Histoire de la Monarchie de Juillet (Volume 2 / 7)
The Project Gutenberg eBook of Histoire de la Monarchie de Juillet (Volume 2 / 7)
Title: Histoire de la Monarchie de Juillet (Volume 2 / 7)
Author: Paul Thureau-Dangin
Release date: May 3, 2013 [eBook #42636]
Most recently updated: October 23, 2024
Language: French
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HISTOIRE
DE LA
MONARCHIE DE JUILLET
PAR
PAUL THUREAU-DANGIN
OUVRAGE COURONNÉ DEUX FOIS PAR L'ACADÉMIE FRANÇAISE
GRAND PRIX GOBERT, 1885 ET 1886
DEUXIÈME ÉDITION
TOME DEUXIÈME
PARIS
LIBRAIRIE PLON
E. PLON, NOURRIT ET Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
RUE GARANCIÈRE, 10
1888
Tous droits réservés
HISTOIRE
DE LA
MONARCHIE DE JUILLET
L'auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de traduction et de reproduction à l'étranger.
Ce volume a été déposé au ministère de l'intérieur (section de la librairie) en avril 1884.
PARIS.—TYPOGRAPHIE DE E. PLON, NOURRIT ET Cie, RUE GARANCIÈRE, 8.
HISTOIRE
DE LA
MONARCHIE DE JUILLET
LIVRE II
LA POLITIQUE DE RÉSISTANCE
(13 MARS 1831—22 FÉVRIER 1836)
(SUITE)
CHAPITRE IV
LA RÉSISTANCE DE CASIMIR PÉRIER
(Mars 1831—mai 1832)
I. Lutte de Casimir Périer contre le parti révolutionnaire. Répression des émeutes. Celles-ci deviennent plus rares. Insurrection de Lyon, en novembre 1831. Troubles de Grenoble, en mars 1832.—II. Procès politiques. Le jury. Scandale de ses acquittements. Violences qui suivent ses rares condamnations. Audace des accusés à l'audience. Le ministre continue néanmoins à ordonner des poursuites.—III. Périer fait surtout appel à l'opinion. Comme il use de la presse et de la tribune. Périer orateur. Il raffermit et échauffe la majorité. Il combat l'opposition. Tactique de celle-ci pour seconder ou couvrir les séditieux. Langage que lui tient le ministre. Attitude de Périer en face des émeutes et des débats qui suivent la prise de Varsovie et dans la discussion sur la révolte de Lyon. Il souffre et s'épuise dans ces luttes sans cesse renouvelées.
I
À peine arrivé au pouvoir, Casimir Périer engage contre le parti révolutionnaire la lutte qui va remplir son ministère; lutte offensive et défensive, de tous les instants et sur tous les terrains: lutte si nécessaire et si méritoire, que le seul fait de l'avoir entreprise et soutenue, pendant un peu plus d'une année, a suffi à sa gloire. Il n'hésite, ni ne parlemente, ni ne capitule, comme ses prédécesseurs. Toutes les forces que, dans cette société bouleversée et désarmée par une récente révolution, il trouve encore debout ou parvient à reconstituer, hommes et institutions, mœurs et lois, il les concentre dans ses mains, les oppose à l'ennemi, les anime en quelque sorte de son courage et de sa volonté. Seulement, s'il use hardiment de toutes les armes que lui fournit le droit commun, il n'en veut pas d'autres; quelque grave que soit le péril, quelque extraordinaires que soient les circonstances, il met son point d'honneur à ne pas proposer les lois d'exception auxquelles beaucoup de conservateurs lui conseillent de recourir[1].
Avant tout, Périer doit avoir raison des émeutes qui, dans les premiers mois de son ministère, d'avril à septembre, se succèdent d'une façon presque continue. Rien, chez lui, de cette timidité qui, depuis la révolution, embarrassait et arrêtait les ministres quand il leur fallait bousculer, dans la rue, le peuple souverain ou toucher à une de ces barricades que le souvenir de Juillet semblait rendre sacrées. Dès le premier jour, ayant constaté l'insuffisance de la loi contre les attroupements, il en présente et en fait voter une nouvelle[2]. Jusqu'alors, on n'avait osé se servir contre l'émeute que de la garde nationale, dont il fallait subir les variations, les exigences et les défaillances. Périer ne peut se passer de cette milice, en laquelle il n'a qu'une confiance médiocre[3]; mais il veut l'encadrer dans des éléments plus solides. Il s'applique donc aussitôt à faire sortir l'armée, la garde municipale, la gendarmerie, de l'état de disgrâce et de suspicion où la révolution les avait mises et où le gouvernement les avait laissées; il leur fait comprendre qu'il compte sur elles, et qu'aussi elles peuvent compter sur lui. Résolu à dégager la préfecture de police des compromissions révolutionnaires où l'avaient entraînée les hommes politiques qui s'y étaient succédé depuis 1830, il y appelle un personnage nouveau dans les affaires publiques, mais d'un dévouement sûr, d'une intelligence et d'une hardiesse remarquables, M. Gisquet, ancien employé de sa maison de banque. Aussi, dès les premiers troubles qui éclatent le 16 avril 1831, à la suite de l'acquittement de Godefroy Cavaignac et de ses compagnons, la population voit avec un sentiment d'étonnement et de sécurité mettre en ligne des masses considérables d'infanterie et de cavalerie; après que des commissaires de police à cheval ont fait les sommations légales, ces troupes balayent vivement les rues et les quais; les factieux, désorientés par une vigueur à laquelle ils n'étaient pas accoutumés, sont promptement en déroute. Quelques jours plus tard, le 5 mai, le maréchal Lobau disperse une foule tumultueuse en la noyant avec des pompes à incendie: exécution grotesque et méprisante qui montre bien que le gouvernement ne se croit plus obligé de traiter l'émeute avec déférence. Aux troubles de Juin, des gens du peuple se joignent à la force publique et bâtonnent les factieux, ce dont les journaux se vengent, en accusant bruyamment la police d'avoir organisé des bandes «d'assommeurs». La répression, loin de se dissimuler et d'avoir honte d'elle-même, comme naguère, se montre au grand jour et s'annonce fièrement. «Le gouvernement, dit le Moniteur du 16 juin, ne manquera à aucun de ses devoirs, et saura déployer, dans ses mesures, la sévérité nécessaire; c'est la société qu'on menace, sous prétexte de l'attaquer lui-même; il la défendra par tous les moyens qu'elle lui a confiés.» Et encore: «La société ne se manquera pas plus à elle-même que le gouvernement ne lui manquera.» C'est un autre langage que celui des proclamations de M. Odilon Barrot ou du général La Fayette, pendant le procès des ministres!
Après chaque effort, après chaque combat, Périer soutient énergiquement, contre les plaintes hypocrites ou les colères vindicatives, tous ceux qui se sont compromis sous ses ordres; il assume, au besoin, la responsabilité des fautes commises par excès de zèle, sachant bien qu'à ce prix seulement, surtout au lendemain d'une révolution, le gouvernement peut s'assurer le dévouement et l'énergie de ses agents. Par contre, le ministre frappe sans merci ceux qui faiblissent. Le 25 septembre 1831, la garde nationale de Strasbourg s'est mutinée pour obtenir l'abolition d'un droit d'octroi; le préfet a parlementé et même capitulé, en promettant la réduction du droit. À peine informé, le ministre, par télégraphe, révoque le préfet et ordonne que la totalité du droit soit exigée.
L'énergie de la répression finit enfin par gêner un peu l'audace des perturbateurs; à partir du mois de septembre, les troubles, pour être encore trop fréquents, ne sont plus permanents. Les associations révolutionnaires n'ont cependant pas désarmé: seulement elles prennent de plus en plus le caractère de sociétés secrètes; l'émeute à ciel ouvert fait place au complot mystérieusement tramé. À la fin de 1831 et au commencement de 1832, on peut relever trois ou quatre complots républicains, sans compter deux complots légitimistes et un bonapartiste. Les uns sont découverts par la police avant explosion, les autres avortent au premier essai d'exécution.
Entre temps, le gouvernement se voyait aux prises avec une révolte d'un caractère absolument différent. À la fin de novembre 1831, on apprenait à Paris, non sans terreur, que Lyon était tombé au pouvoir de quatre-vingt mille ouvriers en armes, et que le drapeau noir y flottait, avec cette sinistre devise: «Vivre en travaillant ou mourir en combattant.» Cette révolte était née de la misère. La crise que l'industrie lyonnaise traversait déjà avant 1830 s'était trouvée singulièrement aggravée par les événements de Juillet. Réduction des salaires ou même complet chômage, telles avaient été, pour les ouvriers, les conséquences de cette révolution qui, en même temps, les rendait plus impatients du joug et de la souffrance. Les prédications de quelques saint-simoniens ou fouriéristes, venus en mission à Lyon, n'avaient pas peu contribué à troubler encore davantage les cerveaux et à irriter les cœurs. En septembre et octobre 1831, la fermentation était à son comble. Les ouvriers émirent la prétention qu'un tarif de salaires fût imposé aux fabricants. Le préfet, M. Bouvier-Dumolard, séduit par le rôle de pacificateur, flatté de s'entendre appeler le «père des ouvriers», se laissa aller à favoriser ces derniers, plus qu'il ne convenait à l'impartialité administrative. Sous ses auspices et au mépris de toutes les lois économiques, un tarif fut arrêté. C'était engager les ouvriers dans une voie sans issue. L'impossibilité d'appliquer ce tarif fut bientôt manifeste; le peuple en réclama l'exécution avec colère, et la révolte finit par éclater générale et terrible. Les incertitudes et l'impuissance d'une résistance, politiquement et militairement mal conduite, rendirent facile la victoire des ouvriers; la garde nationale passa presque tout entière à l'émeute; après des alternatives de combats ou de négociations, les troupes de ligne, peu nombreuses d'ailleurs, furent réduites à battre en retraite hors de Lyon; encore durent-elles s'ouvrir un chemin à coups de canon, non sans laisser derrière elles plus d'un cadavre. Le préfet, à bonne intention sans doute, ne suivit pas l'armée et demeura seul au milieu de l'insurrection triomphante; si l'inspiration était courageuse, la conduite le fut moins; exagérant encore ses concessions du début, il mit sa signature au bas de proclamations qui justifiaient, sanctionnaient la révolte et promettaient de la récompenser; en même temps, pour rétablir un peu d'ordre matériel dans la ville, il demanda et obtint le concours des insurgés, dont il semblait être devenu le chef ou plutôt l'agent.
On devine ce que Casimir Périer dut penser d'une pacification achetée au prix de semblables capitulations. Si désireux qu'il fût d'éviter une nouvelle effusion de sang, il voulut avant tout que l'autorité du gouvernement fût intégralement rétablie, sans concessions ni conditions. Des troupes nombreuses furent massées autour de Lyon; le maréchal Soult, ministre de la guerre, et le duc d'Orléans, qui fit preuve en cette circonstance d'une grande décision et d'un rare sang-froid, se mirent à leur tête. Les insurgés, convaincus de l'infériorité de leurs forces, embarrassés d'ailleurs de leur première victoire dont ils n'avaient su quel parti tirer, n'essayèrent même pas d'opposer la moindre résistance. La garde nationale fut dissoute, la population désarmée, le tarif aboli, le préfet rappelé et remplacé par M. de Gasparin, quelques-uns des chefs militaires disgraciés. En même temps, sous l'inspiration du duc d'Orléans, des mesures charitables étaient prises pour soulager la misère trop réelle des ouvriers.
Cet événement avait surpris et vivement ému l'opinion. On avait reconnu tout de suite qu'il n'y avait là rien de semblable aux troubles si fréquents depuis les journées de Juillet; la main d'aucun parti, républicain, bonapartiste ou carliste, n'y apparaissait; tout était né d'une question de salaire. Certains beaux esprits de la bourgeoisie alors dirigeante crurent trouver là une raison de se rassurer. C'était avoir la vue courte. Pour qui regardait au delà des frontières un peu étroites du Parlement ou des partis, cette première entrée en scène du socialisme armé n'était-elle pas au contraire le plus menaçant des symptômes? Et d'ailleurs ne suffisait-il pas d'observer comment les agitateurs républicains et les émissaires des sociétés secrètes avaient aussitôt cherché à se glisser dans les rangs des ouvriers lyonnais, pour s'apercevoir que, dès le premier jour, un lien s'établissait entre la révolution politique et la révolution sociale?
Le carnaval de mars 1832 fut, dans plusieurs villes de France, l'occasion de désordres que réprimèrent aussitôt les autorités locales, fidèles à l'impulsion donnée par Périer. À Grenoble, toutefois, des complications se produisirent qui fournirent au ministère une occasion nouvelle de marquer sa politique. Par le fait d'un préfet, peut-être un peu ardent, la troupe avait chargé la foule avec quelque précipitation; une dizaine de curieux avaient été blessés; grand émoi, aussitôt exploité par les agitateurs qui réclamèrent tumultueusement l'éloignement du régiment accusé «d'avoir versé le sang du peuple». Le général Saint-Clair, commandant à Grenoble, ne sut pas faire tête à ces criailleries, et, un moment prisonnier de l'émeute, il consentit à tout ce qu'elle exigeait de lui; le 35e de ligne dut quitter honteusement la ville, où il fut remplacé par un autre régiment venant de Lyon. Une pareille défaillance rendait à l'émeute la confiance qu'elle enlevait à l'armée. Aussi le gouvernement n'hésita-t-il pas un instant: il prononça la dissolution de la garde nationale de Grenoble, mit en disponibilité le général Saint-Clair et le commandant de la place, enfin donna ordre de faire rentrer le 35e à Grenoble, musique en tête et enseignes déployées. Le même jour, le ministre de la guerre publia une proclamation à l'armée, où il disait: «L'ordre public a été troublé à Grenoble; le 35e régiment de ligne, chargé de le rétablir, a parfaitement rempli son devoir. Sa conduite a été telle qu'on pouvait l'attendre du bon esprit et de l'excellente discipline qui distinguent tous les régiments de l'armée. Le Roi a ordonné que des témoignages de sa satisfaction fussent adressés au 35e. Sa Majesté n'a point approuvé que ce régiment se fût retiré de Grenoble. Le lieutenant général Delort, commandant supérieur de la 7e division militaire, a reçu l'ordre de le faire rentrer dans la ville, avec les autres troupes qui y sont dirigées. Aucune sorte de transaction relativement au 35e régiment n'avait été et n'avait pu être faite entre de prétendus députés de Grenoble et l'autorité supérieure militaire: elle la désavoue formellement... Soldats! depuis le jour où le drapeau national vous a été rendu, vous n'avez cessé de l'honorer par votre dévouement, votre courage et votre discipline. Vous avez entouré le trône et les institutions de Juillet d'un rempart, au pied duquel les partis sont venus expirer. Soldats! le Roi et la France vous remercient.» Quand un gouvernement parle ainsi à l'armée, il peut compter sur elle, et dès lors il est assuré de demeurer maître de la rue.
II
Périer ne croyait pas son œuvre complète parce qu'il avait employé la force des armes contre le désordre; il voulait aussi lui opposer la force du droit. De là, les poursuites nombreuses intentées pour complots, violences factieuses, associations illégales, délits de la parole, de la plume ou du crayon. Jamais les procès de ce genre, notamment ceux de presse, n'ont été plus fréquents[4]. On a dit du gouvernement de Juillet qu'il était «processif»; M. Guizot a même paru croire, après coup, qu'il l'avait été trop. Ce n'est pas en tout cas le fait d'un pouvoir arbitraire et despotique, et nul n'oserait justifier les violences que l'on demandait alors à la justice de condamner. Le malheur était que trop souvent on ne parvenait pas à obtenir cette condamnation.
La compétence du jury en matière de délits politiques et de délits de presse était, avec la garde nationale, l'un des principes de l'école libérale, peut-être devrait-on dire l'une de ses illusions. Impossible de la modifier, puisqu'on en avait fait, un peu précipitamment, un article de la Charte revisée. Quoi qu'on doive penser de cette juridiction à une époque de paix, de stabilité et de sang-froid, elle était certainement détestable au lendemain d'une révolution, quand tout était fait pour exciter, chez les jurés, les passions qu'ils devaient réprimer, pour troubler en eux la notion du bien et du mal politique, pour leur enlever cette sécurité qui peut seule donner aux timides le courage de braver certains ressentiments. Le jury acquittait presque toujours. Dans les premiers mois du ministère Périer, sur cinq poursuites pour complot ou émeute, il n'y eut pas une condamnation; pourtant, loin de nier ce qu'on leur imputait, les accusés s'en faisaient un titre de gloire. Dans l'une de ces affaires, le jury avait déclaré tous les faits constants, en même temps qu'il proclamait les accusés «non coupables». La Société des Amis du peuple, cinq ou six fois poursuivie, sortait de ces procès toujours indemne. À un banquet républicain, en mai 1831, M. Évariste Gallois avait brandi un poignard, en s'écriant: «À Louis-Philippe, s'il trahit!» Il avouait le propos, déclarait avoir voulu provoquer par là le meurtre du Roi, au cas où «celui-ci sortirait de la légalité pour resserrer les liens du peuple»; et il ajoutait que «la marche du gouvernement devait faire supposer qu'on en viendrait là». Le jury acquittait M. Gallois. Les articles de journaux les plus factieux, les plus outrageants pour le Roi, demeuraient impunis. Le National entre autres n'était presque jamais frappé. M. Antony Thouret, gérant de la Révolution, feuille jacobine et bonapartiste de la dernière violence, poursuivi trente fois, était acquitté vingt-deux fois. Dans certaines villes de province, le rédacteur de la feuille locale était si assuré de ne pas être condamné, que le procès devenait pour lui une formalité indifférente; il y affectait une sorte d'impertinence ricaneuse à l'égard des juges et de familiarité amicale avec les jurés[5]. Et quel retentissement donné à ces verdicts! Applaudissements à l'audience, ovations tumultueuses dans la rue, cris de victoire dans la presse, sarcasmes contre le gouvernement et les magistrats. Partant de cette formule que «le jury était le pays», on prétendait que, par ces acquittements, le «pays» avait condamné le gouvernement ou même le Roi[6].
Le jury se décide-t-il à affirmer la culpabilité, le scandale n'est pas moindre. Le condamné est aussitôt hissé sur une sorte de piédestal; il devient un opprimé, un martyr, pour lequel tout bon patriote doit prendre fait et cause. On ouvre des souscriptions publiques afin de payer ses amendes, et La Fayette annonce qu'il sera prêt à prendre part à toutes les souscriptions de ce genre[7]. Les journaux frappés impriment en gros caractères, quelquefois pendant plusieurs mois, le nom des jurés avec leur adresse. La Révolution, condamnée le 19 février 1832, publie, le lendemain, que cette condamnation est due à l'animosité de MM. Lachèze, avoué, et Billaud, agent de change. Une petite feuille satirique, les Cancans, se venge ainsi du verdict prononcé contre elle: «Ferme, messieurs les jurés, courage, déchaînez-vous... Pour commencer à m'acquitter envers vous, je vous condamne à figurer trois fois de suite en tête de mes Cancans. Je vous attache à ce poteau populaire, nouveau pilori, index vengeur de la liberté de la presse, où deux cent mille Français viendront vous saluer des noms qu'on prodigue toujours au courage ou à l'indépendance... Ah! la France entière saura vos noms... J'ai fait tirer leur honte à vingt mille exemplaires.» Les jurés, pour échapper à cette persécution, prennent, vers le commencement de 1832, l'habitude de voter secrètement. Fureur de la Tribune, qui ne veut pas qu'on lui arrache ses victimes; elle prétend que les jurés sont des hommes publics dont la presse a le droit d'enregistrer les actes; elle annonce même l'intention de publier la liste de toutes les condamnations, avec les noms des jurés en regard. Ces dénonciations, déjà, par elles seules, fort pénibles pour des bourgeois d'habitudes peu militantes, ont parfois des suites matérielles: témoin ce notaire du faubourg Saint-Antoine qui sera dévalisé, dans les journées de juin 1832, pour avoir condamné la Tribune[8].
D'ailleurs, que le procès se termine par un acquittement ou, ce qui est beaucoup plus rare, par une condamnation, les accusés ont soin de transformer leur sellette en une tribune, d'où ils appellent le peuple à la révolte et jettent au gouvernement le défi, l'accusation et l'outrage. Hubert avait donné l'exemple, en septembre 1830, lors du premier procès des Amis du peuple; Godefroy Cavaignac et ses compagnons l'ont suivi, en avril 1831. Depuis lors, c'est comme une enchère de scandale entre les accusés. L'un d'eux répond au magistrat qui lui demande sa profession: «Émeutier.» Le 11 juin 1831, dans une affaire de complot, les amis des prévenus insultent les témoins, les juges, les jurés, envahissent le prétoire et accueillent par des sifflets et des huées les ordres du président. En janvier 1832, un nouveau procès contre les Amis du peuple amène sur les bancs de la cour d'assises MM. Raspail, Thouret, Blanqui, Hubert, Trélat, etc.; l'un d'eux, faisant allusion à la liste civile qu'on discutait alors à la Chambre, déclare qu'il «faudrait enterrer tout vivant, sous les ruines des Tuileries, tout homme qui demanderait au pauvre peuple quatorze millions pour vivre»; le jury, cependant, les acquitte; la cour seule les condamne à raison des délits commis à l'audience. «Nous avons encore des balles dans nos cartouches», s'écrie alors Thouret. Parfois les magistrats eux-mêmes se laissent gagner par la faiblesse du jury, ou tout au moins trahissent une hésitation inquiète. Ceux d'entre eux qui montrent quelque fermeté sont aussitôt personnellement attaqués avec une violence sans pareille. Cette insolence des accusés était un des signes tristement caractéristiques de l'époque. M. Pasquier, dont la carrière et l'expérience étaient déjà longues, écrivait à ce propos: «Je n'ai jamais, dans ma vie au travers des révolutions, rien vu de semblable. Babeuf lui-même portait plus de respect à ses juges. Je sais que cette circonstance semble frapper beaucoup les étrangers et surtout les Anglais[9].»
Dans ces conditions, ne pouvait-on pas se demander si les poursuites n'aggravaient pas le désordre, au lieu de le réprimer? Casimir Périer, cependant, ne se décourageait pas de les ordonner. Estimait-il que cette fermeté, obstinée malgré l'insuccès, était une leçon nécessaire à l'esprit public? Se flattait-il que le scandale répété des acquittements finirait par provoquer une réaction, et que le jury prendrait courage, à mesure que les ministres le convaincraient mieux de leur force et de leur résolution? En effet, vers la fin du ministère, la proportion des condamnations devint un peu plus élevée; pas assez cependant pour qu'on pût voir dans cette juridiction une garantie de répression sérieuse. Aussi, quelques années plus tard, lors des lois de septembre 1835, le législateur, instruit par l'expérience, cherchera-t-il à éluder autant que possible la disposition de la Charte qui l'obligeait à recourir au jury en matière politique.
III
Quelque cas et quelque usage que Casimir Périer fît de la répression armée ou judiciaire, ce n'était pas la force sur laquelle il comptait le plus pour avoir définitivement raison du désordre. Demeuré libéral en pratiquant avec énergie la politique de résistance, il prétendait surtout agir par l'opinion, à laquelle il faisait sans cesse appel. C'était chez lui une habitude, un goût, un système, de provoquer et d'apporter, dans chaque occasion, des explications publiques et complètes. Il disait à la tribune, le 30 mars 1831, peu de jours après avoir pris le pouvoir: «Devant l'étranger, comme devant le pays, nous expliquons ouvertement notre politique, nous l'expliquons aux fonctionnaires comme aux Chambres. Cette franchise est à nos yeux le premier besoin de l'époque; c'est la première garantie pour les peuples et pour le pouvoir surtout, qui, après des déclarations si franches, ne craint pas que des promesses faites au dehors, ni des programmes réservés au dedans, puissent le compromettre jamais aux yeux de la France ni de l'Europe.» Il mettait en demeure ses adversaires d'en faire autant: «Accoutumés depuis quinze ans, disait-il, à savoir ce que nous voulons, nous devons souhaiter que tous les hommes d'État ou hommes de parti expliquent aussi clairement ce qu'ils veulent.»
