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Histoire de la Monarchie de Juillet (Volume 2 / 7)

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Au moment même où se terminait la première partie du procès, un attentat sans précédent était venu y faire une effroyable diversion. C'était le 28 juillet: Paris, en fête, célébrait l'anniversaire de la victoire des barricades. Par un soleil magnifique, le Roi, suivi de ses fils et d'un brillant état-major, passait en revue quarante mille gardes nationaux, rangés en haie, depuis la Madeleine jusqu'à la Bastille. Il venait de s'engager sur le boulevard du Temple, quand, regardant par hasard à gauche, il vit un jet de fumée sortir d'une fenêtre du troisième étage. «Joinville, cria-t-il vivement à celui de ses fils qui était le plus rapproché de lui, ceci me regarde.» Au même instant, semblable à un feu de peloton mal dirigé, éclate une détonation prolongée à laquelle répond, de la foule, un cri d'horreur et d'effroi. Les balles ont balayé le sol tout autour du Roi. Quarante et une victimes, généraux, officiers, gardes nationaux, bourgeois, gisent sur le pavé sanglant; dix-huit sont mortellement frappées: parmi elles, le maréchal Mortier et une jeune fille inconnue. Par miracle, Louis-Philippe n'a pas été atteint. Il s'arrête un moment, s'assure que ses fils sont sains et saufs, promène ses regards sur les mourants, donne quelques ordres avec un rare sang-froid, puis montrant du doigt, au duc de Broglie, l'oreille de son cheval percée d'une balle: «Il faut continuer, mon cher duc; marchons, marchons.» Il poursuit en effet la revue, au milieu des acclamations des gardes nationaux et du peuple.

Pendant ce temps, des agents, dirigés par M. Thiers, se sont précipités sur la maison d'où est partie l'explosion; ils y ont vite découvert l'instrument du crime: vingt-quatre canons de fusil, disposés comme des tuyaux d'orgue sur une forte charpente et mis en communication par une traînée de poudre: cinq de ces canons, trop chargés, ont crevé près du tonnerre. D'autres agents ont arrêté l'assassin qui cherchait à se sauver, au moyen d'une corde suspendue à l'une des fenêtres du troisième étage. Il était couvert de sang, la figure et la main affreusement mutilées par suite de l'explosion de sa machine.

Qui était-ce? On ne le sut pas tout de suite: il fallut quelques jours pour découvrir que c'était un Corse nommé Fieschi, âgé de quarante-cinq ans, astucieux et hardi, impudent et avili, condamné autrefois comme voleur et faussaire, de mœurs ignobles, ayant traîné dans les lieux les plus divers sa vie vagabonde et vicieuse, mêlé aux sociétés secrètes tout en vendant ses services à la police. Dans les derniers temps, tout lui avait mal tourné; chassé ignominieusement de son atelier, menacé d'arrestation, obligé de se cacher sous de faux noms, il était réduit à cette détresse qui donne souvent aux gens de cette sorte la tentation des plus mauvais coups[361]. Ajoutez une vanité monstrueuse, digne d'un Érostrate, craignant moins le châtiment du crime qu'elle n'était attirée par son atroce retentissement. Il n'avait pas eu, de lui-même, l'idée de l'attentat. Parmi les individus avec lesquels il entretenait des relations, était un bourrelier nommé Morey, membre actif de la société des Droits de l'homme. Âgé de soixante ans, et en paraissant plus encore, malade, d'humeur sombre et taciturne, Morey renfermait dans son corps usé une âme implacable, toute brûlante des haines de 1793; c'était le type du vieux jacobin. Un jour, Fieschi lui avait montré le plan d'une machine de son invention qui pouvait tuer plusieurs personnes à la fois: «Voilà, dit-il, ce qui vous aurait été bon sur les barricades.—Ce serait bien meilleur encore pour Louis-Philippe», avait répondu Morey. Fieschi accueillit facilement cette ouverture, alléché, dans son orgueil et sa convoitise, par la célébrité horrible et la riche récompense que le vieux tentateur avait fait miroiter devant ses yeux. Mais pour construire la machine, louer l'appartement, il fallait de l'argent. Morey l'avait demandé à un autre membre de la société des Droits de l'homme, chef de la section à laquelle il appartenait: ce troisième criminel s'appelait Pépin, épicier du faubourg Saint-Antoine, envieux et intrigant, d'esprit court et de cœur bas, toujours mêlé, quoique craintif et irrésolu, aux conspirations révolutionnaires, et naguère compromis dans les insurrections de juin 1832. Les trois complices, assistés d'un ouvrier nommé Boireau, qui n'eut qu'un rôle secondaire, avaient longuement et froidement préparé leur crime. Morey s'était réservé de charger lui-même les canons de fusil; et, par une infernale prévoyance, il les avait bourrés de façon à les faire éclater, se flattant de se débarrasser en même temps de Louis-Philippe et de Fieschi.

Après une instruction qui dura plusieurs mois, les assassins comparurent devant la Cour des pairs[362]. Leur attitude fut diverse. Fieschi s'agitait, gesticulait, pérorait, avec une impudente jactance; familier et bouffon avec les juges, posant pour le public, cet atroce histrion jouissait de l'importance infâme de son rôle et disait avec orgueil, au sortir d'une audience: «Comme on parle de moi!» Morey, malade, enveloppé dans sa longue redingote, la tête couverte de son bonnet de soie noire, demeurait impassible, muet, sombre, le regard fixe, tout entier à la passion qui le brûlait intérieurement. Pépin, livide, décomposé, misérable d'épeurement, balbutiait des négations insoutenables et se contredisait à chaque phrase. Tous trois fuient condamnés à mort et exécutés. Boireau en fut quitte pour vingt ans de détention. Le surlendemain de l'exécution, la foule se pressait, place de la Bourse, devant un café au comptoir duquel trônait une fille borgne, toute fière, elle aussi, de son ignoble célébrité: c'était Nina Lassalve, la concubine de Fieschi, dont un industriel avait imaginé de se faire une sorte d'enseigne.

À ces quatre coupables ne faudrait-il pas en adjoindre un autre que la justice n'avait pu atteindre? C'est le parti républicain lui-même. L'attentat de Fieschi est la conséquence extrême, mais naturelle, des sophismes, des passions, des haines que les sociétés secrètes et les journaux ont fomentés, échauffés, exaspérés, depuis cinq ans. Par une sorte de progression logique ou fatale, des violences de tribune et de presse on a passé à l'émeute, de l'émeute à la conspiration, de la conspiration au meurtre, du meurtre au massacre, couronnement dernier de ce qu'on a osé appeler les temps héroïques de l'histoire républicaine. La presse n'en était-elle pas alors arrivée à excuser, parfois à exalter et à prêcher le meurtre des rois? Ne venait-on pas de célébrer, par des banquets, l'anniversaire du meurtre de Louis XVI et de l'assassinat du duc de Berry? Grâce à ces excitations, l'idée du régicide s'était à ce point répandue dans l'air que, pendant les huit ou neuf mois antérieurs au crime de Fieschi, la police avait découvert et déjoué sept projets d'attentat contre Louis-Philippe. Pourrait-on discerner, à la charge du parti républicain, trace d'une complicité plus précise? Il est établi que Morey et Pépin ont eu, pendant qu'ils préparaient leur crime, des conférences secrètes avec des membres de la société des Droits de l'homme. Dans quelle mesure leur avaient-ils fait confidence de leur dessein? Pépin a déclaré en avoir parlé à Godefroy Cavaignac, à Recuit, à Blanqui et à d'autres; sa déclaration a été contredite. La vérité est malaisée à découvrir. Ce qui est certain, c'est qu'avant l'attentat, on a eu, dans une fraction du parti, la notion plus ou moins vague de ce qui allait être tenté. Les prévenus d'avril, évadés de Sainte-Pélagie, étaient restés tous cachés à Paris, sur l'avis qu'il se préparait un grand coup[363]. Dans plusieurs villes de province, des hommes connus pour faire partie des sociétés secrètes avaient pris des mesures, comme en vue d'un événement prochain. Des journaux révolutionnaires ou légitimistes s'étaient fait l'écho des bruits menaçants qui circulaient partout et annonçaient, plus ou moins explicitement, la mort du Roi pour le 28 juillet. Mêmes rumeurs à l'étranger; à Rome, un ordre du jour de la Jeune Italie avait recommandé de se tenir prêt, Louis-Philippe devant être tué pendant les fêtes de juillet[364].

Une fois l'attentat consommé, nouveaux indices qui chargent le parti républicain. S'il désavoue Fieschi, auquel Carrel refuse le «titre d'assassin politique», il tâche de protéger ses deux complices; il aide Pépin à déjouer, pendant quelques jours, les recherches de la justice; l'épicier régicide demande les conseils de Carrel et de Garnier-Pagès, et ce sont deux rédacteurs du National qui lui procurent un passe-port. Le lendemain du crime, une feuille radicale de Paris, le Réformateur, ose publier ces lignes: «Toutes les classes semblent céder à l'attrait d'une belle soirée, partagées entre une parfaite indifférence pour l'accident de la veille et la curiosité.» En province, le Patriote du Puy-de-Dôme déclare Fieschi moins coupable que les généraux qui ont réprimé l'insurrection d'avril, et il ajoute: «Nous trouvons que les journaux monarchiques sont très-mal fondés à donner le nom de lâche assassinat à la tentative individuelle qui vient d'être faite. S'il est vrai de dire que, sans Louis-Philippe et ses trois fils, la monarchie fût devenue impossible en France, il faut bien reconnaître que, cette fois, la république n'a manqué son avénement que d'une demi-seconde. Une cause si puissante, qui ne se trouve en retard que de si peu, ne nous paraît pas être en situation bien désespérée. La république est chose si bienfaisante et si sainte qu'elle peut accepter son triomphe de quelque événement que ce soit.» Aussi le duc de Broglie, quelques jours après, est-il fondé à dire, du haut de la tribune: «Lisez les journaux révolutionnaires de Paris et des départements, voyez avec quel soin, avec quelle insistance, ils se complaisent à faire remarquer de quelle profondeur de haine il a fallu être animé pour en arriver là; voyez-les supputer, avec une joie qui l'ait frémir, de combien de pouces et de combien de lignes il s'en est fallu que la monarchie ne fut renversée; voyez avec quelle confiance ils déclarent qu'après un tel exemple la république doit avoir bon courage et qu'elle acceptera volontiers l'héritage de l'assassinat!»

Après que la tête des criminels a roulé sous la guillotine, la police est obligée d'interdire les pèlerinages faits à leur tombe. Morey surtout, «l'héroïque vieillard», est l'objet d'une sorte de culte; on se dispute ses dernières reliques. Encore se trouve-t-il des fanatiques pour se plaindre que l'apothéose ne soit pas plus complète. En 1836, on saisit au domicile d'un sieur Gay, membre d'une société secrète, une note qu'il déclare tenir de son ami M. Marc Dufraisse. Dans cette note, écrite peu après l'exécution de Fieschi et de ses complices, on se plaint que la presse révolutionnaire ait été trop timide dans la justification de «l'acte» du 28 juillet, et l'on ajoute: «Ne pouvait-on pas dire: Le but de ce que vous appelez attentat était de détruire Louis-Philippe et les trois aînés de sa race; Louis-Philippe et les aînés de sa race sont des contre-révolutionnaires; le premier devoir de l'homme est d'anéantir ce qui s'oppose au progrès, c'est-à-dire à la révolution; donc le fait du 28 juillet avait une fin révolutionnaire; donc il était moral.» Le rédacteur de cette note déplore surtout qu'on n'ait pas exalté davantage le principal coupable. «Morey! s'écrie-t-il, Morey a été sublime d'un bout à l'autre du drame. Ce vieux prolétaire, concevant l'idée du régicide, faisant le plan de la machine qui doit exécuter son dessein, chargeant les canons, les ajustant; ce vieux travailleur, passant de son atelier où il gagne son pain au lieu où doit s'accomplir son projet, toujours calme, toujours de sang-froid.....» Et il finit par comparer Morey au Christ sur la croix. Comment s'étonner d'ailleurs que les violents tiennent ce langage, quand, vers cette même époque, Carrel plaide les circonstances atténuantes de l'assassinat politique et soutient que ce genre d'assassinat peut être un crime, mais n'est pas un déshonneur[365]? Enfin, faut-il rappeler que sur la liste des récompenses nationales, proposée à l'Assemblée constituante, en novembre 1848, figuraient les «enfants de Pépin»? Morey n'avait pas laissé de descendants.

IV

L'indignation et la terreur causées par l'attentat Fieschi avaient eu pour résultat au moins momentané de réchauffer le sentiment monarchique, singulièrement attiédi dans ces dernières années. Le ton général changea tout à coup. Les mêmes badauds qui naguère avaient fait un succès de curiosité aux caricatures meurtrières contre le Roi, s'attendrirent sur le péril qu'il venait de courir et sur le courage dont il avait fait preuve. Pour la première fois depuis longtemps, on fut à son aise pour le louer, et l'on put le faire sans être soupçonné de flagornerie menteuse et déplacée. Les journaux du centre gauche et même certains de la gauche se sentirent obligés de protester de leur loyauté dynastique. Des personnes qui, depuis 1830, s'étaient tenues à l'écart, à cause de leurs attaches légitimistes, se rapprochèrent de la nouvelle cour. Mais ce ne fut pas tout. Parmi les gens honnêtes et tranquilles, un cri universel s'éleva pour demander qu'on en finît avec cette agitation révolutionnaire qui, après avoir prolongé l'émeute pendant quatre ans, aboutissait maintenant à d'horribles forfaits. Cette disposition des esprits n'échappa point au gouvernement, qui résolut aussitôt d'en profiter pour compléter les lois de défense sociale. Les travaux parlementaires étaient interrompus, mais la session n'avait pas été close officiellement. Les deux Chambres furent convoquées d'urgence par leurs présidents pour le 4 août, et le ministère leur apporta, avec une solennité inaccoutumée, les trois projets qui devaient s'appeler bientôt les «lois de septembre».

Tout en les déposant, le président du conseil prit la parole afin d'en marquer le caractère. «Inquiète, disait-il, pour son Roi, pour ses institutions, la France élève la voix et réclame du pouvoir la protection qu'elle a droit d'en attendre.» Après avoir évoqué le souvenir de la lutte soutenue contre les partis, depuis cinq ans, le ministre ajoutait: «Les partis sont vaincus; ils ne nous défient plus, mais ils subsistent, et chaque jour révèle le mal qu'ils font et surtout qu'ils ont fait. Partout se retrouvent les traces désastreuses de leur passage. Ils ont jeté dans les esprits un venin qui n'est pas prêt à s'amortir. Les préjugés qu'ils ont allumés, les vices qu'ils ont couvés, fermentent; et si, dans ce moment, le règne de l'émeute a cessé, la révolte morale dure encore. Une exaltation sans but et sans frein, une haine mortelle pour l'ordre social, un désir acharné de le bouleverser à tout prix, une espérance opiniâtre d'y réussir, l'irritation du mauvais succès, l'humiliation implacable de la vanité déçue, la honte de céder, la soif de la vengeance, voilà ce qui reste dans les rangs de ces minorités séditieuses que la sociétés a vaincues, mais qu'elle n'a pas soumises.» Puis, rappelant la politique de résistance que le ministère avait toujours suivie, le duc de Broglie concluait ainsi: «Tant que la confiance du Roi nous maintiendra au poste où nous sommes, tant que la vôtre nous rendra possible l'exercice de l'autorité, nous resterons inébranlablement fidèles à des principes tant de fois éprouvés, et nous porterons dans l'accomplissement de nos devoirs toute la fermeté, toute la sévérité que la situation réclame. En effet, messieurs, au milieu de ce grand désordre d'idées, contre l'audace et le cynisme des partis, il faut non pas des lois terribles, mais des lois fortes, pleinement exécutées. La mollesse, la complaisance du moins, sont permises peut-être au pouvoir absolu; il peut toujours les compenser par l'arbitraire. Mais le pouvoir constitutionnel doit imiter l'impassibilité de la loi. Plus la liberté est grande, moins l'autorité doit fléchir. Le gouvernement avait à cœur de prendre devant vous l'engagement de déployer toute la force que la constitution lui donne. Il ne faut pas que de timides ménagements enhardissent les mauvais citoyens. Le temps est venu de leur rappeler qu'ils sont une minorité malfaisante et faible que la générosité de nos institutions protége, à la condition qu'ils s'arrêtent devant elles.»

Ces trois projets, qui portaient, l'un sur le jury, l'autre sur le jugement des actes de rébellion, le troisième, de beaucoup le plus considérable, sur la presse, avaient pour but hautement proclamé, non-seulement de gêner ou même de punir, mais de rendre impossible l'attaque contre la personne du Roi et contre le principe du gouvernement, «de supprimer», comme le disaient les ministres, «la presse carliste et la presse républicaine». Dans ce dessein, on proposait de créer quelques délits nouveaux, de préciser les anciens, de rendre la répression plus assurée et plus sévère. La condamnation pouvait dans certains cas entraîner la suppression du journal. En même temps, des précautions étaient prises contre les défaillances du jury: telle avait été déjà la préoccupation du législateur, dans les lois de défense, votées en 1833 et 1834. Les nouveaux projets réduisaient de huit à sept, sur douze, le nombre de voix nécessaires pour le verdict de condamnation, prescrivaient le secret du vote des jurés, punissaient la publication de leurs noms ou le compte rendu de leurs délibérations. En outre, afin d'échapper, en certains cas, à cette juridiction si incertaine, sans cependant violer la Charte qui l'avait établie pour les délits de presse, on érigeait en «attentats» certains de ces délits, notamment l'excitation à la haine ou au mépris du Roi et la provocation à la révolte par la voie de la presse: or, d'après cette même Charte, les «attentats» pouvaient être déférés à la Cour des pairs[366]. On proposait en outre quelques mesures préventives: aggravation du cautionnement, prescriptions relatives aux gérants des journaux, rétablissement de la censure des pièces de théâtre et des caricatures.

À peine les projets connus, la presse opposante les attaqua avec une véhémence désespérée. M. de Polignac avait été moins malmené, moins accusé d'attentat liberticide, que ne l'étaient alors le duc de Broglie, M. Guizot et M. Thiers. Une feuille radicale intitulait son article: La Terreur est mise à l'ordre du jour, et résumait ainsi sa pensée: «La Terreur de 93 fut révolutionnaire et provisoire; la Terreur de 1835 est légale et permanente.» Comme il est arrivé dans d'autres occasions analogues, l'opposition était aidée par la presse anglaise, toujours peu intelligente de nos nécessités conservatrices, alors même qu'elle est le plus intéressée à ne pas nous voir verser dans la révolution. Le duc de Broglie, dans une lettre intime au général Sébastiani, ambassadeur à Londres, parlait, non sans quelque tristesse, de «tout ce qui lui était venu d'injures de l'autre côté de la Manche[367]». Ce tapage ne fut pas, au premier moment, sans troubler quelque peu les ministériels, et les journaux conservateurs commencèrent par ne donner aux projets qu'une adhésion timide. Mais ce n'était pas dans la presse, c'était à la tribune, en présence et sous l'action des ministres, que la bataille allait se décider.

La discussion commença le 13 août et se prolongea jusqu'au 29, pendant quatorze séances, avec grande dépense de passion oratoire. L'opposition n'épargna aucune des exagérations habituelles en pareil cas. Comment ne pas sourire aujourd'hui, en relisant les discours où elle dénonçait la loi sur la presse, comme «la plus oppressive qui ait été votée contre l'esprit humain[368]»? La gauche fut secondée par des orateurs qui ne venaient pas de ses rangs, comme M. Dupin, M. Dufaure, M. de Lamartine, et surtout M. Royer-Collard, dont l'intervention inattendue fit grande sensation. Âgé alors de soixante-douze ans, l'illustre vieillard n'avait pas paru à la tribune depuis son discours de 1831, en faveur de l'hérédité de la pairie. Il était demeuré, en face de la monarchie de Juillet, dans cette même attitude de spectateur chagrin, découragé, un peu méprisant, que nous avions déjà observée au lendemain de la révolution. Un moment, cette défiance malveillante s'était atténuée, à la vue de l'héroïque énergie déployée par Casimir Périer. Elle avait repris plus forte que jamais, sous le ministère du 11 octobre, quoique ses amis les doctrinaires en fissent partie. Était-ce même quoique ou parce que? Le maître ne souffrait-il pas, à son insu, de ce que la révolution, qui avait mis fin à son rôle politique, se trouvait être, pour ses disciples, notamment pour M. Guizot, le point de départ d'une éclatante fortune? Comme l'a écrit ce dernier, «c'est pour les hommes, même les meilleurs, une épreuve difficile de voir grandir, sans leur concours et dans une complète indépendance, des renommées et des fortunes qu'ils ont vues naître et longtemps soutenues». Ajoutons que le philosophe cachait, derrière la dignité austère de son attitude, un fond très-passionné, et que sa grande confiance en soi ne le portait pas à se maîtriser. Entre lui et M. Guizot, il y eut même, à cette époque, plus qu'un refroidissement politique; il y eut brouille privée, à l'occasion d'une vétille, d'une recommandation dont le ministre n'avait pu ou voulu tenir compte[369]. Dès lors, le terrible railleur ménagea moins encore les hommes du 11 octobre, dans les boutades de sa conversation: «Guizot un homme d'État! disait-il; c'est une surface d'homme d'État.» Et encore: «Ses gestes excèdent sa parole, et sa parole sa pensée. S'il fait, par hasard, de la grande politique à la tribune, soyez sûr qu'il n'en fait que de la petite dans le cabinet.» On le vit, par hostilité contre les ministres, se rapprocher des hommes qui lui ressemblaient le moins, de M. Molé, de M. Dupin qui affectait de prendre ses conseils. Jusqu'alors cependant, cette hostilité n'avait pas dépassé les couloirs. La loi sur la presse lui fut une occasion de se manifester à la tribune. Ce n'était pas la première fois que M. Royer-Collard, par préoccupation trop absolue de la doctrine, par souci surtout de sa réputation et de sa popularité libérales, se séparait de ses amis au pouvoir, se refusait à tenir compte des nécessités et des périls qui s'imposaient à eux. Ainsi, sous la Restauration, avait-il rompu avec le duc de Richelieu et M. de Serre; seulement, alors, le duc de Broglie et M. Guizot étaient de son côté. Ce rôle de théoricien, sans compromis avec les faits, le gênait d'autant moins que, personnellement, il se dérobait soigneusement à toute action, se bornant à critiquer et à dogmatiser. Quant aux embarras qu'il pouvait ainsi causer aux autres, il n'en avait cure. «J'ai parlé pour moi, écrivait-il un jour; je me suis satisfait[370]

Dans la loi proposée, M. Royer-Collard s'attaqua surtout aux dispositions qui, en qualifiant certains délits d'attentats, les enlevaient au jury pour les déférer à la Cour des pairs. Cela lui paraissait un «subterfuge», et il accusait la loi de n'être pas «franche». «Je repousse, disait-il, ces inventions législatives où la ruse respire; la ruse est sœur de la force et une autre école d'immoralité.» C'était dur et injuste. Mieux valait entendre l'orateur exposer, avec son habituelle élévation, d'où venait le désordre des idées que l'on prétendait réprimer par la loi sur la presse: «Le mal est grand, il est infini; mais est-il d'hier? Enhardi par l'âge, je dirai ce que je pense, ce que j'ai vu. Il y a une grande école d'immoralité, ouverte depuis cinquante ans, dont les enseignements, bien plus puissants que les journaux, retentissent dans le monde entier. Cette école, ce sont les événements qui se sont accomplis, presque sans relâche, sous nos yeux. Regardez-les: le 6 octobre, le 10 août, le 21 janvier, le 31 mai, le 18 fructidor, le 18 brumaire; je m'arrête là. Que voyons-nous dans cette suite de révolutions? La victoire de la force sur l'ordre établi, quel qu'il fût, et, à l'appui, des doctrines pour la légitimer... Le respect est éteint, dit-on: rien ne m'afflige, ne m'attriste davantage, car je n'estime rien plus que le respect; mais qu'a-t-on respecté depuis cinquante ans? Les croyances sont détruites! mais elles se sont détruites, elles se sont battues et ruinées les unes sur les autres. Cette épreuve est trop forte pour l'humanité, elle y succombe. Est-ce à dire que tout soit perdu? Non, tout n'est pas perdu; Dieu n'a pas retiré sa main, il n'a pas dégradé la créature faite à son image; le sentiment moral qu'il lui a donné pour guide, et qui fait sa grandeur, ne s'est pas retiré du cœur. Le remède que vous cherchez est là et n'est que là.» M. Royer-Collard avait raison de rappeler à ses auditeurs d'alors que tous ceux qui avaient participé ou applaudi à une révolution étaient pour une part responsables du désordre des idées; il avait raison aussi de leur rappeler qu'il était un autre remède que des lois répressives. Mais, en attendant ce remède supérieur et lointain, n'y avait-il pas, dans une région moins haute, à prendre des précautions qui, pour n'être pas suffisantes, pour ne pas s'attaquer à la racine du mal, ne laissaient point que d'être urgentes et indispensables? Rien de mieux que de ne pas borner la politique à des expédients terre à terre et au jour le jour, de l'élever à des vues plus hautes et plus profondes de l'état moral de la société. Mais il serait vraiment trop commode de prétendre, en philosophant ainsi, se soustraire aux nécessités pratiques et quotidiennes du gouvernement.

