Histoire de la Monarchie de Juillet (Volume 2 / 7)
Ainsi désabusé de la politique, le grand écrivain ne sait pas se réfugier dans les lettres pour leur demander la paix de son esprit et la revanche de son ambition. La fatigue a gagné chez lui jusqu'à l'artiste. Dès 1832, il disait à Augustin Thierry: «Je suis las, je suis encore plus dégoûté. Je n'écrirais plus si ma misère ne m'y forçait.» Ajoutez, à mesure que les années s'accumulent sur sa tête, le regret, le dépit, presque la honte de vieillir. On dirait de ces coquettes qui ont mis tout l'intérêt de leur vie dans leurs succès de jeunesse. Don Diègue ne s'est pas écrié d'un accent plus désespéré: «Ô vieillesse ennemie!» Ce sentiment ne sera pas pour peu dans le pessimisme amer de ses Mémoires. Seule, l'amitié ingénieuse et délicate de madame Récamier parviendra à lui apporter un peu de douceur et de distraction. Mais jamais il ne reprendra part ou seulement intérêt aux événements publics. Cette vie naguère si agitée, si retentissante, si mêlée à tous les mouvements et à tous les bruits du siècle, se terminera dans une immobilité chagrine, dans un silence altier, encore enveloppée, sans doute, pour ceux qui la regarderont de loin, d'une vapeur glorieuse, mais de celle qu'on voit d'ordinaire plutôt autour des morts que des vivants. Quand, en 1848, on viendra annoncer la chute de la monarchie de Juillet à celui qui l'avait, au début, tant haïe et tant attaquée, il se bornera à répondre d'un ton indifférent: «C'est bien, cela devait arriver.»
XI
La session de 1832, ouverte le 19 novembre, se prolongea jusqu'au 25 avril de l'année suivante; celle de 1833 lui succéda sans interruption, et dura jusqu'au 26 juin. Toutes deux furent relativement calmes. En dehors de l'Adresse et des discussions soulevées, à deux reprises, sur la duchesse de Berry, aucun de ces grands débats politiques où les partis se rencontrent et se mesurent. Le ministère restait en possession de sa majorité; il s'en croyait même assez sûr, pour défier parfois l'opposition par des actes d'autorité à la Casimir Périer[239]: telle fut la brusque destitution de M. Dubois, inspecteur général de l'Université, et de M. Baude, conseiller d'État, tous deux coupables d'avoir pris, comme députés, une attitude hostile à l'un des projets du gouvernement.
L'absence de débats purement politiques permit aux Chambres de voter des lois organiques qui donnaient satisfaction aux besoins permanents du pays. Plusieurs de ces lois sont encore en vigueur, ou tout au moins ont posé des principes qui, depuis lors, ont subsisté dans notre législation: loi sur l'organisation des conseils généraux et des conseils d'arrondissement, mettant en œuvre le régime électif, étendu, depuis 1830, à l'administration départementale; loi sur l'expropriation pour cause d'utilité publique, assurant à la propriété la garantie d'une indemnité fixée par jury, et à l'État les pouvoirs qui seuls lui permettront d'entreprendre les grands travaux nécessités par la transformation économique de la société; loi sur la police du roulage; et surtout loi du 28 juin 1833, sur l'instruction primaire, qui, en organisant l'école publique et en donnant la liberté à l'école privée, a marqué l'une des dates les plus importantes de l'histoire de l'enseignement populaire en France. Une réforme fut introduite dans la présentation du budget pour mettre fin au régime des crédits provisoires. M. Thiers fit adopter un plan de travaux publics qui comportait une dépense de cent millions, répartie en cinq ans, sans recours à l'emprunt; un tel chiffre paraissait alors hardi[240]. Des ordonnances, préparées par le duc de Broglie, réorganisèrent nos établissements consulaires. Partout, en somme, activité féconde des ministres et du Parlement, qui avaient enfin le loisir de faire les affaires du pays, au lieu de dépenser toutes leurs forces et tout leur temps à défendre, contre des attaques incessantes, l'ordre public, l'existence du gouvernement ou de la société.
Nous savons moins de gré au cabinet et aux Chambres de certaines décisions qui étaient un dernier tribut payé aux révolutionnaires: tels l'adoption définitive de la loi abolissant le deuil du 21 janvier, le vote nouveau de la Chambre en faveur du divorce, et la loi accordant des pensions aux «vainqueurs de la Bastille». À ce dernier propos, que de banalités et de sophismes furent débités sur la vulgaire et sanglante émeute du 14 juillet! et, signe du temps, ils le furent non-seulement par La Fayette, mais par le ministre de l'intérieur, M. d'Argout, et par M. Villemain[241]. M. Guizot a confessé et regretté plus tard «les concessions fâcheuses» qu'en ces diverses circonstances le ministère avait faites, «par ses actes ou par son silence, à l'esprit révolutionnaire[242]».
Quoi qu'il en fût de ces faiblesses, à voir les choses dans leur ensemble, il était manifeste, vers la fin de la session de 1833, que le gouvernement marchait bien, que le pays était calme et prospère. La presse ministérielle triomphait, avec quelque fierté. «De l'aveu de tout le monde, disait le Journal des Débats du 8 juin 1833, jamais le commerce n'a été plus florissant; le travail abonde; la misère, entretenue, pendant près de deux années, par les entreprises désespérées des factions, a disparu....... Voyez si le temps ne s'est pas chargé de donner d'insultants démentis à toutes les prophéties de l'opposition. Cette année, qui a vu mourir les émeutes, a vu aussi tomber les dernières chances d'une guerre européenne. À l'intérieur, vous rappelez-vous les effrayantes malédictions dont fut salué le ministère du 11 octobre?..... La majorité, qui voyait bien que c'était son propre système qu'on cherchait à lui faire abandonner, est restée parfaitement unie au gouvernement. Nous avons eu deux sessions beaucoup plus paisibles que les précédentes... Qui s'est dissous? L'opposition. Dans la Chambre, dans les journaux, nous avons vu l'opposition mal faite éclater en mille pièces.» Et, quelques jours plus tard, le 26 juin: «Les Chambres laisseront le pays, non plus comme l'année dernière, inquiet et à la veille d'une secousse violente, mais calme, en pleine prospérité et commençant à avoir foi dans son avenir.» Ce que les amis du ministère notaient avec le plus d'orgueil, c'est qu'il n'y avait plus de ces séditions, naguère encore presque permanentes. «Voici, s'écriait le Journal des Débats, une année passée sans désordres et sans émeutes!» Et M. Guizot se croyait fondé à dire, du haut de la tribune: «Les émeutes sont mortes, les clubs sont morts, la propagande révolutionnaire est morte; l'esprit révolutionnaire, cet esprit de guerre aveugle, qui semblait s'être emparé un moment de toute la nation, est mort[243].» M. Thiers n'était pas moins satisfait et il écrivait à à M. de Barante, le 22 octobre 1833: «Nous sommes unis, très-chaudement secondés par le Roi, admis par les Chambres, et nous attendons[244].»
Courbatu comme un malade au sortir d'un long accès de fièvre, le pays jouissait d'un repos qu'il n'avait pas connu depuis trois ans. Les Français, à d'autres époques, si vite impatients, si facilement ennuyés des gouvernements qui ne leur assurent que ce repos, en sentaient tant alors le besoin, qu'ils désiraient presque le silence et l'immobilité. Bien changés depuis la Restauration, ils semblaient plus las que curieux de la politique. M. de Rémusat écrivait à M. Guizot, après avoir parcouru plusieurs provinces: «On jouit réellement de la tranquillité et de la prospérité renaissantes. Pour le moment, il n'y a, je vous en réponds, nul souci à prendre de satisfaire les imaginations et de captiver les esprits. Le repos leur est une chose nouvelle qui leur suffit.» Le Journal des Débats ne craignait pas de constater publiquement cette fatigue de la politique: «Il est évident, disait-il, pour quiconque sait et veut observer, que notre fièvre politique commence à se calmer. Il y a un dégoût des longues discussions, un rassasiement de lois et de théories gouvernementales, que tout le monde éprouve plus ou moins. Je ne sais trop ce que l'on pourrait imaginer pour émouvoir et remuer le public, tant il paraît affermi dans son indifférence. Jamais session ne l'a trouvé plus calme et plus froid.» La feuille ministérielle reprochait même au cabinet de «fatiguer» l'esprit public, en déposant trop de projets. Et elle ajoutait: «L'opposition elle-même cache-t-elle sa lassitude? La violence n'est plus que dans quelques journaux. Là, j'en conviens, le feu sacré brûle encore; encore est-il facile de reconnaître, au mal que se donne la presse pour être violente, à la surabondance des épithètes injurieuses, que la violence est dans les mots et non dans le eœur. Cela ne coule plus de source, comme il y a un an[245].»Vers la même époque, M. de Barante constatait dans l'opinion «le dégoût de toute discussion, le besoin de repos, la répugnance pour tout ce qui est vif et bruyant»; puis il ajoutait: «La Chambre s'ennuie de l'opposition et d'elle-même aussi[246].»
Le pays entrait-il donc définitivement en possession de ce repos tant désiré? Les émeutes étaient-elles aussi «mortes» que le proclamaient M. Guizot ou le Journal des Débats? Hélas! l'événement devait bientôt donner un démenti à cette trop prompte satisfaction. Au moment même où la session de 1833 se termine dans ces illusions, l'agitation révolutionnaire recommence, à l'occasion des préparatifs des fêtes de Juillet; les émeutes paraissent imminentes; le gouvernement et les Chambres vont être contraints de nouveau de se vouer principalement à la lutte contre le désordre, lutte plus violente que jamais et qui les absorbera encore pendant trois années.
CHAPITRE X
LES INSURRECTIONS D'AVRIL
(Juin 1833—juin 1834)
I. La Société des Droits de l'homme. Elle entretient et excite les passions révolutionnaires. Préparatifs d'émeute en vue des fêtes de Juillet. La question des «forts détachés». L'émeute avorte.—II. Agitation socialiste. Déclaration par laquelle la Société des Droits de l'homme se met sous le patronage de Robespierre. Effet produit. Attitude des républicains modérés, particulièrement de Carrel. Ce dernier est sans autorité et jalousé dans son parti. Ses déboires et sa tristesse.—III. Efforts du gouvernement pour réprimer le désordre. Faiblesses du jury. L'affaire des crieurs publics met en lumière l'insuffisance de la législation. Les conservateurs comprennent la nécessité de lois nouvelles.—IV. Session de 1834. Loi sur les crieurs publics. Loi sur les associations. Cette dernière est une loi de défiance et de déception. À qui la faute?—V. Irritation des sociétés révolutionnaires. Appel à l'insurrection. Embarras des chefs. La situation à Lyon. Bataille dans les rues de cette ville, du 9 au 13 avril. Défaite des insurgés. Émotion produite par les nouvelles de Lyon. L'émeute éclate à Paris et est promptement vaincue. Autres tentatives d'insurrection en province.—VI. Lois pour augmenter l'effectif de l'armée et pour interdire la détention des armes de guerre. Découragement des républicains. Mort de La Fayette. Élections de juin 1834, marquant la défaite du parti révolutionnaire. Grand élan de prospérité matérielle.
I
À la fin de 1832 et dans la première moitié de 1833, à l'époque même où les ministres du 11 octobre se félicitaient de n'avoir plus d'émeutes, certains symptômes révélaient cependant qu'au fond le mal révolutionnaire persistait. Pour s'être un moment enfoncé sous terre, le torrent n'avait pas cessé de couler. L'armée du désordre, désorganisée à la suite de sa défaite des 5 et 6 juin 1832, n'avait pas tardé à se reconstituer. Avant la fin de l'année, s'était fondée une nouvelle société secrète qui devait acquérir une certaine célébrité dans notre histoire insurrectionnelle, la Société des Droits de l'homme. Parmi les membres du comité directeur, on remarquait MM. Audry de Puyraveau et Voyer d'Argenson, députés; de Kersausie, Godefroy Gavaignac, Trélat, Guinard, etc. Chaque section prenait un nom différent: Robespierre, Marat, Babeuf, Louvel, le Vingt et un Janvier, l'Abolition de la propriété mal acquise, la Guerre aux châteaux, etc. Des ordres du jour imprimés étaient distribués et lus aux affiliés. Le développement de la société fut rapide; elle compta bientôt, dans Paris, plus de quatre mille membres. En outre, elle se vantait d'être «une société mère de plus de trois cents associations qui se ralliaient, sur tous les points de la France, aux mêmes principes et à la même direction».
Toute cette grande machine avait pour but et pour effet d'entretenir et d'exciter les passions subversives. On s'en aperçut d'abord à la violence croissante de la presse. Plus que jamais celle-ci, suivant l'expression de Lamartine, «suait l'insurrection et l'anarchie»; plus que jamais aussi, elle s'attaquait directement à la personne du Roi, à sa famille[247]. On cherchait toutes les occasions d'arborer avec éclat le drapeau de la révolte, et, suivant un usage établi depuis 1830, chaque procès politique ne semblait être qu'un théâtre ouvert, une tribune offerte à l'effronterie révolutionnaire. Bergeron, poursuivi comme auteur présumé du coup de pistolet tiré contre le Roi, sur le pont Royal, et acquitté faute de preuves, se vantait, devant les juges, d'avoir tué plusieurs soldats dans les journées des 5 et 6 juin. S'il voulait bien se défendre d'avoir tiré sur le Roi, ce n'était pas sans ajouter aussitôt: «Nous ne regardons pas le Roi comme un ennemi assez puissant pour le massacrer»; et au magistrat, lui demandant «s'il avait dit que le Roi méritait d'être fusillé», il répondait: «Je ne me rappelle pas l'avoir dit, mais je le pense.» Tous les écrivains républicains, y compris Carrel, célébraient Bergeron comme un héros. En avril 1833, la Chambre des députés, grossièrement outragée dans un article de la Tribune, crut devoir, sur la proposition de M. Viennet, citer le gérant de ce journal à sa barre. MM. Cavaignac et Marrast, principaux rédacteurs du journal, saisirent avec empressement cette occasion, non de se défendre, mais d'étaler arrogamment leurs sophismes, leurs accusations et leurs menaces, à la face de la Chambre condamnée au silence par son rôle de juge, et du pays rendu attentif par la solennité inaccoutumée d'une telle audience. C'était, après cela, pour l'ordre public, une maigre compensation que la condamnation du gérant à trois ans de prison et à dix mille francs d'amende.
La Société des Droits de l'homme ne négligeait aucun moyen de tenir les passions révolutionnaires en haleine. Un de ses apologistes a dit d'elle, à ce propos: «Entretenir l'élan imprimé au peuple, en 1830, préparer les moyens d'attaque en élaborant les idées nouvelles, souffler sans cesse aux âmes atteintes de langueur la colère, le courage, l'espérance, tel était son but, et elle y avait marché la tête haute, avec une énergie, avec un vouloir extraordinaires. Souscriptions en faveur des prisonniers politiques ou des journaux condamnés, prédications populaires, voyages, correspondances, tout était mis en œuvre. De sorte que la révolte avait, au milieu même de l'État, son gouvernement, son administration, ses divisions géographiques, son armée[248].»
À ce régime d'excitations, le parti révolutionnaire ne devait pas longtemps se contenter des violences de plume et de parole. Les meneurs ne se cachaient pas, du reste, pour proclamer qu'on n'en avait pas fini avec les émeutes, et l'un de leurs principaux soucis était de mettre en garde leurs partisans contre l'impression décourageante qu'avait pu laisser le souvenir des 5 et 6 juin 1832. Aussi, quand approcha le premier anniversaire de ces journées, lancèrent-ils un ordre du jour où l'on lisait: «Citoyens, l'anniversaire des 5 et 6 juin ne nous demande pas de vaines douleurs; les cyprès de la liberté veulent être arrosés avec du sang, non pas avec des larmes... Combien de fois n'a-t-on pas annoncé que le génie révolutionnaire était écrasé! et pourtant toujours, toujours, nous l'avons vu se relever, plus fort et plus terrible. Pour un frère qu'on nous tue, il nous en vient dix, et le pavé de nos rues, imbibé de carnage, fume, au soleil d'été, l'insurrection et la mort!... Il y a un an, la république a été vaincue; aujourd'hui elle est plus puissante qu'avant le combat, car elle a acquis la force d'unité et de discipline qui lui manquait... Bientôt, le bras du souverain s'appesantira terrible sur le front de nos ennemis; alors, qu'ils n'espèrent ni grâce ni pardon! Quand le peuple frappe, il n'est ni timide ni généreux, parce qu'il frappe, non pas dans son intérêt, mais dans celui de l'éternelle morale, et qu'il sait bien que personne n'a le droit de faire grâce en son nom.»
Mais quel prétexte trouver pour cette émeute, si ouvertement désirée et préparée? Vers la fin de la session de 1833, un incident de la discussion du budget avait provoqué une assez vive agitation. Il s'agissait de ce qu'on appelait alors la question des «forts détachés». Le gouvernement de 1830 s'était préoccupé, dès le premier jour, de fortifier Paris. Un projet d'ensemble, déposé en 1832, avait reçu de la commission nommée par la Chambre un accueil favorable. En attendant qu'il pût être discuté, le ministère avait inscrit au budget un crédit de deux millions, pour continuer certains travaux déjà commencés dans le périmètre de Paris. Dans ce zèle à élever des forts autour de la capitale, l'opposition de toute nuance découvrit les desseins les plus «liberticides». Le général Demarçay dénonça, à la tribune, ces «Bastilles dirigées, au moins pour moitié, contre la population de Paris». Le patriote Carrel démontra à satiété, dans des articles qu'on ne peut relire aujourd'hui sans écœurement, que ces fortifications n'avaient d'autre raison d'être que l'arrière-pensée de bombarder Paris, et Arago vint, au nom de la science, exposer dans une lettre répandue à profusion, que les canons des forts pourraient envoyer des boulets jusque dans la Cité. L'événement a permis, depuis lors, d'apprécier la clairvoyance des craintes témoignées par l'opposition, puisque les fortifications, une fois construites, n'ont jamais servi aux gouvernements contre l'émeute parisienne, mais ont au contraire servi, en 1871, à l'émeute contre le gouvernement. Quoi qu'il en soit, l'argument fit grand effet, en 1833; non-seulement le crédit fut rejeté à la Chambre, mais on parvint à éveiller dans une bonne partie de la bourgeoisie parisienne une aversion mêlée de terreur à l'endroit des «forts détachés». L'émotion devint plus vive encore quand, après la clôture de la session, les journaux de gauche annoncèrent que le gouvernement, malgré le vote de la Chambre, venait d'adjuger certains travaux de fortifications: il ne s'agissait en réalité que d'employer des crédits antérieurement votés; mais on n'y regarda pas de si près; on feignit de voir là le dessein, poursuivi quand même, d'«embastiller» Paris.
Ce mécontentement parut une bonne fortune aux meneurs des sociétés secrètes. On approchait précisément alors des fêtes de Juillet. Le gouvernement croyait devoir célébrer, par des réjouissances officielles, l'anniversaire des trois journées qui avaient vu le renversement de la vieille dynastie: fête étrange et non sans péril pour une monarchie, que ce mémorial des barricades[249]. Aussi, chaque année, l'approche de cette solennité était-elle marquée par une recrudescence d'agitation révolutionnaire, par des menaces de troubles: époque de transes pour le gouvernement[250]. Il était d'usage qu'en cette circonstance le Roi passât une grande revue de la garde nationale. Les meneurs incitèrent sous main les soldats citoyens à profiter de cette revue pour protester, avec éclat et à la face du souverain, contre les «forts détachés»; ils se disaient qu'il ne serait pas très-difficile de faire tourner en insurrection une manifestation hostile, faite par un corps armé: pour y aider, le mot d'ordre était donné aux républicains de se faire incorporer dans la garde nationale. En même temps, on distribuait des écrits qui cherchaient à allumer les convoitises des prolétaires, en leur offrant les richesses des bourgeois, et à ruiner la discipline dans l'armée, en promettant aux soldats les grades de leurs officiers.
Parmi les hommes importants du parti républicain, plusieurs n'approuvaient pas l'idée d'une prise d'armes. Carrel était du nombre, et avec lui quelques-uns même des membres du comité directeur des Droits de l'homme. Les violents passèrent outre: toutes les instructions furent données, en vue d'un combat prévu à date fixe. Un ordre du jour du 24 juillet annonça que la Société des Droits de l'homme serait en permanence, pendant les trois jours. Du reste, les républicains hostiles à l'émeute n'étaient pas les moins ardents à seconder sa tactique. Carrel, par exemple, poussait plus énergiquement que personne la garde nationale à «manifester» pendant la revue. Ce fut même, pour cet écrivain, une occasion de produire, au sujet du rôle de la garde nationale, une théorie qui montrait bien le péril et l'absurdité de cette institution. À l'entendre, Paris, «métropole du principe révolutionnaire», a le droit d'empêcher les Chambres de prendre certaines mesures opposées à ce principe, par exemple de «relever des Bastilles». Or la garde nationale représente Paris. «Elle n'est point un corps soldé et voué à l'obéissance passive; c'est la cité politique sous les armes»: sorte «d'arbitre» appelé à prononcer «entre les partis et le gouvernement», et «se prononçant par voie de fait ou par voie d'acclamation, soit lorsqu'un désordre petit ou grand éclate, soit lorsqu'une occasion solennelle met en présence la population et le gouvernement... C'est la souveraineté sous les armes, la souveraineté du Champ de Mars de nos ancêtres[251].»
Le gouvernement ne se sentait pas encore assez d'autorité propre et de confiance en soi-même, pour ne pas s'inquiéter des desseins suggérés ou prêtés à la garde nationale, et se crut obligé, pour désarmer les mécontents, de publier, dans le Moniteur, une note annonçant la suspension de tous les travaux de fortification. En même temps, par une inspiration plus vigoureuse, la police, qui était au courant de tout ce qui se tramait dans les sociétés secrètes, se saisit préventivement de quelques-uns des meneurs. Cette double mesure, l'acte d'énergie et la concession, dérangèrent complétement le plan des conjurés. La garde nationale, ayant reçu satisfaction, ne se prêta plus à faire, lors de la revue du 28 juillet, aucune manifestation hostile. Les affiliés des sociétés secrètes, déconcertés par la disparition de leurs chefs les plus résolus, n'osèrent bouger. En outre, pour distraire l'opinion, le gouvernement avait préparé une sorte de coup de théâtre: au moment où le cortége royal passa sur la place Vendôme, un voile, qui enveloppait le sommet de la colonne, tomba tout à coup; la statue de Napoléon Ier reparut sur le piédestal d'où elle avait été descendue en 1815, et Louis-Philippe donna lui-même le signal des acclamations, en criant: Vive l'Empereur[252]! Dès lors, la foule ne pensa plus aux «forts détachés», et cette journée, qui avait excité d'avance tant d'alarmes, se passa sans trouble. Les chefs des Droits de l'homme furent réduits, pour couvrir leur fiasco, à distribuer un ordre du jour où ils disaient n'avoir eu d'autre dessein que d'éprouver la discipline de leurs adhérents; «nous voulions, ajoutaient-ils, savoir si le Juste Milieu aurait l'audace de nous braver; il ne l'a pas osé, le lâche!» Ils engageaient les sections à se disperser, leur promettant de «frapper», lorsque «l'occasion favorable se présenterait». Puis, pour faire diversion, les journaux démagogiques tonnèrent contre les arrestations préventives, opérées par la police. À la suite de ces événements, vingt-sept individus furent déférés à la cour d'assises, pour complot contre la sûreté de l'État. Les scènes les plus violentes marquèrent le procès. L'un des témoins, membre du comité directeur des Droits de l'homme, Vignerte, interrompit l'avocat général, en lui criant: «Tu en as menti, misérable!» Comme le président l'interpellait à ce propos, il renouvela son injure et ajouta: «Je ne veux pas être défendu... Vous n'êtes qu'un tas de valets; vous êtes les salariés d'un roi usurpateur des droits du peuple.» La cour dut condamner, sur l'heure, ce forcené à trois ans de prison. Les avocats, MM. Michel de Bourges, Pinard et Dupont, outragèrent tellement les magistrats du parquet que la cour leur infligea des suspensions variant d'un an à six mois. Quant aux accusés eux-mêmes, le jury les acquitta tous.