Dans ces discussions, Périer avait recours à la presse, notamment au Journal des Débats, alors résolument conservateur,—ses adversaires disaient même: «cyniquement réactionnaire»; il encourageait les habiles directeurs de cette feuille, MM. Bertin. Quelquefois, le soir, il venait aux bureaux du journal faire une partie de whist avec M. Bertin de Vaux, le comte de Saint-Cricq et M. Guizot. «C'était, a raconté ce dernier, le moment des conversations intimes sur l'état des affaires, les questions de conduite, les perspectives de l'avenir; et nous nous retirions, M. Périer, content de se sentir bien soutenu dans la presse comme à la tribune, M. Bertin de Vaux, satisfait de l'importance de son journal et de la sienne propre.» Le président du conseil faisait aussi insérer dans le Moniteur officiel des articles d'apologie et de polémique, écrits directement sous ses yeux. Toutefois, sur ce terrain de la presse, le nombre était contre lui; pour quelques rares journaux qui le défendaient, presque tous les autres l'attaquaient violemment[10]. Le vrai champ de bataille pour Périer, celui où il aimait que toutes les luttes vinssent aboutir et se décider, c'était le parlement. Celui-ci siégea presque en permanence, depuis le commencement jusqu'à la fin du ministère[11]. Ce n'est pas que l'œuvre purement législative ait été alors bien importante, et surtout que le président du conseil y ait pris grande part; mais les débats politiques se succédaient fréquents, passionnés, retentissants, et Casimir Périer y trouvait son principal moyen de gouvernement. Dans cette société où la révolution avait détruit ou ébranlé toutes les forces morales et matérielles du pouvoir, il cherchait son point d'appui à la tribune et dans la majorité. C'était par des discours et des votes qu'il s'efforçait de défendre et d'assurer l'ordre et la paix. Il lui plaisait d'ailleurs d'aborder ses adversaires face à face, en un champ clos où ceux-ci ne pouvaient se dérober, de les contraindre, sinon à confesser, du moins à entendre la vérité, de serrer de près leurs équivoques, leurs sophismes et leurs calomnies. À défaut même du succès immédiat, il avait conscience de préparer ainsi la justice future, et cela l'aidait à se consoler des mensonges des partis: «Après tout, que m'importe? disait-il à ses amis; j'ai le Moniteur pour enregistrer mes actes, la tribune des Chambres pour les expliquer et l'avenir pour les juger.»
Cet homme qui prétendait gouverner au moyen du parlement était-il donc, par le don du génie ou la perfection de l'art, un orateur de premier ordre? Non; tel de ses adversaires, et surtout de ses alliés, le primait sous ce rapport, surtout quand il s'agissait de ces discours préparés à l'avance comme un ministre est souvent obligé d'en prononcer. Banquier, il n'avait pas pu se faire à écrire ses lettres. À plus forte raison se sentait-il incapable d'écrire ses discours. Au début de son ministère, quand pareille nécessité s'imposait à lui, il recourait à la plume de M. de Rémusat ou de M. Vitet. Mais bien que ces derniers ne fissent que mettre en œuvre les idées que le ministre leur avait exprimées dans de longues conversations, ils avaient trop d'esprit pour être des secrétaires absolument dociles. Dans ce qu'ils lui apportaient, Périer ne trouvait pas toujours entièrement ou seulement sa pensée. C'est ce qui le décida à recourir à la plume moins habile, mais plus soumise, d'un nommé Lingay, alors chargé des articles officiels du Moniteur. Se sentait-il préoccupé du sujet de son discours, il faisait appeler Lingay, qui s'installait à côté de lui. Alors il causait, ou plutôt il se mettait en colère: «... Ces misérables-là, ils croient me tenir... Eh bien, non... et voici ce que je leur dirai... je leur dirai...» Ainsi se déroulaient ses idées, sous une forme irrégulière, heurtée, mais toujours vive et pressante. Lingay écoutait, prenait des notes, se pénétrait le mieux qu'il pouvait de ce qu'il entendait. Le lendemain, il apportait un discours écrit que le ministre corrigeait et que souvent il faisait revoir par M. de Rémusat ou M. Vitet[12]. Périer était bien plus à son affaire dans les improvisations. Il se trouvait alors avoir précisément les qualités de son rôle. «Attitude, accent, langage, a écrit un bon juge, tout était d'un maître[13].» Même quand l'idée et la forme n'avaient rien de saillant, ses auditeurs étaient saisis par l'impression toute vive d'une volonté énergique, d'une impétueuse passion. À la tribune, Périer agissait plus encore qu'il ne discourait; il commandait, entraînait plus qu'il ne persuadait. Profondément ému lui-même, il ébranlait de son émotion ceux qui l'écoutaient. Au milieu de ses emportements,—et il en avait de singulièrement violents et tragiques,—la pensée restait généralement nette et maîtresse d'elle-même. D'ailleurs, s'il n'était pas toujours adroit, il était toujours puissant. Quand, se dressant de toute sa grande taille à la tribune, pâli par la fièvre et la colère, il menaçait ses adversaires de sa main crispée; ou bien quand, bondissant sous une interruption, il rejetait le manuscrit où sa prudence avait d'abord contenu sa pensée, et écrasait, sous quelque formidable apostrophe, ceux qui avaient osé lui lancer un défi, la Chambre se sentait vraiment dominée. «C'était, a dit justement M. Guizot, la puissance de l'homme bien supérieure à celle de l'orateur.»
Cette énergie de la volonté et de la parole servit tout d'abord à raffermir la majorité. Nous avons dit quelles difficultés Périer avait rencontrées, dès le début, pour la constituer, et comment, un jour, en août 1831, il avait paru désespérer du succès[14]. Alors, sans doute, le péril immédiat avait été conjuré, et le vote de l'Adresse avait été favorable au ministère. Mais la Chambre ne s'était pas pour cela dégagée des défauts qu'elle devait à son origine, à la révolution, aux habitudes prises pendant l'opposition de quinze ans. Ces défauts étaient même si visibles que les contemporains en étaient frappés et presque découragés. «Cette Chambre, écrivait alors M. Duvergier de Hauranne, s'est fait de son indépendance et de sa conscience l'idée la plus mesquine, la plus ridicule. Lui parlez-vous d'appuyer constamment le ministère, elle s'effraye. Lui parlez-vous de le renverser, elle s'effraye encore plus. «On prétend, disait naïvement dans la discussion de l'Adresse un honnête député, que si nous n'approuvons pas le système ministériel, les ministres se retireront. Ce serait une trahison. Nous venons pour combattre le ministère, non pour le renverser.» M. Duvergier de Hauranne ajoutait: «On ne saurait concevoir au reste combien, sur ce chapitre, la Chambre se montre chatouilleuse. C'est pour elle une sorte de virginité qu'elle a mission de défendre contre le téméraire qui voudrait y toucher. Aussi que de peines pour lui faire dire oui ou non! Ce n'est en quelque sorte que par surprise qu'on peut lui arracher un vote. Encore n'est-il jamais bien certain que, le lendemain, elle ne le rétractera pas... Dans aucune Chambre les commissions n'ont été aussi peu écoutées. La majorité pourtant les nomme à son gré; mais, une fois nommées, elle s'en méfie comme d'une autorité[15].» M. Guizot avait la même impression; il écrivait, le 18 octobre 1831, à un de ses amis retenu à l'étranger par ses fonctions: «L'incapacité, la subalternité, le tatillonnage, le commérage, voilà le vice radical et incurable de cette Chambre. Elle n'est ni violente ni avide. Il n'y a, je crois, point de grande sottise qu'on n'y puisse faire échouer; mais la rendre propre au gouvernement, c'est une chimère. Du reste, on n'a jamais mené une telle vie si harassante, si dénuée de relâche. Ce sont les forêts d'Amérique à défricher que ces esprits-là. Avez-vous vu dans les montagnes les bergers et leurs chiens conduisant un grand troupeau le long d'un précipice et suant sang et eau pour l'empêcher de s'y précipiter[16]?» La duchesse de Broglie disait finement, le 9 septembre 1831: «La Chambre n'entend guère qu'on la gouverne; elle trouve cela malhonnête[17].» Et elle ajoutait, le 28 octobre: «Casimir Périer n'est pas content de la Chambre. Elle se décide un jour et revient le lendemain sur son vote... Elle joint à très-peu de lumières toutes les incertitudes d'une conscience chimérique, secondée par de mauvaises passions[18].» De loin, M. de Barante n'avait pas meilleure impression: il écrivait, le 27 août 1831: «Cette Chambre est, comme vous dites, vulgaire, bornée, méfiante, venue de bas lieux. Pourtant la majorité a évidemment bonne intention et craint le désordre. Aura-t-on le temps de faire son éducation avant qu'elle ait amené beaucoup de mal? C'est ce que nous allons voir.» Et le 8 octobre: «La Chambre semble s'être rangée à la raison. Bien évidemment elle ne veut ni la guerre, ni les émeutes. Mais il lui en coûte beaucoup qu'on ne puisse maintenir le bon ordre dans un pays, sans y avoir un gouvernement et sans y laisser quelques-uns au-dessus des autres. Pas de pouvoir et nulle supériorité, c'est le beau idéal de la médiocrité française[19].» Cette assemblée avait un défaut plus vilain encore, autre forme d'un esprit petit et bas: elle manquait de courage. On le voyait bien dans les grandes crises. Après les premières nouvelles de l'insurrection de Lyon, il y eut une certaine période d'incertitude; on ne savait guère ce qui se passait; des bruits sinistres circulaient, et plus d'un prophète de malheur annonçait que la monarchie de Juillet ne se relèverait pas de ce coup. «C'eût été le cas, écrivait un contemporain, pour une Chambre courageuse, de se compromettre promptement et franchement. Au lieu de cela, ce ne fut qu'avec une répugnance extrême, et comme malgré elle, que la majorité se décida à voter une Adresse et à promettre son appui. À la pâleur de certains visages, à l'embarras de certains discours, il était clair que, d'avance, on se préparait, sinon à saluer le vainqueur, du moins à abandonner le vaincu[20].»
Ces témoignages pris sur le moment même, dans les confidences des contemporains, permettent d'apprécier quelles difficultés et aussi quel mérite Périer avait à maintenir la majorité dans une telle Chambre. Il lui fallait une vigilance et un effort de tous les instants. Chaque jour il devait recommencer le travail de la veille. «La Chambre, écrivait un des collaborateurs du premier ministre, a toujours besoin d'être avertie de la gravité des questions. Quand nous nous taisons, nous nous perdons[21].» Au milieu de la bataille, en même temps qu'il faisait face aux attaques de l'ennemi, le ministre devait empêcher la débandade de ses propres troupes. Si grand besoin qu'il eût de cette majorité, il ne la flattait pas et la rappelait volontiers à la modestie de son rôle; l'un de ses alliés les plus actifs, M. Dupin, ayant, un jour, parlé d'une question où «le gouvernement, disait-il, avait plus que jamais besoin de la tutelle des Chambres», Périer interrompit avec véhémence: «La tutelle? s'écria-t-il; il n'y a pas de tutelle des Chambres!» On pouvait même trouver parfois qu'il ne contenait ou ne voilait pas assez la colère méprisante que lui inspirait l'état d'esprit de la majorité. Loin d'user des moyens de séduction par lesquels les ministres d'ordinaire retiennent leurs partisans ou en gagnent de nouveaux, il ne savait même pas s'astreindre aux égards, aux politesses les plus simples. «Comment, disait un député conservateur, voulez-vous qu'on aime un pareil ministre? Il ne sait pas seulement les noms de ceux qui votent pour lui[22].» M. de Rémusat écrivait à un ami, le 28 octobre 1831: «Le ministère est considéré par la Chambre comme nécessaire, mais il ne lui est pas agréable. Entre nous, c'est elle qui a raison. Il est difficile d'être plus étranger au manége parlementaire que nos ministres. C'est avec l'administration intérieure leur mauvais côté. Le ministère a les grandes vertus, il lui manque toutes les petites. En temps ordinaire, il ne pourrait subsister quinze jours[23].» Oui, mais il avait précisément ces grandes vertus, et notamment il donnait à chacun l'impression d'une volonté puissante qui dominait toutes les hésitations, en imposait à toutes les prétentions d'indépendance, donnait courage aux plus poltrons. «La volonté forte de M. Périer soutient tout[24]», écrivait, le 18 octobre 1831, la duchesse de Broglie. D'ailleurs, s'il malmenait souvent la Chambre, il savait aussi éveiller chez elle une noble ambition en lui montrant la grandeur de sa tâche; il lui parlait de la reconnaissance dont elle serait entourée, quand elle aurait satisfait ce pays qui lui demandait avant, tout «du repos, du calme, de la confiance et de l'avenir». Il veillait à ce que cette ambition ne s'égarât point; ce n'était pas chose facile, car les têtes étaient tournées par la fausse gloire de la révolution; les plus conservateurs se laissaient aller à débiter ou à accepter sur ce sujet les déclamations courantes. «Songez, messieurs, leur disait alors le président du conseil, qu'il y a plus de gloire pour ceux qui finissent les révolutions que pour ceux qui les commencent.» Cette majorité manquait surtout de courage; Périer s'efforçait de lui communiquer un peu de celui dont il était rempli. Écoutez ses viriles exhortations: «C'est la peur qui sert les partis, qui les grandit, qui les crée; car c'est elle qui fait croire à leur pouvoir; et ce pouvoir imaginaire ne réside que dans la faiblesse des majorités qui livrent sans cesse le monde aux minorités, dans la mollesse de la raison tremblante devant les passions, dans la lâcheté, disons le mot, des citoyens qui craignent de défendre, d'avouer, avec leurs égaux, leurs opinions. Il y a dans cet état des esprits le symptôme d'un mal grave dont il appartient à une assemblée française d'arrêter les progrès, en apprenant, par son exemple, à tous les citoyens à mépriser la vaine popularité du jour et à n'ambitionner que la reconnaissance de l'avenir[25].» Grâce à ces efforts continus, la majorité «grossissait et se systématisait[26]». En somme, si elle ne s'était pas absolument dégagée des hésitations qui tenaient au fond même de sa nature, elle ne fit défaut à Périer dans aucune circonstance décisive. Par moment même, on eût dit qu'il était parvenu à la pénétrer et à l'animer de ses propres passions: à sa voix, sous son impulsion, ces bourgeois, naguère si froids, si incertains, si timides, sentaient s'allumer en eux des ardeurs, des colères qu'ils ne se connaissaient pas, et on les voyait, par l'effet d'une sorte d'imitation, frémir, trépigner, menacer, maudire, à l'unisson du ministre.
Il importait d'autant plus à Périer de pouvoir s'appuyer sur une majorité fidèle, que le parti de l'émeute trouvait plus de complices, ou tout au moins de complaisants, dans l'opposition parlementaire. Celle-ci avait pour tactique de nier le péril révolutionnaire. Telle est sa thèse dans la discussion de l'Adresse, en août 1831. Que lui parlez-vous d'un parti républicain? Il n'existe que dans l'imagination craintive des ministres. Tout au plus y a-t-il quelques jeunes gens généreux, quelques rêveurs inoffensifs, dont il ne convient ni de blâmer ni de réprimer la conduite. Le péril est du côté des carlistes. «C'est la Restauration, la Restauration tout entière qui est au pouvoir, dit M. Mauguin, et l'on vient nous faire peur de la république!» S'il y a malaise, la faute en est à la politique du ministère. L'émeute a-t-elle éclaté, ne peut-elle être niée, s'est-elle manifestée terrible et sanglante comme à Lyon, alors l'opposition s'en prend au gouvernement, cause de tout le mal. «Il n'y a pas de faute dans un peuple, s'écrie M. Mauguin, sans que le gouvernement soit coupable; si le peuple se rend coupable, c'est que le gouvernement n'a pas su trouver le sentiment national[27].» Ce qui fait dire au Journal des Débats: «Toute la politique de l'opposition est dans ce raisonnement: Chaque désordre, chaque émeute, est une réclamation juste, légitime, un droit qui cherche à se faire jour dans les lois. Satisfaites ce droit et ce sentiment qui frémit de son exclusion; plus de réclamations, alors plus d'émeutes[28].»
Quelques orateurs ont un procédé plus simple encore pour tout imputer au pouvoir; ils voient dans les troubles l'œuvre d'une «police ténébreuse[29]», ou du moins reprochent au ministère de les avoir laissés volontairement grossir. Ils demandent à grand bruit des enquêtes, non sur le crime de la révolte, mais sur celui de la répression. Pendant que l'opposition affecte, en parlant des insurgés, une impartialité ou une compassion hypocrites, elle réserve sa sévérité pour ceux qui ont eu la charge de défendre l'ordre; elle accuse le commandement de précipitation cruelle, l'armée d'animosité contre la population. Quelqu'un ayant soutenu que les soldats, qui venaient de réprimer une émeute, avaient même droit à la reconnaissance que les «combattants de Juillet», parce que, dans les deux cas, on luttait pour la loi, un député de la gauche, le général Demarçay, protestait contre cette assimilation: «Les soldats, disait-il, obéissaient à la voix de leur chef; rien n'obligeait la population de Paris à se dévouer. Les soldats n'affrontaient qu'une mort; les combattants de Juillet en affrontaient deux: les balles premièrement et, en cas de défaite, les supplices.» Aussi comprend-on que, dans un de ces débats scandaleux, soulevés par l'opposition après chaque révolte, M. Dupin fût autorisé à dire: «Il n'éclate pas un désordre, on ne voit pas une émeute, qui ne trouvent dans la Chambre des excuses et des apologies.» Et il demandait «comment pouvait marcher le gouvernement, quand, dans la représentation nationale, la première impulsion était de donner tort à l'autorité et de donner raison au désordre».
Cette détestable tactique n'était pas suivie seulement par les ennemis de la monarchie; elle était aussi celle de la partie de la gauche qui se piquait de constituer une opposition dynastique. Nous l'avons déjà vue, dans les questions étrangères, tout en se défendant de désirer la guerre, seconder ceux qui y poussaient; de même, à l'intérieur, tout en ne voulant pas la république, elle ne semblait avoir d'autre rôle que de couvrir les républicains, de plaider leur innocence, ou au moins leur innocuité, de détourner d'eux la responsabilité et l'irritation, pour les rejeter toutes sur le gouvernement. Écoutez son principal orateur, M. Odilon Barrot: «On vient nous parler des troubles, des émeutes, des républicains. Est-ce que c'est là la véritable cause du malaise du pays? J'ai plus de confiance que vous dans la force de nos institutions, dans le bon sens national. Jamais je n'ai partagé vos terreurs, jamais je ne me suis associé à cette politique de la peur[30].» Il ajoutait que ce malaise venait uniquement de la politique méfiante et réactionnaire de Périer. Au lendemain des émeutes, il se plaignait qu'on eût employé la violence au lieu de «borner les moyens de répression» à cette «force morale», à cette «persuasion[31]», dont lui-même avait fait un si heureux et si honorable usage, lors du procès des ministres et du sac de Saint-Germain l'Auxerrois.
Casimir Périer tenait tête à tous ces adversaires, qu'ils fussent violents ou lâches, perfides ou niais. À ceux qui se laissaient entraîner hors de l'opposition constitutionnelle, il adressait cet avertissement que les partis de gauche ont si souvent mérité en France: «Qu'il me soit permis de dire à l'opposition qu'il n'y a, dans cette voie, ni présent ni avenir pour elle; de lui dire que ce n'est pas à de telles conditions qu'on se prépare à gouverner; qu'elle ne s'aperçoit pas que, si elle avait le malheur d'arriver ou de retourner au pouvoir par ces voies de destruction, par cette route couverte de ruines, elle aurait brisé elle-même d'avance ses moyens d'action et de force. Elle ne gouvernerait pas, elle serait gouvernée; car elle n'aurait derrière elle que des passions pour la pousser au lieu de convictions pour la soutenir. Tout gouvernement lui serait impossible, parce qu'elle aurait professé l'opinion qu'il ne faut pas gouverner notre révolution, mais la suivre, et qu'une révolution que l'on suit ne s'arrête jamais que dans l'abîme.» Contre ceux qui osaient l'accuser d'avoir fait faire l'émeute par la police, le ministre se portait à son tour accusateur: «Messieurs, s'écriait-il, il y va, non pas de notre honneur, que nous croyons, que vous croyez sans doute placé à l'abri de ces accusations, mais il y va de l'honneur de l'accusateur lui-même... C'est nous, à notre tour, qui l'interpellons... C'est nous qui venons, à notre tour, le sommer de répondre, au nom des lois, au nom de l'honneur.»
Spectacle émouvant et parfois grandiose que celui de cet homme, soutenant la lutte à la fois sur tous les terrains. Considérez-le, par exemple, à l'une des heures les plus tragiques de son ministère, en septembre 1831, quand la nouvelle de la prise de Varsovie a soulevé l'émeute dans Paris, mis la Chambre en feu, et que l'on peut se demander si, dans le trouble général, le gouvernement ne sera pas abandonné par une partie de ses défenseurs. La foule s'est ameutée, tumultueuse, menaçante, devant le ministère des affaires étrangères. Tout à coup, la porte s'ouvre, et un coupé sort. La populace, qui y reconnaît le président du conseil et le général Sébastiani, se précipite et arrête la voiture. Les ministres mettent pied à terre. Périer, pâle de colère, l'œil en feu, marche vers les plus animés. «Que voulez-vous?—Vive la Pologne! nous voulons nos libertés.—Vous les avez, qu'en faites-vous? Vous venez ici m'insulter, me menacer, moi, le représentant de la loi qui vous protége tous!» Et comme la foule hurlait: «Les ministres! les ministres!»—«Vous demandez les ministres! s'écrie Périer, les voici. Et vous, qui êtes-vous, prétendus amis de la liberté, qui menacez les hommes chargés de l'exécution des lois?» L'accent dominateur de sa voix, son regard, sa haute stature, saisissent les émeutiers, qui s'écartent et laissent les deux ministres entrer à la chancellerie.
Suivez, dans ces mêmes journées, le président du Conseil à la Chambre, où M. Mauguin reprend les attaques de la rue. Périer «arrive dans la salle des séances, raconte un témoin[32], couvert d'une longue redingote grisâtre, semblable au vêtement historique de Napoléon, jette, d'un geste menaçant son portefeuille sur son pupitre, se croise les bras, comme pour défier ses ennemis de venir jusqu'à lui. Son air est si imposant, que sa petite cour, qui d'ordinaire lui faisait cortége à son entrée, reste immobile sur ses places, et que M. Thiers lui-même, qu'on voyait voltiger sans cesse autour du banc des ministres, s'arrête à moitié de la route. Il y a dans son attitude, sur son visage, quelque chose de ce qui, tout à l'heure, a fait reculer l'émeute. Par moments, il se lève pour aller donner des ordres aux officiers qui viennent lui apporter des nouvelles. «Je sors aussi pour le voir, raconte le même témoin; il est nuit déjà, et je le trouve, dans l'enceinte extérieure, pressant la main de plusieurs officiers de la garde municipale et de la grosse cavalerie qui l'entouraient, et leur disant d'une voix forte: «À la vie et à la mort, messieurs! C'est notre affaire à tous. On ne nous épargnerait pas plus les uns que les autres!» Vous jugez de la réponse. C'est un bruit de sabres et d'éperons, un cliquetis d'armes et de jurements.» Puis le ministre rentre dans la salle, et, pour ranimer ses troupes parlementaires comme il vient de faire des autres, il monte à la tribune. Son émotion et sa colère sont telles, qu'au premier moment il a peine à parler; il reste à la tribune, l'œil étincelant, les narines ouvertes, soufflant comme un lion qui se prépare à combattre. Enfin la parole parvient à se frayer un passage, et jaillit vibrante, brève, saccadée: phrases un peu incohérentes, où l'orateur fait entrer on ne sait trop comment le cri de: Vive le Roi! et de: Vive la France! «Délibérez tranquillement, messieurs, dit-il en terminant; tant que le pouvoir nous sera confié, nous saurons le défendre et le faire respecter par les factieux.» C'est peu de chose, mais rien n'est plus «imposant», dit encore notre témoin; «l'émotion de Casimir Périer, la chaleur de son apostrophe, l'impossibilité où il est de parler d'une manière suivie, le poing qu'il lève avec fureur contre les bancs de l'opposition, le danger qu'il a couru le matin de ce même jour où il a failli périr sur la place publique, le bruit du tambour et les rumeurs qu'on entend au dehors, tout, jusqu'à l'obscurité qui règne dans la salle, contribue à faire de ce moment l'une des scènes les plus solennelles de notre histoire parlementaire». Et quel est l'enjeu de cette terrible partie? Il ne s'agit pas d'une lutte de rhéteurs ou d'un conflit d'ambitieux se rencontrant sur quelque problème factice, comme il arrive parfois dans les assemblées politiques. Ordre ou anarchie, paix ou guerre, telle est l'alternative. La cause que Périer tient en main, c'est le salut de la France et le repos du monde.