Quelque éclat que l'intervention de M. Royer-Collard eût donné à l'attaque, la défense ne fut ni moins forte ni moins brillante. Les principaux orateurs de la majorité, MM. Duvergier de Hauranne, de Salvandy, Hébert, Martin (du Nord), et avec eux M. Sauzet, qui naguère inclinait vers le tiers parti, vinrent soutenir les projets et revendiquer, à côté du gouvernement, leur part de responsabilité. À leur tête, combattaient, avec l'autorité de leur talent, de leur union, les trois principaux ministres, MM. Guizot, Thiers et le duc de Broglie. L'impression produite par ce dernier fut des plus profondes. Habitué aux débats sages et un peu froids de la Chambre des pairs, M. de Broglie avait été jusqu'alors orateur de discussion plus que de passion, dédaignant l'appareil oratoire, d'une argumentation serrée, méthodique et probe, d'une pensée forte, haute et originale, d'une forme distinguée, mais apportant plus de lumière que de chaleur, élevant les esprits plus qu'il ne touchait les cœurs. Cette fois, sa parole s'échappa, toute vibrante d'une émotion qui fit d'autant plus d'effet qu'elle était chez lui moins habituelle et plus sincère. Chez cet «homme de bien irrité», comme l'appela M. Royer-Collard, on sentit l'horreur des forfaits que la révolution venait de commettre, l'effroi des périls qu'elle faisait courir à la monarchie et à la société, le mépris indigné pour la sottise et la lâcheté de l'opposition qui niait les périls et cherchait à couvrir ces forfaits. On y sentit aussi quelque chose de plus personnel et de plus poignant encore. Le duc de Broglie avait partagé les illusions optimistes de l'opposition libérale sous la Restauration: plus que tout autre, il avait cru et professé que le règne de la force ferait place à celui de la raison, que la liberté, à elle seule, résoudrait tous les problèmes, qu'elle corrigerait ses propres excès, et qu'il fallait avoir confiance dans l'esprit humain délivré de tout frein et de toute tutelle. Pour venir à son tour proposer, contre les désordres de la presse, de la caricature et du théâtre, des lois de restriction, de répression et même de censure, il devait faire violence à ses théories premières, humilier sa raison, confesser l'erreur de ses espérances; ce ne fut pas sans une souffrance qui se trahit dans ses paroles et leur donna un accent particulier. Mais ce droit esprit avait vu, par l'expérience du pouvoir, combien la réalité différait de l'idéal longtemps caressé, et son patriotisme n'avait pas hésité. Il trouvait même une sorte de jouissance âpre, fière, mêlée d'ironie dédaigneuse, à assumer sur soi toute la responsabilité, à s'offrir comme le «bouc émissaire de la société». «Certes, disait-il encore, si nous n'avions pensé qu'à traverser commodément le pouvoir, oh! mon Dieu, cela nous eût été bien aisé. Il ne fallait pas un grand effort de courage pour suivre la pente des esprits, pour nous placer en quelque sorte au fil de l'eau, pour marchander avec tous les partis, pour transiger avec toutes les factions, pour se donner les airs de les gouverner par des concessions ou des compliments, par des promesses ou des caresses; tout cela était très-facile: nous aurions traversé le pouvoir au bruit des applaudissements populaires; mais nous aurions perdu le pays et nous l'aurions précipité dans l'abîme.» (Sensation.) Après ces paroles, dont on comprend mieux encore la portée, quand on a vu à l'œuvre la politique de laisser-aller, l'orateur rappelait comment «le gouvernement de Juillet avait pris naissance au sein d'une révolution populaire», et il terminait par cette magnifique péroraison qu'on nous permettra de citer en entier: «La révolte, c'est là l'ennemi que la révolution portait dans son sein et devait rencontrer dans son berceau; la révolte, nous l'avons combattue sous toutes les formes, sur tous les champs de bataille. Elle a commencé par vouloir élever, en face de cette tribune, des tribunes rivales. Nous avons démoli ces tribunes factieuses, nous avons fermé les clubs, nous avons, pour la première fois, muselé le monstre. (Très-bien! très-bien!) Elle est alors descendue dans la rue, vous l'avez vue heurter aux portes du palais du Roi, aux portes de ce palais, les bras nus, déguenillée, hurlant, vociférant des injures et des menaces, et pensant tout entraîner par la peur. Nous l'avons regardée en face; la loi à la main, nous avons dispersé les attroupements, nous l'avons fait rentrer dans sa tanière. (Bravo!) Elle s'est alors organisée en sociétés anarchiques, en complots vivants, en conspirations permanentes. La loi à la main, nous avons dissous les sociétés anarchiques; nous avons arrêté les chefs, éparpillé les soldats. Enfin, après nous avoir plusieurs fois menacés de la bataille, plusieurs fois elle est venue nous la livrer, plusieurs fois nous l'avons vaincue, plusieurs fois nous l'avons traînée, malgré ses clameurs, aux pieds de la justice, pour recevoir son châtiment. (Bravo! bravo!) Elle est maintenant à son dernier asile; elle se réfugie dans la presse factieuse; elle se réfugie derrière le droit sacré de discussion que la Charte garantit à tous les Français. C'est de là que, semblable à ce scélérat dont l'histoire a flétri la mémoire, et qui avait empoisonné les fontaines d'une cité populeuse, elle empoisonne chaque jour les sources de l'intelligence humaine... Nous l'attaquons dans son dernier asile; nous lui arrachons son dernier masque; après avoir dompté la révolte matérielle, sans porter atteinte à la liberté légitime des personnes, nous entreprenons de dompter la révolte du langage, sans porter atteinte à la liberté légitime de la discussion. (Nouvelles et vives acclamations.) Si nous y réussissons, messieurs,... advienne ensuite de nous ce que pourra; nous aurons rempli notre tâche, nous aurons droit au repos. Que le Roi, dans sa sagesse, appelle, dans d'autres circonstances, d'autres hommes au maniement des affaires; que, par des motifs que nous respecterons toujours, vous nous retiriez l'appui généreux que vous nous avez accordé jusqu'ici; que nous succombions par notre faute ou sans notre faute, peu importe; quand l'heure de la retraite sonnera pour nous, nous emporterons la conscience de n'avoir rien fait pour nous-mêmes et d'avoir bien mérité de vous.» (Bravos prolongés et vifs applaudissements.) Jamais le duc de Broglie ne s'était élevé plus haut, et rarement assemblée avait entendu un langage d'une éloquence plus sincère, plus honnête et plus profonde. L'effet fut immense. Les conservateurs étaient fiers et rassurés, les hésitants convaincus et entraînés. «Quant à la gauche, a dit un témoin, elle demeurait silencieuse, immobile et comme accablée, au milieu de l'émotion universelle.»

Au vote, le gouvernement eut un succès complet; la loi sur les cours d'assises fut votée par 212 voix contre 72, celle sur le jury par 224 contre 149, celle sur la presse par 226 voix contre 153.

Aussitôt promulguées, l'effet de ces lois se fit sentir. Il y eut tout de suite un changement notable dans l'état de la presse. Une trentaine de journaux démagogiques, en province ou à Paris, disparurent. Les survivants furent obligés de se modérer[371]. La caricature factieuse fut supprimée. Les jurys condamnèrent[372], et les procès de presse cessèrent d'offrir le scandale de l'impudence des accusés comme de la défaillance des juges[373]. En même temps, il fut visible que la liberté de la presse n'était à aucun degré atteinte. Pour être contraints de s'interdire certains outrages grossiers ou certaines manifestations inconstitutionnelles, les journaux n'en conservèrent pas moins leur plein droit de contrôle, de discussion, d'attaque violente et injuste. Les lois n'avaient même pas tué la presse carliste ou républicaine: elles l'avaient seulement contrainte à voiler un peu son drapeau. Dès lors, qu'est-il resté, à l'épreuve des faits, de toutes les déclamations de l'opposition?

Ce n'est pas à dire que ces lois fussent autre chose qu'un expédient, ni qu'elles aient résolu, d'une façon définitive, le problème que soulève la liberté de la presse dans notre société à la fois si excitée et si désemparée. Où est d'ailleurs la solution de ce problème? Qui a trouvé le secret d'ouvrir les portes à la liberté, sans que la licence en profite pour se glisser par quelque endroit? Quel mode de répression qui ne puisse, à un moment donné, entre les mains d'un gouvernement sans scrupule, devenir un instrument d'oppression? À ces deux périls, le remède est plutôt dans les mœurs que dans les lois. Mais que deviennent les mœurs dans notre État chaque jour plus démocratique et toujours révolutionnaire? Et quand donc pourrons-nous nous flatter d'avoir fermé cette grande école d'immoralité dont parlait M. Royer-Collard?

V

Le vote des lois de septembre, coïncidant avec la fin du procès d'avril, marque le terme de la lutte que Casimir Périer avait commencée et dont nous avons suivi toutes les vicissitudes, dans la presse, dans le Parlement, dans la rue et jusque devant la justice. La défaite du parti républicain était complète, défaite matérielle et morale. Dispersé, désarmé, abattu, il se sentait réduit, pour longtemps, à l'impuissance[374]. Béranger constatait, dans ses lettres, à quel point le pays était «dégoûté» de ce parti. Quant à Carrel, suivant l'expression d'un de ses apologistes[375], «il avait prévu la déroute, mais il devait s'avouer combien, dans son découragement, il était resté au-dessous de la vérité». Lui-même proclamait, dans le National, et la «pleine victoire des doctrinaires», et l'éloignement croissant de «la masse» pour la république[376]. Il ne se dissimulait pas que c'était le fruit des fautes commises par les républicains, et n'avait plus, sur ceux-ci, aucune illusion. «Les hommes que je parais diriger, disait-il à Berryer, ne sont pas mûrs pour la république; aucun esprit politique, aucune discipline. Nous commettons faute sur faute. Je suis réduit au rôle de marteau: on se sert de moi pour frapper. Marteau pour briser, je ne puis rien édifier... L'avenir, il est trop lointain pour que je l'atteigne[377].» Un jour même,—était-ce sous la pression du remords?—il confessait, dans le National, le tort que ses amis et lui s'étaient fait par la violence de leur langage et de leurs doctrines, et la responsabilité qu'ils avaient ainsi assumée dans les crimes révolutionnaires[378]. Ce qui ne l'empêchait pas, il est vrai, de se faire le lendemain le prophète, presque le champion du socialisme[379], de plaider les circonstances atténuantes du régicide[380], et de prendre son parti du triomphe du jacobinisme sur les idées de liberté qu'il avait d'abord caressées[381]. Tout cela,—le dégoût qu'il ressentait de ses amis, comme la honte de ses propres faiblesses,—n'était pas fait pour diminuer, chez lui, le malaise, la tristesse que nous avons déjà eu occasion de noter, les années précédentes. Il comprenait maintenant et probablement regrettait la faute qu'il avait commise en se proclamant républicain, en passant de l'opposition légale à l'opposition révolutionnaire, à la fois intransigeante et désespérée. Aussi dissuadait-il tous ceux qui voulaient l'imiter et venir à la république[382]. Mais il se regardait lui-même comme trop engagé pour revenir sur ses pas. Comment donc se tirer de là[383]? La mort, qu'on n'attendait pas, allait résoudre, ou pour mieux dire, supprimer la question.

Quelques mois plus tard[384], en effet, Carrel était blessé mortellement, dans un duel avec un personnage encore obscur, et à l'occasion d'une polémique qui semblait n'être qu'une querelle de boutique sur le prix comparé de deux journaux concurrents. Son adversaire s'appelait Émile de Girardin. Âgé de trente ans, il était en train de se faire de vive force, dans la société, la place que l'irrégularité de sa naissance l'avait empêché de trouver toute faite. D'une intelligence alerte et prompte, d'une activité fiévreuse, courageux, plein de sang-froid, audacieux, même jusqu'à l'impudence, ne s'embarrassant pas de convictions, de sentiments ou de scrupules, écrivain médiocre, vulgaire, de peu de culture, mais ayant le mouvement et une sorte d'instinct de charlatan pour imaginer ce qui pouvait amuser, réveiller ou entraîner la foule, beaucoup plus homme d'affaires qu'homme de lettres, il devait être l'un des plus étonnants entrepreneurs de publicité politique que ce temps ait connus. En 1836, il venait de créer, en face du vieux journal à 80 francs, à clientèle restreinte, à opinion définie et fixe, représentant un parti et vivant des sacrifices de ce parti, le nouveau journal à 40 francs, cherchant avant tout une clientèle nombreuse, la sollicitant par des appâts inférieurs ou suspects, prêt à la suivre dans tous ses caprices, vivant principalement du produit de ses annonces et de ses réclames, s'intéressant plus à la Bourse qu'au Parlement, poursuivant moins le succès d'une opinion que celui d'une affaire, et abaissant la presse politique à n'être plus qu'une entreprise industrielle, une spéculation financière. C'était toute une révolution dans le journalisme, révolution dont nous n'avons pas encore vu le dernier mot; peut-être était-elle inévitable et en harmonie avec notre démocratie, mais on ne peut dire qu'elle ait profité à l'autorité et à la moralité des journaux. À son apparition, la nouvelle presse fut très-attaquée par l'ancienne, qu'elle froissait dans sa dignité et menaçait dans ses intérêts. M. de Girardin fit tête à ces attaques; il eut plusieurs duels, entre autres celui qui fut fatal à Carrel. Celui-ci ne survécut que deux jours à sa blessure. Sa fin fut triste et sans consolation. «Point d'église, pas de prêtre!» tel avait été son premier mot, en entrant dans la maison où il avait été transporté[385]. Le public fut saisi de ce qu'avait de lugubrement prématuré ce coup obscur qui frappait un homme de trente-six ans, dans toute la vigueur de sa santé, de son talent, et encore au début d'une brillante carrière; il remarqua surtout la coïncidence tragique entre cette mort qui enlevait à l'armée républicaine le seul homme y faisant figure, et la déroute de cette même armée. M. Quinet écrivit alors à un de ses amis: «Le parti républicain est avec Carrel dans le cercueil; il ressuscitera, mais il lui faudra du temps[386]

CHAPITRE XIII
LA QUESTION RELIGIEUSE SOUS LE MINISTÈRE DU 11 OCTOBRE
(Octobre 1832—février 1836)

I. Les préventions irréligieuses, non complétement dissipées, sont cependant moins fortes. Dispositions de la Chambre. Amendement excluant les prêtres des conseils généraux et leur refusant la présence de droit dans les comités de surveillance des écoles. Votes émis relativement à la réduction du nombre des évêchés. L'intolérance a diminué dans les conseils électifs et dans les administrations. Témoignage de M. de Tocqueville.—II. Conduite du ministère dans les affaires religieuses. Malgré quelques incertitudes, il y a amélioration. Faits à l'appui. Les congrégations tolérées. Les nominations d'évêques. M. Guizot et la loi de l'enseignement primaire. La religion dans l'école publique. Le curé dans le comité de surveillance. Circulaires pour l'exécution de cette partie de la loi. La liberté de l'enseignement. M. Guizot et les congrégations enseignantes. Projet sur l'instruction secondaire. Le gouvernement accusé de réaction religieuse.—III. La religion regagne ce qu'elle avait perdu dans les âmes. Déception douloureuse du rationalisme. Aveux et gémissements des contemporains. Retour à la religion, surtout dans la jeunesse. Affluence dans les églises. Élan dans le sein du catholicisme. Ozanam et la jeunesse catholique. La Société de Saint-Vincent de Paul. Les conférences de Notre-Dame.

I

C'était beaucoup d'avoir vaincu les factieux dans la rue, dans les sociétés secrètes, dans la presse et dans le Parlement: ce n'était pas tout. La révolution, nous l'avons vu, avait troublé les âmes en même temps que renversé les institutions, et l'une de ses premières conséquences avait paru être le triomphe d'une sorte d'impiété publique. Il fallait aussi réagir contre cette autre forme du désordre. Cette réaction avait déjà commencé, non sans tâtonnement, avec Casimir Périer. Elle se continua sous le ministère du 11 octobre.

Sans doute, les préventions et les haines irréligieuses n'avaient pas entièrement désarmé. On s'en apercevait à plus d'un signe. À la Chambre, il était tels députés, M. Isambert par exemple, chez qui le besoin de «manger du prêtre» était devenu une sorte de monomanie. Sous couleur de gallicanisme, M. Dupin faisait parfois campagne avec eux. De temps à autre, les préventions auxquelles les pourfendeurs du «parti prêtre» faisaient appel, trouvaient assez d'écho dans l'Assemblée pour obtenir une majorité. Mais, le plus souvent, ces victoires n'étaient que passagères. L'esprit de justice et de tolérance, sans toujours prévaloir, était en progrès[387].

En janvier 1833, la Chambre discutait la loi des conseils généraux: un député demanda que les ministres du culte ne pussent faire partie de ces conseils; cet amendement paraissait avoir peu de succès, même à gauche, et allait être rejeté[388], quand M. Dupin descendit du fauteuil pour le soutenir. Après avoir évoqué les souvenirs de la Restauration: «Si vous laissez au clergé, s'écria-t-il, la possibilité de rentrer par un coin quelconque dans vos affaires, il envahira tout bientôt, et il perdra encore une fois l'État, en se perdant lui-même.» Cet argument suffit pour faire adopter l'amendement, il est vrai, à une faible majorité. Les ministres s'étaient tus dans le débat et abstenus au vote. Mais, en dehors de la Chambre, cette exclusion peu libérale ne fut pas favorablement accueillie. La presse ne se gêna pas pour la critiquer[389]. À la Chambre des pairs, l'amendement, soutenu par M. de Montlosier, avec une véhémence qui excita des rires et des murmures, combattu par M. de Sacy et par le ministère, fut repoussé à la presque unanimité. La Chambre des députés, peu fière de son premier vote, n'insista pas. Le vieux M. de Montlosier, tout ébahi qu'on ne prît plus ses terreurs au sérieux, comme en 1826, lors de sa fameuse dénonciation[390], épancha ses doléances dans une lettre publique à M. Dupin et dans d'autres écrits[391]. Il y déclarait que «le parti ecclésiastique dominait le gouvernement» et se plaignait que «la révolution de Juillet eût fait entrer le prêtre dans notre instruction et dans nos affaires». Tout cela ne parut que ridicule.

Un incident analogue se produisit, dans cette même année 1833, à propos de la loi de l'instruction primaire sur laquelle nous aurons bientôt à revenir. La majorité, après avoir refusé d'admettre le curé comme membre de droit des comités de surveillance des écoles, finit par céder devant le vote contraire de la Chambre des pairs et l'insistance du gouvernement.

C'était surtout dans la discussion annuelle du budget des cultes que les censeurs du clergé le mettaient sur la sellette. Chacun d'eux apportait ses dénonciations et ses reproches. Puis, c'étaient des demandes de réductions à la fois mesquines et vexatoires, du genre de celles qui s'étaient déjà produites sous Casimir Périer. Ainsi, en 1833, pour punir sans doute l'archevêque de Paris de ses libéralités envers les victimes du choléra, la majorité, malgré le gouvernement, réduisit son traitement de 15,000 francs. Mais ce fut l'un des derniers votes de ce genre. Bientôt même, on commença à rétablir quelques-uns des crédits supprimés après 1830. Le budget des cultes de 1836, discuté en juin 1835, présentait sur le précédent une augmentation de près de 700,000 francs, dont 330,000 francs au chapitre des curés et desservants, et, ce qui était plus significatif encore, 20,000 pour accroître le traitement de deux archevêques-cardinaux. La Chambre accorda ces crédits sans difficulté. M. Isambert en fut réduit à déclarer ce vote «antinational». «C'est, ajouta-t-il, le démenti le plus solennel donné à la révolution de Juillet et à tout ce qui a été fait depuis 1830.»

Une question plus grave et qui touchait à l'organisation même de l'Église de France, se trouva soulevée dans ces discussions budgétaires. Dans le Concordat, il n'était question pour la France que de soixante évêchés. D'accord avec le Saint-Siége, et après autorisation des Chambres, le gouvernement de la Restauration avait porté ce nombre à quatre-vingts. L'opposition «libérale» avait alors vivement attaqué cette mesure dont elle contestait même, à tort, la légalité. Aussi, après 1830, les commissions du budget exprimèrent-elles le vœu que l'on revînt au chiffre du Concordat. Le gouvernement, ainsi pressé, saisit diplomatiquement le Saint-Siége de la question. Son intention n'était pas de supprimer vingt évêchés, mais il demandait au Pape d'en sacrifier six ou sept pour sauver le reste. Les choses en étaient là, quand, le 29 mai 1833, à propos de la loi de finances, la Chambre vota, malgré le ministère, un amendement, plus comminatoire du reste qu'immédiatement efficace, qui avait été présenté par M. Eschassériaux. Par cet amendement, elle exprimait sa volonté de ne plus doter, dans l'avenir, ceux des siéges épiscopaux, créés postérieurement au Concordat de 1801, qui viendraient à vaquer jusqu'à la conclusion des négociations entamées avec la cour de Rome. Il n'entrait pas dans la pensée du gouvernement de se laisser pousser si vite et si loin. Il déclara donc, à la tribune de la Chambre haute, ne voir dans ce vote qu'une invitation plus pressante de négocier avec le Saint-Père; mais, jusqu'à l'issue de ces négociations, il se réservait le droit de nommer aux évêchés qui deviendraient vacants: et en fait, l'occasion s'étant présentée par suite de la mort de l'évêque de Nevers, il usa de ce droit. M. Eschassériaux et ses amis crièrent, mais sans résultat. Rome, de son côté, ne paraissait pas disposée à faire le sacrifice qu'on lui demandait: au contraire. Sur l'initiative de Mgr Mathieu, alors évêque de Langres, et d'accord avec la nonciature, les prélats titulaires des siéges menacés avaient tous signé et secrètement adressé au Pape une lettre, par laquelle ils se déclaraient prêts, si besoin était, à renoncer à leur traitement, tout en demeurant, avec le pouvoir civil, dans les rapports réglés par le Concordat. Le gouvernement n'avait eu aucun vent de cette démarche: grands furent son étonnement et son embarras, quand, insistant à Rome et invoquant la menace, faite par la Chambre, de refuser toute dotation, il reçut pour réponse communication de la renonciation éventuelle des évêques. Cette renonciation était toute force au seul argument qu'il pût employer, et d'autre part il ne désirait pas mettre à l'épreuve un désintéressement qui ne lui eût pas laissé le beau rôle[392]. Chaque jour d'ailleurs, à la vive surprise des promoteurs de la réduction, il devenait plus visible que cette mesure n'était rien moins que populaire. Le monde ecclésiastique n'était pas seul à s'en émouvoir. Dans tous les diocèses menacés, on rédigeait des pétitions pour protester contre les suppressions annoncées: elles se couvraient, en peu de temps, de plus de trois cent mille signatures. Les députés étaient ainsi avertis qu'à persister dans cette voie ils risquaient leur fortune électorale. Lors de la discussion du budget de 1835, en avril 1834, M. Eschassériaux n'osa pas reproduire son amendement, et les crédits furent votés, sans difficulté, pour les quatre-vingts siéges épiscopaux. Peu après, la question se trouva posée plus nettement encore, à l'occasion des pétitions: le gouvernement, enhardi par le mouvement de l'opinion, se montra, dans le débat, plus favorable aux vœux des catholiques qu'il ne l'avait été jusqu'alors, et le renvoi des pétitions au ministre parut justement à tous le désaveu du vote de l'année précédente. Dès lors, tout danger de réduction des siéges était écarté.

