sur le tarot. Ce coiffeur illuminé n'ayant réussi, après trente ans de combinaisons, qu'à créer un tarot bâtard dont les clefs sont interverties, dont les nombres ne s'accordent plus avec les signes, un tarot, en un mot, à la convenance d'Etteilla et à la mesure de son intelligence qui était loin d'être merveilleuse.

Nous ne croyons pas, avec M. Vaillant, que les bohémiens fussent les propriétaires légitimes de cette clef des initiations. Ils la devaient sans doute à l'infidélité ou à l'imprudence de quelque kabbaliste juif. Les bohémiens sont originaires de l'Inde, leur historien l'a prouvé avec assez de vraisemblance. Or, le tarot que nous avons encore et qui est celui des bohémiens, est venu de l'Égypte en passant par la Judée. Les clefs de ce tarot, en effet, se rapportent aux lettres de l'alphabet hébraïque, et quelques-unes des figures reproduisent même la forme des caractères de cet alphabet sacré.

Qu'était-ce donc que ces bohémiens? C'était, comme l'a dit le poète:

Le reste immonde

D'un ancien monde;

c'était une secte de gnostiques indiens que leur communisme exilait de toute la terre. C'étaient, comme ils le disaient presque eux-mêmes, des profanateurs du grand arcane, livrés à une malédiction fatale. Troupeau égaré par quelque faquir enthousiaste, ils s'étaient faits voyageurs sur la terre, protestant contre toutes les civilisations au nom d'un prétendu droit naturel qui les dispensait presque de tout devoir. Or, le droit qui veut s'imposer en s'affranchissant du devoir, c'est l'agression, c'est le pillage, c'est la rapine, c'est le bras de Caïn levé contre son frère, et la société qui se défend semble venger la mort d'Abel.

En 1840, des ouvriers du faubourg Saint-Antoine, las, disaient-ils, d'être trompés par les journalistes et de servir d'instruments aux ambitions des beaux parleurs, résolurent de fonder eux-mêmes et de rédiger un journal d'un radicalisme pur et d'une logique sans faux-fuyants et sans ambages.

Ils se réunirent donc et tinrent conseil pour établir carrément leurs doctrines; ils prenaient pour base la devise républicaine: liberté, égalité et le reste. La liberté leur semblait impossible avec le devoir de travailler, l'égalité avec le droit d'acquérir, et ils conclurent au communisme. Mais l'un d'eux fit observer que dans le communisme les plus intelligents présideraient au partage et se feraient la part du lion. Il fut donc arrêté que personne n'aurait droit à la supériorité intellectuelle. Quelqu'un remarqua que la beauté physique même constitue une aristocratie, et l'on décréta l'égalité de la laideur. Puis, comme on s'attache à la terre en la cultivant, il fut décidé que les vrais communistes ne pouvant être agriculteurs, n'ayant que le monde pour patrie et l'humanité pour famille, ils devaient s'organiser en caravanes et faire éternellement le tour du monde. Ce que nous racontons ici n'est pas une parabole, nous avons connu les personnages présents à cette délibération, nous avons lu le premier numéro de leur journal intitulé l'Humanitaire, qui fut poursuivi et supprimé en 1841 (voir les procès de presse de cette époque). Si ce journal eût pu continuer, si la secte naissante eût recruté des adeptes, comme faisait alors même l'ancien procureur Cabet pour l'émigration icarienne, une nouvelle bande de bohémiens se fût organisée et la truanderie errante compterait un peuple de plus.


CHAPITRE III.

LÉGENDE ET HISTOIRE DE RAYMOND LULLE.

SOMMAIRE.--Ses travaux, son grand art, pourquoi on l'appelle le Docteur illuminé.--Ses théories en philosophie hermétique.--La magie chez les Arabes.--Idées de Raymond Lulle sur l'Antéchrist et sur la science universelle.


L'Église, comme nous l'avons dit, avait proscrit l'initiation en haine des profanations de la gnose. Quand Mahomet arma dans l'Orient le fanatisme contre la foi, à la piété qui ignore et qui prie, il vint opposer la crédulité sauvage qui combat. Ses successeurs prirent pied dans l'Europe et menacèrent bientôt de l'envahir. «La Providence nous châtie, disaient les chrétiens;» et les musulmans répondaient: «La fatalité est pour nous.»