Vainement le ministre remporte-t-il une victoire, le lendemain tout est à recommencer, et il doit de nouveau faire face aux mêmes attaques: le dégoût qu'il en éprouve ne lasse pas son courage. À la suite de la sanglante révolte de Lyon, M. Mauguin tente encore d'innocenter les révoltés pour charger le gouvernement; et trouvant sans doute, dans le cas particulier, sa cause trop mauvaise, il réveille toutes les méchantes querelles soulevées à propos des émeutes précédentes, notamment la prétendue histoire des bandes «d'assommeurs» embrigadés par la police lors des troubles du 14 juillet. Périer répond; sa voix est frémissante, sa lèvre trahit son mépris et sa colère. Pâle, épuisé, c'est à croire, en plus d'un moment, qu'il ne pourra continuer; mais sa passion et les applaudissements d'un auditoire auquel il a communiqué son indignation lui redonnent chaque fois comme un nouvel élan. Le débat dure plusieurs jours, le ministre n'a voulu laisser aucune calomnie, sans en faire justice; puis, avant de descendre de la tribune, il dit avec une fierté mélancolique: «Je persiste à défendre notre politique, la vôtre, non nos personnes. Car, il faut le dire enfin, (et après cette triste explication, j'en éprouve plus que jamais le besoin), il faut dire, permettez-le-moi une seule fois, que jamais je n'ai désiré le pouvoir, qu'entré aux affaires en homme de cœur, je n'ai d'autre ambition que d'en sortir en homme d'honneur; que je demande, que j'ai droit de demander à mon pays son estime, parce que ma conscience me dit que je l'ai méritée.»—«Oui! oui! bravo!» crie-t-on des bancs de l'assemblée et même des tribunes, où le public n'a pu contenir son émotion. M. Odilon Barrot tâche de couvrir la retraite de l'opposition, en engageant la Chambre à se montrer «indulgente» pour le ministre. «Je n'accepte pas votre indulgence, je ne demande que justice», s'écrie dédaigneusement Périer; et la Chambre lui rend cette justice, en votant à une immense majorité l'ordre du jour qu'il demandait[33].
De telles luttes étaient singulièrement douloureuses à celui qui en portait le poids. Périer avait des heures d'abattement. Toute provocation de l'ennemi, toute attaque mettant son honneur en jeu et son courage en demeure, lui faisaient aussitôt relever la tête. Seulement, au prix de quelles fatigues, de quelles souffrances, pour cet homme déjà malade avant de prendre le pouvoir! Plus d'une fois, baigné de sueur, la voix altérée, le corps défaillant, il était obligé de s'interrompre et même de quitter la séance, comme faisait, quelques années auparavant, cet autre héroïque malade, M. de Serre. L'opposition semblait prendre un plaisir cruel à entretenir chez le ministre une irritation qui l'usait. M. Mauguin, surtout, s'attachait à cette œuvre meurtrière. C'était lui qui, avec sa faconde présomptueuse, engageait les campagnes, interpellant, pérorant à toute occasion, ressassant les mêmes déclamations. Il s'était constitué l'antagoniste personnel de Périer, antagoniste indigne, mais qui n'était pas, hélas! inoffensif. Il s'acharnait après lui avec une ténacité froide et méchante; sa main sûre le dardait de ses traits envenimés. «J'ai piqué le taureau», disait-il. Au lieu de répondre par le mépris, le ministre bondissait sous la blessure, s'épuisait en colère impétueuse, livrant son âme, là où l'autre ne jouait que de son esprit, et se fatiguait à frapper à coups de massue sur l'ennemi mobile qui se dérobait, en souriant d'avoir torturé une si noble victime. Victime en effet! Chaque heure de ces débats rapprochait de la tombe l'homme dont la vie était si précieuse à la France.
CHAPITRE V
LES LIEUTENANTS DE CASIMIR PÉRIER
(Mars 1831—mai 1832)
I. Casimir Périer sait grouper autour de lui les orateurs les plus considérables. M. Dupin. Son importance à cette époque. Sa fidélité et sa résolution au service de Périer. Ses rancunes contre le parti révolutionnaire et ses inquiétudes personnelles. Caractère de sa résistance.—II. M. Guizot. Ce qu'était alors son talent oratoire. Champion décidé de la résistance. Sa préoccupation des principes. Sa thèse sur l'origine de la monarchie nouvelle. Son impopularité. Ce que pensaient de lui le Roi et Périer.—III. M. Thiers. Ses variations au lendemain de 1830. Successivement collaborateur du baron Louis et de M. Laffitte. Défenseur ardent de Casimir Périer. Son défaut d'autorité. En quoi sa conception de la monarchie différait de celle de M. Guizot. Son discours en faveur de la pairie. Ses débuts oratoires. Il est très-attaqué par la gauche. La supériorité de talent est du côté du ministère.
I
La lutte que Casimir Périer soutenait dans le parlement, pour l'ordre intérieur et la paix de l'Europe, était vraiment son œuvre propre; il en avait pris l'initiative, gardé la direction; il lui avait imprimé la marque de son caractère, de son tempérament et de sa volonté. Il serait injuste cependant d'oublier ceux qui le secondaient efficacement dans ces débats. Tels étaient d'abord les autres ministres, tous zélés, courageux, dociles, quelques-uns orateurs de mérite, mais si manifestement commandés, dominés, absorbés par leur chef, que leur personnalité en était un peu effacée. Périer rencontrait, en dehors du cabinet, ses auxiliaires les plus importants. Il avait su faire accepter son autorité, non-seulement aux simples soldats, mais, ce qui est plus rare, à ceux qui, par leur situation et leur talent, pouvaient justement se croire des chefs. On sait de quelle difficulté il est, en temps de guerre, de trouver, pour le commandement supérieur, un général dont ses camarades et même ses anciens acceptent la prééminence sans envie ni indocilité. Périer était, dans les combats parlementaires, un de ces chefs d'armée incontestés. Autour de lui se groupaient tous les hommes considérables de l'opinion conservatrice, divers d'origine, de tendance et de nature, destinés après lui à se jalouser, à se diviser et à se combattre, mais consentant, pour le moment, à être ses lieutenants, se dépensant, s'exposant autant que s'ils étaient eux-mêmes au pouvoir, et ne connaissant alors entre eux d'autre rivalité que celle du dévouement au ministère et à sa politique. Au premier rang, il convient de nommer M. Dupin, M. Guizot et M. Thiers.
On peut être aujourd'hui surpris de voir M. Dupin placé à côté des deux autres; mais, en 1831, il n'avait pas encore été distancé par M. Guizot et M. Thiers, qui n'en étaient qu'à leurs débuts parlementaires. L'âge de M. Dupin,—il avait quarante-sept ans,—le renom qu'il avait acquis au barreau, le rôle qu'il avait joué dans les assemblées politiques depuis 1828, et même dès 1815, pendant les Cent-Jours, lui assuraient une sorte de supériorité et faisaient de lui l'un des personnages les plus importants de la Chambre. Périer aurait désiré l'avoir pour collègue; lors de la formation du cabinet, il lui avait proposé, sans succès, d'être garde des sceaux. L'offre avait été renouvelée à l'occasion de la crise ministérielle, un moment ouverte en août 1831. Tout en refusant de prendre aucun portefeuille, M. Dupin avait promis un concours auquel le président du Conseil attachait le plus grand prix. Toutes les fois que la lutte devenait un peu chaude: «Parlez, parlez, Dupin», disait Périer. Aussi, peu d'orateurs ont pris une part plus active aux débats de cette époque. Son talent était alors en pleine maturité; toujours les mêmes qualités qui s'étaient manifestées déjà dans les Chambres de la Restauration[34]: don d'improvisation prompte et brusque, souple dans sa rudesse; verve caustique, d'une familiarité vigoureuse, procédant à coups de boutoir pour l'attaque comme pour la défense; pensée courte, superficielle, mais parfois saisissante; façon de trouver un tour vif et pittoresque pour les idées vulgaires, et de donner ainsi une sorte d'originalité à ce que sent et dit tout le monde[35]; saillies de franc et sain bon sens contre la sottise et la déclamation démocratiques.
Pendant toute la durée du ministère, M. Dupin le défendit et le servit avec une fidélité et une résolution assez rares de la part de cet esprit égoïste, ombrageux et mobile, qui se montrera bientôt si rétif à toute discipline, si facilement effarouché de toute solidarité et de toute compromission. C'est que le danger se présentait alors, comme plus tard en 1848, sous la forme tangible et matérielle qui seule touchait M. Dupin. C'est aussi que ce dernier était sous l'empire d'une inquiétude et d'un ressentiment personnels. Avait-il, par quelqu'une de ses boutades, blessé au vif la vanité révolutionnaire? Toujours est-il que dès le lendemain des journées de Juillet, entre les hommes de la politique de résistance, il avait été l'un des plus maltraités dans les journaux, les caricatures et les clubs. L'avocat «libéral» et «gallican», hier encore en pleine jouissance de la popularité facile qu'il avait gagnée en plaidant pour Béranger et le Constitutionnel, en pourfendant les aristocrates ou le «parti prêtre», avait été fort troublé de se voir, à son tour, tympanisé comme réactionnaire, courtisan et même «jésuite»; aussi sous ce titre: Réponse aux calomnies, avait-il publié une brochure apologétique, sûr moyen d'exciter encore plus l'animosité de ses détracteurs et de piquer au jeu leur malice. Il en était venu à se croire menacé dans sa vie et à se faire protéger par des agents de police[36]. Le Journal des Débats déplorait de le voir ainsi «persécuté», et le Temps croyait faire «acte de courage», en osant le louer. Dans la soirée du 14 février 1831, après le sac de Saint-Germain l'Auxerrois, une bande avait cherché à envahir sa maison, aux cris de: «Dupin est un carliste, un jésuite! À mort! Nous voulons sa tête!»
Si conservateur et si «résistant» que M. Dupin se montrât sous l'empire de la peur et de l'irritation, il l'était avec je ne sais quoi d'un peu court et incomplet, qui était la marque de sa nature. Pendant les journées de Juillet, par prudence plus que par scrupule, il avait été l'un des plus timides et des plus lents à s'associer au mouvement; la révolution une fois faite, il avait voulu la limiter; toutefois, loin de chercher à rattacher la royauté nouvelle à l'ancienne, il prétendait l'en distinguer et la rabaisser, sinon au niveau démocratique, du moins au niveau bourgeois. Nul ne combattait avec plus d'insistance ce qu'il appelait la «quasi-restauration» et la «quasi-légitimité» de l'école doctrinaire. Repoussant la souveraineté populaire comme la tradition monarchique, il avait sur l'origine de ce qu'il appelait, dans un langage peu royal, l' «établissement de 1830», une thèse, non de jurisconsulte, mais de procureur, nullement faite, ni dans le fond ni dans la forme, pour augmenter le prestige, la dignité et la solidité de cet «établissement». Dans toutes les discussions contre le parti révolutionnaire, il ne parlait que la langue de l'intérêt égoïste, subalterne; reprochant surtout à l'émeute de faire «fermer les boutiques»; opposant à la propagande belliqueuse la formule peut-être sensée, mais un peu étroite, du «chacun chez soi»; souvent vulgaire alors même qu'il était dans le vrai, ce qui faisait dire au duc de Broglie: «Argumenter à la Dupin par des raisons de coin de rue[37].» Mais, jusque par ses défauts, cet orateur n'était-il pas plus apte que tout autre à se faire entendre d'une partie de l'opinion victorieuse, à éveiller ses alarmes et sa colère, à la retourner contre le parti révolutionnaire, sans cependant s'élever à des régions où il n'eût pas été suivi et dont la hauteur eût même paru suspecte?
II
Âgé de quarante-trois ans, M. Guizot avait seulement quelques années de moins que M. Dupin. L'éclat de son enseignement à la Faculté des lettres, le rôle politique qu'il avait joué pendant la Restauration à côté de ses amis les doctrinaires, son passage au ministère de l'intérieur après 1830, tout contribuait à le mettre en vue. Cependant, entré dans la Chambre seulement en janvier 1830, il y était encore trop nouveau pour être en pleine possession de son talent oratoire. De ses années de professorat, il avait gardé, avec un ensemble de connaissances qu'on eût vainement cherché chez ses rivaux politiques, des habitudes de parole qui ne convenaient pas toutes aux débats du Parlement. Il y a loin, en effet, d'un monologue en Sorbonne, préparé à loisir, écouté avec déférence, au dialogue imprévu et violemment contredit de la tribune. M. Guizot s'en aperçut, et tout en s'étudiant à une transformation dont il sentait la nécessité mieux qu'il n'en avait peut-être précisé d'abord toutes les conditions, il se tenait un peu sur la réserve, tâtait le terrain avant de s'engager, et ne faisait pas emploi de tous les trésors d'éloquence qu'il possédait, mais que lui-même ne connaissait pas encore complétement. Il n'en était pas moins, dès cette époque, l'un des premiers orateurs de la Chambre, laissant voir en germe ces qualités rares qui s'épanouiront bientôt, ce je ne sais quoi de sévère et de passionné, cette voix et cette action si belles, ce don de tout généraliser et de tout élever, cet accent qui dominait l'auditoire, non par une énergie impétueuse et emportée comme celle de Périer, mais par une assurance austère et dogmatique.
La place de M. Guizot était naturellement marquée parmi les défenseurs du ministère. Dès le lendemain de la révolution, après quelques incertitudes, il s'était posé en champion de la politique de résistance; il avait commencé le 25 septembre 1830, lors du débat sur les clubs, et avait ensuite marqué davantage cette attitude à mesure qu'avec M. Laffitte apparaissaient plus manifestes les périls et les misères du laisser-aller[38]. Il a raconté plus tard l'évolution qui s'était alors accomplie dans son esprit; il a dit comment il avait été épouvanté et illuminé au spectacle des suites de Juillet, de «cette société attaquée de toutes parts, impuissante à se défendre, et près de se dissoudre»; à la vue de ce «vaste flot d'idées insensées, de passions brutales, de velléités perverses, de fantaisies terribles, s'élevant, grossissant de minute en minute, et menaçant de tout submerger sur un sol qu'aucune digue ne défendait plus»; à «cette révélation soudaine des abîmes sur lesquels vit la société, des frêles barrières qui l'en séparent, et des légions destructives qui en sortent dès qu'ils s'entr'ouvrent»; «c'est à cette heure, ajoutait-il, que j'ai appris les conditions vitales de l'ordre social, et la nécessité de la résistance pour le salut[39].» Dès lors il ne les oubliera plus, sauf en 1839, pendant le malheureux intermède de la coalition. Sous le ministère Périer, nul ne dénonçait avec un accent plus alarmé le péril social et l' «anarchie croissante[40]»; nul ne prenait plus hardiment à partie la faction révolutionnaire et républicaine[41]; nul ne défendait plus vigoureusement la paix contre les témérités belliqueuses[42]; nul ne posait plus nettement la question entre les deux politiques, entre «la timidité qui ménage le mauvais parti et la franchise qui le combat ouvertement[43]».
Au milieu de conservateurs qui étaient alors presque tous plus ou moins empiriques et hommes d'expédient, M. Guizot avait cette originalité, qu'il se préoccupait des principes. Il déclarait redouter plus encore l'anarchie des idées que celle des faits, ne croyait pas tout fini quand on avait rétabli l'ordre matériel, estimait que «le premier devoir d'un gouvernement» était de «résister, non-seulement au mal, mais au principe du mal, non-seulement au désordre, mais aux passions et aux idées qui enfantent le désordre». Ne pouvant supprimer la révolution de Juillet ni répudier toutes ses conséquences, il aurait voulu au moins faire entre celles-ci un départ et en conserver le moins possible[44]. Il s'efforçait surtout de dégager la royauté nouvelle de l'origine élective que ses amis eux-mêmes semblaient disposés à lui attribuer. Dans la prétention des bourgeois qui croyaient avoir créé une dynastie et se rengorgeaient en parlant du «roi de leur choix», il ne voulait voir que «l'illusion d'une badauderie vaniteuse». Avec quelle ingénieuse persévérance ne cherchait-il pas à imaginer une théorie plus monarchique qui pût s'adapter au compromis révolutionnaire de 1830, montrant dans Louis-Philippe non pas un roi «élu» ou «choisi», mais «un prince, heureusement trouvé près du trône brisé, que la nécessité avait fait roi», et qui, dès lors, héritait des droits historiques de la branche aînée[45]! C'est ce qu'on a pu appeler, d'un mot que M. Guizot se défendait du reste d'avoir jamais employé, la théorie de la «quasi-légitimité». Sans doute, en pure logique, cette théorie avait bien des côtés critiquables, et il était malaisé de se maintenir sur un terrain si étroit et si fragile, entre les royalistes d'un côté, les révolutionnaires de l'autre. On avait donné prise aux attaques des uns et aux exigences des autres, le jour où l'on était une fois sorti du droit héréditaire. M. Guizot gémissait de cette faiblesse: «Ce qui nous manque, disait-il, c'est un point d'arrêt, une force indépendante qui se sente appelée à dire au mouvement révolutionnaire: Tu iras jusque-là, et pas plus loin.» Il doutait que la «royauté nouvelle» pût «suffire à cette tâche», parce «qu'elle était elle-même d'origine révolutionnaire[46]». «Que faisons-nous depuis quinze mois? disait-il encore. Nous cherchons péniblement à retrouver les principes du gouvernement, les bases les plus simples du pouvoir. Cette révolution si légitime est si grave, qu'elle a ébranlé tous les fondements de l'édifice politique et que nous avons grand'peine à le rasseoir[47].» Ces difficultés, douloureusement avouées, montrent, sans doute, une fois de plus, le prix dont il faut payer les révolutions; mais n'est-ce pas un spectacle intéressant que celui des efforts par lesquels M. Guizot, presque seul alors avec le duc de Broglie et quelques intelligences d'élite, tâchait ainsi d'arracher le gouvernement aux conséquences de son origine, ou tout au moins de les limiter? Ce n'est certes pas la tentative d'un esprit médiocre, et mieux vaut en louer le courage que se donner le facile plaisir d'y signaler quelques contradictions.
Cette tentative n'eut pas tout d'abord grand succès. Les vainqueurs de Juillet étaient plus portés à voir, dans la monarchie nouvelle, un compromis avec la révolution que l'héritière par substitution de la légitimité. La théorie de M. Guizot offusquait leurs petits instincts non moins que leurs grandes passions, leur vanité bourgeoise autant que leur orgueil démocratique. Aussi la dénonçaient-ils comme un retour à la Restauration; accusation alors redoutable et qu'on cherchait à rendre plus plausible, en rappelant sans cesse les services rendus aux Bourbons par l'ami de M. Royer-Collard et de M. de Serre, le fameux voyage à Gand en 1815 et le concours donné aux ministres de Louis XVIII. M. Guizot ne semblait, d'ailleurs, rien faire pour retenir ou regagner la faveur publique. L'austérité simple de son intérieur, la dignité de sa tenue en imposaient aux plus ennemis; mais une sorte de sécheresse calviniste, plus visible à cette époque qu'elle ne le sera dans la sérénité de sa vieillesse, une roideur à laquelle il s'appliquait comme à une des conditions de la fermeté, tenaient les autres à distance; ceux-ci, même quand il cherchait à les élever jusqu'à lui, ne se sentaient pas pleinement à l'aise. On eût dit parfois qu'il mettait son point d'honneur à exposer avec une opiniâtreté dédaigneuse les idées qui étaient le moins dans le courant général, et son hautain dogmatisme irritait plus la gauche, effarouchait plus le centre que les emportements agressifs de Périer. Il était alors admis par tous que M. Guizot était impopulaire. Les conservateurs, dont nous connaissons la timidité de caractère et l'incertitude de doctrine, tout en l'admirant de braver ainsi le sophisme révolutionnaire, avouaient volontiers qu'ils le trouvaient un peu absolu et compromettant. On lui en voulait de signaler trop haut et trop tôt des périls qu'on eût voulu oublier ou au moins taire, et il entendait souvent murmurer à ses oreilles,—c'est lui qui le raconte dans ses Mémoires,—les paroles de Prusias à Nicomède: «Ah! ne me brouillez pas avec la république!»
Le Roi, qui, de lui-même et au début, n'avait pas cru possible de placer aussi haut l'origine de sa royauté, était trop intelligent pour ne pas comprendre de quel intérêt ce serait pour lui de voir prévaloir les idées de M. Guizot; et plus tard il lui dira sans cesse: «Vous avez mille fois raison, c'est au fond des esprits qu'il faut combattre le mal révolutionnaire; c'est là qu'il règne.» Mais, vers 1831, par crainte d'aliéner beaucoup de ses partisans, il n'osait approuver ouvertement le grand doctrinaire; il se bornait à lui témoigner son estime et à lui donner plus ou moins clairement à entendre qu'au fond ils étaient du même avis. Quant à Périer, s'il était par nature peu porté aux méditations philosophiques, et si, dans le combat qu'il soutenait, il ne s'inquiétait pas beaucoup des théories et des principes, il en sentait d'instinct la valeur, et était bien aise que d'autres s'en occupassent à côté de lui, au profit de sa cause, et sous son drapeau. Là même lui paraissait être l'avenir du parti conservateur. Il se considérait modestement comme un précurseur, un chef d'avant-garde chargé de déblayer le terrain: «Je ne suis, disait-il à M. Guizot, qu'un homme de circonstances et de lutte; la discussion parlementaire n'est pas mon fort. Vous reviendrez un jour ici, à ma place, quand le duc de Broglie ou le duc de Mortemart ira aux affaires étrangères.» Un autre jour, prévoyant l'heure où il ne pourrait continuer sa tâche: «Je ne m'en irai pas sans m'être donné des successeurs qui comprennent et qui veuillent conserver ce que j'ai fait.» Là-dessus, il entra dans de longs détails sur quelques-uns de ses alliés, les drapant de main de maître: «Ce n'est pas avec ces hommes-là, ajouta-t-il, qu'on peut faire un gouvernement. Je sais que les doctrinaires ont de grands défauts et qu'ils n'ont pas l'art de se faire aimer du gros public; il n'y a qu'eux pourtant qui veuillent franchement ce que j'ai voulu. Je ne serai tranquille qu'avec Guizot. Nous avons gagné assez de terrain pour qu'il puisse entrer au pouvoir: ce sera ma condition[48].»
III
M. Thiers était plus jeune que M. Guizot et M. Dupin; il n'avait que trente-quatre ans. Sa notoriété, cependant, était déjà grande. L'initiative audacieuse que, simple journaliste, il avait prise dans les journées de Juillet, la part qu'il avait eue au renversement des Bourbons et à l'élévation du duc d'Orléans, l'avaient mis fort en lumière et désigné pour jouer un rôle dans le gouvernement nouveau; le talent ne lui manquait pas, et il n'était pas d'humeur à se laisser oublier. Seulement de quel côté se rangerait-il? Rien, dans son passé, n'avait fait prévoir qu'il serait un jour, à côté de Périer, l'un des champions de la politique de résistance. Son attitude sous la Restauration[49], ses livres, ses articles de journaux, ses amitiés semblaient plutôt le destiner à être l'allié de La Fayette, de Laffitte, de Barrot, de Carrel, de tous ceux qui voulaient pousser à gauche la monarchie de 1830. Au lendemain même de la révolution, il fut d'abord difficile de voir où se fixerait cette étoile déjà brillante, mais singulièrement mobile. Une seule chose apparut nettement, c'est que, de journaliste d'avant-garde, M. Thiers voulait passer homme d'État; las de la vie d'écrivain et d'opposant dont il avait rapidement épuisé toutes les satisfactions, il avait soif de mettre la main aux affaires, de dépouiller des dossiers, de faire jouer les ressorts administratifs, de donner des ordres au lieu d'écrire des articles, d'agir au lieu de parler. Était-ce seulement chez lui une ambition que son intelligence d'ailleurs justifiait, ou cette impatience de posséder, de jouir et de commander, fréquente chez ceux qui, partis de rien, sont les propres artisans de leur fortune? C'était peut-être plus encore une sorte de curiosité: curiosité toute vive, alerte, souple, active jusqu'à en être un peu brouillonne, audacieuse, parfois téméraire, avec des côtés presque ingénus et enfantins, en belle humeur de tout connaître, de tout manier, de parler sur tout, s'amusant à découvrir même ce qui était connu auparavant; qualité ou défaut qui demeurera jusqu'à la vieillesse l'un des caractères dominants de cette vie si changeante et de cette nature toujours si jeune.