La même détente se produisait dans tous les conseils électifs et dans les administrations locales. Certes il serait facile de signaler encore des conseils généraux refusant au clergé les allocations les plus justifiées, des maires tourmentant leurs curés, des conseils municipaux faisant la guerre à quelque école de Frères ou de Sœurs, témoin celui de Beauvais qui enjoignait au bureau de bienfaisance de «refuser tout secours aux parents pauvres dont les enfants seraient envoyés à l'école des Frères[393]». Mais, chaque année, ces faits devenaient plus rares et surtout étaient plus mal vus de l'opinion. Désormais les ecclésiastiques pouvaient sortir, sans crainte d'être outragés dans les rues. Il n'était plus de bon ton d'affecter l'irréligion; la prétrophobie avait quelque chose de vieillot et de démodé. Les communes commençaient à rappeler dans leurs écoles les congréganistes chassés en 1830. On laissait replanter les croix détruites. Dans beaucoup de villes, les processions, naguère interdites, reparaissaient dans les rues, et c'est à peine si, parfois, elles étaient encore l'occasion de quelques scandales. Dès juillet 1833, le Constitutionnel dénonçait «cette réaction fatale», et, deux ans après, il s'écriait désespéré: «Les plantations de croix se multiplient sur plusieurs points; les processions publiques reprennent vigueur dans un grand nombre de localités; enfin le mouvement ecclésiastique est en progression[394]

Aussi, en 1835, M. de Tocqueville, examinant l'état des esprits et des mœurs, constatait, sinon la disparition, du moins «l'attiédissement visible» des haines antichrétiennes, et il ajoutait: «Les publications irréligieuses sont devenues extrêmement rares; je n'en connais même pas une seule. La religion et les prêtres ont entièrement disparu des caricatures. Il est très-rare, dans les lieux publics, d'entendre tenir des discours hostiles au clergé ou à ses doctrines. Ce n'est pas que tous ceux qui se taisent ainsi aient conçu un grand amour pour la religion; mais il est évident qu'au moins ils n'ont plus de haine contre elle. C'est déjà un grand pas. La plupart des libéraux que les passions irréligieuses avaient jadis poussés à la tête de l'opposition, tiennent maintenant un langage tout différent de celui qu'ils tenaient alors. Tous reconnaissent l'utilité politique d'une religion et déplorent la faiblesse de l'esprit religieux dans la population[395]

II

Ce que nous avons dit de certains débats parlementaires, notamment au sujet de la réduction des évêchés, a permis d'entrevoir quelles étaient les dispositions du ministère dans les questions religieuses. Souvent trop timide pour braver de front ce qu'il restait de préventions dans l'opinion et dans la Chambre, il ne les partageait pas pour son compte, les servait sans entrain et cherchait plutôt à en limiter l'effet; il avait le désir de se montrer tolérant, juste, bienveillant même, mais n'en avait pas toujours la volonté assez résolue. De là, dans sa conduite, des incertitudes, voire même quelques contradictions. Malgré tout cependant, on pouvait constater, chaque année, une amélioration notable dans les rapports du gouvernement avec le clergé.

Si l'on n'osait pas encore rétablir le crucifix arraché des salles de justice en 1830, si même, en 1834, on installait dans la cour d'assises de Paris, à la place où avait été la divine image, une allégorie de la Justice avec le glaive et la balance, l'année suivante, M. Persil, garde des sceaux, engageait les compagnies judiciaires à se rendre aux cérémonies religieuses qu'elles avaient généralement désertées depuis la révolution. Chrétiens et libres penseurs notaient, comme une nouveauté significative, les termes de la lettre par laquelle le Roi demandait des prières, après l'attentat Fieschi; ce n'était plus le langage d'un gouvernement craignant de faire acte public de christianisme. À cette époque, et pour la première fois depuis 1830, le parquet relevait, dans des publications impies et licencieuses, le délit d'outrage à la religion et demandait l'application de la loi de 1822. Au début du ministère, on avait encore vu, dans l'Ouest, un préfet suspendre le traitement d'un curé compromis dans les affaires de la duchesse de Berry, mais ce fut la dernière de ces confiscations inaugurées dans le désordre d'un lendemain de révolution. Depuis lors, la préoccupation du pouvoir parut être, au contraire, d'augmenter le budget du clergé; et, au risque d'être dénoncé avec colère par le Constitutionnel[396], il recommanda aux conseils généraux de rétablir les allocations destinées à subvenir aux dépenses du culte et à accroître les traitements ecclésiastiques. Parfois le gouvernement paraissait céder à quelques velléités de taquinerie «gallicane»: appel comme d'abus contre l'évêque de Moulins, petites difficultés soulevées pour l'agrément des curés, circulaire quelque peu ridicule pour interdire l'annonce et la célébration des fêtes «supprimées» par le concordat. Mais tout cela, sans volonté de pousser loin les choses. Ainsi laissait-il tomber les prescriptions de cette dernière circulaire, devant les objections des autorités religieuses. Des questions mixtes, comme celle de l'usage des cloches, étaient réglées dans un esprit conciliant et large.

Le ministère eût bien voulu donner satisfaction aux pétitions des habitants du quartier du Louvre, qui demandaient la réouverture de l'église de Saint-Germain l'Auxerrois, fermée depuis l'atroce journée du 14 février 1831. Mais les passions sacriléges montaient une garde vigilante autour du temple qu'elles avaient violé[397]. Au moindre indice de velléité réparatrice, elles grondaient si menaçantes que l'administration intimidée n'osait les affronter. Rien de pareil cependant à ce qu'on avait vu sous le ministère Casimir Périer, quand la police s'était emparée de l'Abbaye-au-Bois pour y faire célébrer le service funèbre de l'évêque schismatique Grégoire. Le gouvernement réprimait au contraire, avec une énergie remarquée, les actes de certaines municipalités qui avaient prétendu introduire des prêtres schismatiques dans l'église de leur commune. Il saisissait même cette occasion pour publier, dans le Moniteur, un article où les droits du clergé catholique sur les bâtiments affectés au culte étaient reconnus de la façon la plus nette et la plus satisfaisante[398].

Rien de pareil non plus à l'acte de violence par lequel, en 1831, avaient été dispersés les trappistes de la Meilleraye. Les congrégations étaient tolérées et respectées. En juillet 1833, celui qui devait être Dom Guéranger ressuscitait à Solesmes l'antique Ordre des Bénédictins. Tout se passait au grand jour, sans que le gouvernement y fit obstacle; M. Guizot devait même bientôt donner aux nouveaux moines une allocation annuelle pour la continuation de la Gallia christiana. Les Jésuites, maltraités par l'émeute en 1830, revenaient, sans bruit, mais sans se gêner, à leurs pieux travaux; ils remplissaient les chaires et les confessionnaux; les ministres les laissaient faire, avec un sentiment où se mêlaient étrangement l'indifférence et l'estime. «La Restauration est tombée, et avec elle les Jésuites, disait le National[399]; on le croit du moins: cependant toute la France a vu la famille des Bourbons faire route de Paris à Cherbourg et s'embarquer tristement pour l'Angleterre. Quant aux Jésuites, on ne dit pas par quelle porte ils ont fait retraite; personne n'a plus songé à eux, le lendemain de la révolution de Juillet, ni pour les attaquer ni pour les défendre. Y a-t-il, n'y a-t-il pas encore des congrégations non autorisées par les lois? Il n'est pas aujourd'hui de si petit esprit qui ne se croie, avec raison, au-dessus d'une pareille inquiétude.» En 1833, quelque émotion s'étant produite parce que deux Jésuites avaient été mandés, comme précepteurs, auprès du duc de Bordeaux, M. Thiers fut le premier à rassurer le Père provincial de Paris, dans les conférences qu'il avait avec lui à ce sujet; après comme avant ces incidents, aucune entrave n'était apportée aux œuvres de la Compagnie de Jésus.

Rien de pareil enfin aux choix peu heureux par lesquels, aux débuts de la monarchie, des prêtres tels que MM. Guillon, Rey ou d'Humières avaient été désignés pour l'épiscopat. Le gouvernement apportait dans l'usage de cette importante prérogative une droiture consciencieuse. Ses nominations étaient excellentes. En 1834, le ministre des cultes, M. Persil, écrivait aux évêques pour leur demander de lui faire connaître les prêtres dignes de devenir leurs collègues. Bien loin de se roidir contre les observations de l'autorité religieuse, le pouvoir civil s'y rendait avec bonne grâce et bonne foi. Ainsi fit-il, en renonçant à proposer le successeur qu'il avait d'abord songé à donner à Mgr Mathieu, sur le siége de Langres, et en lui substituant Mgr Parisis. Le chargé d'affaires du Saint-Père, Mgr Garibaldi, disait, à ce propos: «Nous obtenons du roi Louis-Philippe ce que tout autre gouvernement nous aurait refusé[400]

Parmi les ministres, M. Guizot était un de ceux qui comprenaient le mieux les devoirs du gouvernement envers la religion: on n'a pas oublié avec quelle élévation il en avait parlé sous le ministère Périer, alors qu'il était simple député; devenu ministre de l'instruction publique, les occasions ne lui manquèrent pas de mettre ses principes en pratique. Sa grande œuvre fut alors la loi organique de l'instruction primaire, présentée et votée en 1833. L'article premier déclarait tout d'abord que «l'instruction primaire comprenait nécessairement l'instruction morale et religieuse». Et le ministre commentait ainsi, à la tribune, cette disposition de la loi: «L'instruction morale et religieuse n'est pas, comme le calcul, la géométrie, l'orthographe, une leçon qui se donne en passant, à une heure déterminée, après laquelle il n'en est plus question. La partie scientifique est la moindre de toutes, dans l'instruction morale et religieuse. Ce qu'il faut, c'est que l'atmosphère générale de l'école soit morale et religieuse... Il arrive un âge où l'instruction religieuse devient l'objet d'un enseignement scientifique qui est donné spécialement; mais, pour la première enfance, dans les écoles primaires, si l'instruction morale et religieuse ne plane pas sur l'enseignement tout entier, vous n'atteindrez pas le but que vous vous êtes proposé, quand vous l'avez mise en tête de l'instruction primaire... Prenez garde à un fait qui n'a jamais éclaté peut-être avec autant d'évidence que de notre temps; le développement intellectuel, quand il est uni au développement moral et religieux, est excellent... mais le développement intellectuel tout seul, séparé du développement moral et religieux, devient un principe d'orgueil, d'insubordination, d'égoïsme et par conséquent de danger pour la société.» Les rapporteurs de la Chambre des députés et de la Chambre des pairs, M. Renouard et M. Cousin, faisaient écho à ce langage du ministre.

M. Guizot était en outre convaincu que l'État avait besoin du concours de l'Église pour l'œuvre de l'instruction populaire, et qu'il devait, par suite, partager avec elle l'action et le contrôle. Se demandant, à la tribune, «quels étaient les pays où l'instruction primaire avait véritablement prospéré»: «Ce sont, répondait-il, les pays où le clergé a exercé une surveillance, une influence continuelle, sur l'instruction primaire»; et il ajoutait, avec une courageuse loyauté, que, «depuis quinze ans, le clergé avait beaucoup fait pour l'instruction primaire en France». En conséquence, il proposa que le curé fût de droit membre du comité chargé, dans chaque commune, de surveiller l'école, comité qui était l'un des rouages importants de la nouvelle organisation. Mais, comme nous avons eu occasion de le dire, il se heurta, cette fois, aux préventions de la Chambre contre le clergé. La commission demanda que cette présence de droit fût supprimée, et la majorité lui donna raison, malgré l'éloquente défense du ministre. Celui-ci ne se tint pas pour battu: il en appela à la Chambre des pairs, et, appuyé par M. Cousin, il obtint d'elle le rétablissement du droit du curé. Les députés finirent par céder, mais non sans diminuer les attributions du comité qui leur était devenu suspect, du moment qu'un prêtre y siégeait. Le ministre consentit à cette altération grave de son projet; il crut nécessaire de faire ce sacrifice aux préjugés régnants.

La loi votée, avec des lacunes qu'il était le premier à reconnaître, M. Guizot s'efforça sincèrement, dans l'application, de faire à la religion la part la plus large: œuvre difficile, étant donné le personnel d'instituteurs qu'il trouvait en possession des écoles. M. Lorain, chargé, en 1833, par le ministre, de dépouiller les rapports des inspecteurs et d'en tirer un tableau de l'instruction primaire avant la loi nouvelle, avait constaté des faits tels que ceux-ci: un inspecteur demandait à l'instituteur: «Monsieur, où en êtes-vous de l'instruction morale et religieuse?—Je n'enseigne pas ces bêtises-là», lui répondait-on. Ailleurs, les écoliers se promenaient, avec leur maître, dans la ville, tambour en tête et chantant la Marseillaise; ils s'interrompaient, en passant devant le presbytère, pour crier à tue-tête: «À bas les Jésuites! À bas les calotins!» Dès sa première circulaire, M. Guizot essaya de tourner et d'élever vers la religion les âmes de ces instituteurs. Il les engagea à «n'attendre leur récompense que de Dieu». «Partout, leur dit-il, où l'enseignement primaire a prospéré, une pensée religieuse s'est unie, dans ceux qui le répandent, au goût des lumières et de l'instruction. Puissiez-vous trouver, dans de telles espérances, dans ces croyances dignes d'un esprit sain et d'un cœur pur, une satisfaction et une constance que peut-être la raison seule et le seul patriotisme ne vous donneraient pas.» Plus loin, il recommandait à l'instituteur de «s'attacher à développer», chez l'enfant, «la foi à la Providence», de «respecter» le curé ou le pasteur «dont le ministère répond à ce qu'il y a de plus élevé dans la nature humaine». Et il ajoutait: «Rien n'est plus désirable que l'accord du prêtre et de l'instituteur... Un tel accord vaut bien qu'on fasse, pour l'obtenir, quelques sacrifices[401].» Cette partie des devoirs du maître d'école était la préoccupation constante du ministre. L'année suivante, il écrivait aux directeurs des écoles primaires une circulaire où il leur signalait l'importance de l'instruction religieuse à donner aux futurs instituteurs: «Ne vous contentez point, disait-il, de la régularité des formes et des apparences; il ne suffit pas que de certaines observances soient maintenues, que certaines heures soient consacrées à l'instruction religieuse: il faut pouvoir compter sur sa réalité et son efficacité... Prenez un soin constant pour qu'aucune des préventions, malheureusement trop communes encore, ne s'élève entre vous et ceux qui sont plus spécialement chargés de la dispensation des choses saintes. Vous assurerez ainsi à nos établissements cette bienveillance des familles qui nous est si nécessaire, et vous inspirerez à un grand nombre de gens de bien cette sécurité sur notre avenir moral que les événements ont quelquefois ébranlée, même chez les hommes les plus éclairés[402].» En 1835, M. Guizot écrivait encore aux inspecteurs des écoles primaires: «Appliquez-vous a bien persuader aux curés et aux pasteurs que ce n'est pas par pure convenance et pour étaler un vain respect, que la loi du 28 juin 1833 a inscrit l'instruction morale et religieuse en tête des objets de l'instruction primaire. C'est sérieusement et sincèrement que nous poursuivrons le but indiqué par ces paroles, et que nous travaillerons, dans les limites de notre pouvoir, à établir, dans l'âme des enfants, l'autorité de la religion. Croyez bien qu'en donnant à ces ministres cette confiance, et en la confirmant par toutes les habitudes de votre conduite et de votre langage, vous vous assurerez, presque partout, pour les progrès de l'éducation populaire, le plus utile appui[403]

M. Guizot atteignit-il pleinement le but qu'il poursuivait avec sincérité et persistance? Malgré ses efforts, il y eut des instituteurs qui demeurèrent, d'une façon plus ou moins cachée, ce qu'on a appelé des «anticurés[404]». La loi de 1833 leur avait donné trop d'indépendance; elle avait aussi trop étroitement limité l'influence du clergé. Tant que l'autorité d'un gouvernement régulier prévint les scandales extérieurs, le mal demeura souvent à l'état latent; mais il devait éclater à tous les yeux, en 1848: alors beaucoup de maîtres d'école se sont trouvés préparés à se faire, dans chaque village, des agents de révolte et des prédicateurs de socialisme. Le désordre fut tel que les défenseurs de la société poussèrent un long cri d'effroi, et M. Thiers, avec l'impétueuse mobilité de son esprit, demanda, non plus seulement que le clergé eût la surveillance de l'enseignement primaire, mais qu'il en prît la direction exclusive[405]. Plus tard, du reste, en rédigeant ses Mémoires, M. Guizot a reconnu que la loi de 1833 n'avait pas, sur ce point, réalisé toutes ses espérances, et il a déploré les sacrifices qu'il s'était cru obligé de faire à l'irréligion du temps[406].

La loi de 1833 n'avait pas seulement organisé l'enseignement public, elle avait aussi ouvert la porte toute grande à l'enseignement libre, c'est-à-dire, en fait, aux écoles de Frères et de Sœurs. Dans la discussion, M. Vatout ayant proposé des mesures restrictives contre les congrégations religieuses, le ministre les combattit et les fit écarter. Il a même raconté, plus tard, qu'il eût désiré donner à ces congrégations «une marque publique de confiance et de respect», en leur permettant de suppléer, par la lettre d'obédience, au brevet de capacité; mais il n'osa pas, en présence des dispositions de la Chambre. M. Guizot tenait à bien établir qu'il ne se «méfiait» aucunement du zèle libre et surtout du zèle chrétien, qu'il regardait au contraire son concours comme heureux et nécessaire. «Je pris grand soin, a-t-il dit dans ses Mémoires, de défendre les associations religieuses contre les préventions et le mauvais vouloir dont elles étaient souvent l'objet; non-seulement je les protégeai dans leur liberté, mais je leur vins en aide dans leurs besoins, les considérant comme les plus honorables concurrents et les plus sûrs auxiliaires que, dans ses efforts pour l'éducation populaire, le pouvoir civil pût rencontrer.» Pendant la discussion même de la loi de 1833, il offrit la croix d'honneur au supérieur général des Frères de la Doctrine chrétienne. Plus tard, il félicita publiquement ces religieux du zèle et de l'intelligence qu'ils montraient dans l'organisation des écoles d'adultes. Apprenait-il quelques vexations des municipalités ou des agents universitaires contre l'enseignement libre, il les blâmait, et, s'il le pouvait, les réprimait. Les Frères, chassés des écoles publiques de Beauvais, fondaient-ils une école privée, il leur allouait une subvention de mille francs[407]. L'Ami de la Religion, peu sympathique au gouvernement de Juillet, ne pouvait cependant s'empêcher de louer «l'impartialité haute et intelligente» avec laquelle M. Guizot avait «singulièrement favorisé les congrégations enseignantes[408]». En 1833, le supérieur général des Frères de la Doctrine chrétienne écrivait au ministre: «Nous conserverons, tant que nous vivions, le souvenir et la reconnaissance de vos inappréciables bontés, et nous publierons hautement, comme nous le faisons tous les jours, les marques de bienveillance et de protection que nous recevons, à chaque instant, du gouvernement du Roi et en particulier de M. le ministre de l'instruction publique.» L'année suivante, les membres principaux de l'ordre, réunis en «comité triennal» à Paris, renouvelaient l'expression de leur «reconnaissance» envers le ministre.

En janvier 1836, à la veille de la dissolution du cabinet, M. Guizot déposa un projet de loi sur l'instruction secondaire. Ce projet ne devait être discuté que plus tard, sous un autre ministère, sans du reste jamais aboutir. Pour le moment, bornons-nous à noter que s'il contenait la trace de quelques concessions faites à regret aux préventions du temps, il organisait loyalement la liberté d'enseignement et ne prononçait aucune exclusion contre les associations religieuses, notamment contre les Jésuites. En somme, il était plus libéral que tous les projets qui devaient être ultérieurement déposés, de 1840 à 1848, et donner lieu à de si ardentes controverses.

Cette justice et cette bienveillance croissantes à l'égard de la religion méritaient d'être dénoncées par ceux qui, comme le Constitutionnel, faisaient profession de combattre le «parti prêtre». Dès 1833, ce journal reprochait à «l'association doctrinaire de vouloir relever le clergé catholique de l'impuissance dont l'avait frappé la révolution de Juillet», et signalait «un système suivi de réaction ministérielle en faveur du clergé[409]». C'est surtout en 1835 que cette accusation se produisit avec fracas: toute la presse de gauche s'y associa. Le National raillait l'«orthodoxie» de ce gouvernement qui «reprenait les traditions de la Congrégation»; le Courrier déclarait, d'un ton menaçant, que l'opinion allait repartir en guerre contre le catholicisme, et qu'il fallait «multiplier, de nouveau, les éditions de Rousseau, de Voltaire, de Diderot, de Dupuis, de Courier[410]». Le Constitutionnel dénonçait «la tendance du gouvernement à faire entrer l'Église dans l'État», et il ajoutait: «Nous ne savons quel vent de dévotion a soufflé de la cour; mais, depuis quelque temps, on est tant aux petits soins auprès du clergé, on se pique d'une si scrupuleuse déférence pour tout ce qui tient à l'Église, on voit des choses et l'on entend des paroles si étranges, ne serait-ce que M. Thiers invoquant à mains jointes la Providence, qu'il ne faut pas s'étonner si les préventions d'une autre époque sont revenues contre le clergé, et si beaucoup de gens croient, de très-bonne foi, que nous approchons du temps où, avec un billet de confession, on arrive à tout.»

Ces accusations firent si grand bruit que le Journal des Débats se crut obligé de publier plusieurs articles pour protester que le gouvernement ne voulait pas se faire «le grand prévôt d'une réaction religieuse». La feuille ministérielle ne s'en tenait pas à cette apologie. Elle prenait l'offensive et raillait avec esprit les terreurs de ses contradicteurs: «Quand il n'y aurait plus de Jésuites dans le monde, disait-elle, l'opposition en referait, pour avoir le plaisir de dire que le gouvernement de Juillet favorise les Jésuites... Le tour des Jésuites et de la Congrégation devait venir; il est venu; c'est tout simple. La raison de ceci est facile à donner. Tout le monde n'entend pas de même le mot de liberté religieuse. Selon nous, la liberté religieuse doit profiter à l'Église tout aussi bien qu'à l'État. Au nom de la liberté religieuse, il faut interdire au prêtre d'inquiéter la conscience des citoyens et de porter la main sur ce qui tient au domaine de la politique; mais, au nom de la même liberté, il faut laisser le prêtre administrer les sacrements, prêcher le dogme et maintenir la discipline, selon les règles qui lui sont prescrites par sa foi. Ce n'est pas tout: comme la séparation absolue de l'Église et de l'État n'est qu'une chimère, comme il y a des rapports nécessaires entre la puissance publique et les hommes qui, par leur ministère, sont appelés à exercer une si grande influence sur la direction morale de la société, la raison veut également que, dans ces rapports, le clergé trouve, auprès du gouvernement protection, bienveillance, honneur... Les peuples les plus libres du monde ont su respecter la religion et honorer ses ministres.» Le Journal des Débats faisait ensuite vivement justice de «ces gens qui, en défendant à l'Église d'intervenir dans l'État, prétendraient intervenir tous les jours dans l'Église, au nom de l'État». «Surtout, ajoutait-il, on humilierait le clergé; on l'abaisserait par tous les moyens imaginables; on ne lui jetterait son salaire qu'à regret et avec des paroles de mépris; on aurait bien soin de lui faire entendre qu'on espère, le plus tôt possible, se passer de lui, qu'on est fort au-dessus de toutes les superstitions: et si le clergé s'avisait de se plaindre, on le traiterait en révolté[411]. «Cette politique, que l'organe autorisé de la monarchie de Juillet repoussait ainsi avec mépris et dégoût, n'a-t-elle pas été ramassée, depuis, par un autre gouvernement?

