Histoire de la Monarchie de Juillet (Volume 2 / 7)
Et cependant, plus la situation de ce ministre grandissait, plus son âme semblait envahie par une mélancolie souvent pleine d'amertume. À la fierté avec laquelle il affirmait son succès quand il était en vue de ses adversaires, se mêlait, quand il était seul en face de son œuvre, un sentiment de doute et d'inquiétude. On eût dit vraiment qu'arrivé presque au terme, il était plus triste qu'au début, lorsque tout avait paru désespéré. Était-ce le contre-coup d'un état maladif qui s'aggravait chaque jour et le pressentiment d'une mort prochaine? Était-ce l'effet de cette susceptibilité douloureuse qui rendait ce grand batailleur si sensible aux blessures et le laissait meurtri jusqu'au plus profond de son âme, même après ses plus belles victoires? Se sentait-il pris de découragement en voyant ce qui restait, malgré tout, de sottise et de lâcheté dans ce public et jusque dans ce parlement qu'il s'était tant efforcé de redresser et d'aguerrir, découragement qui lui arrachait ces plaintes, vers la fin de son ministère: «Personne ne fait tout son devoir; personne ne vient en aide au gouvernement dans les moments difficiles. Je ne puis pas tout faire. Je ne sortirai pas de l'ornière à moi tout seul. Je suis pourtant un bon cheval; je me tuerai, s'il le faut, à la peine. Mais que tout le monde s'y mette franchement et donne avec moi le coup de collier; sans cela la France est perdue[116].»
Cette tristesse du ministre venait peut-être d'un doute plus poignant encore, doute qui portait non plus seulement sur ses auxiliaires, mais sur son œuvre elle-même. Peut-être commençait-il à se demander si, dans son grand effort pour rétablir l'ordre à la surface, il ne laissait pas subsister au fond le désordre moral. Royer-Collard, grand admirateur cependant de Périer, était un penseur assez perspicace pour voir cette lacune, et il se complaisait trop dans son pessimisme chagrin pour la taire. «C'est la nécessité, écrivait-il le 21 janvier 1832, qui défend Roi, ministre, gouvernement dit représentatif, ordre dans les rues, la paix enfin. La raison morale? Il n'y en a pas, ni dans le commandement ni dans l'obéissance. Le bien, le mal, le vrai, le faux sont hors de tous les esprits; le sentiment du respect est éteint; mais la nécessité étend partout son sceptre. Périer, sans remonter plus haut, reste debout, battu par tous les vents. C'est qu'il est l'expression de la nécessité... Est-ce de la doctrine? Hélas! non. C'est le témoignage grossier de mes sens. Il suffit de voir, d'entendre ce malheureux ministre au milieu de cette Chambre dont les trois quarts ne l'aiment pas, mais qui s'arrête et tremble au moindre danger de le renverser.» Périer différait absolument de Royer-Collard, dont il n'avait ni les qualités ni les défauts. Comme nous avons déjà eu l'occasion de le constater, sa nature le portait à se préoccuper plus des faits matériels et extérieurs que des doctrines. Mais son âme avait grandi par l'héroïsme de la lutte; son esprit s'était ouvert par l'usage du gouvernement; il était alors mieux en mesure de sentir l'absence et le prix de cette «raison morale» dont parlait Royer-Collard. Éclairé tardivement sur les idées fausses et les illusions dont il s'était nourri pendant sa longue opposition, pénétrant plus à fond le mal de toutes nos révolutions, y compris celle de 1830, discernant plus clairement les germes de faiblesse et de dissolution dont elles avaient infecté notre organisme politique et social, il pressentait probablement que sa victoire d'un jour, pour avoir arrêté et même fait reculer le mal, ne l'avait pas guéri ou étouffé, et il entrevoyait, par delà ce court répit, les déceptions, les avortements et les ruines nouvelles que l'avenir réservait à notre malheureux pays. De là ces doutes, ces inquiétudes presque mêlées de remords, qui oppressaient davantage sa pensée, lui arrachaient des aveux plus douloureux, des prédictions plus sombres, à mesure que son succès paraissait plus complet et plus universellement reconnu.
Sa physionomie trahissait cette angoisse intérieure. À la fin de son ministère, dans ces premiers mois de 1832, que restait-il du Périer de la Restauration, souriant, l'œil brillant de confiante hardiesse, portant haut la tête, secouant d'un air vainqueur une forêt de cheveux noirs? Sa figure était encore belle, majestueuse, mais ravagée, son crâne à peine couvert de rares cheveux gris, son long corps amaigri et tout courbé. Une seule chose subsistait, l'énergie de l'attitude et la flamme du regard, mais avec quelque chose de sombre, d'amer et de souffrant, qui frappait tout le monde et où les adversaires affectaient de voir les tourments intérieurs du «libéral renégat[117]». Par toutes ces souffrances morales et physiques, n'était-ce pas une victime toute préparée au choléra qui s'avançait?
II
Aujourd'hui que nous sommes familiarisés avec le choléra et que cette maladie, par sa diffusion même, est devenue moins violente, nous nous faisons difficilement une idée de l'effet produit par sa première invasion. Venu d'Asie, transporté par les armées russes en Pologne, le fléau avait parcouru l'Europe; en janvier 1832, il était à Londres, mais assez bénin. Le 29 mars, le Moniteur signala sa présence à Paris. C'était le jour de la mi-carême. La population, toute à ses plaisirs, prit d'abord la chose en plaisanterie; de sinistres bouffons se promenèrent par les rues, affublés de travestissements qui parodiaient la redoutable épidémie; le soir, les bals publics étaient plus remplis que jamais. Mais les excès même de cette journée fournirent au choléra l'occasion d'une vengeance meurtrière contre ceux qui avaient osé le railler; pendant la nuit, des voitures amenèrent à l'Hôtel-Dieu les masques surpris et terrassés par la contagion sous leur burlesque déguisement. Le mal sévit tout de suite avec une effroyable intensité. Dès le 9 avril, on comptait huit cent soixante et un décès dans un seul jour[118]. Sur toute la ville régnait une sorte de terreur, plus horrible, disait un témoin, que celle de 1793, car les exécutions avaient lieu avec plus de promptitude et de mystère: «C'était, ajoutait-il, un bourreau masqué qui marchait dans Paris, escorté d'une invisible guillotine.» Pour symboliser ce règne de la mort, le peuple avait mis un drapeau noir aux mains de la statue de Henri IV. Presque tous ceux qui le pouvaient s'étaient enfuis. Les théâtres étaient fermés ou déserts. Les passants, rares, marchaient rapidement, la physionomie morne et crispée, en tenant leur main ou leur mouchoir sur leur bouche. Presque plus de voitures dans les rues. Rien que des convois funèbres, et, ce qui était plus navrant encore, des convois que personne ne suivait. Les corbillards ne suffisant plus au service, on employait des tapissières, des voitures de toutes formes, bizarrement tendues d'étoffes noires; elles parcouraient les rues, ramassant les cadavres, souvent renfermés dans de simples sacs, et les emportaient ensuite par douzaines aux cimetières; il fallut même recourir aux fiacres: on y plaçait les cercueils en travers, les deux extrémités sortant par les portières. Seule, la politique ne chômait pas. Vainement le Journal des Débats rappelait-il que, dans Athènes envahie par la peste au temps de Thucidyde, les factions avaient fait trêve, nos partis plus implacables se refusaient à désarmer; les journaux continuaient leurs polémiques. Cependant la Chambre, à demi vidée par la fuite de ses membres, avait peine à finir les travaux de sa longue session[119]. Au milieu de cette désertion générale, la famille royale restait à Paris, faisant pleinement et généreusement tout son devoir; les jeunes princes parcouraient les quartiers les plus atteints ou visitaient les hôpitaux; le salon des princesses était transformé en atelier où l'on préparait tous les secours, et la Reine présidait à cette œuvre de charité.
On ne pouvait s'attendre, au lendemain de 1830, à rencontrer ces signes extérieurs de piété publique, qui avaient, à d'autres époques, en des crises semblables, soutenu, consolé, relevé l'âme du peuple: la religion semblait même si absente, que Henri Heine, tout païen qu'il fût, s'en montrait presque effrayé[120]; certains hôpitaux étaient privés d'aumôniers, et les prêtres, comme l'écrivait celui qui devait être le P. Lacordaire, ne parvenaient à y pénétrer que furtivement et au prix «d'incroyables avanies». Toutefois, en dépit de cette sorte d'irréligion officielle et de ce qu'elle ajoutait à la désolation de l'épidémie, on n'en pouvait pas moins constater alors une certaine détente dans les relations du parti régnant avec le clergé. Celui-ci était admirable de générosité et de dévouement, ne comptant ni la fatigue, ni la dépense, ni le péril, se proposant partout pour soigner les malades et pour organiser des hôpitaux temporaires. C'était là sa vengeance contre ceux qui l'avaient méconnu, outragé, maltraité. Sous la protection de ce rôle bienfaisant, des prêtres recommençaient à se montrer en soutane dans les rues, ce qu'ils n'avaient pas osé faire depuis Juillet. Mgr de Quélen sortait de sa cachette, afin de se dévouer entièrement aux cholériques; la charité de l'évêque imposait silence et même respect aux haines politiques[121]. Il offrait son séminaire pour y recevoir des malades et ses séminaristes pour les soigner, offre acceptée avec reconnaissance, malgré l'opposition de ceux qui craignaient, avec le Constitutionnel, que «la présence et le costume des séminaristes ne fussent guère propres à rassurer l'imagination des cholériques». Le cardinal de Rohan, archevêque de Besançon, menacé lors de la révolution, s'était réfugié à Rome; à peine apprenait-il l'invasion du choléra, que, dédaignant les avertissements inquiets de ses amis, il revenait dans son diocèse pour y secourir et consoler ses ouailles. Reçu d'abord par des manifestations tumultueuses, qui se reproduisirent trois jours de suite devant son palais, sa charité n'en était pas découragée et triomphait de ces violences. Tel était même le changement opéré dans les esprits, que le gouvernement pouvait, sans être trop maltraité, demander aux évêques des prières publiques; dans plusieurs villes, il y eut des processions solennelles auxquelles assistèrent les autorités; dans d'autres, il est vrai, ces cérémonies furent interdites.