Les juifs kabbalistes, qui craignaient d'être brûlés comme sorciers dans les pays catholiques, se réfugièrent près des Arabes qui étaient à leurs yeux des hérétiques, mais non pas des idolâtres. Ils en admirent quelques-uns à la connaissance des mystères, et l'islamisme, déjà triomphant par la force, put aspirer bientôt à triompher aussi par la science de ceux que l'Arabie lettrée appelait avec dédain les Barbares de l'Occident.

Le génie de la France avait opposé aux envahissements de la force les coups de son marteau terrible. Un doigt ganté de fer avait tracé une ligne devant la marée montante des armées mahométanes, et la grande voix de la victoire avait crié au flot: Tu n'iras pas plus loin.

Le génie de la science suscita Raymond Lulle qui revendiqua pour le Sauveur, fils de David, l'héritage de Salomon, et qui appela pour la première fois les enfants de la croyance aveugle aux splendeurs de la connaissance universelle.

Il faut voir avec quel mépris parlent encore de ce grand homme les faux savants et les faux sages! Mais aussi l'instinct populaire l'a vengé. Le roman et la légende se sont emparés de son histoire. On nous le représente amoureux comme Abailard, initié comme Faust, alchimiste comme Hermès, pénitent et savant comme saint Jérôme, voyageur comme le Juif errant, pieux et illuminé comme saint François d'Assises, martyr enfin comme saint Etienne, et glorieux dans la mort comme le Sauveur du monde.

Commençons par le roman; c'est un des plus touchants et des plus beaux que nous connaissions: Un jour de dimanche de l'année 1250, à Palma, dans l'Ile de Majorque, une dame sage et belle, nommée Ambrosia di Castello, native de Gênes, se rendait à l'église.

Un cavalier de haute mine et richement vêtu passait dans la rue; il voit la dame, il s'arrête comme foudroyé; elle entre dans l'église et va disparaître dans l'ombre du porche. Le cavalier, sans savoir ce qu'il fait, lance son cheval et entre après elle au milieu des fidèles effrayés: grande rumeur et grand scandale. Le cavalier est connu; c'est le seigneur Raymond Lulle, sénéchal des Îles et maire du palais: il a une femme et trois enfants; deux fils, l'un, nommé Raymond comme lui; l'autre, Guillaume, et une fille nommée Madeleine. Madame Ambrosia di Castello est également mariée et jouit, de plus, d'une réputation sans tache. Raymond Lulle passait alors pour un grand séducteur. Son entrée équestre dans l'église de Palma fit grand bruit dans la ville. Ambrosia, toute confuse, consulta son mari qui était sans doute un homme sage et qui ne trouva pas que sa femme fût offensée parce que sa beauté avait tourné la tête d'un jeune et brillant seigneur; mais il conseilla à Ambrosia de guérir son fol adorateur par la folie même dont elle était cause. Déjà Raymond Lulle avait écrit à la dame pour s'excuser ou pour s'accuser davantage. «Ce qu'elle lui avait inspiré, disait-il, était étrange, surhumain, fatal: il respectait son honneur, ses affections qu'il savait appartenir à un autre. Mais il était touché de la foudre, il lui fallait des dévouements, des sacrifices à faire, des miracles à accomplir, des pénitences de stylite, des prouesses de chevalier errant.»

Ambrosia lui répondit:

«Pour répondre à un amour que vous dites surhumain, il me faudrait une existence immortelle.

»Il faudrait que cet amour héroïquement et pleinement sacrifié à notre devoir pendant toute la vie des êtres qui nous sont chers (et je désire qu'elle soit longue), pût créer une éternité pour nous au moment où Dieu et le monde nous permettraient de nous aimer.

»On dit qu'il existe un élixir de vie; tâchez de le trouver, et quand vous serez sûr de votre découverte, venez me voir.