III

À ce régime de tolérance, de liberté et de paix relatives, la religion regagnait peu à peu ce qu'elle avait perdu dans les âmes. Ce qui pouvait même lui manquer encore, comme protection et faveur du pouvoir, lui était, dans l'état des esprits, plutôt profitable que nuisible. Elle venait de souffrir, sous la Restauration, pour avoir été trop bien en cour; un peu de disgrâce temporelle effaçait ce passé compromettant et lui refaisait une popularité. De ce retour vers le christianisme, il y avait d'ailleurs d'autres causes, moins extérieures, plus profondes, plus efficaces. La raison humaine, un moment exaltée de sa pleine victoire, en devenait, chaque jour, plus embarrassée. Chaque jour, elle était plus effrayée du vide qu'avaient fait ses destructions, plus humiliée et troublée de son impuissance à rien construire pour remplir ce vide. Que de déceptions douloureuses et salutaires venaient, dans tous les ordres de faits et d'idées, punir et éclairer l'orgueil de cette raison révoltée! En même temps, la lassitude des agitations révolutionnaires, l'habitude reprise d'un gouvernement régulier faisaient sentir davantage aux âmes le besoin de la paix et de la stabilité intérieures.

Les contemporains ont souvent laissé échapper des aveux et des gémissements qui permettent d'entrevoir et de suivre, au plus intime de leur être, cette crise décisive. Théodore Jouffroy avait été, à la fin de la Restauration, l'un des guides de cette jeunesse, si confiante dans ses propres forces et si dédaigneuse du catholicisme: plus que tout autre, par son talent, par l'élévation de son esprit et de sa doctrine, par sa sincérité même, il avait contribué à éloigner de la foi l'élite de sa génération. C'est lui qui avait écrit, dans le Globe, le trop fameux article: Comment les dogmes finissent. Maintenant, quelle était la secrète souffrance qui marquait son front d'une tristesse inconsolable et donnait à sa parole un accent singulièrement poignant? C'était l'impuissance douloureuse et découragée du rationalisme. Étudiant, à propos de la loi des associations, les causes du mal social contre lequel le législateur essayait de lutter, il disait à la tribune de la Chambre des députés: «Le christianisme avait jeté dans la société, fondé dans notre Europe, un ordre moral, c'est-à-dire un ensemble de vérités sur tous les points qui intéressent le plus l'homme et la société, vivant de ces vérités...» Puis, après avoir rappelé comment cet ordre moral avait été miné, ébranlé, renversé, dans les âmes, l'orateur ajoutait: «Le vide laissé par cette immense destruction, ce vide est partout, il est dans tous les cœurs, il est obscurément senti par les masses, comme il est plus clairement senti par les esprits distingués. Ce vide, il faut le remplir; tant qu'il ne sera pas rempli, je prétends que la société ne sera pas calmée... Telle est la profonde, la véritable cause de l'inquiétude sociale[412]

M. de Sacy, qui avait été, sous la Restauration, «libéral» et «voltairien»,—lui-même en a fait la confession, dans ses vieux jours[413],—écrivait, en 1835, sous le titre: De la réaction religieuse, cette page, expression éloquente du malaise ressenti par les esprits nobles de ce temps: «Le dix-huitième siècle a eu le plaisir de l'incrédulité; nous en avons la peine; nous en sentons le vide. En philosophie comme en politique, c'est un beau temps que celui où tout le monde est de l'opposition. On se laisse aller au torrent... Oui, mais gare le réveil! C'est le moment où il n'y a plus rien à attaquer, rien à détruire,... le moment où il faut compter avec soi-même et voir un peu où l'on en est avec ses idées, ce que l'on ne croit plus et ce que l'on croit encore, et où l'on s'aperçoit, trop souvent, non sans surprise, que l'on a fait le vide en soi-même et autour de soi, et que, dans le temps où l'on croyait acquérir des idées nouvelles, on chassait tout bonnement des idées acquises. Le jour du réveil, c'est notre époque!... Le sentiment vrai, c'est le sentiment du vide; c'est un besoin inquiet de croyance; c'est une sorte d'étonnement et d'effroi, à la vue de l'isolement où la philosophie du dix-huitième siècle a laissé l'homme et la société: l'homme, aux prises avec ses passions, sans règle qui les domine; aux prises avec les chances de la vie, sans appui qui le soutienne, sans flambeau qui l'éclaire; la société, aux prises avec les révolutions, sans une foi publique qui les tempère et les ramène du moins à quelques principes immuables. Nous sentons notre cœur errer comme un char vide qui se précipite. Cette incrédulité, avec laquelle le dix-huitième siècle marchait si légèrement, plein de confiance et de folle gaieté, est un poids accablant pour nous; nous levons les yeux en haut, nous y cherchons une lumière éteinte, nous gémissons de ne plus la voir briller[414]

Faut-il citer encore le Journal des Débats, disant, le 13 juillet 1835: «Tous aujourd'hui, nous en sommes arrivés à nous sentir profondément saisis et attristés par le spectacle de la désorganisation intellectuelle, par l'absence de tout lien moral, par l'insubordination, l'indépendance presque sauvage des esprits, le délire, le dévergondage, l'inconséquence et la contradiction des idées, par l'abâtardissement, l'avortement des systèmes.» Et il qualifiait cet état moral d'«effroyable anarchie».

Qu'y avait-il au fond de tous ces cris de désarroi et de désespérance, sinon le besoin d'une religion? Or cette religion, il ne pouvait être question, surtout après la faillite du messie saint-simonien, de la chercher ailleurs que dans le christianisme. Ceux même qui ne pouvaient retrouver pleinement, pour leur compte, la foi perdue, disaient du moins avec Jouffroy: «Je ne suis pas de ceux qui pensent que les sociétés modernes peuvent se passer du christianisme; je ne l'écrirais plus aujourd'hui.» Ou encore: «Tout ces systèmes ne mènent à rien; mieux vaut, mille et mille fois, un bon acte de foi chrétienne[415].» Mais, chez beaucoup d'autres, chez les jeunes gens surtout, il y avait plus que cet aveu et que cet hommage. Un prêtre, alors au début d'une brillante et féconde carrière, l'abbé Dupanloup, observant, à la fin de 1835, ce retour des âmes vers Dieu, écrivait: «Il se passe et s'accomplit, depuis un certain temps, quelque chose d'admirable parmi nous... Les influences religieuses ont repris leur empire, et, au moment même où les plus sages crurent que la vérité, la justice et l'honneur avaient succombé avec la religion et avec la croix, un jour plus favorable, plus pur et plus vrai, s'élevait pour elle... Les préventions se dissipent, les mensonges se taisent, les calomnies sont plus rares. Vainement l'impiété a-t-elle récemment essayé de faire entendre de nouveau ses plus honteux cris de guerre; elle n'a fait par là que trahir son extrémité et révéler sa détresse: elle n'a même pu réussir à créer l'agitation irréligieuse à la surface, et, au fond, il y a toujours un mouvement religieux, vague pour plusieurs, mais irrésistible, et de plus un retour certain et sérieux pour un grand nombre.» L'abbé Dupanloup constatait que ce mouvement se produisait surtout chez les hommes du monde, dans les classes élevées et studieuses. Puis il ajoutait: «Dans les plus hautes régions sociales, n'a-t-on pas entendu parler, à la face de la France, par les hommes qui la représentent, un langage grave et élevé qui promettait un meilleur avenir, et où les grandes leçons de la Providence semblaient avoir été comprises? Mais c'est surtout la jeunesse, nous le disons avec un profond attendrissement et une ferme espérance, qui se livre à ce noble mouvement... Tous ceux à qui il a été donné de faire entendre leur voix à la jeunesse, pour lui parler le langage de la vérité, ont trouvé tout à coup, dans ces jeunes cœurs, un écho profond. On ne peut plus lui parler aujourd'hui d'incrédulité; c'est dans les rangs de la jeunesse que la Foi et l'Espérance chrétiennes ont fait les plus glorieuses et les plus brillantes conquêtes... N'avez-vous pas entendu les vieillards eux-mêmes, élevés, par le malheur des temps, à l'école de l'impiété, applaudir avec bonheur au mouvement religieux qui entraîne leurs jeunes fils[416]

Croit-on que le prêtre exagérait et prenait trop facilement ses désirs pour une réalité? Voici qu'à la même époque un témoin, impartial entre tous et d'une clairvoyance incontestée, M. de Tocqueville, notait aussi «le mouvement général de réaction qui entraînait les esprits vers les idées religieuses». Et il ajoutait, confirmant encore l'une des observations de l'abbé Dupanloup: «Le changement le plus grand se remarque dans la jeunesse. Depuis que la religion est placée en dehors de la politique, un sentiment religieux, vague dans son objet, mais très-puissant déjà dans ses effets, se découvre parmi les jeunes gens. Le besoin d'une religion est un texte fréquent de leurs discours. Plusieurs croient; tous voudraient croire[417].» M. Saint-Marc Girardin, bien placé pour observer les étudiants, disait aussi, vers la même époque: «Je vois la jeunesse cherchant, au milieu des désordres du siècle, où se prendre et se retenir, et demandant aux croyances de ses pères si elles ont un peu de vie et de salut à lui donner.»

Nous pourrions multiplier ces témoignages. Tout le monde parlait alors du «mouvement religieux», de la «réaction chrétienne». On en discutait l'origine et la portée; nul n'en contestait la réalité. Aussi bien, pour s'en convaincre, suffisait-il de voir la foule inaccoutumée qui, depuis quelques années, se pressait au pied des autels. «Depuis dix-sept ans que je connais Paris, écrivait madame Swetchine, le 11 avril 1833, je n'y avais encore jamais vu ni une telle affluence dans les églises, ni un tel zèle.» Et elle ajoutait, en dépit de ses préférences royalistes: «Combien la Restauration, avec ses impulsions religieuses, avec les exemples de ses princes, a été loin d'obtenir de tels résultats!» Cette affluence augmentait encore, les années suivantes. Le Constitutionnel constatait, d'un ton boudeur et inquiet, ce phénomène auquel il ne comprenait rien. «Qu'est-ce que cela veut dire? lui répondait en raillant le Journal des Débats. Le sentiment religieux n'est donc pas détruit? Le catholicisme n'est donc pas mort? L'esprit de Voltaire n'est donc plus l'esprit dominant? On commence donc à songer à la religion? L'opposition ne comprend rien à tout cela. Pétrifiée dans ses rancunes irréligieuses, l'esprit de notre temps et ses vicissitudes ne font rien sur l'opposition; elle n'a rien oublié, elle non plus n'a rien appris. C'est un émigré qui revient de Ferney, un Épiménide qui se lève du fauteuil du baron d'Holbach et qui croit que tout est demeuré comme il l'a laissé. L'opposition a peut-être bien entendu dire, depuis quelque temps, que la jeunesse recommençait à s'inquiéter de la religion, que, dans les jours saints, les églises étaient pleines, qu'il y a eu, ce carême, des prédicateurs plus suivis et plus écoutés que nos avocats, que, dans ces auditoires d'église, il y avait des hommes de toutes les sortes et de toutes les opinions, qui venaient pour s'instruire: elle a pris tout cela pour des caquets de sacristie, ne pouvant pas s'imaginer que le peuple ose penser autrement qu'elle, et que les jeunes gens soient libéraux sans être impies. Il faut pourtant, quoique tout cela soit étrange, que l'opposition s'y habitue, car c'est là l'état des esprits. Nous ne voulons pas dire que la popularité du clergé commence et que celle de l'opposition finit. Nous voulons dire seulement que, pour être populaire, il ne suffit plus de frapper fort sur le clergé, mais qu'il faut aussi frapper juste[418]

En même temps, dans le sein du catholicisme se produisait comme un généreux élan pour aller au-devant de ces générations désabusées. Prêtres et fidèles, ceux du moins qui n'avaient pas pris part à l'aventure isolée et promptement désavouée de l'Avenir, s'étaient d'abord renfermés, sous le coup de 1830, dans une attitude discrète et un peu effacée. Cette réserve, en son temps, n'avait pas été sans avantage; elle avait contribué à faire tomber bien des préventions[419]; M. Dupin, se plaignant, à la tribune, de la réaction qui s'opérait en faveur du clergé, l'avait attribuée à l'habileté avec laquelle, au lendemain de la révolution, celui-ci avait «fait le mort». Mais l'heure était venue, pour ce même clergé, de se montrer vivant. Et en effet, la vie circulait et fermentait dans toutes les parties du corps de l'Église. Les catholiques, sortant hardiment de leur réserve, ne bornaient plus leur ambition à obtenir de leurs vainqueurs un peu de paix pour panser leurs blessures; ils voulaient prendre une éclatante et généreuse revanche.

Signe consolant entre tous, cette vie apparaissait d'abord dans la nouvelle génération. Dans le monde des écoles, naguère si mêlé à toutes les agitations révolutionnaires, s'était formé un petit groupe de jeunes apôtres, peu nombreux sans doute au milieu de la foule des indifférents ou des hostiles, mais représentant le ferment sacré qui devait faire lever toute la pâte. Ils reconnaissaient alors pour chef un étudiant lyonnais, à l'âme haute et modeste, ardente et pure, tendre et vaillante, qui faisait déjà aimer et qui devait bientôt illustrer le nom de Frédéric Ozanam. Arrivé, à vingt ans, dans ce Paris de 1831, où il trouvait sa foi universellement répudiée, Ozanam avait tout de suite conçu et inspiré à ses amis un grand et généreux dessein. S'il sentait vivement les misères de son siècle, il l'aimait et n'en désespérait pas, mais croyait que la religion seule le sauverait. «La terre s'est refroidie, écrivait-il le 22 février 1835; c'est à nous, catholiques, de ranimer la chaleur vitale qui s'éteint.» Avec l'entrain, la foi, l'enthousiasme, le dévouement, ces jeunes gens faisaient preuve d'une sagesse modeste qui avait manqué aux hommes de l'Avenir: «Nous autres, écrivait Ozanam, le 21 juillet 1833, nous sommes trop jeunes pour intervenir dans la lutte sociale. Resterons-nous donc inertes au milieu du monde qui souffre et qui gémit? Non, il nous est ouvert une voie préparatoire; avant de faire le bien public, nous pouvons essayer de faire le bien de quelques-uns; avant de régénérer la France spirituelle, nous pouvons soulager quelques-uns de ses pauvres; aussi, je voudrais que tous les jeunes gens de tête et de cœur s'unissent pour quelque œuvre charitable.» C'est sous cette inspiration si pure que, dans cette même année 1333, Ozanam et ses amis se réunirent en «conférence» pour visiter quelques familles pauvres, et fondèrent ainsi, presque sans s'en douter, cette Société de Saint-Vincent de Paul dont les ramifications s'étendent aujourd'hui dans le monde entier. Ils n'avaient cru faire qu'une bonne œuvre pour leur édification personnelle; ils avaient fait, à leur insu, une grande œuvre, qui devait, plus que bien des événements bruyants, contribuer à «christianiser» les nouvelles générations.

L'initiative d'Ozanam et de ses amis se retrouve aussi dans le fait religieux le plus éclatant de cette époque. Ce fut sur leur demande, réitérée deux années de suite, que Mgr de Quélen se décida, en 1835, à inaugurer les conférences de Notre-Dame. Libres penseurs et chrétiens, également stupéfaits, virent alors, sous les voûtes, naguère presque désertes, de la vieille basilique, six mille hommes, jeunes pour la plupart, représentant toute la vie intellectuelle du temps et toutes les espérances de l'avenir, se presser pour entendre la parole d'un prêtre. À considérer leur tenue pendant les longues heures d'attente, à les regarder causant, déployant des journaux, tournant le dos à l'autel, on reconnaissait bien qu'ils n'étaient pas des habitués d'église. C'était la société nouvelle, celle d'où venaient de sortir tant de gémissements et d'aveux d'impuissance. On s'en aperçut bien au frémissement de l'auditoire, quand, dès le premier jour, l'orateur lui jeta brusquement ce cri: «Assemblée, assemblée, que me demandez-vous? que voulez-vous de moi? La vérité? Vous ne l'avez donc pas en vous-même, puisque vous la cherchez ici!» Cet orateur dont le nom avait attiré la foule, dont la saisissante parole la retenait et en faisait un auditoire si fixe, si indestructible, qu'il subsiste encore aujourd'hui, était ce jeune prêtre qui naguère s'échappait, meurtri, suspect et découragé, des ruines de l'Avenir: c'était l'abbé Lacordaire. Depuis lors, dans l'obscurité solitaire d'une vie de travail, de mortification et de prière, il avait attendu patiemment l'heure de Dieu. Fils du siècle, en ayant partagé les généreux espoirs, les illusions et même, dans une certaine mesure, les erreurs, «tout jusqu'à ses fautes, comme il le disait lui-même, lui avait préparé accès dans le cœur de son pays et de son temps». Il faut chercher là, presque autant que dans sa merveilleuse éloquence, la cause d'un succès qui fut immense, à la fois retentissant et profond, subit et durable. N'est-ce pas de cette époque que date le retour des anciennes classes dirigeantes au christianisme? Et, pour que tout fût extraordinaire et imprévu dans cet événement, le prélat qui présidait à cette assemblée et sous la bénédiction duquel elle s'inclinait respectueuse, était ce même archevêque, chassé quelques années auparavant de son palais saccagé et réduit à se cacher dans sa ville épiscopale. Ne semblait-il pas que l'inauguration de ces conférences de Notre-Dame marquât, après une longue rupture, comme une solennelle reprise des relations entre l'élite de la société moderne et l'Église? Le catholicisme, naguère proscrit ou, ce qui était pis, oublié, y apparaissait tout d'un coup avec un incomparable éclat et même avec une popularité telle qu'il n'en avait pas connu depuis des siècles: transition rapide du mépris à l'honneur, dont les chrétiens de ce temps n'ont pu se rappeler, plus tard, l'émotion et la surprise, sans sentir leurs yeux «se mouiller de larmes involontaires» et sans «tomber en actions de grâces devant Celui qui est inénarrable dans ses dons[420]».

CHAPITRE XIV
LA POLITIQUE ÉTRANGÈRE SOUS LE MINISTÈRE DU 11 OCTOBRE
(Octobre 1832—février 1836)

I. La question de paix ou de guerre, débattue depuis 1830, est maintenant résolue. État des affaires de Belgique, d'Italie et de Pologne.—II. Guerre entre l'Égypte et la Turquie. Méhémet-Ali. Le sultan vaincu fait appel aux puissances. Accueil fait à cet appel. La Porte demande le secours de la Russie. Le ministère du 11 octobre cherche à écarter cette puissance. L'amiral Roussin à Constantinople. Paix entre le sultan et le pacha. Traité d'Unkiar-Skelessi. Son effet en Europe.—III. Le Czar voudrait pousser à une croisade contre la France. Dispositions qu'il rencontre en Autriche et en Prusse. Entrevue de Münchengraetz. Froideur du gouvernement de Berlin. Les trois notes adressées à la France. Réponse haute et roide du duc de Broglie. Inefficacité de la manifestation des puissances. Entrevues de Kalisch et de Tœplitz.—IV. Entente de la France et de l'Angleterre. Efforts faits par M de Talleyrand pour la transformer en une alliance formelle et générale. Traité de la Quadruple Alliance.—V. Origine et portée de la Quadruple Alliance. Question de la succession royale en Espagne et en Portugal. Effet du traité en Portugal. Mauvais état des affaires d'Isabelle. Le gouvernement espagnol demande l'intervention de la France. Discussion au sein du ministère français. M. Thiers et le Roi. On décide de refuser l'intervention.—VI. Les désagréments de l'alliance anglaise. Le duc de Broglie veut cependant y demeurer fidèle. M. de Talleyrand et Louis-Philippe désirent la relâcher et se rapprocher des puissances continentales. Sentiment du duc de Broglie sur ces dernières. Relations du Roi avec les ambassadeurs et les ministres étrangers. Sur certains points, cependant, mauvaise volonté persistante des puissances. En quoi le Roi se trompait et en quoi le duc de Broglie était trop roide.—VII. Plan du duc de Broglie, dans la question d'Orient, pour rapprocher l'Autriche des deux puissances occidentales. Dans quelle mesure l'Angleterre et l'Autriche étaient disposées à y concourir. Combien il est malheureux que ce plan n'ait pu être réalisé.

I

Lorsque le ministère du 11 octobre prend le pouvoir, la grande question de paix ou de guerre, qui, depuis deux ans, s'était débattue si souvent à la tribune française, est définitivement tranchée dans le sens de la paix. Les belliqueux de la gauche sentent que les événements leur ont donné tort, et les conservateurs ne se privent pas de le leur rappeler. Le général Lamarque n'est plus, et, si M. Mauguin essaye encore parfois ses vieilles déclamations, elles demeurent sans écho: la thèse et l'homme sont usés et discrédités. Il ne faut donc plus s'attendre à voir reprendre, à la Chambre, ce retentissant et tragique débat sur la politique extérieure, commencé après 1830, continué sous Casimir Périer, et où, chaque fois, avait été mis en jeu le repos du monde. À l'époque où nous sommes arrivés, ce n'est pas sur les affaires étrangères que se livrent les grandes batailles de tribune entre l'opposition et le gouvernement. À peine faut-il faire exception pour la discussion sur la créance américaine, discussion qui, on le sait, amena, en avril 1834, la démission du duc de Broglie[421].

Que reste-t-il d'ailleurs des trois questions qui, au dehors, de 1830 à 1832, avaient presque seules fixé l'attention du public français, éveillé ses passions et alimenté ses controverses? Quelle raison, quel prétexte aurait-on désormais de refaire, à la tribune, ce que M. Dupin appelait naguère «les trois voyages obligés» en Belgique, en Italie et en Pologne? Ce triple foyer, allumé à la flamme de Juillet et d'où l'on avait pu craindre de voir sortir l'embrasement général de l'Europe, est à peu près éteint. Dès l'avénement du ministère, l'expédition d'Anvers a, sinon mis un terme, du moins fait faire un pas décisif à l'affaire belge; de ce côté, le succès de notre politique est assuré. En Italie, tout semble apaisé, ou en tout cas suspendu dans l'espèce d'équilibre que l'occupation d'Ancône a établi entre les influences française et autrichienne; les deux puissances rivales s'observent, se contiennent, luttent même sourdement, mais aucun éclat ne se produit qui attire les regards. Un moment, on peut craindre qu'une expédition révolutionnaire, préparée par Mazzini en Suisse, plus ou moins d'accord avec les républicains français, et dirigée sur le Piémont, ne vienne rouvrir la question et ranimer le conflit, dans des conditions favorables pour l'Autriche et compromettantes pour la France. Mais cette expédition avorte misérablement dès le début[422]. Le cabinet de Vienne n'y trouve qu'un argument de plus pour se plaindre de la propagande révolutionnaire dont la France est le centre, et pour obliger, malgré nous, la Suisse à restreindre le droit d'asile qu'elle accordait aux réfugiés.

Reste l'infortunée Pologne. Là, ce ne sont, hélas! ni le succès, ni l'apaisement qui ont amené notre silence: c'est l'impuissance constatée de nos efforts. Tout a été noyé et éteint dans le sang des insurgés vaincus. Chaque année, sans doute, malgré les sages conseils du ministère, la Chambre s'obstine à insérer, dans son Adresse, des phrases de sympathie et de protestation en faveur de la Pologne: elle entend, en ces occasions, des discours où le sentiment a plus de part que la raison. Le seul résultat de ces manifestations est d'irriter l'orgueil du Czar et de rendre sa main plus dure. Pendant ce temps, notre gouvernement se borne à marquer diplomatiquement ses réserves, à mesure que Nicolas détruit les derniers restes du royaume de Pologne et de l'organisation établie par les traités de Vienne. Lorsque la chancellerie russe fait publier, en 1833, dans la Gazette officielle de Saint-Pétersbourg, un article contestant aux puissances autres que l'Autriche et la Prusse le droit d'invoquer les stipulations du traité de Vienne, et déclarant que la Russie en est déliée par l'effet de l'insurrection, le cabinet de Paris fait aussitôt soutenir la thèse contraire dans le Moniteur. Mais on sent bien qu'il agit sans espoir, sans entrain, par acquit de conscience, pour satisfaire les exigences de l'opinion, et avec la pleine connaissance de l'inefficacité de ses démarches.

C'est ailleurs que se porte l'activité de notre diplomatie. Des questions nouvelles sont nées, qui, pour occuper moins les Chambres françaises, pour être négligées, quelquefois ignorées d'elles, n'en ont pas moins une réelle importance: il convient donc de les examiner de près, d'autant plus que le duc de Broglie, alors chargé de diriger nos affaires étrangères, apportait, dans l'accomplissement de cette tâche, des idées et des procédés à lui.