Il était bien besoin que la religion vint apporter son sursum corda, car trop d'autres symptômes donnaient une affligeante idée de l'état moral et intellectuel de la population. Après avoir fait son entrée au milieu des orgies d'un jour de carnaval, le fléau semblait prendre pour escorte les plus hideuses émeutes. C'étaient d'abord les chiffonniers qui se révoltaient, parce que, pour une raison de salubrité, on avait ordonné l'enlèvement des ordures par charrettes, et la Tribune s'efforçait, par des déclamations forcenées, de transformer cette échauffourée en un soulèvement général des prolétaires contre les riches. À peine ce désordre comprimé, le bruit se répandit que le peuple était victime, non d'une maladie, mais d'un empoisonnement des eaux et des comestibles. Qui avait le premier inventé cette nouvelle absurde et terrible? On ne sait; mais ce fut le parti révolutionnaire qui l'exploita. Il lança des proclamations incendiaires: «Depuis bientôt deux ans, y lisait-on, le peuple est en proie aux angoisses de la plus profonde misère... Voilà maintenant que, sous prétexte d'un fléau prétendu, on l'empoisonne dans les hôpitaux... Que la torche, la hache, la pique, nous ouvrent un passage! Aux armes!» Dans une autre: «Citoyens, nous laisserons-nous empoisonner et égorger impunément?» Et encore: «Le choléra est un fléau moins cruel que le gouvernement de Louis-Philippe... Louis-Philippe envoie son fils à l'Hôtel-Dieu pour voir de plus près la misère du peuple. Le peuple vous rendra vos visites, comme au 10 août, comme au 29 juillet... Que le peuple se montre; qu'il aille, lui qui n'a rien, lever son impôt sur ceux qui ont tout.» Le National lui-même affirmait la réalité des tentatives d'empoisonnement[122]. Il n'était pas jusqu'à une maladroite proclamation du préfet de police qui ne parût donner crédit à ces soupçons. De là, dans la population, un état d'angoisse épouvantée qui se traduisit bientôt en accès de fureur sauvage. La foule parcourait les rues, affamée de vengeance. Des bandes se tenaient au coin des rues; sous prétexte de surveiller les empoisonneurs, elles arrêtaient ceux qui paraissaient suspects à leur imagination troublée. Malheur aux passants sur lesquels on découvrait une fiole ou une poudre quelconque! quelques-uns étaient aussitôt torturés, parfois égorgés. Plus d'un meurtre fut ainsi commis. Ce désordre se prolongea pendant plusieurs jours. C'était à se croire retombé en pleine barbarie. Les témoins en étaient épouvantés. «Nul aspect, disait l'un d'eux notant au moment même ses impressions, n'est plus horrible que cette colère du peuple, quand il a soif de sang et qu'il égorge ses victimes désarmées. Alors roule dans les rues une mer d'hommes aux flots noirs, au milieu desquels écument çà et là les ouvriers en chemise comme les blanches vagues qui s'entre-choquent, et tout cela gronde et hurle sans parole de merci, comme des damnés, comme des démons. J'entendis, dans la rue Saint-Denis, le fameux cri: À la lanterne! Et quelques voix pleines de rage m'apprirent qu'on pendait un empoisonneur. Les uns disaient que c'était un carliste, qu'on avait trouvé dans sa poche un brevet du lys; les autres, que c'était un prêtre, et qu'un pareil misérable était capable de tout. Dans la rue de Vaugirard, où l'on massacra deux hommes qui étaient porteurs d'une poudre blanche, je vis un de ces infortunés au moment où il râlait encore, et les vieilles femmes tirèrent leurs sabots de leurs pieds pour l'en frapper sur la tête jusqu'à ce qu'il mourût. Il était entièrement nu et couvert de sang et de meurtrissures; on lui déchira non-seulement ses habits, mais les cheveux, les lèvres et le nez; puis vint un homme dégoûtant qui lia une corde autour des pieds du cadavre et le traîna par les rues, en criant sans relâche: Voilà le choléra-morbus! Une femme admirablement belle, le sein découvert et les mains ensanglantées, se trouvait là; elle donna un dernier coup de pied au cadavre, quand il passa devant elle[123].» Un autre spectateur nous a dépeint «cette tourbe ignorante et déçue, poussant dans les rues ses cris de rage et de meurtre, arrêtant un corbillard par des blasphèmes, enivrée de désespoir, de fureur, de terreur, de vengeance, de faim et de sédition; rebelle à la science, inaccessible à la persuasion, incapable d'une abstinence nécessaire et d'une pieuse force d'âme». «Qui a vu ces bacchanales de sang et de mort, s'écriait-il, ne les oubliera jamais. Qui a vu l'émeute et le choléra s'embrasser comme frère et sœur et courir la ville, échevelés, ne les oubliera pas. Affreux mélange d'énervement chez les puissants, de férocité chez les pauvres!» Et il concluait trop justement: «La maladie morale de la nation paraissait plus digne de pitié que son mal physique[124].»
III
Tel était le cadre vraiment lugubre au milieu duquel allait se placer la mort de Casimir Périer. Le 1er avril, le président du conseil avait accompagné le duc d'Orléans dans une visite aux cholériques de l'Hôtel-Dieu. Il en était sorti plein d'admiration pour le sang-froid du jeune prince, mais aussi très-frappé du spectacle funèbre dont il avait été témoin. Quand il en parlait à ses amis, ceux-ci remarquaient avec inquiétude l'ardeur de son regard, la pâleur de son teint, l'altération de sa physionomie. Trois jours après, il fut obligé de s'aliter. C'était à ce moment que la populace massacrait dans les rues les prétendus empoisonneurs. Périer en ressentit une impression navrante qui aggrava son mal. «Ce n'est pas là, disait-il, la pensée d'un peuple civilisé, c'est le cri d'un peuple sauvage.» Humilié et découragé par les signes trop manifestes d'un désordre moral persistant, il faisait sur son pays et sur lui-même les plus sombres prédictions. Le 5 avril au soir, à M. de Montalivet qui le voyait pour la dernière fois, il répéta cette parole qu'il avait prononcée en acceptant le pouvoir: «Je vous l'ai déjà dit, je sortirai de ce ministère les pieds en avant.» Cependant le caractère de la maladie se manifestait chaque jour davantage, et le 8 avril, le Journal des Débats dut annoncer que le président du conseil était atteint du choléra.
La lutte de la maladie fut, chez Périer, particulièrement violente et tragique. «Des spasmes nerveux, rapporte un témoin, soulevaient ce grand corps, par une sorte de mouvement mécanique dont la puissance irrésistible était effrayante.» Puis vint le délire. Les yeux brillants sous deux larges sourcils encore noirs, les cheveux blanchis en désordre, sa longue et belle figure jaunie et sillonnée par la souffrance, il se dressait sur son lit avec sa majesté naturelle. Des paroles entrecoupées révélaient, jusque dans le trouble de la fièvre, l'angoisse de son patriotisme, puis il retombait en s'écriant d'un accent lugubre: «Quel malheur! le président du conseil est fou!» Redevenait-il plus calme, reprenait-il possession de lui-même, il parlait du pays, de la politique à suivre au dedans et au dehors; épanchements douloureux où l'inquiétude dominait: «J'ai les ailes coupées, disait-il, je suis bien malade; mais le pays est encore plus malade que moi.»
Si l'approche de la mort ne faisait pas la paix au dedans de cette âme encore toute secouée des luttes au milieu desquelles la maladie l'avait saisie, le combat ne cessait pas non plus au dehors. Les adversaires politiques du ministre refusaient de désarmer devant ce lit de douleur; ils semblaient même s'y être donné rendez-vous, pour assouvir leur haine par ce spectacle. Leurs journaux faisaient tout haut le calcul des heures que ce moribond avait encore à vivre, escomptaient les avantages de sa disparition, analysaient et dénaturaient les incidents de son agonie, affectaient de voir dans son délire une sorte de folie furieuse produite par l'excitation ou le remords d'une politique violente[125]. Leur seul regret était de voir ce criminel ainsi soustrait aux comptes qu'ils auraient voulu lui faire rendre. Langage si dur, que La Fayette lui-même s'en plaignait[126]. Par contre, à mesure que l'état du malade empirait, le grand public, celui qui vivait en dehors des passions de parti, sentait davantage la gravité de la perte dont il était menacé. «Périer, écrivait, le 12 mai, un de ses ennemis, gagne la sympathie de la foule qui s'aperçoit tout d'un coup qu'il était un grand homme[127].» Quelle angoisse surtout chez ceux qui, au dehors et au dedans, étaient engagés dans l'œuvre de paix et d'ordre entreprise par le grand ministre! Cette angoisse se manifestait même chez les hommes les moins portés à l'attendrissement. De Londres, M. de Talleyrand écrivait, le 4 mai: «À chaque heure, j'invoque M. Périer! et j'ai bien peur que ce ne soit en vain et que je n'aie plus à m'adresser qu'à ses mânes... Un grand mot d'un grand homme est celui-ci: Je crains plus une armée de cent moutons commandée par un lion, qu'une armée de cent lions commandée par un mouton[128].»
Cette terrible agonie ne se prolongea pas moins de six semaines, avec des alternatives diverses. Par moments, on se prenait à espérer que le malade triompherait du mal, comme avaient fait M. d'Argout et M. Guizot, également atteints. Ne voyait-on pas autour de lui l'épidémie en pleine décroissance[129]? Mais bientôt toute illusion s'évanouit, et, le 16 mai au matin, la nouvelle se répandit dans Paris que Casimir Périer n'était plus. Il n'avait que cinquante-cinq ans. Pendant que quelques fanatiques obscurs illuminaient de joie à la prison de la Force[130], le pays, si énervé qu'il fût par ses récentes terreurs, se sentit averti, comme par une secousse, que quelque chose de grand s'était écroulé. Partout, chez les amis de l'ordre, le regret, l'alarme et la consternation. Le jour des obsèques, ce ne fut pas seulement M. Royer-Collard qui vint, au nom de la science politique, rendre au grand homme de gouvernement un imposant hommage; la foule elle-même, comprenant d'instinct les services que ce ministre lui avait rendus et le vide qu'il laissait, se pressa derrière son char funèbre et souscrivit au monument que lui élevait la reconnaissance nationale.
C'était la gloire qui commençait pour Périer, et, depuis lors, le temps, bien loin de rien enlever à cette gloire, n'a fait que la grandir. Ce ministère si court, si combattu, est resté comme l'événement le plus considérable, le plus décisif de la monarchie de Juillet, et son influence a persisté pendant les seize années qui ont suivi. Le «système» de Périer, ce «système» que, par l'énergie de sa volonté, il avait substitué aux incertitudes et aux défaillances du début, est devenu celui du règne. Les conservateurs n'ont plus eu d'autre mot d'ordre que de le continuer. Parmi les ministres qui se sont succédé après le cabinet du 13 mars, presque aucun qui ne se sentît le besoin de se mettre à l'abri de ce grand nom, et c'était entre eux à qui se vanterait de suivre plus fidèlement le sillon que leur illustre prédécesseur avait si fortement creusé. Tous eussent volontiers confirmé ce jugement que le feu duc de Broglie portera au déclin de sa vie, en recueillant et en comparant ses souvenirs: «C'était là, plus que nous ne le savions au premier moment, plus que Périer ne le savait peut-être lui-même, un ministère, un vrai ministère, et qu'il me soit permis d'ajouter, experto credite, le meilleur qu'ait eu la France, sous notre défunt régime constitutionnel[131].» Les partis mêmes qui avaient combattu si violemment Périer de son vivant, ont compris, aussitôt sa mort, qu'ils se heurteraient à une mémoire trop honorée et trop populaire, s'ils la traitaient en ennemie. On les a vus alors, changeant de tactique, profitant de ce que le grand ministre n'était plus là pour leur jeter un de ses terribles démentis, tâcher de le tirer à eux et de l'opposer à ceux qui cherchaient à continuer sa politique. Étrange manœuvre que M. O. Barrot commençait déjà, peu après la mort de Périer, contre M. Thiers, dans ce temps-là ardent conservateur! Mais aussi, singulier hommage rendu au prestige inattaquable de ce nom! L'instinct public, du reste, ne s'y est pas trompé. Toutes les fois que, depuis un demi-siècle, le pays a traversé une crise périlleuse—et Dieu sait combien il en a connu—toutes les fois surtout qu'il a senti le pouvoir lâche et le mal audacieux, il a poussé ce cri: Donnez-nous un Casimir Périer! Pour ceux même qui connaissent le moins son histoire, ce personnage est devenu comme l'incarnation et le modèle de la seule politique où, dans ses heures de détresse, la nation entrevoie le salut et l'honneur. Il a suffi de quelques mois de ministère pour conquérir cette gloire. N'est-ce pas une grave leçon à l'adresse des hommes d'État? Presque tous doivent, à une certaine heure, faire leur choix entre les sévères devoirs de la politique de résistance et les tentations faciles de la politique de laisser-aller. Nous leur demandons seulement, avant de se décider, de comparer la place qu'occupent, dans l'estime du pays et dans les jugements de l'histoire, ces deux noms: Laffitte et Casimir Périer.
CHAPITRE VIII
L'ÉPILOGUE DU MINISTÈRE CASIMIR PÉRIER
(Mai—octobre 1832)
I. On ne remplace pas Casimir Périer, tout en prétendant conserver son «système». Y a-t-il velléité de réduire rétrospectivement le rôle de Périer? Sentiments du Roi à cet égard. Son désir de gouverner et de paraître gouverner. Il ne veut pas, du reste, faire fléchir la résistance.—II. Effet produit dans le gouvernement par la disparition de Périer. Reprise d'agitation dans le parti révolutionnaire. L'opposition parlementaire publie son «compte rendu».—III. L'enterrement du général Lamarque, le 5 juin, est l'occasion d'une émeute. Énergie de la répression. La lutte se prolonge le 6 juin. Victoire du gouvernement. Attitude des chefs du parti républicain, pendant ces deux journées. Démarche de MM. O. Barrot, Laffitte et Arago auprès de Louis-Philippe.—IV. Les journaux de gauche protégent les vaincus des 5 et 6 juin. L'ordonnance d'état de siége et les polémiques qu'elle soulève. Arrêt de la Cour de cassation. Retrait de l'ordonnance.—V. Les royalistes se soulèvent en Vendée, en même temps que les républicains à Paris. La presse légitimiste après 1830. Chateaubriand. M. de Genoude. Tentative d'union des opposants de droite et de gauche. Cette hostilité des royalistes nuisible à la fois au gouvernement de Juillet et à la cause légitimiste.—VI. Le parti d'action parmi les royalistes. Le complot des Prouvaires. Rêve d'une prise d'armes en Vendée et dans le Midi. La duchesse de Berry et Charles X. La duchesse prépare une expédition en France. Son débarquement. Elle échoue dans le Midi. Tentative de soulèvement en Vendée. Elle est aussitôt réprimée.—VII. La double victoire de la monarchie de Juillet sur les républicains et les légitimistes est complétée par la mort du duc de Reichstadt. L'autorité du ministère n'est pas cependant rétablie. Il paraît incapable de tirer parti de ses victoires. Même insuffisance pour la politique étrangère. Le cabinet n'est pas en mesure de se présenter devant les Chambres. Le Roi se résigne à un remaniement ministériel.