»Jusque-là, vivez pour votre femme et vos enfants, comme je vivrai pour mon mari que j'aime, et si vous me rencontrez dans la rue, ne me reconnaissez même pas.»

C'était un congé gracieux qui remettait, comme on le voit, notre amoureux aux calendes grecques; mais il ne l'entendit pas ainsi, et, à partir de ce jour, le brillant seigneur disparut pour faire place à un sombre et grave alchimiste. Don Juan était devenu Faust. Des années se passèrent. La femme de Raymond Lulle mourut, Ambrosia di Castello, à son tour, fut veuve; mais l'alchimiste semblait l'avoir oubliée pour ne s'occuper plus que du grand oeuvre.

Un jour, enfin, la veuve étant seule, on lui annonce Raymond Lulle: elle voit entrer un vieillard pâle et chauve qui tenait à la main une fiole pleine d'un élixir rouge comme le feu; il s'avance en chancelant et la cherche des yeux: elle est devant lui et il ne la reconnaît pas, car dans sa pensée elle est toujours jeune et belle comme dans l'église de Palma. «C'est moi, dit-elle enfin, que me voulez-vous?» A l'accent de cette voix, l'alchimiste tressaille, il la reconnaît, il croit la voir jeune encore, il se jette à ses pieds, et, lui tendant la fiole avec délire: «Tenez, dit-il, prenez, buvez, c'est la vie. J'ai mis là-dedans trente ans de la mienne, mais je l'ai essayé, j'en suis sûr, c'est l'élixir d'immortalité!

--Comment l'avez-vous essayé? dit Ambrosia avec un triste sourire.

--Depuis deux mois, dit Raymond, après avoir bu une quantité d'élixir pareille à celle-là, je me suis abstenu de toute nourriture. La faim m'a tordu les entrailles, mais non-seulement je ne suis pas mort, je puis dire que je sens en moi plus de vie et plus de force que jamais.

--Je vous crois, dit Ambrosia, mais cet élixir qui conserve la vie ne fait pas revenir la jeunesse, mon pauvre ami, regardez-vous,» et elle lui présentait un miroir.

Raymond Lulle recula. Jamais, depuis trente ans, il n'avait songé à se regarder.

«Maintenant, Raymond, regardez-moi, dit Ambrosia en découvrant ses cheveux blancs; puis, détachant l'agrafe de sa robe, elle lui montra son sein qui avait été presque entièrement rongé par un cancer: Est-ce cela, ajouta-t-elle, que vous voulez immortaliser?»

Puis, voyant l'alchimiste consterné:

«Écoutez-moi, dit-elle, depuis trente ans je vous aime et je ne veux pas vous condamner à la prison perpétuelle dans le corps d'un vieillard; ne me condamnez pas, à votre tour. Faites-moi grâce de cette mort qu'on nomme la vie. Laissez-moi me transformer pour revivre, retrempons-nous dans la jeunesse éternelle. Je ne veux pas de votre élixir qui prolonge la nuit de la tombe, j'aspire à l'immortalité.»

Raymond Lulle jeta alors à terre la fiole qui se brisa.

«Je vous délivre, dit-il, et je reste en prison pour vous. Vivez dans l'immortalité du ciel, moi, je suis condamné pour jamais à la mort vivante de la terre.»

Puis, cachant son visage dans ses mains, il s'enfuit en fondant en larmes.

Quelques mois après, un moine de l'ordre de saint François assistait Ambrosia di Castello à ses derniers moments: ce moine, c'était Raymond Lulle. Ici, le roman se termine et la légende va commencer.

Cette légende ne faisant qu'un seul homme des trois ou quatre Raymond Lulle qui ont existé à différentes époques, donne à l'alchimiste repentant plusieurs siècles d'existence et d'expiation. Le jour où naturellement le pauvre adepte devait mourir, il ressentait toutes les angoisses de l'agonie, puis, dans une crise suprême, il sentait la vie le reprendre, comme le vautour de Prométhée reprenait son festin renaissant. Le Sauveur du monde, qui déjà lui tendait la main, rentrait tristement dans le ciel qui se refermait, et Raymond Lulle se retrouvait sur la terre sans espoir de jamais mourir.