II

Au moment où le ministère du 11 octobre prenait la direction des affaires, la guerre sévissait, à l'extrémité de la Méditerranée, entre le sultan et le pacha d'Égypte. Quoique lointaine, cette guerre touchait, par plus d'un point, aux intérêts français et mettait en cause tout l'équilibre européen. C'était, en effet, l'une des phases de cette éternelle et redoutable question d'Orient, sans cesse posée, jamais résolue, encore aujourd'hui l'un des plus périlleux problèmes de la politique européenne. Étrange destinée de cet empire ottoman, de mettre toujours en danger le repos de la chrétienté, autrefois par sa puissance, aujourd'hui par sa faiblesse! Cette guerre avait éclaté en 1831, sans que la France, distraite et absorbée par d'autres affaires, s'en fût presque aperçue. Le prétexte avait été une querelle sans importance entre le pacha d'Égypte et celui de Saint-Jean d'Acre. La cause réelle était l'ambition du premier, le célèbre Méhémet-Ali, qui voulait à la fois étendre sa domination en Asie et conquérir son indépendance.

Ce soldat parvenu, qui s'était appris à lire à cinquante ans, possédait quelques-unes des qualités du grand homme et était adroit à feindre les autres. Sous sa volonté de fer qui faisait tout plier et trembler, l'Égypte avait paru se transformer. Il en avait tiré, de force, une armée nombreuse, disciplinée à l'européenne, et prétendait y acclimater l'industrie, en faisant venir d'Occident des ingénieurs et des contre-maîtres. Sans doute, il y avait là plus d'un trompe-l'œil. Comme on l'a dit, le pacha «tapissait sur la rue, du côté de l'Europe». Sur beaucoup de points, l'œuvre était factice, superficielle et stérile. Pression passagère d'un tyran, et non pas impulsion durable d'un réformateur. Les populations étaient violentées plutôt que changées. Cet étalage de puissance cachait mal la ruine d'un pays épuisé d'hommes et d'argent. Derrière une devanture de civilisation moderne, subsistait le vieux fond de barbarie musulmane et de despotisme oriental.

En France, cependant, les esprits étaient séduits et éblouis. L'Égypte était restée chère à notre imagination, depuis l'expédition, si vite légendaire, de Bonaparte. Très-artificieux et comédien, sous son masque de rudesse sauvage, le vieux pacha soignait adroitement sa popularité occidentale, se proclamant «enfant de la France», nous empruntant ses instructeurs militaires et industriels, professant le culte de Bonaparte, et faisant écorcher par ses soldats le chant de la Marseillaise. Aussi la Revue des Deux Mondes le louait-elle, en termes enthousiastes, d'avoir «francisé l'Égypte» et «épousé la pensée de Napoléon» sur ce pays. Engouement universel et irrésistible, tel qu'il s'en produit parfois dans notre pays. On s'échauffait pour l'Égypte de Méhémet-Ali, comme naguère pour la Grèce de Canaris. Il n'était pas jusqu'aux démocrates qui ne saluassent, dans ce tyran oriental, «un homme nouveau, un fils de ses œuvres, un élu des révolutions modernes[423]». Quant aux politiques, ils rêvaient vaguement d'une sorte «d'empire arabe», créé sous le patronage de la France, assurant sa prépondérance dans la Méditerranée et faisant contre-poids à l'empire ottoman que dominait la Russie[424].

Pendant que l'Égypte semblait revivre, la Turquie était plus moribonde que jamais. L'effort fait, en 1828 et 1829, pour soutenir la guerre contre la Russie, l'avait épuisée. Quant au sultan, le farouche Mahmoud, s'il avait massacré les janissaires, comme Méhémet-Ali les mameluks, il n'était pas pour cela de la taille du pacha. Usé par la débauche, capable d'un accès de violence, non d'une volonté persistante, il avait désorganisé la vieille féodalité turque, sans rien mettre à la place. Il n'avait donc pour résister à l'attaque, ni force matérielle ni force morale. À peine les hostilités ouvertes, les Égyptiens, commandés par Ibrahim, fils de Méhémet-Ali, s'étaient emparés, en courant, de la Palestine, de la Syrie, et avaient mis en déroute les armées successivement envoyées par le sultan pour les arrêter. Dès le milieu de 1832, Mahmoud, effrayé, à bout de ressources, s'était tourné vers les quatre grandes puissances, Russie, France, Angleterre et Autriche, implorant leur intervention contre son vassal rebelle.

L'avantage de la Russie sur le reste de l'Europe était d'avoir, dans la question d'Orient, une idée simple et nette, mieux encore, une idée fixe. Quelle n'est pas, en politique, la force de l'idée fixe! Pendant que les autres puissances se laissaient souvent distraire, quelquefois dévoyer, par des préoccupations diverses, le gouvernement du Czar allait droit son chemin, les yeux toujours dirigés vers le Bosphore, résolu à profiter de tous les événements, de tous les accidents, pour s'en rapprocher. Aussi l'appel de la Porte ne le trouva-t-il ni inattentif ni hésitant. Il s'empressa d'offrir le secours, non-seulement de sa diplomatie, mais de ses armées, trop heureux de s'ouvrir, à titre de protecteur, cette ville de Constantinople, où il n'avait pu entrer encore comme conquérant.

Arrivée à Paris, dans l'espèce d'interrègne ministériel qui avait séparé la mort de Périer de la constitution du cabinet du 11 octobre, la demande de la Turquie avait pris le gouvernement français un peu au dépourvu. Celui-ci n'avait même pas d'ambassadeur auprès du divan et n'y était représenté que par un chargé d'affaires. Savait-il, d'ailleurs, aussi bien que la Russie, ce qu'il voulait en Orient? La vieille tradition qui, depuis François Ier, avait lié la France à la Turquie, s'était trouvée, comme tant d'autres, singulièrement dérangée et brouillée depuis quarante ans. L'expédition de Bonaparte en Égypte, l'engouement philhellénique qui nous avait conduits, pendant la Restauration, à anéantir, dans les eaux de Navarin, la flotte turque, au plus grand profit de la Russie; enfin, le concours moral donné en 1828 et 1829 au Czar en guerre contre la Porte, dans l'espoir que l'alliance russe nous vaudrait des compensations en Belgique ou sur le Rhin, n'étaient-ce pas autant d'infidélités à cette tradition? La révolution de Juillet, en rendant désormais impossible toute partie liée avec Saint-Pétersbourg, aurait pu nous ramener à notre ancienne politique. Mais alors s'était présentée, comme un obstacle ou tout au moins comme une complication, la sympathie pour Méhémet-Ali. De là, des incertitudes et parfois des contradictions dans notre action.

Malgré ces difficultés, notre chargé d'affaires à Constantinople, M. de Varennes, s'employa activement à contrecarrer les desseins du Czar, détournant la Porte d'accepter ses offres, excitant le sentiment turc contre la Russie, tentant une sorte de médiation entre le sultan et le pacha, conseillant au premier de ne pas refuser des concessions nécessaires, au second de modérer ses exigences: œuvre singulièrement ardue que ne rendaient pas plus aisée les intrigues de la Russie, l'enivrement du pacha et la haine furieuse que lui portait Mahmoud[425]. M. de Varennes ne rencontrait pas, d'ailleurs, chez les représentants de l'Autriche et de l'Angleterre, le concours qu'il avait probablement espéré. La peur qu'inspirait à M. de Metternich la France révolutionnaire lui faisait fermer les yeux sur les dangers de la Russie conquérante; il s'employait à rassurer les autres puissances sur les desseins du Czar à Constantinople et à les inquiéter sur nos visées en Égypte[426]. Rien de plus facile que d'éveiller, sur ce dernier point, les ombrages de l'Angleterre: même avec un ministre moins jaloux et moins méfiant que lord Palmerston, nos voisins d'outre-Manche n'eussent pu voir avec indifférence Suez et l'Euphrate, c'est-à-dire les deux routes de l'Inde, aux mains d'un client de la France. D'ailleurs, le chef du Foreign Office n'avait pas eu jusqu'ici l'occasion de beaucoup s'occuper des relations de la Russie et de la Turquie; il connaissait mal ce côté de la politique européenne; l'ambassade anglaise à Constantinople était sans titulaire, et il n'avait pas envoyé, depuis un an, d'instructions à son chargé d'affaires. Par ces causes diverses, la première réponse du ministre anglais à la demande de secours de la Turquie fut un refus formel. Ce refus arriva à Constantinople en même temps que la nouvelle d'une seconde défaite subie par l'armée ottomane, à Koniah, le 21 décembre 1832. Le sultan, épouvanté, ne tenant plus compte des objections de notre représentant, se jeta dans les bras de la Russie, accepta ses offres de secours et lui demanda formellement d'envoyer une flotte dans le Bosphore et une armée à Constantinople.

À ce moment, le ministère du 11 octobre était aux affaires. Le duc de Broglie comprit, dès le premier jour, le danger de l'intervention russe et voulut s'y opposer. Se tournant vers l'Angleterre, il la pressa vivement de s'entendre avec lui pour une action commune, mais sans parvenir à secouer son indifférence ou à vaincre ses méfiances[427]. En même temps, pour fortifier notre influence à Constantinople, il y envoyait, comme ambassadeur, l'amiral Roussin. Ses instructions étaient «de faire en sorte, par tous les moyens utiles et raisonnables, que les Russes n'occupassent pas Constantinople du consentement de la Porte, bien sûr que s'ils l'occupaient contre le gré de la Porte, cela deviendrait tout de suite une affaire européenne, et que nous aurions plus d'alliés qu'il ne nous en faudrait pour les en faire déguerpir[428]». L'amiral était un homme considérable dont la parole devait avoir une autorité particulière; sa conduite dans le récent conflit avec le Portugal lui avait valu un renom d'énergie et de décision; mais son esprit hardi, entier, impérieux, toujours dominé par une seule idée, n'avait pas toutes les qualités qui convenaient à un diplomate, surtout dans une négociation si complexe. À son arrivée à Constantinople, en février 1833, il trouva la flotte russe entrant dans le Bosphore et s'apprêtant à débarquer des troupes. L'éloigner à tout prix fut aussitôt sa seule pensée. Il parla haut et ferme au divan; et comme celui-ci arguait de l'impossibilité où il était de se défendre autrement contre les prétentions de son vassal, l'ambassadeur français, pour couper court à cette objection, se porta fort de faire accepter les conditions turques par Méhémet-Ali, si les Russes étaient congédiés. La Porte, surprise de nous voir ainsi prendre son parti contre les Égyptiens, se hâta de nous saisir au mot et invita les Russes à s'éloigner. Cela parut d'abord un échec pour le gouvernement de Saint-Pétersbourg, un succès pour la politique française: M. de Metternich dit en présence de tous les ambassadeurs «que ce traité était le plus beau succès diplomatique obtenu de nos jours». Mais cette impression ne dura pas. Quand l'amiral Roussin signifia au pacha l'engagement pris en son nom, celui-ci, qui avait entendu, jusqu'alors, un tout autre langage de nos agents à Alexandrie, répondit par un refus très-net[429]. Quel moyen de le faire céder? La situation de l'ambassadeur devenait fausse et mortifiante. La Porte, se fondant sur l'impuissance où il était de lui faire avoir ce qu'il lui avait promis, rappela de nouveau les Russes, qui, par mer et par terre, reprirent avec empressement le chemin de Constantinople. Le 5 avril 1833, la flotte du Czar jetait l'ancre dans le Bosphore, et cinq mille hommes de troupes de débarquement campaient sur le rivage asiatique.

Cependant, le cabinet de Londres se réveillait enfin de son sommeil. Il ne pouvait voir sans alarme l'escadre russe dans le Bosphore, ni peut-être sans quelque jalousie le représentant de la France jouer le rôle principal à Constantinople. Quand lord Palmerston avait appris à l'ambassadeur de la Porte à Londres comment l'amiral Roussin venait d'obtenir l'éloignement de la flotte russe, le Turc l'avait écouté en silence, puis lui avait demandé: «Et où est l'Angleterre dans tout ceci[430]?» Ce mot avait dû faire réfléchir le ministre britannique. Lord Ponsonby, que nous avons déjà rencontré à Bruxelles, fut envoyé comme ambassadeur auprès de la Porte avec mission d'agir contre la Russie. M. de Talleyrand écrivait de Londres au duc de Broglie, le 25 avril 1833: «Ici, d'une longue léthargie, on passe à une sorte d'épouvante; cette alarme n'a cependant produit aucun expédient. Chacun alors est venu me parler et me demander mon avis.» Le duc répondit à l'ambassadeur: «J'espère que nous allons reprendre l'affaire d'Orient sur de nouveaux frais, et je vous conjure de ne pas laisser le gouvernement anglais s'endormir encore une fois[431]

L'Autriche elle-même, bien que toujours en méfiance contre le gouvernement de Paris[432] et en ménagement avec celui de Saint-Pétersbourg, proposa, au vif déplaisir de ce dernier, une action diplomatique des grandes puissances à Constantinople. M. de Metternich s'en ouvrit aux ambassadeurs de France et d'Angleterre. «Les affaires d'Orient, leur dit-il, ne peuvent être arrangées qu'en commun. Précisément parce que les quatre puissances se jalousent et se soupçonnent, elles doivent se surveiller, et pour se surveiller, elles doivent marcher ensemble... Je ne veux ni conférence, ni protocoles, ni formes solennelles; je propose seulement qu'on trouve quelque part des hommes au courant de la question, informés des intentions de leurs gouvernements et accrédités, sinon pour conclure un arrangement, au moins pour s'entendre sur les moyens qui peuvent le préparer.» Sans le dire expressément, il laissait voir son désir que le siége de cette négociation fût établi à Vienne. Quant aux bases sur lesquelles l'entente pourrait se faire, il indiquait: 1o une déclaration des quatre grandes puissances, qui emporterait garantie en faveur du sultan de toutes les parties de son empire; 2o l'engagement que lesdites puissances devaient prendre les unes envers les autres de ne jamais, dans une hypothèse quelconque, accepter la possession d'un seul village de la Turquie européenne. Du reste, M. de Metternich affectait de se porter caution des bons sentiments de la Russie. Ces ouvertures furent transmises à Paris et Londres. Mais les gouvernements de France et d'Angleterre se méfiaient de l'énergie et même un peu de la sincérité du chancelier de Vienne. Après en avoir délibéré ensemble, ils répondirent, le 14 juin 1833, à leurs ambassadeurs à Vienne «qu'il n'y avait pas lieu de donner suite à la proposition qui leur avait été faite, que lord Palmerston avait sondé le prince de Liéven, ambassadeur de Russie à Londres, et jugé d'après son langage que l'empereur Nicolas s'y opposerait péremptoirement; que M. de Metternich n'était pas homme à la soutenir avec vigueur, et que la négociation, ne pouvant ainsi venir à bien, aurait pour résultat de consacrer en quelque sorte par une tentative inutile pour l'infirmer la position spéciale et privilégiée que la Russie voulait s'attribuer en Orient». À la dépêche officielle que le duc de Broglie adressait à son ambassadeur, il ajouta dans une lettre particulière: «Si le gouvernement autrichien se trouvait réduit à l'alternative de rompre avec la Russie ou de lui laisser faire tout ce qu'elle voudrait, jusques et y compris l'occupation définitive de Constantinople, il est clair, pour moi du moins, qu'il s'y résignerait.» M. de Metternich ne parut pas désappointé de voir son offre déclinée. Peut-être eût-il été au contraire fort embarrassé, s'il lui avait fallu y donner suite; il savait, en effet, qu'à Saint-Pétersbourg on s'en montrait fort mécontent[433].

Pendant ce temps, à Constantinople, l'amiral Roussin avait viré de bord avec sa promptitude et sa brusquerie accoutumées. N'ayant pu arriver à la pacification en faisant céder le pacha, il cherchait maintenant à y arriver en faisant céder le sultan. Les négociations furent laborieuses. Mahmoud, excité par les Russes, repoussait les exigences de Méhémet-Ali. À la fin, cependant, pressé par notre ambassadeur, effrayé des révoltes qui se produisaient sur d'autres points, il céda. Un firman, en date du 5 mai 1833, accorda à Méhémet le gouvernement de la Syrie dans les conditions qu'il avait demandées. Par contre, l'armée égyptienne se retira des États du sultan. Ce fut ce qu'on appela l'arrangement de Kutaièh. L'un des résultats de cette paix, et non le moins important, fut le départ des troupes et de la flotte russes: ce départ eut lieu le 10 juillet. C'était une revanche, promptement obtenue, de la récente mésaventure de l'amiral Roussin. Aussi celui-ci écrivait-il à son collègue à Vienne: «C'est moi qui ai fait la paix; je l'ai même faite deux fois, à des conditions différentes, j'en conviens, mais qu'importe? L'essentiel était d'éloigner les Russes[434].» À Paris, la presse ministérielle fit quelque bruit de ce qui lui paraissait un succès. «L'influence française, disait le Journal des Débats le 1er août 1833, a été si efficace dans tout le cours de cette négociation, elle a été si activement mêlée aux événements de l'Asie Mineure et à leur heureux dénoûment, que nous pouvons nous féliciter hautement du rôle que la France a joué dans cette mémorable circonstance.»

Les autres cours d'Europe, au contraire, accueillirent mal l'arrangement de Kutaièh. À Vienne, surtout, on était fort mécontent. «L'Europe, disait M. de Metternich, sera peut-être troublée pendant cinquante ans, par suite de la triste influence que l'amiral Roussin vient d'exercer sur le Divan[435].» En tout cas, il fut bientôt trop visible que l'affaire n'était pas finie. On apprit, en effet, que, le 8 juillet 1833, deux jours avant le départ des Russes, le comte Orloff, ambassadeur extraordinaire du Czar, avait conclu avec la Porte une convention de défense réciproque: par ce pacte, connu sous le nom de traité d'Unkiar-Skelessi, la Russie s'obligeait à fournir à son alliée toutes les forces de terre et de mer dont elle aurait besoin «pour la tranquillité et la sûreté de ses États», expressions qui, dans l'état de l'empire ottoman, pouvaient servir de prétexte à une intervention permanente; la Porte s'obligeait, de son côté, «à fermer le détroit des Dardanelles, c'est-à-dire à ne permettre à aucun bâtiment de guerre étranger d'y entrer, sous un prétexte quelconque»; par suite, des travaux considérables étaient entrepris sur les deux rives du détroit, sous la direction d'ingénieurs russes. Le but poursuivi par Catherine II semblait atteint: son successeur avait trouvé le chemin de Bysance. Que ses armées y entrassent comme protectrices ou comme ennemies, n'était-ce pas à peu près la même chose?

À la révélation de ce traité, l'émotion fut grande en Europe. Le gouvernement anglais, naguère si inattentif, était le plus irrité: il ne proposait à la France rien moins que de forcer les Dardanelles pour aller brûler la flotte moscovite. Le duc de Broglie, tout hostile qu'il fût aux desseins de la Russie, ne croyait pas que l'on pût autant brusquer les choses. À son avis, il fallait protester, refuser d'accepter ce qui s'était fait, mais prendre garde de s'engager dans un conflit prématuré et de réveiller la question d'Orient qui semblait s'assoupir[436]. En réalité, le duc sentait la France encore trop près de la révolution de 1830, des troubles que cette révolution avait produits au dedans, des méfiances qu'elle avait suscitées au dehors, pour risquer déjà une grande guerre. On se borna donc à quelques manifestations des flottes anglaises et françaises sur les côtes de Turquie, et à des protestations diplomatiques que les deux puissances occidentales firent à Constantinople et à Saint-Pétersbourg. Le Divan parut recevoir ces protestations avec plus de satisfaction que de chagrin. Le Reiss-Effendi et le Sérasquier vinrent en remercier l'amiral Roussin. «Ils n'avaient, disaient-ils, signé le traité du 8 juillet qu'avec une grande répugnance, et, ne se dissimulant pas l'effet déplorable que l'alliance russe produisait dans l'empire, ils tenaient beaucoup pour leur part à en décliner la responsabilité.» Ils protestèrent de leur attachement pour la France, rappelèrent que «c'était d'elle qu'ils avaient d'abord sollicité l'appui; ils s'étaient jetés dans les bras de son ambassadeur, quand, au mois de février précédent, il était arrivé à Constantinople; sa protection avait malheureusement été alors inefficace, et c'était faute d'autres ressources qu'ils s'étaient résignés à subir celle du plus mortel ennemi de leur pays». L'accueil fut tout différent à Saint-Pétersbourg. On y répondit sur un tel ton à nos protestations qu'on put croire une rupture imminente. M. de Metternich s'interposa. Au fond, le traité d'Unkiar-Skelessi déplaisait fort au gouvernement de Vienne[437], mais la peur de la révolution ne lui permettait pas de se séparer de la Russie; il accepta donc le traité, se bornant à donner en même temps au Czar des conseils de modération. Tâchant de se persuader que ces conseils étaient entendus, il crut pouvoir se porter fort, à Paris et à Londres, que l'intention du gouvernement russe était de laisser le traité à l'état de lettre morte. La Prusse suivit en tous points l'Autriche. Cette intervention calmante de M. de Metternich, aidée de la prudente résolution du duc de Broglie, amena, à la fin de 1833 et au commencement de 1834, une certaine détente et une sorte d'accalmie; toutefois, bien que le chancelier autrichien se flattât que la «question russo-turque» fût, grâce à lui, «dissipée en fumée[438]», les difficultés n'étaient pas résolues, elles étaient seulement ajournées.

III

L'opposition faite à la politique russe en Orient n'était pas de nature à diminuer la haine passionnée que l'empereur Nicolas avait, dès le premier jour, vouée à la monarchie de Juillet. Aussi l'avait-on vu, en 1833, au moment même où nous faisions retirer ses troupes du Bosphore, s'agiter une fois de plus pour déterminer une sorte de croisade de l'Europe continentale contre la France révolutionnaire. Dans sa pensée, il s'agissait bien de nous déclarer la guerre. L'envoyé prussien à Saint-Pétersbourg écrivait le 11/23 juin 1833: «La Russie veut et désire la guerre; elle la tient pour aussi inévitable que nécessaire[439].» Pour y déterminer la vieille Europe, elle comptait sur l'impression qu'y avait produite notre révolution. Toutefois, cette impression n'avait pas la netteté qu'eût souhaitée la passion du Czar. Dans les diverses cours, on attendait, on prédisait, on désirait la chute du gouvernement de 1830, mais, en même temps, on la redoutait. Quand ce gouvernement prenait le dessus sur les partis de désordre, il était malaisé de savoir ce qui l'emportait, dans les chancelleries étrangères, du plaisir d'être tranquillisé ou du déplaisir d'être déçu. «On voudrait toutes sortes de maux à la révolution de Juillet, écrivait de Turin M. de Barante, le 19 octobre 1832, si l'on ne devait pas en souffrir soi-même, et l'on se trouve à la fois rassuré et contrarié, quand elle se montre honorable et sensée[440].» De là, un état d'esprit bizarre, compliqué: beaucoup de méchante humeur et de mauvaise volonté, sans rien de précis ni d'efficace. Pour déterminer une hostilité plus vive, le Czar faisait valoir contre nous des griefs plus spéciaux et plus récents: il rappelait comment, dans les affaires belges, le cabinet de Paris, se faisant suivre de celui de Londres, avait passé outre aux résistances des puissances continentales; il montrait l'effort fait d'abord par Louis-Philippe, après la mort de Périer, et continué par le duc de Broglie, pour reprendre en Allemagne l'ancienne tradition française, s'immiscer dans les affaires de la Confédération germanique, se faire, contre l'Autriche et la Prusse, le protecteur des petits États, et, dans ce dessein, y favoriser le mouvement constitutionnel[441]; il n'avait garde enfin de passer sous silence les tentatives d'émeutes ou de conspirations qui venaient de se produire à Francfort et à Turin, et derrière lesquelles on découvrait sans peine la propagande partie de Paris, l'action des réfugiés si nombreux dans cette ville depuis les journées de Juillet, et si étroitement liés avec les révolutionnaires français.