I
La mort de Casimir Périer laissait un vide immense dans le cabinet. L'embarras devait être grand de remplacer un tel chef de gouvernement. Chose étrange, on prit le parti de ne pas le remplacer du tout. Il se trouvait que tous les départements ministériels étaient pourvus. Dès la fin du mois d'avril, M. de Montalivet avait cédé le portefeuille de l'Instruction publique à M. Girod de l'Ain, pour prendre celui de l'Intérieur que Périer malade ne pouvait garder[132]. Celui-ci n'avait conservé que la présidence du conseil, rendue par son état de santé purement nominale. À sa mort, on ne prit aucune mesure nouvelle[133]. Privés du chef dont ils avaient été les agents dévoués, courageux, mais un peu effacés, les ministres n'avaient point, par eux seuls, grande autorité ni surtout une signification politique bien précise. D'opinion jusqu'alors un peu flottante ou mal connue, la plupart avaient commencé par être les collègues de M. Laffitte. Cependant la marque imprimée sur eux par la forte main de Périer était, pour ainsi dire, encore visible; mort, il continuait à les dominer; nul d'entre eux ne songeait à s'écarter, au dedans ou au dehors, de ce qu'on appelait, dans la langue du temps, «le système du 13 mars[134]». Dès le premier jour, le Moniteur publia, sur ce point, les déclarations les plus formelles et les plus sincères. «Que la France, veuve d'un grand citoyen, disait le journal officiel, sache bien qu'il n'y a rien de changé dans ses destinées politiques[135].»
Pour mieux écarter toute crainte de revirement, le Moniteur indiquait que «le système» ne tenait pas à la personne du ministre qui venait de disparaître. Déjà, quelques jours auparavant, quand Périer n'était pas encore mort, le Journal des Débats, tout en se défendant de «vouloir rabaisser les immenses services» de ce ministre, avait dit: «C'est une erreur étrange que de s'obstiner à confondre le système et le ministère du 13 mars, comme si le système était né et devait s'éteindre avec tel ou tel homme... M. Périer n'a point créé son système... C'est le système qui a fait le ministère du 13 mars, et non pas le ministère du 13 mars qui a fait le système. Le système du 13 mars a pris naissance au moment même de la révolution de Juillet... Il était né avant M. Casimir Périer; il lui survivra, si le malheur veut que M. Casimir Périer soit enlevé à la France... Il avait et il a encore d'autres représentants et d'autres défenseurs[136].» Ce langage qui fut, pendant quelque temps, celui de la presse officieuse s'expliquait par la nécessité de prévenir les incertitudes ou les alarmes que la perte du grand ministre pouvait avoir éveillées au dedans ou au dehors. Néanmoins il ne laissa pas que de causer un certain étonnement; il fut commenté; on crut entrevoir, chez les ministres et chez le Roi, quelque velléité de réduire rétrospectivement l'importance de Périer.
Très-laborieux et très-actif, Louis-Philippe avait le goût du gouvernement. D'une santé vigoureuse qui lui permettait au besoin de ne pas donner plus de quatre heures au sommeil, sans aucune de ces passions frivoles qui dépensent trop souvent le temps des princes, il apportait une application méritoire aux affaires publiques, se plaisant à les étudier toutes, à les suivre jusque dans leurs détails, au risque parfois de gêner ses ministres et de se faire reprocher une ingérence un peu tatillonne[137]. Son intelligence était aiguisée, ouverte et cultivée. Ayant beaucoup vu et beaucoup retenu, ayant approché, dans les vicissitudes extrêmes de sa carrière, les gouvernements et les peuples, sachant ce qu'on apprend sur les marches du trône et dans l'adversité, connaissant la nouvelle France mieux que les Bourbons de la branche aînée, et la vieille Europe mieux que les parvenus du libéralisme, d'un esprit très-politique, il avait une confiance fondée dans son habileté, dans ce qu'il aimait à appeler sa «vieille expérience», et se croyait plus capable que tous les ministres de gouverner son pays, au milieu de tant de dangers intérieurs et extérieurs. Peut-être n'avait-il pas tort de le penser; il avait certainement tort de le laisser voir. Dans la vivacité parfois trop abandonnée et trop féconde de ses conversations, il ne résistait pas toujours à la tentation de parler de ses ministres comme d'instruments dont il se piquait de jouer à son gré. N'était-il pas jusqu'à Périer qu'il se vantait d'avoir fini par bien «équiter»? «Ils ont beau faire, disait-il un autre jour, ils ne m'empêcheront pas de mener mon fiacre.» Ou bien encore: «Un ministère est un relais de poste. J'ai quelquefois de bons chevaux, et le voyage est commode; mais j'arrive à un relais où je suis obligé de prendre des chevaux fringants et rétifs; il faut bien faire la route, et, après tout, ce n'est qu'un relais.» Ces paroles étaient répétées; elles blessaient l'amour-propre des ministres présents, passés ou futurs; elles heurtaient la prétention de cette bourgeoisie libérale qui s'était laissé persuader que le Roi ne devait pas «gouverner». Une autre faiblesse de Louis-Philippe était d'accepter malaisément, dans le régime parlementaire, ce partage qui donne au ministre, avec la responsabilité, ce qu'il y a de plus visible dans le gouvernement, et ne laisse au prince qu'une action indirecte qui, pour être discrète, cachée, n'en est pas souvent moins réelle ni décisive. Il désirait avoir, aux yeux du pays, le mérite des services qu'il lui rendait en imprimant une bonne direction à ses affaires intérieures ou extérieures. On eût presque dit qu'il regrettait de ne pas tenir plutôt le rôle du ministre, et que, de ce rôle, il enviait même ce qui semblait le plus étranger aux habitudes d'un prince, la justification publique de sa politique, les luttes, les émotions et les succès des débats parlementaires. Il se savait la parole facile, abondante, aimait à s'en servir, et souffrait de ne l'employer que pour «chambrer» chaque député dans une embrasure de fenêtre, au lieu de parler, du haut de la tribune, à un nombreux auditoire: un peu comme certaines femmes du monde, impatientes des convenances qui les empêchent d'exercer au théâtre leur talent de cantatrice[138].
Périer avait singulièrement comprimé et froissé ce goût de Louis-Philippe pour le gouvernement et le gouvernement visible. Le ministre avait prétendu non-seulement s'emparer de tout le pouvoir, mais bien montrer aux autres qu'il était le seul maître, sans s'inquiéter de l'effacement mortifiant auquel il condamnait ainsi le Roi. Celui-ci s'y était soumis avec une patriotique résignation, quoique non sans chagrin. Périer mort, des esprits malveillants insinuèrent que Louis-Philippe en avait éprouvé un soulagement[139]: insinuation peu fondée, à laquelle les propos inconvenants et maladroits de certains courtisans avaient pu fournir prétexte[140]. Seulement il saisit, avec quelque empressement, l'occasion qui lui était offerte de gouverner davantage et de le faire voir. Sous ce rapport, rien ne lui convenait mieux que l'état dans lequel la mort de Périer laissait le ministère. La présidence du Conseil, dont les droits naguère avaient été exagérés jusqu'à mettre pour ainsi dire le Roi hors du gouvernement, se trouvait être, par une autre anomalie, totalement supprimée: les fonctions en revenaient à Louis-Philippe, qui les avait déjà exercées lors du premier ministère[141], et qui avait peut-être le secret espoir de ne plus s'en dessaisir. Sa revanche, on le voit, était complète, d'autant plus que, parmi les ministres, il n'en était aucun dont l'indocilité ou l'importance propre pût, soit entraver l'action royale, soit la rejeter dans l'ombre. Le plus en vue, M. de Montalivet, ministre de l'intérieur, très-jeune encore, sans clientèle personnelle dans le Parlement, était particulièrement dévoué au prince dont la faveur avait fait sa fortune politique.
Pas plus que les ministres, Louis-Philippe ne songeait à faire fléchir la politique de résistance; mais il était bien aise de montrer que, pour l'appliquer, il pouvait se passer de Périer et de tout autre personnage équivalent. Il se flattait que l'opinion verrait dès lors dans cette politique, non plus seulement le «système» d'un ministre, mais celui du Roi. Cette préoccupation, alors très-vive chez lui, l'amenait parfois à des assertions contestables. Causant, quelques semaines plus tard, avec MM. Odilon Barrot, Laffitte et Arago, il leur disait: «J'ai remarqué, messieurs, que vous appelez tous mon système de gouvernement, le système du 13 mars. Cette dénomination, je dois vous en avertir, est tout à fait impropre. Le système que nous suivons aujourd'hui est celui que j'adoptai, après de sérieuses réflexions, en montant sur le trône; c'est aussi, de point en point, celui qui dirigeait le ministère dont M. Laffitte était le président.» Et comme ce dernier réclamait contre cette assimilation: «Les vues, je le répète, continuait le Roi, étaient absolument identiques. Depuis que je suis sur le trône, le gouvernement a toujours marché dans la même ligne, parce que cette ligne avait été adoptée après de mûres réflexions, parce qu'elle était la seule convenable.» Si Périer avait pu assister à cette conversation, n'eût-il pas protesté plus haut encore que M. Laffitte contre un tel rapprochement? Dans son désir de tout rapporter à «son système» et d'antidater la politique du 13 mars, Louis-Philippe en prenait trop à son aise avec les faits. Mais son erreur ne portait que sur le passé, et elle ne saurait éveiller aucun doute sur la résolution où il était d'éviter, dans le présent et dans l'avenir, tout ce qui rappellerait, même de loin, le laisser-aller du ministère Laffitte.
II
Il n'était pas aussi simple qu'on le supposait de ne pas remplacer un grand ministre; les événements le firent voir tout de suite. Périer disparu, la sécurité des conservateurs sembla subitement s'évanouir. Le Journal des Débats, qui tout à l'heure affectait de croire que «le système n'avait pas besoin du ministre du 13 mars», disait, tout effaré, deux jours après: «La Providence aurait-elle donc résolu d'abandonner une seconde fois la France aux factions, comprimées un moment par le caractère énergique de M. C. Périer?...» Et il souhaitait de «n'être pas réduit à dire un jour que M. C. Périer était mort à propos pour son bonheur, et qu'il fallait le féliciter de n'avoir pas vu sa patrie ensanglantée par les factions victorieuses[142]». Les liens de l'administration, ces liens que Périer avait si solidement renoués, se relâchaient aussitôt. L'un des amis de M. de Montalivet, le général de Ségur, lui adressait la note suivante: «Le réseau militaire, administratif, judiciaire, flotte incertain. Vos agents hésitent: les mauvais ont déjà reçu leur mot d'ordre, qui est le désordre; les médiocres attendent le premier coup de vent pour tourner à son gré; les meilleurs se découragent. Les députés ministériels ne rentrent dans leurs départements que pour y être insultés à domicile. Ce n'est qu'après trois jours d'outrages que le préfet le plus décidé, que le général le plus solide les font enfin respecter. Ainsi, tout se prépare pour que le pouvoir, relevé si péniblement et si glorieusement depuis quatorze mois, s'échappe de vos mains, dans la Chambre, dès la première session; dans Paris, dès la première émeute[143].»
Le parti révolutionnaire n'avait jamais complétement désarmé. Toutefois, à la fin de 1831 et au commencement de 1832, les émeutes étaient devenues plus rares: le découragement était visible. La maladie de Périer et son remplacement au ministère de l'intérieur par M. de Montalivet avaient déjà rendu quelque espoir aux hommes de désordre. On les avait vus aussitôt s'agiter; il avait même été question, dans les conciliabules des Amis du peuple, d'une prise d'armes pour le 5 mai. La mort de Périer augmenta encore l'audace et l'effervescence des sociétés révolutionnaires. Réunies en permanence, elles délibéraient presque ouvertement sur leurs projets d'émeutes. La police ayant apposé les scellés sur le local où l'une d'elles tenait ses séances, les affiliés les arrachèrent et maltraitèrent les agents de la force publique. Il était manifeste qu'on croyait le moment venu pour un coup de main, et qu'on s'y préparait comme si la monarchie était livrée désormais sans défense à ses ennemis. Des conspirateurs bonapartistes et légitimistes suivaient de près ce mouvement, tout disposés à y prêter leur concours, avec l'espoir secret de le faire tourner à leur profit[144].