Sous le premier cabinet, M. Thiers, nommé conseiller d'État, avait été détaché auprès du baron Louis pour remplir des fonctions analogues à celles d'un secrétaire général. Les circonstances lui avaient ouvert les finances; il s'y était jeté. Il se fût jeté aussi bien et même plus volontiers dans les affaires étrangères ou militaires, prêt à tout, même à commander une armée, se croyant assuré de réussir partout, parce qu'il se sentait capable de tout comprendre et de tout expliquer. Bien que, par ce début, il eût été le collaborateur intime d'un ministre ouvertement dévoué à la résistance, il faut croire que son choix personnel n'était pas encore définitivement fait entre les deux politiques, car à peine, en novembre 1830, lors de la dissolution du premier cabinet, s'était-il retiré avec le baron Louis, qu'il rentrait avec M. Laffitte, ayant cette fois le titre formel de secrétaire général du ministère des finances. Sa position était même devenue beaucoup plus importante. Le baron Louis n'était pas un de ces ministres fainéants qui tolèrent un maire du palais; M. Thiers, qu'il traitait avec une bienveillance protectrice, n'avait eu auprès de lui qu'un rôle subalterne et contenu, profitable à son instruction, mais ne donnant pas satisfaction à son goût d'initiative. M. Laffitte, au contraire, vaniteux et indolent, était prêt à laisser entière liberté à qui lui épargnerait l'ennui du travail: le jeune secrétaire général en profita pour toucher à tout avec une hardiesse, intelligente sans doute, mais singulièrement inexpérimentée. Cette vie l'amusait par sa nouveauté et son activité, ce qui ne l'empêchait pas de se plaindre déjà qu'on lui eût fait «abandonner ses études, perdre son repos, et échangé une situation tranquille et sûre contre une situation agitée et précaire[50]». Bien que M. Thiers fût parvenu à saisir une petite part du gouvernement, on ne le prenait pas encore beaucoup au sérieux. On le jugeait volontiers outrecuidant et peu sûr. Ses discours n'avaient pas grand succès. Dans la Chambre, on reprochait à M. Laffitte la confiance qu'il témoignait à son secrétaire général. N'a-t-on pas raconté que quand le ministre voulait faire passer un projet contesté, il croyait prudent de promettre que M. Thiers ne le défendrait pas en qualité de commissaire? Les ennemis de ce dernier répandaient même, sur sa probité administrative, des accusations absolument calomnieuses que son renom de légèreté, son défaut de tenue, et surtout son fâcheux entourage, firent accueillir trop facilement par une partie du public.
M. Thiers était-il définitivement engagé à la suite de M. Laffitte dans la politique de laisser-aller? Divers symptômes eussent pu alors le faire croire. Il se montrait, disait-on, d'un patriotisme presque belliqueux, et professait la stratégie révolutionnaire aux vieux généraux qui fréquentaient les salons de son ministre. Il passait pour avoir regardé d'un œil indifférent, presque complaisant, le sac de l'archevêché[51]. D'autre part, cependant, il avait eu soin de ne pas se compromettre publiquement dans les questions de politique générale: il ne parlait que rarement à la tribune et se renfermait dans les questions spéciales de son ministère. Plus M. Laffitte se discréditait, plus son secrétaire général gardait de réserve. Au dernier jour, quand le Roi, embarrassé d'avoir à rompre, ne savait comment faire comprendre à son ministre qu'il devait se retirer, M. Thiers se chargea de la commission. Enfin, il fit si bien, qu'après la constitution du ministère du 13 mars, il se trouva, grâce à une nouvelle et rapide conversion, au rang de ses plus ardents défenseurs; combattant, par la plume et la parole, aussi bien les anarchistes du dedans que les belliqueux du dehors, fort assidu auprès de Périer et ne mettant plus les pieds chez M. Laffitte. Tout est curieux dans les commencements d'un homme qui va jouer si vite un rôle si considérable; c'est pourquoi nous avons noté ces premières évolutions que nous ne songeons pas, du reste, à juger bien sévèrement. Cette jeune ambition cherchait encore sa voie, et les tâtonnements étaient explicables. Qui donc aurait pu lui jeter la pierre, dans l'étrange confusion de ce lendemain de révolution, alors que les partis étaient si mal classés, que les hommes politiques savaient si peu ce qu'ils voulaient, et que presque tous les ministres de Casimir Périer venaient d'être les collègues de M. Laffitte? Toutefois, l'incertitude de ce début nuisait au crédit de M. Thiers auprès des conservateurs; ceux-ci ne s'habituaient qu'avec quelque peine à le regarder comme un des leurs. Périer se servait de lui, appréciait ses ressources d'orateur ou d'écrivain, et était bien aise de pouvoir en disposer, mais sans l'admettre au même rang, ni le traiter avec les mêmes égards que M. Guizot ou M. Dupin. S'il faut en croire un témoin peu bienveillant et suspect par plus d'un côté, le président du Conseil ne dissimulait pas son agacement quand, à la tribune, M. Thiers disait «nous», en parlant du ministère. Ce témoin prétend même qu'un jour, M. Mauguin ayant appelé M. Thiers «l'organe du gouvernement», Périer, hors de lui, se serait écrié assez haut pour être entendu: «Ça, un organe du gouvernement! M. Mauguin se moque de nous[52]!» Le National, énumérant, en juillet 1831, «les trois grandes renommées conservatrices derrière lesquelles se rangeaient ses adversaires», nommait MM. Périer, Dupin et Guizot; il ne jugeait pas à propos de citer M. Thiers, alors moins considérable et surtout moins considéré.
Tout en se mettant, sans compter, au service de la politique de résistance, nouvelle pour lui, M. Thiers conservait quelque chose de son propre passé. On remarquait en lui une affectation à accompagner d'une certaine rhétorique révolutionnaire des conclusions pratiquement conservatrices. Il louait les conventionnels d'avoir «régénéré la France» et se vantait d'avoir été leur apologiste, au moment où il tâchait d'empêcher qu'on ne suivît leur exemple; il rachetait toute attaque contre les républicains par des invectives bien autrement âpres contre la Restauration et ses partisans. Il ne cherchait pas, comme M. Guizot, à rétablir les doctrines ébranlées ou détruites par la révolution. Plus attentif par nature au succès qu'aux principes, dédaignant même ceux-ci avec une sorte d'impertinence étourdie, n'en prenant, du moins, que ce qui était dans le courant vulgaire et ne pouvait devenir gênant, il se fût volontiers proclamé en 1831, comme il le fera plus tard en 1846, «le très-humble serviteur des faits». Pourquoi, du reste, eût-il travaillé à rendre à la monarchie ce que Juillet lui avait retiré? Ce qui lui importait, c'était que toute autorité fût subordonnée à la majorité parlementaire dont il comptait bien devenir le meneur et le mandataire. Tels étaient pour lui la raison d'être, le sens et le résultat de la révolution. Il repoussait vivement la théorie de la souveraineté populaire, mais pour y substituer ce qu'il appelait «la souveraineté de la majorité». Il ne regrettait pas que la secousse de 1830 eût arraché à la monarchie tout pouvoir distinct et antérieur qui lui eût permis de traiter la majorité en inférieure ou seulement en égale; c'est pour cela, disait-il, qu'il «fallait forcément une atteinte à la légitimité», qu'il «fallait rompre la ligne des préjugés royaux, prendre une dynastie fondée sur un droit nouveau» et ayant tout reçu de «la volonté nationale». «Si cette royauté, ajoutait M. Thiers, est aux Tuileries, comme l'ancienne, elle y est pour prouver que les Tuileries étaient à nous et que nous avons pu les lui donner; elle y est, mais tout le monde peut y entrer et l'y voir[53].» Conception bien différente de celle de M. Guizot! La royauté n'est plus, pour M. Thiers, cette institution permanente créée par les siècles, qui a été de tout temps le moteur principal de la vie nationale, et qui trouve prestige et puissance dans son long et glorieux passé; l'historien de la Révolution n'a guère regardé en arrière plus loin que la Constituante; pour lui, le Roi-citoyen de 1830 est un peu le successeur du Roi-fonctionnaire de 1791; il prend la royauté comme un expédient nécessaire à la nation, et où sa propre ambition trouve son compte; il n'y voit même qu'une sorte de république: erreur analogue à celle qu'il commettra plus tard en prétendant voir dans la république une sorte de monarchie. C'est, du reste, presque à chaque pas que, dans cette première période conservatrice de M. Thiers, on trouve le germe des erreurs de doctrine ou de conduite par lesquelles il servira plus tard la cause révolutionnaire. Dans la brochure que nous avons déjà citée et qu'il publiait alors pour défendre la politique de Casimir Périer, il demandait que le gouvernement de Louis-Philippe se plaçât, non sans doute à l'extrême gauche, mais à gauche; et il ajoutait: «Un gouvernement est dans sa vraie position quand il a derrière lui le parti ennemi et un peu en avant de lui son propre parti.» Cette formule ne semble guère à sa place dans un écrit fait au service d'un ministère qui professait et pratiquait au plus haut degré l'union conservatrice. À y bien regarder, n'est-ce pas le présage de l'œuvre néfaste que M. Thiers commencera, à partir de 1836, en dissolvant la majorité conservatrice au moyen du centre gauche, œuvre qu'il reprendra encore après 1871?
La nature de M. Thiers était, avant tout, pleine d'imprévu; ses préjugés révolutionnaires ne l'empêchaient pas de se faire parfois l'avocat des thèses les plus contraires aux préventions, non-seulement démocratiques, mais bourgeoises. Tel il se montra dans un débat important dont nous aurons à rendre compte, sur l'organisation de la Chambre haute. À côté de M. Guizot, de M. Royer-Collard et de M. Berryer, il fut du petit nombre de ceux qui, combattant pour l'honneur plus que pour le succès, défendirent l'hérédité de la pairie. Ce discours excita vivement la curiosité et provoqua un étonnement que M. Thiers attendait sans doute et désirait. Peut-être, après tant de hardiesses dans un autre sens, lui avait-il paru opportun de faire un coup d'éclat conservateur. Quel meilleur moyen de n'être plus confondu avec les irréguliers et les démolisseurs de la presse de gauche, et de se faire enfin recevoir au rang des hommes de gouvernement?
On a prétendu que ce discours célèbre, qui marquait une évolution si considérable dans l'attitude politique de M. Thiers, en marquait une aussi dans son talent oratoire. On a raconté qu'il avait jusque-là cultivé, sans grand succès, la rhétorique révolutionnaire, tâchant de copier les montagnards et les girondins dont il avait raconté l'histoire, essayant les grandes phrases et les grands mouvements qui convenaient mal à sa petite taille et à sa petite voix; puis, à jour fixe, dans cette discussion sur la pairie, une transformation soudaine se serait accomplie, sur les conseils discrets de M. de Talleyrand; le rhéteur emphatique et violent de la veille serait devenu d'un seul coup, devant un auditoire surpris d'abord, bientôt captivé, un causeur naturel et alerte, abondant et varié, parlant comme on fait «dans un salon d'honnêtes gens», et non plus «dans un forum antique»; il aurait créé, de toutes pièces, en une séance mémorable, ce genre nouveau, si bien fait pour dérouter tous les classificateurs de l'art oratoire, et par lequel il arrivait à l'éloquence sans avoir rien de ce qui paraissait constituer même l'orateur. L'exactitude historique ne comporte pas d'ordinaire tant de mise en scène. La vérité est qu'à ses débuts de tribune, M. Thiers avait un peu cherché sa voie. La note de ses premiers discours était violente. Mal accueilli, interrompu souvent par les murmures, il comprit son erreur, et, dès la discussion de l'adresse, en août 1831, plusieurs mois avant le débat sur la pairie, il avait modifié son ton, pour prendre, avec un succès reconnu par ses adversaires les plus jaloux[54], ce que ceux-ci appelaient «le genre de la conversation sans façon[55]». Le discours sur l'hérédité ne fit donc que continuer un changement déjà commencé qui ne s'accomplit pas en un jour et comme par un coup de théâtre. C'est peu à peu que l'orateur arriva à la pleine possession de l'art merveilleux par lequel il devait charmer tant de générations successives, sans jamais les fatiguer ni se fatiguer lui-même.
L'un des actes parlementaires les plus considérables de M. Thiers à cette époque fut son rapport sur le budget de 1832. Depuis la révolution de Juillet, le gouvernement n'avait vécu financièrement que d'expédients votés au jour le jour. Le budget préparé en 1829 pour 1830 s'était trouvé naturellement bouleversé par la révolution, par les diminutions de recettes et les augmentations de dépenses qui en étaient résultées[56]. M. Laffitte avait quitté le pouvoir en mars 1831, sans avoir fait voter le budget de l'année courante, et il laissait une situation si embarrassée, si périlleuse, que la banqueroute paraissait imminente[57]. «L'état des finances est déplorable, écrivait, le 2 avril 1831, l'un des collaborateurs intimes de Casimir Périer; il y a des chances de banqueroute dès le mois prochain[58].» L'énergie du baron Louis et surtout la confiance, la sécurité, dues à la politique générale du nouveau cabinet, éloignèrent ce péril; mais il n'était plus temps, pour 1831, de sortir du régime des crédits extraordinaires et des douzièmes provisoires[59]. Le ministère était le premier à sentir la nécessité de mettre fin à un état aussi irrégulier[60]; aussi, dès le mois d'août 1831, il soumit à la Chambre qui venait d'être élue le budget de 1832. La commission de trente-six membres, nommée pour examiner ce projet, choisit M. Thiers pour rapporteur. Les études furent longues et le rapport général, impatiemment attendu, ne fut déposé que le 30 décembre 1831. «La tâche d'une commission des finances est toujours difficile, disait en débutant le rapporteur; elle l'était encore davantage cette année, car le budget que nous vous apportons est, pour ainsi dire, le premier budget de notre nouveau gouvernement. Tant d'assertions contradictoires ont été avancées sur notre administration, sur son système, sur ses dépenses, qu'il était grave d'avoir à émettre le premier avis sur ces vastes questions.» Un point surtout attirait l'attention. Pendant les quinze années de la Restauration, la thèse favorite de l'opposition avait été de crier au gaspillage, de prétendre que l'on pouvait faire des économies considérables. Le public avait pris ces belles phrases au sérieux: aussi attendait-il que l'opposition arrivée au pouvoir réalisât le gouvernement à bon marché dont on l'avait si longtemps leurré. Mais voici que, sans même faire entrer en compte les dépenses extraordinaires d'armements, le budget ordinaire, présenté par le ministère pour 1832, atteignait le même chiffre que le dernier budget de la monarchie précédente, soit un peu plus de 950 millions: il était sans doute en diminution sur certains chapitres, sur le clergé, les pensions, la liste civile, la garde royale; mais ces économies étaient compensées par l'intérêt des emprunts contractés depuis 1830, par les retraites des officiers ou des fonctionnaires privés de leurs emplois pour cause politique, et par les allocations plus élevées accordées à certains services. La commission avait eu beau chercher, elle n'avait trouvé à rogner qu'une dizaine de millions. Force lui était donc d'avouer et de faire comprendre au public qu'il n'était pas possible de gouverner à meilleur marché. M. Thiers entreprit hardiment cette démonstration. «Il n'est pas facile, dit-il, de réduire des sommes aussi considérables que celles dont on a parlé quelquefois; il faudrait que l'administration fût bien dilapidatrice, bien coupable, pour vous laisser des cinquantaines de millions à retrancher sur un budget.» Et pourtant, ajoutait-il, «la commission n'a rien épargné de ce qui lui a paru un abus; elle ne s'est arrêtée que lorsqu'elle avait la conviction qu'en allant au delà elle désorganiserait... Qu'on lise sérieusement la longue énumération des dépenses de l'État, et on jugera si les retranchements sont aussi faciles que certaines personnes semblent le penser.» Il répondait ensuite à ceux qui prétendaient qu'il «fallait changer de système». «Nulle part, disait-il, nous n'avons trouvé ce système nouveau et puissant qui, substitué au système dans lequel on s'obstine, dit-on, à vivre, devrait vous procurer des économies immenses... Aujourd'hui, après tant de bouleversements, après Napoléon, après quinze ans de gouvernement représentatif, c'est méconnaître les efforts de tant de générations, que de dire encore que le système est à changer; non, messieurs, il est à perfectionner, à perfectionner lentement, et c'est pourquoi des hommes consciencieux, après des mois de travail, ne trouvent que dix millions d'économie à vous présenter.» L'ancien opposant voulait devenir homme de gouvernement et il en tenait le langage. Une telle démonstration était déplaisante à la Chambre et au public; mais nul mieux que M. Thiers, avec son bon sens lucide, n'était capable de la faire accepter. La majorité fut bien obligée de reconnaître que le rapporteur avait raison; malgré le grappillage souvent mesquin auquel elle se livra sur tous les gros traitements, elle ne put retrancher que quelques centaines de mille francs dans les chiffres de la commission, et les dépenses du budget ordinaire demeurèrent fixées à 962 millions. On croyait alors que c'était un gros budget.
À mesure que M. Thiers se compromettait davantage avec les conservateurs; qu'il prenait, au milieu d'eux, par son talent et son zèle, une place plus importante et plus assurée, il était moins ménagé par ses anciens amis de la gauche. Ceux-ci le regardaient comme un transfuge, à la défection duquel ils se croyaient le droit d'attribuer les plus bas motifs. Moins impopulaire que M. Guizot, il était moins respecté et plus maltraité. Son ancien journal lui-même, le National, par la plume de Carrel, commençait à parler, avec une amertume contenue mais sévère, de «ceux qui avaient écrit l'histoire de la Révolution et qui s'en repentaient[61]». D'autres attaquaient M. Thiers, non-seulement dans ses opinions, mais dans son caractère, dans ses mœurs, dans sa probité. La Société Aide-toi, le ciel t'aidera, composée de tous ceux qui avaient fait campagne avec le rédacteur du National, à la fin de la Restauration, publiait contre le député conservateur un grossier et haineux pamphlet[62]. M. Thiers retournait-il à Aix et à Marseille? son pays natal lui donnait un charivari; les habitants se réunissaient à sa porte, les uns soufflant dans des cornets à bouquin, les autres frappant des chaudrons et des casseroles avec des pelles et des pincettes, ou cognant à tour de bras, avec des maillets monstrueux, sur des tonneaux vides; avec cela, un orage de sifflets, de hurlements, d'invectives, où les journaux de gauche, fort empressés à faire connaître cette manifestation de la «justice populaire», avaient recueilli ces injures: «À bas le patriote apostat! À bas le traître à son pays, le traître à la Pologne, le traître à l'Italie! À bas le trafiquant d'emplois, le protégé perfide du banquier de la grande semaine! À bas! À bas!» M. Viennet, compatissant, adressait à M. Thiers, sur les Charivaris, une épître qui débutait ainsi:
L'émeute a donc sur toi porté sa griffe impure;
Et des charivaris la glorieuse injure
Vient enfin, brave Thiers, d'accueillir ton retour
Dans la noble cité qui te donna le jour.
Que le baume de cette poésie suffit à guérir toutes les blessures du jeune député, on ne pourrait l'affirmer; mais il était trop intelligent pour ne pas comprendre que tout ce qu'il perdait en faveur révolutionnaire, il le gagnait en crédit auprès des conservateurs et du Roi; or, pour le moment, c'est de ce côté qu'il visait.
Thiers, Guizot, Dupin, quelle réunion de forces et de talents autour de Casimir Périer! Ne nous inquiétons pas de leurs divergences, si profondes qu'elles soient; elles disparaissent et sont comme emportées dans le puissant courant que détermine et dirige la volonté vraiment maîtresse du président du conseil. Cette variété même ne sert qu'à étendre le cercle où sont recrutés les adhérents de la politique ministérielle; M. Guizot, à l'aile droite, rassure les monarchistes constitutionnels; M. Thiers, à l'aile gauche, rallie tout ce qui peut être rallié des anciens ennemis de la Restauration; M. Dupin, au centre, affermit les timides, enlève les indécis, contient les indépendants. L'administration fait imprimer et distribuer leurs discours en même temps que ceux de Périer. Jamais ministère n'a eu, nous ne dirons pas de tels protecteurs, le mot ne conviendrait pas, mais de tels alliés, on pourrait presque dire de tels serviteurs. L'opposition parlementaire ne présente alors rien de comparable. La Fayette, chaque jour plus vieilli, est un nom plutôt qu'un orateur; M. Odilon Barrot ne fait qu'essayer sa solennité oratoire; Garnier-Pagès l'aîné, entré à la Chambre dans les premiers mois de 1832, n'a pas encore donné la mesure de sa froide et âpre éloquence; Mauguin, le plus en vue, commence à s'user et à ne plus faire illusion à personne par sa superficielle faconde. Aussi M. Thiers peut-il écrire à cette époque: «On a remarqué que la plus grande masse des talents a couru du côté du pouvoir.»
CHAPITRE VI
LES FAIBLESSES DE LA POLITIQUE DE CASIMIR PÉRIER
I. Périer est obligé de combattre avec des armes émoussées et faussées. On rappelle aux ministres leur passé. État des esprits dans le parti conservateur. Le sentiment monarchique y fait défaut. Question de la liste civile. Pamphlets de M. de Cormenin. Débat de la Chambre.—II. Concessions que Périer se croit obligé de faire au trouble des esprits. Question de la pairie. Discours de Royer-Collard. Suppression de l'hérédité.—III. Politique religieuse. Amélioration produite par l'avénement de Périer. Dispositions du clergé. Attitude du Pape. Sentiments personnels de Périer. Le gouvernement n'ose rouvrir Saint-Germain l'Auxerrois et rebâtir l'archevêché. Dispersion des Trappistes de la Meilleraye. Interdiction des processions. Obsèques de l'évêque Grégoire. Affaire de l'abbé Guillon. Vexations des municipalités. Le christianisme banni de toutes les solennités officielles. La religion maintenue dans l'enseignement public. Le budget des cultes à la Chambre. Langage élevé de M. Guizot.
I
Nous avons pleinement admiré Casimir Périer, nous avons porté très-haut l'homme et son œuvre. Loin de nous la pensée de revenir sur ce jugement. Mais, si énergique que fût la résistance opposée par Périer au désordre, elle avait ses faiblesses; si lumineuse que fût la figure du ministre, elle avait ses ombres. Force nous est de montrer les unes et les autres. L'histoire doit tout dire; elle n'a le droit de rien voiler par complaisance ou par respect. Nous pourrons ainsi, au premier abord, surprendre et peiner ceux qui, avec nous, ont admiré Périer; après réflexion, ils comprendront que cet homme est de ceux qui peuvent supporter sans dommage la pleine vérité. Ils se rendront compte que les défaillances secondaires ont laissé subsister les parties principales, décisives et vraiment méritoires de l'œuvre de résistance; ils verront surtout que ces défaillances ont été moins encore la faute de l'homme que le malheur d'une époque troublée. Presque tout ce que Périer a fait de bon vient de lui-même; ses erreurs et ses échecs viennent, pour une notable part, des passions ou des préjugés alors régnant. Ainsi apparaît toujours ce mal révolutionnaire dont le ministre subissait lui-même l'influence, au moment où il le combattait si courageusement.
Déjà nous avons eu, plus d'une fois, l'occasion de constater les conditions défavorables dans lesquelles Périer devait soutenir la lutte; on a vu comment, par l'effet de la révolution, les armes dont il se servait étaient émoussées, faussées, comme branlantes, et trahissaient parfois la vigueur de son effort; on a vu l'inconsistance de la majorité parlementaire, les acquittements scandaleux du jury, les défaillances de certains préfets ou de certains généraux, la défection des gardes nationales passant à l'émeute au lieu de la réprimer, et même parfois, au début, l'hésitation de l'armée[63]. Les ministres et ceux qui, à leur côté, s'étaient le plus courageusement engagés dans la résistance n'échappaient pas entièrement à cette faiblesse générale et originelle; alors même que leur énergie demeurait entière, leur autorité morale se trouvait atteinte. Ils n'avaient pas trempé naguère dans la révolution, à quelque degré que ce fût, sans être un peu embarrassés pour la combattre. Quand ils voulaient parler ou agir contre le parti anarchique, celui-ci leur objectait qu'ils avaient fait eux-mêmes, à leur jour, ce qu'ils lui reprochaient maintenant. À M. Barthe, devenu garde des sceaux, on rappelait qu'il avait été membre actif des sociétés secrètes, fauteur des conspirations, et La Fayette le nommait malicieusement, à la tribune, «son vieux complice[64]»; à M. Thiers, qu'il avait inauguré contre l'ancienne royauté, dans le National de 1830, la tactique reprise maintenant contre la nouvelle; à M. Guizot, qu'il avait été le collègue et l'allié des républicains dans la société Aide-toi, le ciel t'aidera. Il n'était pas jusqu'à Casimir Périer qu'on ne se plût à mettre en contradiction avec son passé. À l'heure de ses plus tragiques combats, en septembre 1831, après la chute de Varsovie, les opposants de la Chambre, auxquels il reprochait avec une énergie si haute de s'appuyer sur l'émeute du dehors, se croyaient autorisés à répondre que lui-même leur avait donné, quelques années auparavant, l'exemple de prendre la révolte sous sa protection et de s'en servir pour peser sur le Parlement. Il leur suffisait de remonter aux désordres qui avaient accompagné, en 1820, la discussion de la loi électorale, et de rappeler les véhémentes harangues où Périer, chef d'attaque, avait fait un crime au gouvernement d'alors de la plus légitime répression, protesté contre «les excès des soldats conduits par des hommes coupables», et parlé avec menace du «danger de développer tous les jours l'appareil militaire, au milieu d'une population où chacun pouvait se rappeler qu'il avait été soldat». En 1820, ainsi qu'en 1831, c'était un grand ministre qui avait tenu tête, par sa seule parole, par son seul courage, à la coalition de la rue et de la tribune; et, pour compléter la ressemblance, chez M. de Serre, comme, plus tard, chez Casimir Périer, une santé détruite, la force physique toujours sur le point de manquer à une âme vaillante, et l'opposition, devenue par là vraiment meurtrière, pouvant mesurer, sur le front de son illustre victime, l'avance que de telles scènes faisaient prendre à une mort, hélas! trop proche.