II
Ayant échoué dans son appel aux bourgeois de la garde nationale, la Société des Droits de l'homme ne se découragea pas; seulement ce lui fut une raison de se tourner davantage du côté des masses populaires. Dans tous les grands centres industriels, elle se mit en rapport avec les confréries et associations ouvrières, jusqu'alors étrangères à la politique, tâcha d'y faire pénétrer ses idées, ses passions, et d'y recruter des soldats pour la bataille révolutionnaire. Le socialisme n'avait pas alors la précision doctrinale que devaient lui donner bientôt Louis Blanc, Proudhon et d'autres; mais les aspirations et surtout les convoitises ou les haines socialistes dominaient de plus en plus dans les manifestes de l'association. Celle-ci déclarait vouloir avant tout la refonte de la société, pour arriver à une répartition plus équitable de la propriété, à l'égalité du bien-être[253]. Les grèves furent ouvertement provoquées: une commission spéciale, dite de Propagande, se fonda, parmi les meneurs des Droits de l'homme, pour organiser ce nouveau moyen de perturbation. Sous son impulsion, de nombreuses grèves, souvent accompagnées de violences et de troubles, éclatèrent, vers la fin de 1833, à Paris, à Lyon, à Anzin, à Caen, au Mans, à Limoges. Mais le gouvernement était sur ses gardes; il réprima les désordres, poursuivit les fauteurs de coalitions, et se décida même, pour couper le mal par la racine, à faire arrêter les membres du comité de Propagande; du coup, les grèves cessèrent. Les principaux meneurs furent condamnés à cinq ans, deux ans et un an de prison.
Jusqu'alors la Société des Droits de l'homme n'avait imprimé et distribué ses appels et ses ordres du jour que d'une façon plus ou moins clandestine. Son audace croissant chaque jour, elle résolut, à la fin de 1833, de se montrer à visage découvert et de parler haut. Elle adressa donc à tous les journaux de gauche, à toutes les associations, aux réfugiés étrangers, une solennelle déclaration de principes, délibérée par le comité dont on ne craignit pas de publier les noms, et signée, pour ce comité, par le président Cavaignac et le secrétaire Berryer-Fontaine[254]. Bien que la publicité même de ce document eût obligé ses rédacteurs à modérer leur langage et à voiler leurs doctrines, plus qu'ils ne le faisaient dans les morceaux réservés aux affiliés, son double caractère jacobin et socialiste apparut tout d'abord. D'une part, nulle préoccupation de la liberté des individus et des droits des minorités; toute-puissance politique, morale, éducatrice, économique, de l'État qui n'est autre chose que le parti en possession du pouvoir. D'autre part, organisation du travail; l'État commanditant le prolétaire, assurant sa subsistance aux dépens de ceux qui ont le superflu, détruisant toute industrie préjudiciable au pauvre; limitation du droit de propriété à une certaine portion garantie par la loi; progression et non plus proportion de l'impôt. Du reste, pour que personne ne se fît illusion sur l'esprit qui l'animait, la Société proclama qu'elle «adoptait, comme expression de ses principes, la Déclaration présentée à la Convention nationale par le représentant du peuple Robespierre», et elle joignit le texte de ce document à son manifeste. Le retentissement fut considérable. Pendant que, de tous les fonds violents, venaient des adhésions passionnées, les doctrines affichées et surtout le nom de Robespierre produisaient, dans la bourgeoisie, un grand effet de scandale et d'effroi[255].
L'origine et l'éclat de ce manifeste ne permettaient pas de n'y voir que l'extravagance de quelques enfants perdus. Il engageait vraiment le parti républicain. Ce n'est pas qu'il n'y eût, dans ce parti, des hommes importants qui blâmaient au fond cette démarche. La Fayette, plus porté à se réclamer de 1789 et de l'Amérique que de la Terreur, se plaignait tout bas de ces «singeries de 93», de ces «utopies d'arbitraire», et écrivait à un de ses amis: «Associé des Washington, Franklin et Jefferson, je ne suis pas tenté, au bout de près de soixante ans, de changer de paroisse pour le patronage de Robespierre, Saint-Just et Marat[256].» Carrel, qui se disait alors «républicain conservateur[257]», avait, lui aussi, rêvé d'une république «comme il faut», fondée, à la façon des États-Unis, sur la liberté et le droit commun. Aussi gémissait-il avec amertume, dans une lettre intime, sur ces «prétendus patriotes des Droits de l'homme», sur leurs «misères», leurs «turpitudes» et leurs «fureurs[258]». Béranger écrivait, de son côté, à un de ses amis, en parlant de G. Cavaignac et de ses partisans: «Nos jeunes gens sont aussi des hommes rétrogrades. Comme les romantiques, ils veulent tout remettre à neuf et ne font que de la vieillerie. Ils s'en tiennent à 93 qui les tuera[259].» Seulement, soit par timidité et pour ne pas se brouiller avec des gens dont on avait peur[260], soit par calcul et pour ne pas décourager des passions où l'on voyait après tout la force principale du parti, soit par une sorte de point d'honneur et pour ne pas fournir des armes aux adversaires, ces républicains modérés ne laissaient rien voir au public de leur désapprobation. «La presse ne peut pas tout dire, écrivait Carrel dans la lettre déjà citée plus haut; nous sommes forcés de cacher les misères de gens qui s'appellent républicains comme nous, et avec lesquels nous sommes, bon gré, mal gré, en solidarité... Se plaindre et jeter des hauts cris, c'est exciter les ricanements du juste milieu qui vous dit: Nous l'avions bien prévu.» Carrel croyait même «chevaleresque» de couvrir les violents qui avaient agi contrairement à son sentiment: pour le faire, il prenait, contre la monarchie et contre le Roi, l'offensive des outrages, écrasait d'invectives ou de sarcasmes ceux qui disaient, des évocations de Robespierre, ce qu'il en pensait au fond lui-même, et essayait une semi-apologie, fort embarrassée, de ces hommes et de ces idées de 93 qu'il eût désiré si fort voir répudier.
Parmi les associations auxquelles la Société des Droits de l'homme avait envoyé son manifeste, en leur demandant une adhésion, était la Société pour la défense de la liberté de la presse dont faisaient partie La Fayette, Carrel et autres républicains de même nuance. Carrel fut chargé de faire au comité de cette société un rapport sur le manifeste. Dans ce travail fort étendu, il laisse voir sa répugnance contre la dictature jacobine, son déplaisir de l'entrée en scène du socialisme; mais que d'embarras, de timidités, de précautions, de détours, et aussi de concessions! S'il n'acclame pas Robespierre, il comprend cependant et excuse ceux qui l'ont invoqué; s'il se distingue des jacobins terroristes, c'est en les traitant comme des coreligionnaires dont une nuance seule les sépare; s'il réfute avec force certains sophismes, tels que celui de l'impôt progressif, c'est en faisant d'autres concessions, notamment sur le principe de la propriété, ou en avouant une incertitude de pensée[261] qui faisaient la part belle au socialisme. Encore ce rapport était-il tenu secret, pour ménager la Société des Droits de l'homme[262]; le public ne connaissait alors, de Carrel, que les articles dans lesquels il défendait ou, tout au moins, expliquait la déclaration robespierriste contre les «déclamations monarchiques[263]».
Était-ce par de tels procédés qu'un écrivain politique pouvait se flatter de diriger le parti républicain? Celui-ci, sans doute, était bien aise de pouvoir montrer à sa tête Armand Carrel, avec le prestige de son talent, de son caractère et de son intrépidité, avec ce je ne sais quoi de chevaleresque qui manquait aux autres meneurs, avec cette figure d'homme d'action qui le faisait apparaître à beaucoup d'imaginations comme une sorte de Bonaparte républicain. Le nom paraissait une enseigne bonne à prendre le bourgeois. Mais d'autorité réelle sur le parti, d'influence sur ses doctrines ou sa conduite, l'écrivain du National n'en exerçait aucune. «Cette démocratie à laquelle il avait fait tant de sacrifices, a écrit un de ses admirateurs[264], n'a jamais vu en lui qu'un instrument et presque une dupe. Ses théories américaines furent peu goûtées et encore moins comprises, au sein d'un parti où le Contrat social était considéré comme le code de la liberté.»
Non-seulement Carrel n'était pas obéi, mais parfois il était attaqué, dénoncé, soit secrètement dans quelque ordre du jour des sociétés révolutionnaires, soit publiquement par la Tribune. Celle-ci le prenait à parti sur la décentralisation et sur l'Amérique, ou éveillait les jalousies naturelles des démocrates en l'accusant de «prendre des allures de grand seigneur». Carrel prêtait à ce reproche par sa roideur un peu dédaigneuse; il n'avait pas la physionomie habituelle du tribun populaire: dans sa personne comme dans son talent, rien de grossier ni en surface; tout était fin et profond; ses goûts d'élégance, sa politesse faisaient contraste avec le type vulgaire du «bouzingot» d'alors. C'était peut-être ce qu'on lui pardonnait le moins. Les jacobins lui en voulaient de ses éperons, de sa cravache et de son cabriolet, presque plus encore que de son libéralisme américain[265].
Aussi, bien qu'entraîné par les violents et solidaire d'eux, Carrel devait se sentir chaque jour plus seul. «Vous vous élevez bien haut, Monsieur, lui écrivait alors M. de Chateaubriand; vous commencez à vous isoler, comme tous les hommes faits pour une grande renommée. Peu à peu la foule, qui ne peut les suivre, les abandonne, et on les voit d'autant mieux qu'ils sont à part.» Il est douteux que cette rhétorique suffit à consoler Carrel. À cet homme qui était venu aux républicains avec l'espoir de les commander, qui se croyait fait pour l'action et le pouvoir, et qui le montrait dans son langage et jusque dans sa tenue, il devait être dur de se sentir impuissant, de ne pas posséder plus d'autorité réelle que ce La Fayette dont il avait sans doute, à part lui, raillé plus d'une fois la nullité vaniteuse. À cet homme d'une fierté si farouche, d'une indépendance si susceptible, qui se piquait de «ne recevoir de mot d'ordre d'aucune autorité[266]» et de «ne pas aimer à marcher en troupeau[267]», tellement rebelle à toute supériorité qu'il avait trouvé insupportable la hiérarchie d'une société monarchique, il devait être dur de subir, dans son parti, la prédominance de meneurs vulgaires et d'être réduit à couvrir après coup ce que ceux-ci faisaient malgré lui.
De là, chez Carrel, une tristesse et une amertume croissantes. Il se voyait dans une impasse. «Nous sommes, comme tous les partis, écrivait-il alors à son ami, M. Petétin, poussés par notre fatalité. Nous avons une monarchie à renverser; nous la renverserons, et puis il faudra lutter contre d'autres ennemis. J'ai pensé longtemps qu'en se séparant nettement des furieux, on amènerait à soi les honnêtes gens du Juste Milieu; mais ces honnêtes gens nous en veulent... Plus nous allons, plus les difficultés de la tâche s'accroissent[268].» Peut-être en venait-il à regretter de s'être fait républicain. La Fayette écrivait, le 30 mai 1833, qu'il avait trouvé Carrel très-troublé de ce que devenait le républicanisme, et il ajoutait: «Je crois que, s'il en était à recommencer, il s'en tiendrait à la doctrine du droit commun et de la souveraineté du peuple, sans faire de la première magistrature une question égale à celle des droits naturels et sociaux[269].» Seulement, si l'écrivain du National avait des doutes, il se croyait tenu à les cacher, et l'un de ses amis a résumé ainsi le rôle pénible auquel était alors condamné ce chef apparent du parti républicain: «Résister à ses propres lumières, ne pas fléchir, ne pas laisser voir ses doutes, ne pas délaisser les principes arborés dans certaines crises, même si ces principes n'ont été, au commencement, que des impressions ou des espérances téméraires que l'impatience a converties en doctrines de gouvernement; ne pas manquer aux âmes simples qu'on y a engagées et qui y persévèrent et s'exaltent; étouffer son bon sens de ses propres mains, et, au besoin, appeler froidement, sur sa vie ou sur sa liberté, des périls inutiles et prématurés, pour ne pas faire douter de soi[270].» Douloureux supplice, châtiment redoutable! Et ce n'est qu'un début: le mal s'aggravera encore pendant les deux dernières années de la vie de Carrel.
III
Les violents, les aveugles, les aventuriers, les rêveurs de coups de force dominaient donc, de plus en plus, dans le parti républicain. Un tel symptôme, s'ajoutant aux tentatives de désordres qui s'étaient produites dans la seconde moitié de 1833, ne permettait plus guère la satisfaction et l'illusion un peu orgueilleuses auxquelles nous avions vu naguère le ministère s'abandonner. Impossible de proclamer encore, comme l'avait fait M. Guizot, en février 1833, que «l'esprit révolutionnaire était mort». Vainement le gouvernement avait-il réussi à prévenir les émeutes de juillet, à réprimer les coalitions de l'automne, il sentait bien que ces victoires temporaires et toutes matérielles laissaient subsister le principe même du désordre. Le Journal des Débats, si optimiste quelques mois auparavant, publiait, le 14 décembre 1833, ces réflexions dont la vérité n'est pas aujourd'hui affaiblie: «L'ordre véritable est-il complétement rétabli? Non certes, il s'en faut encore de beaucoup, et nous ne cesserons de le répéter, au risque de troubler la quiétude de ces gens qui ne connaissent d'autre désordre que le désordre brutal. Faut-il absolument, pour qu'il y ait du désordre, que l'on en soit aux coups de fusil? Le désordre moral n'est-il pas l'infaillible précurseur du désordre matériel? Pour qui l'entend bien, le désordre matériel est moins effrayant que le désordre moral. L'ordre peut en sortir par un effort vigoureux de la société. Le désordre matériel frappe les yeux des plus insouciants, alarme tous les intérêts, rallie toutes les forces conservatrices de la société. Il donne un élan général. On se réveille, on s'anime l'un l'autre, on oppose la violence à la violence. Le désordre moral gagne lentement et infecte toute la société; il va toujours s'étendant; il pervertit jusqu'à ceux qui le repousseraient avec horreur, sous les formes brutales du désordre matériel... Il y a des gens, je le sais, qui ne croient point à ces effets du désordre moral. La face extérieure de la société est tranquille, cela leur suffit; ils se trompent... La tour paraît entière et inébranlable aux yeux, mais la mine avance sourdement. Quel remède? Au désordre moral, il faut opposer l'ordre moral.» Cette intelligence et ce souci de 1' «ordre moral» étaient choses nouvelles. Périer n'y avait guère songé. C'était la marque propre des doctrinaires, et par là apparaissait leur prétention non-seulement de continuer, mais de compléter le «système du 13 mars».
Comment avoir raison de ce désordre moral? Contre la presse, le gouvernement avait essayé de se défendre par des poursuites. Mais le jury n'était pas devenu plus ferme, et les procès, occasions de nouveaux scandales, n'aboutissaient trop souvent qu'à des acquittements. Le résultat en était ainsi plus nuisible qu'utile. En janvier 1834, un député obscur de la gauche, connu pour être fils naturel de M. Dupont de l'Eure, M. Dulong, injuriait à la Chambre, le général Bugeaud: de là, un duel et la mort du malheureux Dulong, frappé d'une balle au front. Aussitôt, cri de rage dans la presse de gauche, qui présenta ce duel comme un guet-apens organisé par le Roi lui-même. Carrel n'était pas le moins ardent à appuyer cette odieuse et absurde insinuation. La Caricature publia un dessin intitulé la Main invisible; c'était la scène du duel: derrière le général Bugeaud, on entrevoyait le profil de Louis-Philippe qui le poussait et le dirigeait, et, à côté, un poteau indicateur, avec ces mots: Route royale. L'outrage et la calomnie étaient manifestes: la Caricature, poursuivie de ce chef, fut acquittée. Combien pourrait-on noter d'autres verdicts non moins injustifiables[271]!
Le jury ne réprimait pas mieux les sociétés révolutionnaires. Ne l'avait-on pas vu, dans l'affaire des Amis du peuple, constater le délit d'association non autorisée, la violation de l'article 291 du Code pénal, et ensuite déclarer les accusés «non coupables[272]»? Même, quand il se décidait à frapper, ce qu'il fit, une fois, pour certains membres des Droits de l'homme[273], et quand, en conséquence, la Cour prononçait la dissolution de la société, la sentence n'avait guère d'effet pratique; les affiliés échappaient à une nouvelle répression, en feignant de se fractionner par sections de moins de vingt et un membres, et, en somme, l'association n'en continuait pas moins à se développer avec une audace croissante.
L'affaire des crieurs publics, à la fin de 1833, fut une de celles où le gouvernement sentit davantage son impuissance et se vit le plus insolemment bravé. Ces crieurs, sortis de la lie de la population, remplissaient alors les rues les plus fréquentées, colportant, avec des exclamations assourdissantes, d'ignobles libelles dont le titre seul était souvent un outrage aux lois ou aux bonnes mœurs. Cette sorte d'orgie prit de telles proportions qu'on put se vanter d'avoir distribué ainsi, en trois mois, six millions d'imprimés démagogiques. Les colporteurs étaient presque tous enrégimentés dans la Société des Droits de l'homme et revêtus même d'une sorte d'uniforme. Ils remplissaient l'office de courtiers des sociétés révolutionnaires, d'agents de troubles, faisant parvenir à la rue tous les mots d'ordre et toutes les excitations. M. Louis Blanc lui-même les a appelés «les hérauts d'armes de l'émeute, les moniteurs ambulants de l'insurrection».
Le préfet de police, M. Gisquet, ému d'un tel désordre, se crut le droit d'empêcher, sur la voie publique, la vente des écrits qu'il n'avait pas autorisés. Mais le tribunal, saisi de la question, lui donna tort; il déclara que la loi obligeait le crieur à faire seulement une déclaration et un dépôt préalables, non à demander une autorisation. Ce n'était encore qu'un jugement de première instance, frappé d'appel, et la police, en cela plus ardente que prudente, crut pouvoir, en attendant la décision de la Cour, persister dans son interprétation, continuer ses saisies et ses arrestations. Aussitôt, les meneurs virent là l'occasion d'une «journée». Le coup fut monté non sans quelque habileté. Pendant que, de toutes parts, les journaux faisaient rage contre l'arbitraire de la police, un écrivain républicain, de caractère résolu, M. Rodde, annonça que, le dimanche 13 octobre 1834, il vendrait en personne, sur la place de la Bourse, les imprimés interdits: «Je résisterai, disait-il, à toute tentative de saisie et d'arrestation arbitraires; je repousserai la violence par la violence; j'appelle à mon aide tous les citoyens qui croient encore que force doit rester à la loi. Qu'on y prenne garde... J'ai le droit d'en appeler à l'insurrection; dans ce cas, elle sera, ou jamais, le plus saint des devoirs.» En même temps, les Droits de l'homme convoquaient tout leur personnel pour soutenir le «crieur» volontaire. Le défi était embarrassant pour l'administration, non soutenue, sur la question de droit, par la justice. Aussi saisit-elle le prétexte d'un arrêt rendu, le 11 octobre, par la Cour royale, et confirmant le jugement de première instance, pour annoncer, dans le Moniteur, que, jusqu'à la décision de la Cour de cassation, il ne serait fait aucune poursuite nouvelle contre les crieurs publics. M. Rodde ne renonça pas pour cela à sa mise en scène. Au jour fixé, il parut vêtu en crieur, distribua ses imprimés, entouré d'une foule considérable: la police le regarda faire sans intervenir. Le lendemain, le parti révolutionnaire, enorgueilli d'avoir fait reculer l'autorité, célébrait arrogamment son succès. «Déjà, écrivait l'un des meneurs, les résultats féconds de cette victoire de la république se font sentir. Dans toutes les rues de Paris, on voit des légions de crieurs et de vendeurs d'écrits républicains. Hier, j'en ai vu une vingtaine, aux Tuileries, qui vendaient, sous les fenêtres du Roi-citoyen, la Déclaration des droits de l'homme (celle de Robespierre). Tous ceux qui ont vu ce qui s'est passé et qui voient ce qui se passe aujourd'hui, sont remplis d'espoir. Ils contemplent avec ravissement la chute prochaine des tyrans et l'avénement prochain de la république.»
Ainsi apparaissait partout l'insuffisance des moyens légaux par lesquels le gouvernement essayait de se défendre. Dès lors, une question se posait: Ne fallait-il pas des lois nouvelles pour limiter cette liberté que les passions démagogiques faisaient dégénérer en licence? Périer s'était fait un point d'honneur de ne rien demander de ce genre, sauf une loi secondaire sur les rassemblements. Mais eût-il pu lui-même persister longtemps dans cette abstention? Et d'ailleurs, si considérable qu'eût été son œuvre, n'avait-elle pas laissé subsister une grande part du mal révolutionnaire? Aussi beaucoup de conservateurs commençaient-ils à croire et à dire qu'il fallait passer par-dessus ce scrupule, et qu'après tout le premier devoir d'un gouvernement était de donner au pays la paix et la sécurité dont il avait besoin. M. Viennet s'était fait l'interprète, un peu compromettant et maladroit, de ces impressions, quand il avait laissé échapper à la tribune cette exclamation, aussitôt violemment attaquée et perfidement exploitée par la presse de gauche: «La légalité actuelle nous tue[274]!» C'est un sentiment analogue qu'exprimait, un peu plus tard, le Journal des Débats, quand il disait: «L'effet des 5 et 6 juin s'est épuisé, et nous avons vu recommencer d'abord l'anarchie morale..., ensuite et à peu de distance l'anarchie matérielle... On a vu que ce n'était pas tout d'avoir battu ses ennemis dans les rues; que, tant que les lois restaient faibles, impuissantes, inexécutées, la répression des désordres n'était qu'une affaire d'un moment, quelque chose de local et d'accidentel qui ne pouvait rien pour le repos de la société[275].» Plus le trouble s'aggravait, plus ces idées gagnaient dans le monde conservateur. «La situation s'est améliorée, écrivait, de Toulouse, M. de Rémusat à M. Guizot, précisément parce qu'elle est moins sereine. Vous savez que je ne crains rien tant qu'une sécurité exagérée... Nous avons toujours besoin d'un peu de danger pour être raisonnables.» Puis, après avoir parlé des coalitions d'ouvriers et des symptômes de «maladie sociale», il ajoutait: «Ces troubles ne peuvent que rallier et mettre sur ses gardes la classe moyenne. On est ici très-préoccupé de ces sortes d'événements; des gens, qui ne s'inquiétaient pas jusqu'à présent, commencent à s'inquiéter et à voir ce qui nous crève les yeux, à vous et à moi, depuis trois ans[276].» Le ministère s'aperçut de cette disposition nouvelle des esprits, et résolut d'en profiter. Las de combattre avec des armes qui se brisaient entre ses mains, il voulut saisir cette occasion d'en demander au législateur de plus solides et de plus efficaces: tel devait être, dans sa pensée, l'emploi de la session de 1834.
IV
La session de 1834 s'ouvrit le 23 décembre 1833. Amis ou adversaires de la monarchie s'attendaient à y voir livrer une bataille décisive entre le gouvernement et la faction révolutionnaire. Le ministère cependant n'abattit pas ses cartes tout d'un coup et n'annonça pas, dès le premier jour, les projets de loi qu'il avait l'intention de déposer. Évidemment, il était incertain des dispositions de la majorité, inquiet des premiers symptômes de tiers parti, et il voulait examiner le terrain avant de s'y engager. Aussi le discours du trône se contenta-t-il de quelques phrases vagues sur les «passions insensées» et les «manœuvres coupables» qui «s'efforçaient d'ébranler l'ordre social». Dans la discussion de l'Adresse, il n'y eut, sur ce sujet, que des escarmouches. Les ministres essayèrent bien d'obliger leurs adversaires à s'expliquer sur les menées républicaines, mais l'opposition se déroba à un débat gênant pour elle; toutefois, si peu qu'elle dît, ce fut assez pour manifester ses divisions. Pendant que La Fayette et Garnier-Pagès se proclamaient républicains, que MM. Voyer d'Argenson et Audry de Puyraveau avouaient, au mépris de leur serment, avoir signé le manifeste de la Société des Droits de l'homme, M. Odilon Barrot protestait de sa fidélité dynastique, sans vouloir pour cela se séparer des révolutionnaires, bien plus, en s'efforçant de les couvrir.