La presse démagogique ne prenait pas la précaution de dissimuler ses desseins et son attente. «Il ferait beau, disait la Tribune du 29 mai, de voir parler d'un article 291 et de sommations à des assemblées de deux cent mille hommes! Toutes ces broutilles ne s'opposent qu'aux faibles.» Et un autre jour: «Toute émeute sérieuse à Paris a produit un changement important. MM. Guizot et de Broglie sont tombés à la voix d'une émeute; les fleurs de lys au Palais-Royal ont été effacées à une pétition de l'émeute. Il n'y en a pas une qui n'ait porté ses fruits! Que l'émeute se prolonge, se grossisse, devienne insurrection, et vous verrez le sort du Juste Milieu.» Le 1er juin, le même journal s'écriait, à propos d'un procès qui venait de lui être fait: «Frappez, frappez encore, insensés! Vos coups ressemblent au tocsin. Annoncez le péril de votre cause, le triomphe de la nôtre. Frappez encore. Dans peu de jours, il ne vous restera plus à glapir que le sauve qui peut.... Le jour du réveil du peuple commence à luire, et déjà bruit le cri national qui enfanta les soldats des trois journées, comme il avait enfanté ceux de nos armées républicaines.»
L'opposition parlementaire ne voulut pas rester en arrière. Les Chambres étaient en vacances; cette circonstance n'arrêta pas les députés de la minorité. Quelques jours après la mort de Périer, ils se réunirent à l'hôtel de M. Laffitte. Sous la forme insolite et presque révolutionnaire d'un appel au pays, ils adressèrent à leurs électeurs un Compte rendu qui était un réquisitoire véhément contre le gouvernement. Ce manifeste, publié le 28 mai, reçut cent trente-quatre signatures. Après avoir répété les griefs connus contre la politique intérieure et extérieure[145], il la montrait aboutissant, après deux ans d'expérience, au dehors, à l'humiliation de la France et à la menace d'une coalition; au dedans, à la révolution faussée, à la liberté opprimée, à la guerre civile flagrante; puis il concluait: «Nous le proclamons avec une douloureuse et profonde conviction: que ce système se prolonge, et la révolution de Juillet et la France sont livrées à leurs ennemis. La Restauration et la Révolution sont en présence. La vieille lutte que nous avions cru terminée recommence.» Dans cet acte, l'opposition ne témoignait pas seulement de sa violence contre le gouvernement, mais aussi de sa faiblesse envers le parti révolutionnaire. La grande préoccupation de ceux qui se prétendaient «dynastiques» fut d'obtenir la signature des républicains les plus avancés, de MM. Garnier-Pagès aîné[146], Cabet, Voyer d'Argenson, et, pour y arriver, aucun sacrifice ne leur coûta. M. Odilon Barrot, chargé de rédiger le manifeste, avait écrit dans son projet: «Pour tous les hommes sensés, la monarchie constitutionnelle, sincèrement pratiquée, est la forme qui se concilie le mieux avec tous les développements de la liberté»; les républicains réclamèrent, et pour faire droit à leurs exigences on se contenta de dire: «La France de 1830 a pensé, comme celle de 1789, que la royauté héréditaire, entourée d'institutions populaires, n'a rien d'inconciliable avec les principes de la liberté.» C'est ce que M. Barrot a appelé dans ses Mémoires une «légère modification» et une «variante insignifiante[147]». Carrel était plus dans le vrai quand il écrivait que le compte rendu était «une déclaration de neutralité entre la république et la monarchie».
Ce manifeste ne pouvait avoir aucun résultat légal et parlementaire; il fournit seulement, pour quelques jours, un aliment aux polémiques des journaux; il apporta surtout un singulier encouragement aux républicains, aux fauteurs d'émeute, qui voyaient ainsi les fondateurs même du gouvernement de Juillet proclamer sa banqueroute et dénoncer sa trahison. Le compte rendu est aux redoutables émeutes qui vont éclater le 5 et le 6 juin, ce que les banquets seront plus tard à la révolution de Février. Dans les deux cas, l'opposition dynastique, aveuglée, ouvre la voie, donne l'élan aux pires ennemis de la monarchie. Ce n'est pas sa faute si elle n'obtient pas, dès 1832, le triste succès qu'elle aura en 1848.
III
Les meneurs des sociétés secrètes n'en étaient plus qu'à chercher une occasion, quand, le 2 juin, le général Lamarque mourut du choléra. Rien n'était plus conforme à la tradition du parti que de transformer des obsèques en manifestation révolutionnaire. Ainsi avait-on procédé, avec des nuances diverses, à la mort du général Foy et à celle de Manuel. Le grand embarras de ceux qui veulent lancer une émeute est de trouver un prétexte, d'apparence innocente, pour réunir leur armée dans la rue; un enterrement le leur fournit; cette armée une fois massée et mise en mouvement, sous couleur de rendre hommage au mort, se grossit naturellement des curieux attirés par la cérémonie; il ne reste plus qu'à profiter du premier incident pour engager la bataille. Les sociétés révolutionnaires résolurent donc de descendre toutes sur la place publique, le jour des obsèques de Lamarque. Chacune eut son point de ralliement. Les rôles et les armes furent distribués. Les affiliés étaient au nombre d'environ deux mille, presque tous bourgeois[148]; ils espéraient soulever les ouvriers et entraîner la foule. Avec leur clairvoyance ordinaire, les chefs de l'opposition parlementaire venaient, cette fois encore, à l'aide des révolutionnaires. Préoccupés de faire la contre-partie des obsèques de Périer et d'en imposer ainsi, par une grande manifestation, au gouvernement comme à l'opinion, ils s'agitèrent pour donner beaucoup d'éclat à la cérémonie et pour y attirer le plus de monde possible.
Le 5 juin, jour fixé pour l'enterrement, la foule est immense et les affidés sont à leur poste. On doit conduire le corps, par les boulevards, jusqu'au pont d'Austerlitz, où une voiture attend pour l'emporter à Mont-de-Marsan: Le cortége s'étend interminable, devant et derrière le char que trois cents jeunes gens traînent avec des cordes. En tête et en queue, les troupes d'escorte; au milieu, des pelotons de toutes les légions de la garde nationale, une longue colonne d'ouvriers, les députations des Écoles, sauf de l'École polytechnique, consignée par ordre supérieur, les réfugiés de tous pays, et surtout les sociétés révolutionnaires, avec leurs bannières de diverses couleurs, dont une rouge, portée par le chef des «Réclamants de Juillet[149]». Les physionomies farouches et sombres, les armes qu'on entrevoit à demi cachées sous les vêtements trahissent trop clairement les desseins de beaucoup de membres du cortége. Dès le début, à la hauteur de la rue de la Paix, une clameur s'élève de la foule: À la colonne! et la longue procession se détourne pour passer par la place Vendôme: sorte de dévotion bonapartiste qui était alors dans les habitudes du parti républicain. À mesure que le cortége s'avance, les esprits s'échauffent, les passions s'exaltent. Le duc de Fitz-James, qui se tenait au balcon d'un cercle, ayant refusé de se découvrir, les vitres de la maison sont aussitôt brisées à coups de pierres. Cris de plus en plus nombreux de: Vive la République! à bas Louis-Philippe! plus de Bourbons! Violences croissantes contre les sergents de ville, dont quelques-uns sont grièvement blessés. Plusieurs postes sont désarmés sur le passage. On casse les chaises et l'on arrache les tuteurs des arbres du boulevard, pour se préparer des armes en vue d'un combat que chacun sent imminent. Les meneurs n'en sont plus à cacher leur projet: «Mais enfin, où nous conduit-on?» demande une voix.—«À la république, répond l'un des chefs de groupe; tenez pour certain que nous souperons ce soir aux Tuileries.» Et le long cortége continue ainsi à rouler lentement par les boulevards, grossi des curieux, formant une masse épaisse de plus de cent mille hommes, d'où émergent les bannières, les bâtons garnis de feuillage, et d'où sort un grondement menaçant, entremêlé de cris farouches ou de refrains révolutionnaires. Le ciel gris et pluvieux rend le spectacle plus sinistre encore. À la hauteur du boulevard du Temple, une immense acclamation accueille une centaine d'élèves de l'École polytechnique qui se sont révoltés et ont forcé leur consigne, pour venir prendre leur place dans la manifestation et aussi dans l'émeute; triste conséquence des éloges prodigués par le gouvernement lui-même à ceux de leurs camarades qui avaient combattu sur les barricades de Juillet. On arrive enfin au pont d'Austerlitz, terme du convoi. Les orateurs montent sur une estrade pour prononcer des discours que, dans l'agitation croissante de la foule, personne n'entend. Tout à coup, apparaît un cavalier brandissant un drapeau rouge que surmonte un bonnet de même couleur. Le désordre est au comble. Suivant un plan convenu, les affidés tentent de s'emparer du corps, pour le porter au Panthéon; ils échouent; mais, dans ce premier combat, des soldats sont blessés. Le cri: Aux armes! retentit sur plusieurs points; les barricades s'élèvent; des coups de feu sont tirés. Les troupes, consignées et massées, dès le matin, en plusieurs endroits de la ville, ont pour instruction de ne se défendre qu'à la dernière extrémité. Aussi reçoivent-elles, sans riposter, les premières décharges, qui blessent plusieurs officiers ou soldats. Mais bientôt les commandants ne peuvent plus se faire illusion: c'est bien une insurrection qui commence; il n'y a qu'à la réprimer vigoureusement.
Du côté du pouvoir, rien de ces hésitations, de cet abandon, signes des gouvernements qui vont tomber. Le Roi, qui depuis la mort de Périer a pris la direction effective des affaires, était à Saint-Cloud le matin: «Amélie, dit-il, il y a du trouble à Paris, j'y vais.—J'y vais avec vous, mon ami», répond la Reine. Tous les pouvoirs militaires sont remis au général de Lobau, qui prend ses mesures avec sang-froid et énergie. Les troupes se montrent résolues et fidèles[150]. Une bonne partie de la garde nationale répond à l'appel; celle de la banlieue le fait même avec une passion irritée. Au premier moment, l'insurrection s'est étendue avec une rapidité qu'expliquent la préméditation des émeutiers et la volonté du gouvernement d'attendre, pour agir, qu'il soit attaqué; elle occupe, sur la rive gauche, les quartiers compris entre le Jardin des Plantes et la rue du faubourg Saint-Jacques; sur la rive droite, tout l'est de Paris jusqu'à la hauteur de la place des Victoires. Mais bientôt l'armée, appuyée par la garde nationale, reprend l'offensive, avec succès. Les soldats de l'émeute sont plus éparpillés que nombreux; ils n'ont pu en effet ébranler la masse populaire, et, sauf de rares exceptions, les ouvriers ne donnent pas. À huit heures du soir, le général de Lobau circonscrit l'insurrection entre les boulevards, les quais, la Bastille et la pointe Saint-Eustache; il la presse de toutes parts, sans lui laisser aucun répit: la bataille se prolonge jusqu'à minuit.
Elle recommence le lendemain, 6 juin, à quatre heures du matin. Les insurgés sont en plus petit nombre encore que la veille, mais résolus, hardis, retranchés, comme en une forteresse, au centre d'un quartier enchevêtré de rues étroites. Force est d'employer contre eux le canon: encore n'avance-t-on que lentement. Pendant que la lutte se localise ainsi, le reste de Paris reprend peu à peu sa vie normale, rassuré d'ailleurs par le sang-froid du Roi qui parcourt à cheval la ligne des boulevards jusqu'à la Bastille, traverse le faubourg Saint-Antoine, revient jusqu'aux quais, en imposant aux plus hostiles par sa fermeté calme, ne paraissant même pas s'apercevoir des coups de feu qui parfois éclatent sur son chemin[151]. C'est autour du cloître Saint-Merry que se livrent les derniers combats. Une poignée d'insurgés y tient longtemps en échec l'effort de la troupe et des gardes nationales; ils ne sont réduits qu'à la fin de la journée. Alors la bataille est définitivement gagnée par le gouvernement; mais c'est bien une bataille, la plus redoutable et la plus sanglante que les rues de Paris aient vue depuis la révolution de Juillet: on compte huit cents morts ou blessés, se partageant à peu près également entre les deux camps.