Les ministres ou leurs alliés reprochaient-ils à l'opposition qui se prétendait dynastique de faire campagne avec la faction républicaine, c'était encore en rappelant leur conduite sous la Restauration que leur répondait Carrel. «Qui les soutenait alors? disait-il, qui les applaudissait au dehors? Qu'entendaient-ils, dans ce temps-là, par ce parti libéral à qui ils demandaient la popularité?... Ne savaient-ils pas que, sur les mêmes bancs où ils s'asseyaient, il y avait des ennemis déclarés des Bourbons, bonapartistes, partisans d'un 1688 français, ou républicains?... C'est alors que nos hypocrites de légalité, nos hommes gouvernementaux d'aujourd'hui eussent dû proclamer hautement ce qu'ils pensaient et des bonapartistes, et des républicains, et des admirateurs de la Convention, et des théoriciens plus aventureux encore qui prétendaient que Babeuf et ses amis avaient péri innocemment... Non, on ne repoussait pas l'alliance de toutes ces sectes politiques. Alors on n'exécrait aucune nuance des opinions révolutionnaires, on ne répudiait aucune alliance.» Du côté du pouvoir, flétrissait-on, avec un juste mépris, la «presse de la rue», le National répliquait: «Et qu'êtes-vous, vous-mêmes? D'où venez-vous? Est-ce que votre royauté n'est pas la royauté de la rue?... Royauté de la rue, ministres de la rue, députés de la rue, sans cette investiture de la rue, qui vous releva de vos serments envers trois générations de Bourbons, vous ne seriez que des traîtres qui auriez déserté la monarchie légitime, au jour où elle vous appelait à la défendre contre la rue[65].» Sans doute, l'opposition ne se justifiait pas ainsi, mais elle embarrassait les ministres et leurs amis; elle leur faisait, dans les discussions, une situation fausse qui n'était de nature ni à augmenter la force morale du gouvernement, ni à relever les mœurs publiques, ni à redresser l'opinion.
Cette opinion était singulièrement dévoyée. Elle aussi se ressentait de la révolution. Le mal apparaissait non-seulement dans les régions acquises à l'opposition, mais aussi dans celles où le gouvernement cherchait un appui. La masse conservatrice d'alors, malheureusement appauvrie par l'hostilité des éléments légitimistes, avait conservé des événements de Juillet bien des préjugés, des exigences et des passions. Périer y dénonçait un «sentiment de jalousie sociale», un «esprit de vertige», tels que, si l'on y cédait, on «n'aurait bientôt ni armée ni administration, et, il faut le dire, plus de pays». Ajoutez ce malaise que M. de Rémusat dépeignait ainsi à M. Guizot, le 29 juin 1831: «L'état général des esprits me préoccupe... C'est un mélange d'irritation et de découragement, de crainte et de besoin de mouvement; c'est une maladie d'imagination qui ne peut ni se motiver ni se traduire, mais qui me paraît grave. Les esprits me semblent tout à fait à l'état révolutionnaire, en ce sens qu'ils aspirent à un changement, à une crise, qu'ils l'attendent, l'appellent, sans qu'aucun puisse dire pourquoi.»
Ce qui manquait le plus aux conservateurs de ce temps, c'était le sentiment monarchique. Le malheur du régime de 1830, on l'a dit, était que les vrais royalistes n'y criaient pas: Vive le Roi! Parmi les partisans de ce régime, plusieurs eussent été surpris, peut-être même blessés, si on les avait traités de royalistes. Carrel a esquissé plaisamment d'après nature le bourgeois de ce temps. «Avez-vous quelquefois interrogé, dit-il, un de ces gens paisibles, excellents citoyens au fond, mais peu prévoyants, et qui s'étaient laissé enrégimenter dans le juste milieu, sous M. Périer?... Demandez à cet homme s'il est royaliste, il vous répondra qu'il est abonné depuis quinze ans au Constitutionnel, et que sans doute vous vous moquez.—Républicain? Pas davantage; mais il veut les conséquences de la révolution de Juillet.—Propagandiste? Il a horreur du mot, depuis qu'il a lu le discours de M. Périer; mais il tiendrait beaucoup cependant à ce que la France fût encore la grande nation, car il a dans sa bibliothèque, à côté d'un beau Voltaire, une superbe édition des Victoires et conquêtes, de M. Panckoucke, et il a été révolté de l'abandon de la Pologne. Notre homme n'est rien de ce qui fait un royaliste; il est, au contraire, implacable ennemi des chouans, des prêtres, des émigrés et de la Sainte-Alliance; il a toute l'étoffe d'un républicain, seulement il ne le sait pas; il a peur du mot et pas de la chose. Il prendrait son parti de la république, si elle pouvait venir sans trouble; mais, en attendant, il est pour l'ordre public, ou mieux encore pour la tranquillité.» Qui pourrait nier la part de vérité contenue dans cette satire? Le haut esprit du duc de Broglie notait alors, avec dégoût et tristesse, chez ceux qui l'entouraient, «cet appétit pervers, naturel aux époques de révolution, de tout abaisser, la royauté surtout». «Si l'on est obligé, ajoutait-il, de laisser subsister cette royauté», on cherche du moins à «la compromettre de plus en plus dans les idées et les intérêts révolutionnaires[66]». La vanité des petites gens se plaisait à mettre sans cesse cette monarchie en face de son origine; ils avaient la bouche pleine, quand ils parlaient du «roi qu'ils avaient fait[67]», et se croyaient au moins ses égaux; lors des illuminations du 28 juillet 1831, un Parisien avait mis à sa fenêtre son propre portrait et celui du Roi, avec ce distique écrit sur un transparent:
Il n'est point de distance entre Philippe et moi;
Il est roi-citoyen, je suis citoyen-roi.
Il n'était pas jusqu'aux mœurs simples du prince dont on n'abusât pour le traiter avec un sans gêne irrespectueux. M. Doudan l'a dit: «L'homme est un animal insolent qui n'aime l'extrême simplicité que pour lui grimper sur les épaules»; et ce fin observateur en concluait plaisamment que, «s'il était par accident chef des peuples, il vivrait au milieu de la foudre et des éclairs, surtout, ajoutait-il, dans les temps où les idées d'égalité absolue auraient miné le monde[68]». La vue des outrages dont la royauté était alors accablée par ses adversaires ne rappelait pas ses partisans à plus de respect. À voir même ces étranges conservateurs faire aux caricatures de Philipon et de ses collaborateurs un succès de curiosité, n'eût-on pas dit que le ridicule et la boue jetés sur le Roi flattaient en eux je ne sais quel arrière-fond d'envie[69]?
C'est que, chez la plupart de ceux qui soutenaient la monarchie nouvelle, le cœur n'était pas assez intéressé. On eût vainement cherché en eux ce mélange de tendresse et de foi, qui marquait autrefois les rapports du sujet et du Roi, et qui avait, dans une certaine mesure, reparu sous la Restauration[70]. Bien au contraire, ils se vantaient d'avoir répudié cette sentimentalité et cette religiosité monarchiques. «Nous ne sommes pas des Vendéens», disait l'un d'eux à Louis-Philippe. Beaucoup n'étaient même pas des whigs. S'ils s'attachaient à la royauté, ce n'était ni par affection ni par principe; ce n'était guère que par intérêt. Cette royauté leur paraissait être, comme on l'a dit, «un paratonnerre pour protéger les boutiques». Sa force était surtout de pouvoir répéter à la bourgeoisie ce que l'astrologue de Louis XI disait à ce prince, pour se mettre en garde contre ses fantaisies meurtrières: «Je mourrai juste trois jours avant Votre Majesté.» Est-il vrai, comme l'ont soutenu des esprits qui se piquaient d'être désabusés et positifs, que l'intérêt est pour la monarchie un fondement meilleur que le sentiment? Sans doute, l'intérêt peut, à un moment donné, assurer des concours nombreux; mais sont-ce les plus sûrs et les plus dévoués? Une telle fidélité a besoin d'être stimulée et entretenue par un danger en quelque sorte tangible; avec la sécurité, vient l'indifférence, et une indifférence accessible à tous les caprices, à toutes les excitations malveillantes. Cet intérêt manque même de clairvoyance; il se trompe facilement sur la réalité du danger, et souvent il ne commence à s'en émouvoir que quand le temps est passé de l'écarter. Ainsi fera-t-il en 1848. C'est en ce sens que, dès 1832, un fin observateur disait à Henri Heine: «Le parti du Roi est très-nombreux, mais il n'est pas fort.»
Presque à chaque pas, apparaissait alors ce défaut de véritable royalisme: on eût dit que, parmi les partisans de la monarchie nouvelle, beaucoup voulaient lui faire payer leur appui en la contrariant, et, pour nous servir d'une expression appropriée à la vulgarité d'une telle conduite, en lui faisant la vie dure. Cette tendance se manifesta surtout à propos de la fixation de la liste civile. Il eût importé à la dignité de la monarchie nouvelle qu'une telle question fût résolue largement et promptement, sans marchandage et presque sans débat. Quand, sous la Restauration, la liste civile de Louis XVIII avait été fixée à 34 millions, celle de Charles X à 32 millions, il n'y avait pas eu une objection. Si les choses ne se passèrent pas de même après 1830, la faute en fut au moins autant à la timidité ou aux idées fausses des partisans de la monarchie qu'aux manœuvres de ses adversaires. Les conservateurs s'étaient nourris de phrases sur le «gouvernement à bon marché». Une royauté bourgeoise qui régnerait au rabais et qui serait mise en garde contre l'orgueil par de salutaires humiliations, tel était leur idéal. N'était-on pas d'ailleurs parvenu, à force de calomnies ouvertes ou de perfides insinuations, à leur persuader qu'il fallait se méfier de l'avarice de Louis-Philippe? Ce bâtisseur infatigable qui devait laisser après lui une liste civile obérée, on le présentait comme étant possédé d'une parcimonie et d'une avidité mesquines, vices les plus propres, après la lâcheté, à discréditer un prince en France; et plus d'un badaud avait fini par croire que le Roi ne songerait qu'à économiser et à thésauriser les millions de sa dotation. Certaine manière d'être de Louis-Philippe aidait sur ce point la méchanceté de ses ennemis. Par amour de l'ordre, par souci surtout de l'avenir de ses enfants qu'il craignait de voir, un jour, «sans pain»[71], il avait, en ces questions de fortune, une préoccupation soigneuse, qui était plus d'un propriétaire prudent et d'un bon père de famille que d'un prince. Peut-être lui eût-il été profitable d'avoir quelques défauts de plus, un peu de l'insouciance, de l'imprévoyance en fait d'argent, qui, à tort ou à raison, paraissent en France la marque du gentilhomme. Tout en dépensant beaucoup et utilement, il n'avait pas, dans la forme, cette magnificence qu'un aventurier eût peut-être feinte avec plus d'adresse, et grâce à laquelle quelques louis jetés avec désinvolture font plus d'effet sur la foule que des millions dépensés avec une régularité bourgeoise. Néanmoins, rien dans tout cela ne pouvait justifier ou même seulement excuser cette imputation d'avarice qui ne fut pas la machine de guerre la moins efficace contre la monarchie nouvelle. Des injustices nombreuses auxquelles Louis-Philippe était exposé, nulle ne lui fut plus sensible, plus douloureuse, et la première fois que, dans son intimité, il prononça le mot d'abdication, ce fut après une attaque de ce genre.
En décembre 1830, M. Laffitte avait déposé un projet fixant la liste civile à 18 millions; mais, surpris et effrayé de l'opposition qui s'éleva, il ne pressa pas la discussion, et, dans la commission, se hâta d'abandonner le chiffre qu'il avait proposé. Périer, lui-même, sentit l'opinion si excitée, qu'il montra une timidité à laquelle il n'avait habitué ni ses amis ni ses adversaires. Ce fut seulement le 4 octobre 1831 qu'il se décida à présenter un nouveau projet: encore y laissa-t-il en blanc le chiffre de la dotation, voulant, disait-il, par un sentiment de haute convenance et par déférence pour une auguste volonté, remettre à la Chambre le soin de le fixer elle-même. Cette réserve, bien loin de désarmer les oppositions, les rendit au contraire plus audacieuses. On se livra, dans la presse, à toutes sortes de calculs perfides, de lamentations hypocrites, d'insinuations calomnieuses: sous prétexte de liste civile, ce fut le Roi, dans sa vie privée, avec ses goûts supposés, qu'on mit sur la sellette et qu'on travestit outrageusement. Dès ce moment, un homme se fit une spécialité de cette diffamation factieuse: c'était M. de Cormenin. Ancien membre du conseil d'État sous l'Empire et sous la Restauration, connu comme juriste administratif, dynastique zélé sous ces deux régimes, gratifié par faveur du titre de vicomte, rien dans son passé ne l'avait préparé au rôle qu'il allait jouer. Il était député et s'appliquait, depuis Juillet, à voter avec le parti le plus avancé, mais sans tenir grande place dans la Chambre. À la tribune, le regard effrayé et la parole hésitante, il faisait piteuse figure. Est-ce pour cela qu'il préféra s'embusquer dans de petits pamphlets qu'il pouvait écrire sans avoir ses contradicteurs en face? Son titre de député ne lui était pas cependant inutile, puisqu'il lui assurait une inviolabilité fort avantageuse en ce rôle de calomniateur: ce qui ne l'empêchait pas de dire au «peuple» que, par amour pour lui, il s'exposait «aux sépulcres vivants de Pélagie». Ses lettres sur la liste civile, publiées en décembre 1831, eurent un grand retentissement. La valeur en était cependant médiocre; langue pénible, sans naturel, guindée et limée, tout en étant singulièrement incorrecte[72]; phrases courtes, sans être toujours rapides; traits laborieux, railleries plus dénigrantes que malicieuses, rire plus nerveux que gai, émotion de rhéteur à froid; voilà ce qu'on prétendait égaler au style pur, délicat, parfois exquis, à l'esprit vif, bien qu'un peu sec, de Paul-Louis Courier. N'osa-t-on même pas prononcer, avec sérieux, le nom de Pascal? À défaut de mérite littéraire, ces pamphlets avaient une efficacité malfaisante. Leur dialectique vulgaire et sophistique imposait aux badauds. Des chiffres perfidement disposés donnaient à la critique une apparence de précision. L'auteur par son instinct propre devinait ce qui pouvait le mieux flatter les petits sentiments, exciter les envies mesquines et les haines souffreteuses. Ainsi mettait-il en regard la paille nécessaire à la litière des écuries royales, et celle qui manquait au lit de tant de pauvres familles, ou calculait-il combien, à quinze sous par jour, on nourrirait de paysans avec les millions de la liste civile. Au profit de qui l'ancien auditeur du premier Empire, le récent maître des requêtes de la Restauration, le futur conseiller d'État de Napoléon III, faisait-il alors cette vilaine campagne? On serait embarrassé de répondre. Peut-être obéissait-il surtout à des ressentiments médiocres et à un naturel besoin de dénigrement. Pour le moment, il se disait républicain, et les républicains l'acceptaient comme un des leurs, en attendant qu'en 1848, ils reçussent de ses mains le suffrage universel, et lui confiassent, comme au plus compétent, la préparation de leur constitution.
Ces polémiques n'avaient que trop d'effet sur une opinion mal disposée. Enfin la discussion s'ouvrit à la Chambre, en janvier 1832. Elle ne dura pas moins de huit jours, âpre, violente, mesquine; on eût dit «un marchandage avec un entrepreneur avide et rusé dont les demandes sont suspectes et dont on s'applique à réduire les bénéfices[73]». Une partie des conservateurs, au lieu de décourager et d'étouffer un débat mortel au prestige même de la royauté, suivait à demi l'opposition, ou du moins paraissait l'entendre sans déplaisir. Casimir Périer voyait bien la faute d'une telle conduite; il conjurait ses amis de se rappeler que «ce n'était plus une question financière», mais «une question politique», et comme il le disait justement, une «question de royauté». Néanmoins il sentait avoir affaire à des affections si froides et à des préjugés si vifs, que lui-même était craintif, embarrassé, «comme s'il eût demandé plus qu'il n'avait droit ou chance d'obtenir». Des incidents bruyants et passionnés marquèrent ce triste et long débat. Un jour, M. de Montalivet était amené, au cours de son argumentation, à parler du Roi et de ses «sujets». Aussitôt éclate un effroyable tumulte sur les bancs de l'opposition: «Il n'y a plus de sujets depuis la révolution de Juillet! crie-t-on.—Les hommes qui font des rois ne sont pas des sujets! À l'ordre, l'Excellence!» On ne permet pas au ministre de s'expliquer: c'est une rétractation qu'on exige; le trouble est tel, qu'il faut lever la séance. Vainement expose-t-on à ces «citoyens» que les Anglais ne sont pas moins libres, pour se dire les «sujets» du Roi; vainement leur rappelle-t-on qu'eux-mêmes, depuis 1830, s'étaient déjà servis plusieurs fois de cette expression; ils ne veulent rien entendre, et M. Odilon Barrot rédige gravement une protestation que signent cent soixante-sept députés, tous fiers de cette résistance héroïque au despotisme royal. Quand vint le moment de voter sur les articles de la loi, il ne fut plus même question des 18 millions, d'abord proposés par M. Laffitte et provisoirement alloués au Roi depuis la révolution. Le chiffre de 14 millions, appuyé par les ministres, fut repoussé comme trop élevé; il fallut se rabattre à 12 millions.
II
Tel était le trouble des esprits, que Périer jugeait parfois impossible d'y résister, ou même semblait en être personnellement atteint. On pourrait noter plus d'un symptôme de cette faiblesse. Par exemple, à un moment où la population échauffée n'avait certes pas besoin d'être encouragée à la révolte, le gouvernement s'honorait de «célébrer la mémoire du 14 juillet 1789», première émeute d'où tant d'autres étaient sorties, et accordait une pension de cinq cents francs aux «vainqueurs de la Bastille» qui «justifieraient de leur coopération à cette œuvre mémorable»; les révolutionnaires, en cela plus logiques que le pouvoir, répondaient à cette avance, en préparant ouvertement, pour le jour de cette fête, des désordres qu'il fallait réprimer avec un grand déploiement de troupes. Une autre fois, le ministère laissait voter par la Chambre des députés, sans oser même intervenir, l'abrogation de la loi qui avait institué le deuil national du 21 janvier; vote aussitôt interprété par la presse comme la réhabilitation ou tout au moins l'absolution du meurtre de Louis XVI. Heureusement, il se trouva, à la Chambre des pairs, des voix pour dire ce que le gouvernement ne disait pas. Le duc de Broglie montra, avec une particulière élévation, que, si l'on pouvait oublier les fautes des hommes, on ne devait pas oublier les leçons des événements. «Quant au 21 janvier lui-même, s'écria-t-il, point de molle complaisance, point de sophisme, point d'oubli non plus. Au temps où nous vivons, lorsque l'ouragan des révolutions gronde sur la tête des peuples et des rois, il importe à la France, il importe au monde de n'en pas perdre la mémoire.» Et, le lendemain, Casimir Périer disait un peu tristement à M. Guizot: «Le duc de Broglie est bien heureux; il a pu dire ce que pensent tous les honnêtes gens[74].» Le ministère ne s'opposa pas davantage, dans la Chambre des députés, au rétablissement du divorce, mais la Chambre des pairs le repoussa.
L'obligation où le gouvernement croyait être de faire la part des passions et des préjugés apparut plus encore dans un débat autrement important. L'heure était venue de résoudre cette question de l'organisation de la pairie que, lors de la révision de la Charte, on avait renvoyée à la session de 1831, et qui, aux dernières élections, avait tenu tant de place dans les manifestes de tous les candidats. C'était ce que M. de Salvandy appelait alors «la grande bataille de la politique révolutionnaire». Personnellement, Périer était pour le maintien de l'hérédité. Néanmoins l'opinion lui paraissait si montée, il craignait tant d'être abandonné par beaucoup des partisans habituels du ministère, qu'il ne jugea pas possible même d'essayer une résistance. M. Guizot s'est demandé après coup si l'impossibilité n'était pas plus grande en apparence qu'en réalité. Toujours est-il que ni lui ni aucun de ses amis n'avaient cru pouvoir alors conseiller la lutte; les principaux membres de la majorité, réunis et consultés par le ministre, s'étaient pour la plupart prononcés contre l'hérédité, et ceux qui lui étaient favorables avaient déclaré qu'il y aurait témérité périlleuse à la défendre.
Ce ne dut pas être sans une douloureuse angoisse et le sentiment amer de son humiliation que Périer se résigna à sacrifier une institution si importante devant la clameur démocratique. Aussi, quand, le 27 août 1831, il apporta le projet qui conservait au Roi le droit de nommer les pairs, mais enlevait à ceux-ci l'hérédité, le président du conseil ne portait pas la tête aussi haute que d'habitude. Il ne dissimula pas que ce qu'il proposait était contraire à son sentiment propre; il rendit «hommage au mérite» de l'hérédité, en même temps qu'il proclamait «la puissance du fait» qui la condamnait; mettant en balance «l'intérêt à venir du pays» qui voudrait le maintien de l'hérédité et «ses opinions actuelles» qui en exigeaient la suppression, il se déclara tristement obligé à tenir compte de ces «opinions». «Ici, dit-il, la législation transige avec la politique, et l'intérêt à venir du pays avec ses opinions actuelles.» Puis il ajouta: «Oui, messieurs, puisqu'une indépendance constitutionnelle qu'on doit, en théorie, regarder comme protectrice de la liberté politique est confondue, dans l'imagination des peuples, avec l'ancienne aristocratie nobiliaire, oppressive de nos libertés civiles; puisque notre devoir, notre besoin est de consulter l'impression populaire, en attendant la conviction nationale, nous vous proposons, comme ministres chargés de recueillir les vœux publics et d'y satisfaire en tout ce qui n'est pas contraire à la justice, nous vous proposons, comme dépositaires des intérêts d'ordre public, mais en vous laissant à vous, messieurs, comme législateurs, votre part, une grande part de responsabilité dans cette détermination, nous vous proposons de déclarer que la pairie cesse d'être héréditaire.» Périer n'avait pas accoutumé ses auditeurs à un langage si embarrassé. Il demanda seulement,—satisfaction bien illusoire donnée à ses scrupules,—que cet article de la Charte pût être revisé ultérieurement, le jour où la nation, mieux inspirée, voudrait réformer l'œuvre d'une époque de trouble. Quel plaisir ce fut, pour tous les journaux opposants, d'insister avec une malice impertinente sur la capitulation de ce ministre d'ordinaire si fier, de le montrer n'osant pas soutenir son opinion, bien plus, s'offrant lui-même à immoler l'institution dont il se déclarait partisan!