Il se mit à prier et dévoua son existence aux bonnes oeuvres; Dieu lui accordait toutes ses grâces excepté la mort, et que faire des autres sans celle-là qui doit les compléter et les couronner toutes? Un jour l'arbre de la science lui apparut chargé de ses fruits lumineux; il comprit l'être et ses harmonies, il devina la kabbale, il jeta les bases et traça le plan d'une science universelle, et depuis ce temps on ne l'appela plus que le docteur illuminé.

Il avait trouvé la gloire. Cette fatale récompense du travail que Dieu dans sa miséricorde n'envoie guère aux grands hommes qu'après leur mort parce qu'elle enivre et empoisonne les vivants. Mais Raymond Lulle qui n'avait pu mourir pour lui faire place devait craindre encore de la voir mourir avant lui, et cette gloire ne lui semblait être qu'une dérision de son immortelle infortune.

Il savait faire de l'or et il pouvait acheter le monde et tous ses monuments sans pouvoir s'assurer la jouissance d'un seul tombeau.

C'était le pauvre de l'immortalité. Partout il allait mendiant la mort et personne ne pouvait la lui donner.

Il avait pris corps à corps la philosophie des Arabes, il luttait victorieusement contre l'islamisme et avait tout à redouter du fanatisme des sectaires; tout à redouter, c'est-à-dire peut-être quelque chose à espérer, et ce qu'il espérait, c'était la mort.

Il prit pour domestique un jeune Arabe des plus fanatiques et se posa devant lui en fléau de la doctrine de Mahomet. L'arabe assassina son maître, c'était ce que Raymond Lulle attendait, mais il n'en mourut pas comme il l'avait espéré, ne put obtenir la grâce de son assassin et eut un remords sur la conscience au lieu de la délivrance et de la paix.

A peine guéri de ses blessures, il s'embarque et part pour Tunis; il y prêche publiquement le christianisme, mais le bey admirant sa science et son courage le défend contre la fureur du peuple et le fait embarquer avec tous ses livres. Raymond Lulle revient, prêche à Bône, à Bougie et dans d'autres villes d'Afrique; les musulmans stupéfaits n'osent mettre la main sur lui. Il retourne enfin à Tunis, et amassant le peuple dans les rues, il s'écrie qu'il a été déjà chassé du pays, mais qu'il y revient afin de confondre les dogmes impies de Mahomet et de mourir pour Jésus-Christ. Cette fois toute protection est impossible, le peuple furieux le poursuit, c'est une véritable sédition; il fuit pour les exciter davantage, il est déjà brisé de coups, inondé de sang, couvert de blessures, et il vit toujours. Il tombe enfin littéralement enseveli sous une montagne de pierres.

La nuit suivante, deux marchands génois, nommés Etienne Colon et Louis de Pastorga, passant en pleine mer, virent une grande lumière s'élever du port de Tunis. Ils s'approchèrent et virent un monceau de pierres qui projetait au loin cette miraculeuse splendeur; ils cherchèrent sous ces pierres et y trouvèrent Raymond Lulle brisé et vivant, ils l'embarquèrent sur leur vaisseau et le ramenèrent à Majorque, sa patrie. Mais en vue de cette île le martyr expira enfin, Dieu l'avait délivré par un miracle et sa pénitence était accomplie.

Telle est l'odyssée du Raymond Lulle fabuleux: venons maintenant aux réalités historiques.

Raymond Lulle le philosophe et l'adepte, celui qui mérita le surnom de docteur illuminé, était le fils de ce sénéchal de Majorque, célèbre par sa passion malheureuse pour Ambrosia di Castello. Il ne composa pas l'élixir d'immortalité, mais il fit de l'or en Angleterre pour le roi Edouard III; cet or fut appelé l'or de Raymond, et il en existe encore des pièces fort rares à la vérité, que les curieux nomment des raymondines.