L'Adresse terminée, le ministère crut le moment venu de déposer le premier des projets qu'il avait préparés, celui sur les crieurs publics[277]. C'était une réponse directe et ferme aux scandales et aux défis dont la rue avait été le théâtre, une revanche de l'espèce de défaite que l'autorité y avait subie. D'après ce projet, les crieurs devaient obtenir une autorisation toujours révocable, et l'infraction à cette prescription était déférée non au jury, mais aux tribunaux correctionnels. La discussion fut vive. À entendre les orateurs de l'opposition, on eût dit que la liberté de la presse elle-même était en jeu, et qu'il était question de rétablir la censure. Mais la majorité ne se laissa pas ébranler, et le projet fut voté par 212 voix contre 122. C'était un coup sensible pour les sociétés secrètes, qui perdaient, avec les crieurs, leurs agents de propagande et de transmission. Aussi, grande colère et tentative de résistance. Les crieurs prétendirent vendre quand même. Des rixes éclatèrent, et une agitation telle que les meneurs se flattèrent un moment de pouvoir livrer bataille. Plus d'une circonstance les y encourageait. N'annonçait-on pas qu'à ce moment même les ouvriers étaient sur le point de se soulever à Lyon, à Saint-Étienne, à Marseille, et que Mazzini se disposait à envahir le Piémont, à la tête d'une armée révolutionnaire? Mais la population ne parut pas disposée à écouter l'appel des sociétés secrètes. À défaut d'une véritable insurrection, les troubles ne s'en prolongèrent pas moins, pendant plusieurs jours du 17 au 24 février. Le gouvernement ne se laissa pas intimider, et la police, justement irritée de ce que plusieurs des siens avaient été grièvement blessés, frappa sur les perturbateurs d'une main qui ne fut pas toujours légère. Force resta à la loi. Quant à l'opposition parlementaire, elle ne vit là qu'une occasion de déclamer contre la barbarie des sergents de ville.
La loi sur les crieurs n'était qu'un engagement d'avant-poste. Encouragé par ce premier succès, le gouvernement se décida à pousser plus avant et plus à fond son offensive contre le parti révolutionnaire. Le 24 février, à l'heure même où les troubles étaient le plus violents, le garde des sceaux saisit l'occasion d'une interpellation, pour annoncer qu'il déposerait, le lendemain, un projet sur les associations. Les dispositions en étaient rigoureuses, radicales. L'article 291 du Code pénal disposait qu'aucune association de plus de vingt personnes, quel que fût son objet, ne pouvait se former qu'avec l'agrément du gouvernement; mais les sociétés révolutionnaires avaient cherché et parfois réussi à échapper à cet article, en se subdivisant en sections de moins de vingt personnes: le projet portait que «les dispositions de l'article 291 seraient applicables aux associations de plus de vingt personnes, alors même que ces associations seraient partagées en sections d'un moindre nombre». Le texte ancien paraissait exiger, pour l'existence du délit, la périodicité des réunions: le projet supprimait cette condition. En cas d'infraction, l'article 292 n'avait fait peser de responsabilité que sur les «chefs» et n'avait stipulé qu'une légère amende: le projet élevait le chiffre de l'amende, y ajoutait la prison et étendait la peine à tous les associés; enfin, il déférait à la Cour des pairs les attentats commis par les associations contre la sûreté de l'État, et renvoyait aux tribunaux correctionnels les infractions à la loi des associations. Ces dernières mesures étaient visiblement inspirées par la méfiance trop fondée qu'inspirait alors le jury. N'avait-on pas entendu, peu auparavant, le procureur général près la Cour de Paris dénoncer, dans sa mercuriale, le scandale de certains acquittements, et n'avait-on pas vu, dans la discussion de l'Adresse, la majorité repousser un amendement qui louait «la sagesse et l'indépendance du jury»? Seulement, sur ce point, la Charte, qui avait stipulé «l'application du jury aux délits de la presse et aux délits politiques», ne permettait pas une réforme radicale: il fallait se borner à renvoyer aux tribunaux correctionnels tout ce qu'on pouvait soutenir n'être pas, à proprement parler, un «délit politique». Ainsi avait-on déjà fait dans la loi sur les crieurs; ainsi fera-t-on plus tard, dans les lois de septembre 1835.
Nul ne songeait à présenter la loi proposée comme une de ces lois qui résolvent d'une façon définitive et permanente les grands problèmes d'organisation politique. C'était une loi de circonstance pour faire face au péril du jour, une loi de combat contre une faction ennemie. Aussi, lisez l'exposé des motifs: vous n'y trouvez pas de considérations théoriques sur les droits de l'autorité et de la liberté en semblable matière, mais un réquisitoire contre les désordres et les attentats des associations révolutionnaires depuis 1830. Ce n'est pas au nom d'un principe qu'on veut les frapper, c'est au nom du salut public. Certes, le péril ne pouvait être nié. Un écrivain peu suspect, M. Louis Blanc, l'a avoué plus tard: «Sans la loi contre les associations, a-t-il écrit, non telle que l'entendait l'opposition dynastique, mais telle que le gouvernement la demandait, c'en était fait de la monarchie constitutionnelle: rien de plus certain.» Mais pourquoi ne s'être pas borné à frapper ces associations dangereuses? Pourquoi avoir englobé dans la même interdiction toutes les associations, même celles auxquelles ne pouvaient aucunement s'appliquer les motifs invoqués par le gouvernement? Au cours du débat, des amendements nombreux furent proposés pour reconnaître la liberté des associations notoirement inoffensives. On les repoussa, dans la crainte que les sociétés révolutionnaires ne se servissent de ces distinctions pour échapper à la répression. «Si on laisse aux associations, disait le Journal des Débats, un prétexte soit religieux, soit scientifique, soit littéraire, la lutte devient inutile; car elles se jetteront toutes dans l'exception que la loi consacrera, et, pour nous servir de l'énergique expression de M. Dupin, elles se précipiteront toutes par la porte qui restera ouverte[278].» Seulement ministres, membres de la commission, orateurs de la majorité, tous déclarèrent à l'envi que la loi était exclusivement dirigée contre les associations politiques et révolutionnaires, repoussant, comme une injure et une absurdité, l'idée qu'elle pourrait être appliquée aux associations littéraires, religieuses ou de bienfaisance. «La loi sera générale, disait encore le Journal des Débats, pour ne laisser aucun prétexte à la mauvaise foi; la loi ne discernera pas. Le gouvernement discernera! Sans doute, une loi qui ne discerne pas est une arme dangereuse dans la main d'un gouvernement absolu... Mais, contre l'abus du pouvoir que vous allez confier au gouvernement, contre son mauvais vouloir, contre sa sottise, n'avez-vous pas la tribune? n'avez-vous pas la presse?» Garantie bien insuffisante, comme on l'a vu plus tard, sinon sous la monarchie de Juillet, du moins sous les régimes qui ont suivi. L'Empire a appliqué la loi contre la Société de Saint-Vincent de Paul en même temps que contre les sociétés politiques. Depuis, on a vu mieux encore: pendant que cette loi est devenue lettre morte à l'égard des associations révolutionnaires contre lesquelles elle avait été faite, elle a été mise en œuvre contre les associations religieuses que le législateur de 1834 avait affirmé ne pas vouloir atteindre. Ce sont résultats auxquels il faut s'attendre, quand une fois on a mis l'arbitraire dans la législation.
S'il était nécessaire de laisser à la loi une portée générale et absolue, ne pouvait-on en limiter la durée? C'eût été la marquer de son vrai caractère. Néanmoins, tous les amendements dans ce sens furent également rejetés. On craignit de l'énerver, et surtout de la déconsidérer, en lui donnant la figure d'une de ces «lois d'exception» dont le titre seul était devenu si impopulaire et contre lesquelles les «libéraux» avaient tant crié sous la Restauration[279]. Singulier scrupule, à vrai dire, que celui qui faisait supprimer à jamais une liberté, pour échapper au reproche de la suspendre! L'un des ministres d'alors, M. Guizot, a reconnu plus tard que c'était une faute, et qu'il eût mieux valu donner franchement à la loi son caractère de loi d'exception, faite pour une durée limitée.
La discussion ne dura pas moins de deux semaines, approfondie et passionnée. Dans les deux camps, personne ne s'épargna. Du côté de l'opposition, on entendit MM. Odilon Barrot, Berryer, Garnier-Pagès, Mauguin, Dubois, Bignon, Bérenger, etc. En face d'eux, et leur faisant tête, sans reculer d'une semelle, les ministres: le duc de Broglie, MM. Barthe, d'Argout, et surtout MM. Guizot et Thiers dont les discours produisirent un immense effet; à côté des ministres, et ne craignant pas de se compromettre avec eux, des membres de la majorité, MM. de Rémusat, de Salvandy, Martin du Nord, Lamartine, Jouffroy, Jaubert, etc. L'opposition avait beau jeu à dénoncer le caractère illibéral de la loi; elle prétendait même y voir une violation de la Charte, ne fût-ce que dans les dispositions restreignant la juridiction du jury. Son attaque prenait plus de vivacité encore, quand elle mettait en cause les anciens libéraux qui, pendant la Restauration, s'étaient plaints d'étouffer sous l'article 291, et qui, à peine ministres, non-seulement confirmaient, mais aggravaient cet article. C'était à qui rappellerait à M. le duc de Broglie qu'il avait ouvert son hôtel à la Société des Amis de la presse; à M. Guizot, qu'il avait été l'un des chefs de la Société Aide-toi, le ciel t'aidera; à M. Barthe, qu'il avait conspiré dans les Ventes de Carbonari. Et M. Berryer, dans l'emportement de son éloquence, s'écriait: «Il est quelque chose de plus hideux que le cynisme révolutionnaire, c'est le cynisme des apostasies.» Une seule réponse était possible: rappeler les crimes récents et montrer les périls immédiats des associations révolutionnaires. Sur ce point de fait, les preuves ne manquaient pas. C'est toujours là qu'en revenaient les ministres et leurs alliés, c'est par là qu'ils agissaient sur la majorité. Ils discutaient cette loi moins comme un problème de législation que comme une question de politique actuelle. À les entendre, l'existence même du gouvernement était en jeu; en votant pour ou contre la loi, on se déciderait entre la monarchie et la république, et, à ce propos, M. Thiers, voulant à tout jamais dégoûter la France de ce second régime, s'écriait: «On a eu la république non-seulement sanglante, mais la république clémente qui voulait être modérée et qui n'est arrivée qu'au mépris, quoiqu'en majorité les hommes qui la dirigeaient fussent d'honnêtes gens... Aussi la France en a horreur: quand on lui parle république, elle recule épouvantée. Elle sait que ce gouvernement tourne au sang ou à l'imbécillité.» Du premier jour au dernier, la majorité tint bon; voyant là, comme les ministres, une nécessité de défense sociale et de salut public, elle repoussa, de parti pris, tous les amendements, même ceux où l'on avait eu soin de ne pas contredire directement le principe de la loi. L'ensemble fut voté par 246 voix contre 154.
Cette victoire avait ses côtés tristes. Comment ne pas faire un rapprochement? Quatre ans après sa restauration, le gouvernement de Louis XVIII avait fait voter cette loi de 1819 sur la presse, imprudente peut-être dans sa générosité libérale, mais loi de confiance et d'espoir. Quatre ans aussi après son avénement, la monarchie de Juillet, qui cependant ne rêvait pas davantage d'arbitraire et de despotisme, était conduite à faire voter une loi contre la liberté d'association, loi de défiance et de déception. À qui s'en prendre? M. Guizot le disait à la tribune, dans cette discussion même: «Ce n'est pas à nous, s'écriait-il, en s'adressant aux opposants de gauche, c'est à vous et au parti que vous défendez, qu'il faut imputer ce retard dans le développement de la liberté... Ce n'est pas d'aujourd'hui que vous décriez, que vous compromettez nos libertés, à mesure, qu'elles paraissent. Je voudrais bien qu'on me citât une seule de nos libertés qui, en passant par vos mains, par les mains des hommes dont je parle, ne soit bientôt devenue un danger et ne soit devenue suspecte au pays. Entre vos mains, la liberté devient licence, la résistance devient révolution. On parlait hier, à cette tribune, d'empoisonneurs. Messieurs, il y a un parti qui semble avoir pris le rôle d'empoisonneur public, qui semble avoir pris à tâche de venir souiller les plus beaux sentiments, les plus beaux noms, les meilleures institutions... Chaque fois que la liberté est tombée entre ses mains, chaque fois qu'il s'est emparé de nos institutions, de la presse, de la parole, du gouvernement représentatif, du droit d'association, il en a fait un tel usage, il en a tiré un tel danger pour le pays, un tel sujet d'épouvante, et permettez-moi d'ajouter, de dégoût, qu'au bout de très-peu de temps, le pays tout entier s'est indigné, alarmé, soulevé, et que la liberté a péri dans les embrassements de ses honteux amants. Qu'on ne parle donc plus, comme on le fait depuis quelque temps, qu'on ne parle plus de mécomptes depuis 1830! Qu'on ne parle plus d'espérances déçues! Oui, il y a eu des mécomptes, oui, il y a eu des espérances déçues, et les premières, ce sont les nôtres! C'était nous qui avions conçu les plus hautes espérances du développement progressif de nos libertés et de nos institutions. C'est vous qui les avez arrêtées; c'est de vous que sont venus nos mécomptes, qu'est venue la déception de nos espérances. Au lieu de nous livrer, comme nous le pensions, comme nous le voulions, à l'amélioration de nos lois, de nos institutions, au lieu de ne songer qu'à des progrès, nous avons été obligés de faire volte-face, de défendre l'ordre menacé, de nous occuper uniquement du présent et de laisser là l'avenir qui jusque-là avait été l'objet de nos plus chères pensées. Voilà le mal que vous nous avez fait; voilà comment vous nous avez forcés à nous arrêter dans la route où nous marchions depuis quelques années!»
Nous nous sommes laissé aller à prolonger cette citation qui a pour nous plus qu'un intérêt de curiosité historique. Ce mécompte si douloureusement et si éloquemment avoué par M. Guizot, dès le lendemain de 1830, ne le ressentons-nous pas, hélas! plus encore, et toujours par la cause qu'indiquait l'orateur de 1834, par la faute du parti qu'il dénonçait? Ne semble-t-il même pas que ce soit la grande humiliation réservée à ce siècle, en sa vieillesse, la contre-partie et le châtiment du libéralisme trop présomptueux qui avait marqué sa brillante et espérante jeunesse?
V
Ce n'était pas tout de faire voter la loi, il fallait la mettre à exécution. Or, si les mesures prises contre les crieurs publics avaient déjà soulevé tant de colères, quel effet ne devaient pas produire des dispositions qui menaçaient dans leur existence toutes les associations révolutionnaires! Celles-ci eurent aussitôt le sentiment qu'il leur fallait tenter un effort désespéré et livrer la suprême bataille, avant de se laisser dissoudre. Cette résolution belliqueuse convenait d'ailleurs à l'état d'esprit de beaucoup de leurs membres, plus irrités que découragés de leurs précédents échecs, surexcités et troublés par l'espèce d'ivresse où ils vivaient continuellement, se trompant eux-mêmes sur leurs propres forces par l'arrogance de leur rhétorique, en proie à cette impatience et à cette illusion qui sont la maladie de tous les conspirateurs.
À peine donc la loi votée, la Société des Droits de l'homme déclara qu'elle ne s'y soumettrait pas, et s'ingénia à provoquer, par toute la France, de la part des autres sociétés, des déclarations analogues que les journaux publiaient à grand tapage. Un congrès, réuni à Paris et composé des délégués de ces sociétés, rédigea une proclamation se terminant ainsi: «Que les associations se réunissent, s'étendent, se multiplient donc, au lieu de se dissoudre; que les sociétés existantes proclament la résistance à ce projet d'oppression, et qu'elles en donnent l'exemple.» L'Union de Juillet, présidée par La Fayette, prit une décision analogue. Ce mot de «résistance» n'avait peut-être pas le même sens pour tous ceux qui l'employaient. Mais les meneurs des Droits de l'homme entendaient bien que l'agitation devait aboutir à une prise d'armes. «Ralliez autour de vous vos sectionnaires, écrivait, le 20 mars, le comité central de Paris au comité républicain de Lyon; prenez ou faites-vous donner un pouvoir discrétionnaire, afin d'agir avec plus de promptitude et d'ensemble, à l'instant de la lutte qui paraît très-rapprochée.» On réunissait des armes, de la poudre; on fondait des balles. En même temps, la polémique devenait de plus en plus violente[280]; la Tribune lançait des appels non déguisés à l'insurrection, et Carrel, bien que désapprouvant tout bas le projet d'émeute, parlait tout haut, dans le National, comme s'il voulait l'encourager ou tout au moins le justifier par avance[281].
À mesure cependant qu'on approchait de l'exécution, ceux des chefs qui étaient capables de quelque réflexion et se savaient une responsabilité, devenaient plus hésitants, plus inquiets. Divers symptômes les faisaient douter de leurs forces. Ces sentiments se manifestaient chez ceux-là même qui passaient pour être les plus hardis, chez Cavaignac à Paris, chez Baune et Lagrange à Lyon. Mais, à côté d'eux, se trouvaient des forcenés, ou seulement des aventuriers en quête de bruit et de popularité, qui dénonçaient leurs hésitations comme une lâcheté ou une trahison, et poussaient à agir quand même. Le commun des comparses, fanatisé depuis longtemps par tant d'excitations, allait naturellement aux plus violents. Châtiment instructif de ces chefs révolutionnaires, débordés par les passions qu'ils avaient soulevées, acculés, pleins d'angoisses et tout ahuris, au combat qu'ils avaient si fièrement provoqué et que maintenant ils voudraient bien ajourner. Un de leurs amis, M. Louis Blanc, voulant dépeindre leur état d'esprit à cette époque, les a montrés «lancés dans un irrésistible tourbillon, ne sachant s'il fallait pousser le char ou le retenir, dévorés tout à la fois de colère et d'inquiétude, accablés par l'inexorable rapidité des événements».
Dès sa fondation, la Société des Droits de l'homme s'était attachée à étendre son réseau en province, dans le dessein, au jour venu, d'y étendre aussi la révolte, au lieu de la concentrer dans Paris comme en juin 1832. Lyon surtout avait fixé son attention, à cause des sanglants souvenirs de novembre 1831. Sans doute, elle n'ignorait pas que la politique n'avait été pour rien dans cette première insurrection. Mais le terrain, où l'émeute avait pu mettre en ligne une telle armée, ne devait-il pas lui paraître singulièrement favorable? Aussi avait-elle compris de quel intérêt il était pour elle de s'y établir et de s'y créer des relations avec la population ouvrière. Plus d'une fois, elle avait envoyé à Lyon des missionnaires de révolution, entre autres Garnier-Pagès et Cavaignac. Ceux-ci y avaient rencontré un noyau de républicains ardents: MM. Baune, Lagrange, Berthollon, Antide Martin; on peut ajouter M. Jules Favre, dont le nom apparaît alors pour la première fois. La seconde ville de France eut bientôt, comme Paris, de nombreuses sociétés secrètes, en lien plus ou moins étroit avec les Droits de l'homme. Leur principal effort se dirigeait du côté des ouvriers; elles prenaient parti pour leurs exigences économiques, s'attachaient à irriter leurs ressentiments et leurs convoitises, et les poussaient à chercher, dans une révolution politique et sociale, satisfaction et vengeance. Les associations ouvrières, jalouses de leur autonomie, n'étaient pas sans quelque méfiance à l'endroit de ces agitateurs bourgeois. Cependant, il fut bientôt visible que chaque jour, elles se laissaient un peu plus envahir par la propagande républicaine. Tel était le cas de la plus puissante de ces associations, celle des Mutuellistes, qui comprenait tous les chefs d'ateliers de soieries et qui, jusqu'alors, fidèle à ses statuts, était demeurée absolument étrangère à la politique. Les meneurs des Droits de l'homme se flattaient qu'un jour ou l'autre quelque querelle de tarif fournirait le prétexte d'un soulèvement dont ils prendraient la direction. En février 1834, ils avaient cru le moment venu: la question des salaires était devenue plus aiguë et plus douloureuse, par suite d'une crise de l'industrie des soies; une grève générale avait éclaté. Les républicains avaient tout fait pour envenimer et exaspérer ce redoutable conflit. Ils n'avaient pas réussi, pour cette fois, à amener une explosion; mais les esprits étaient sortis de là plus agités et plus irrités que jamais.
C'est dans un milieu ainsi travaillé que vint tomber le mot d'ordre du refus d'obéissance à la loi contre les associations. Rien ne pouvait mieux convenir au rapprochement des sociétés républicaines et des sociétés ouvrières. Celles-ci se laissèrent facilement persuader de se joindre à la résistance. Deux mille cinq cent quarante Mutuellistes «déclarèrent» publiquement «qu'ils ne courberaient pas la tête sous un joug aussi abrutissant..., et ne reculeraient devant aucun sacrifice, pour la défense d'un droit qu'aucune puissance humaine ne saurait leur ravir». En même temps, les journaux locaux, notamment le Glaneur et l'Écho de la fabrique, sonnaient ouvertement le clairon de l'émeute. «Le peuple voulait la paix, disait cette dernière feuille, le 30 mars, on lui a répondu par un cri de guerre. Eh bien! soit! il est prêt au combat. Mais écoutez, vous qui lui jetez un insolent défi: dès qu'il aura tiré l'épée, il jettera derrière lui le fourreau;... l'Association mutuelliste saura prouver qu'elle peut encore se lever comme un seul homme.» Dès lors, il était évident pour tous que la révolte allait éclater; Un procès intenté à quelques Mutuellistes, compromis dans la dernière grève, fut l'étincelle qui amena l'explosion.
Le 9 avril, les émeutiers se réunissent aux points qui leur ont été désignés d'avance; les barricades s'élèvent, en même temps que sont distribuées des proclamations incendiaires. L'autorité, prévenue par les préparatifs presque publics de l'insurrection, n'est pas prise au dépourvu. L'armée, qui compte environ dix mille hommes, est à son poste, pourvue de vivres et de munitions. La garde nationale, supprimée en 1831, n'avait pas été rétablie. Des instructions énergiques ont été données aux troupes. M. Thiers, redevenu ministre de l'intérieur par une récente modification dans la distribution des portefeuilles, leur a écrit: «Laissez tirer les premiers coups, mais, quand vous les aurez reçus, agissez sans ménagement.» Ce n'est donc pas une conspiration qui éclate à l'improviste, surprenant, en pleine sécurité, ceux qu'elle attaque. C'est une bataille prévue des deux côtés, qui s'engage. L'armée, résolûment commandée, fait son devoir avec vigueur, trompant ceux qui, pour avoir attiré quelques sous-officiers dans leurs sociétés secrètes, se flattaient de voir les régiments mettre la crosse en l'air. Parfois même, le soldat, exaspéré par la perfidie meurtrière des insurgés qui le fusillent des fenêtres, se laisse aller à de sanglantes représailles: rigueur naturelle autour de laquelle la presse révolutionnaire tâchera de mener grand bruit, accusant les troupes de férocité, par dépit de n'avoir pas à les féliciter de leur défection[282]. Chez les insurgés, malgré l'absence de plusieurs chefs qui, après avoir tout lancé, se sont évanouis au moment du combat, il y a beaucoup d'acharnement, de bravoure et une sorte d'animosité désespérée. La topographie de la ville, l'enchevêtrement et l'étroitesse des rues leur rendent la lutte facile. On entretient du reste leur courage par des placards mensongers, annonçant que la république est proclamée à Paris, le Roi en fuite et Lucien Bonaparte premier consul. Cette bataille se prolonge pendant cinq jours, avec des alternatives diverses. Il faut employer le pétard, le boulet et même la bombe[283]. Sinistres journées et nuits plus sinistres encore, pendant lesquelles les habitants sont enfermés dans leurs maisons, avec défense de se montrer aux fenêtres, coupés de toutes communications, sans nouvelles, n'entendant que le tocsin, la fusillade et le canon. Enfin l'insurrection, refoulée de poste en poste, est définitivement écrasée. Le 13 au soir, l'armée est maîtresse de la ville et des faubourgs. Du côté des troupes, le nombre des morts s'élève à cent trente et un, celui des blessés à près de trois cents; du côté des insurgés, cent soixante-dix morts et un chiffre de blessés inconnu qui ne doit pas être moindre de cinq cents.