Le débat s'ouvrit, le 20 septembre, à la Chambre des députés. Abandonnée par le ministère, l'hérédité n'en trouva pas moins d'illustres champions, qui mirent leur honneur à faire comme de magnifiques funérailles à cette nouvelle victime de la révolution. Fait curieux, une thèse qu'on appelait aristocratique fut surtout défendue par quatre bourgeois. M. Berryer, M. Guizot, M. Thiers et M. Royer-Collard firent assaut d'éloquence, au service de cette cause perdue d'avance[75]. Entre tous, le discours de M. Royer-Collard fut un «événement»; c'est le mot dont se servait alors même Carrel. Cette grande voix, naguère si écoutée et si populaire, s'était tue depuis la révolution. On eût dit que l'illustre doctrinaire, dont on sait le rôle considérable sous la Restauration[76], avait regardé ce rôle comme terminé par la chute de Charles X. Il affectait de n'être plus qu'un spectateur découragé, avec un fond de raillerie un peu méprisante. Sa nature d'esprit se complaisait d'ailleurs à cette abstention hautaine et chagrine. Sous le régime précédent, ne l'avait-on pas vu se dérober soigneusement à l'action et au pouvoir, par l'effet de sentiments complexes où l'orgueil avait plus de part que la modestie, et où quelque égoïsme se mêlait à une fierté désintéressée? En juillet 1830, quand la résistance parlementaire dont il avait été l'un des chefs s'était brusquement tournée en révolution, on l'avait entendu dire: «Je suis parmi les victorieux, mais la victoire est bien triste.» Sans blâmer ceux qui prenaient part à l'établissement d'une dynastie nouvelle, il les avait encore moins approuvés et surtout ne leur avait pas promis le succès. Dans ses lettres ou dans sa conversation intime, il déclarait volontiers qu'il «ne s'entendait pas avec le présent», craignait l'avenir et ne vivait qu'avec les souvenirs du passé. Il insistait sur ce qu'il appelait «la contradiction des principes du nouveau gouvernement». «Je n'avais, disait-il encore, de vocation libérale qu'avec la légitimité; la quasi-légitimité n'est pas un contre-poids suffisant; elle aura bientôt usé les honnêtes gens qui s'y sont confiés.» De là, ce silence qu'il avait gardé à la Chambre, depuis l'avénement de la nouvelle monarchie, silence qu'il savait, du reste, rendre presque aussi imposant que l'avait été sa parole. Néanmoins, si étranger qu'il voulût demeurer à l'expérience faite par les hommes de 1830, la suppression de l'hérédité de la pairie lui parut un pas considérable dans la descente démocratique, et il crut devoir à son pays, surtout se devoir à lui-même, une suprême protestation. Rarement son éloquence s'était élevée aussi haut: ce fut moins l'argumentation d'un contradicteur que l'avertissement d'un prophète. «La démocratie dans le gouvernement, dit-il, est de sa nature violente, guerrière, banqueroutière. Avant de faire un pas décisif vers elle, dites un long adieu à la liberté, à l'ordre, à la paix, au crédit, à la prospérité.» Puis, au milieu du recueillement profond de la Chambre qui l'écoutait non sans une sorte d'effroi intime, M. Royer-Collard terminait ainsi: «Messieurs, je contiens les pressentiments dont je ne puis me défendre; mes paroles n'ont point franchi la question qui vous occupe. Cependant, quelque grave qu'elle soit, elle révèle une situation plus grave encore, et dont nous faisons nous-mêmes partie. Il nous est donné, peut-être pour la dernière fois, de la changer si nous arrêtons enfin, dans cette grande circonstance, le cours de nos destructions, je n'ose le dire, de nos dévastations. C'est assez de ruines, messieurs, assez d'innovations tentées contre l'expérience. La fatigue générale vous invite au repos. Les plus ignorants savent démolir, les plus habiles échouent à reconstruire. Maintenez avec fermeté, consacrez de nouveau l'hérédité de la pairie, et vous n'aurez pas seulement sauvé une institution protectrice de la liberté comme de l'ordre, vous aurez repoussé l'invasion de l'anarchie, vous aurez relevé l'édifice social qui penche vers sa ruine.»
Pour défendre la loi, Périer ne pouvait se placer aussi haut; il fut réduit à arguer de la nécessité politique, et à reproduire les explications embarrassées de son exposé des motifs. À droite comme à gauche, on avait vivement critiqué cette attitude d'un ministère laissant voir que la loi qu'il présentait était contraire à son opinion. «Quel est donc, s'était écrié M. Berryer, le devoir du législateur, si ce n'est de résister fortement à ce qu'il regarde comme dangereux, à ce qui répugne à sa conscience, à sa conviction, à ce qu'il considère comme une manifestation d'erreur publique! Honte à ceux qui, dans ce cas, désertent leur propre conviction. Je cherche en vain une expression pour qualifier cette conduite: une seule un peu forte, vous me la passerez, peut rendre mon idée, c'est celle de trahison.» Périer répondit que les règles parlementaires ne pouvaient s'appliquer en présence de la Charte qui précisait la date de la révision, des passions soulevées contre l'hérédité et des élections qui l'avaient condamnée. «Il n'appartient à personne, ajoutait-il, de changer la situation, d'en ajourner les exigences, ou d'en modifier l'effet; la loi n'avait en quelque sorte qu'à la constater. Ce n'était donc pas la conscience du ministère qui se trouvait engagée contre les principes, c'était son action qui était toute tracée par les faits. Sa propre conviction n'était plus la question dominante; la loi paraissait tout écrite dans les circonstances.»
De l'aveu de tous, l'honneur du débat avait été pour la cause de l'hérédité. «C'est dommage que ceci finisse sitôt, disait le général Bugeaud à M. Guizot; vous n'aviez pas vingt voix au commencement; vous en aurez davantage.» Au vote, il y en eut quatre-vingt-six; qu'était-ce pour résister aux deux cent six députés qui, partageant ou servant les préjugés du jour, se prononcèrent contre l'hérédité? Ce premier vote émis, Périer retrouva un peu de son énergie pour défendre le droit de nomination royale contre l'élection: «Je prie la Chambre d'observer, dit-il, qu'il ne s'agit ici ni d'une question de pouvoir ministériel ni de la pairie, mais que c'est ici la question de la royauté tout entière qui s'agite devant elle.» Il fut décidé que le Roi nommerait les pairs, sauf obligation de les choisir dans certaines catégories. Sur un autre point, le président du Conseil fut moins heureux; malgré sa vive insistance, il ne put faire adopter l'article qui réservait aux Chambres la faculté de reviser plus tard cette disposition de la Charte; les adversaires de l'hérédité exigèrent une condamnation irrévocable.
Périer n'était pas encore au bout de ses peines. Il restait à imposer à la haute Chambre elle-même sa propre mutilation. Pour lui arracher un vote qu'au fond il déplorait, le ministre dut faire une «fournée de pairs» et s'engager à fond dans le débat. Au cours de son administration, il eut sans doute à soutenir des luttes autrement violentes et tragiques; il n'en connut pas peut-être de plus pénibles et de plus mortifiantes.
La ruine était consommée. Dépouillée de ce qui faisait son indépendance et son autorité, la Chambre des pairs n'existait plus qu'à l'état de conseil administratif ou de tribunal politique. Vainement était-elle riche en capacités, en expériences, en renommées, elle avait désormais perdu toute influence sur la direction du gouvernement; on ne pouvait y trouver ni un obstacle, ni un appui. Dans l'atmosphère démocratique où nous vivons aujourd'hui, nous n'avons plus même l'idée d'une Chambre héréditaire. C'est précisément parce que de telles institutions, une fois détruites, ne sauraient être rétablies artificiellement, qu'il eût fallu se garder d'y porter légèrement atteinte. En 1830, l'hérédité de la pairie existait; les libéraux de la Restauration, à la suite de Benjamin Constant, y avaient vu l'un des principes essentiels du gouvernement parlementaire. Après la crise de Juillet, l'hérédité eût dû apparaître plus utile encore: il n'y avait plus d'autre contre-poids aux forces populaires, tant accrues par la révolution. Mais la bourgeoisie victorieuse, par peur ou haine d'un fantôme aristocratique qui ne pouvait gêner son ambition, se jeta du côté de la démocratie, qui était sa vraie rivale, sa menaçante et impatiente héritière; dans son aveuglement, elle ne comprit pas que les démocrates avaient contre la prépondérance des classes moyennes la même animosité, contre le principe de la monarchie les mêmes objections que contre l'hérédité de la pairie. Ce qui aggrave sa faute et sa responsabilité, c'est qu'elle agit ainsi par de petits motifs: sottes rancunes, jalousies mesquines, lâcheté ou timidité à remonter le courant. La monarchie se trouvait désormais sans point d'appui, en face d'une Chambre élue qui était d'autant plus portée à exagérer sa prépondérance, qu'elle pouvait se flatter d'avoir seule créé la royauté et fait la constitution. Qui eût osé affirmer que cette monarchie née de la veille, sortie d'une révolution, suspecte à l'Europe, trouverait en elle-même de quoi compenser cette diminution de force?
III
La faiblesse que nous venons de noter chez Périer apparaissait dans sa politique religieuse. Non, sans doute, que l'avénement du ministère n'eût marqué, sous ce rapport comme sous les autres, un changement considérable et un heureux progrès. Dans le discours où il exposait son programme, le président du Conseil annonçait solennellement que «la liberté des cultes serait protégée comme le droit le plus précieux des consciences qui l'invoquent». Parole significative, au lendemain du jour où le ministère Laffitte avait honteusement laissé saccager Saint-Germain l'Auxerrois[77]. Le clergé, depuis la révolution, avait souffert surtout par les vexations arbitraires des pouvoirs locaux, particulièrement des municipalités. Dès les premiers jours d'avril, le ministre des cultes, M. de Montalivet, invita les préfets à «rappeler à MM. les maires qu'ils n'avaient aucune injonction à faire aux curés et desservants touchant l'exercice du culte»; il ajouta «que l'autorité locale et la garde nationale devaient protection à tout citoyen français et à ses propriétés; que, dès lors, quels que fussent les torts qu'aurait un prêtre, il ne pouvait être puni que conformément aux lois, ce qui excluait et rendait coupable tout acte arbitraire contre sa personne et son domicile». Il termina en indiquant comment «toute atteinte portée au respect que doivent inspirer les temples et les signes que chaque religion a le droit d'offrir à la vénération des peuples devait être nécessairement prévenue ou réprimée».
Louis-Philippe, de son côté, s'employait à rétablir une confiance et une sécurité que trop de faits avaient ébranlées. Dans le voyage qu'il fit, en juin et juillet 1831, à travers les départements du Nord et de l'Est, il accueillit partout avec bienveillance les évêques ou les curés, mit un soin remarqué à les «assurer» qu'ils «recevraient toute la protection à laquelle la loi leur donnait droit», et leur promit «de soutenir toujours de tout son pouvoir le respect qui était dû à la religion». Par contre, il demanda au clergé de «le seconder», réclama de lui «quelque chose de plus que la soumission aux lois». «Il fallait, dit le Roi, qu'on crût que le clergé entretenait l'esprit d'obéissance et d'affection pour le gouvernement[78].» Ce ne furent pas seulement de vaines paroles: Périer n'était pas depuis quelques mois au pouvoir, que l'opposition l'accusait de «faire trop de concessions au clergé». Celui-ci, de son côté, ne tarda pas à reconnaître le changement heureux qui s'était accompli. Un prélat justement considéré et nullement suspect de faiblesse politique, Mgr Devie, évêque de Belley, écrivait à ses prêtres, le 18 juillet 1831: «Dans le moment présent, on déclame moins contre les ecclésiastiques, même dans les journaux; il n'est plus question de renverser les croix, de dévaster les églises, de nous accuser d'avoir des armes, de faire l'exercice, de correspondre avec les ennemis de l'État; la foi n'est point attaquée légalement; on nous laisse la liberté d'exercer notre ministère; on respecte même et l'on fait respecter les ecclésiastiques dont la conduite sage, mesurée et toute religieuse est concentrée dans l'accomplissement de leurs devoirs.» Et le pieux évêque ajoutait: «Faisons en sorte qu'on n'aperçoive parmi nous qu'un seul esprit, l'amour de la paix, le dégagement des choses de la terre, le désir constant et si raisonnable des biens éternels[79].»
Ce langage montre que ce n'était pas du clergé qu'on pouvait attendre un obstacle au plein rétablissement de la paix religieuse. Sans doute, beaucoup de prêtres conservaient pour les Bourbons une affection, ressentaient de leur chute un regret, que la conduite du gouvernement, depuis la révolution, n'avait pas toujours été faite pour affaiblir. Néanmoins, que ce fût intimidation ou plutôt prudence chrétienne, chez la plupart, ces sentiments, demeurés au fond des cœurs, ne se traduisirent par aucun acte d'hostilité, n'empêchèrent ni la soumission loyale, ni même une sorte de bonne volonté conciliante envers la monarchie nouvelle. Nous ne parlons pas de l'école de l'Avenir, qui, dans sa rupture avec les légitimistes, allait d'un bond presque jusqu'à l'opposition révolutionnaire; nous parlons de la masse plus tranquille et plus rassise du clergé paroissial. Tel fut notamment, sauf de rares exceptions, l'attitude des évêques. À l'instar de Mgr Devie, dont nous citions tout à l'heure la lettre pastorale, ils recommandaient avec insistance à leurs prêtres de demeurer étrangers à toutes les divisions de parti; de se renfermer, avec le moins de bruit possible, dans l'exercice de leur ministère; d'éviter, non-seulement dans leur langage public, mais dans leur vie privée et dans leurs conversations intimes, tout ce qui pouvait fournir un prétexte aux préventions dont ils étaient l'objet[80]. Le moindre acte de bienveillance ou seulement de justice les trouvait prompts à la reconnaissance. Avaient-ils à se plaindre, ce qui était alors trop fréquent, ils ne le faisaient qu'à huis clos, et même avec une timidité qui étonne un peu; formés dans l'esprit du vieux clergé, sans expérience des armes nouvelles de la publicité et de la liberté, s'en méfiant d'autant plus que l'Avenir les leur avait rendues suspectes par ses excès, ils n'avaient pas encore, dans leurs rapports avec le pouvoir, tant du moins que la foi n'était pas en jeu, cette indépendance plus virile, plus facilement militante, qu'ils devaient bientôt apprendre en faisant campagne, à côté de M. de Montalembert, pour la liberté d'enseignement. Tant de modération était faite pour frapper un homme d'État qui pouvait avoir conservé des préventions, mais qui n'avait nulle animosité; aussi, vers la fin de son ministère, après avoir vu l'Église de France à l'œuvre, Périer rendait publiquement témoignage de sa sagesse; il déclarait que «les plaintes reçues» par le gouvernement contre ce clergé tant attaqué étaient, en somme, «très-peu de chose», et qu'au contraire, «dans une très-grande partie, il voyait une parfaite soumission aux lois[81]».
Cette attitude des évêques était conforme aux instructions et aux exemples de la cour romaine. Après les journées de Juillet, le nonce avait quitté Paris; la nonciature ne devait être rétablie qu'en 1843. Un simple chargé d'affaires était demeuré en France: c'était l'abbé Garibaldi. Par son tact fin, son adroite modestie, son esprit délié, ouvert et conciliant, sa connaissance et son intelligence des affaires françaises, ses relations faciles avec les hommes du jour, il ne contribua pas peu, dans une crise si périlleuse, à empêcher une rupture entre Rome et la France de 1830, et même à remettre petit à petit les rapports sur un bon pied. Dès le début, un incident s'était produit, qui avait manifesté les dispositions du Saint-Siége. Pie VIII, interrogé par plusieurs évêques sur la possibilité de prêter serment au nouveau gouvernement, avait répondu affirmativement par un bref en date du 29 septembre 1830; dans ce bref, il se félicitait des «sentiments dont son très-cher fils en Jésus-Christ, le nouveau roi Louis-Philippe, se disait animé pour les évêques et tout le reste du clergé». Causant plus librement avec l'envoyé de Mgr de Quélen, le Pape lui avait dit: «Il ne faut pas briser le roseau penché, et je pense qu'on ne réussira à améliorer l'état actuel des choses que par les seuls moyens de douceur et de persuasion; aussi, j'en suis tellement convaincu, que je promets d'avance, et vous pouvez le dire, qu'à moins qu'on ne vienne attaquer la religion, tout le temps qu'il plaira à Dieu de prolonger mon pontificat, on ne verra émaner d'ici que des mesures de douceur et de bienveillance.» Il exprimait, en outre, très-fermement cette opinion, «que le clergé ne devait en rien se mêler de politique[82]». Grégoire XVI, qui succéda à Pie VIII, le 2 février 1831, n'eut pas une autre conduite; il désapprouvait les membres du clergé qui gardaient, par esprit de parti, une attitude hostile envers le gouvernement. Il savait d'autant plus gré à Périer de contenir la révolution en France et d'empêcher la propagande au dehors, qu'il était lui-même, dans ses États, en lutte contre de redoutables insurrections. Ces insurrections mirent la diplomatie française en relations plus fréquentes et plus étroites avec le Saint-Siége; grâce surtout à M. de Sainte-Aulaire, notre ambassadeur à Rome, ces relations furent cordiales et confiantes, sauf lors des difficultés momentanées auxquelles donna lieu l'expédition d'Ancône.
C'était beaucoup, sans doute, d'en être là, moins d'un an après cette révolution de 1830, à laquelle les circonstances avaient donné le caractère d'une victoire et d'une sorte de revanche de l'irréligion contre le clergé et le catholicisme. Qui songe aux préjugés et aux passions de l'opinion régnante, qui se rappelle la situation faite à l'Église de France pendant les sept premiers mois de la monarchie nouvelle, ne peut sans injustice méconnaître ce qui est dû à Périer. Comparée à ce qui avait précédé et à ce qui semblait la conséquence fatale de Juillet, cette partie de la politique ministérielle témoigne, comme les autres, d'un réel progrès. Toutefois, comparée à ce qui doit être la politique d'une époque régulière, elle présente encore de graves lacunes: lacunes qui sont plus le malheur du temps que l'effet d'une volonté mauvaise. Périer n'avait personnellement aucune hostilité contre le catholicisme. Si sa nature d'esprit, son éducation et les occupations de sa vie ne l'avaient pas porté à réfléchir assez sérieusement sur les mystères de l'âme et sur ses rapports avec Dieu, sa conduite n'était nullement celle d'un homme qui veut rester en dehors de l'Église; elle marquait, au contraire, un respect sincère pour la foi et le culte chrétiens, peut-être même davantage[83]. Madame Périer était pieuse jusqu'à la dévotion, et son mari, si impérieux, si despote dans son intérieur, acceptait sans difficulté, au foyer domestique, les témoignages extérieurs de cette dévotion. Mais, hors de la vie privée, il n'était guère préparé soit par lui-même, soit par les idées alors dominantes, à comprendre tous les devoirs du gouvernement envers la religion. Comme la plupart de ses contemporains, il n'avait pas toujours, dans une mesure suffisante, l'intelligence profonde, la vue haute, le souci délicat des problèmes soulevés par les rapports de l'État avec l'Église. S'il ne voulait plus de violences contre le clergé, c'est surtout parce qu'il y voyait une des formes de ce désordre matériel qu'il détestait et dont il se donnait mission de purger la France de 1830; il se croyait volontiers quitte, quand il avait fait la police autour des églises, ainsi qu'il l'eût fait autour d'un café-concert ou d'un cirque forain; il trouvait même, qu'avec un clergé aussi impopulaire, une telle conduite était méritoire, et il accusait sincèrement d'«ingratitude» les prêtres qui ne se montraient pas satisfaits à ce prix. Mais ne lui demandez pas de se beaucoup préoccuper du désordre moral, du mal intellectuel d'un État où la religion n'a pas, dans la croyance et la confiance des populations, dans le respect et la protection des pouvoirs publics, la place à laquelle elle a droit. Il ne sentait pas quel intérêt il y avait, intérêt social et politique, à combattre ce désordre; il ne comprenait pas comment le gouvernement y pouvait quelque chose, comment, sans toucher aucunement à la liberté de conscience, il avait, en cette matière, des devoirs à remplir, des exemples à donner, un usage à faire de sa puissance. Périer désirait éviter avec l'Église des conflits qui lui paraissaient un ennui inutile et un désagréable embarras; son bon sens eût même trouvé particulièrement absurde et misérable de perdre son temps et ses forces dans des querelles de sacristie, à une époque où il lui fallait chaque jour livrer bataille, au Parlement ou dans la rue, contre les ennemis mortels de la monarchie et de la société. Mais était-ce assez? L'absence de guerre ne suffit pas à constituer la paix entre les puissances politiques, à plus forte raison entre l'Église et l'État. Pour posséder cette paix des esprits, plus nécessaire que celle de la place publique à l'ordre vrai d'un pays, il faut un accord bienveillant et confiant entre les deux pouvoirs temporel et spirituel. C'est encore ce que Périer ne paraissait pas toujours bien comprendre. Sous l'empire de la réaction générale contre «l'union du trône et de l'autel», ses idées s'étaient faussées et obscurcies. Rien de mieux, sans doute, que de repousser toute combinaison politique qui transformerait le clergé en instrument d'un parti, au grand détriment de l'un et de l'autre; mais le tort était de ne pas voir quelle force le gouvernement peut trouver dans cette harmonie féconde qui laisse à chacun des deux pouvoirs sa sphère propre et son indépendance légitime, qui fournit à l'Église, assurée de sa pleine liberté, reconnaissante de se sentir protégée et respectée, les moyens de répandre la vertu de discipline, de prêcher le devoir de sacrifice et de résignation, fondements les plus fermes de la concorde et de la prospérité des États; le tort était surtout de ne pas voir que ce concours de l'Église était plus précieux, plus indispensable encore, à une époque troublée où toutes les autres forces matérielles et morales dont peut disposer un gouvernement étaient détruites ou ébranlées par une récente révolution. Périer était d'autant moins porté à attendre et à chercher un tel concours, que le clergé lui paraissait un vaincu dont l'influence était pour longtemps compromise. Peu habitué à réfléchir par lui-même sur cet ordre de sujets, il semblait presque parfois croire sur parole les philosophes qui annonçaient, avec un sentiment mêlé d'orgueil et de tristesse, «les funérailles d'un grand culte», et il disait alors à des ecclésiastiques, nullement par animosité personnelle, seulement pour constater un fait: «Le moment arrive où vous n'aurez plus pour vous qu'un petit nombre de dévotes[84].» D'ailleurs, si bien que Périer eût dépouillé le vieil homme, quelque changement que la pratique du pouvoir et les rapports avec les évêques apportassent chaque jour dans ses idées d'autrefois, il restait chez lui un peu des préventions du «libéral» longtemps en guerre contre le «parti prêtre». Quand certaines apparences l'induisaient en erreur, il se retrouvait trop facilement disposé à voir dans une fraction du clergé moins une force sociale dont il avait intérêt à rechercher et à mériter l'alliance, qu'un parti politique, suspect, presque ennemi, qu'il devait surveiller et parfois combattre[85].
IV
Ce que nous venons de dire explique, atténue même les fautes commises par Périer dans les questions religieuses, mais ne les justifie pas, et surtout ne dispense pas l'histoire de les noter au passage. Le nouveau ministère, qui n'eût certes pas toléré, comme M. Laffitte, le sac d'une église ou d'un évêché, se montrait singulièrement hésitant à en réparer les conséquences. Depuis la hideuse journée du 14 février 1831, Saint-Germain l'Auxerrois était demeuré fermé par mesure administrative; le clergé et les fidèles de cette paroisse étaient réduits, pour leurs offices, à solliciter l'hospitalité de Saint-Eustache. Prolonger cet état de choses, ce n'était pas seulement entraver gravement l'exercice du culte, c'était surtout paraître sanctionner la désaffectation sacrilége exigée par l'émeute. Le ministère eût désiré donner satisfaction aux catholiques qui réclamaient la réouverture de l'église; par moments, il y paraissait presque décidé, commençait même certains travaux, mais il finissait toujours par reculer devant les criailleries de la presse et les menaces de troubles. Dans les matières qui lui tenaient vraiment à cœur, il n'était pas si timide. Encore devait-on s'estimer heureux qu'il n'acceptât pas l'expédient que lui offraient plusieurs journaux, entre autres le Constitutionnel. Cet expédient, d'un vandalisme impudent, consistait à raser une charmante église devenue politiquement embarrassante; on prenait pour prétexte une grande opération de voirie destinée à dégager les abords du Louvre. Saint-Germain l'Auxerrois échappa à la démolition, un moment menaçante; mais il ne devait être rendu au culte qu'en 1838, sous le ministère de M. Molé.
Ce fut par une timidité analogue que le gouvernement, au lieu de faire droit aux réclamations de l'archevêque de Paris qui demandait la reconstruction de son palais et offrait même de l'entreprendre à ses frais, affecta au logement du prélat un hôtel de la rue de Lille, et mit en adjudication la démolition définitive du vieil archevêché. Mgr de Quélen fut fort ému d'une décision qui consommait officiellement la ruine commencée par la violence populaire, et qui dépouillait l'Église de Paris de la demeure où ses chefs avaient vécu pendant des siècles, à l'ombre de leur cathédrale. Il protesta avec vivacité et adressa à ses curés une lettre publique où, généralisant ses griefs, il signalait en termes émus «les malheurs de la religion», le culte public entravé, les églises fermées[86]. Irrité de ces plaintes, le gouvernement y répondit, dans le Moniteur[87], par un article d'un ton singulièrement agressif, accusant l'archevêque «d'injustice» et «d'ingratitude», déclarant que «ses plaintes et ses protestations reposaient sur un prétexte frivole», lui reprochant «d'irriter au lieu de calmer les consciences pieuses», et de «n'avoir pas contenu le zèle fanatique» comme le gouvernement avait «maîtrisé les passions impies». Prélat d'une grande dignité de caractère et d'une vertu incontestée, Mgr de Quélen était, sans doute, par ses sympathies personnelles et par les traditions de sa vieille race bretonne, fort attaché à la royauté déchue. Ces sentiments le rendaient, à l'égard du gouvernement, moins prompt à la conciliation que tels autres de ses collègues: plus tard, on pourra lui reprocher une obstination boudeuse, une froideur un peu méprisante que le Saint-Siége n'approuvera pas, et où l'honneur du gentilhomme aura peut-être plus de part que la sollicitude épiscopale. Mais, en 1831, après que cet évêque avait été deux fois chassé par l'émeute de son palais saccagé, sans que le pouvoir lui eût jamais accordé la protection due au plus humble citoyen; après qu'il avait été obligé de se cacher, pendant plusieurs mois, dans sa ville épiscopale, comme le fait un missionnaire en Corée; au moment où, même sous le ministère de Périer, il se sentait à ce point menacé, qu'il était réduit, le 17 avril 1831, à procéder de nuit et à la dérobée, dans une chapelle de couvent, au sacre de Mgr Gallard, le nouvel évêque de Meaux; quand on lui refusait la réouverture ou la réparation des temples dévastés par la populace, et que l'administration des domaines vendait, sous ses yeux, à l'encan, les croix brisées et profanées qu'on avait arrachées des églises, franchement le gouvernement était-il en droit d'adresser à ce prélat un reproche «d'ingratitude»?