Dans cette insurrection, les soldats de l'armée républicaine ne se sont pas ménagés; mais les chefs n'ont pas paru sur les barricades. Celui dont on fit le héros de ces journées était un certain Jeanne qui commandait au cloître Saint-Merry, et qui y déploya une rare intrépidité: aventurier obscur dont le passé n'était pas absolument net. Sans doute, si le mouvement avait réussi, les chefs se fussent montrés; mais leur prudence attendait l'événement. Godefroy Cavaignac lui-même se tint à l'écart. Les plus compromis étaient MM. Garnier-Pagès aîné, Cabet et Laboissière, députés, qui avaient concouru aux préparatifs et contre qui des mandats furent lancés. On avait fait espérer aux combattants que M. Mauguin et le maréchal Clausel se prononceraient pour eux. Les émissaires dépêchés au premier le trouvèrent tremblant de peur; le second répondit à un artilleur de la garde nationale, qui le pressait de prendre parti: «Je me joins à vous, si vous êtes assurés du concours d'un régiment.—Eh! monsieur, répliqua l'artilleur, si, à l'heure où je parle, un régiment était à nos ordres, nous n'aurions pas besoin de vous[152].» Quant à Carrel, il commençait à ressentir les embarras de son nouveau rôle. En sa qualité d'ancien officier, il tenait en médiocre estime les forces populaires et ne croyait pas au succès de l'émeute. Le soir du 5 juin, dans une réunion tenue aux bureaux du National, il avait combattu l'idée de se jeter dans la lutte. Le lendemain matin, dans son journal, il invitait les magistrats, les députés et la garde nationale à s'interposer, pour empêcher le gouvernement «d'égorger la population[153]». Quelques heures plus tard, rencontrant M. O. Barrot, il le pressait de prendre la tête du mouvement: «Vous êtes, dans tous les cas, compromis, lui dit-il, vous et vos amis, par cette insurrection; tâchez du moins de la faire tourner au profit de votre opinion.—Ah! je ne le sais que trop, répondit M. Barrot, et ce n'est pas d'aujourd'hui seulement que vos folies compromettent la liberté; mais j'aime encore mieux avoir à répondre de votre défaite que de votre victoire...» Et il le quitta pour se rendre aux Tuileries[154].
Restait La Fayette, que l'émeute était accoutumée à trouver parmi les plus dociles à son appel. Son rôle, dans la cérémonie, avait consisté à tenir un des cordons du char et à prononcer un discours sur l'estrade du pont d'Austerlitz. Il était de ceux qui avaient désiré et conseillé une manifestation «imposante», dans la pensée que le Roi serait à la merci de l'opposition, quand cent trente mille hommes se seraient publiquement prononcés pour elle[155]. Mais, quand il vit le drapeau rouge, entendit les premiers coups de feu et se rendit compte que la manifestation tournait en insurrection violente, le pauvre vieillard, épuisé d'ailleurs de fatigue, parut perdre le peu de tête qui lui restait; il n'eut qu'une pensée, se sauver au plus vite, loin non des balles dont il n'avait jamais eu peur, mais de la responsabilité dont il se sentait menacé. On l'aperçut, la figure bouleversée, errer, de ci, de là, à la recherche de sa voiture qui s'était égarée dans la confusion générale. Un fiacre se rencontra, il s'y jeta avec son fils. La foule le reconnut, détela les chevaux et voulut le traîner à l'Hôtel de ville, le sommant de prendre le commandement de l'insurrection. Essaya-t-il de résister, comme le disent les uns? ou, comme le prétend au contraire M. Louis Blanc, «s'offrit-il tout entier», disant à ceux qui réclamaient son concours: «Mes amis, trouvez un endroit où l'on puisse placer une chaise, et je vous y suivrai[156]»? Peut-être les deux versions ont-elles leur part de vérité; La Fayette était par nature assez indécis et, dans le cas particulier, assez troublé, pour avoir tenu ce double langage. D'ailleurs, il sentait bien qu'il n'était plus son maître, et il entendait l'un de ceux qui le traînaient dire à son voisin: «Si nous jetions le général dans la Seine, comment le gouvernement repousserait-il le soupçon de l'avoir sacrifié?» «Ce n'était pas une si mauvaise idée», disait plus tard le général, en racontant cet incident. Toujours est-il qu'il fut grandement soulagé, quand la troupe dégagea son fiacre et lui permit de rentrer chez lui, brisé de lassitude et d'émotion. Il n'eut garde de retourner auprès des combattants.
Pendant ce temps, les députés de l'opposition dynastique considéraient avec étonnement la suite donnée à leur compte rendu et la tournure qu'avait prise leur manifestation. Le soir du 5 juin, ils s'étaient réunis chez M. Laffitte, comme ils avaient fait au début des journées de Juillet. Leur état d'esprit était à peu près le même qu'à cette époque: nullement désireux, pour la plupart, d'une révolution, fort effrayés même de ce qu'elle pourrait être, mais encore moins décidés à la combattre. Les propositions les plus discordantes furent émises, sans aboutir. On eût bien voulu faire une «protestation», toujours en souvenir de Juillet, mais contre quoi? Aussi se bornait-on à attendre les événements, pour se mettre bravement à leur suite. Le lendemain, 6 juin, il apparut clairement que l'insurrection serait vaincue: on s'arrêta alors à l'idée d'une démarche auprès du Roi, pour lui demander d'arrêter l'effusion du sang et de changer sa politique. Il était trois heures de l'après-midi quand MM. Laffitte, O. Barrot et Arago, chargés de cette mission, se présentèrent aux Tuileries. Louis-Philippe, qui rentrait de sa promenade à travers Paris, les reçut aussitôt. L'entrevue dura plus d'une heure et demie. Les trois députés en ont dressé une sorte de procès-verbal qui a été publié un peu plus tard[157]. À le lire, on est tout d'abord stupéfait du vide et de la sottise des déclarations faites par les députés. Désavouant pour leur compte l'insurrection républicaine, ils prétendaient y montrer cependant le signe de la «désaffection» de la nation, la condamnation de la «politique du 13 mars»; rééditaient contre cette politique leurs vieux griefs, lui reprochaient d'employer à l'intérieur la force au lieu des «moyens moraux», d'être, en face de l'étranger, «pusillanime, sans souci de l'honneur national», et menaçaient le Roi, s'il ne changeait pas de «système», d'un divorce prochain entre la France et la monarchie de Juillet. Il était facile de réfuter ces reproches et de montrer l'inanité de ces conseils: c'est ce que fit Louis-Philippe, avec un succès que ne peuvent contester ceux mêmes qui lisent de l'œil le plus prévenu le procès-verbal de cette conversation. Cependant, à y regarder de plus près, on se demande si le Roi ne se laissait pas entraîner à jouer un rôle autre que le sien. Ne retrouve-t-on pas là les petites faiblesses que nous avons déjà eu occasion de noter chez cet habile homme d'État, trop préoccupé de démontrer aux autres l'excellence de sa politique, et surtout de manifester qu'elle était bien sienne, chez ce brillant et abondant causeur qui ne se souvenait pas assez que le silence est souvent pour un prince une condition de dignité, un acte de prudence et un moyen d'autorité? En parlant aussi longuement, il s'exposait à dire ce qu'il aurait mieux fait de taire[158]. N'eût-il pas été, par exemple, plus habile, en n'affectant pas de présenter la politique suivie depuis la révolution comme sa politique propre, son «système[159]», et en ne fournissant pas ainsi à ses interlocuteurs, déjà trop en méfiance sur ce point, un prétexte aux accusations de pouvoir personnel? Toutefois les derniers qui avaient le droit de lui en faire un reproche étaient les députés qui s'adressaient ainsi au prince, en dehors de ses ministres responsables, qui lui demandaient de changer, motu proprio et contrairement à la volonté connue de la Chambre, la politique du gouvernement. Si l'on pouvait relever quelque incorrection, ils avaient provoqué Louis-Philippe à la commettre. D'ailleurs, ce n'était pas le lieu d'être trop formaliste, et, quand un Roi est obligé de défendre sa couronne contre une émeute, on ne saurait le blâmer beaucoup de se mettre en avant. Seulement que ce soit plutôt pour agir que pour parler. Nous applaudissons Louis-Philippe, quand, dans cette même journée du 6 juin, il dirige la résistance avec un admirable sang-froid, paye courageusement de sa personne, se montre dans la rue alors que la bataille n'est pas encore finie: c'était vraiment se conduire en roi. Nous avons plus de doute, lorsque nous le voyons soutenir une controverse contre trois députés de l'opposition, se justifier ou se plaindre auprès d'eux; en admettant qu'il n'eût pas mieux fait de refuser de les écouter et de les renvoyer à ses ministres, au moins eût-il pu se borner à leur faire savoir ses volontés en quelques mots sévères et nets. Cette brièveté royale eût été plus efficace que les conversations les plus spirituelles et les plus habiles arguments.
L'entrevue ne fut, du reste, qu'un incident alors peu remarqué. En cette soirée du 6 juin, les amis de la monarchie jouissaient d'autant plus de leur victoire qu'ils en avaient un moment douté. Une telle inquiétude peut surprendre. À première vue, il semblerait que le résultat n'eût jamais dû paraître incertain. Les insurgés étaient peu nombreux, sans chefs connus, sans crédit sur la population; l'armée qui les combattait comptait, en dehors même de la garde nationale, au moins vingt-cinq mille hommes. Et cependant tous les témoignages contemporains révèlent qu'on eut grand'-peur; l'impression générale fut que la monarchie courait un réel danger. D'où venait cette alarme? du souvenir de Juillet. On avait conscience d'avoir alors faussé et obscurci le sens de la légalité. On avait tellement flétri la résistance à l'émeute; on avait tant loué les défaillances de l'armée et la défection de la garde nationale; on avait proclamé si haut le droit supérieur des barricades; on avait tant glorifié la révolte des Écoles, tant félicité les ouvriers d'être descendus dans la rue et les députés de s'être ralliés à l'insurrection, qu'on se demandait avec angoisse si tous comprendraient qu'il fallait faire, en 1832[160], le contraire de ce qu'on avait fait en 1830. Les élèves de l'École polytechnique furent heureusement les seuls à ne pas le comprendre.
IV
L'insurrection vaincue, il restait à donner satisfaction à la conscience publique, en punissant les factieux. Lorsque le Roi avait parcouru les rues de Paris, dans l'après-midi du 6 juin, un cri avait dominé tous les autres: «Faites prompte et sévère justice!» Empêcher cette justice, telle est l'œuvre à laquelle s'appliquèrent aussitôt les journaux de gauche, y compris ceux qui avaient regretté la prise d'armes. La révolution de 1830 leur servait à justifier ou tout au moins à excuser cette nouvelle rébellion. «Sous un gouvernement né d'une insurrection populaire, disait le National du 10 juin, devrait-on s'étonner et s'indigner qu'il soit resté, dans la portion du peuple et de la jeunesse habituellement la plus remuante, quelques souvenirs de Juillet mal compris, quelques instincts confus de sédition?» «De quel droit demander aux juges de frapper les factieux, disait encore le National, quand, après 1830, on a réhabilité comme ayant été victimes d'un «assassinat politique», tous ceux qui avaient été condamnés à raison de faits analogues, sous la Restauration?» Pour grandir les insurgés et les rendre plus intéressants, on insistait sur le courage réel qu'ils avaient montré, notamment au cloître Saint-Merry; on poétisait l'acharnement fanatique et meurtrier de leur résistance; on les posait en attitudes tragiques sur les barricades; on répétait les mots qu'ils avaient prononcés ou qu'on leur avait prêtés: sorte de légende héroïque qui n'a pas peu contribué à donner le change sur la laideur criminelle et la téméraire sottise de cette tentative de guerre civile. Enfin, pour faire oublier qu'elle était accusée, l'opposition se faisait accusatrice; elle reprochait au gouvernement d'avoir, par ses propres méfaits, légitimé la rébellion; elle imputait à la police d'avoir provoqué le combat, à l'armée d'avoir commencé le feu. Toutes les injustices, tous les mensonges lui semblaient légitimes pour couvrir ceux que souvent au fond elle blâmait.