M. Louis Figuier suppose que ces raymondines sont les nobles à la rose, frappés sous le règne d'Edouard III, et avance assez légèrement peut-être que l'alchimie de Raymond Lulle n'était qu'une sophistication de l'or, difficile à reconnaître dans un temps ou les procédés chimiques étaient beaucoup moins perfectionnés que de nos jours. Ce savant n'en reconnaît pas moins la valeur scientifique de Raymond Lulle, et voici comment il le juge (Doctrine et travaux des alchimistes, p. 82):

«Raymond Lulle, dont le génie s'exerça dans toutes les branches des connaissances humaines, et qui exposa dans son livre, Ars magna, tout un vaste système de philosophie résumant les principes encyclopédiques de la science de son temps, ne pouvait manquer de laisser aux chimistes un utile héritage. Il perfectionna et décrivit avec soin divers composés qui sont très en usage en chimie. C'est à lui que nous devons la préparation du carbonate de potasse au moyen du tartre et au moyen des cendres du bois, la rectification de l'esprit de vin, la préparation des huiles essentielles, la coupellation de l'argent et la préparation du mercure doux.»

D'autres savants, convaincus de la pureté de l'or des nobles à la rose, ont pensé que la chimie pratique ayant, au moyen âge, des procédés fort imparfaits, les transmutations de Raymond Lulle et des autres adeptes n'étaient autre chose que la séparation de l'or caché dans les mines d'argent, et purifié au moyen de l'antimoine, qui est désigné en effet par un grand nombre de symboles hermétiques, comme l'élément efficient et principal de la poudre de projection.

Nous conviendrons avec eux que la chimie n'existait pas au moyen âge, et nous ajouterons qu'elle fut créée par les adeptes ou plutôt que les adeptes, gardant pour eux les secrets de la synthèse, ce trésor des sanctuaires magiques, enseignèrent à leurs contemporains quelques-uns des procédés de l'analyse, procédés qui ont été perfectionnés depuis, mais qui n'ont pas encore conduit nos savants à retrouver cette antique synthèse qui est à proprement parler la philosophie hermétique.

Raymond Lulle a renfermé dans son testament philosophique tous les principes de cette science, mais d'une manière voilée, comme c'était l'usage et le devoir de tous les adeptes: aussi composa-t-il une clef de ce testament, puis une clef de la clef, c'est-à-dire un codicille qui est, selon nous, le plus important de ses écrits sur l'alchimie. Les principes qu'on y trouve et les procédés qui y sont exposés n'ont rien de commun avec la sophistication des métaux purs, ni avec la séparation des alliages. C'est une théorie conforme aux principes de Geber et d'Arnauld de Villeneuve pour la pratique, et aux plus hautes conceptions de la kabbale pour la doctrine. Les esprits sérieux qui ne se laissent pas décourager par le discrédit où l'ignorance fait parfois tomber les grandes choses, doivent, pour continuer après les plus puissants génies de l'ancien monde la recherche de l'absolu, étudier d'abord et méditer kabbalistiquement le codicille de Raymond Lulle.

Toute la vie de ce merveilleux adepte, le premier initié après saint Jean qui ait été voué à l'apostolat hiérarchique de la sainte orthodoxie, toute sa vie, disons-nous, se passa en fondations pieuses, en prédications, en travaux scientifiques immenses. Ainsi, l'an 1276 il fonda à Palma un collège de franciscains voués à l'étude des langues orientales et surtout de la langue arabe, avec la mission spéciale de réfuter les livres des docteurs mahométans, et de prêcher aux Maures la foi chrétienne. Jean XXI confirma cette institution par un bref daté de Viterbe, le 16 des calendes de décembre, la première année de son pontificat.