Ce n'était pas seulement à Paris que le ministère hésitait à défaire l'œuvre de l'émeute. Celle-ci, le 17 février 1831, à la nouvelle des désordres de la capitale, avait envahi et saccagé le grand séminaire de Nancy. Même désordre s'était produit à Metz dès le 6 octobre 1830. Depuis lors, ces établissements avaient été fermés administrativement, mesure arbitraire qui interrompait absolument dans ces diocèses le recrutement du clergé. Vainement les autorités ecclésiastiques réclamaient-elles avec insistance, le gouvernement, qui reconnaissait au fond la légitimité de leur plainte, alléguait, pour n'y pas faire droit, la crainte d'une émeute et les dispositions mauvaises des gardes nationales. Toutefois, la réparation, bien que tardive, finit par venir, et cette fois Périer n'en laissa pas l'honneur à ses successeurs. Le séminaire de Metz fut rouvert en février 1832, et celui de Nancy au mois d'avril suivant, après une interruption qui, pour chacun de ces établissements, avait duré plus d'une année.
Le ministère ne se contentait pas de refuser ou de retarder la réparation des violences antérieures, lui-même en commettait. Dans les populations royalistes de l'Ouest, la révolution de Juillet avait naturellement causé une vive émotion. Quelques bandes de chouans, qui toutes, il est vrai, n'étaient pas mues par des motifs politiques, s'étaient formées et parcouraient la contrée. Les autorités, sans cesse sur le qui-vive, recueillaient de vagues rumeurs de complot et de soulèvement. Se rendant imparfaitement compte du changement qui s'était opéré, depuis quarante ans, dans les mœurs et jusque dans la disposition des lieux, elles se demandaient si ce n'était pas le prélude d'une nouvelle guerre de Vendée. Dès le début de son ministère, l'attention de Périer avait été attirée de ce côté; le 16 mai 1831, il avait nommé le général Bonnet «commissaire extraordinaire dans l'Ouest», avec des pouvoirs étendus qui mettaient sous ses ordres cinquante mille hommes de bonnes troupes, et à sa disposition tous les fonctionnaires administratifs ou judiciaires. C'est dans ces circonstances que les «bleus» de la Loire-Inférieure dénoncèrent avec insistance, comme l'un des centres de l'agitation carliste, la Trappe de la Meilleraye, située sur la frontière de la Bretagne et de la Vendée. L'abbé du monastère, le R. P. Antoine, de son nom de famille M. Saulnier de Beauregard, religieux austère et homme du monde accompli, était particulièrement signalé comme un redoutable conspirateur. Le conseil d'arrondissement de Châteaubriant appelait les rigueurs du gouvernement sur cet «établissement très-dangereux pour la tranquillité publique, formé après la Restauration comme un de ses moyens d'abrutissement, devenu maintenant un véritable foyer de conspiration». Le conseil général de la Loire-Inférieure demandait la suppression du monastère. L'administration locale appuyait ces plaintes par des rapports alarmants.
À la fin du siècle dernier, des moines, obligés par la Terreur de fuir la France, avaient fondé à Lulworth, en Angleterre, une Trappe, bientôt très-florissante. Louis XVIII les y avait connus et admirés pendant son exil. Monté sur le trône, il avait désiré ramener dans son royaume ces incomparables défricheurs, et s'était occupé lui-même de les établir à la Meilleraye, dans une région de landes et de marécages, où une ferme modèle était particulièrement utile. La liste civile subventionna le monastère, et la famille royale lui marqua plus d'une fois son bienveillant patronage. Le succès de cette fondation fut complet. Au bout de quelques années, le couvent, en pleine ferveur, comptait environ cent quatre-vingts religieux, dont quatre-vingts Anglais ou Irlandais. Les résultats agricoles et industriels étaient merveilleux: les conditions matérielles du pays avaient été transformées; le bienfait était grand pour la masse de la population; mais un tel changement n'avait pu s'opérer sans froisser des intérêts particuliers et éveiller des jalousies qui furent sans doute pour beaucoup dans les dénonciations de 1831. Qu'y avait-il de fondé dans ces dénonciations? Que quelques-uns des religieux, que l'abbé notamment, ancien émigré de 1792, restassent dévoués à la famille royale qui avait fondé et protégé leur monastère; qu'ils entretinssent des relations avec les propriétaires de leur voisinage, presque tous ardents légitimistes; que, dans des correspondances ou dans des conversations, ils eussent, plus qu'il ne convenait à des moines, exprimé des regrets et des espérances, peut-être même engagé à prier pour Henri V, ou distribué quelques-unes de ces prophéties apocryphes qui sont, dans l'épreuve, la consolation d'une certaine classe de royalistes: ces faits paraissent, les uns certains, les autres probables. Du complot menaçant, de l'agitation délictueuse dont on les accusait, les perquisitions les plus sévères n'ont jamais pu faire saisir le moindre indice.
Ce fut cependant sur la foi de ces accusations que le gouvernement se décida à agir. Déjà, sous l'empire de préoccupations analogues, il avait, dans cette même région, fermé le petit séminaire de Beaupréau et celui de Vitré. Il fit prendre, le 5 août 1831, par le préfet de la Loire-Inférieure, un arrêté qui prononçait la dissolution de la communauté religieuse de la Meilleraye; l'arrêté visait la loi du 28 vendémiaire an VI relative à l'expulsion des étrangers, les lois révolutionnaires de 1790 et de 1792 contre les congrégations, et ce décret napoléonien du 3 messidor an XII que récemment on a de nouveau exhumé. Une répugnance naturelle retarda quelque temps l'exécution. Cependant, le 28 septembre, des troupes nombreuses cernèrent la Trappe, et en dépit des protestations de l'abbé, quarante-cinq religieux français reçurent des passeports pour se rendre dans leurs communes natales; les étrangers furent avisés qu'ils devaient prochainement retourner dans leur pays; sauf les malades et vingt hommes valides laissés pour l'exploitation, l'administration exigeait la dispersion de tous les autres moines; un détachement de gendarmerie fut installé au couvent pour surveiller l'exécution de ces mesures.
À peine informée de ces événements, l'Agence pour la défense de la liberté religieuse, fondée par les rédacteurs de l'Avenir, y vit une occasion excellente d'employer son zèle et d'appliquer ses principes. Elle prit en main la cause des Trappistes, et ouvrit à grand bruit, par toute la France, des souscriptions destinées à couvrir les frais de la lutte. Un de ses membres, M. de Regnon, vint s'établir au monastère et conseilla aussitôt de résister hardiment à la violence du gouvernement, en se plaçant sur le terrain du droit commun, de la Charte et de la liberté pour tous. Sur ses indications, le 8 novembre, les religieux, demeurés au couvent, reprirent la vie monastique interrompue par l'exécution de l'arrêté préfectoral, revêtirent le saint costume qu'ils avaient dépouillé, sonnèrent leur cloche silencieuse depuis plusieurs semaines et recommencèrent leurs offices. En même temps l'abbé signifia, par ministère d'huissier, qu'il entendait jouir librement de ses droits de citoyen et de propriétaire, avec les ouvriers qu'il lui plaisait d'employer à son exploitation, et se refusa à fournir plus longtemps la nourriture des cinquante gendarmes qui avaient envahi et occupaient illégalement son domicile. Ce changement d'attitude troubla et irrita les ennemis des Trappistes. Par effarement ou par perfidie, ils répandirent le bruit que la Meilleraye était en pleine révolte et qu'on y sonnait le tocsin pour appeler aux armes les «carlistes» des environs. Les autorités crurent ou feignirent de croire à ce péril. Une nouvelle expédition militaire fut faite, plus brutale que la première; elle aboutit à enlever et à embarquer immédiatement les soixante-dix-huit religieux anglais ou irlandais qui étaient encore au monastère. Dès lors, il ne restait plus à la Meilleraye, avec l'abbé propriétaire, que vingt-huit religieux.
Toujours sur les conseils et par les soins de l'Agence, l'abbé entama une double instance. Il demanda d'abord à la Chambre l'autorisation de poursuivre M. Casimir Périer comme auteur responsable de l'attentat commis contre le monastère et ses habitants; le rapporteur, M. Bérenger, conclut à la légalité des actes du gouvernement et au refus de l'autorisation, non toutefois sans appeler de ses vœux une législation plus libérale[88]; ses conclusions furent adoptées, après un court débat où M. Dubois, l'ancien rédacteur du Globe, défendit la liberté des religieux, et où M. Dupin, au contraire, saisit avec joie l'occasion de reprendre, contre une autre congrégation, la petite guerre qu'il avait commencée, sous Charles X, contre les Jésuites[89]. En même temps, le tribunal de Nantes était saisi d'une action civile dirigée contre le préfet par l'abbé de la Meilleraye, agissant comme propriétaire et chef d'exploitation agricole; celui-ci demandait sa réintégration, le libre exercice de son industrie et 150,000 francs de dommages-intérêts pour le trouble qui lui avait été causé; le procès fut plaidé, avec quelque éclat, par Me Janvier, pour les Trappistes, et par Me Billault, pour le préfet; le tribunal se déclara incompétent[90].
Devant ces violences, dont le caractère arbitraire tranche si complétement avec la conduite habituelle de Périer, avec l'espèce de point d'honneur qu'il s'était fait de n'employer, même contre les pires factieux du parti révolutionnaire, ni l'état de siége, ni aucune loi d'exception, on ne peut s'empêcher de donner raison à Me Janvier, disant devant le tribunal de Nantes: «Plus M. Périer se montre grand et fort, et plus il était au-dessous de lui de condescendre à devenir un persécuteur des Trappistes. Ce rôle ne lui va pas; en le subissant, il s'est manqué à lui-même; il a trahi ces magnifiques paroles prononcées par lui dans l'effusion de son cœur: Qu'il ne concéderait jamais la liberté d'écraser les vaincus.» Le plus grand châtiment de cette faute est qu'elle ait pu servir de précédent à d'autres violences, qu'elle ait fourni, à des personnages indignes d'un tel rapprochement, prétexte à se couvrir du nom de Périer. Non, sans doute, que nous acceptions sans réserve ce rapprochement. Pour être fondée sur les mêmes prétendues lois que des attentats récents, et pour avoir été exécutée par des procédés analogues[91], la dispersion des Trappistes de la Meilleraye n'avait pas été faite par les mêmes motifs, dans les mêmes conditions politiques et morales: elle avait été ordonnée, non par une pensée de persécution contre les congrégations en général, mais sous l'impression mal fondée d'un péril local, passager, exceptionnel, d'une crainte de complot et de guerre civile; comme l'a dit M. Bérenger, dans son rapport à la Chambre, cette mesure «se rattachait à la pacification des départements de l'Ouest». Aussi quand, à cette époque, des journaux de gauche, mis en goût par cette première violence, demandèrent qu'on procédât de même contre certains couvents, notamment contre les Trappistes de Bellefontaine, le gouvernement, plus honteux probablement de son premier exploit que désireux de l'étendre, fit la sourde oreille. Tous les autres monastères furent laissés en paix, et le trop fameux décret de messidor rentra dans la poudre d'où un ministre soucieux du droit et de la liberté n'eût jamais dû le faire sortir. Les religieux, laissés à la Meilleraye avec leur abbé, reprirent leur costume et leurs exercices. Seulement, pendant plusieurs années, il leur fut interdit d'augmenter leur nombre. Ce ne fut qu'en 1838 qu'ils purent accepter des novices, qui affluèrent aussitôt et eurent avant peu comblé les vides produits par la violence de 1831. Celle-ci n'avait eu, en définitive, qu'un résultat: elle avait amené la fondation de deux nouvelles Trappes, créées par les expulsés, l'une à Mount-Melleray, en Irlande, l'autre au Mont Saint-Bernard, en Angleterre. C'est souvent ce que l'on gagne à persécuter les moines.
Sous la Restauration, les processions et autres cérémonies extérieures du culte avaient été en grande faveur, et plus d'une fois Charles X y avait pris part. Les interdire parut à plusieurs, après 1830, une représaille naturelle. Il ne fallait pas s'attendre que le gouvernement résistât bien vigoureusement à cette intolérance. Aucune mesure générale et uniforme ne fut prise pour les processions de la Fête-Dieu, en 1831; les autorités locales agirent à leur guise. Ce fut un sujet de bruyantes polémiques et même une occasion de troubles provoqués par ces étranges «libéraux» que révoltait la seule vue d'une cérémonie religieuse. Le ministère, effrayé de leurs dispositions et de leurs exigences, interdit, par circulaire, à tous les évêques, la procession du vœu de Louis XIII, qui se faisait le 15 août. Ce n'était pas qu'il tînt beaucoup à être obéi: dans plusieurs villes on trouva moyen de tourner la prohibition, et la procession eut lieu, en l'honneur de l'Assomption, sinon en souvenir de Louis XIII; à Vannes même, elle fut suivie par le préfet et par les autres fonctionnaires. Est-ce par une concession aux mêmes exigences, qu'à cette époque, on fit enlever de Notre-Dame les belles statues à genoux de Louis XIII et de Louis XIV[92]? Ces statues y avaient été placées en 1715, pour rappeler le vœu fait à la Vierge par le premier de ces rois et confirmé par le second. Craignait-on qu'elles ne fussent détériorées par ceux qui déclaraient ne plus vouloir de «roi à genoux[93]»?
Ce clergé qu'on prétendait renfermer dans l'intérieur de ses églises, au moins l'y laissait-on pleinement libre? Le gouvernement en avait le désir; mais ce désir incertain et débile ne l'empêchait pas, à la première occasion, de porter à l'indépendance du sanctuaire des atteintes dont il ne paraissait même pas comprendre la gravité sacrilége. Grégoire, ancien évêque constitutionnel et membre de la Convention, était mort en mai 1831, sans avoir voulu renier son passé et faire les rétractations exigées par l'archevêque de Paris. L'Église ne pouvait être tenue de rendre les honneurs à celui qui s'était ainsi séparé d'elle. Cette vérité évidente de conscience et de bon sens échappa aux ministres ou du moins leur parut primée par une considération supérieure. Ils virent seulement, en cette affaire, le désordre matériel dont le refus de service religieux pourrait être l'occasion; ils ne virent pas le désordre moral dont ils allaient se rendre eux-mêmes coupables. Par leurs ordres, le préfet de police, alléguant un décret du 23 prairial an XII, signifia au curé de l'Abbaye-aux-Bois sa prétention de disposer malgré lui de son église; il recruta quelques prêtres étrangers au diocèse de Paris, tous plus ou moins interdits, trouva, on ne sait où,—certains disent à la chapelle des Tuileries,—des ornements sacerdotaux, et, dans le temple occupé de force, fit célébrer par ces intrus les obsèques religieuses de l'évêque schismatique. Les discours prononcés au cimetière couronnèrent dignement cette scandaleuse cérémonie. On y entendit Raspail appeler les générations nouvelles à la guerre «contre les hommes du jour». Thibaudeau, ancien régicide, remercia la révolution de Juillet «d'avoir associé la Convention nationale au trône» et «d'avoir enfin ouvert aux conventionnels, pour leur défense, cette tribune de la mort». Puis il ajouta, en parlant des hommes de 1830: «Que leur a-t-il manqué pour être ce que, par un haineux abus de la langue, ils ont appelé régicide? que Charles X fût fait prisonnier et que le peuple le leur livrât[94].» En présence d'un tel langage, le gouvernement ne dut pas se sentir bien fier d'avoir pris le parti des amis de Grégoire contre le clergé catholique et d'avoir assumé la responsabilité d'obsèques ainsi commentées. Le lendemain, cependant, il faisait insérer dans le Moniteur un article, où il se félicitait presque naïvement de sa conduite[95]. Son procédé pour s'emparer des églises et y faire célébrer des offices malgré l'autorité religieuse lui parut même si heureusement trouvé, qu'il s'empressa d'en user de nouveau, au mois d'octobre suivant, pour les obsèques de M. Deberthier, autre évêque constitutionnel. L'archevêque de Paris écrivit une circulaire à son clergé, afin de protester contre le renouvellement de ce scandale.
Quelques-uns des amis du cabinet avaient cependant, en ces matières, une idée plus haute et plus raisonnable des conditions de la liberté religieuse; tel était le Journal des Débats, qui disait, quelques mois après: «De bonne foi, il faut convenir qu'un misérable esprit de réaction s'est manifesté contre l'autorité légitime des ministres du culte. Il y a des gens qui se moquent tout haut des lois de l'Église, qui ne croient ni à ses dogmes, ni à l'efficacité de ses sacrements, ni à la sainteté de ses pratiques... Mais que le prêtre refuse à un cercueil les derniers offices de la religion, et cela parce que sa conscience le lui ordonne, aussitôt voilà le zèle pieux de ces incrédules qui se rallume; ils enfoncent les portes de l'église dans laquelle peut-être ils n'avaient pas mis le pied depuis leur baptême ou leur première communion; ils sonnent les cloches, ils récitent des prières avec le plus grand recueillement, comme on a bien soin de le dire, et finissent, dans leur sainte ferveur, par piller et brûler la maison du curé. Ce n'est pas une simple hypothèse, c'est malheureusement le récit exact des scènes honteuses et coupables dont la ville de Clermont vient d'être le théâtre[96].» Le dernier trait seul avait manqué aux obsèques de Grégoire et de Deberthier.
La mort de Grégoire donna lieu à une autre difficulté qui touchait à une question singulièrement grave, celle du choix des évêques par le gouvernement. Au moment où le prélat schismatique refusait obstinément, sur son lit de mort, les rétractations exigées par l'archevêque de Paris, un prêtre, professeur à la Sorbonne et aumônier de la Reine, l'abbé Guillon, avait consenti à lui donner les derniers sacrements. S'il y avait eu erreur de sa part, elle était un peu volontaire, et la faiblesse envers le pouvoir civil y avait sa part. Frappé disciplinairement par l'archevêque, l'abbé Guillon voulut se défendre; il s'ensuivit une polémique qui fit quelque scandale. Or ce prêtre se trouvait avoir été désigné par le gouvernement, le 25 novembre 1830, pour l'évêché de Beauvais. Le clergé de ce diocèse s'émut de la conduite tenue par son futur chef; des protestations se signèrent; des adresses furent envoyées au Pape pour le supplier de ne pas ratifier le choix du gouvernement. Cette difficulté arrivait d'autant plus mal à propos qu'au même moment le ministère Périer appelait aux siéges vacants de Dijon et d'Avignon deux ecclésiastiques, M. Rey et M. d'Humières, dont les mœurs et la foi n'avaient encouru aucun reproche, mais que leur caractère et leurs habitudes d'esprit rendaient peu dignes et peu capables de ces hautes fonctions. De telles nominations n'étaient-elles pas des arguments pour la thèse que l'Avenir venait de soulever si témérairement au sujet de la rupture du Concordat? Le Saint-Siége montra, en cette circonstance délicate, l'esprit de conciliation qui l'animait. Faisant la part du temps, il agréa, malgré leurs défauts, MM. Rey et d'Humières, qui furent préconisés le 6 mars 1832; mais il n'accepta pas M. Guillon. Le gouvernement, qui désirait sincèrement éviter le conflit et qui avait péché par ignorance des choses religieuses plutôt que par volonté mauvaise, ne pressa point le Pape. Bientôt, du reste, M. Guillon fit honorablement sa soumission à l'archevêque de Paris et donna sa démission d'évêque nommé à Beauvais; il devait recevoir, en 1832, un canonicat à Saint-Denis et le titre d'évêque de Maroc in partibus infidelium. Quant à MM. d'Humières et Rey, leur élévation avait été si mal vue dans le monde ecclésiastique, qu'ils ne purent trouver, en France, de prélat consécrateur; il fallut recourir au ministère d'un évêque étranger, et se faire autoriser à remplacer par de simples prêtres les évêques assistants. Mgr d'Humières mourut un an après son sacre, sans avoir exercé les fonctions épiscopales. Mgr Rey troubla si profondément le diocèse de Dijon, qu'au bout de sept ans il dut donner sa démission que lui demandaient à la fois le gouvernement et le Pape[97]. Ces fautes du début, la monarchie de Juillet ne les répétera plus. Mieux éclairée par la suite, elle fera, au contraire, de son droit de désigner les évêques, un usage qui lui méritera, à plusieurs reprises, les éloges reconnaissants du Saint-Siége.
Quand le gouvernement lui-même méconnaissait l'indépendance de l'Église, comme il l'avait fait lors des obsèques de Grégoire et de Deberthier, on peut se figurer ce dont étaient capables des municipalités à la fois moins éclairées et plus passionnées. Sans doute, le ministère, dès le premier jour, par une circulaire que nous avons citée, avait annoncé l'intention de prévenir et de réprimer les ingérences de ces municipalités dans l'exercice du culte, leurs atteintes à la liberté religieuse; et il essayait de le faire toutes les fois que le scandale était trop grossier; le plus souvent, cependant, son action était un peu molle pour en imposer beaucoup; il ne paraissait pas prendre assez à cœur les droits qu'il recommandait de respecter. N'eût-il pas fallu surtout que son exemple ne vînt jamais contredire ses recommandations? Aussi les vexations et les intrusions des pouvoirs locaux, pour être devenues moins fréquentes, étaient loin d'avoir complétement cessé. Des maires, sous prétexte que le curé ne chantait pas le Domine salvum à leur gré, pénétraient dans l'église, interrompaient bruyamment l'office, criaient tout haut leurs reproches et leurs injonctions. Un autre, trouvant que, pour le jour de la fête du Roi, on n'avait pas allumé assez de cierges, allait en chercher dans la sacristie et les posait de force sur l'autel. Celui-ci abattait violemment, en pleine procession, les panaches du dais, sous prétexte qu'ils étaient blancs et, par suite, suspects de carlisme. Celui-là, qui croyait avoir à se plaindre du curé, lui notifiait interdiction de dire sa messe le dimanche de Quasimodo. Beaucoup faisaient installer dans l'église un buste de Louis-Philippe. Aux messes pour l'anniversaire des journées de Juillet, plusieurs se conduisaient comme si eux et leurs partisans s'étaient emparés d'assaut du temple; ils prétendaient diriger l'office à leur fantaisie, faisaient étouffer, par des roulements de tambour, la voix du curé, chantaient la Parisienne ou la Marseillaise au moment de l'élévation, et, en plus d'un endroit, le populaire ainsi échauffé terminait la pieuse cérémonie en saccageant le presbytère[98].
Si le gouvernement avait parfois la prétention de pénétrer de force dans les églises pour y célébrer les cérémonies du culte malgré l'autorité ecclésiastique, il paraissait cependant préoccupé d'écarter systématiquement la religion et presque le nom de Dieu des actes de sa vie publique. M. de Salvandy se plaignait, en 1831, que, «dans le temps même où cette autre religion, qui est le mysticisme de l'anarchie, s'avançait hautement vers la jeunesse française, le jeune grand maître de l'Université[99], quand il parlait aux élèves pressés dans le champ de mai des grands concours et célébrait avec raison devant eux la patrie et la liberté, ne murmurât même pas le nom du Dieu qui a mis ces biens sur la terre». Il dénonçait, dans «ce silence, une concession au génie fatal qui nous dominait[100]». Voulait-on rendre hommage aux morts des «trois journées», le Roi et les pouvoirs publics se rendaient, le 27 juillet 1831, au Panthéon dont la croix venait d'être arrachée quelques jours auparavant, et y célébraient je ne sais quelle cérémonie païenne, où, en guise d'hymnes religieux, les artistes de l'Opéra chantaient la Marseillaise et la Parisienne. Cette solennité laissa une impression pénible à toutes les âmes un peu hautes. En en sortant, la duchesse de Broglie, qui était protestante, ne pouvait se contenir, et, rencontrant M. Thiers, elle lui dit: «Bienheureux les morts qui meurent au Seigneur; cela vaut mieux, monsieur, que tout ce que nous venons d'entendre.» Son accent indigné, la flamme de son regard, l'émotion de son noble et beau visage, tout cela était fort imposant, et M. Thiers ne sut trop que répondre. «Je ne puis m'empêcher de trouver, disait à ce même propos M. de Salvandy, qu'il y a un grand vide dans ces pompes, et je demande à Dieu que le déchaînement des passions mauvaises ne le comble pas.» Puis il ajoutait cette phrase que nous avons déjà eu occasion de citer: «Il y a quelques mois on mettait partout le prêtre; aujourd'hui on ne met Dieu nulle part.» Cette prétention d'organiser une sorte de culte civil, en dehors du christianisme, se manifesta de nouveau au parlement, lors de la discussion sur les honneurs à décerner, dans le Panthéon, aux morts illustres[101]. Ce fut une occasion de répéter les déclamations odieuses ou niaises des rhéteurs de la première révolution. Le gouvernement n'osa rien faire pour arrêter la Chambre, mais les législateurs ne purent même pas s'entendre sur la liste des grands hommes qu'ils proposeraient à la dévotion civique. Le débat se prolongea pendant plusieurs jours, violent et désordonné. Tout avorta dans une ridicule impuissance, et, une fois de plus, la confusion des langues vint châtier l'orgueil humain en révolte contre Dieu. Les journaux raillèrent ce fiasco, et M. Saint-Marc Girardin put écrire dans le Journal des Débats, après l'une des séances: «Arbitres de l'immortalité, ayez donc un peu de dignité et de décence! En faisant des dieux, soyez au moins des hommes!»