Le ministère fournit, dès le premier jour, aux opposants un terrain de polémique sur lequel ceux-ci se hâtèrent de prendre position. Le 7 juin, une ordonnance déclarait Paris en état de siége et déférait aux conseils de guerre le jugement des faits insurrectionnels. Cette mesure qu'avait, dit-on, conseillée M. Thiers, et qui avait séduit le courage juvénile de M. de Montalivet, fut prise, sans doute, par crainte des scandaleuses faiblesses du jury. Ne pensait-on pas répondre ainsi au vœu de l'opinion, fort indignée contre les émeutiers et si désireuse d'une répression énergique? Une femme éminente du monde conservateur écrivait, le 7 juin: «Le cri général est répression sévère. On est enchanté de l'état de siége; on regrette seulement qu'il ait été mis si tard. Le mot de la garde nationale est celui-ci: Maintenant que voilà l'état de siége, nous sommes bien aises de les avoir arrêtés; ils n'iront pas au jury[161].» La légalité de l'ordonnance eût été incontestable soit avant 1830, soit sous la législation qui nous régit depuis 1849. En 1832, certains juristes la croyaient douteuse, à raison de l'article de la Charte qui interdisait les tribunaux d'exception. Toutefois il ne semblait pas que l'objection pût venir de l'opposition qui avait elle-même demandé, à grand bruit, qu'on établît l'état de siége en Vendée. Mais l'esprit de parti ne s'embarrasse pas des reproches de contradiction. À peine l'ordonnance fut-elle publiée qu'il y eut explosion dans la presse de gauche, trop heureuse de sortir d'une défensive gênante et de prendre l'offensive. À l'entendre, c'était une répétition des Ordonnances de Juillet, et ce nouveau coup d'État méritait le même châtiment que l'autre. Les barreaux de plusieurs grandes villes rédigèrent des consultations concluant à l'illégalité de l'état de siége. Quant à la bourgeoisie parisienne qui, tout à l'heure, en présence du danger matériel, avait réclamé «prompte et sévère justice», rassurée maintenant, elle n'avait plus d'oreille que pour les criailleries de la gauche; elle se laissait troubler, entraîner, et oubliant sa récente colère contre les émeutiers qui venaient de mettre sa ville à feu et à sang, elle ne cherchait querelle qu'aux ministres qui s'étaient compromis pour la protéger. Ce sont revirements auxquels il faut toujours s'attendre de sa part. Peut-être cependant eût-elle été moins mobile, avec des ministres plus capables de lui en imposer et de la retenir. Intimidés par le soulèvement des esprits, les conseils de guerre se montrèrent, dans leurs jugements, d'une modération et même d'une timidité extrêmes. Ce ne fut pas tout: une mésaventure plus grave attendait le gouvernement.
La Cour royale de Paris avait reconnu la légalité de l'ordonnance du 7 juin, en refusant de se prononcer sur les faits déférés à la juridiction militaire. Mais la Cour de cassation, saisie du pourvoi d'un condamné, annula, sur la plaidoirie de M. Odilon Barrot, la décision d'un conseil de guerre, par le motif que celui-ci avait violé la Charte en se déclarant compétent, et elle renvoya l'accusé devant les juges ordinaires. C'était proclamer l'inconstitutionnalité de l'ordonnance d'état de siége. Long cri de triomphe dans tous les rangs de l'opposition. Le ministère fut fort surpris et mortifié, mais il ne crut pas avoir un autre parti à prendre que de s'incliner devant la décision de la cour suprême. À cette époque, les gouvernements ne connaissaient pas encore les moyens, découverts de nos jours, soit pour empêcher les tribunaux de juger, soit pour se venger des jugements désagréables. La monarchie de Juillet n'était pas sur ce point plus avancée que la Restauration, à laquelle l'indépendance judiciaire avait plusieurs fois fait échec, et qui n'avait pas songé pour cela à la briser. Quelques heures après le prononcé de l'arrêt, l'ordonnance qui avait établi l'état de siége fut rapportée, et tous les accusés rendus à la juridiction ordinaire. Le jury fut d'ailleurs plus sévère que le conseil de guerre; il y eut quatre-vingt-deux condamnations, dont sept à mort qui furent commuées en déportation. Mais, à lire les journaux, on eût dit qu'il n'y avait eu qu'une condamnation, celle qu'on prétendait faire sortir de l'arrêt de la Cour de cassation contre le gouvernement convaincu d'avoir violé la Charte, contre les auteurs de ce prétendu «coup d'État de juin 1832» que la presse de gauche présentera, pendant longtemps, comme allant de pair avec les plus grands forfaits de l'histoire. Était-ce donc là le fruit que la monarchie recueillait de sa sanglante et décisive victoire sur la faction républicaine? Étrange résultat, en vérité, qui ne faisait honneur ni à la justice du public, ni à l'adresse du ministère.
V
L'insurrection républicaine n'est pas la seule qui ait éclaté aussitôt après la mort de Casimir Périer. Le 4 juin, veille du jour où la bataille s'engageait dans les rues de Paris, les royalistes prenaient les armes en Vendée. C'était la faiblesse de la monarchie de Juillet de rencontrer des ennemis acharnés à droite comme à gauche; selon la parole de Royer-Collard, «elle avait le feu en haut et le feu en bas».
Les légitimistes s'étaient remis assez rapidement de l'abattement où les avait jetés tout d'abord le succès de la révolution. Les embarras, les fautes, les périls du gouvernement nouveau, l'insécurité et le malaise du pays leur avaient rendu courage et espoir. Telle avait même été la dissolution générale, pendant le ministère Laffitte, qu'ils s'étaient imaginés toucher au moment de la revanche. Quelques-uns, sans doute, n'en persistèrent pas moins à se renfermer dans une sorte de retraite, déposant leurs armes tout en gardant leurs convictions, et écrivant, comme M. de Villèle, sur la porte de leur demeure, le mot d'Horace: Inveni portum. Mais on ne pouvait attendre pareille attitude de la masse du parti qui n'avait pas les mêmes raisons de sérénité ou de satiété, surtout des jeunes qui, par nature, rêvent plus de la haute mer que du port. Beaucoup de royalistes commencèrent donc aussitôt, contre la monarchie de 1830, la guerre implacable qu'ils devaient poursuivre jusqu'en 1848. Dans les premiers temps, malgré l'immense talent et la renommée déjà éclatante de M. Berryer, le terrain parlementaire n'était pas le plus favorable à leur attaque. Les élections de 1831 les avaient presque complétement exclus de la Chambre. D'ailleurs, les vainqueurs de la veille, orgueilleux de leur succès et de leur nombre, n'eussent pas toléré à la tribune des agressions trop vives contre le régime nouveau, ou une apologie trop ouverte du régime ancien. C'est dans la presse que les vaincus cherchèrent leur revanche, ou tout au moins la satisfaction de leurs ressentiments. Rien ne peut donner une idée du ton que prirent les journaux de droite, de leur violence outrageuse contre le gouvernement et personnellement contre le Roi. Ils dépassaient presque les feuilles de gauche, et nous avons vu cependant jusqu'où allait l'audace de celles-ci[162]. Il est vrai que les écrivains du parti vainqueur ne traitaient souvent pas mieux la dynastie tombée. Renverser à tout prix la monarchie nouvelle et, en attendant, lui faire le plus de mal possible, tel était, dans sa redoutable simplicité, le programme de ces royalistes. Que ce renversement dût tout d'abord profiter à la République, ils ne s'en inquiétaient pas outre mesure: ils se flattaient que cette république ne durerait pas; d'ailleurs, s'ils ne pouvaient obtenir la pleine restauration du droit, ce leur était du moins une première jouissance de voir châtier ce qu'ils regardaient comme une usurpation, pis encore, comme une trahison. Pour comprendre leur conduite, il ne faut pas oublier qu'à leurs yeux tout était préférable à ce qui existait.
Chateaubriand, alors âgé de plus de soixante ans, dans la plénitude de son talent et de sa gloire, était le plus illustre, et surtout le plus populaire des royalistes. Il donnait le ton à la polémique de son parti, dans des pamphlets terribles que la presse entière commentait avec passion. Essayait-il de tenir la gageure téméraire qu'il avait faite, assure-t-on, au début des journées de Juillet? «Si la légitimité est renversée, avait-il dit, et que la presse soit libre, je ne demande qu'une plume et deux mois pour relever la légitimité.» C'est par le mépris qu'il veut tuer la royauté de 1830; il la montre «arrivant piteuse, les mains vides, n'ayant rien à donner, tout à recevoir, se faisant pauvrette, demandant grâce à chacun, et cependant hargneuse, déclamant contre la légitimité, contre le républicanisme, et tremblant devant lui». Les sarcasmes ne lui manquent point pour flétrir le «pot-au-feu d'une monarchie domestique». Il s'en prend surtout à la politique extérieure du nouveau gouvernement, aux «génuflexions et aux mains mendiantes de sa diplomatie». Il lui reproche «d'avoir eu peur de son principe par faillance de cœur, manque d'honneur et défaut de génie»; de s'être «traînée sur le ventre», d'avoir «abandonné les nations soulevées pour elle et par elle», d'avoir ainsi «laissé échapper l'occasion de rendre à la France ses frontières». Les «patriotes» républicains ne parlaient pas autrement. C'est que, tout en combattant pour la vieille royauté, par fidélité de conviction, peut-être plus encore par point d'honneur, par souci de l'unité de sa vie, Chateaubriand tenait beaucoup à conserver ces applaudissements de gauche dont il avait pris l'agréable habitude, depuis son opposition à M. de Villèle. De là, ses coquetteries avec Béranger et Carrel; de là, ses éloges à l'adresse du peuple qui l'avait porté en triomphe pendant les journées de Juillet, et qu'il plaignait d'avoir été dépouillé de sa victoire et de sa révolution par «les usurpations de la coterie régnante», par «ces écornifleurs de gloire, de courage et de génie»; de là, les protestations, souvent injurieuses, par lesquelles il se séparait des hommes impopulaires de son propre parti, des auteurs du «coup d'État manqué», de ces «eunuques» qui avaient tenté d'organiser une «terreur de château» et avaient formé «la conspiration de la bêtise et de l'hypocrisie»; de là, sa préoccupation de ne pas paraître trop dupe du drapeau politique dans lequel il se drapait, de ne pas être pris par la jeune France pour «un rabâcheur de panache blanc et de lieux communs sur Henri IV», capable «d'un attendrissement de nourrice transmis, de maillot en maillot, depuis le berceau du Béarnais jusqu'à celui du jeune Henri[163]».
Dans ces avances à la gauche, il n'y avait pas seulement le calcul d'une vanité personnelle, mais aussi une tactique politique qui fut alors celle de presque tous les royalistes militants. Ceux-ci s'étaient rendu compte qu'ils seraient peu entendus et surtout n'auraient pas d'alliés, s'ils attaquaient la monarchie nouvelle au nom de leurs anciennes doctrines autoritaires, aristocratiques et traditionnelles. Il leur parut plus habile et plus efficace de lui faire la guerre sous le drapeau de la liberté absolue. On vit subitement les anciens amis de M. de Polignac réclamer la licence de la presse, de l'association, des réunions, l'extension des droits du jury, la suppression de tout cens électoral, l'élection des maires, etc., etc. Ils n'admettaient pas qu'on relevât dans cette attitude une contradiction avec leur propre passé. Nous avons le droit, disaient-ils, d'exiger de la monarchie nouvelle qu'elle soit conséquente avec ses propres principes. Leur objectait-on que, dans de telles conditions, il n'y avait pas de gouvernement possible: «Eh! qui vous dit le contraire? répondait M. Berryer. Je comprends vos embarras, je les avais prévus, et c'est pourquoi je protestais contre ce que vous faisiez et contre le principe que vous adoptiez. Mais il est adopté, ce principe, adopté pour être la loi du pays.» Dès le 18 août 1830, la Quotidienne disait: «Il faut oser demander aux révolutions la conséquence des principes qui les produisent. Cela pousse à des abîmes peut-être, mais aussi ramène forcément à l'ordre moral... Lorsqu'on aura vu les pouvoirs, les partis et les factions guidés seulement par l'instinct d'une force brutale se débattre et se renverser dans une immense arène, sans qu'aucun principe de droit puisse jamais jaillir d'un tel choc, les peuples fatigués seront bien obligés de convenir que l'équité, c'est-à-dire la légitimité, a sa source en quelque lieu plus haut[164].» Cette tactique permettait aux royalistes de se rencontrer, dans presque toutes les questions, avec le parti démocratique. Plusieurs même rêvaient une alliance, une coalition formelle. Telle était notamment la thèse de la Gazette de France, qui, au lendemain de la révolution, conviait les républicains à s'unir aux royalistes pour une même œuvre de renversement. «Ceux qui adhèrent à la légitimité par sentiment ou par principe, disait-elle, et ceux qui ont foi dans la souveraineté du peuple, tout en se proposant un but différent, doivent être d'accord sur la nullité radicale de tout ce qui a été fait[165].»