Impossible de se tromper sur le caractère de l'insurrection: Ce n'est plus le soulèvement ouvrier de 1831. La lutte a été politique plus que sociale. Il a été question non de tarifs et de salaires, mais de république. Les proclamations sont datées de «l'an XLII de la République française». Parmi les prisonniers, les morts et les blessés, on en compte tout au plus un dixième appartenant à la fabrique lyonnaise. La masse des combattants est formée de révolutionnaires, la plupart étrangers à la ville, aventuriers de toute provenance et de toute nation. Ajoutez quelques légitimistes qui se sont mêlés au mouvement, avec l'illusion de le faire tourner à leur profit. Quel a été le nombre des combattants de l'émeute? Il est difficile de le préciser. Les évaluations les plus vraisemblables le portent au moins à trois mille. Les écrivains républicains ont cherché après coup à diminuer ce nombre, afin d'effacer la mortification de leur défaite; Louis Blanc a avancé le chiffre ridicule de trois cents. À entendre ces écrivains, les faits se réduiraient à une émeute sans importance, éclatée à l'improviste, malgré les chefs; elle n'aurait un moment duré que par l'héroïsme des combattants, et grâce aussi aux lenteurs calculées des généraux et du préfet, désireux de grossir l'importance de leur victoire. Tout dément cette thèse. Il est certain que la bataille a été voulue, préparée à l'avance, qu'elle faisait partie d'un ensemble de soulèvements devant éclater sur tous les points de la France, et que le parti révolutionnaire y a déployé toutes ses forces. Si celles-ci n'ont pas été plus considérables, c'est qu'on n'a pu entraîner la masse des ouvriers, comme on s'en était flatté.
C'est le 10 avril au soir que parviennent à Paris les premières nouvelles de l'insurrection lyonnaise; l'agitation est extrême dans le monde surchauffé des sociétés révolutionnaires. Impossible, s'écrie-t-on, d'abandonner les frères de Lyon. D'ailleurs, depuis quelque temps, ne se préparait-on pas à livrer bataille? Ne se croyait-on pas en mesure de mettre en ligne quatre mille combattants, sans compter ceux qu'au dernier moment, on espérait entraîner par l'exemple? Le mot d'ordre est donc donné d'engager la lutte, le 13 avril. En attendant, la Tribune et même le National publient des bulletins mensongers, annonçant les victoires remportées par la révolution à Lyon et dans d'autres villes.
L'émotion est grande aussi dans le sein du gouvernement: la lenteur et l'incertitude prolongée des nouvelles de Lyon ne sont pas faites pour dissiper promptement ses angoisses. Il est même un moment question, entre les ministres, de se diviser: M. Guizot irait à Lyon avec le duc d'Orléans, tandis que M. Thiers resterait à Paris avec le Roi. Du reste, aucune défaillance: on se prépare vigoureusement au combat prévu. Le maréchal Lobau est à la tête d'une armée de quarante mille hommes et d'une garde nationale, cette fois, bien disposée. M. Thiers, ministre de l'intérieur, donne à tous une impulsion vive et hardie. En présence d'un péril si certain, le jeune ministre ne recule pas devant la responsabilité: il supprime la Tribune, par mesure de salut public, et donne l'ordre à la police de faire une razzia d'environ cent cinquante meneurs des Droits de l'homme. C'était une des faiblesses de cette société d'avoir fait connaître ses chefs et de les avoir ainsi désignés aux coups du gouvernement. En même temps, le Moniteur «avertit les insensés qui voudraient se livrer à des désordres, que des forces considérables sont préparées, et que la répression sera aussi prompte que décisive».
Si affaiblie et si désorganisée qu'elle soit par l'arrestation de ses chefs, l'émeute éclate au jour fixé. Le 13 avril au soir, les barricades s'élèvent. Les insurgés peu nombreux, non suivis par le peuple, sont aussitôt enveloppés et écrasés par des forces supérieures, vigoureusement conduites. M. Thiers se montre à cheval auprès des généraux et voit tuer, à quelques pas de lui, un officier et un auditeur au Conseil d'État. La lutte est bientôt circonscrite dans le quartier Saint-Merry, déjà ensanglanté en 1832. Interrompue la nuit, elle recommence le 14, au petit jour. Un incident douloureux marque ces dernières heures du combat: des soldats, furieux d'avoir vu tirer, d'une maison de la rue Transnonain, sur leur capitaine blessé, font irruption dans cette maison et main basse sur ceux qui l'occupent. Le «massacre de la rue Transnonain» sera pour les journaux de gauche un sujet de déclamations, d'autant plus avidement saisi, qu'il leur faudra une diversion à la mortification d'une défaite si prompte et si complète. Dès sept heures du matin, tout est fini. La troupe et la garde nationale ont eu onze tués et quatorze blessés; du côté de l'insurrection, on comptait quatorze morts et une douzaine de blessés.
Lyon et Paris ne sont pas les seuls champs de bataille. Sur beaucoup d'autres points où les sociétés secrètes ont des ramifications, à Saint-Étienne, Marseille, Châlons, Vienne, Grenoble, Clermont, Auxerre, Poitiers, Arbois, des tentatives d'émeute se produisent, manifestant ainsi, plus, clairement encore, ce qu'avait de prémédité l'assaut dirigé contre la monarchie. Partout, après plus ou moins de désordres, quelquefois non sans un peu de sang versé, l'émeute est comprimée.
Les meneurs des Droits de l'homme avaient, dès le premier jour, fait de grands efforts pour étendre leurs affiliations dans l'armée. Ils étaient ainsi parvenus à embaucher un certain nombre de sous-officiers[284]. Dans l'Est notamment, ils avaient trouvé un agent très-zélé de propagande dans un maréchal des logis de cuirassiers qui, par une fortune singulière, devait être, trente-sept ans plus tard, l'une des premières victimes de la Commune: il s'appelait Clément Thomas. Ayant recruté des adhérents parmi les sous-officiers des quatre régiments de grosse cavalerie casernes à Lunéville et dans la région des Vosges, son plan était, au moment où les sociétés secrètes donneraient le signal de la grande insurrection, d'enlever ces quatre régiments et de marcher sur Paris. Mais la mèche avait été plus ou moins éventée. Le 16 avril, sur la fausse nouvelle d'un soulèvement de la garnison de Belfort, Clément Thomas et ses complices réunissent leurs camarades et essayent de les entraîner à la révolte. Ils se heurtent à des refus et à des hésitations, et, aussitôt découverts, ils sont arrêtés.
VI
Partout donc, avortement ou défaite de l'insurrection. Dès le 14 avril, le gouvernement annonçait aux Chambres sa double victoire de Lyon et de Paris. Pairs et députés se transportèrent en masse aux Tuileries, pour porter au Roi leurs félicitations. Le lendemain, une ordonnance déféra à la Cour des pairs le jugement de l'attentat qui venait d'être commis contre la sûreté de l'État: premier acte d'un immense procès dont nous aurons à raconter les étranges péripéties. Le même jour, les ministres déposèrent deux projets de loi destinés, disaient-ils, à empêcher le retour de semblables troubles. Par l'un, ils demandaient des crédits supplémentaires pour mettre l'armée sur un pied qui permît d'assurer l'ordre intérieur: on était loin du temps où, au lendemain de 1830, le pouvoir n'osait pas se servir de cette armée pour réprimer une émeute. Le second projet édictait des peines sévères contre les détenteurs d'armes de guerre. L'opposition essaya vainement de combattre ces deux projets. La majorité, encore sous l'impression du péril si récemment couru, n'était pas en humeur de l'écouter. Les deux lois, votées facilement, vinrent compléter l'ensemble des mesures de défense sociale, œuvre de la session de 1834.
Quant aux républicains, ils portaient, pour le moment, la tête bien basse, se sentant à la fois détestés et dédaignés, odieux pour avoir fait peur et ridicules pour avoir échoué misérablement après des menaces si fanfaronnes. Les sociétés secrètes étaient dissoutes, leurs chefs en prison, leurs soldats dispersés. La publication de la Tribune était suspendue[285]. Seul porte-parole du parti républicain, le National était réduit, une fois de plus, après une entreprise qu'il avait désapprouvée, à couvrir la retraite ou, pour mieux dire, la déroute. Aussi, jamais le langage de Carrel n'avait trahi un embarras plus douloureux et plus découragé. Précisément à cette époque, le 20 mai 1834, le général La Fayette s'éteignit à soixante-dix-sept ans. À tout autre moment, le parti républicain eût vu là matière à une de ces manifestations funéraires qui étaient dans ses traditions. Mais tel était son désarroi et son abattement, il avait à ce point conscience de l'indifférence ou même de l'hostilité de la population, qu'il n'osa rien faire pour exploiter un mort si fameux, et le monde officiel présida presque seul aux obsèques du vieux général. Carrel en ressentit une «honte» qu'il épanchait avec une singulière amertume: «La France que nous voyons, s'écriait-il, est-ce bien cette France pour laquelle se dévoua, si jeune, et tant de fois depuis, l'incomparable vieillard qui vient de succomber, plein d'amour pour le pays? Est-ce bien une terre de liberté que celle qui le recevra? C'est à la police de tout rang, de tout nom, de toute livrée, qu'il appartiendra de mener La Fayette au coin de terre qu'il s'était destinée.» Puis, relevant ce mot que «La Fayette était mort mal à propos», il ajoutait: «Mal à propos, oui; mais ce n'est pas pour lui..., c'est pour nous, insatiables, il y a quatre ans, de prétentions envahissantes et réformatrices; aujourd'hui, abattus et couchés, avec une résignation d'Orientaux, sous la main qui nous frappe. Après ce qui s'est passé depuis quatre mois, on pourrait nous crier: Cachez-vous, Parisiens! le convoi d'un véritable ami de la liberté va passer[286]!»
À cette même époque, des élections firent mesurer, avec plus d'exactitude encore, le discrédit du parti républicain. Ce furent d'abord, au mois de mai, les élections des officiers de la garde nationale. Singulière législation que celle qui appelait ainsi la force armée à dire tout haut si elle était ou non pour le gouvernement. Cette fois, du moins, la réponse, pleinement favorable à la monarchie, fut une condamnation sévère de tous les factieux. Le mois suivant, le 21 juin, eurent lieu des élections plus considérables, celles de la Chambre des députés. Ce fut un échec écrasant pour le parti révolutionnaire. Pas un député ouvertement républicain ne fut élu. Sans doute, comme on le verra plus tard, tout ce qui était perdu pour l'opposition violente n'était pas gagné pour le ministère: la part du tiers parti était considérable. Mais, enfin, ce n'en fut pas moins, sur le terrain électoral, une éclatante confirmation de la victoire d'avril. Les républicains s'étaient si bien sentis battus d'avance, qu'ils n'avaient pas engagé sérieusement la lutte, et que Carrel avait cherché à se faire une thèse et une attitude pour expliquer cette abstention: il affectait de renoncer, avec dédain, à ces luttes de scrutin, qu'il appelait les «intrigues de la France officielle», les «vieilles hypocrisies de l'opposition de quinze ans», pour «s'attacher exclusivement aux justes et, si l'on veut, encore tumultueuses prétentions de l'immense majorité non officielle, non représentée, non gouvernante, et contre laquelle on gouverne»; il ne se dissimulait pas, du reste, que c'était renvoyer ses espérances à une échéance «très-lointaine». Tout cela ne laissait que trop voir l'impuissance et le découragement du moment. Aussi n'est-on pas surpris d'apprendre que Carrel eut alors une velléité de briser sa plume[287]. Vers le même temps[288], dans un banquet organisé par les «libéraux» de Rouen, M. Laffitte gémissait sur «la défection presque générale de la France électorale à la cause sainte de la révolution». M. Dupont de l'Eure, invité, s'excusait par une lettre où il se déclarait convaincu de «l'inutilité des efforts de l'opposition constitutionnelle, mutilée par la non-réélection de la plupart des députés les plus énergiques»; et il se disait «décidé à ne prendre aucune part aux opérations d'une Chambre qui s'était déjà montrée sous les plus fâcheux auspices».
Le pays ne semblait aucunement s'associer au deuil du parti républicain. Il revenait à ses affaires, heureux d'en avoir fini avec les fauteurs de troubles. Une exposition de l'industrie, ouverte le 1er mai 1834, permit d'apprécier les immenses progrès du travail national, et laissa entrevoir ce qu'on pouvait attendre d'une sécurité enfin rétablie. Partout, comme un élan de prospérité matérielle, élan d'autant plus impétueux que les événements l'avaient plus longtemps comprimé. Les autres nations en étaient frappées. «Ce qui impose réellement beaucoup à l'étranger, écrivait M. de Barante, c'est la prospérité commerciale. Chaque chose a son temps, et vous ne sauriez dire avec quel ton de respect on parle de l'état de l'industrie en France: c'est comme les victoires de l'empire[289].»
CHAPITRE XI
LES CRISES MINISTÉRIELLES ET LE TIERS PARTI
(Avril 1834—mars 1835)
I. Le traité des 25 millions avec les États-Unis. La Chambre rejette le crédit. Démission du duc de Broglie. Pourquoi le Roi accepte facilement cette démission. Reconstitution du cabinet.—II. Difficultés entre le maréchal Soult et ses collègues. Rupture à l'occasion de la question algérienne. Démission du maréchal. Il est remplacé par le maréchal Gérard. Faute commise.—III. Discrédit de la gauche parlementaire. Le tiers parti. Ce qu'il était. Rôle qu'y jouait M. Dupin. Le Constitutionnel.—IV. Première manœuvre du tiers parti dans l'Adresse de 1834. Il sort plus nombreux des élections de juin 1834.—V. Nouvelle manœuvre dans l'Adresse d'août 1834. Agitation pour l'amnistie. Le maréchal Gérard, poussé par le tiers parti, se prononce en faveur de l'amnistie. Il donne sa démission.—VI. Embarras pour trouver un président du conseil. Le Roi ne veut pas du duc de Broglie. Mauvais effet produit par la prolongation de la crise. M. Guizot et M. Thiers décident de céder la place au tiers parti. Démission des ministres. Le Roi essaye vainement de détacher M. Thiers de M. Guizot. Le ministère des trois jours. Reconstitution de l'ancien cabinet sous la présidence du maréchal Mortier.—VII. Le gouvernement oblige la Chambre à se prononcer. Vote d'un ordre du jour favorable. Débat sur la construction d'une salle d'audience pour la cour des pairs. Incertitudes de la majorité. Polémiques sur l'absence d'un vrai président du conseil. Nouveaux efforts pour séparer M. Thiers et M. Guizot. Divisions entre les ministres. Démission du maréchal Mortier.—VIII. M. Guizot est résolu à exiger la rentrée du duc du Broglie. Après avoir vainement essayé d'autres combinaisons, le Roi consent à cette rentrée. Résistance de M. Thiers, qui finit aussi par céder. Reconstitution du cabinet sous la présidence du duc de Broglie.
I
Le succès si complet remporté, d'abord dans la session de 1834 et ensuite dans les journées d'avril, sur la faction révolutionnaire, eût dû, semble-t-il, affermir et grandir le cabinet du 11 octobre; mais, au milieu même de ses victoires, ce cabinet commençait à être aux prises avec des embarras intérieurs, des difficultés parlementaires, qui le diminuaient et l'ébranlaient. Dès le 1er avril 1834, au lendemain du vote de la loi sur les associations, à la veille de l'insurrection qui se préparait presque ouvertement, un incident imprévu avait amené un premier démembrement du ministère, et lui avait ainsi porté un coup dont il devait longtemps et cruellement se ressentir.
Il existait, depuis l'Empire, une contestation entre les États-Unis et la France au sujet de navires américains, saisis irrégulièrement entre 1806 et 1812. Napoléon Ier lui-même avait admis le principe de la réclamation et proposé une indemnité de 18 millions, refusée alors comme insuffisante. La Restauration, sans contester la dette, en avait éludé et ajourné l'examen. Le gouvernement de Juillet, à son avénement, trouva la question pendante et pressante. Dans l'isolement et le péril de sa situation extérieure, il avait besoin de se faire des amis et ne pouvait braver impunément aucune inimitié. D'ailleurs, les États-Unis lui semblaient pouvoir être attirés dans cette ligue des États libéraux qu'il cherchait à opposer à la Sainte-Alliance des puissances du continent. Ces considérations lui firent probablement envisager les vieilles réclamations américaines avec plus d'empressement et de complaisance que n'en avait montré le régime précédent. Les États-Unis demandaient 70 millions. Le 4 juillet 1831, sous le ministère de Casimir Périer, un traité régla l'indemnité à 25 millions: on prélevait sur cette somme 1,500,000 francs pour satisfaire à certaines réclamations françaises; en outre, des avantages de tarifs étaient concédés pour dix ans à nos vins et à nos soieries. Diverses circonstances retardèrent successivement l'examen de cette affaire par les Chambres. Rien ne faisait prévoir de difficultés: la commission parlementaire, chargée d'étudier le traité, l'avait approuvé à l'unanimité; de plus, on le savait appuyé par le général La Fayette et par une partie de la gauche. La discussion s'ouvrit le 28 mars 1834, et se prolongea dans les séances du 31 mars et du 1er avril. L'attaque, conduite par MM. Bignon, Mauguin et Berryer, fut plus sérieuse et plus acharnée qu'on ne s'y attendait; mais il semblait que MM. Sébastiani, Duchâtel, de Lamartine, et surtout le duc de Broglie, dans un puissant et magistral discours, eussent répondu victorieusement aux critiques; on n'avait donc guère d'inquiétude sur le résultat, quand, au dernier moment, le scrutin secret fut demandé, contrairement à l'usage, et, à la surprise de tous, l'article premier se trouva rejeté par 176 voix contre 168.
Qu'y avait-il là-dessous? Probablement un peu de ces hésitations de bonne foi qui sont naturelles dans des questions de droit et de chiffres aussi compliquées, si les députés ne prennent le seul parti raisonnable, qui est de s'en rapporter aux ministres ayant leur confiance; un peu de ce patriotisme méfiant, irritable, que nous retrouverons lors des querelles suscitées par le droit de visite et l'affaire Pritchard; un peu de cet esprit d'économie étroite et à courte vue qui, en trop d'occasions, semblait la marque de la politique bourgeoise. Mais surtout on devinait une sournoise intrigue, facilitée par l'inconsistance de la majorité, et vue même sans déplaisir—prétendait-on—par certains collègues du ministre des affaires étrangères. Le duc de Broglie était le plus facile à atteindre par une manœuvre de ce genre. Un de ses amis l'avertissait alors de prendre garde que «son attitude dégoûtée n'aidât les gens à le pousser dehors». À défaut même de sa roideur de caractère, la hauteur de ses vertus n'était pas faite pour le rendre populaire, et le même correspondant lui écrivait: «Vous prêtez trop peu à la critique pour ne pas prêter beaucoup à l'envie[290].»
En tout cas, si c'était en effet le duc de Broglie qu'on avait visé, il ne chercha pas à se dérober. Plus prompt à sortir du pouvoir qu'à y entrer, il donna aussitôt sa démission. Ce n'était pas lui qui avait négocié le traité, mais il l'avait fait sien en le défendant. Son départ était, d'ailleurs, une leçon dont il estimait que la majorité avait besoin. «Il faut, écrivait-il quelques jours plus tard à M. de Talleyrand, que la parole d'un ministre des affaires étrangères soit non-seulement sincère, mais sérieuse; que l'on puisse y compter non-seulement comme franchise, mais comme réalité; qu'il ait non-seulement la volonté, mais le pouvoir de tenir ce qu'il a promis..... La Chambre croyait que j'étais une espèce de maréchal Soult, menaçant de m'en aller, et m'accommodant ensuite du sort qu'il lui plairait de me faire. Je ne pouvais pas hésiter à lui prouver le contraire, à lui faire savoir qu'il y a, en ce monde, des choses et des hommes qu'on ne peut traiter avec légèreté impunément. La leçon a été sévère et l'inquiétude bien grande dans le cabinet, pendant quelques jours. J'espère que cette inquiétude portera ses fruits[291].»
Le Roi accepta facilement, plusieurs disaient même volontiers, la démission du duc de Broglie. Il éprouvait plus d'estime que d'attrait pour ce ministre fidèle mais indépendant, probe mais fier, respectueux mais roide. Impossible d'user avec lui de cette familiarité caline, expansive, par laquelle Louis-Philippe se plaisait à agir sur les hommes et se flattait de les conduire. Si la clairvoyance de l'un et de l'autre les amenait souvent à une même conclusion, on ne pouvait imaginer deux manières d'être, deux tournures d'esprit plus différentes. D'ailleurs, comme nous aurons à le constater en traitant bientôt de la politique extérieure, le prince et son conseiller n'étaient pas en parfait accord sur l'attitude à prendre en face des puissances continentales, et les ambassadeurs de Russie, d'Autriche et de Prusse n'étaient pas les moins empressés à désirer et même à conseiller un changement de ministre. Faut-il ajouter que le Roi n'avait admis qu'à contre-cœur, dans ses conseils, une trinité aussi imposante que celle de MM. de Broglie, Guizot et Thiers? «Quand ces trois messieurs sont d'accord, disait-il, je suis neutralisé, je ne puis plus faire prévaloir mon avis. C'est Casimir Périer en trois personnes[292].» De là peut-être la tentation d'écarter le duc de Broglie, avec cette arrière-pensée que les deux survivants seraient moins forts, et qu'étant donné leurs divergences d'origine et de tendance, il serait facile de les dominer en opposant l'un à l'autre.
Le calcul était singulièrement dangereux, mais il s'expliquait. Ce qui s'explique moins, c'est la facilité avec laquelle les autres ministres laissèrent partir le duc de Broglie. Que quelques-uns d'entre eux lui en voulussent et fussent pour quelque chose dans sa chute, comme on l'a dit de M. Humann et même du maréchal Soult, c'est possible. Mais comment M. Guizot et M. Thiers, pour ne parler que d'eux, permirent-ils ce démembrement? Comment ne comprirent-ils pas qu'un personnage aussi considérable par le talent et surtout par le caractère n'était pas, dans l'édifice ministériel, une pièce indifférente que l'on pût changer sans inconvénient? Comment ne devinèrent-ils pas qu'un tel départ diminuerait notablement leur force, auprès du Roi et de la Chambre, et que la brèche, une fois ouverte, aurait trop de chance de s'élargir? N'eût-il pas mieux valu prendre l'échec du 1er avril au compte du cabinet tout entier et passer la main à des successeurs que, d'ailleurs, on n'eût sans doute pu trouver, comme allait le prouver bientôt l'épisode du «ministère des trois jours»? Il est impossible que ces idées n'aient pas au moins traversé l'esprit de MM. Guizot et Thiers. Crurent-ils que le péril de la situation intérieure, que l'imminence de l'émeute, ne permettaient pas d'agrandir et de prolonger la crise ministérielle, et qu'à la veille d'une tempête annoncée par tant de présages, tous les efforts devaient être concentrés à boucher, le plus vite possible, la voie d'eau qui venait se produire?
Restait à trouver un successeur au duc de Broglie. M. Thiers proposa M. Molé. M. Guizot s'y opposa. «La retraite de M. de Broglie m'a ôté de la force, dit-il, et l'entrée de M. Molé m'en ôterait encore plus[293].» Cette opposition fit écarter M. Molé, qui en garda un vif ressentiment contre les doctrinaires, et l'on se contenta de faire passer l'amiral de Rigny aux affaires étrangères, en le remplaçant à la marine par l'amiral Jacob. Par la même occasion, le cabinet subit d'autres remaniements qui, eux du moins, étaient plutôt de nature à le renforcer. M. d'Argout et M. Barthe se retirèrent, et reçurent, l'un le gouvernement de la Banque, l'autre la présidence de la Cour des comptes. M. Thiers prit le ministère de l'intérieur, tout en gardant les travaux publics. M. Persil et M. Duchâtel entrèrent dans le cabinet, l'un comme garde des sceaux, l'autre comme ministre du commerce; tout était terminé le 4 avril. Le duc de Broglie écrivait, le 6, à M. de Talleyrand, ambassadeur à Londres: «Grâce au ciel, tout est terminé et bien terminé. Le conseil s'est reformé; il est plus uni, plus fort, meilleur aussi que n'était le précédent[294].»
Quant au traité qui avait été l'occasion de cette crise, le gouvernement n'y renonça pas. Il fit savoir aux États-Unis que le vote émis devait être considéré seulement comme suspensif, et que la question serait de nouveau portée au Parlement, dans la session suivante.