Était-ce assez pour que l'Autriche et la Prusse entendissent l'appel belliqueux du Czar? À Vienne, si l'on nous témoignait presque autant d'antipathie et de dédain qu'au lendemain de 1830[442], moins encore qu'à cette époque on était disposé à se jeter dans les grosses aventures. M. de Sainte-Aulaire, qui avait quitté l'ambassade de Rome pour prendre celle de Vienne, écrivait au duc de Broglie, le 20 mars 1833, à peine arrivé à son poste: «Ce que j'ai déjà bien vu, c'est qu'on nous déteste, personnes et choses; ne nous flattons pas à cet égard.» Mais il ajoutait aussitôt ce correctif: «La cour et les ministres sont généralement sans passion... Ils cherchent bonnement leurs intérêts, aiment le repos et la paix, et se coucheront près de nous, si nous ne les empêchons pas de dormir.» Tout en se plaisant à dogmatiser sur les vices du régime de Juillet, à prophétiser sa ruine, aie dénoncer comme un péril européen, M. de Metternich se défendait de vouloir nous attaquer. «Attendre le développement des événements», se «réduire à une attitude pour ainsi dire passive», tel était, à son avis, «la vérité pratique, la seule applicable aux positions du jour». Il ajoutait: «Dans la situation morale où se trouve la France, la plus grande faute que pourraient commettre les puissances serait de l'attaquer... La guerre défensive est la seule qui leur offrirait des chances de succès... C'est cette chance que nous ne cessons d'avoir en vue[443].» En attendant, tous les efforts du chancelier se bornaient à poursuivre le rétablissement au moins partiel de cette Sainte-Alliance qu'il avait tant gémi de voir se relâcher et se dissoudre pendant la Restauration. Telle avait été, nous l'avons vu, sa première préoccupation, à la nouvelle des journées de Juillet. Depuis lors, il avait sans cesse prêché la nécessité de former et surtout de proclamer, en face de l'entente franco-anglaise, l'union étroite et, pour parler son langage, l'«unité compacte et indissoluble» des trois cours continentales. Mais derrière ce zèle pour les généralités conservatrices et les démonstrations diplomatiques, fort peu de disposition à agir: peut-être même n'aurait-il pas été difficile de discerner une certaine méfiance des incartades possibles du Czar et un désir d'amener adroitement ce dernier à se contenter de démarches inoffensives.

La Prusse, au moins en la personne de son roi, répugnait encore plus à toute action violente. On n'a pas oublié la prudence, doublée d'un peu de fatigue, qui avait marqué, après 1830, l'attitude du vieux Frédéric-Guillaume III. Depuis lors, la conduite de la monarchie nouvelle, les gages, chaque jour plus décisifs, qu'elle donnait de sa volonté pacifique et conservatrice, avaient confirmé ce prince dans sa modération. Sans cesser d'être un tenant de la Sainte-Alliance, sans oser rompre l'habitude de fidélité un peu subalterne qui le liait à l'Autriche et à la Russie, et tout en se défendant, comme d'une injure, du seul soupçon d'accueillir les avances de la France[444], il s'était presque pris de goût pour Louis-Philippe et s'intéressait à son succès. Il était d'ailleurs encouragé dans ces sentiments par l'habile et entreprenant diplomate que le gouvernement français avait accrédité auprès de lui, M. Bresson. Vainement le prince royal, la jeune cour, les officiers, plus impatients, plus ambitieux, rêvaient-ils des batailles où les poussait la Russie, le Roi ne se laissait pas entraîner; ainsi que disait de lui son conseiller, le prince Wittgenstein, «il n'était pas comme les sous-lieutenants, n'avait pas de grades à gagner, et tout ce qui conduisait à la paix lui faisait plaisir[445]». Le Czar se plaignait, avec une amertume irritée, de la résistance inerte qu'il rencontrait chez son beau-père, le roi de Prusse[446]. M. de Metternich lui-même déplorait, non sans quelque dédain, les faiblesses du gouvernement de Berlin[447].

En présence de ces dispositions, Nicolas dut renoncer à tout espoir d'entraîner l'Europe dans une agression armée contre la France. Force lui fut de se rabattre sur une démonstration plus platonique et moins dangereuse, dont l'idée paraît lui avoir été suggérée de Vienne. Presque chaque année, les souverains du Nord avaient l'habitude de se rencontrer dans quelque petite ville d'Allemagne et de s'y entretenir de leurs affaires. L'attitude à prendre en face de la Révolution et de la France qui en paraissait le foyer, était le sujet principal de ces augustes entretiens. Ce fut une réunion de ce genre, plus solennelle dans son appareil, plus précise et plus comminatoire dans ses résultats, que proposa M. de Metternich et que le Czar accepta faute de mieux. Le prudent chancelier, tout en se flattant d'en faire sortir enfin cette résurrection de la Sainte-Alliance, cette manifestation de l'«union des trois cours», qu'il poursuivait depuis 1830, se sentait garanti contre le danger d'être entraîné trop loin, par la froideur de la Prusse[448].

Dès le début, cette froideur se manifesta d'une façon assez piquante. L'entrevue officielle, les conférences importantes devaient avoir lieu le 9 septembre, à Münchengraetz, petite ville de Bohême. Frédéric-Guillaume se hâta, le 14 août, avant l'arrivée de Nicolas, de rendre visite à l'empereur d'Autriche, en son château de Theresienstadt, près de Tœplitz. Puis il se porta au-devant du Czar qui se dirigeait rapidement vers Münchengraetz, et le rencontra seul à Schwedt sur l'Oder, le 5 septembre. Quatre jours plus tard, quand les deux empereurs furent, avec leurs chanceliers, au rendez-vous de Münchengraetz, ni le roi de Prusse ni son ministre dirigeant ne s'y trouvaient. La cour de Berlin n'était représentée que par le prince royal, et celui-ci n'avait pas le pouvoir d'engager son père. Si vif que fût le désappointement des monarques russe et autrichien, ils le dissimulèrent, pour ne pas révéler au public la mauvaise volonté de leur allié. Réduits à conférer à deux, ils traitèrent de la Pologne, de l'Orient, de la Belgique, des troubles d'Allemagne ou d'Italie, de l'appui que les réfugiés trouvaient en France. De plus, sur la demande de M. de Metternich, ils convinrent d'un acte qui manifestât l'union des trois puissances et fût la contradiction du principe français de non-intervention. On sait combien cette question tenait à cœur au chancelier d'Autriche. Mais rien n'était fait, tant qu'on n'avait pas l'adhésion du roi de Prusse. Il fallut négocier à Berlin pour l'obtenir. Sans opposer de refus absolu, Frédéric-Guillaume ne dissimulait pas sa répugnance pour un acte qui, disait-il, «entreprenait tant sur l'avenir[449]». Sa résistance tint tout en suspens pendant plusieurs semaines, et ce seul retard contraria singulièrement l'effet qu'avaient espéré produire les organisateurs de la réunion de Münchengraetz. On s'en rendait compte à Vienne, et c'était un sujet de plaintes amères[450]. Enfin, le 10 octobre, après de laborieux pourparlers, le roi de Prusse, pressé par ses alliés, poussé par son fils, le prince royal, et par sa fille, l'impératrice de Russie, consentit à signer un traité: l'article Ier proclamait le droit de tout souverain indépendant d'appeler à son secours un autre souverain, et le droit de ce dernier de donner ce secours, sans que personne fût fondé à l'en empêcher; l'article II portait: «Dans le cas où l'assistance matérielle de l'une des trois cours d'Autriche, de Prusse et de Russie aurait été réclamée, et qu'une puissance quelconque voulût s'y opposer par la force des armes, les trois cours considéreraient comme dirigé contre chacune d'elles tout acte d'hostilité entrepris dans ce but[451].» La Russie et l'Autriche eussent désiré que les trois cours signifiassent ce traité à la France par une note identique. La Prusse exigea, pour rendre la démarche moins provocante, que l'existence du traité restât cachée: on lui céda «pour en finir», comme le disait avec dépit M. de Metternich. Par le même motif, il fallut se contenter de notes séparées, adressées à la France par chaque puissance et rédigées dans des esprits fort différents: celle du cabinet de Berlin, par exemple, était pleine de témoignages d'estime pour le gouvernement du roi Louis-Philippe; il fut convenu seulement de terminer les trois notes par une conclusion identique, où, sans faire aucune mention du traité, était à peu près textuellement reproduite la déclaration de l'article II.

Ces pourparlers avec la Prusse avaient pris du temps; ce ne fut que dans les premiers jours de novembre que les ambassadeurs des trois puissances vinrent successivement, l'Autrichien en tête, donner lecture au duc de Broglie des notes de leurs gouvernements. M. de Metternich avait compté sur cette démarche pour embarrasser et intimider le ministre français; il raillait d'avance cet embarras: «J'ai quelque peine à croire, écrivait-il à son ambassadeur en lui donnant ses instructions, que M. de Broglie oppose à vos communications autre chose qu'un auguste silence, silence que la Doctrine commande aux adeptes quand ils ne savent que dire[452].» Le chancelier autrichien se flattait. Sans connaître tout ce qui s'était passé à Münchengraetz, le duc de Broglie en savait assez pour avoir pu préparer son attitude[453]. Son sentiment était celui de M. Bresson, qui lui écrivait de Berlin: «Il n'y a aucune alarme à concevoir de cette bravade de trois cours dont deux au moins ne peuvent vouloir la guerre... Mais si nous leur permettons un moment de nous supposer de la timidité ou de l'inquiétude, elles feront tant de sottises et se donneront de si grands airs, que nécessité sera d'y mettre ordre... Ne les laissons pas se croire forts[454].» Le duc de Broglie avait donc résolu d'être «roide et haut[455]». Il l'était parfois sans le vouloir, à plus forte raison quand il le voulait. Ce fut le diplomate autrichien qui essuya son premier feu, et qu'à dessein d'ailleurs il traita le plus mal. Dans toute cette machine, il devinait la main de M. de Metternich, qui avait particulièrement le don de l'agacer. Il releva donc sévèrement les insinuations que la note du cabinet de Vienne paraissait diriger contre le gouvernement français, au sujet de la propagande révolutionnaire; puis, arrivant à l'«espèce d'intimidation» qu'il découvrait dans la conclusion de cette note, il l'écarta dédaigneusement et y opposa cette déclaration: «Il est des pays où, comme nous l'avons dit pour la Belgique, pour la Suisse, le Piémont, la France ne souffrirait à aucun prix une intervention des forces étrangères. Il en est d'autres à l'égard desquels, sans approuver cette intervention, elle peut ne pas s'y opposer, dans une circonstance donnée, d'une manière aussi absolue. Dans ces cas, nous nous croirons en droit de suivre la ligne de conduite que nos intérêts exigeront.» Avec l'ambassadeur prussien, dont la note était bienveillante, le duc de Broglie se montra plus amical. Avec le russe, les explications furent sommaires. Mais aux trois il fit voir avec fermeté «que nous étions décidés à ne tolérer l'expression d'aucun doute injurieux sur nos intentions, que les insinuations et les reproches seraient également impuissants à nous faire dévier d'une ligne de conduite avouée par la politique et la loyauté, et qu'en dépit de menaces plus ou moins déguisées, nous ferions, en toute occurrence, ce que nous croirions conforme à nos intérêts». Le ministre ne se contenta pas d'avoir ainsi reçu la démarche des ambassadeurs; il envoya à tous ses agents une circulaire où il rapportait, sans l'atténuer, et dans les termes mêmes que nous venons de reproduire, la réponse qu'il avait faite; il se vantait même d'avoir tenu au chargé d'affaires d'Autriche «un langage roide et haut», d'avoir été «un peu dédaigneux envers le cabinet de Saint-Pétersbourg», et autorisait ses agents «à faire part du contenu de cette dépêche au ministre du gouvernement auprès duquel ils étaient accrédités[456]». Quelques-uns de ces agents trouvèrent la dépêche si «roide», qu'ils n'osèrent la communiquer intégralement.

Les puissances furent quelque peu abasourdies d'une riposte qui trompait si étrangement les prévisions de M. de Metternich. Dans son dépit, celui-ci feignit d'abord d'avoir mal entendu la réponse qui lui était faite et de croire que, dans l'énumération des pays où il ne tolérerait pas une intervention étrangère, le duc de Broglie avait nommé la Belgique et la Suisse, mais non le Piémont, qui intéressait de beaucoup plus près la politique autrichienne. Le ministre français ne laissa pas un seul instant subsister cette équivoque; il affirma très-nettement que sa déclaration s'appliquait au Piémont et qu'il avait désigné cet État, dès le premier jour, dans son entretien avec le chargé d'affaires d'Autriche. Une étrange querelle s'ensuivit. Dans des dépêches communiquées à toutes les autres puissances et qu'appuyaient la Russie avec aigreur, la Prusse avec mollesse[457], la chancellerie autrichienne insinuait qu'en affirmant avoir parlé du Piémont, le ministre français faisait une sorte de faux diplomatique, pour se donner, après coup, une fermeté d'attitude qu'il n'avait pas eue tout d'abord. De cette guerre de dépêches, de cet échange de démentis, résultait entre la France et les autres puissances beaucoup de tension et d'aigreur. Encore était-il heureux que tout cela ne fût pas connu ailleurs que dans les chancelleries: à la place du duc de Broglie, un homme d'État d'un patriotisme moins désintéressé eût-il résisté à la tentation de faire montre de sa fermeté et de sa roideur, d'y chercher un titre de popularité auprès de ce public français, alors si disposé à accuser ses gouvernants d'être trop humbles et trop timides en face de l'étranger?

On cherche vainement quel intérêt l'Autriche trouvait à engager cette controverse. Que la déclaration relative au Piémont eût été faite à un moment ou à un autre, elle avait une égale portée, et le gouvernement de Turin, qui s'en était fort ému, ne s'y trompait pas[458]. D'ailleurs, qui peut sérieusement avoir un doute en présence des affirmations réitérées et formelles d'un homme tel que le duc de Broglie[459]? N'était-ce pas, depuis 1830, l'habitude de notre diplomatie de comprendre le Piémont parmi les pays où nous ne pouvions permettre une intervention étrangère? Déjà M. Laffitte l'avait proclamé à la tribune, en 1831, et le Journal des Débats le répétait, quelques semaines avant que le duc de Broglie eût à s'expliquer sur ce point avec l'ambassadeur d'Autriche[460]. L'invraisemblable eût donc été, non pas que le duc de Broglie nommât le Piémont, mais qu'il l'omît[461].

Quoi qu'il en soit, ce n'était pas en soulevant cette mauvaise querelle que les puissances pouvaient dissimuler l'inefficacité de leur manifestation de Münchengraetz. Bien loin d'avoir intimidé le gouvernement français, comme elles s'en étaient flattées, elles s'étaient attiré de sa part une très-verte répartie; et il leur fallait s'en tenir là, à moins de pousser jusqu'à la guerre dont elles ne voulaient pas. Piteuse sortie après une entrée en scène si fastueuse. Les trois cours étaient au fond obligées de reconnaître «qu'elles avaient jeté un trait dans l'eau[462]». À Vienne et à Saint-Pétersbourg, on s'en prenait au roi de Prusse, dont on déplorait plus amèrement que jamais la faiblesse et la tiédeur. Frédéric-Guillaume concluait au contraire que, malgré tous ses tempéraments, il était encore allé trop loin. Le premier promoteur de tout ce mouvement, le Czar, se rendait si bien compte de l'échec, qu'il en venait à faire des coquetteries au gouvernement français[463]. Quant à celui-ci, il se sentait tout animé et enhardi d'avoir pu le prendre de si haut avec la vieille Europe; nos agents diplomatiques étaient fiers de l'attitude qu'on leur faisait prendre; l'un des plus intelligents, M. Bresson, écrivait au duc de Broglie, le 17 décembre 1833: «Je vous remercie de m'avoir rendu l'organe d'une politique si nette, si loyale et si nationale.»

Les puissances ne devaient pas se sentir encouragées à recommencer. Deux ans plus tard, en août et septembre 1835, le Czar invitait de nouveau l'empereur d'Autriche et le roi de Prusse à se réunir, avec lui, à Kalisch, en Pologne, pour assister à des parades militaires, et à Tœplitz, en Bohême, pour conférer sur la situation de l'Europe[464]. Le sujet des conversations fut le même qu'à Münchengraetz. Pas plus que la première fois, Nicolas ne parvint à entraîner ses deux alliés dans une croisade contre la France. Si l'on convint de quelques mesures intérieures contre la propagande révolutionnaire, on se garda bien de faire une démarche diplomatique pareille à celle de 1833 et de s'exposer à une seconde rebuffade du duc de Broglie: on avait assez de la première. Pour déguiser cette inaction et ce silence, M. de Metternich écrivait pompeusement au comte Apponyi, ambassadeur d'Autriche à Paris: «Les trois cabinets sont maintenant tombés d'accord de ne point adresser, à la suite de leur réunion, un manifeste ni même des circulaires à leurs missions. Ce que veulent les trois cours est généralement connu; le redire est inutile et ne pourrait avoir d'autre résultat que d'affaiblir leur situation inexpugnable. Les vagues viennent se briser contre le rocher, le rocher ne s'avance pas pour briser la lame... Opposez à des questions indiscrètes une sérieuse impassibilité... Que tous sachent que les monarques se sont séparés comme ils se sont rencontrés, animés des mêmes sentiments, et décidés au maintien de leur altitude immuable.» Dans une lettre confidentielle au même agent, le chancelier cherchait à se persuader que «le silence serait plus imposant que tout ce qu'on aurait pu dire[465]». C'était, en tout cas, avouer qu'on ne se félicitait pas d'avoir rompu ce silence après Münchengraetz. M. Bresson pouvait écrire au duc de Broglie, le 2 novembre 1835, que l'entrevue provoquée par le Czar avait été qualifiée partout en Allemagne de «pur enfantillage» et de «sottise pompeuse». Et le ministre, répondant à l'ambassadeur, parlait dédaigneusement des «farces de Kalisch» et de «la peine que la Russie se donnait, à chaque instant, pour entretenir un feu qui s'éteignait et pour ranimer des passions qui s'amortissaient[466]».

IV

Si, en 1833, les puissances continentales n'avaient pas mieux réussi à intimider le gouvernement de Juillet, si celui-ci avait pu répondre de si haut, il le devait à son entente avec l'Angleterre; entente qui, au lendemain de l'avénement du ministère du 11 octobre, s'était manifestée, avec éclat et efficacité, dans les affaires belges. Dans la démarche tentée par les trois cours, à la suite de l'entrevue de Münchengraetz, lord Palmerston avait vu tout de suite «une levée de boucliers contre les États constitutionnels»; d'ailleurs, fort échauffé à ce moment contre le traité d'Unkiar-Skelessi et ne pensant guère à autre chose, il soupçonnait le Czar d'avoir surtout cherché, dans cette résurrection de la Sainte-Alliance, un appui pour sa politique en Turquie. À Saint-Pétersbourg, à Vienne, à Berlin, on se sentait singulièrement empêché par cette union des deux États occidentaux. Aussi que d'efforts pour détacher l'Angleterre[467]; et, quand on y avait échoué, quelle colère contre le cabinet de Londres, dénoncé comme étant plus révolutionnaire encore que celui de Paris[468]!

Parmi les hommes d'État français, nul plus que M. de Talleyrand à cette époque ne prisait l'avantage et ne proclamait la nécessité de l'accord avec l'Angleterre. À peine les ministres du 11 octobre avaient-ils pris les affaires en main, que l'ambassadeur écrivait de Londres, le 19 novembre 1832, au duc de Broglie: «N'oubliez jamais, je vous en prie, que notre union avec l'Angleterre est la seule qui, dans les circonstances actuelles, puisse être sincère: il est donc dans l'intérêt de notre gouvernement de ne laisser s'établir, entre nos deux gouvernements, ni aigreur ni défiance, de même qu'il est dans l'intérêt des autres puissances que cette union effraye, de la troubler par de mauvaises et fausses insinuations.» Un an plus tard, le 10 décembre 1833, au plus fort des discussions soulevées par la démonstration du Münchengraetz, il écrivait encore au duc de Broglie: «Notre liaison avec l'Angleterre est si nouvelle, si fort opposée à toutes les traditions, que sans cesse les anciennes habitudes reparaissent sous une forme ou sous une autre. Les exigences parlementaires des deux pays sont souvent aussi en opposition entre elles, et les nécessités que vous impose la Chambre de Paris sont habituellement en raison inverse de celles auxquelles le cabinet anglais est obligé de se soumettre. Mais, enfin, il faut prendre les choses comme elles sont, diminuer le plus possible ce qu'elles ont de désagréable, et passer franchement l'éponge sur tout ce qui, dans les questions actuelles, n'a pas été aussi simple que nous devions nous y attendre.»

M. de Talleyrand attachait tant de prix à cette bonne entente des deux monarchies constitutionnelles, qu'il essaya, à la fin de 1833, de la sceller par une alliance écrite et formelle. Un tel acte lui eût paru particulièrement opportun, au lendemain de Münchengraetz. Il s'en ouvrit au Roi et au duc de Broglie, qui entrèrent dans son idée, mais la tinrent secrète et n'en parlèrent pas aux autres membres du cabinet. Le ministre des affaires étrangères rédigea même un projet de traité qu'il envoya à M. de Talleyrand[469]. Dans la longue dépêche qu'il lui adressa à cette occasion et où il développait toute une série d'arguments à l'adresse de l'Angleterre, il présentait cette alliance comme un moyen d'arrêter la Russie en Turquie, l'Autriche en Italie, la Prusse en Allemagne. «Elle deviendra, ajoutait-il, le noyau d'un nouveau groupe d'intérêts, le point d'appui naturel de tous les souverains qui se sentiront une velléité de résistance; du roi de Naples, en Italie, contre la domination autrichienne; du duché de Bade, de la ville de Francfort, du duché de Nassau, contre les douanes prussiennes; de tous les petits princes allemands, contre la prépotence de la diète[470].» Dans quelle mesure la négociation fut-elle engagée avec le gouvernement anglais? Il ne paraît guère y avoir eu que des conversations. Accueillie favorablement par lord Granville, ambassadeur à Paris, l'idée fut moins bien vue de lord Palmerston, plus méfiant; celui-ci répugnait «à se gêner par des engagements qui n'avaient pas un but spécial et déterminé[471]». Tout fut, du reste, interrompu par l'incident parlementaire qui, comme nous l'avons vu, amena, en avril 1834, la démission du duc de Broglie et l'éloigna pour une année du ministère.

Mais à peine, par l'effet de cette démission, le portefeuille des affaires étrangères eut-il passé aux mains de l'amiral de Rigny, qu'éclata la nouvelle d'un traité de quadruple alliance, conclu, le 22 avril 1834, entre la France, l'Angleterre, l'Espagne et le Portugal. L'objet spécifié était l'assistance à donner aux gouvernements de Madrid et de Lisbonne contre don Carlos et don Miguel. Personne ne crut que le traité eût seulement cet objet restreint. Chacun, ami ou ennemi, y vit une réponse à Münchengraetz, l'union des puissances constitutionnelles se constituant en face de celle des cours absolutistes. L'effet en fut immense, aussi bien chez ceux qui y cherchaient un encouragement pour les causes libérales, que chez ceux qui s'en inquiétaient pour les intérêts conservateurs. Cette émotion du public reposait sur une méprise. La vérité, qui ne fut pleinement dévoilée que longtemps après, était plus modeste. Le traité ne réglait réellement que les affaires d'Espagne et de Portugal. De plus, les conditions dans lesquelles il avait été conclu, loin de marquer l'intimité croissante que l'on supposait entre la France et l'Angleterre, eussent révélé au public, s'il les avait connues, un trop réel refroidissement. Mais pour bien comprendre ces faits, il convient de revenir un peu en arrière et d'exposer brièvement ce qui s'était passé dans la péninsule Ibérique.

V

Ferdinand VII, roi d'Espagne, était mort le 20 septembre 1833, léguant sa couronne à sa fille Isabelle, âgée de trois ans et placée sous la tutelle de la reine mère Marie-Christine. Don Carlos, frère de Ferdinand, contestant la légitimité d'une succession féminine, s'était aussitôt porté le compétiteur de sa nièce et avait été proclamé en Biscaye. Le vieux droit espagnol admettait les femmes au trône. La dynastie bourbonienne y avait substitué, en 1714, sinon la loi salique, du moins une pragmatique qui restreignait la succession des femmes au cas où il n'y aurait aucun héritier mâle. En 1789, Charles IV, révoquant cette pragmatique, avait rétabli l'ancien droit espagnol, et Ferdinand VII avait, en 1830, solennellement confirmé et publié cette révocation. Il semblait donc que la question de droit fût tranchée au profit des femmes; mais il s'y mêlait une lutte de parti. Les absolutistes comptaient sur don Carlos, tandis que Marie-Christine était favorable aux libéraux. Les premiers étaient dès lors intéressés à la succession masculine, les autres à la féminine. Un combat d'influence et d'intrigues se livra entre les deux partis, pendant les dernières années de Ferdinand, chacun d'eux cherchant à obtenir un acte royal en faveur de sa thèse. Le Roi oscillait entre son affection pour sa fille et ses sympathies pour le parti absolutiste; un moment, celui-ci crut l'avoir emporté; son triomphe fut de courte durée: Ferdinand rétracta tout ce que lui avaient arraché les partisans de la succession masculine, et mourut en proclamant le droit de sa fille.