Si «laïque» cependant que voulût être le gouvernement, il n'eût pas cru possible alors d'exclure la religion de l'enseignement populaire. Le 24 octobre 1831, M. de Montalivet déposait un projet dont l'article 1er indiquait, en tête des matières enseignées dans l'école primaire, «l'instruction morale et religieuse», ajoutant seulement que «le vœu des pères de famille serait toujours consulté et suivi, en ce qui concernait la participation de leurs enfants à l'instruction religieuse». De plus, bien qu'on fût alors en pleine réaction contre l'intervention du clergé dans les choses administratives, le projet réservait une place de droit aux ministres du culte dans les comités divers auxquels étaient confiées la direction, la surveillance et l'inspection des écoles. Enfin, dans son exposé des motifs, le ministre n'hésitait pas à faire l'éloge «des Frères des Écoles chrétiennes, hommes laborieux et utiles, véritables fondateurs de l'enseignement élémentaire, repoussés aujourd'hui par des préventions exagérées, comme gens de routine et d'obscurantisme». Ce projet de loi ne devait pas aboutir. Toutefois, après avoir été soumis à une commission de la Chambre, il fut l'objet d'un rapport rédigé par un ancien conventionnel non suspect de «cléricalisme», M. Daunou[102]. Le rapport n'hésitait pas un instant à prescrire l'instruction religieuse. La présence de droit des ministres du culte dans les comités de l'enseignement avait été discutée au sein de la commission; la majorité l'avait maintenue «afin, disait le rapporteur, d'assurer à la première instruction le caractère religieux qu'elle doit conserver». M. Daunou répudiait hautement l'idée «des libéraux» qui voulaient refuser ou limiter la liberté d'enseignement, par crainte qu'elle ne profitât à leurs adversaires[103]. Il écartait notamment toute mesure restrictive contre les congréganistes. «Que des instituteurs, disait-il, appartiennent ou non à quelque société, nous n'avons vu en eux que des individus jouissant de la même liberté et soumis aux mêmes règles dans l'exercice de leur profession.»
Ces conclusions sont d'autant plus significatives que le monde parlementaire était alors animé d'une trop réelle malveillance contre la religion; malveillance mesquine qui, n'osant «faire grand», se rattrapait sur les petites choses. Ne donnait-elle pas sa mesure, par exemple, quand elle faisait décider, contrairement à tous les usages et à toutes les convenances, que la Chambre siégerait le jour de l'Assomption et celui de la Toussaint? Telle également elle se manifesta dans le débat sur le budget du ministère des cultes, en février 1832. Il ne fut pas question de mesures radicales, mais, par animosité plus encore que par parcimonie, on s'appliqua à rogner misérablement les diverses parties de ce budget, déjà cependant réduit par les propositions du gouvernement. C'était dans le même esprit que presque tous les conseils généraux et beaucoup de conseils municipaux avaient, en 1831, supprimé les subventions allouées au clergé. «Il y a quelque chose de blessant, disait le Journal des Débats, pendant cette discussion du budget, à voir ainsi tout ce que les hommes respectent, tarifé, marchandé, mis au rabais.» Vainement ce journal rappelait-il que «la religion était encore bien forte, quoi qu'on pût en penser», et qu'il était imprudent «de lui donner juste sujet de se plaindre», ces avertissements n'étaient guère écoutés. On eût dit que, pour une bonne partie des députés encore imbus de leurs préjugés d'avant 1830, le principal ennemi était toujours «le parti prêtre[104]». Le ministre des cultes, M. de Montalivet, auquel Casimir Périer laissa presque exclusivement la charge de ce débat, essaya de retenir la Chambre dans la voie détestable où elle s'engageait; après avoir cédé sur plusieurs points, il parvint à faire écarter quelques-uns des amendements les plus graves, notamment celui qui diminuait le nombre des évêchés sans entente avec le Pape; mais il ne put empêcher l'adoption de certains autres, par exemple de celui qui réduisait le traitement des évêques. Et pourtant que de concessions il faisait, dans sa manière même de discuter, aux préventions qu'il voulait contenir; affectant de poursuivre le même but et de ne différer que sur les moyens; se faisant honneur d'avoir opéré de son propre mouvement plus de réductions sur le budget des cultes que n'en avait demandé l'opposition avant 1830; se vantant même d'avoir retenu le traitement des ecclésiastiques dont politiquement il croyait avoir à se plaindre, mesure arbitraire et absolument illégale!
Sur un tel sujet, et en face de telles attaques, on eût souhaité, de la part du gouvernement, un langage plus haut et plus ferme. Ce langage, il se trouva, en dehors du cabinet et à côté de lui, quelqu'un pour le tenir. M. Guizot eut ce mérite et cet honneur. Les honteuses violences des 14 et 15 février 1831 lui avaient causé une profonde impression; il n'y avait pas vu seulement, comme la plupart des conservateurs de ce temps, un désordre matériel à réprimer, mais surtout le signe d'un mal moral à guérir[105]. Quand il prit la parole dans la discussion du budget des cultes, il ne craignit pas de traiter de «misérables» les amendements soumis à la Chambre pour réduire tels ou tels crédits. Puis, s'élevant plus haut, il se demanda quelle devait être, envers l'Église, la conduite de tout gouvernement, particulièrement du gouvernement de Juillet. Il concédait qu'il pût y avoir, dans le passé, «des motifs fort naturels de rancune et des raisons fort légitimes de défiance». Seulement, ajoutait-il aussitôt, «ce ne sont pas les souvenirs du passé, ce sont les intérêts et les besoins du présent qui doivent régler notre conduite»; parlant de la «masse ecclésiastique tranquille, pacifique», il déclarait «que non-seulement on ne lui devait pas de la froideur et de l'indifférence, mais qu'on lui devait bienveillance». Si «le pouvoir politique» du clergé est fini, il faut lui faire voir que «son existence religieuse n'est pas compromise». «Nous souffrons, disait-il, de ce que nos convictions politiques et morales sont incertaines, nous en souffrons d'autant plus que nous avons à lutter contre le fanatisme révolutionnaire. C'est la religion seule qui peut nous donner ce dont nous manquons, répandre et fortifier les sentiments nécessaires pour combattre le péril qui nous menace.» Puis il ajoutait ces paroles vraies de tout temps, mais particulièrement remarquables à cette époque: «La religion fait quelques fanatiques; oui, mais, pour un fanatique, la religion fait cent citoyens soumis aux lois, respectueux pour tout ce qui est respectable, ennemis du désordre, du dévergondage et du cynisme. C'est par là qu'indépendamment de tout pouvoir politique, la religion est un principe éminemment social, l'allié naturel, l'appui nécessaire de tout gouvernement régulier; il n'est arrivé, sans grave péril, à aucun gouvernement régulier de se séparer complétement de cet appui, et de se rendre hostile la première force morale du pays. Et non-seulement, permettez-moi de le dire avec franchise, la religion répand et fortifie, dans tous les esprits, l'amour de l'ordre et les instincts honnêtes, mais elle donne à tout gouvernement un caractère d'élévation et de grandeur qui manque trop souvent sans elle. Je me sens obligé de le dire. Il importe extrêmement à la révolution de Juillet de ne pas se brouiller avec tout ce qu'il y a de grand et d'élevé dans la nature humaine et dans le monde. Il lui importe de ne pas se laisser aller à rabaisser, à rétrécir toutes choses, car elle pourrait fort bien à la fois se trouver abaissée et rétrécie elle-même. L'humanité ne se passe pas longtemps de grandeur; elle a besoin de se voir elle-même grande et glorifiée: et permettez-moi d'ajouter que le gouvernement qui prétendrait se fonder uniquement sur le bien-être matériel du peuple s'abuserait étrangement... Je crois que la révolution de Juillet et le gouvernement qui en est né seront bien conseillés s'ils s'appliquent à rechercher l'alliance de la religion, à donner satisfaction à cette portion considérable du clergé qui veut rester paisible et se renfermer dans sa mission religieuse. Ne nous trompons pas par les mots: il ne s'agit pas de formes polies, de respect extérieur, de pure convenance; il faut donner au clergé la ferme conviction que le gouvernement porte un respect profond à sa mission religieuse, qu'il a un profond sentiment de son utilité sociale; il faut que le clergé prenne confiance dans le gouvernement, sente sa bienveillance. Il lui donnera en retour l'appui dont je parlais tout à l'heure, et qui peut, plus qu'un autre, vous mettre en état de lutter contre les ennemis dont vous êtes investis.»
CHAPITRE VII
MALADIE ET MORT DE CASIMIR PÉRIER
(Mars—mai 1832.)
I. Résultats de la politique de Périer. Succès complet à l'extérieur; moins complet, mais considérable, à l'intérieur. Ce succès proclamé par les amis et reconnu par les adversaires. C'est l'œuvre personnelle de Périer. Sa tristesse. D'où venait-elle?—II. Le choléra. Physionomie de Paris en proie au fléau. Dévouement du clergé. Émeutes hideuses révélant la maladie morale de la nation.—III. Casimir Périer atteint par le choléra. Violences de son agonie. Manifestations haineuses de ses adversaires et désolation de ses amis. Sa mort, le 16 mai 1832. Depuis lors, la gloire de Casimir Périer n'a fait que grandir.
I
Si l'histoire, qui n'oublie rien, ne peut passer sous silence les faiblesses d'un grand ministre, elle doit, lorsqu'il s'agit de regarder et d'apprécier l'ensemble, les reléguer à leur place, c'est-à-dire au second plan, dans une demi-ombre qui les laisse voir sans les faire sauter aux yeux. Au premier plan, dans la pleine lumière, frappant tout de suite le regard, comme le sujet principal du tableau, apparaîtra ce qui est vraiment l'œuvre propre de Périer, celle par laquelle il mérite d'être jugé, la résistance à la révolution. Nous en avons raconté les diverses vicissitudes. Maintenant, il convient de constater quels en étaient les résultats après une année de ministère.
À l'extérieur, la partie était gagnée. La guerre, tout à l'heure si probable, était définitivement écartée. Le Journal des Débats pouvait écrire, le 31 mars 1832: «La pacification de l'Europe, il y a un an, était regardée comme une chimère. Aujourd'hui, c'est un fait accompli... Elle a désormais force de chose jugée, et le système de la paix, le système du ministère du 13 mars a pleinement triomphé.» En Pologne, en Belgique, en Italie, les trois grands foyers d'incendie, un moment si menaçants, étaient éteints, ou du moins il n'y avait plus à craindre d'en voir sortir l'embrasement de l'Europe. Les questions n'étaient pas toutes résolues, mais elles avaient cessé d'être révolutionnaires, pour devenir simplement diplomatiques. Les partisans de la guerre, Carrel en tête, se reconnaissaient «battus»[106] et étaient réduits à récriminer sur le passé. C'est précisément à cette date que M. Louis Blanc a placé ce qu'il appelle «la ruine du principe révolutionnaire en Europe». M. Guizot, examinant, dans la séance du 7 mars 1832, les rapports de la France avec les gouvernements étrangers, se félicitait de la voir «sortir de cette situation violente où la question révolutionnaire domine et étouffe toutes les autres». Dès lors, disait-il, les méfiances des autres puissances tendent à se calmer; «il n'y a plus de coalition européenne contre la France». L'orateur entrevoyait un ordre nouveau de relations entre les divers États, chacun d'eux revenant à une politique plus personnelle, plus libre, et notre gouvernement pouvant prendre sa place dans ces combinaisons internationales. Peut-être cette espérance était-elle un peu trop prompte: nous ne devions pas nous trouver sitôt maîtres de choisir nos alliances. Toutefois le progrès était réel et considérable. Un soir, vers le milieu de mars, Périer, se promenant dans son jardin avec un de ses jeunes collaborateurs, lui parlait avec abandon de ses projets et de ses plans; il venait précisément de recevoir de Londres et de Vienne des dépêches lui permettant d'espérer que, dans un délai prochain, les puissances continentales désarmeraient sur une grande échelle: «Dès lors, ajoutait-il, toute cette mousse de guerre tombera, et, cela fait, je me retire; ma tâche sera terminée[107].»
À l'intérieur, le succès était moins complet et moins décisif. Pendant les premiers temps même, plusieurs l'avaient cru presque impossible. Le 19 juin 1831, M. Bertin aîné écrivait à madame Récamier que les affaires publiques lui paraissaient tout à fait désespérées, et il ajoutait: «Dieu veuille que juillet et le retour des immortelles journées n'amènent point l'effroyable dénoûment que je redoute!» À cette date, on retrouverait beaucoup d'aveux du même genre chez les meilleurs amis de la monarchie. Celle-ci leur faisait un peu l'effet d'un de ces enfants mal nés, qu'on tâche de faire vivre, sans avoir au fond grand espoir. Mais, au commencement de 1832, si le désordre n'a pas entièrement disparu, il s'est affaibli; l'ordre surtout s'est fortifié. Les émeutes n'ont pas désarmé, mais elles sont devenues plus rares; leur défaite est plus certaine et plus prompte. Au lieu de la misérable impuissance dans laquelle s'était écroulé le ministère Laffitte, le gouvernement a repris l'attitude et la réalité du commandement: à ses amis comme à ses ennemis, il a rendu le sentiment de sa propre existence, donnant direction et espoir aux uns, imposant respect et crainte aux autres. Les agents de tous ordres se sont réhabitués à obéir avec courage et dévouement à des ministres qui savent ce qu'ils veulent et qui veulent tous la même chose. Avec les éléments les plus inconsistants, le gouvernement est parvenu à former dans les Chambres une majorité, dans le pays un parti conservateur, qu'on y eût vainement cherchés quelques mois auparavant. La formule et le programme de la politique de résistance sont trouvés; le drapeau est déployé; l'impulsion surtout est donnée; c'est de ce côté, et non du côté révolutionnaire, qu'est désormais l'élan et qu'on se sent gagner du terrain. Des signes matériels permettent de mesurer la décroissance de l'effroyable crise économique qui avait marqué la fin du dernier ministère. Le commerce et l'industrie se sont ranimés. Le recouvrement des impôts ne rencontre plus d'obstacle. Le produit des contributions indirectes, pour être inférieur à ce qu'il avait été avant la révolution, dépasse de beaucoup ce qu'il était au moment où Périer a pris le pouvoir. Le spectre de la banqueroute, naguère si menaçant, s'est évanoui; les payements du Trésor sont assurés; son crédit est relevé. La rente 5 0/0, qui était à 82 francs, et avait même descendu à 75 francs en mars 1831, atteint, un an plus tard, les cours de 96 ou 97 francs, et le gouvernement peut même emprunter à 98 fr. 50. Partout, un retour marqué de confiance et de sécurité.
Périer avait conscience d'un changement qui était le fruit de ses efforts, et, le 6 février 1832, il pouvait dire, avec une apparente modestie qui cachait mal une très-légitime fierté: «Il ne nous appartient pas de rappeler dans quelle situation nous avons pris les affaires, ni de vous inviter à considérer dans quel état elles sont aujourd'hui. C'est à vous d'en juger.» Un an, jour pour jour, après la formation du cabinet, le 13 mars 1832, le Journal des Débats posait sans crainte cette question: «Dans quel état était la France, il y a un an, et dans quel état est-elle aujourd'hui? N'est-il pas vrai que l'ordre s'affermit, que la confiance renaît, que notre avenir s'éclaircit?» M. Thiers se sentait assez rassuré pour avouer qu'il avait, un moment, cru la monarchie nouvelle perdue et le pays condamné à de nouveaux bouleversements. Désormais la France lui paraissait «sauvée». «La confiance, disait-il, l'ordre, la sécurité renaissent de toutes parts, et le bien-être public se rétablit. Tout n'est pas achevé sans doute... Mais ce travail se fait, se poursuit à vue d'œil. Le temps court, court à tire-d'aile; il va aussi vite dans le bien que nous l'avons vu aller dans le mal.» Pour donner l'idée du changement accompli par quelques mois du gouvernement de Périer, M. Thiers ne craignait pas d'évoquer le souvenir du Consulat succédant au Directoire, et faisait seulement remarquer que, cette fois, il n'en coûtait rien à la liberté: «Jamais, ajoutait-il, jamais rien de plus honorable ne s'est passé pour l'humanité[108].»
Récusera-t-on comme suspect le témoignage du ministre ou de ses amis? Il faudra bien accepter celui des républicains constatant que le «système» de Périer avait seul préservé la monarchie d'une ruine certaine. Quelques années plus tard, une discussion rétrospective s'engageait entre les conservateurs et les opposants dynastiques: ceux-ci soutenaient qu'au lieu de combattre la révolution, comme l'avait fait Périer, la monarchie nouvelle aurait eu intérêt à lui tendre une main amie, ainsi que le lui avaient conseillé MM. Laffitte, La Fayette, O. Barrot, Mauguin. C'était la querelle bien ancienne et non encore vidée entre la politique de résistance et celle de laisser-aller. Carrel intervint dans la controverse. Il pouvait être tenté de se montrer partial pour les opposants dynastiques, ses alliés dans les combats de chaque jour. «Nous savons, disait-il, qu'il serait de bonne tactique de déplorer que Louis-Philippe n'ait pas connu ses véritables amis», La Fayette et les autres; «mais ne mentons pas, car la situation du pays est trop grave pour que ce ne soit pas un devoir de dire la vérité, si étrange ou si inhabile qu'elle puisse paraître.» Carrel déclarait donc que, si l'on n'eût pas suivi la politique de Casimir Périer, «la royauté de Louis-Philippe n'existerait peut-être plus, ou, si elle existait encore, ce serait tout au plus à l'état d'impuissance absolue, de suspicion ou de demi-captivité qui précéda, pour Louis XVI, la catastrophe du 10 août, et dont Ferdinand VII ne fut tiré, en 1823, que par l'invasion étrangère. Voilà la vérité telle que nous la sentons, sans exagération comme sans réticence. Pourquoi ne dirions-nous pas toute la vérité? Pourquoi chercherions-nous à tromper les autres, quand nous ne pourrions pas réussir à nous tromper nous-mêmes, et que, malgré nous, l'évidence nous pénètre, nous entraîne et nous force à parler?» Puis, précisant ce qu'auraient été les opposants dynastiques au pouvoir, si Périer ne les en avait pas écartés avec une résolution si décisive, le journaliste républicain ajoutait: «En voulant nous rendre la monarchie plus attrayante ou moins repoussante, ils l'auraient peu à peu désarmée; ses victoires contre les agitations populaires eussent été moins complètes; on eût eu moins peur d'elle; on aurait regardé ses conseillers patriotes comme des espèces d'auxiliaires introduits dans la place pour en diminuer les défenses, au risque de leur propre salut. La royauté du 7 août aurait eu successivement ses Necker, ses Bailly, ses Roland, ses Clavières..... Ces hommes n'auraient pas recruté des majorités furibondes pour les pousser contre les justes réclamations de nos classes inférieures, retombées dans l'ilotisme après leur glorieux, humain et magnanime règne des trois jours. Ils auraient peut-être risqué la guerre pour sauver la nationalité polonaise, pour appuyer la révolution en Italie, en Suisse et sur les bords du Rhin, ou tout au moins pour soutenir la non-intervention révolutionnaire contre l'action incessante et cruelle du principe absolutiste. Si habiles qu'ils eussent été, ces hommes eussent perdu la royauté de Juillet[109].»
La politique dont amis et adversaires s'accordaient à reconnaître l'efficacité, apparaissait bien l'œuvre propre de Casimir Périer: on eût dit qu'elle était attachée à sa personne. C'était lui qui en avait eu l'idée et qui lui avait imprimé sa marque. C'était lui qui, dans l'incertitude, le désarroi et l'abandon général, avait révélé à la nation ce dont elle avait besoin et ce qu'elle devait faire, «la comprenant et la défendant mieux qu'elle ne savait se comprendre et se défendre elle-même[110]». Cette volonté, cette énergie, cette passion si nouvelles, qui, depuis lors, s'étaient manifestées dans l'opinion conservatrice et dans les pouvoirs publics, c'étaient la volonté, l'énergie, la passion de Périer. La confiance si nouvelle aussi que l'on commençait à ressentir en France et hors de France, c'était la confiance dans Périer. Il paraissait le garant de la paix extérieure et de la sécurité intérieure. Le monde le regardait avec une attention émue, et calculait ses chances avec angoisse. «On admire et on plaint M. Périer», écrivait de l'étranger M. de Barante. Les hommes d'État d'Europe, comme les boutiquiers de Paris, avaient le sentiment que s'il disparaissait, tout serait remis en péril[111]. En même temps que les gens d'affaires ne juraient que par lui, un soldat éminent, le général Bugeaud, écrivait à un de ses amis, le 22 janvier 1832: «Je suis dans un redoublement d'admiration pour M. Casimir Périer. On a voté pour M. de Richelieu une récompense nationale; je ne mets pas en doute son mérite, mais, selon moi, il n'y a rien de comparable au président du conseil. Son courage et son dévouement sont bien au-dessus des héros qui gagnent des batailles.» L'ascendant, et, si l'on peut ainsi parler, la nécessité de ce ministre, étaient reconnus par la foule aussi bien que par l'élite. On disait couramment alors que c'était le seul homme vraiment supérieur qui se fût manifesté en France depuis Napoléon[112]. Quelque chose de cette impression si générale pénétrait jusque dans le château fermé de Prague où l'exil avait conduit Charles X, et le vieux Roi s'écriait, en causant avec le comte de Bouillé: «Si j'avais donné du pouvoir à Casimir Périer! Il a prouvé qu'il avait caractère et talent[113].» Cet homme d'État en imposait même à ses adversaires. Il leur portait sans doute des coups trop rudes pour ne pas être détesté par eux et surtout redouté: on l'injuriait, on le calomniait, on cherchait à lui faire les blessures les plus meurtrières. Mais nul n'eût songé à feindre le dédain à son égard, à essayer de le ridiculiser. Un jour que quelqu'un paraissait vouloir rire du ministre, l'un des opposants les plus acharnés interrompit le rieur: «Croyez-moi, lui dit-il, cet homme n'est pas moquable.» Les pamphlétaires de gauche étaient plutôt disposés à lui prêter une sorte de grandeur monstrueuse et satanique. Henri Heine, qui s'inspirait alors auprès d'eux, écrivait à la Gazette d'Augsbourg, le 1er mars 1832: «Le frisson me saisit toutes les fois que je l'approche. Je suis resté naguère, pendant une heure, comme enchaîné auprès de lui par un charme mystérieux, et j'observais cette figure sombre qui s'est placée si hardiment entre les peuples et le soleil de Juillet. Si cet homme tombe, me disais-je alors, la grande éclipse de soleil finira, et l'étendard tricolore du Panthéon reprendra son éclat inspirateur, et les arbres de la liberté fleuriront de nouveau. Cet homme est l'Atlas qui porte sur ses épaules la Bourse et tout l'échafaudage des puissances européennes, et, s'il tombe, tomberont aussi les comptoirs de change, et les cours, et l'égoïsme, et la grande boutique où l'on a trafiqué des espérances les plus nobles de l'humanité[114].» Un tel langage, dans la bouche d'un ennemi, est un hommage à la grandeur de celui qu'on attaque. En somme, jamais un homme qui n'avait gagné aucune bataille, écrit aucun livre, qui n'était même pas un orateur de premier ordre, n'était arrivé si vite à tenir une si grande place dans son pays, à y exercer une prépondérance si incontestée. Jamais aussi le régime parlementaire, loyalement pratiqué, n'avait abouti à un gouvernement plus personnel. Le pouvoir, l'influence, l'action se trouvaient tellement concentrés dans un seul homme, qu'on a pu dire de Périer qu'il avait exercé une «dictature libérale[115]».