II
Quelques mois à peine s'étaient écoulés depuis la démission du duc de Broglie, que d'eux-mêmes et sans que, cette fois, le Parlement y fut pour rien, les ministres altéraient, sur un autre point, la combinaison du 11 octobre. Le maréchal Soult était un président du conseil parfois un peu gênant. Assez mal vu des députés qui lui reprochaient d'être, dans les affaires de son département, dépensier, désordonné, d'en prendre trop à son aise avec les votes de la Chambre et de se montrer trop complaisant envers le Roi, il se défendait mal à la tribune, avec rudesse et confusion, et mettait souvent dans l'embarras ceux qui devaient venir à son secours. Dans l'intérieur même du cabinet, méfiant, exigeant, bourru, sans tact, il semblait, comme l'a écrit M. Guizot, «vouloir se venger, en se rendant incommode, de l'autorité qu'il n'avait pas sur ses collègues». Il n'aimait pas les doctrinaires, avec lesquels, en effet, il n'avait rien de commun, et il laissait voir son antipathie. M. Thiers lui avait d'abord plu; mais les bons rapports durèrent peu, et bientôt le maréchal ne parla plus guère du jeune et brillant ministre, sans l'appeler d'un sobriquet grossier, plus fait pour les camps que pour la bonne société politique. Chaque jour, il devenait ainsi plus insupportable aux autres membres du cabinet. Bientôt même, l'agacement et l'impatience de ceux-ci furent tels que M. Guizot et M. Thiers convinrent à peu près de se débarrasser, à la première occasion, du président du conseil. C'était perdre de vue les qualités qui compensaient les défauts du maréchal, les ressources, l'activité, la vigueur et souvent le grand sens de cet esprit inculte et rude, le prestige de ce nom illustre, à l'intérieur, non-seulement dans l'armée, mais dans la population civile, et à l'extérieur, auprès des gouvernements européens. C'était oublier que le maréchal avait l'avantage de laisser aux deux véritables têtes du cabinet la réalité de la direction politique, tout en étant par lui-même assez considérable pour ne pas paraître un président de paille. C'était surtout méconnaître la difficulté de trouver un remplaçant qui ne présentât pas des inconvénients beaucoup plus graves. M. de Barante, de loin, jugeait mieux les choses, quand il écrivait à M. Guizot, le 5 juin 1834: «Je prévois la chute du maréchal, et elle me fait peur[295].»
M. Guizot et M. Thiers aggravèrent leur faute, en choisissant, pour faire échec au maréchal, une question où celui-ci avait raison contre eux. Au lendemain de la révolution de 1830, le gouvernement, absorbé par tant de difficultés intérieures et extérieures, obligé d'ailleurs de beaucoup ménager l'Angleterre[296], ne s'était guère occupé de cette Algérie où la Restauration venait de planter le drapeau de la France. L'armée d'occupation, loin d'avoir été augmentée, s'était trouvée réduite, et, pendant trois années, quatre commandants militaires, les généraux Clausel, Berthezène, de Rovigo et Voirol, s'étaient succédé, sans être dirigés ni soutenus par le pouvoir central, apportant chacun des idées différentes, et se heurtant, sur cette terre inconnue, à des difficultés qui furent souvent, pour notre politique et même pour nos armes, la cause de graves échecs[297]. En somme, nous n'avions fait presque aucun progrès; notre occupation était limitée à Alger et à quelques autres points; encore pouvait-on se demander si un effort plus violent des Arabes ne réussirait pas à nous jeter à la mer, ou si, de nous-mêmes, nous ne serions pas amenés à nous rembarquer. Ce dernier parti était conseillé, au nom de l'économie, par quelques hommes politiques, notamment par M. Dupin, par M. Passy, et plus d'un symptôme indiquait qu'une partie notable de la Chambre n'y serait pas défavorable. En 1833, le gouvernement, se sentant enfin l'esprit plus libre, commença à regarder du côté de notre conquête africaine. Deux grandes commissions furent successivement chargées d'étudier cette question si grave et si neuve, l'une en Algérie, l'autre à Paris. Une conclusion se dégagea tout d'abord: la nécessité de maintenir notre établissement. Le ministère n'eut aucune hésitation, et fit une déclaration dans ce sens, en avril 1834, à propos du budget. En ce qui regardait, au contraire, le mode de gouvernement, les esprits furent divisés jusque dans le sein du cabinet: les uns, comme le maréchal Soult, demandant la continuation du régime militaire; les autres, comme M. Guizot et M. Thiers, voulant essayer du régime civil. Le maréchal prit l'affaire très-vivement, et déclara avec humeur qu'il se retirerait du cabinet plutôt que de céder.
Loin d'être troublés par cette menace, les deux ministres politiques y virent l'occasion cherchée d'en finir avec le président du conseil. Ils s'étaient d'ailleurs entendus pour pousser à sa place le maréchal Gérard. Le Roi, auquel ils s'ouvrirent de leur dessein, fut plus clairvoyant, et leur fit beaucoup d'objections: «Prenez garde, leur disait-il, le maréchal Soult est un gros personnage; je connais, comme vous, ses inconvénients, mais c'est quelque chose de les connaître; avec son successeur, s'il accepte, vos embarras seront autres, mais plus graves peut-être; vous perdrez au change[298].» Louis-Philippe ne se trompait pas. Le maréchal Gérard, vaillant soldat, mais esprit peu étendu, volonté molle, ayant la plupart de ses amis à gauche, n'avait guère, en politique, d'autre souci que celui de la popularité, prêt à se laisser mener par ceux qui lui paraissaient en mesure de la dispenser. C'est sans doute à cette faiblesse que songeait le Roi, quand, vers la même époque, il disait à M. Pozzo di Borgo: «Je ne puis que regretter le maréchal Soult; il avait d'excellentes qualités, entre autres celle de ne jamais ambitionner la popularité[299].» Mais rien n'y fit: M. Guizot et M. Thiers s'obstinèrent. La session approchait, et le ministère ne pouvait s'y présenter dans un pareil état de discorde. Force fut donc au Roi de céder. Le 18 juillet 1834, le Moniteur annonça que la démission du maréchal Soult était acceptée, et qu'il était remplacé, à la présidence du conseil comme au ministère de la guerre, par le maréchal Gérard. Quant à la question même qui avait amené cette crise, elle était si bien un prétexte que, quelques jours après, une ordonnance établissait que les «possessions françaises du nord de l'Afrique» seraient sous l'autorité d'un gouverneur général «relevant du ministère de la guerre», et appelait à ces fonctions le général Drouet d'Erlon.
M. Guizot a écrit plus tard, à ce propos, dans ses Mémoires: «Ce fut de notre part une faute, et une double faute. Nous avions tort, en 1834, de vouloir un gouverneur civil en Algérie; il s'en fallait bien que le jour en fût venu. Nous eûmes tort de saisir cette occasion pour rompre avec le maréchal Soult et l'écarter du cabinet; il nous causait des embarras parlementaires et des ennuis personnels; mais il ne contrariait jamais, et il servait bien quelquefois notre politique générale... La retraite du duc de Broglie avait déjà été un affaiblissement pour le cabinet; celle du duc de Dalmatie aggrava le mal, et nous ne tardâmes pas à nous apercevoir que la porte par laquelle il était sorti restait ouverte à l'ennemi que nous combattions.»
III
Le ministère était d'autant plus en faute de s'affaiblir, qu'en ce moment même il rencontrait de sérieuses difficultés dans l'intérieur de la Chambre. Ces difficultés, où se trouvaient-elles? Si nombreuse, si acharnée que fût la gauche parlementaire, elle était alors trop mal conduite pour se faire bien redoutable. Elle n'avait pas renouvelé son bagage depuis 1830. Or M. Thiers était fondé à lui dire, du haut de la tribune, que, sur tous les points, au dedans et au dehors, les événements lui avaient donné tort[300]. Et puis, quelle figure faisait-elle à côté des républicains plus bruyants, plus audacieux, plus en possession de l'attention populaire? Elle niait sottement leur existence, pour s'excuser de ne pas oser les désavouer; s'exposait, pour les couvrir, alors qu'au fond elle les blâmait et les craignait; toujours à la remorque de ces factieux qui la compromettaient sans la consulter et en se moquant d'elle; n'ayant pas de politique propre, ne faisant pas une campagne qui fût vraiment d'elle et pour elle. De là, un discrédit qui se manifesta par de nombreux échecs, aux élections de 1834. Lamartine, alors isolé et spectateur à peu près impartial, écrivait que l'opposition de gauche était «stupidement mauvaise» et tombait dans le «mépris général».
Si donc le ministère n'avait eu, dans le Parlement, qu'à combattre cette opposition, la tâche aurait pu être ennuyeuse, fatigante; elle n'eût été ni difficile, ni périlleuse. Mais il rencontrait, tout près de lui, un danger plus réel. On a eu souvent occasion de constater, dans les majorités conservatrices des Assemblées françaises, une maladie singulière, analogue à ces décompositions internes qui se produisent parfois dans l'organisme humain. Le nom en a varié suivant les temps. Déjà, sous la Restauration, l'immense majorité de M. de Villèle n'avait-elle pas été peu à peu désagrégée par le groupe de la «Défection»? Une telle désagrégation était plus à craindre encore au lendemain de 1830, avec un parti régnant qui avait les habitudes et les préjugés d'une longue opposition, après une révolution qui avait diminué dans la politique la part des principes et des sentiments, pour n'y laisser guère subsister que celle des intérêts. Aussi, à mesure que s'affaiblissaient les craintes de guerre et de révolution dont le ministre du 13 mars s'était servi pour former sa majorité, n'était-il pas surprenant de voir apparaître et se développer les germes de ce qu'on a appelé le tiers parti. Périer lui-même, peu avant sa mort, avait pressenti le péril. «Le fardeau est déjà lourd, disait-il; il deviendrait intolérable, quand le danger serait dissipé. Mes meilleurs amis, qui déjà ne sont pas commodes, me joueraient, à tous propos, des tours pendables.» Les ministres du 11 octobre devaient avoir occasion de vérifier la justesse de ce pronostic.
Le tiers parti n'était pas un groupe distinct, se détachant ouvertement de la majorité: auquel cas on eût compté les voix perdues et su à quoi s'en tenir. Il prétendait demeurer dans cette majorité où il agissait comme un ferment de dissolution. Impossible de désigner sa place et de tracer sa frontière. Son programme ne serait pas plus facile à définir. Il y avait là moins un corps de doctrines qu'un état d'esprit: état d'esprit fort complexe où se mêlaient d'honnêtes indécisions et d'ambitieuses intrigues; des aspirations à l'impartialité, et des amours-propres susceptibles, prompts aux petites rancunes, jaloux de toute supériorité; des prétentions à l'indépendance de jugement, et une vue aussi étroite que courte de toutes choses; le désir de n'obéir à aucune consigne, et une recherche servile de la popularité; en tout, et jusque dans la façon dont ces hommes comprenaient et traitaient la monarchie, des contradictions qui les faisaient qualifier, à juste titre, de «royalistes inconséquents[301]».
Si le tiers parti se défendait de former un groupe, il avait un représentant, un porte-parole, dans lequel à certains jours il semblait se personnifier. C'était un personnage considérable par son talent, sa renommée et sa situation, le président même de la Chambre, M. Dupin. Nous avons déjà dit comment ce dernier avait commencé, après la mort de Périer, à s'éloigner des conservateurs avec lesquels il venait de faire campagne. Par plus d'un trait de son esprit et de son caractère, il était l'homme du tiers parti: indépendance fantasque, égoïste, envieuse, ne permettant jamais de prévoir de quel côté il allait se ranger; humeur ombrageuse et taquine, prompte aux bouderies et aux boutades; tempérament batailleur, mais aimant mieux tirailler en embuscades que combattre en rase campagne; répugnance prudente à se proclamer l'ennemi des hommes au pouvoir, mais promptitude à jouer de mauvais tours à ceux dont il se disait l'ami; inconséquence d'une vanité bourgeoise qui se flattait de supprimer toutes les aristocraties et d'abaisser la monarchie, sans se livrer à la démocratie dont elle avait peur; impuissance de toute pensée haute, large, généreuse; ignorance des doctrines et haine des doctrinaires; adresse à courtiser à la fois le prince et l'opposition. Grande cependant eût été l'illusion des députés du tiers parti, s'ils avaient cru pouvoir compter sur M. Dupin. Celui-ci ne s'était pas repris aux conservateurs pour se donner à d'autres: c'eût été retrouver, sous une autre forme, les compromissions que fuyait sa prudence et les liens que ne pouvait supporter son caprice. Au lendemain du jour où il se laissait traiter et paraissait même se poser en chef de ce groupe, le moindre péril, le plus petit risque de responsabilité suffisait pour qu'il se dégageât et se dérobât par quelque mouvement brusque, empressé à jurer que le tiers parti n'existait pas ou qu'en tout cas il ne le connaissait pas. Une situation isolée, intermédiaire, équivoque, où nul ne pouvait venir exiger de lui un sacrifice ni même solliciter un service, où, d'aucun côté, on n'osait l'attaquer par crainte de décider son hostilité encore douteuse, où il se voyait ménagé par tous sans se croire obligé à ménager personne, voilà ce que préférait l'égoïsme de ce célibataire politique.
Le tiers parti se retrouvait aussi dans la presse. Son principal organe était le Constitutionnel, bien déchu, il est vrai, du succès qu'il avait eu, sous la Restauration, aux jours de sa campagne contre le «parti prêtre[302]». Abandonné de la plus grande partie de sa clientèle[303], il servait de plastron à la presse satirique; la caricature, qui s'était emparée de lui, lui donnait pour symbole un bonnet de coton en forme d'éteignoir; son abonné était devenu le type du bourgeois ridicule et niais; quand les petits journaux voulaient parler de quelque bêtise, ils disaient: «C'est par trop Constitutionnel.» Malgré tout cependant, ce vieux nom avait encore quelque importance dans les polémiques. Plusieurs autres journaux, d'ailleurs, s'inspiraient à peu près du même esprit: le Temps, l'Impartial, le Courrier français. Le tiers parti était donc presque plus nombreux dans la presse qu'au Parlement; il s'y montrait surtout plus hardi et à visage plus découvert. Ces journaux faisaient une guerre mesquine, mais incessante, au ministère. Dans presque toutes les questions, ils suivaient ou tout au moins secondaient les feuilles de gauche.
IV
Pour trouver le début des manœuvres équivoques par lesquelles le tiers parti va mettre en péril et même un moment renverser le ministère, il faut revenir de quelques mois en arrière. C'est en effet au commencement de la session de 1834 qu'avait eu lieu le premier essai de ces manœuvres. Plusieurs députés, imbus de l'esprit de ce tiers parti, s'étaient alors glissés sans bruit dans la commission de l'Adresse, entre autres M. Étienne, rédacteur du Constitutionnel, qui, après avoir dirigé la police de la presse sous l'Empire, était devenu un libéral si exigeant sous la Restauration et la monarchie de Juillet. Écrivain «mou et terne, avec une clarté apparente et un agrément de mauvais aloi, fin sans distinction, habile à laisser entendre sans dire et à nuire sans frapper[304]», il avait été chargé de rédiger le projet d'Adresse et en avait profité pour faire adopter par la commission un morceau vague, à double sens, plein de déclarations générales en faveur de l'ordre, mais presque silencieux sur la politique du ministère; donnant des conseils qui, sans être un blâme formel, étaient encore moins une approbation; reportant les espérances sur l'avenir, comme si celui-ci ne devait pas être la continuation du présent; laissant deviner l'intention critique et méfiante, sans l'exprimer. Les ministres, fort embarrassés d'une attaque si détournée et d'un adversaire si insaisissable, craignaient de paraître eux-mêmes provoquer l'opposition s'ils la dénonçaient, et ignoraient dans quelle mesure ils seraient suivis s'ils engageaient la bataille. Ils se résignèrent à ne pas voir ce qu'on n'osait pas leur montrer clairement, à ne pas entendre ce qu'on ne leur disait pas tout haut. Loin de brusquer la majorité à la façon de Périer, ils n'eurent souci que de ménager son amour-propre et ses prétentions d'indépendance. M. Thiers ne prononçait le mot de «majorité dévouée» qu'en ajoutant aussitôt: «dévouée au pays, non au ministère». Et M. Guizot, sans repousser la rédaction proposée, croyait faire assez, en exposant, à côté, la politique ministérielle que d'ailleurs le tiers parti, de son côté, se gardait également de combattre de front. L'opposition assistait, narquoise, à ce spectacle, attentive à souligner, dans l'Adresse qu'elle acceptait, toutes les intentions hostiles au cabinet. Et afin de compléter l'équivoque, au vote, les partis les plus opposés se trouvèrent d'accord pour adopter un texte que chacun interprétait d'une façon différente.
Un tel débat n'avait été honorable pour personne, et le cabinet en était sorti diminué. Son principal organe, le Journal des Débats, était réduit à réfuter ceux qui cherchaient à «persuader à la Chambre qu'elle avait tué le ministère et au ministère qu'il était mort». Peut-être le cabinet se rassura-t-il, quand, peu après, dans cette même session de 1834, il retrouva une majorité ferme et constante pour voter toutes les grandes lois de défense, notamment celle sur les associations. Il aurait eu tort cependant de croire le danger disparu. Le tiers parti, pour être un moment rentré dans l'ombre, subsistait toujours, guettant l'occasion favorable. Bien plus, c'est précisément à la fin de cette session qu'il se sentit en quelque sorte aidé par les démembrements successifs du cabinet, par la retraite du duc de Broglie en avril 1834, par celle du maréchal Soult en juillet. Au même moment, la victoire si complète remportée dans la rue sur l'émeute avait ce résultat, étrange, mais accoutumé, d'affaiblir la discipline des conservateurs en augmentant leur sécurité. On le vit aux élections générales de juin 1834. Sans doute, comme nous l'avons déjà dit, ces élections furent un désastre pour les républicains, une défaite pour la gauche dynastique; mais en même temps elles accrurent, dans la majorité, le nombre des indépendants, des flottants, des ombrageux, qui pouvaient, à un moment donné, par caprice, par indécision ou par froissement personnel, être entraînés dans une manœuvre de tiers parti[305]. Suivant les calculs, on en comptait quatre-vingts ou même cent vingt. Aussi M. Guizot écrivait-il à M. de Rémusat: «La victoire est grande; mais la campagne prochaine sera très-difficile. L'impression évidente ici est une détente générale; chacun se croit et se croira libre de penser, de parler et d'agir comme il lui plaira; chacun sera rendu à la pente de ses préjugés et de ses préventions personnelles.» Mêmes impressions dans une lettre adressée par M. Thiers à M. de Barante: «Nous aurons affaire à cent soixante députés nouveaux et à trois cents qui feront semblant de l'être, et il nous faudra encore leur démontrer péniblement que le gouvernement, que l'administration, que la diplomatie sont tout autre chose que ce qu'ils imaginent, et puis les faire voter là-dessus. Ce n'est pas là une œuvre facile; quelquefois même elle peut, à force d'accumuler de petits mécontentements faire une grosse colère avec beaucoup de petites et amener un gros orage[306].»
V
Ainsi, au milieu de 1834, tout—démembrements successifs du cabinet, écrasement de l'émeute, résultat des élections—encourageait le tiers parti, non à déployer un drapeau, à se former ouvertement en corps d'attaque,—ce n'était pas dans ses habitudes,—mais à reprendre plus activement son travail souterrain de dissolution. Le 31 juillet, la nouvelle Chambre était réunie à l'effet de se constituer. Les premiers votes pour la nomination du bureau furent interprétés comme un succès pour le tiers parti et comme un échec pour le cabinet. Vint ensuite l'Adresse, où l'on recommença, en l'aggravant, la manœuvre de la session antérieure. Même rédaction équivoque et sournoise; pas d'attaque ouverte, mais une désapprobation indirecte et par insinuation. Le ministère allait-il donc, une seconde fois, se laisser jouer? Les journaux conservateurs le pressaient de se montrer ferme, de ne pas craindre d'arracher tous les masques, et, pour leur compte, ils lançaient défi sur défi au tiers parti, en lui donnant rendez-vous au jour de la discussion. Mais ce jour venu, les ministres embarrassés, inquiets, n'osèrent pas pousser les choses à fond. Ils se contentèrent d'une pacifique demande d'explication, à laquelle le rapporteur, M. Étienne, répondit en désavouant plus ou moins obscurément les intentions hostiles qu'on lui prêtait. La gauche se tut, comme l'en avaient priée les journaux du tiers parti. Si bien que ce débat, annoncé comme important, tourna court, et que tout fut bâclé en un jour. Le général Bugeaud et le colonel Lamy avaient présenté des amendements, dans le dessein de forcer la Chambre à se prononcer nettement pour ou contre le cabinet; ils ne furent pas soutenus. Au vote, même comédie que pour l'Adresse précédente: la rédaction de la commission fut admise à la presque unanimité, par 256 voix contre 39.
Dès le lendemain, les journaux du tiers parti donnèrent à l'Adresse le sens hostile qu'ils avaient prudemment dissimulé et même répudié pendant la discussion[307]. Ils raillèrent le silence du ministère, qu'ils dénonçaient comme un aveu d'impuissance, et triomphèrent du vote de la Chambre, où ils prétendaient voir la preuve que le cabinet n'avait plus la majorité. Vainement le ministère contesta-t-il cette interprétation, ses amis eux-mêmes étaient mécontents, humiliés, découragés. «On ne comprend pas, écrivait alors l'un deux, ce qui a pu déterminer le ministère, qui, la veille, était notoirement décidé à provoquer de franches explications, à ne pas offrir un combat dans lequel, s'il eût bien choisi son terrain, la disposition si connue du tiers parti lui assurait tant de chances favorables. L'opinion générale est qu'il s'est fort affaibli.» Le Journal des Débats exprimait tout haut des sentiments analogues. Les ministres s'apercevaient qu'ils n'avaient plus la force nécessaire pour remplir leur tâche[308]. Or nul moyen, pour le moment, de réparer la faute commise, car, dès le 16 août 1834, à peine l'Adresse votée, le Parlement, qui n'avait été réuni que pour se constituer, fut prorogé au 29 décembre.
La Chambre séparée, le tiers parti n'en continua pas moins ses menées. Il se sentait même plus à l'aise, sans tribune, sans risque d'explications face à face. Précisément à cette époque, l'agitation commencée pour l'amnistie vint lui fournir un moyen d'attaque assez efficace. On se rappelle que tous les individus poursuivis à raison des insurrections d'avril avaient été déférés à la Cour des pairs. Le gouvernement l'avait fait surtout pour soustraire cette affaire au jury, dont il craignait les défaillances. Mais, à l'œuvre, il s'aperçut vite des difficultés de l'entreprise où il s'était engagé. La réunion de tous les faits et de tous les incriminés dans une seule poursuite donnait à celle-ci des proportions démesurées: deux mille personnes avaient été arrêtées; quatre mille témoins étaient à entendre; dix-sept mille pièces remplissaient le dossier. Et un tel procès devait être instruit et jugé par un tribunal de deux cents membres, sans procédure légalement fixée, sans précédents connus, au milieu des assauts démagogiques et des embuscades parlementaires. Aussi beaucoup, même parmi les amis du gouvernement, doutaient-ils que celui-ci pût se tirer d'une affaire aussi compliquée. La vue de ces difficultés fit croire aux adversaires du cabinet qu'il leur serait possible d'arracher une amnistie. Ils ne pouvaient cependant faire valoir le repentir de leurs clients. Le National déclarait arrogamment que «les prévenus d'avril n'avaient jamais demandé leur grâce, ni consenti à ce qu'on la demandât pour eux»; qu'ils ne désiraient pas que «la monarchie se fît clémente en leur faveur, et que leur loyauté, si on l'interrogeait, donnerait raison peut-être à ceux qui affirmaient, pour repousser l'amnistie, que le repentir n'était pas entré dans ces âmes inflexibles». Il ajoutait: «L'amnistie, s'il était possible qu'elle vînt, ne serait vue que comme le dernier soupir d'un système réduit aux plus tristes expédients pour se conserver.» Et encore: «Les détenus républicains ne se sentent peut-être pas, au fond du cœur, la disposition de rendre amnistie pour amnistie et de serrer la main ensanglantée qu'on aurait la très-grande confiance de leur tendre[309].»
Ce langage ne découragea pas les hommes du tiers parti, et ils ne s'en joignirent pas moins à ceux qui réclamaient un pardon général. Ce n'était pas, de leur part, sympathie pour le parti républicain et révolutionnaire. Au fond, ils eussent autant que personne détesté son triomphe, et naguère ils avaient applaudi aux mesures de défense et de rigueur. Mais, pour le moment, le danger matériel et immédiat, le seul à leur portée, paraissait conjuré, et ils croyaient se rendre populaires, en se distinguant des conservateurs à outrance, en se posant en hommes de conciliation. La campagne d'amnistie avait un autre avantage, décisif à leurs yeux, c'était d'aggraver singulièrement les divisions et les embarras du cabinet. À peine entré au ministère, le maréchal Gérard avait été fort courtisé, circonvenu par les habiles du tiers parti. Ceux-ci, en même temps qu'ils attaquaient les autres ministres, affectaient de compter sur le maréchal, lui prêtaient des mots heureux, citaient les moindres déplacements opérés dans ses bureaux, comme autant de réformes méritoires. Tout en l'enguirlandant, ils étaient parvenus facilement à lui persuader qu'il avait toujours désiré l'amnistie et qu'il se couvrirait de gloire en la faisant adopter. Ils jouaient à coup sûr et gagnaient dans toutes les hypothèses. Si le maréchal l'emportait dans le gouvernement, ils avaient notoirement leur part à cette victoire gagnée sur l'élément doctrinaire. S'il échouait, c'était un conflit dont ils comptaient bien faire sortir une nouvelle dislocation du cabinet.