Loin d'avoir un parti pris contre la succession masculine, Louis-Philippe et ses ministres l'eussent préférée. Avec une reine, en effet, un mariage pouvait mettre sur le trône d'Espagne un prince étranger à la maison de Bourbon, hostile même, et détruire ainsi l'œuvre de Louis XIV[472]. Mais, en droit comme en fait, le gouvernement de Juillet ne jugea pas que les titres de la fille de Ferdinand pussent être contestés. Il savait d'ailleurs mauvais gré à don Carlos de représenter les idées absolutistes et de faire cause commune avec les légitimistes français. Il se prononça donc nettement, avec l'Angleterre, en faveur d'Isabelle, envoya M. Mignet en ambassade extraordinaire pour donner à la jeune reine un témoignage solennel de son appui, et réunit une année d'observation au pied des Pyrénées. Il commençait ainsi, à l'égard de la monarchie libérale d'Espagne, un rôle de protection qui augmentait sans doute la clientèle de la France, mais où les difficultés ne devaient pas lui manquer. Celles-ci apparurent dès le premier jour. C'était d'abord l'insurrection carliste, aussitôt éclatée dans les provinces basques, et contre laquelle le gouvernement de Madrid paraissait croire que nous nous étions obligés à lui donner un secours armé. C'était surtout, dans la partie même de l'Espagne qui se disait constitutionnelle, l'embarras de faire fonctionner les institutions de la liberté avec une nation qui n'en avait pas les mœurs; la timidité des uns, l'imprudence des autres, la maladresse de tous; les incertitudes, les faux pas et les exigences de ministres sans expérience; les exigences impatientes de l'opinion qui se croyait victorieuse; la part de passion révolutionnaire ou irréligieuse qui se mêlait trop souvent à ce libéralisme d'importation étrangère; par suite, un état de malaise et de désordre, où il était aussi difficile, aussi compromettant pour nous d'intervenir que de nous abstenir, d'approuver que de contredire, et où, si grande que pût être notre influence, notre responsabilité paraissait l'être encore davantage.

La crise de l'Espagne était encore compliquée par le voisinage de la guerre civile qui, depuis plusieurs années, déchirait le Portugal. Là aussi, une jeune reine, dona Maria, soutenue par les «libéraux», se voyait disputer la couronne par son oncle, don Miguel, qui s'appuyait sur les absolutistes et avait partie liée avec les carlistes espagnols comme avec les légitimistes français[473]. Le gouvernement de Madrid, estimant que la pacification du Portugal importait à celle de l'Espagne, résolut, au commencement de 1834, d'apporter son concours armé à dona Maria. Il s'en ouvrit au cabinet anglais, toujours sur l'œil quand il s'agissait du Portugal, et lui demanda de l'aider dans cette entreprise. Cette démarche aboutit, presque subitement, à la négociation d'un traité de triple alliance, offert par l'Angleterre aux deux puissances ibériques. Tout marcha très-vite; le 15 avril, les représentants de trois gouvernements étaient d'accord sur les stipulations du traité. De la France, il n'avait pas été question. Bien plus, on s'était caché d'elle si soigneusement, que son ambassadeur à Londres n'eut vent de l'affaire qu'au moment où il ne restait plus qu'à donner les signatures. Ce mystère ne cachait pas d'intentions mauvaises de la part du gouvernement de Madrid qui s'était trouvé entraîné, presque sans avoir eu le temps de la réflexion, là où il ne s'attendait nullement à aller. Tout était l'œuvre de lord Palmerston et, du reste, portait sa marque. Celui-ci avait cru de l'intérêt britannique de ne pas nous admettre à partager la protection du Portugal; et quant à l'Espagne, n'était-il pas dans la tradition anglaise,—qu'on remontât à Louis XIV, à Napoléon ou seulement à Louis XVIII,—d'y combattre, tout au moins d'y jalouser l'influence française? Nous étions cependant fondés à trouver étrange la conduite de la diplomatie britannique, d'autant plus que c'était le duc de Broglie qui avait conçu, le premier, le plan d'une intervention simultanée pour la délivrance du Portugal, et qui l'avait communiqué à l'ambassadeur d'Angleterre à Madrid[474]. Aux réclamations de l'ambassadeur français, le chef du Foreign office répondit en lui offrant d'accéder, après coup, au traité qui avait été délibéré et conclu sans lui. Cette situation secondaire ne pouvait nous convenir. De Paris, on proposa un traité nouveau, où la France figurait sur le même pied que l'Angleterre; pendant que celle-ci y promettait, contre don Miguel et don Carlos, le concours d'une force navale, celle-là, dans le cas où sa coopération armée serait jugée nécessaire, s'engageait «à faire, à cet égard, ce qui serait arrêté, d'un commun accord, entre elle et ses trois alliés». Lord Palmerston, de fort mauvaise humeur, eût bien voulu ne pas accepter notre contre-projet; mais ses collègues, plus fidèles à l'«entente cordiale», l'y contraignirent. Cette négociation fut, du reste, enlevée très-lestement par M. de Talleyrand. Le 22 avril, les signatures étaient données. Ainsi fut conclu ce traité de la Quadruple Alliance où l'opinion et les chancelleries croyaient découvrir l'expression et le couronnement, habilement prémédités, de l'intimité franco-anglaise.

Le traité eut tout d'abord un résultat. Don Miguel vaincu, découragé, fut obligé de capituler à Evora, le 26 mai 1834, et s'engagea, moyennant une pension de 375,000 francs, à ne jamais rentrer en Portugal. Don Carlos, qui était avec lui, dut aussi se réfugier en Angleterre. Mais à peine s'y trouvait-il depuis quelques jours, qu'il s'embarquait secrètement, traversait la France, sans que notre police y vit rien, et pénétrait en Espagne, le 10 juillet. Sa présence donna un nouvel élan à la guerre civile. Fort incapable par lui-même, il avait cette chance que son principal lieutenant, Zumalacarreguy, réunissait, à un rare degré, les qualités de l'homme de guerre, du chef de parti et du héros populaire. Sous ce commandement, les bandes carlistes gagnaient du terrain. Vainement les généraux se succédaient-ils à la tête des troupes libérales, aucun d'eux ne parvenait à relever leur fortune. Des deux parts, la lutte prenait un caractère de sanglante férocité. En même temps, les affaires intérieures du gouvernement de Madrid étaient loin de s'améliorer. Le ministère, sans force ou sans volonté pour dominer l'opposition radicale dans les Chambres, se laissait souvent battre par elle ou, ce qui était pis, lui cédait. Il ne se montrait pas plus capable de maintenir l'ordre matériel dans le pays que la fidélité de l'armée; sur plusieurs points éclataient des séditions populaires avec massacres de prêtres, ou des tentatives de pronunciamientos militaires. L'Autriche, la Prusse et la Russie, qui avaient d'abord gardé une attitude expectante, se décidaient à rompre avec le gouvernement d'Isabelle et rappelaient leurs représentants de Madrid. Prenant de plus en plus ouvertement parti pour don Carlos, ils recevaient ses envoyés, lui fournissaient des subsides et des encouragements[475]. Les trois cours se décidaient moins par une raison de droit que par une considération de sympathie politique. Elles détestaient dans la fille de Marie-Christine une reine constitutionnelle, cliente des puissances occidentales; elles goûtaient au contraire dans son compétiteur le représentant de leurs propres idées[476]. Ainsi pressée, d'une part par les carlistes, de l'autre par les révolutionnaires, mise au ban d'une partie de l'Europe, embarrassée et discréditée par sa propre impuissance, la monarchie de la jeune Isabelle semblait en proche péril de mort.

Dans cette extrémité, le gouvernement de Madrid se tourna vers la France, et lui demanda officiellement, le 17 mai 1835, la «coopération» prévue par le traité du 22 avril 1834. C'était pour notre gouvernement une question singulièrement délicate, qu'il prévoyait depuis longtemps, qu'il redoutait même, et qui avait été souvent examinée, à l'avance, dans ses conseils. Il était très-disposé à fournir largement son concours moral, à y joindre tous les secours indirects, surveillance de la frontière, envois de munitions, facilités d'enrôlement; il offrait même de prêter une partie de la légion étrangère qui servait en Algérie. Mais devait-il faire plus, intervenir directement sous le nom et avec le drapeau de la France? Le traité de la Quadruple Alliance lui laissait toute liberté d'appréciation; comme nous l'avons vu en effet, le roi des Français s'était engagé seulement, pour le cas où sa coopération serait jugée nécessaire, «à faire, à cet égard, ce qui serait arrêté d'un commun accord entre lui et ses trois alliés».

L'intervention trouva tout de suite, au sein du gouvernement, un partisan très-ardent: c'était M. Thiers. Qu'elle fût la négation du principe posé par nous, après Juillet, à propos des affaires de Belgique, il s'en inquiétait peu. À l'entendre,—et il s'appuyait sur les dépêches de notre ambassadeur M. de Rayneval,—repousser la demande qui nous était faite, c'était manquer de parole à nos clients libéraux d'Espagne, ruiner le prestige et l'influence de la France au delà des Pyrénées, vouer à une chute prochaine et inévitable la royauté d'Isabelle. Encore n'était-ce pas la question espagnole en elle-même qui occupait le plus M. Thiers. Ce qui le séduisait en cette affaire, c'était un prétexte pour faire, au dehors, quelque acte retentissant, remuer des troupes, faire parler la poudre et rédiger des bulletins de victoire. Déjà blasé sur la politique intérieure, sa curiosité commençait à se porter sur les affaires étrangères. Or sa vive et mobile imagination ne pouvait longtemps se contenter de la sagesse prudente et parfois modeste qui avait été imposée, depuis 1850, à notre diplomatie. En écrivant l'histoire de la Révolution et en préparant celle du Consulat, son esprit ne s'était-il pas habitué à d'autres coups de théâtre? Une nouvelle expédition d'Espagne lui paraissait d'un succès facile et de risques limités. Sans doute, elle eût été très-mal vue par les puissances continentales; mais M. Thiers était persuadé que, de ce côté, tout se passerait en colère diplomatique[477]. Il ne lui déplaisait pas, du reste, que la monarchie de Juillet eût ainsi l'occasion de braver ces puissances sans trop s'exposer, de leur montrer son armée, de prouver qu'elle avait la force et la hardiesse de s'en servir, sinon contre elles, du moins malgré elles.

Autant M. Thiers était ardent pour l'intervention, autant le Roi y était opposé. Louis-Philippe n'admettait pas que la monarchie espagnole fût incapable de se sauver elle-même, et, après tout, les faits lui ont donné raison. L'intervention lui paraissait pleine de périls. Les Espagnols ne nous résisteraient pas au premier moment, mais ils seraient prêts à se soulever, aussitôt après notre départ. Nous serions condamnés à prolonger indéfiniment notre occupation et à prendre la tutelle du gouvernement. Or, Louis XVIII, ayant 80,000 hommes en Espagne, n'avait-il pas été réduit à rappeler son ambassadeur, parce qu'il ne pouvait faire écouter ses conseils? «Je connais les Espagnols, disait le Roi, ils sont indomptables et ingouvernables pour des étrangers, ils nous appellent aujourd'hui; à peine y serons-nous, qu'ils nous détesteront et nous entraveront de tous leurs moyens. Ne nous mettons pas ce boulet aux pieds. Si les Espagnols peuvent être sauvés, il faut qu'ils se sauvent eux-mêmes; eux seuls le peuvent. Si nous nous chargeons du fardeau, ils nous le mettront tout entier sur les épaules, et puis ils nous rendront impossible de le porter.» À un point de vue plus général, le Roi ne prenait pas aussi facilement que M. Thiers son parti du mécontentement des puissances continentales: ce ne serait sans doute qu'une mauvaise humeur peu efficace, si l'expédition devait être courte; mais ce pouvait devenir un grave embarras ou même un péril sérieux, avec une occupation destinée à se prolonger plusieurs années. D'ailleurs, comme nous le verrons plus loin, Louis-Philippe, à cette époque, croyait possible de se rapprocher des cours de l'Est; il cherchait personnellement à se les concilier, et l'un de ses moyens, pour y parvenir, était précisément de leur donner, par-dessus la tête de ses ministres, l'assurance que jamais il ne permettrait une intervention en Espagne[478]; l'ambassadeur de Prusse se croyait fondé à rapporter à son gouvernement ce mot du duc d'Orléans: «Le Roi casserait douze Chambres et prendrait son valet de chambre pour ministre, plutôt que d'intervenir[479]

Louis-Philippe était vivement encouragé, dans sa résistance, par M. de Talleyrand, qui, lui aussi, à cette époque, rêvait d'un rapprochement avec les puissances continentales: «C'est l'intérêt de votre dynastie, disait-il au Roi, de ne pas vous engager en Espagne[480].» Le maréchal Soult pensait de même: comme on lui parlait d'une expédition ne comprenant que dix mille hommes: «Ni dix mille, ni cinq mille, ni cent, répondait-il; j'ai été trop longtemps en Espagne pour donner ce conseil au Roi.» Le maréchal Gérard, au contraire, un moment président du conseil après la retraite du maréchal Soult, et le maréchal Maison, qui entra plus tard dans le cabinet, étaient conquis par M. Thiers à l'intervention. Quant à MM. de Broglie et Guizot, ils paraissent avoir hésité quelque temps entre M. Thiers et le Roi, également frappés des difficultés d'une action militaire et de l'inconvénient de la refuser, souhaitant surtout que le gouvernement de la reine Isabelle renonçât à la demander. Le duc écrivait à M. de Rayneval, ambassadeur à Madrid, de longues lettres, où, sans conclure formellement, il développait toutes les objections contre l'intervention, tâchait de rendre courage au cabinet espagnol, et l'engageait à faire ses affaires lui même[481].

Le public français attendait avec émotion le parti qui serait pris. Bien que la question n'eût pas été débattue au Parlement, elle occupait beaucoup les esprits. La presse la discutait avec vivacité. La Bourse, l'oreille au guet, descendait ou montait suivant que le vent lui paraissait ou non souffler du côté de l'intervention. L'idée d'une nouvelle expédition d'Espagne était fort impopulaire. Presque tous les journaux la combattaient, et ceux des ministres qui hésitaient, ayant voulu sonder les députés, n'en trouvèrent pas vingt qui y fussent favorables[482].

Cet état de l'opinion, joint à la résolution si arrêtée du Roi, ne pouvait pas ne pas agir sur M. Guizot et le duc de Broglie. Ce dernier émit l'avis, aussitôt adopté, que, d'après les stipulations mêmes de la Quadruple Alliance, l'Angleterre devait d'abord être consultée sur le point de savoir s'il convenait de venir militairement au secours du gouvernement espagnol. Cette démarche se trouva fournir un argument décisif aux adversaires de l'intervention. Était-ce crainte jalouse de voir de nouveau une armée française au delà des Pyrénées? le cabinet de Londres déclara qu'à son avis, le moment n'était pas venu de donner à la reine d'Espagne l'assistance prévue par le traité du 22 avril 1834, et que, si la France agissait, il «ne voulait en aucune manière se rendre solidaire d'une pareille mesure qui pourrait compromettre le repos général de l'Europe». Devant cette réponse, M. Thiers lui-même dut, au moins pour le moment, renoncer à tout projet d'intervention.

Il fallut donc avertir le gouvernement espagnol que sa demande ne pouvait être accueillie[483]. Bien que le gouvernement français offrît en même temps tous les témoignages de sa bienveillance et tous les secours indirects en son pouvoir, la déception fut grande à Madrid. Au premier abord, les événements parurent donner raison à ceux qui avaient prophétisé des désastres, au cas où nous refuserions d'agir. Les carlistes, enhardis, infligèrent de nouveaux échecs à l'armée constitutionnelle et la forcèrent à repasser l'Èbre; sauf quelques villes, ils occupaient la Biscaye, la Navarre, la Catalogne et l'Aragon. Dans le reste de la Péninsule, redoublement d'agitation révolutionnaire, d'émeutes et de massacres de moines. Les ministres relativement modérés et clients de la France, MM. Martinez de la Rosa et de Toreno, découragés, débordés, furent contraints de céder la place à M. Mendizabal, chef du parti radical et se réclamant du patronage anglais (février 1836). C'était un échec pour notre influence, un péril pour la monarchie espagnole. Plus que jamais donc, les affaires de la Péninsule devaient occuper le gouvernement français; elles fixeront, en effet, d'une façon particulière, l'attention du cabinet qui succédera, le 22 février 1836, au ministère du 11 octobre.

VI

L'affaire de la Quadruple Alliance a bien montré quelles étaient alors les difficultés de nos relations avec l'Angleterre. Sur beaucoup d'autres théâtres, notamment à Bruxelles, à Constantinople, à Athènes, nous rencontrions, sournoise ou patente, la jalousie qui s'était manifestée à propos du Portugal et de l'Espagne. Dans presque toutes les capitales, on eût dit que les ambassades ou les légations britanniques avaient pour tâche de se créer une influence rivale, souvent ennemie de la nôtre. Certains agents diplomatiques y apportaient d'autant plus de passion, qu'ils avaient été, en quelque sorte, dressés à combattre la France[484]. On eût dit que, dans le gouvernement comme dans l'opinion d'outre-Manche, la tradition d'une inimitié de plusieurs siècles l'emportait sur les devoirs, encore mal compris ou mal acceptés, d'une alliance toute récente. Avec une telle disposition, le rapprochement même des deux nations, la multiplicité de leurs points de contact, la communauté de leurs intérêts, ne devenaient qu'une occasion de froissements et de chocs plus fréquents; c'était à se demander si l'harmonie n'eût pas été moins malaisée à maintenir entre deux États ayant des préoccupations plus différentes, des théâtres d'action plus éloignés l'un de l'autre. En même temps que les accidents désagréables se multipliaient, les signes extérieurs d'entente se faisaient plus rares et plus incertains. Le traité du 22 avril 1834, où amis et ennemis avaient cru voir la consolidation définitive et solennelle de l'alliance des deux puissances occidentales, semblait au contraire devoir être la dernière manifestation de cette alliance et le point de départ, sinon d'une rupture, du moins d'un refroidissement chaque jour plus visible.

Par ce qu'on peut déjà connaître du caractère et des sentiments de lord Palmerston,—de ce patriotisme égoïste, intolérant, âpre, hargneux, incapable de comprendre qu'il y ait, dans le monde, un autre droit que l'intérêt de l'Angleterre; de ce sans gêne que n'arrêtait aucun scrupule de principe, de générosité, de loyauté ou seulement de politesse; de ce tempérament querelleur qui transformait aussitôt la moindre dissidence en aigre conflit[485],—on devine que la présence d'un tel homme à la tête du Foreign Office n'était pas faite pour diminuer, entre les deux puissances occidentales, les causes naturelles de froissement; elle eût suffi, au contraire, à en créer. Cet homme d'État mettait son ambition à mériter le nom de «bouledogue de l'Angleterre», et c'était surtout contre la France que son instinct le portait à aboyer et à montrer les dents. Tout ce que la vieille politique britannique avait eu de passion gallophobe survivait dans son âme. Aussi le trouvait-on absolument réfractaire à l'«entente cordiale»; vainement le cabinet whig l'avait-il inscrite en tête de son programme et voulait-il sincèrement la pratiquer, le ministre des affaires étrangères cherchait, en dépit de ses collègues, tous les moyens de se passer de la France, ou même toutes les occasions de la mortifier et de lui nuire.

L'Angleterre nous marchandait donc chaque jour davantage les profits de son alliance et nous épargnait moins les désagréments de sa rivalité. Les autres gouvernements s'en apercevaient. M. de Metternich ne se refusait pas le plaisir de révéler, de temps à autre, à notre ambassadeur, les mauvais tours que lord Palmerston cherchait à nous jouer. Il se défendait cependant de nous pousser à une rupture: «Vous brouiller avec l'Angleterre, s'écriait-il, ce serait comme si nous nous brouillions, nous, avec la Russie.» Mais il ajoutait malicieusement: «Prenez-y garde, rien n'est plus utile que l'alliance de l'homme avec le cheval; seulement il faut être l'homme et non le cheval[486]

Le duc de Broglie ne contestait pas les mauvais procédés du gouvernement anglais: il n'en regardait pas moins comme nécessaire de rester fidèle à cette alliance, en «l'acceptant avec ses conditions inévitables et ses vicissitudes naturelles, avec ses hauts et ses bas». Il s'est expliqué sur ce sujet, dans une longue et très-remarquable lettre, écrite, en 1835, à l'un, de ses agents[487]. Après y avoir rappelé comment l'alliance anglaise était née, après 1830, et l'immense service qu'elle nous avait rendu, il observait, avec finesse, les conditions particulières qui faisaient de nos voisins des alliés si incommodes: «L'Angleterre, disait-il, est une île; l'Angleterre est une grande puissance maritime; l'Angleterre n'entretient point de grandes armées de terre. Comme île, comme grande puissance maritime, elle ne court aucun risque d'invasion; elle joue en quelque sorte sur le velours, lorsqu'elle se mêle des affaires du continent; elle peut dès lors avoir, sans trop d'inconvénient, une politique brusque, violente, téméraire, agissant par secousses et par saccades; elle n'a point trop à redouter les conséquences de ses incartades. Comme puissance qui n'entretient pas de grandes armées de terre, assez peu lui importe de s'engager par ses paroles, ou même par ses actes; on trouve tout naturel qu'elle ne soutienne pas ses menaces, qu'elle se renferme chez elle, et se croise les bras tranquillement après avoir jeté feu et flamme..... Cette même position de l'Angleterre qui lui épargne tout ce qu'il peut y avoir de grave dans les conséquences d'une politique hasardeuse, tout ce qu'il peut y avoir d'irrémédiable dans les partis pris à la légère, nous explique également pourquoi sa manière d'agir est souvent bizarre et inconséquente. C'est un enfant gâté qui ne résiste guère à ses premiers mouvements et qui se passe souvent ses fantaisies du jour et du quart d'heure..... Enfin, lorsque nous nous sommes alliés à l'Angleterre, nous avons dû compter que partout où l'intérêt bien évident de l'alliance ne serait pas en saillie, nous retrouverions l'esprit jaloux, inquiet, soupçonneux, de l'ancienne politique anglaise vis-à-vis de la France, cette envie de briller aux dépens d'autrui, de primer, de faire parade d'influence uniquement pour prouver qu'on en a.» Le duc de Broglie citait de nombreux exemples des incartades et de la malveillance anglaises. Puis il ajoutait: «Que conclure de tout cela? Rien autre chose, sinon que la situation actuelle ne diffère pas essentiellement de ce qu'elle était il y a deux ans, qu'il ne nous arrive rien, en ce moment, qui ne nous soit arrivé chaque jour, depuis 1831, rien à quoi nous n'ayons dû nous attendre, rien dont nous devions nous effaroucher bien fort..... L'alliance de la Russie coûte assurément plus cher, depuis cinq ans, à M. de Metternich, que l'alliance anglaise ne nous a coûté, et, si nous sommes forcés de passer bien des choses au ministre anglais, nous lui avons fait avaler, il faut en convenir, de notre côté, quelques pilules assez amères, témoin l'expédition d'Ancône et nos déclarations publiques sur la possession d'Alger.» Après avoir recommandé de dissimuler nos dissentiments avec l'Angleterre, pour que les cabinets étrangers ne s'en emparassent pas, le ministre terminait ainsi: «Il faut que le plus sage des deux cabinets couvre les fautes de l'autre, ne regarde pas de trop près à de légers torts, cède même, au besoin, tous les avantages qui seraient véritablement sans importance. C'est par une politique calme et réfléchie, persévérante et conséquente, raisonnée et régulière, qu'un gouvernement s'honore et s'affermit. C'est par là qu'il acquiert à la longue un ascendant durable, et cet ascendant-là est le seul dont il doive faire cas. Tout le reste, toutes les petites irritations, toutes les petites susceptibilités, toutes les petites envies de briller, de primer, de faire preuve d'influence, ne sont, si je puis ainsi parler, que de la fatuité diplomatique. Il faut laisser cela à ceux qui ne sont pas obligés comme nous de prendre les choses au sérieux et qui n'ont pas à jouer une aussi grosse partie que la nôtre.»