Le directeur de la Gazette de France, M. de Genoude, fut en effet l'apôtre le plus persévérant et le plus passionné de cette alliance avec la gauche. Aucune rebuffade ne décourageait ses avances. Plus tard, d'ailleurs, il imaginera un moyen ingénieux d'avoir raison des résistances de la presse démocratique: ce sera de fonder à ses frais une feuille de gauche, la Nation, qui aura pour programme spécial de marcher d'accord avec la Gazette et de montrer ainsi réalisée l'union des deux partis; la Nation, à la vérité, ne pourra vivre. Non-seulement M. de Genoude tendait la main aux démocrates, mais il leur empruntait leurs idées, leurs formules, amalgamait bizarrement la souveraineté du peuple et la légitimité royale, et lançait, le premier, au lendemain de 1830, l'idée du suffrage universel, comme il sera le premier, le 24 février 1848, à en demander l'application. Personnage étrange: marié d'abord assez richement, ayant ajouté un de au commencement et à la fin de son nom patronymique qui était Genou, il devenait prêtre en 1835, peut-être avec l'espoir de pouvoir présenter désormais toutes ses lubies comme des dogmes, menant du reste une vie qui, sans être irrégulière, n'était guère plus sacerdotale que son costume moitié frac, moitié soutane. Une fois prêtre, il n'aura de cesse qu'il ne soit député, et il y parviendra en 1846. C'étaient autant de préparatifs au rôle universel dont il avait la prétention. Il annonçait, à jour fixe, les États généraux, le congrès et le concile, où il devait siéger, et qui auraient pour tâche de refaire, d'après ses plans et sous sa direction, la monarchie, l'Europe et l'Église. Jamais prophète ne fut plus hardi, plus imperturbable, moins troublé par le démenti des événements. Très-personnel, d'une vanité et d'une ambition presque candides dans leur énormité, peu scrupuleux sur les moyens de polémique, ayant quelque chose du charlatan, on ne pouvait néanmoins contester la sincérité de ses convictions, son dévouement à sa cause et le désintéressement avec lequel il dépensait pour elle sa vie et sa fortune. Écrivain médiocre et terne, compilateur audacieux, universellement superficiel, il touchait à tout, fondait des journaux, entreprenait des encyclopédies, faisait des livres de théologie, mêlait la littérature, la politique, la religion et le commerce. Mais il possédait quelques-unes des qualités du journaliste, et son nom a été souvent mis à côté de celui de M. de Girardin; il avait du coup d'œil, de l'abondance, des ressources et de l'audace pour la guerre de plume. Ajoutez une naïveté et une confiance dans le paradoxe qui déroutaient la contradiction, un aplomb que rien ne démontait, une ténacité que rien ne lassait, et surtout, au milieu d'une vie par d'autres côtés si mobile et si dispersée, la puissance de l'idée fixe. «Je suis, disait-il de lui-même, la vrille qui tourne toujours jusqu'à ce qu'elle ait fait son trou.» Criblé de sarcasmes, il avait trop confiance en soi pour en être atteint, tellement persuadé de son importance qu'il finissait par en persuader le public. Vainement ses amis le trouvaient-ils souvent compromettant, vainement ses ennemis étaient-ils tentés de ne pas le prendre au sérieux, il s'imposait à tous, à force de les fatiguer, obligeant les uns à compter sur lui et les autres à compter avec lui; bien plus, il a fait en sorte que l'histoire ne peut le passer sous silence.
Au lendemain même de la révolution, les hommes de gauche se souvenaient trop de la Restauration pour accepter facilement l'espèce d'alliance que M. de Genoude et d'autres royalistes leur proposaient. Le plus souvent même, ils la repoussaient avec indignation[166]. Mais avec le temps, cette répugnance s'affaiblit. À gauche aussi, on arriva à détester le gouvernement plus que tout le reste. «Si nous n'avons pas le même paradis, disait-on aux légitimistes, nous avons le même enfer.» L'habitude de la lutte amena une sorte de fraternité d'armes entre les soldats ou les chefs des deux camps. Plus d'une camaraderie de ce genre se forma en prison: ainsi le vicomte de la Rochefoucauld devenait, à Sainte-Pélagie, l'ami de M. Sarrut, l'un des rédacteurs de la Tribune. Quand ce journal, si grossièrement révolutionnaire, ouvrit une souscription pour payer ses amendes, M. de Chateaubriand s'inscrivit pour cinquante francs, et la Gazette de France pour mille francs. Un tel rapprochement n'était pas sans offusquer certains royalistes. L'un des anciens collègues de M. de Polignac, M. de Guernon-Ranville, écrivait sur son journal, dans la prison de Ham, à propos de réunions de carlistes et de républicains qui avaient lieu dans certains départements du Midi: «L'alliance paraît tout à fait cimentée dans ces réunions. On dit qu'à un grand banquet donné à Berryer, les couleurs rouge et blanc brillaient partout réunies, et le journal royaliste (Gazette de France), en signalant ce fait, s'écrie avec jubilation: «La réforme a donc un drapeau, et maintenant il faudra compter avec elle. C'est bien! 1815 et 1793 se donnent l'accolade; les bourreaux et les victimes s'embrassent... Touchante sympathie! admirable fusion!» Et M. de Guernon-Ranville ajoutait: «C'est M. de Genoude qui est l'inventeur de ce beau système[167].» Mais le déplaisir des sages, d'ailleurs peu nombreux, n'était pas fait pour arrêter la passion des ardents. Bientôt on ne s'étonnera plus, quand il s'agira d'un plan de campagne à arrêter pour l'opposition, de voir les représentants des deux partis se réunir et délibérer ensemble[168], et un jour viendra, en 1843, où M. de Genoude se présentera aux électeurs de Périgueux, avec la recommandation de MM. Arago et Laffitte. Après tout, pour être juste, il faut reconnaître que les légitimistes ne faisaient pas pis qu'on n'avait fait contre eux, quand ils étaient au pouvoir: leur alliance avec les républicains n'était pas plus malhonnête que celle des libéraux et des bonapartistes, sous la Restauration.
Si nous avons rappelé l'acharnement de la presse royaliste contre le gouvernement d'alors, ce n'est certes pas avec l'intention de rallumer des querelles aujourd'hui éteintes. Grâce à Dieu, elles n'ont plus de raison d'être, et le seul résultat de ce retour sur le passé doit être de nous faire mieux sentir le tort que cette division causait aux deux partis. La monarchie de Juillet, surtout au début, n'a pas toujours bien compris quelle cause de faiblesse était pour elle l'hostilité des légitimistes. Ceux-ci lui paraissaient avoir été, pour le gouvernement précédent, des amis si gênants par leurs exigences, si compromettants par leur impopularité, qu'elle se félicitait presque de leur opposition, comme si le gouvernement en devenait plus commode, et la faveur du public plus assurée: aussi s'attachait-elle, par son langage, par ses actes, à marquer davantage la séparation, et s'en faisait-elle un titre auprès de la foule. Vue bien courte! Pour être une minorité alors vaincue et peu en faveur, le parti royaliste n'en comprenait pas moins la plus grande part de cette élite sociale, aristocratie de la naissance, de la fortune, de l'éducation, de la tradition, sans laquelle et surtout contre laquelle on ne saurait établir un gouvernement durable. En dehors de ce groupe, il restait bien encore un parti conservateur pour soutenir la monarchie nouvelle, mais un parti rabaissé, découronné, appauvri de ses éléments brillants, généreux et croyants, n'ayant plus assez de prestige pour en imposer à la foule, assez de force pour soutenir la lutte contre les ennemis de tout gouvernement. Cette vérité a été du reste mieux vue après coup, et les esprits les moins suspects de partialité pour les hommes et les idées du parti royaliste l'ont confessée. «Rien n'est assuré en politique, a écrit M. Renan en 1869, jusqu'à ce qu'on ait amené les parties lourdes et solides, qui sont le lest de la nation, à servir le progrès. Le parti libéral de 1830 s'imagina trop facilement emporter son programme de vive force, en contrariant en face le parti légitimiste. L'abstention ou l'hostilité de ce parti est encore le grand malheur de la France. Retirée de la vie commune, l'aristocratie légitimiste refuse à la société ce qu'elle lui doit, un patronage, des modèles et des leçons de noble vie, de belles images de sérieux. La vulgarité, le défaut d'éducation de la France, l'ignorance de l'art de vivre, l'ennui, le manque de respect, la parcimonie puérile de la vie provinciale, viennent de ce que les personnes qui devraient au pays les types de gentilshommes remplissant les devoirs publics avec une autorité reconnue de tous, désertent la société générale, se renferment de plus en plus dans une vie solitaire et fermée. Le parti légitimiste est en un sens l'assise indispensable de toute fondation politique parmi nous; même les États-Unis possèdent cette base essentielle de toute société, dans leurs souvenirs religieux, héroïques à leur manière, et dans cette classe de citoyens moraux, fiers, graves, pesants, qui sont les pierres avec lesquelles on bâtit l'édifice de l'État. Le reste n'est que sable; on n'en fait rien de solide, quelque esprit et même quelque chaleur de cœur qu'on y mette d'ailleurs[169].»
Mais si le parti légitimiste, par son opposition, faisait du mal à la monarchie de Juillet, il s'en faisait aussi à lui-même. La campagne d'opposition à outrance, de vengeance implacable, de renversement quand même, où il s'engageait, était pleine de tentations mauvaises: elle le conduisait à des procédés et à des alliances révolutionnaires qui n'étaient pas sans fausser ses habitudes intellectuelles, diminuer son autorité politique et altérer son intégrité morale. Dans ce nouveau rôle, il n'était plus lui-même, étonnait la conscience publique et fournissait prétexte aux sévérités de ses adversaires qui lui reprochaient, avec M. Guizot, «son mélange bizarre d'insolence aristocratique et de cynisme révolutionnaire[170]». D'ailleurs, cette monarchie de Juillet, où l'on ne voulait voir qu'une usurpation à châtier à tout prix et à tout risque, ne s'en trouvait pas moins avoir le dépôt de l'autorité et la charge de défendre la société contre ses ennemis. Les royalistes ont dû se demander plus tard si les coups dont ils avaient frappé ce gouvernement n'avaient pas atteint l'autorité sociale, et notamment si leur campagne audacieusement poursuivie pour avilir la personne d'un roi, n'avait pas abaissé la royauté elle-même, contribué à détruire complétement dans nos mœurs le prestige et le respect dont la dynastie légitime eût eu la première besoin, et préparé ainsi les esprits à la république.
Double leçon, dont ont profité ces deux moitiés, également nécessaires, du parti conservateur et monarchique. Les «libéraux» de 1830 y ont appris qu'ils étaient impuissants à rien fonder de solide, de complet et de durable, sans les royalistes. Ceux-ci ont vu que cette politique de ressentiment, dont le dernier acte a été de pousser un cri de joie triomphante le 24 février 1848, n'avait ni avancé la restauration de leur dynastie, ni accru l'honneur de leur drapeau, ni servi les intérêts permanents de la société.
VI
Il était des royalistes assez nombreux et surtout fort remuants auxquels cette guerre de plume et ces manœuvres de presse ne suffisaient pas. Vivant entre eux, se nourrissant de leur propre exaltation, ils s'imaginaient, comme les républicains, qu'un coup de main pourrait jeter bas un gouvernement si précaire. Ils croyaient l'armée mécontente des humiliations qu'on lui avait fait subir après la révolution. Le dédain avec lequel il était de mode, chez eux, de traiter la royauté «bourgeoise», aidait à leurs illusions. À ceux qui parlaient de laisser d'abord la monarchie «s'user», ils répondaient: «Profitons, au contraire, de ce qu'elle n'a pas encore eu le temps de s'installer.» Humiliés de la façon un peu piteuse dont le ministère Polignac s'était laissé battre par les Parisiens, ils étaient impatients de venger, par quelque fait d'armes, l'honneur de leur drapeau. Parmi eux étaient beaucoup d'officiers démissionnaires de la garde royale. Des hommes considérables, le maréchal de Bourmont, les généraux duc des Cars et vicomte de Saint-Priest, croyaient le succès possible, et, en tous cas, estimaient l'effort nécessaire pour relever le prestige et le moral de leur parti.