Depuis l'an 1293 jusqu'à l'an 1311, il sollicite et obtient du pape Nicolas IV et des rois de France, de Sicile, de Chypre, de Majorque, l'établissement de plusieurs collèges pour l'étude des langues. Partout il enseigne son grand art qui est une synthèse universelle des connaissances humaines, et qui a pour but d'amener les hommes à n'avoir plus qu'une seule langue comme ils n'auront qu'une pensée. Il vient à Paris, et en émerveille les plus savants docteurs; puis il va en Espagne, s'arrête à Complute, et y fonde une académie centrale pour l'étude des langues et des sciences; il réforme plusieurs couvents, voyage en Italie et recrute des soldats pour un nouvel ordre militaire dont il sollicite l'institution à ce même concile de Vienne qui condamne les templiers. C'est la science catholique, c'est la vraie initiation de saint Jean qui veut reprendre à des mains infidèles le glaive défenseur du temple. Les grands de la terre se moquent du pauvre Raymond Lulle, et font malgré eux tout ce qu'il désire. Cet illuminé qu'on appelle par dérision Raymond le fantastique, semble être le pape des papes et le roi des rois: il est pauvre comme Job, et il fait l'aumône aux souverains; on le dit fou, et il confond les sages. Le plus grand politique du temps, le cardinal Ximenès, esprit aussi vaste que sérieux, ne parle de lui qu'en l'appelant le divin Raymond Lulle et le docteur très illuminé. Il mourut, suivant Génébrard, en 1314, ou en 1315, suivant l'auteur de la préface des Méditations de l'ermite Blaquerne. Il était âgé de quatre-vingts ans, et la fin de sa laborieuse et sainte existence arriva le jour de la fête et du martyre des apôtres saint Pierre et saint Paul.

Disciple des grands kabbalistes, Raymond Lulle voulait établir une philosophie universelle et absolue, en substituant aux abstractions conventionnelles des systèmes la notion fixe des réalités de la nature, et aux termes ambigus de la scholastique, un verbe simple et naturel. Il reprochait aux définitions des savants de son temps d'éterniser les disputes par leurs inexactitudes et leurs amphibologies. L'homme est un animal raisonnable, dit Aristote; l'homme n'est pas un animal, peut-on répondre, et il est rarement raisonnable. De plus, animal et raisonnable sont deux termes qui ne sauraient s'accorder. Un fou, selon vous, ne serait pas un homme, etc. Raymond Lulle définit les choses par leur nom même et non par des synonymes ou des à peu près; puis il explique les noms par l'étymologie. Ainsi à cette question: qu'est-ce que l'homme? il répondra: ce mot, pris dans une acception générale, signifie la condition humaine; pris dans une acception particulière, il désigne la personne humaine. Mais qu'est-ce que la personne humaine? --Originairement, c'est la personne que Dieu a faite en donnant un souffle de vie à un corps tiré de la terre (humus); actuellement, c'est vous, c'est moi, c'est Pierre, c'est Paul, etc. Les gens habitués au jargon scientifique vont alors se récrier et diront au docteur illuminé que tout le monde en pourrait dire autant, qu'il raisonne comme un enfant; qu'avec cette méthode tout le monde serait savant, et qu'on préférerait le bon sens des gens du peuple à toute la doctrine des académies: c'est bien ce que je veux, répondrait simplement Raymond Lulle. De là le reproche de puérilité adressé à toute la théorie savante de Raymond Lulle, et elle était puérile en effet, puérile comme la morale de celui qui a dit: si vous ne devenez semblables à des petits enfants, vous n'entrerez jamais dans le royaume du ciel. Le royaume du ciel, n'est-ce pas aussi le royaume de la science, puisque toute la vie céleste des hommes et de Dieu n'est qu'intelligence et amour!

Raymond Lulle voulait opposer la kabbale devenue chrétienne à la magie fataliste des Arabes, les traditions de l'Égypte à celles de l'Inde, la magie de lumière à la magie noire; il disait que dans les derniers temps, les doctrines de l'Antéchrist seraient un réalisme matérialisé, et qu'alors ressusciteraient toutes les monstruosités de la mauvaise magie; il préparait donc les esprits au retour d'Hénoch, c'est-à-dire à la révélation dernière de cette science, dont la clef est dans les alphabets hiéroglyphiques d'Hénoch, et dont la lumière conciliatrice de la raison et de la foi précédera le règne messianique et universel du christianisme sur la terre. Pour les vrais kabbalistes et les voyants, cet homme était donc un grand prophète, et pour les sceptiques qui savent du moins respecter les grands caractères et les hautes aspirations, c'était un sublime rêveur.

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