Les collègues du maréchal Gérard n'eurent aucune hésitation. Ni la situation générale, ni l'état d'esprit du parti républicain ne leur parut permettre une amnistie qui eût été universellement interprétée comme un aveu de faiblesse. Sur ce point, M. Thiers était non moins décidé et plus ardent encore que M. Guizot. Le Roi les soutenait[310]. Le maréchal vit donc bientôt qu'il n'avait aucune chance de faire prévaloir son sentiment. Surveillé, pressé par le tiers parti, fort troublé du risque que courait sa popularité, s'il acceptait cet échec, il donna sa démission et ouvrit ainsi une nouvelle crise ministérielle (29 octobre 1834)[311].
VI
L'ordonnance qui avait relevé le maréchal Gérard de ses fonctions s'était bornée à charger l'amiral de Rigny de diriger par intérim le ministère de la guerre, sans rien dire de la présidence du conseil: expédient tout provisoire qui dissimulait mal l'embarras que l'on éprouvait à raccommoder une machine si souvent détraquée depuis quelques mois. Où trouver en effet un président du conseil? Impossible d'appeler à ce poste M. Guizot, sans blesser M. Thiers, et réciproquement. Quelques-uns eussent désiré faire rentrer le duc de Broglie dans le cabinet et lui en donner la présidence. Cette combinaison, qui agréait fort à M. Guizot, ne déplaisait pas alors à M. Thiers, bien qu'elle fît belle part aux doctrinaires. Le ministre de l'intérieur était trop intelligent pour ne pas comprendre qu'il n'y avait pas de meilleur moyen de rétablir l'autorité du cabinet sur la Chambre et aussi auprès du Roi. D'ailleurs, entre ce grand seigneur et ce parvenu qui se ressemblaient si peu, s'étaient noués des rapports amicaux; le premier avait toujours témoigné d'une sympathie curieuse et indulgente pour les brillantes qualités de son jeune collègue, et celui-ci était flatté d'être bien vu par un homme si considéré et si considérable. Ce fut le Roi qui fit objection à M. de Broglie. Il craignait d'avoir de nouveau affaire à la trinité Broglie, Guizot, Thiers; et surtout, comme nous l'avons déjà donné à entendre, il avait alors, sur les affaires étrangères, des vues qu'il savait n'être pas pleinement partagées par le duc, et il désirait maintenir le ministère des affaires étrangères en des mains plus dociles. «Toutes les fois, écrivait alors un personnage bien informé, que le nom de M. de Broglie a été prononcé devant Louis-Philippe, soit par M. Guizot, soit par M. de Rigny, soit par lord Granville, le Roi a déclaré, de son ton le plus positif, qu'il ne fallait pas y penser. «Je me ferai plutôt piler dans un mortier», a-t-il dit à M. de Rigny. M. de Broglie est vivement blessé de cette malveillance si hautement déclarée. Déjà, à son retour d'Allemagne, il avait été surpris de l'extrême froideur de l'accueil royal[312].»
Cette solution repoussée, il fallut en chercher une autre. Mais le temps s'écoulait, et l'on ne trouvait rien. L'irritation gagnait peu à peu ceux qui prenaient part à ces pourparlers pénibles et stériles. Certaines gens d'ailleurs, par malice ou sottise, semblaient prendre plaisir à souffler la défiance et la discorde, rapportant, envenimant, dénaturant les propos que l'impatience avait fait tenir de part et d'autre. Les ministres en venaient à supposer que Louis-Philippe, grisé par les flagorneries des courtisans et des ambassadeurs, prolongeait volontairement la crise pour montrer qu'il était la seule pièce solide, l'unique ressource; que, par souci de son pouvoir personnel, il repoussait systématiquement tout ministère fort et ne rêvait que de dissoudre l'union des hommes du 11 octobre. Par contre, le Roi s'imaginait qu'il était en présence d'une intrigue, d'un complot formé pour forcer sa volonté et lui imposer une sorte de maire du palais. Troublés, humiliés, découragés, les conservateurs se lamentaient ou récriminaient. Les journaux opposants n'avaient pas assez de sarcasmes contre ce ministère décapité qui ne parvenait pas à se refaire une tête; racontant, amplifiant au besoin tout ce qui transpirait des conflits, des intrigues et des avortements, ils prétendaient y montrer la «déconsidération» et même l'«agonie» du régime. Pendant ce temps, le gros public tendait à vivre, de plus en plus, en dehors d'une politique qui devenait, pour lui, équivoque et sans intérêt: sorte d'indifférence ennuyée et un peu dégoûtée, dont les amis clairvoyants du gouvernement parlementaire n'eussent pas dû prendre facilement leur parti.
M. Guizot et M. Thiers comprirent qu'une telle situation ne pouvait se prolonger. Un seul moyen leur apparut d'échapper au ridicule de leur impuissance, de déjouer les manœuvres de leurs adversaires, et d'avoir raison de la mauvaise volonté qu'ils supposaient au Roi: c'était de céder la place au tiers parti et de le mettre en demeure de montrer ce dont il était capable. Cette tactique, dans laquelle il entrait beaucoup de dédain, plaisait à l'âme haute et même quelque peu hautaine de M. Guizot. Quant à M. Thiers, il sentait alors trop douloureusement les épines du pouvoir, pour répugner beaucoup à le quitter. Déjà, sous les précédents ministères, nous avons eu l'occasion de marquer le caractère des attaques dont cet homme d'État était l'objet, et qui mettaient en cause jusqu'à sa probité. Ces attaques ne s'étaient pas calmées, depuis que M. Thiers était devenu membre du gouvernement: bien au contraire. On l'accusait ouvertement de tripotages, de concussion, de vol[313]. C'était pure calomnie. Malheureusement, le défaut de tenue du jeune ministre, sa hâte de jouir, la promptitude de son luxe[314], un fond de gaminerie qui allait parfois jusqu'au scandale[315], aidaient à cette calomnie. Il n'avait pas su, par sa vie, forcer le respect, comme M. Guizot ou le duc de Broglie. Ajoutez les prétextes fournis aux adversaires par cet entourage, trop peu scrupuleusement accepté, qui devait être, jusqu'à la fin, la faiblesse de M. Thiers[316], et surtout par une famille résolue à exploiter sans pudeur l'avantage inattendu d'avoir un des siens au pouvoir[317]. En 1834, les attaques, favorisées par certaines circonstances fâcheuses, étaient devenues plus acharnées, plus méchantes que jamais. M. Thiers en avait été à la fois abattu et exaspéré. Au mois de septembre, ses amis avaient eu beaucoup de peine à l'empêcher de provoquer en duel M. Degouve-Denuncques, qui, dans une correspondance du Journal de Rouen, l'avait accusé de jouer à la Bourse, à l'aide des dépêches télégraphiques, et son découragement lui avait fait parler sérieusement de renoncer au pouvoir[318]. Dans cet état d'esprit, il devait accueillir volontiers l'idée de risquer une démission, pour mettre ses adversaires au pied du mur.
M. Guizot et M. Thiers s'entendirent donc pour proposer à leurs collègues de se retirer. MM. de Rigny, Humann et Duchâtel y consentirent. Deux seuls s'y refusèrent: M. Persil et l'amiral Jacob. Par suite, cinq démissions furent à la fois portées au Roi. Celui-ci les accepta facilement, soit qu'il comprit et approuvât la tactique de MM. Guizot et Thiers, soit que, mécontent des desseins qu'il supposait aux hommes du 11 octobre, il fût bien aise d'être mis en demeure d'essayer une autre combinaison. D'ailleurs, autour du trône, le tiers parti avait alors des avocats assez zélés, au nombre desquels était le duc d'Orléans. Dans tout l'éclat, mais aussi dans l'inexpérience de sa brillante jeunesse, l'héritier royal en voulait aux doctrinaires de leur impopularité auprès de la partie la plus bruyante de l'opinion, et affectait, au contraire, de bien traiter M. Dupin ou même des opposants plus marqués. Après tout, n'est-il pas dans la tradition des princes de Galles d'être un peu en coquetterie avec l'opposition?
Conduit ainsi à se rapprocher du tiers parti, le Roi essaya tout d'abord de détacher M. Thiers de ses anciens collègues, pour en faire le pivot de la combinaison nouvelle. Il s'était pris pour le jeune ministre d'un goût très-vif qui devait survivre à bien des dissidences et des griefs[319]. Il le préférait alors à ceux qu'il appelait «messieurs les doctrinaires», au duc de Broglie, même à M. Guizot, auquel il ne s'était pas encore attaché comme il l'a fait plus tard. Il estimait, respectait le grand seigneur, le professeur déjà illustre, mais se sentait plus à l'aise avec le journaliste parvenu de la veille[320]. Il se flattait de trouver celui-ci plus maniable, plus accessible à son influence, parce qu'il était plus mobile, moins scrupuleux, moins monté sur les échasses de ses principes. Cet esprit si vif, si fin, l'amusait, sans lui faire peur, parce qu'il se savait plus fin encore[321]. Il ne s'effarouchait pas de l'origine révolutionnaire de l'ancien rédacteur du National, il y voyait même plutôt un avantage: M. Thiers n'apparaissait-il pas, plus que tout autre, la créature du régime de Juillet, l'incarnation de la bourgeoisie de 1830, l'homme dont la fortune paraissait le plus étroitement liée à celle de la monarchie nouvelle, et sous le nom duquel la politique royale éveillerait le moins de préventions dans les partis de gauche? Autant de raisons qui faisaient désirer à Louis-Philippe de conserver M. Thiers, sans M. Guizot, dans le nouveau cabinet. Quant au malheur de rompre entre ces deux hommes d'État l'union formée sous les auspices de Casimir Périer, et d'y substituer une rivalité dont l'avenir devait montrer tout le péril, Louis-Philippe ne le voyait pas. Il se laissait séduire, au contraire, à l'idée de multiplier ainsi les relais ministériels et d'augmenter son autorité sur des conseillers qui sauraient avoir derrière eux des remplaçants tout prêts.
On eût pu supposer qu'il ne serait pas bien difficile de séparer M. Thiers d'un collègue si différent, si opposé d'origine, de caractère, d'esprit, d'opinion, d'habitudes de vie; d'éveiller sa jalousie contre un rival d'éloquence; de l'irriter contre le puritain dont la gravité austère, la respectabilité reconnue paraissaient faites exprès pour provoquer certaines comparaisons[322]. Cependant, l'heure n'était pas venue de cette néfaste rupture. M. Thiers n'était pas encore en disposition de se laisser tenter. Pleinement entré dans l'union du 11 octobre, flatté d'en faire partie, compromis dans ses entreprises, il croyait de son devoir et de son intérêt d'y demeurer fidèle. Cet esprit mobile a eu comme des veines diverses; il était alors au plus fort d'une veine conservatrice. On l'avait vu, dans ses récents discours, mettre son amour-propre à se poser en ministre énergique, chercher même à atténuer et presque à excuser ce qui, dans son passé, pouvait exciter la défiance des hommes d'ordre et le distinguer de tels de ses collègues[323]. Il se vantait de n'être pas révolutionnaire[324], comme, à d'autres époques, il s'est vanté de l'être. Ces contradictions ne l'ont jamais gêné, et il ne croyait pas en être diminué aux yeux du public français. Avait-il tort? M. Doudan a écrit précisément de M. Thiers et de ses variations pour ou contre la Révolution: «Reste à savoir combien de fois, selon la loi des partis, le même homme peut avoir dit le oui et le non avec emportement et garder autorité sur les autres. Je crois qu'il le peut septante-sept fois, et cela suffit dans une longue vie publique. L'inconséquence peut être un prétexte aux taquineries, mais elle n'use pas beaucoup les hommes[325].» Quoi qu'il en soit de cette réflexion d'un scepticisme un peu ironique, M. Thiers demeurait alors à ce point fidèle à M. Guizot, qu'il se plaisait à montrer, dans la différence de leurs deux natures, une raison et un avantage de leur union; un jour que, dans un cercle de députés, on se préoccupait d'un prétendu dissentiment entre les deux ministres: «M. Guizot, dit M. Thiers, ne va pas souvent assez loin; je le pousse. Je tends parfois à dépasser le but; il me modère. Nous avons besoin l'un de l'autre; nous nous complétons l'un par l'autre. Est-ce que nous pouvons nous séparer[326]?» Dans ces sentiments, M. Thiers résista fermement à toutes les invitations du tiers parti, à toutes les offres du Roi, et chacun dut bientôt se convaincre que, pour le moment du moins, il ne se laisserait pas détacher de ses anciens collègues.
Ayant échoué de ce côté, Louis-Philippe fit appeler le comte Molé, personnage considérable, ancien ministre des affaires étrangères au lendemain de la révolution, ayant cet avantage de ne s'être pas prononcé sur les questions, ni engagé avec les personnes. M. Molé, au lieu de chercher à former un cabinet nouveau, voulut reconstituer le cabinet démissionnaire, allégé de M. Guizot et de quelques autres; mais lui aussi trouva les anciens ministres du 11 octobre résolus à ne pas se séparer, et il dut renoncer immédiatement à sa tentative.
Le Roi s'adressa alors au tiers parti lui-même; il le fit par l'intermédiaire assez imprévu de M. Persil, qui se mit en rapport avec M. Dupin. C'était pour ce dernier le moment de donner sa mesure et de montrer son courage; aussi s'empressa-t-il, une fois de plus, de se dérober. Trouvant l'aventure mauvaise, il refusa tout ministère pour lui; mais il consentit à exposer son frère et ses amis. Ainsi parvint-on à faire, de bric et de broc, un ministère dont le Moniteur du 10 novembre fit connaître la composition. Quelques-uns des ministres n'étaient pas sans valeur; mais leur assemblage ou plutôt leur juxtaposition n'en avait aucune. M. Passy prit les Finances; M. Charles Dupin, la Marine; le général Bernard, la Guerre; M. Teste, le Commerce; M. Persil garda la Justice; M. Bresson, ministre de France à Berlin, fut nommé aux Affaires étrangères sans avoir été consulté; l'Instruction publique fut réservée à M. Sauzet, absent. Enfin, ce qui n'était pas le moins étrange, pour trouver un président du conseil, on alla exhumer un vieux ministre de Napoléon, le duc de Bassano, connu surtout pour avoir été le plus docile instrument du despotisme impérial; il n'avait pris, depuis longtemps, aucune part active aux affaires publiques; quant à ses affaires privées, elles étaient alors en si mauvais état, qu'à peine nommé, une multitude de petits créanciers vint faire saisie-arrêt sur son traitement.
L'effet dans l'opinion fut singulièrement rapide: d'abord l'incrédulité, puis la stupéfaction, bientôt suivie d'un éclat de rire. On ne s'abordait qu'avec des exclamations; sarcasmes et quolibets pleuvaient. Les journaux du tiers parti ne savaient comment faire tête à cette explosion; n'osant louer les ministres, ils se bornaient à répéter qu'il fallait au moins se réjouir d'en avoir fini avec les doctrinaires. Chaque heure qui s'écoulait rendait la situation du cabinet plus ridicule et plus piteuse, quand on apprit, tout à coup, qu'à peine né, celui-ci était déjà mort. Cette fin si prompte lui a valu le nom de «ministère des trois jours». Que s'était-il donc passé? Personne n'avait poussé ces ministres dehors; aucun accident extérieur ne leur était survenu; mais rien qu'en se regardant eux-mêmes, ils avaient compris l'impossibilité de rester. Aussi avaient-ils envoyé leur démission, en donnant comme motif l'état de fortune de M. de Bassano, et sans prendre la peine de prévenir ce dernier. Quelques heures plus tard, le vieux duc, arrivant au conseil chez le Roi, s'y était rencontré avec M. Persil et le général Bernard. Après un moment de silence: «Je pense, dit M. Persil, que Votre Majesté considère le ministère comme dissous.» Louis-Philippe fit un signe d'assentiment, et, comme M. de Bassano ne semblait pas encore se rendre bien compte de l'état des choses, il ajouta: «Je regrette, monsieur le duc, que nous ayons fait ensemble une si courte campagne[327].» Les faiseurs de bons mots appelèrent cette mésaventure «la journée des Dupins».
Après cet effondrement, force était bien de revenir aux hommes du 11 octobre. Le Roi s'y résigna sans mauvaise grâce, faisant bon marché de ses conseillers d'un jour. Il s'adressa à M. Thiers, qui mit pour condition de s'entendre avec M. Guizot. Tous deux convinrent de rétablir l'ancien cabinet, sauf l'amiral Jacob, qui fut remplacé par l'amiral Duperré. Pour la présidence du conseil et le département de la guerre, ils prirent, faute de mieux et par hâte d'en finir, une autre «illustre épée», le maréchal Mortier (18 novembre 1834).
Cette crise se terminait donc, pour MM. Guizot et Thiers, par une pleine victoire: victoire dont les conséquences n'étaient pas cependant sans péril. Le tiers parti avait été plus que battu, il avait été ridiculisé: de là une mortification et une rancune qui ne devaient pas pardonner; hors d'état, pour le moment, d'entreprendre une attaque directe, il allait guetter sournoisement l'occasion de se venger. Ajoutons que, dans cet imbroglio, tout le monde avait été diminué; le Roi lui-même n'en sortait pas intact. Les journaux républicains, qui s'en étaient tout de suite aperçu, n'épargnaient pas leurs commentaires, dénonçaient le discrédit et l'impuissance de la monarchie parlementaire, et se flattaient de trouver ainsi la revanche des défaites d'avril.
VII
Aussitôt reconstitué, le ministère comprit que sa première œuvre devait être de mettre fin à l'équivoque née des deux dernières Adresses, et de contraindre la Chambre à dire nettement si elle était ou non avec lui. À lire le Constitutionnel et autres journaux de même couleur, à voir la violence rageuse de leurs attaques, et aussi leur ardeur à solliciter l'alliance de la gauche[328], on aurait pu croire que le tiers parti, lui aussi, aspirait et se préparait à la bataille; on se serait attendu à le voir non-seulement accepter, mais devancer le défi du ministère. Ni cette franchise, ni ce courage n'étaient dans ses habitudes. Quand la Chambre se réunit, le 1er décembre 1834, les opposants se tinrent cois. Bien plus, lorsque le ministère, impatient de n'être pas attaqué, les provoqua et, en quelque sorte, les interpella lui-même, leur premier mouvement fut de se dérober, et il fallut toute l'insistance du gouvernement pour les obliger à croiser le fer.
Le débat qui s'engagea, le 5 décembre, demeura circonscrit entre les ministres et le tiers parti. Les premiers, M. Thiers aussi vivement que M. Guizot, vinrent dire: «Le vrai courage n'est pas de fermer les yeux sur le péril révolutionnaire[329], mais de le regarder en face, de le dénoncer et de le combattre ouvertement; c'est pour cette œuvre de «résistance» que nous sommes au pouvoir. Êtes-vous de notre avis? alors dites-le et soutenez-nous. Êtes-vous d'un avis différent? alors prenez le pouvoir à notre place[330].» Représenté par M. Étienne, l'équivoque rédacteur des Adresses récentes; par M. Sauzet, dont le jeune talent fut, un moment, sur le point d'entraîner la Chambre[331]; par M. Dupin, qui était enfin forcé de se découvrir, le tiers parti essaya moins une dénégation directe qu'une oblique fin de non-recevoir. «La Chambre, dirent ces orateurs, a déjà fait connaître son avis lors de l'Adresse. Elle n'a rien à ajouter. Prétendez-vous l'amener à se contredire et à s'amender? Ce serait vouloir l'humilier. Vous lui demandez en réalité de se lier à un cabinet, à un système imparfaitement défini, d'assumer toute la responsabilité d'un passé où il y a à prendre et à laisser, d'abdiquer pour un avenir qu'on ne connaît pas encore. Cette Chambre doit garder son indépendance, son libre examen; elle jugera le ministère suivant ses œuvres. Il ne faut pas plus de majorité systématique que d'opposition systématique.» La réplique du ministère fut facile: «Des doutes se sont élevés sur le sens de l'Adresse; le pays et le gouvernement en ont souffert: il est donc à la fois raisonnable et nécessaire de demander une explication. Nous ne désirons pas une majorité servile; mais, pour le bon fonctionnement du régime parlementaire, il faut que les ministres, issus de la majorité, puissent compter sur elle; et, s'ils ont des doutes, leur droit et leur devoir sont de l'interroger.» Cette argumentation parut décisive. 184 voix contre 117 adoptèrent un ordre du jour motivé qui donnait expressément au ministère l'adhésion demandée, tout en épargnant à l'amour-propre de la Chambre le désaveu de ses votes antérieurs: l'Assemblée déclarait qu'elle était «satisfaite des explications entendues sur la politique du gouvernement, et n'y trouvait rien que de conforme aux principes exposés dans son Adresse».
La question aiguë du moment était celle du procès des accusés d'avril. Au milieu des récentes crises ministérielles, les pairs avaient continué, impassibles, l'instruction de ce colossal procès. Mais plus ils avançaient dans leur œuvre, plus la presse de gauche redoublait de violence et d'audace. Pour exciter la compassion et l'indignation du public, il n'était pas de récits impudemment mensongers qu'elle n'inventât sur les tortures infligées aux prisonniers. Pendant ce temps, ces étranges martyrs, abusant de la liberté grande qu'on leur laissait, passaient leur temps en manifestations tapageuses, se révoltaient contre les règlements de la prison, brisaient les guichets, défiaient et maltraitaient les gardiens, ou, quand ils avaient reçu quelque argent, le dépensaient à festoyer. En même temps qu'elle tâchait d'entourer les accusés d'une auréole qui ne leur seyait guère, cette même presse outrageait grossièrement les pairs, avec l'intention évidente de les intimider ou de les dégoûter. Elle n'y réussit pas. Le plus important de ces journaux, le National, se vît même citer à la barre de la haute Assemblée et frapper d'une condamnation sévère[332]. Le tiers parti, qui comptait toujours que le ministère ne pourrait pas mener à fin cette redoutable entreprise, et qui se flattait de trouver dans cet échec la satisfaction de son ambition ou tout au moins de sa rancune, s'appliquait honnêtement à grossir toutes les difficultés; ses journaux conseillaient aux pairs de s'abstenir; ils tâchaient de produire une sorte de panique, en racontant que la population riche, effrayée, se disposait à quitter Paris aux approches du procès, que le commerce était paralysé, que les loyers baissaient. Ce fut encore par un débat au grand jour que le ministère voulut avoir raison de cette manœuvre: il mit la Chambre en demeure de se prononcer sur la question même du procès, en déposant une demande de crédit de 360,000 francs pour construire la salle d'audience de la cour des pairs. La discussion, ouverte le 29 décembre, se prolongea pendant cinq jours. Tout fut dit en faveur de l'amnistie et contre le procès; mais le ministère finit, cette fois encore, par l'emporter, et le crédit fut voté par 209 voix contre 181.
Après ce double succès, le ministère ne pouvait-il pas se croire sûr du concours de la Chambre, et considérer le tiers parti comme définitivement réduit à l'impuissance? Cependant, à peine les votes étaient-ils émis que les commentaires cherchaient à en atténuer la portée: on faisait remarquer que la majorité, de 67 voix au premier vote, n'était plus que de 28 au second, et l'on en concluait qu'elle était déjà en voie de dissolution. La Chambre semblait d'ailleurs prendre à tâche de justifier ce pronostic. Dans des discussions d'affaires où la question de confiance n'était plus expressément posée, elle se montrait raisonneuse, récalcitrante, sournoise, disposée à inquiéter le cabinet, prompte même à voter contre lui, comme si elle eût voulu se consoler ainsi d'avoir été obligée de lui donner son adhésion dans les grands débats politiques. Étrange état d'esprit de ces députés qui ne voulaient pas renverser le ministère parce qu'ils se sentaient impuissants à le remplacer, mais qui le jalousaient et étaient bien aises de l'affaiblir.