Tout le monde ne voyait pas les choses d'aussi haut et avec autant de sérénité que le duc de Broglie. On conçoit que d'autres esprits, plus accessibles à l'impatience et à l'agacement, fussent conduits à se demander si la France ne pouvait pas trouver sur le continent des alliés plus aimables et plus profitables. De ce nombre fut M. de Talleyrand, l'homme même qui avait, après 1830, inventé et pratiqué l'entente cordiale avec l'Angleterre, qui, en 1832 et en 1833, recommandait au duc de Broglie d'y demeurer quand même fidèle et tâchait de la transformer en alliance formelle et générale[488]. Le vieux diplomate se décidait-il par des considérations de haute politique? Cédait-il au ressentiment des impertinences que ne lui avait pas épargnées lord Palmerston et auxquelles la déférence universelle des diplomates européens ne l'avait pas préparé[489]? Ou bien encore subissait-il l'influence russe de la princesse de Liéven qu'il avait beaucoup vue à Londres? Toujours est-il que, vers la fin de 1834, il disait au Roi: «Qu'est-ce que Votre Majesté a encore à attendre de l'Angleterre? Nous avons exploité son alliance et nous n'avons plus aucun avantage à en retirer. C'est à notre alliance avec l'Angleterre que nous devons la conservation de la paix; maintenant elle n'a que des révolutions à vous offrir. L'intérêt de Votre Majesté exige donc qu'elle se rapproche des puissances orientales... Les grandes cours ne vous aiment pas, mais elles commencent à vous estimer[490]

Le Roi avait toujours tenu grand compte des avis de M. de Talleyrand. Cette fois, il était d'autant plus disposé à les suivre qu'ils répondaient à son sentiment personnel. Peut-être même, dans cette voie, avait-il devancé son ambassadeur. Dès la fin de 1833, et surtout à partir de 1834, on eût pu noter chez Louis-Philippe une tendance nouvelle à se mettre en bons termes avec les gouvernements du continent. Divers symptômes lui donnaient à penser que ces gouvernements, surtout ceux de Berlin et de Vienne, étaient au fond un peu las et découragés de leur hostilité contre la monarchie de Juillet, à demi désarmés par la bonne tenue de cette dernière, et par suite moins opposés à un rapprochement. Aussi croyait-il le moment venu de leur faire des avances et de leur donner des gages. Sans la bien connaître, le public soupçonnait cette évolution de la politique personnelle du Roi, et ce fut une occasion d'attaques très-vives. La presse de gauche affectait de ne voir là que la couardise d'un prince trop pacifique qui tremblait devant les menaces de la Sainte-Alliance, ou l'empressement d'un parvenu qui mendiait son admission parmi les vieilles monarchies, cherchait à se faire pardonner son origine, et sacrifiait, pour cela, l'intérêt et l'honneur de la France libérale. En présentant ainsi les choses, l'opposition, suivant son habitude, ne montrait ni largeur d'esprit, ni justice. Que le prince fût personnellement flatté à la pensée de se voir enfin traité avec politesse et même recherché par les gouvernements qui, jusqu'alors, avaient le plus suspecté et dédaigné sa provenance révolutionnaire, c'est possible, et, après tout, rien de plus naturel, ni de plus légitime; en cette circonstance, comme presque toujours d'ailleurs, l'intérêt de la France et celui de la dynastie se confondaient. Mais cette conduite ne pouvait-elle pas s'expliquer par une autre raison, raison de haute politique qui regardait la nation elle-même? Jamais une puissance n'est une alliée facile et obligeante, quand elle sait être une alliée unique et nécessaire. Telle était, par le malheur de 1830, la situation de l'Angleterre à notre égard. Du jour où l'on aurait appris, à Londres, que rien ne nous empêchait plus de choisir nos amis parmi les États du continent, lord Palmerston lui-même ne serait-il pas devenu plus souple et plus bienveillant? Dût-on donc, en fin de compte, demeurer fidèle à l'alliance anglaise, il importait cependant de faire disparaître l'espèce d'incompatibilité que la révolution avait semblé créer entre notre monarchie et celles de la vieille Europe. Nous ne nous demandons pas, pour le moment, si le Roi avait bien choisi l'heure et les moyens. Mais au moins ne faut-il pas rapetisser ni dénaturer le motif qui le déterminait et le but auquel il visait.

Sans méconnaître de quel avantage il eût été de reconquérir le libre choix de nos alliances, le duc de Broglie croyait que les puissances continentales gardaient contre nous trop de préventions et de dédains, pour qu'un rapprochement avec elles pût être dignement et utilement tenté, pour qu'il y eût lieu même d'accueillir leurs avances. «Au fond de l'âme, écrivait-il à M. de Sainte-Aulaire, notre ambassadeur à Vienne[491], M. de Metternich nous hait et nous méprise comme des bourgeois que nous sommes, mais il se figure que la moindre cajolerie d'un grand seigneur européen comme lui doit nous tourner la tête, et que, dans notre isolement continental, la moindre avance de l'Autriche doit nous paraître une bonne fortune inopinée. Je suis bien aise qu'il sache, une fois pour toutes, que nous nous trouvons de taille à le regarder de haut en bas.» Et encore: «Toutes les fois que je vois M. de Metternich se tourner de notre côté, il me semble voir un homme qui pose sa main pour s'appuyer sur un fagot d'épines, et qui la retire à l'instant même... La haine du gouvernement de Juillet, en tant que tel, n'est pas moindre aujourd'hui qu'il y a trois ans. Je me règle là-dessus.» Il se défendait d'avoir, au fond, beaucoup plus de confiance dans le gouvernement prussien. Tout au plus notait-il qu'à Berlin on était «moins grand seigneur», qu'on avait «moins de morgue», et qu'il y avait, par suite, plus de possibilité d'entente. Sur la Russie, il s'exprimait ainsi: «Si nous voulions essayer de nous rapprocher de la Russie, de lui promettre toute liberté dans ses desseins sur Constantinople, à la condition d'avoir son appui pour envahir la Belgique et prendre la rive gauche du Rhin, outre que ce serait, de notre part, un manque de foi odieux et méprisable, ce serait une entreprise dont nous n'aurions que la honte. La haine de l'empereur de Russie pour nous est encore la plus forte de toutes ses passions; il ne nous a jamais fait aucune ouverture dont nous puissions nous prévaloir pour changer de ligne de conduite et de drapeau, et s'il en accueillait de notre part, ce ne pourrait être qu'un stratagème, ce ne pourrait être que pour nous trahir ensuite et nous déconsidérer: nous l'aurions bien mérité.»

Aussi le duc de Broglie précisait-il en ces termes l'attitude qu'il conseillait à ses agents, en face des gouvernements du continent: «Vous avez vu quelquefois un homme de mérite, mais sans naissance, qu'un événement, glorieux pour lui, introduit dans la haute société. Quel doit être le principe de conduite d'un pareil homme en pareille situation? Je n'hésite point à dire que son principe de conduite doit être la réserve, une dignité polie, mais un peu froide. Il doit se tenir à distance des grands personnages dont le sort l'a rapproché, et les tenir en même temps à distance de lui-même, attendre les avances et n'en point faire le premier, de crainte de les voir repoussées pu de les voir tournées en ridicule; lorsqu'il en reçoit, il doit les recevoir sans affectation, sans empressement, comme une chose toute simple; lorsqu'il n'en reçoit pas, il doit trouver la chose plus simple encore, témoigner, en un mot, qu'il sait ce qu'il vaut, qu'il n'a besoin de personne et ne demande rien, sauf ce qu'il est rigoureusement en droit d'exiger. Supposez enfin que l'occasion se présente de régler quelques affaires, quelques intérêts, il doit prendre soin que les arrangements dans lesquels il entre portent sur des données précises, limitées, positives; il doit éviter de se compromettre dans des relations vagues et générales qui ne peuvent s'entretenir que par l'intimité et la confiance, par une certaine identité de vues, d'habitude et de sentiments. Eh bien, cet homme-là, c'est le gouvernement de Juillet. Considéré dans ses rapports avec les autres gouvernements, c'est un parvenu. Son moyen de parvenir a été légitime, glorieux, mais, je le répète, c'est un parvenu. Il ne doit point en rougir; il doit au contraire s'en faire honneur et se conduire en conséquence. Tel est le caractère que je m'applique, pour mon propre compte, à imprimer à nos relations diplomatiques. Le gouvernement français est isolé sur le continent de l'Europe, c'est un fait qu'il faut reconnaître, et c'est une situation dont il ne faut pas se montrer empressé de sortir. Ce gouvernement-ci s'affermit, cette nation se calme et se rassure, ce pays-ci prospère et s'enrichit. Ce qui nous manque, c'est ce qu'aucune combinaison politique ne saurait nous donner tout à coup, le temps, la durée, cette confiance dans le lendemain qui naît de ce qu'on a un passé, de ce que le jour présent ressemble à la veille. Mon unique ambition, c'est d'assurer à ce gouvernement-ci du temps, de la durée; c'est de le maintenir en paix avec tout le monde, en prévenant, autant qu'il se peut, tout accroissement de prépondérance qui serait de nature à tourner contre nous; c'est de lui procurer le genre de considération que mérite un gouvernement sérieux, sensé, fidèle à sa parole et disposant d'une puissance grande et réelle.» Comme conclusion, le duc de Broglie engageait ses agents à «entretenir avec les cours du continent des relations polies, aisées, bienveillantes, telles, en un mot, qu'il en existe entre gens bien élevés, mais sans jamais donner à croire que nous prétendions à transformer ces relations en intimité véritable, en amitié bon argent, en confiance réelle».

Cette attitude différait, sur plus d'un point, de celle qu'eût désirée Louis-Philippe. Il y avait donc divergence grave entre le Roi et son ministre. On comprend mieux maintenant pourquoi le premier accepta si facilement la démission du second, à la suite du débat sur l'indemnité américaine, et pourquoi aussi il se montra si longtemps opposé à sa rentrée. En effet, pendant l'année où le portefeuille des affaires étrangères fut aux mains de l'amiral de Rigny, d'avril 1834 en mars 1835, le Roi fut plus à l'aise pour essayer de faire prévaloir ses vues. Mais il n'y renonçait pas, même avec le duc de Broglie dans son conseil. On ne saurait s'en étonner. Le souverain, même constitutionnel, a le droit et le devoir d'exercer une action, le plus souvent prépondérante, dans la direction des affaires étrangères. Combien avait-il été heureux pour la France que Louis-Philippe l'exerçât après 1830[492]! Seulement, avec le duc de Broglie, ce prince a-t-il toujours recouru aux meilleurs procédés? Quand il se prononçait ouvertement contre l'intervention en Espagne et pesait sur son conseil pour faire prévaloir son opinion, rien de plus correct. Mais il ne s'en tenait pas là: il semblait parfois vouloir neutraliser ou corriger l'action de ses ministres, par-dessus leur tête et plus ou moins à leur insu. Il profitait des relations amicales, presque familières, où il avait admis les ambassadeurs étrangers, notamment ceux de Russie, d'Autriche et de Prusse, des longues conversations auxquelles il les avait habitués[493], pour leur tenir un langage sensiblement différent de celui de M. de Broglie. Il leur faisait confidence de son désir de se rapprocher des puissances continentales, de ses griefs contre l'Angleterre[494], ou même de ses désaccords avec ses propres ministres. Y avait-il, dans les actes de ces derniers, quelque chose qui pût contrarier les trois cours, il cherchait à l'atténuer. Ainsi, après le traité d'Unkiar-Skelessi, donnait-il l'assurance qu'il ne suivrait pas lord Palmerston dans sa campagne contre la Russie[495]; après Münchengraetz, désavouait-il à demi la roideur du duc de Broglie[496], et, après le traité de la Quadruple Alliance, s'empressait-il de diminuer la portée de cet acte, affirmant que, malgré l'opinion contraire d'une partie de son conseil, il ne permettrait jamais une intervention en Espagne[497]. À plusieurs reprises, M. de Broglie, d'accord avec l'Angleterre, avait refusé de s'associer aux démarches des puissances continentales, pour imposer à la Suisse des mesures contre les réfugiés politiques; il avait même protégé la résistance de ce petit État; Louis-Philippe laissait voir aux ambassadeurs qu'il eût voulu, au contraire, se ranger du côté des puissances, se plaignait à eux de la «marotte suisse» de son ministre, profitait de l'intervalle où celui-ci n'était plus au pouvoir pour imprimer, sur ce point, une direction différente à notre diplomatie, et telle était son insistance, qu'à la fin de 1835, après la rentrée du duc, il finissait par l'amener en partie aux mesures qu'il voulait[498]. Les ambassadeurs se prêtaient avec empressement à ces épanchements, transmettaient à leur gouvernement ce qui leur était ainsi révélé, notant surtout avec soin, peut-être même exagérant les boutades ou les blâmes qui avaient pu échapper au Roi contre son propre ministre[499]. L'écho de ces conversations revenait souvent à ce dernier, soit par ses agents du dehors, soit par les diplomates étrangers. De là, entre la couronne et ses conseillers, une tension de rapports qui fut pour beaucoup dans les déplorables crises ministérielles de 1834 et de 1835, et bientôt dans la chute, plus déplorable encore, du cabinet du 11 octobre.

Pour encourager ces dispositions du Roi, les gouvernements du continent ne tarissaient pas en éloges sur sa modération, sur sa sagesse, qu'ils opposaient au mauvais esprit de ses ministres, particulièrement du duc de Broglie[500]; ils lui faisaient parvenir des témoignages de confiance, de reconnaissance et d'estime, auxquels il était très-sensible. M. Ancillon et le prince de Metternich proclamaient la tenue de Louis-Philippe «plus correcte encore et meilleure que celle de lord Wellington»[501]. Il n'était pas jusqu'au Czar qui ne le fît remercier de ses efforts pour contenir lord Palmerston[502]. Les ambassadeurs trouvaient, plus d'une fois, leur intérêt à traiter ainsi directement avec le Roi, par-dessus la tête de ses ministres[503]. Ils avaient cru d'ailleurs observer que sa volonté personnelle finissait toujours par l'emporter, quand elle était nettement exprimée. C'est ce qu'avait cherché à établir, dès novembre 1833, l'ambassadeur de Russie, Pozzo di Borgo, dans un Memorandum communiqué à ceux des membres du corps diplomatique qui faisaient cause commune avec lui[504]. Ceux-ci furent confirmés encore dans ce sentiment, quand ils virent Louis-Philippe faire prévaloir dans les affaires espagnoles la politique de non-intervention qui leur tenait tant à cœur[505]. M. de Sales, ambassadeur de Sardaigne, en concluait que «le Roi était bien le maître et le directeur du ministère[506]».

Les choses en vinrent à ce point qu'à partir de 1834 et surtout de 1835, des communications secrètes s'établirent entre M. de Metternich et Louis-Philippe[507]. Tout se passait en dehors et même, dans une certaine mesure, à l'insu des ministres. Dans des lettres adressées à l'ambassadeur d'Autriche, mais, en réalité, destinées à être mises sous les yeux du Roi, ou tout au moins à lui être lues en partie, le chancelier, répondant à l'invitation qui paraît lui avoir été faite[508], indiquait ses vues, donnait ses conseils, professait ses doctrines, non-seulement sur les affaires étrangères, mais aussi sur la politique intérieure, sur la nécessité de combattre la révolution et de répudier «l'utopie libérale»; il y mêlait des compliments à l'adresse du prince qu'il proclamait la seule force et la seule lumière de son gouvernement, et des attaques contre les ministres, spécialement contre les doctrinaires, présentés comme des esprits faux, orgueilleux, déplaisants, qui voulaient supplanter le Roi et conduisaient la monarchie à sa ruine. En même temps qu'il entr'ouvrait discrètement à son auguste correspondant la porte de la Sainte-Alliance, il ne manquait pas une occasion d'exciter sa méfiance ou son ressentiment contre l'Angleterre[509]. Louis-Philippe, sans doute, n'était ni d'âge ni de goût à se mettre à l'école, et surtout à l'école de M. de Metternich; il était trop fin pour ne pas sourire, à part lui, de la solennité dogmatisante, de la bienveillance protectrice, avec lesquelles cet homme d'État avait pris, à son égard, le rôle de précepteur et presque de directeur spirituel. Toutefois il se gardait de le décourager. Ces rapports lui paraissaient aider au rapprochement qu'il poursuivait avec les cabinets du continent et qu'il croyait utile à la politique française[510].

Les trois cours n'étaient pas cependant toujours en humeur de répondre avec courtoisie aux avances du roi des Français. Pendant que celui-ci se félicitait de l'intimité confiante des rapports qui s'étaient établis entre lui et l'ambassadeur de Russie, M. Pozzo di Borgo, le Czar, sans autre raison que d'être désagréable à Louis-Philippe, rappelait ce diplomate, en 1834, l'envoyait à Londres, et laissait, pendant près d'un an, l'ambassade de Paris vacante. À la fin de 1835, il se décidait à y nommer le comte Pahlen; mais, dans les lettres de créance, il affectait de ne pas appeler Louis-Philippe «Monsieur mon frère», si bien que celui-ci, pour éviter les difficultés, cachait ces lettres à son ministre[511]. En même temps, M. de Barante, envoyé comme ambassadeur à Saint-Pétersbourg, y recevait un accueil peu gracieux. À la suite de l'attentat Fieschi, le Roi avait témoigné le désir que ses nouveaux amis des cours du Nord saisissent cette occasion de déclarer que le maintien de sa dynastie était un intérêt européen; il ne paraît pas qu'aucun d'eux se soit empressé de satisfaire à ce désir; bien plus, le Czar eut soin de ne faire féliciter le Roi que verbalement, tandis qu'il écrivait ouvertement une lettre autographe à la veuve du maréchal Mortier[512].

À Vienne, les formes étaient plus polies; mais, quand il s'agissait de répondre à Louis-Philippe autrement que par des compliments ou des leçons de politique réactionnaire, y avait-il là plus de bonne volonté? L'une des principales préoccupations du Roi était le mariage du jeune duc d'Orléans: obtenir pour lui quelque princesse de l'une des grandes familles régnantes eût été le signe que sa dynastie était vraiment acceptée et traitée d'égale par les autres cours; c'eût été aussi répondre aux légitimistes qui se vantaient tout haut d'avoir établi un «blocus matrimonial» autour de la nouvelle monarchie. Il est même permis de supposer que cette pensée du mariage de l'héritier du trône n'avait pas peu contribué à faire chercher un rapprochement avec les puissances continentales. Aussi, dès la fin de 1834, faisait-on sonder M. de Metternich, sur un projet de voyage du duc d'Orléans à Vienne, et sur la possibilité du mariage de ce prince avec une archiduchesse d'Autriche. Mais le chancelier n'avait aussitôt qu'une pensée, faire écarter ce projet que, dans ses lettres à Apponyi, il déclarait, à plusieurs reprises, «saugrenu» et «seulement explicable par la légèreté qui caractérise certaines têtes françaises, sous quelque régime qu'elles se trouvent placées». «Le voyage du duc d'Orléans, ajoutait-il, est une entreprise fort hasardée et positivement intempestive. Il sera reçu partout, et en particulier à Vienne, comme il est naturel de recevoir le fils du roi des Français avec lequel on est en paix. S'attendre à plus, c'est se tromper, et croire à la possibilité d'un mariage, c'est se tromper encore une fois.» Suivait une dissertation où le chancelier expliquait que le gouvernement français «ressemblait à un bâtard». Au cours de ces peu agréables pourparlers, qui se continuèrent de décembre 1834 à mars 1835, survinrent la mort de l'empereur François et l'avénement de Ferdinand. Toute la crainte de M. de Metternich fut que Louis-Philippe ne saisît cette occasion d'envoyer son fils à Vienne. Il chargea son ambassadeur de détourner le coup. «Je me flatte, lui écrivait-il, que l'idée n'en viendra pas au Roi; ce qui a fait naître ici celle d'un envoi pareil, c'est l'arrivée du prince Guillaume, fils du roi de Prusse. Celui-ci a été reçu à bras ouverts, mais aussi quelle différence de position!» Plus tard, en mai 1835, Louis-Philippe ayant fait faire de nouvelles ouvertures par M. de Chabot à M. de Metternich, celui-ci donna à entendre «avec franchise qu'il ne fallait point toucher cette corde[513]».

Ces incidents ne donnent-ils pas à penser que Louis-Philippe s'avançait un peu vite vers les puissances continentales, sans s'être assez assuré qu'elles étaient vraiment disposées à le payer de retour? Si réelle que fût la détente produite de ce côté, il restait encore trop des anciennes suspicions contre le régime et les hommes de 1830. C'était illusion surtout de se flatter d'une sorte de rapprochement général. Tout au plus pouvait-on entrevoir, dans un avenir plus ou moins éloigné, la possibilité d'une entente sur quelque point déterminé, où l'intérêt évident de telle puissance la ferait passer par-dessus ses préventions; telle serait, par exemple, la question d'Orient pour l'Autriche. Dans ces conditions, eût-il été prudent de laisser, dès maintenant, rompre ou relâcher l'entente avec l'Angleterre? D'ailleurs, s'il était politique de travailler à effacer l'incompatibilité créée par 1830 entre la France et les cours orientales, ce ne devait pas être pour nous rattacher à la Sainte-Alliance, mais bien pour dissoudre celle-ci et pour y substituer un nouveau classement des États de l'Europe, ainsi qu'il avait été fait sous la Restauration. Or quel était le dessein hautement proclamé des trois cours, celui dont elles déclaraient poursuivre l'accomplissement par leurs rapports directs avec Louis-Philippe? Elles se présentaient comme formant une trinité indissoluble et protestaient vivement qu'elles ne se laisseraient jamais séparer. Dans une des lettres destinées à passer sous les yeux de Louis-Philippe, M. de Metternich traitait dédaigneusement d'«utopie libérale doctrinaire» l'idée d'une «union politique entre les deux cours maritimes et l'Autriche[514]». Par contre, les puissances prétendaient dissoudre cette alliance franco-anglaise qui avait si souvent fait échec à leurs desseins, depuis 1830, et qui leur avait imposé notamment l'indépendance de la Belgique. Là était le mobile avoué de toutes les coquetteries qu'elles faisaient au Roi, le but qu'elles poursuivaient avec une obstination passionnée. Sur ce point, à Vienne, à Berlin, à Saint-Pétersbourg, on pensait et l'on agissait de même. Pendant que M. de Metternich excitait Louis-Philippe contre l'Angleterre, le gouvernement russe envoyait M. Pozzo di Borgo à Londres, avec instruction d'enfoncer le coin le plus avant possible entre les deux États occidentaux. M. de Nesselrode, à la fin de 1835, déclarait attacher autant de prix que le chancelier autrichien à la dissolution de l'alliance franco-anglaise; il reconnaissait que, «pour y arriver, les trois puissances devaient aller un peu au-devant du roi Louis-Philippe, en profitant de la disposition que ce prince montrait à se rapprocher d'elles». Il protestait d'ailleurs qu'il avait «travaillé de bonne foi dans ce sens[515]». Et qu'offrait-on à la France, en échange de l'alliance qu'on la poussait à rompre? Une petite place bien humble à la queue de la Sainte-Alliance. Dans la lettre citée plus haut, M. de Metternich, après avoir repoussé toute idée d'une séparation entre l'Autriche et les deux États du Nord, disait: «Ce que je regarderais comme possible, ce serait que le roi des Français, pour se renforcer contre les atteintes toujours renouvelées des factions révolutionnaires, se plaçât sur le terrain conservateur; sur ce terrain, il nous rencontrera, nous et nos alliés.» Encore ajoutait-il: «Si je regarde un tel fait comme possible, je ne le considère pas, pour cela, comme facile.» Nous n'étions donc même pas pleinement assurés qu'après avoir fait aux trois cours le plaisir de nous brouiller avec notre allié d'outre-Manche, nous serions admis dans leur concert, et qu'elles ne s'uniraient pas à l'Angleterre, pour refaire contre la France la coalition de 1813? Est-ce d'ailleurs une hypothèse en l'air? N'est-ce pas ce qui devait arriver en 1840?

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