Malheureusement, la composition du cabinet n'était pas sans fournir prise aux attaques du tiers parti. L'un des griefs les plus exploités était l'absence d'un vrai président du conseil. Le maréchal Mortier occupait, avec une modestie loyale, le poste qu'il avait accepté par dévouement; mais nul ne pouvait dire qu'il en exerçât l'autorité ni qu'il en eût le prestige. Brave soldat, il était plus à son aise sur un champ de bataille qu'à la tribune. L'interpellait-on à la Chambre, il se dressait de toute la hauteur de sa grande taille, promenait sur l'assemblée des regards anxieux, ouvrait la bouche et ne pouvait que balbutier. «En passant, dans l'espace de six mois, a écrit M. Guizot, au maréchal Soult au maréchal Gérard, et du maréchal Gérard au maréchal Mortier, la présidence du conseil avait été prise, de plus en plus, pour une fiction, et plus la fiction devenait apparente, plus l'opposition y trouvait une arme et nos amis un embarras.» M. Dupin avait dénoncé cette incorrection à la tribune, et il la critiquait plus vivement encore dans les salons de la présidence. Un tel grief dépassait le ministère pour atteindre le Roi, soupçonné, accusé même de repousser systématiquement tout président réel par désir de se réserver un «pouvoir personnel». Les journaux ressuscitaient contre lui la maxime équivoque dont M. Thiers s'était déjà servi contre Charles X: «Le Roi règne et ne gouverne pas.» Précisément à cette époque, sous ce titre: Adresse d'un constitutionnel aux constitutionnels, parut une brochure qui fournit aliment à ces polémiques et prétexte à ces soupçons; d'abord anonyme, elle fut bientôt avouée par un vieux fonctionnaire du premier Empire, le comte Rœderer; l'auteur, exagérant la doctrine opposée à celle des parlementaires, prétendait établir non-seulement que le Roi devait gouverner, mais qu'à lui seul il appartenait d'avoir un système, qu'il pouvait prendre d'autres conseils que ceux de ses ministres et suivre, à leur insu, des négociations avec les cours étrangères; le tout mêlé d'attaques contre les doctrinaires. Quelques familiers de la cour commirent l'imprudence de paraître s'intéresser à la diffusion de cette brochure; il n'en fallait pas tant pour que le tiers parti accusât le «château» de l'avoir inspirée. Cette accusation prit tant de consistance et causa tant d'émotion qu'on dut faire insérer un démenti dans le Moniteur.
À défaut d'un président réel, le ministère avait-il au moins une homogénéité forte et incontestée? On sait avec quel éclat s'était manifestée, dans la dernière crise, l'entente de M. Guizot et de M. Thiers; au cours du débat qui avait suivi la reconstitution du cabinet, on avait entendu le jeune ministre de l'intérieur proclamer son accord absolu avec ses collègues et repousser comme une insulte toute pensée de se séparer du ministre de l'instruction publique. Le tiers parti ne renonçait pas cependant à l'espoir d'ébranler cette union si gênante: c'était, à ses yeux, l'un des points les plus vulnérables du cabinet, et il résolut de diriger de ce côté ses principales manœuvres. Il se mit à cajoler M. Thiers, naguère tant injurié; dans le dessein perfide d'allumer son ambition en flattant sa vanité, on lui attribua tous les succès de tribune, tandis qu'on rabaissait M. Guizot. En outre, par l'effet d'un véritable mot d'ordre, dans la presse et même à la Chambre, on s'attacha à présenter le ministre de l'instruction publique comme l'homme de la Restauration; c'était à qui rappellerait son séjour auprès de Louis XVIII pendant les Cent-Jours, l'accuserait d'avoir alors rédigé le Moniteur de Gand[333], le qualifierait d'«émigré», de «complice de Wellington». M. Dupin, auquel ne répugnaient aucune petitesse et aucune inconvenance, étalait sur sa table, un soir où il recevait à la présidence, un exemplaire de ce Moniteur de Gand. En insistant sur cette accusation, le tiers parti n'avait pas seulement l'avantage de rendre M. Guizot suspect à l'opinion régnante, il inquiétait aussi M. Thiers, ennemi acharné de la branche aînée, par origine, par passion et par tactique; il éveillait en lui la préoccupation de ne pas se laisser compromettre personnellement par le passé royaliste de son collègue. À ce point de vue, la manœuvre ne fut pas sans quelque succès. Dans le débat sur les crédits de la salle des pairs, alors que M. Guizot, aux prises avec ceux qui lui reprochaient son rôle sous la Restauration, refusait fièrement de le désavouer, on vit M. Thiers proclamer, avec affectation, qu'il devait tout à la révolution de Juillet, qu'il ne datait et ne s'inspirait que d'elle; il fit une sortie violente contre la vieille monarchie, une apologie sans réserve de l'opposition qui avait mené contre elle une guerre si implacable; puis, une fois sur ce terrain, il tendit la main à la gauche et dit à M. Odilon Barrot, qui semblait accueillir ces avances: «Soyons toujours unis contre l'ennemi commun[334]!» Impossible de ne pas reconnaître là une velléité de se dégager ou tout au moins de se distinguer de M. Guizot, et les journaux du tiers parti eurent beau jeu à mettre en relief et en lumière ce qu'ils appelaient le «désaccord» des deux ministres.
La tentation avait pénétré aussi, par un autre point, l'âme de M. Thiers. Le jeune ministre était alors dans tout le succès de son heureuse ambition, très-curieux de toutes les jouissances que lui apportait le pouvoir[335], mais mobile, vite rassasié et toujours impatient de monter plus haut, ou au moins de voir du nouveau. Ainsi avait-il souvent changé de portefeuille; d'abord ministre de l'intérieur ou plutôt de la police, tout ardent à jouer les Fouché en pourchassant la duchesse de Berry; au bout de quelques mois, dépouillant brusquement ce personnage pour se poser en Colbert au ministère du commerce, pour s'amuser aux grandes bâtisses et aux grands travaux publics; un an après, revenant à l'Intérieur, où il imitait Périer dans la répression des émeutes d'avril, faisait des plans, donnait des ordres pour la bataille des rues, montait à cheval à côté des généraux, saisissant ainsi l'occasion, trop passagère, d'un rôle militaire qui l'enchantait. Maintenant, il sentait le besoin d'un nouveau changement et rêvait des affaires étrangères. Toutes les fois que celles-ci étaient traitées au conseil des ministres, il prenait une part active à la délibération; il s'était même fait, en ces matières, par exemple sur l'intervention en Espagne, des idées à lui que ne partageait pas la majorité de ses collègues. L'amiral de Rigny, qui avait remplacé le duc de Broglie, n'était pas en état de soutenir à la tribune les débats sur les questions extérieures. Le ministre de l'intérieur fut ainsi conduit plusieurs fois à le suppléer. Il le fit avec plaisir. Ses flatteurs ne manquaient pas de lui dire que celui qui parlait bien sur la diplomatie était naturellement désigné pour la diriger. Le Roi semblait presque encourager ces visées, et, quand il causait avec M. Thiers de ces sujets: «Au moins, vous, disait-il, vous savez votre carte de géographie.» Comment d'ailleurs un parvenu n'eût-il pas été séduit à la pensée d'avoir affaire, non plus à des députés ou à des préfets ayant la plupart même origine que lui, mais à la haute aristocratie diplomatique de l'Europe et même aux têtes couronnées? N'était-ce pas gravir un échelon de plus? Cette séduction devint si forte, qu'en février 1835, M. Thiers fit des démarches ouvertes pour mettre la main sur le portefeuille si convoité; il se heurta aussitôt à la résistance de M. Guizot, qui entendait réserver ce poste à son ami le duc de Broglie. Le conflit et la rupture purent paraître un moment imminents. Mais, cette fois, on parvint à faire entendre raison à M. Thiers, qui abandonna sa prétention. L'incident n'en laissa pas moins, entre les deux ministres, un certain froissement et un germe nouveau de division.
Pour avoir échappé à la dislocation, le cabinet ne se retrouva pas bien solide. Son malaise, sa lassitude et son découragement étaient visibles pour tous. Quelques semaines seulement s'étaient écoulées, et rien ne lui restait plus des victoires parlementaires, remportées au lendemain de sa reconstitution; la majorité semblait être redevenue plus incertaine que jamais. L'effet de ce malaise se faisait sentir jusque dans les rapports des ministres entre eux: quelques-uns ne se parlaient plus. Ces misères n'échappaient pas à la presse opposante. «Pour nous résumer en deux mots, disait le Constitutionnel, dans le ministère, que voyons-nous? intrigue et discorde; dans la Chambre, décousu et incertitude; dans le pays, inquiétude et crainte vague d'un avenir qui s'annonçait si beau, il y a six mois encore[336].» Les amis du cabinet ne regardaient pas les choses sous un jour plus favorable, et, quelques semaines plus tard, au milieu de février, l'un d'eux écrivait dans ses notes intimes: «La désorganisation du ministère, la dislocation et l'impuissance de la Chambre deviennent, de jour en jour, plus évidentes.» Et encore: «La crise est à son comble; elle est hautement avouée par les intéressés. Il est temps que tout cela finisse. Nous tombons dans une véritable anarchie. Les ministres, absorbés par leurs divisions et leurs préoccupations personnelles, n'ont plus de temps à donner aux affaires de leurs départements ni même à la Chambre. Les députés, négligés, livrés à eux-mêmes, s'en irritent et se désaffectionnent de plus en plus. L'administration se dissout, pour ainsi dire. À Lyon, à Amiens, dans d'autres lieux encore, les maires et adjoints donnent leur démission, et l'on ne parvient pas à les remplacer. Tout devient difficulté[337].» À l'étranger, les plus clairvoyants de nos diplomates constataient «le déplorable effet» de cet ébranlement ministériel sur la considération extérieure de la France. «Notre position, écrivait l'un d'eux, est des plus délicates et souvent des plus pénibles. Il n'y a ni confiance, ni garantie d'avenir, pour le système ou pour les hommes. Il est à peu près inutile d'entamer sérieusement une affaire ou une négociation[338].»
Le gouvernement était donc en souffrance, au dedans et au dehors. Chacun avait le sentiment qu'un tel état ne pouvait se prolonger. Aussi, quand, le 20 février 1835, le maréchal Mortier, gêné de son insuffisance et inquiet de sa responsabilité, offrit sa démission, en alléguant l'état de sa santé, ni le Roi, ni ses collègues ne songèrent à le retenir, et l'on se retrouva de nouveau en pleine crise ministérielle.
VIII
Instruits par l'expérience, M. Guizot et ses amis résolurent de ne plus se prêter à un «replâtrage» du genre de ceux qu'on avait tentés successivement avec le maréchal Gérard ou le maréchal Mortier; ils ne resteraient au ministère, déclarèrent-ils, que s'il était reconstitué dans des conditions lui donnant autorité auprès de la Couronne et de la Chambre. Or, pour obtenir ce résultat, il leur paraissait nécessaire de rappeler le duc de Broglie aux affaires étrangères et de l'élever à la présidence du conseil. Une telle exigence n'était pas faite pour plaire à Louis-Philippe. Celui-ci avait tâché de se persuader qu'un cabinet pouvait se passer de chef: «Qu'avez-vous besoin d'un président du conseil? avait-il l'habitude de dire à M. Thiers et à M. Guizot. Est-ce que vous n'êtes pas d'accord entre vous? Est-ce que je ne suis pas d'accord avec vous? Pourquoi s'inquiéter d'autre chose?» On sait, d'ailleurs, quelles étaient, contre le duc de Broglie, ses préventions et celles de son entourage. Les doctrinaires ne se conduisaient pas de façon à diminuer ces préventions. Ils posaient leurs conditions avec une roideur impérieuse, et les propos qu'ils tenaient ou qu'on tenait autour d'eux, sur le Roi, et qui étaient aussitôt rapportés, manquaient pour le moins de prudence. D'autre part, «au château», on ne s'exprimait pas avec plus de réserve, sur M. de Broglie et M. Guizot; Louis-Philippe lui-même ne savait pas toujours se contenir[339]. Ainsi, l'irritation croissait des deux côtés; un observateur impartial se demandait «si les doctrinaires ne finiraient pas par être jetés dans l'opposition», et il ajoutait, en faisant allusion à un souvenir de la Restauration: «Puissent-ils ne pas devenir la défection de la royauté nouvelle[340]!» Ce qui devait se passer, quelques années plus tard, lors de la coalition, semble prouver que cette inquiétude n'était pas absolument sans fondement.
Pour éviter le duc de Broglie, le Roi frappa à toutes les portes: il s'adressa successivement au comte Molé, à M. Dupin, au maréchal Soult, au général Sébastiani, au maréchal Gérard; mais ces pourparlers se prolongeaient, les journées, les semaines s'écoulaient sans qu'on aboutît à rien. L'opinion prenait mal ces retards. Les lettres de province signalaient la surprise, le mécontentement croissant des esprits[341]. Les journaux opposants avaient soin d'étaler toutes ces misères et d'envenimer tous ces désaccords. Quant aux feuilles amies, elles laissaient voir leur découragement; le Journal des Débats rappelait tristement que «les empires ne périssent pas toujours par les révolutions violentes[342]».
Le Roi était trop clairvoyant pour ne pas se rendre compte de cet état de l'opinion, et trop sage pour n'en pas tenir compte. Une fois bien assuré de l'impossibilité de toute autre solution, il se résigna à revenir aux doctrinaires. Il le fit avec une bonne grâce souriante qui ne parvenait pas cependant à cacher complétement un fond d'humeur et d'amertume. Il avoua à M. Guizot l'échec de ses tentatives, se réservant seulement d'en faire encore une auprès du maréchal Soult: «Si j'échoue, ajouta-t-il, il faudra bien subir votre joug.—Ah! Sire, répondit M. Guizot, que le Roi me permette de protester contre ce mot; nous disons franchement au Roi ce qui nous paraît bon pour son service; nous ne pouvons bien le servir que selon notre avis.—Allons, allons, reprit Louis-Philippe en riant, quand nous ne sommes pas du même avis et qu'il faut que j'adopte le vôtre, cela ressemble bien à ce que je vous dis là.» Quelques jours plus tard, voulant «en finir», le Roi manda le duc de Broglie, causa amicalement avec lui, ne fit d'objection à aucune de ses propositions, pas même à ce que le conseil se réunît hors de sa présence, quand les ministres le jugeraient à propos. Il avait fait entièrement son sacrifice. Mais il laissait voir que c'en était un, surtout quand il causait avec des personnes qu'il savait en rapport avec le tiers parti, comme le maréchal Gérard[343], ou avec les représentants des puissances continentales qu'il supposait un peu alarmées de la rentrée du duc de Broglie. Ainsi déclarait-il au comte Apponyi, ambassadeur d'Autriche, que «Broglie était une nécessité qu'il avait dû avaler pour ne pas tomber dans le radicalisme[344]», et répétait-il au chargé d'affaires de Russie: «On m'a forcé à prendre M. de Broglie[345].»
Le Roi cédant, tous les obstacles n'étaient pas encore levés. M. Thiers, en effet, dont le concours était justement regardé comme indispensable, ne se montrait plus aussi bien disposé qu'il avait paru l'être, l'année précédente, à accepter la présidence du duc de Broglie. Il craignait que les doctrinaires n'eussent ainsi une prépondérance trop marquée dans le cabinet, que sa position personnelle ne fût et surtout ne parût aux autres diminuée. On lui offrait bien, pour rétablir l'équilibre, de donner un portefeuille à son ami M. Mignet; mais celui-ci refusait absolument de quitter ses études pour les agitations de la vie publique. Cette résistance de M. Thiers tenait tout en suspens: l'opinion s'impatientait. M. Guizot, se sentant soutenu, engagea alors les députés de la majorité à intervenir. Ceux-ci, après s'être concertés, firent connaître à M. Thiers leur désir d'en finir, et l'assurèrent qu'un cabinet présidé par M. de Broglie serait bien accueilli de la Chambre. Cette démarche fut décisive: M. Thiers céda.
Dès lors, tout devenait facile, et le Moniteur put annoncer, le 12 mars, la fin d'un interrègne ministériel qui durait depuis trois semaines. Le duc de Broglie prit les Affaires étrangères, avec la présidence du conseil; le maréchal Maison remplaça le maréchal Mortier au ministère de la guerre; l'amiral de Rigny fut nommé ministre sans portefeuille. Les autres ministres conservèrent leurs portefeuilles: M. Thiers, l'Intérieur; M. Guizot, l'Instruction publique; M. Humann, les Finances; M. Persil, la Justice; M. Duchâtel, le Commerce; l'amiral Duperré, la Marine. Le ministère était ainsi reconstitué dans des conditions analogues à celles où il avait été établi, le 11 octobre 1832, dans des conditions meilleures même, car la présidence du duc de Broglie était plus réelle et, par suite, plus correcte que celle du maréchal Soult. Mais que de temps et de forces on avait perdus dans cette année de crise, commencée à la démission de M. de Broglie, le 1er avril 1834, et terminée seulement par sa rentrée, le 12 mars 1835! Que de bien avait été ainsi empêché! Que de mal avait été fait! Et qui oserait même affirmer que, dans ce mal, il n'y eût pas de l'irréparable?
CHAPITRE XII
LE PROCÈS D'AVRIL ET LES LOIS DE SEPTEMBRE
(Mars—décembre 1835)
I. Succès parlementaires du ministère. Le traité des 25 millions approuvé par la Chambre. Discussion sur les fonds secrets. Accord de M. Guizot et de M. Thiers. Bons rapports du duc de Broglie et du Roi.—II. Procès des insurgés d'avril. L'affaire des défenseurs. La révolte à l'audience. M. Pasquier. Attitude du parti républicain. La prétendue lettre des défenseurs. Discrédit des accusés. La cour parvient à dominer toutes les tentatives d'obstruction. Condamnation des accusés lyonnais. Le dernier arrêt est rendu le 28 janvier 1836. Tort que se sont fait les républicains.—III. La machine infernale du boulevard du Temple. Fieschi, Morey et Pépin. Leur procès. Responsabilité du parti républicain dans ce crime.—IV. Effet produit par l'attentat. Lois proposées sur le jury, sur les actes de rébellion et sur la presse. Accueil fait par l'opinion. La discussion. Discours de Royer-Collard et du duc de Broglie. Résultat des lois de septembre.—V. Le parti républicain est pleinement vaincu. État d'esprit de Carrel. Son duel avec M. de Girardin et sa mort.
I
À peine reconstitué sous la présidence du duc de Broglie, le cabinet fut interpellé sur les circonstances dans lesquelles il s'était dissous et reformé. Pendant deux jours, M. Guizot, M. Thiers et le duc de Broglie repoussèrent les attaques de MM. Mauguin, Garnier-Pagès, Sauzet et Odilon Barrot[346]. La Chambre fut particulièrement frappée de l'accent d'autorité fière et de netteté loyale avec lequel le nouveau président du conseil proclama la correction constitutionnelle du cabinet, définit la politique de résistance qu'il entendait suivre ou plutôt continuer, et se déclara prêt à toutes les explications, à tous les combats[347].
Le ministère avait fait bonne figure dans cette première discussion; mais aucun vote ne l'ayant suivie, l'opposition pouvait en contester le résultat. Il n'en fut pas de même du débat sur le traité réglant à vingt-cinq millions la somme à payer aux créanciers américains. On se rappelle comment, l'année précédente, la Chambre avait refusé ce crédit et amené ainsi la retraite du duc de Broglie. Le gouvernement n'avait pas accepté ce vote comme définitif, et il avait annoncé l'intention d'en appeler de nouveau au Parlement. L'heure était venue de le faire, et la rentrée du duc rendait l'épreuve plus solennelle et plus décisive. Des incidents fâcheux étaient venus, de la part des États-Unis, compliquer et irriter la question. Le président Jackson, dans son message au congrès, du 1er décembre 1834, avait raconté, en termes arrogants, toute l'histoire du traité, et demandé, pour le cas où l'indemnité ne serait pas payée, l'autorisation de confisquer, jusqu'à concurrence de vingt-cinq millions, les propriétés des nationaux français dans les États de l'Union; autorisation qui lui fut, à la vérité, refusée par les deux Chambres. Le gouvernement français répondit aussitôt à cette offense, en rompant les relations diplomatiques avec Washington. Mais il borna là ses représailles, et ne renonça pas, pour cela, à exécuter une convention signée et à payer une dette reconnue. La presse opposante s'était emparée du mauvais procédé du général Jackson pour soulever, contre le traité, les susceptibilités nationales. Républicains et légitimistes essayèrent même de s'en prendre personnellement au Roi: c'était lui, disaient-ils, qui, pour arracher le vote de la Chambre, avait secrètement conseillé les menaces du président américain, puis l'avait averti de ne pas prendre au sérieux la rupture des relations diplomatiques, de n'y voir qu'une comédie destinée à duper le public français[348]. Quelques-uns allaient plus loin encore et accusaient Louis-Philippe d'avoir acquis à vil prix les créances qu'il voulait maintenant faire payer à la France. On conçoit l'effet d'une telle polémique sur une opinion déjà mal disposée. Il y avait longtemps qu'un projet s'était présenté aux Chambres, couvert d'un nuage aussi épais de préventions et d'impopularité.
La discussion dura neuf jours, du 9 au 18 avril: ce fut l'une des grandes batailles de tribune de cette époque. «Pour retrouver, écrivait alors un témoin, des débats aussi retentissants et qui aient autant passionné le public, il faut remonter jusqu'à la loi électorale de 1820.» Au premier rang des assaillants, se distingua Berryer, qui prononça, à cette occasion, un de ses plus éloquents et plus puissants discours. Le ministère, par l'organe de M. Thiers et du duc de Broglie, fit tête, sans faiblir, à cette redoutable attaque. Le vote fut, pour lui, un éclatant succès: son projet fut approuvé par 289 voix contre 137. Il avait accepté, à la vérité, un amendement portant qu'aucun payement ne serait fait avant d'avoir reçu des explications satisfaisantes sur le message du président Jackson. Diplomatiquement, l'affaire devait traîner encore quelque temps: elle ne se termina qu'en février 1836, par la médiation de l'Angleterre, et après une déclaration du président Jackson qui désavouait toute interprétation blessante du premier message. Mais, au point de vue parlementaire et ministériel, le résultat fut acquis tout de suite, et il était d'autant plus décisif que l'opinion avait été plus échauffée contre le traité.
Peu de jours après, la question de confiance se trouva encore une fois posée, à propos d'une demande de fonds secrets. Le Constitutionnel avait engagé ses amis à tenter un suprême effort. «Une occasion, leur disait-il, la seule, la dernière de la session, s'offre à la Chambre, pour rompre son ban avec le ministère et se réhabiliter aux yeux du pays. Cette occasion, cette pierre de touche, pour ainsi dire, de sa valeur morale, c'est la loi des fonds secrets. Si elle ne proteste pas, par une réduction quelconque,... si elle scelle, au prix de l'or de la France, le bail à long terme qu'elle vient de renouveler avec le ministère, tout sera dit alors.» Le débat dura trois jours, les 27, 28 et 29 avril. On y entendit le tiers parti se plaindre piteusement de ce ministère «qui ne laissait pas écouler une semaine sans se faire mettre aux voix, et semblait s'ingénier à fatiguer les consciences par ses perpétuelles mises en demeure». C'est, répondait M. Thiers, que «nous ne voulons pas exposer la Chambre à voir renaître la situation déplorable qu'elle a vue quelques mois auparavant». Il ajoutait: «Il faut un ministère fort, ou bien il faut le renverser et lui en substituer un autre. C'est peut-être plus difficile, j'en conviens, de venir dire ouvertement: Nous voulons renverser le ministère. Mais il me semble que nous nous devons de la franchise les uns aux autres.» Au vote, l'amendement du tiers parti, proposant une réduction d'un million, fut rejeté à une majorité de 58 voix, et l'ensemble du projet adopté par 256 voix contre 129.
La pression de la nécessité, la leçon des fautes naguère commises, la force de la nouvelle combinaison ministérielle étaient-elles donc enfin parvenues à constituer une majorité compacte et stable? À lire les journaux opposants, on pourrait le croire: ces journaux confessaient leur défaite, avec un singulier mélange de colère et de découragement; ils déclaraient ne plus fonder aucun espoir sur une Chambre «acquise aux doctrinaires». C'est surtout au tiers parti qu'ils s'en prenaient de leurs déboires, l'accablant de leurs reproches ou de leurs dédains, et ne l'appelant plus guère que le «défunt tiers parti». Ils ne pouvaient d'ailleurs se faire illusion sur l'indifférence fatiguée avec laquelle le public considérait leurs tentatives d'agitation.
En même temps que la consistance de la majorité, on avait éprouvé l'union du ministère. Que n'avait pas fait l'opposition depuis la reconstitution du cabinet, pour réveiller la division, un moment aperçue, entre M. Guizot et M. Thiers! Que d'efforts pour enfoncer le coin dans cette fissure imparfaitement masquée! Les journaux racontaient, par le menu, les conflits qui, à les entendre, éclataient chaque jour entre les deux rivaux; ils essayaient surtout de piquer le ministre de l'intérieur, en le présentant comme humilié, écrasé, annulé, par la prépondérance des doctrinaires. À la Chambre, les orateurs rappelaient, avec une habileté perfide, tout ce qui pouvait séparer les deux rivaux. Dans la première discussion, n'avait-on pas entendu M. Odilon Barrot s'écrier: «Est-il étonnant qu'un de ces deux hommes, M. Guizot, qui a passé sa vie à exalter la légitimité et à maudire les douloureuses nécessités de notre révolution, placé tout à coup, en 1830, en face d'une révolution populaire et démocratique, en ait eu peur et ait voulu l'arrêter, la refouler et aller jusqu'à nier son existence; que l'autre, M. Thiers, qui doit tout à cette révolution et qui a employé un vrai génie à en exalter les gloires, à en pallier les fautes, démocrate par origine, par opinion, par essence pour ainsi dire, n'ait pas éprouvé les mêmes sentiments de défiance et de répulsion? L'homogénéité n'existe pas dans le pouvoir; car il se balance entre des positions toutes différentes. Je dirais presque que la Révolution et la Restauration y sont en présence.» Les deux ministres, ainsi mis en cause, avaient répondu en protestant de leur union, et M. Guizot avait ajouté ces nobles paroles: «Nous offrons en vérité, messieurs, un singulier spectacle. Vous voyez devant vous, sur ces bancs, des hommes qui n'ont pas tous la même origine, qui n'ont pas eu toujours absolument les mêmes idées, les mêmes habitudes; vous les voyez travailler à rester constamment unis, à défendre ensemble la même cause, les mêmes principes, à repousser soigneusement de leur sein tout principe de dissentiment, toute cause de division; et voilà qu'autour d'eux se dresse et s'agite un effort continuel pour porter entre eux la cognée, pour désunir cette alliance qui a fait une des forces, oui, messieurs, une des forces de notre cause et de notre système. Je ne m'étonne pas que nos adversaires se conduisent ainsi; je le trouve tout simple: c'est le cours commun des choses. Mais, en vérité, il n'y a pas là de quoi se vanter; il n'y a rien là qui soit si éminemment moral; il n'y a rien là qui donne le droit de venir nous dire que nous voulons abaisser la politique. Non, messieurs, ceux qui abaissent la politique, ce sont ceux qui combattent, au lieu de le seconder, cet effort visible, parmi nous et dans toutes les opinions modérées, pour se rallier, pour former un ensemble, pour agir en commun, au profit des intérêts publics.» Protester ainsi de l'union ministérielle, c'était bien; la montrer en acte, c'était mieux encore, et le cabinet le faisait chaque jour. Sur nulle question, on n'avait pu surprendre une dissidence entre M. Thiers et les doctrinaires. Ceux-ci d'ailleurs ne négligeaient aucun bon procédé pour effacer le déplaisir que l'élévation du duc de Broglie avait pu causer à leur jeune collègue. La politesse bienveillante témoignée par la duchesse de Broglie à madame Thiers n'avait pas été le moins efficace de ces bons procédés. Aussi un observateur clairvoyant pouvait-il noter, en avril 1835, «l'accord parfait de M. Thiers avec ses collègues», et le duc de Broglie écrivait au général Sébastiani, ambassadeur à Londres: «Le conseil est très-uni jusqu'ici. Je ne vois aucun germe de dissentiment dans l'avenir[349].»
Le ministère n'avait pas moins heureusement résolu le problème de ses rapports avec le Roi: on se rappelle que l'absence d'un vrai président du conseil était l'un des principaux griefs de l'opposition contre les précédentes administrations; on se rappelle aussi que la crainte de se voir annulé avait prévenu Louis-Philippe contre la combinaison qui avait fini par triompher. En prenant la parole pour la première fois, le duc de Broglie avait cru devoir marquer, avec discrétion et fermeté, les conditions dans lesquelles il entendait exercer réellement son rôle de président[350]. Mais, cette satisfaction donnée au parlement, il s'était efforcé, par sa déférence loyale, d'écarter les préventions de la couronne. «Les Girondins, disait-il à M. de Sainte-Aulaire, se sont imposés à Louis XVI sans égards et sans respect; ils ont joué un rôle odieux qui ne convient nullement à mes sentiments pour Louis-Philippe, et je ne serai assurément pas son ministre malgré lui[350].» Un des amis du duc écrivait, le 24 mars, sur son journal intime: «M. de Broglie a adopté un système très-sage dans ses rapports avec le Roi. Imposé à la volonté royale par la force des circonstances et bien décidé à ne pas transiger dans les choses essentielles..., il s'attache à restreindre ses exigences dans le cercle de la nécessité, à laisser prévaloir l'opinion ou même les caprices du Roi dans les choses indifférentes ou secondaires, à couvrir enfin par la forme ce qu'il peut y avoir d'austère et de rigoureux dans l'accomplissement de ses devoirs tels qu'il les entend. Le Roi, qui ne s'attendait pas à ces ménagements, s'en montre aussi satisfait que surpris[351].»
Ces obstacles écartés, ces problèmes résolus, n'allait-on pas pouvoir rattraper le temps perdu pendant cette longue crise d'une année, et reprendre les affaires du pays, demeurées en souffrance? On vit en effet les Chambres, sous l'impulsion des ministres, examiner et voter le budget, entreprendre la discussion ou tout au moins l'étude de projets importants et d'un grand intérêt pratique, sur les attributions municipales, les chemins vicinaux, les premières concessions de chemin de fer, l'établissement de lignes de bateaux à vapeur dans la Méditerranée, la création de nouveaux canaux. Mais malheureusement le ministère ne pouvait pas se consacrer exclusivement à ces affaires: il devait employer le principal des forces qu'il avait recouvrées à soutenir la lutte contre la faction révolutionnaire, et tout d'abord à faire juger le colossal et redoutable procès des «accusés d'avril».
II
Vainement l'opposition avait-elle tout fait pour entraver ou intimider la Cour des pairs, celle-ci n'en avait pas moins mené à fin l'instruction de cet immense procès. Résolue à faire sentir la force de la justice aux principaux coupables, sans refuser son indulgence aux comparses, elle n'avait, sur les deux mille individus arrêtés, retenu que cent soixante-quatre accusés, dont quarante-trois contumaces. Les plus en vue étaient Godefroy Cavaignac, Armand Marrast, Baune, Berryer-Fontaine, Guinard, de Kersausie, de Ludre, Recurt, Landolphe, Lebon, Vignerte, Caussidière. La construction de la salle, votée en janvier, avait été conduite, sous l'impulsion de M. Thiers, avec une prodigieuse activité. Tout était prêt pour l'ouverture des débats, qui fut fixée au 5 mai. Le public était attentif, anxieux, et les journaux ministériels eux-mêmes ne dissimulaient pas leur préoccupation[352].
N'ayant pu empêcher l'instruction d'aboutir, le parti républicain, fidèle à la tactique suivie par lui depuis 1830, résolut de transformer la sellette des prévenus en tribune, d'y accuser le gouvernement, d'y prêcher la république et le socialisme. L'appareil exceptionnel de ce procès, la solennité de la juridiction, lui paraissaient un moyen de donner plus de retentissement au scandale. Seulement parmi les accusés, à côté de quelques rares fanatiques austères ou chevaleresques, se trouvaient beaucoup d'aventuriers vulgaires, dévoyés de toutes provenance, braillards, hâbleurs, buveurs de sang et surtout de vin, sans éducation comme sans prestige, souvent même sans honorabilité, peu propres à jouer le rôle que le parti voulait leur imposer. On eut alors l'idée de convoquer à Paris, de tous les points de la France, cent cinquante républicains notables qui, sous le titre de défenseurs, devaient être les orateurs de cette grande manifestation: singulier assemblage où l'on voyait, côte à côte, MM. Voyer d'Argenson, Audry de Puyraveau, Garnier-Pagès, Carrel, Barbès, Blanqui, Martin Bernard, Bastide, Carnot, Auguste Comte, Buonarotti, Flocon, Fortoul, Ledru-Rollin, Pierre Leroux, Marie, Michel de Bourges, Jules Favre, Raspail, Jean Reynaud, le général Tarrayre, Antony Touret, Trélat, etc., et enfin l'abbé de Lamennais, qui venait de publier les Paroles d'un croyant. Il était bien convenu qu'il ne s'agissait pas de plaider pour des accusés, mais de réunir un «congrès républicain», de «tenir de solennelles assises républicaines», de «répandre les idées du parti et de frapper au front ses ennemis». C'était moins, disait-on, un «procès judiciaire» à soutenir, qu'une «lutte» politique ou, pour mieux parler, une insurrection à continuer[353]. Toutes les théories devaient être exposées, tous les faits discutés. Les comités de défense avaient tracé d'avance le cadre et réparti la tâche. Ces délibérations préliminaires, souvent fort orageuses, avaient trahi les divisions du parti, la confusion de ses idées; mais, comme toujours, les plus extravagants l'avaient emporté sur les modérés qui avaient eu la faiblesse d'accepter un rôle dans cette manifestation.
Le gouvernement eût été quelque peu naïf de se prêter à une comédie qui n'avait rien de commun avec la libre défense des accusés[354]. Le président de la Cour des pairs, M. Pasquier, usant des pouvoirs que lui donnait l'article 295 du Code d'instruction criminelle, décida qu'il n'admettrait comme défenseurs que des avocats en titre. C'était empêcher l'exécution de la mise en scène préparée. Aussi, grande fureur du parti républicain. «Vous nous refusez, disent les accusés, les défenseurs que nous avons choisis; eh bien, nous n'en voulons pas d'autres, et, puisque la liberté de la défense n'est pas respectée, nous ne nous laisserons pas juger.» En effet, à peine les débats sont-ils ouverts, qu'éclate le parti pris de révolte tumultueuse de ces cent vingt et un énergumènes. Ils refusent de répondre quand on les interroge, parlent ou plutôt hurlent quand on leur dit de se taire, étouffent par leurs cris la parole des magistrats ou des avocats, multiplient les protestations, les défis, les menaces, offrent à tout moment leurs têtes qu'ils savent bien n'être demandées par personne, injurient les juges, se collettent avec les gendarmes: scandale sans précédent devant aucun tribunal; émeute d'un nouveau genre, singulièrement grossière, mais que le grand nombre des prévenus rend embarrassante à réprimer. Par ces scènes qui se reproduisaient, chaque jour plus violentes, on se flattait de lasser les pairs, pour la plupart vieux, fatigués, parfois même souffrants. Mais ceux-ci tinrent bon. Cent soixante-quatre avaient assisté a la première audience: quelques-uns se retirèrent au cours des débats, par maladie, scrupule ou défaillance[355]; mais, après neuf mois, il s'en trouva encore cent dix-huit pour signer l'arrêt définitif.
La plus lourde part de travail et de responsabilité incombait au président de la haute Assemblée. Par bonheur, ce poste était occupé par un homme dont l'habileté ne devait être inégale à aucune difficulté. Déjà avant la Révolution, le vieil abbé Morellet louait M. Pasquier d'avoir l'esprit sagace. Depuis lors, le très-jeune conseiller au parlement de Paris était devenu successivement préfet de police de Napoléon Ier, garde des sceaux de Louis XVIII, et enfin président de la Chambre des pairs après 1830; il avait loyalement servi, sagement conseillé chacun de ces gouvernements, sans jamais engager la liberté de son esprit et de son cœur, passant de l'un à l'autre avec une souplesse qui empêchait qu'on ne fût surpris et choqué de ces évolutions. La pratique d'affaires, d'hommes et de régimes si divers avait singulièrement aiguisé, chez le vieillard, la sagacité autrefois louée chez le jeune homme, et en même temps l'âge n'avait rien diminué de la verdeur ni de l'entrain de son intelligence. Il avait su tout voir, tout comprendre et ne rien oublier. Peu dévoué, légèrement sceptique, assez désabusé, mais indulgent, tolérant, se plaisant au rôle de conciliateur; sans illusion ni chimère, sans enthousiasme même, presque sans idéal, mais ayant appris à voir vite et sûrement le vrai et surtout le possible; homme de pratique plus que de doctrine et de système, habile aux expédients, mais étant, comme le disait le duc de Broglie, de ceux qui en trouvent et non de ceux qui en cherchent, il s'était acquis, dans cette dernière partie de sa carrière, le renom et le crédit d'un esprit judicieux et lucide, étendu et fécond, tempéré et équilibré. Il avait même usé les critiques, à force de durer et de réussir, et tous avaient fini par lui reconnaître une autorité morale que naguère ses adversaires et ses rivaux eussent osé davantage discuter.
Ce fut surtout dans le rôle judiciaire, dont les grands procès politiques lui fournirent l'occasion[356], que les qualités de M. Pasquier se montrèrent dans tout leur jour et que sa réputation grandit. N'avait-il pas reçu, avec le sang, les traditions du magistrat? Sans doute, au premier abord, il parut surpris. «On voit, écrivait alors M. Doudan, qu'il n'est pas accoutumé à vivre avec des gens dont la parole est si téméraire, si en dehors de toutes les convenances de ce monde et de tous les mondes possibles.» Mais il n'était pas homme à rester longtemps embarrassé. Se gardant des défaillances et des impatiences qui eussent été également dangereuses, toujours maître de lui-même, d'un sang-froid que rien n'altérait, il eut bientôt fixé, d'accord avec le gouvernement, la conduite à suivre en face de cette véritable rébellion. Impossible d'admettre que des accusés arrêtassent le cours de la justice. Après des avertissements comminatoires vainement répétés, la cour décida que le président, usant de son pouvoir discrétionnaire, aurait le droit de faire ramener en prison ceux qui, par leur parti pris de violence, empêcheraient la continuation des débats: le procès se poursuivrait en leur absence, sauf à ramener à l'audience chaque accusé, pour entendre les témoins qui le concernaient et pour présenter ses moyens de défense. Sans doute il était regrettable d'en venir là. Mais à qui la faute?
Du dehors, le parti républicain, loin de répudier ces violences, les encourageait et tâchait de les seconder. Pendant plusieurs jours, il essaya de soulever l'émeute dans la rue; l'énergie et la promptitude de la répression le contraignirent d'y renoncer. Le ton de ses journaux était monté à un degré inouï d'insulte et de menace. Le pire de tous, la Tribune, succomba à cette époque sous le poids des condamnations[357]; mais à sa place pullulèrent de petites feuilles qui héritèrent de sa passion, sinon de son influence; telles le Populaire et le Réformateur de Raspail. Ce dernier déclarait que «le peuple français méprisait la pairie comme la boue de ses souliers»; il ouvrait un registre sur lequel il invitait tous ceux qui estimaient la haute Chambre à venir s'inscrire, affirmant que le registre resterait vide. La caricature se mettait de la partie, plus sinistre que gaie. Daumier dessinait la galerie des Juges des accusés d'avril. Sous son crayon brutal, chaque pair devient un vieillard édenté, imbécile, infirme, hideux; ce n'est, dans tous ses dessins, que masques de bourreaux et scènes de supplice. Voyez cette composition: Accusé, parlez, la défense est libre; le président, avec un sourire féroce, invite un prévenu à s'expliquer; celui-ci, bâillonné, se débat vainement sous les mains de trois juges dont la robe est chargée de décorations; un autre juge tient une hache et s'avance près d'un condamné qui, lié, a déjà la tête appuyée sur un billot. Par contre, la lithographie répandait à profusion les portraits des accusés, représentés tous jeunes, beaux, héroïques. Leur biographie était partout distribuée. On partageait entre eux vingt mille francs, produit d'une souscription. Carrel, qui au fond, n'avait pas d'illusion sur leur valeur politique et morale, célébrait dans le National leur «généreuse résistance», la «puissance de leur courage et de leur caractère[358]». En même temps, il n'y avait pas assez de sévérités contre ceux des accusés qui, rebelles au mot d'ordre de violence, se montraient disposés à se laisser juger régulièrement; ils étaient déclarés solennellement déchus du titre de «camarades» et «exclus de la fraternité républicaine». Les feuilles de gauche n'étaient pas les seules à faire campagne contre la Cour des pairs; le Constitutionnel et autres journaux de même nuance prenaient parti pour les accusés, sur la question du choix des défenseurs; M. Dupin lui-même affectait de se servir, pour ses invitations à dîner, d'un cachet portant cette devise: Libre défense des accusés. C'est que le tiers parti se flattait toujours que le procès ne pourrait aboutir, et que l'avortement en serait mortel au cabinet.
Dans cette agitation, l'opposition apportait une passion sans scrupule qui ne tourna pas toujours à son avantage. Un jour, le président Pasquier recevait une déclaration de gardes nationaux de la neuvième légion, qui refusaient de faire le service du Luxembourg; mais à peine cette déclaration était-elle connue que les prétendus signataires la désavouaient: elle était l'œuvre de faussaires. Un autre jour, le Réformateur, condamné en cour d'assises, publiait une lettre qu'il disait avoir reçue de l'un des jurés: celui-ci affirmait n'avoir voté la culpabilité que pour se soustraire aux persécutions dont on le menaçait; les douze jurés réclamèrent, niant tous la lettre, qui, elle aussi, était une supercherie.
Cet usage des faux était devenue alors une sorte de manie dans le parti républicain. Le 11 mai, les journaux révolutionnaires publièrent un manifeste par lequel le comité de défense félicitait et encourageait les accusés: «C'est pour nous un devoir de conscience, leur disait-on, et nous le remplissons avec une orgueilleuse satisfaction, de déclarer à la face du monde que, jusqu'à ce moment, vous vous êtes montrés dignes de la cause sainte à laquelle vous avez dévoué votre liberté et votre vie... Persévérez, citoyens... L'infamie du juge fait la gloire de l'accusé.» Suivaient les signatures des défenseurs au nombre de cent dix. Le scandale de cet outrage était tel que la Cour des pairs, passant par-dessus le risque de greffer un autre procès non moins considérable sur celui qui lui donnait déjà tant de mal, décida de traduire à sa barre les gérants des journaux qui avaient publié le manifeste et tous les défenseurs qui l'avaient signé. Parmi ces derniers se trouvaient deux députés, MM. de Cormenin et Audry de Puyraveau, qui ne pouvaient être poursuivis qu'avec l'autorisation de la Chambre. N'était-il pas à craindre que celle-ci, par susceptibilité à l'égard de l'autre Assemblée, ne refusât de lui livrer un de ses membres? En effet, lors de la discussion, M. Dupin, descendant de son fauteuil de président pour combattre la demande d'autorisation, ne manqua pas de faire appel à cette sorte de jalousie ombrageuse. M. Duvergier de Hauranne répondit qu'il fallait avant tout «prouver à la pairie qu'elle avait de son côté cette Chambre, dans la lutte qu'elle soutenait contre les factieux». L'argument parut décisif à la majorité, qui abandonna M. Audry de Puyraveau à la justice des pairs. M. de Cormenin, ayant déclaré n'avoir pas signé le manifeste, avait été mis hors de cause. Ce fut, pour les républicains, le commencement d'une défaite qui ne tarda pas à se transformer en déroute. M. de Cormenin n'était pas le seul dont on avait supposé la signature. La pièce avait été rédigée par quelques-uns des défenseurs qui, pour la rendre plus imposante, avaient, sans aucune autorisation, disposé des noms de leurs collègues. Ceux-ci prirent peur, quand ils virent les risques judiciaires auxquels ils se trouvaient ainsi exposés: des récriminations irritées s'échangèrent entre les républicains, qui s'accusaient mutuellement, les uns de tromperie, les autres de lâcheté; bientôt, ce fut à qui se dégagerait, par un désaveu public, d'une aventure devenue périlleuse; si bien que, pour mettre fin à ce sauve qui peut, deux des coupables, MM. Trélat et Michel de Bourges, déclarèrent assumer seuls la responsabilité de la rédaction du manifeste et de l'apposition des signatures. Ils furent condamnés par la Cour des pairs, le premier à quatre ans de prison, le second à un mois, tous deux à dix mille francs d'amende; avec eux, furent frappés les gérants des journaux qui avaient publié le document, et cinq défenseurs qui s'étaient refusés à désavouer leur signature. Telle fut la fin pitoyable d'un incident qui avait paru un moment si grave. Cette impudeur et cette maladresse dans la supercherie, cette fuite précipitée après une attaque si audacieuse, furent d'un effet désastreux pour les accusés et leurs amis. Devenus ridicules, ils cessaient d'être redoutables, sans cesser d'être odieux. Les badauds, qui avaient, un moment, regardé ce nouveau genre de révolte avec quelque curiosité, ne s'en occupaient plus. Un autre procès, nullement politique, était alors survenu qui les absorbait et les passionnait bien davantage, c'était celui du jeune La Roncière[359].
En somme, les républicains étaient arrivés à ce résultat étrange d'avoir lassé le public, sans lasser les juges. Il devenait donc chaque jour plus évident que la Cour des pairs, grâce à sa fermeté calme et patiente, finirait par avoir raison de toutes les révoltes. Le procès n'allait pas vite, mais il avançait. Une petite partie des accusés, vingt-neuf, presque tous de Lyon, résistant aux objurgations et aux anathèmes de leur parti, s'étaient résignés à accepter le débat. Quant aux autres, à chaque nouveau moyen d'obstruction qu'ils imaginaient, à chaque violence qu'ils tentaient, la cour répondait en ordonnant à regret des mesures qui lui permettaient de se passer de la présence des accusés; ce n'était pas, à la vérité, sans porter quelque atteinte au principe du débat contradictoire et aboutir presque au jugement sur pièces; la voie était dangereuse; la cour s'y engageait le moins possible, autant seulement qu'il était indispensable, pour ne pas laisser la justice impuissante et la société sans défense.
Le 10 juillet, on avait terminé les dépositions relatives aux accusés lyonnais. Une question se posa alors. La cour allait-elle passer aux interrogatoires et dépositions concernant toutes les autres catégories de prévenus, et ne procéderait-elle que plus tard et d'ensemble aux plaidoiries et au jugement? Ou bien allait-elle en finir avec les Lyonnais, entendre leur défense et statuer sur leur culpabilité? Ce dernier parti, en permettant tout de suite une solution partielle, déconcertait ceux qui n'avaient pas renoncé à tout espoir de faire avorter le procès: aussi protestèrent-ils avec une extrême violence; la disjonction n'en fut pas moins prononcée. Dès lors, il fut encore plus évident que force resterait aux juges. Les accusés eux-mêmes montrèrent qu'ils ne se faisaient plus d'illusion: les principaux d'entre eux, au nombre de vingt-huit, parmi lesquels Godefroy Cavaignac, Marrast, Guinard, Landolphe, Berryer-Fontaine, s'évadèrent, le 13 juillet, par un souterrain qu'ils avaient creusé et qui avait mis la prison en communication avec une maison voisine. Les comparses, qui restaient, derrière eux, sous les verroux, avec le sentiment de soldats abandonnés par leurs chefs, ne pouvaient soutenir une lutte bien redoutable. À la fin de juillet, les débats étaient terminés, en ce qui concernait les Lyonnais, et le 13 août, après plusieurs jours de délibéré, la cour rendit son arrêt: quelques-uns étaient condamnés à la déportation, d'autres à une détention variant de vingt à cinq ans, le plus grand nombre à un emprisonnement d'une durée moindre.
Bien qu'une seule catégorie d'accusés eût été jugée, le procès était fini, le problème résolu, l'épreuve surmontée. Tous les moyens de résistance étaient usés; les juges se sentaient armés pour triompher de tous les obstacles. Aussi, quand, après une suspension de plusieurs mois, la Cour des pairs reprit, en novembre, ces laborieux débats et se mit à juger, l'une après l'autre, les autres catégories, le public n'y fit presque plus attention. Le dernier arrêt fut rendu le 28 janvier 1836. Le parti républicain sortit de là plus que vaincu, il sortit déconsidéré. Ni les hommes qui l'avaient personnifié, ni les principes qu'il avait manifestés, ni la tactique qu'il avait suivie, ne lui avaient fait honneur. Ses amis eux-mêmes en avaient conscience; Béranger se plaignait alors, dans ses lettres intimes, des «sottises auxquelles avait donné lieu ce procès», et il ajoutait: «On regarde la république de Sainte-Pélagie comme fort délabrée[360].»