Au sein même du parti d'action, l'accord était loin d'être complet. Quelques-uns tournaient plus ou moins les yeux du côté des puissances européennes; ils étaient peu nombreux et vivement désavoués par la plupart des royalistes qui n'avaient pas oublié combien avait été cruellement exploitée, contre la royauté légitime, la coïncidence de la Restauration et de l'invasion étrangère. D'autres prétendaient agir, à la façon des républicains, par des sociétés secrètes et des émeutes dont les soldats seraient recrutés, à prix d'argent, dans les mêmes régions où les révolutionnaires trouvaient gratuitement les leurs. Tel fut, en février 1832, l'étrange complot des Prouvaires. On avait enrôlé, à grands frais, et organisé, à peu près comme les carbonari, quinze cents hommes de main, généralement aventuriers de carrefours. Leurs chefs apparents étaient un cordonnier et un passementier. Quels étaient les chefs réels? On a parlé du maréchal duc de Bellune; il est probable qu'on se servait de son nom malgré lui. En somme, les recherches de la police n'ont pu guère remonter, dans cette affaire, plus haut qu'un comité qui se prétendait en rapport avec la duchesse de Berry, et dont faisaient partie des gentilshommes peu connus[171]. Les conspirateurs avaient résolu de faire leur coup dans la nuit du 2 février. Un bal était annoncé aux Tuileries, pour cette date. On devait cerner le palais, y pénétrer par le Louvre et s'emparer de la famille royale. Mais la police était de moitié dans le secret. Quelques heures avant le moment fixé, une grande partie des conjurés étaient réunis dans un banquet, rue des Prouvaires: survinrent les sergents de ville et les gardes municipaux. Il y eut une velléité de résistance; des coups de feu furent tirés, dont un tua un malheureux agent de police. Meurtre inutile! Tout était manqué. Parmi les individus arrêtés, cinquante-six furent renvoyés en cour d'assises; vingt-sept condamnations furent prononcées, dont six à la déportation, et deux, par contumace, à la peine de mort.
Des entreprises aussi suspectes n'étaient pas faites pour plaire à un parti chevaleresque. Combien plus était-il séduit à l'idée d'une prise d'armes au plein soleil, d'un combat face à face! L'agitation qui s'était manifestée à la suite de la révolution de 1830, dans les départements de l'Ouest, les bandes de chouans qui s'y étaient reformées, bandes isolées, il est vrai, et composées plutôt de réfractaires que de partisans politiques, avaient donné à penser qu'il serait possible de généraliser le mouvement et de réveiller l'ancienne Vendée de 1793. On comptait aussi sur le Midi, où les royalistes étaient en effet nombreux et où surtout, par la vivacité méridionale de leur langage, ils faisaient illusion aux autres et peut-être à eux-mêmes sur leur force et leur résolution. Les fidèles qui allaient visiter les royaux exilés les entretenaient de ces espérances. Souvent même, la compassion pour le malheur, l'ardeur du dévouement, ou le désir de se faire valoir, les conduisaient à embellir le tableau. Vainement les politiques sérieux du parti, MM. de Chateaubriand, de Pastoret, Berryer, Hyde de Neuville, de Dreux-Brézé, faisaient-ils parvenir des avis absolument contraires et avertissaient-ils que ces projets reposaient sur de pures illusions; vainement, de la Vendée même, les renseignements étaient-ils loin d'être unanimes, et des doutes y étaient-ils parfois exprimés sur la possibilité d'un soulèvement; il était plus facile et plus agréable de se faire entendre, quand on offrait de se battre et qu'on promettait le succès.
Ce n'était pas auprès de Charles X que ces ardeurs belliqueuses trouvaient le plus d'accueil. Enfermé, comme en un tombeau, dans le sombre château d'Holyrood, à Édimbourg, désabusé par tant de catastrophes, inerte par vieillesse, résigné par piété, ce prince attendait peu des moyens humains, et se préoccupait surtout de ne pas compromettre, dans une aventure, cette dignité royale qu'il avait su garder intacte, jusque dans sa chute, et qui seule lui restait de l'héritage de ses pères. Il était d'ailleurs encouragé, dans sa méfiance, par son conseiller favori, M. de Blacas, qui ne voyait guère rien de sérieux à tenter en dehors des puissances étrangères. Tout autres étaient les dispositions de la duchesse de Berry, mère du jeune duc de Bordeaux, sur la tête duquel l'abdication de Charles X et la renonciation du duc d'Angoulême faisaient reposer le droit royal. Vivant alors à Londres, entourée de jeunes femmes et de jeunes gens, dans un va-et-vient de visiteurs qui faisait illusion sur la force du parti, elle accueillit aussitôt avec ardeur le projet d'une prise d'armes et se montra résolue à y jouer personnellement le premier rôle. Elle s'exaltait à cette pensée qu'une femme saurait reconquérir une couronne perdue par des hommes, et que la mère remettrait elle-même son fils sur le trône. Chez cette Napolitaine aimable et rieuse, légère et mobile, vraie reine de l'élégance et du divertissement, facilement absorbée par ses fantaisies du moment, animant et égayant tout autour d'elle, semant les grâces et les bienfaits tout en récoltant les plaisirs, facile à vivre, le cœur sur la main, sans morgue comme sans discipline, chez cette veuve de vingt et un ans que la mort tragique de son époux n'avait pu ni éteindre, ni rendre longtemps grave, il y avait un côté vaillant et généreux. Une heure d'héroïsme lui était même plus facile qu'une vie de devoir simple et triste. L'exil inerte et résigné dans un vieux château, entre Charles X et la duchesse d'Angoulême, représentait pour elle quelque chose de cent fois pire que le danger, l'ennui. Au contraire, l'expédition qu'on lui proposait, tout en intéressant sa tendresse et son ambition maternelles, en séduisant son courage, amusait son imagination. Pour elle et pour beaucoup de ses partisans, il s'agissait moins d'exécuter un dessein politique mûrement médité, que de transporter dans la France bourgeoise de 1830 une chevaleresque aventure, quelque chose comme la mise en action d'un récit de ce Walter Scott qui régnait alors souverainement sur toutes les têtes romanesques. Un peu plus tard, quand Madame se trouvait en Vendée, un royaliste disait aux politiques du parti, fort embarrassés et mécontents de cette équipée: «Messieurs, faites pendre Walter Scott, car c'est lui le vrai coupable[172].» En tout cas, ce devait être le dernier roman de l'auteur de Waverley, qui mourut peu après la prise d'armes de la Vendée, le 21 septembre 1832.
La situation était assez mal définie entre la duchesse de Berry et Charles X. Celui-ci n'avait pas rétracté l'abdication de Rambouillet: il l'avait même confirmée; seulement auprès des siens, il semblait être demeuré le Roi; il tenait sous sa garde le duc de Bordeaux. On eût dit qu'à ses yeux l'abdication devait rester sans effet, tant qu'il n'aurait pas pourvu à la régence. En tout cas, à défaut de ses droits de roi, il prétendait conserver ceux de grand-père et de chef de famille. La duchesse et ses amis, parmi lesquels on remarquait le général duc des Cars, le maréchal de Bourmont, le vicomte de Saint-Priest, le comte de Kergorlay, le comte de Mesnard, soutenaient au contraire, plus ou moins ouvertement, que Charles X s'était dépouillé de toute autorité, que la régence appartenait de droit à la mère du jeune roi, et que d'ailleurs, pour agir sur la France, il fallait lui montrer quelqu'un de plus jeune, de moins compromis que le vieil auteur des Ordonnances.
La différence des points de vue auxquels, à Holyrood et à Londres, on envisageait le projet de prise d'armes, n'était pas faite pour atténuer ce désaccord. Charles X estimait ce projet déraisonnable et dangereux. Cependant, au commencement de 1831, entouré, pressé, il ne crut pas pouvoir s'opposer plus longtemps à toute action; il se résigna à donner un demi-consentement et à conférer conditionnellement à la duchesse de Berry, pour le cas où elle entrerait en France, le titre de régente[173]. Seulement il lui adjoignait le duc de Blacas et donnait à celui-ci pouvoir de s'opposer à toute démarche imprudente. La duchesse se rendit alors en Italie, pour y préparer de plus près sa descente en France. Entre sa témérité généreuse et tout imaginative et la circonspection hautaine, étroite et froide du favori royal, l'entente était impossible. Le conflit s'aggrava rapidement, et bientôt il fallut en venir à un éclat. M. de Blacas, à peu près congédié, dut s'éloigner, et, à la fin de septembre 1831, après conférence entre les conseillers de la duchesse, il fut signifié au vieux roi qu'en vertu de l'axiome: Donner et retenir ne vaut, il n'avait plus, depuis l'abdication, le droit de disposer de la régence, que la mère du roi mineur avait qualité pour se proclamer elle-même régente, et que d'ailleurs, dans la disposition des esprits en France, la publication d'ordonnances par lesquelles Charles X conférerait la régence et en réglerait les conditions, «aurait un effet funeste». Ainsi émancipée de la cour de Holyrood, la duchesse de Berry employa l'hiver de 1832 à presser les préparatifs de son entreprise. Les belles promesses des royalistes du Midi leur firent réserver l'honneur de prendre les premiers les armes. Marseille devait donner le signal, toutes les provinces environnantes y répondre, et de là le mouvement gagner la Vendée et la Bretagne. Le duc des Cars était chargé de commander dans le Midi, le maréchal de Bourmont dans l'Ouest. Tout était prévu pour le lendemain de la victoire; des ordonnances, rédigées d'avance, constituaient un gouvernement provisoire, composé du maréchal de Bellune, de MM. de Pastoret, de Chateaubriand, de Kergorlay; elles convoquaient les États généraux à Toulouse, rétablissaient les provinces, avec des libertés locales étendues, abolissaient une partie des impôts indirects, licenciaient les plus jeunes soldats, augmentaient la solde des autres et récompensaient l'armée d'Alger. Il n'était pas jusqu'à la composition de la maison du jeune roi qui ne fût arrêtée dans ses détails. Les gouvernements étrangers, si peu favorables qu'ils fussent à Louis-Philippe, ne voyaient pas sans déplaisir ces préparatifs; M. de Metternich engageait sous main le duc de Modène à renvoyer la duchesse de Berry de ses États; le Czar, causant avec un envoyé de cette dernière, M. de Choulot, gémissait sur la froideur de la Prusse et de l'Autriche, mais se gardait lui-même de promettre aucun secours; seul, Charles Albert, roi de Piémont, donnait ouvertement son appui et s'exposait ainsi aux remontrances du gouvernement français[174]. Quant à la princesse, plus exaltée que jamais, impatiente de tout retard, elle se refusait à voir aucun obstacle, à tenir compte d'aucun renseignement défavorable; se décidant par l'imagination et le sentiment, dans ce qui était du ressort de la raison et du bon sens; écoutant seulement ceux qui abondaient dans ses idées; désarmant, par son charme et sa belle humeur, l'opposition des sages qui, séduits, mais non convertis, se résignaient à la suivre en branlant la tête[175].
Enfin vient l'heure si désirée de l'exécution. Madame s'embarque à la dérobée sur un petit navire frété sous de faux noms, et, suivie de rares et fidèles compagnons, parvient, le 29 août 1832, à se faire jeter sur la côte de Provence. Le lendemain, à Marseille, tentative d'insurrection qui, dès la première heure, échoue piteusement. Quelques soldats suffisent à disperser les conjurés, dont plusieurs sont arrêtés, entre autres M. de Kergorlay. On n'a que le temps de faire parvenir à la princesse un billet ainsi conçu: «Le coup a manqué; il faut sortir de France.» Mais elle refuse de se rembarquer. D'ailleurs, les mesures prises par le gouvernement le lui permettraient-elles? «Messieurs, en Vendée!» dit-elle aux amis qui l'entourent. Donnant l'exemple, elle se met hardiment en route, traverse la France de part en part, dépiste partout la police, grâce à la fidélité de ses partisans[176], ne se rebute d'aucune fatigue ni d'aucun péril, prend en gaieté les ruses et les déguisements auxquels il lui faut recourir. Enfin, vers le 15 mai, elle arrive en Vendée, traquée, mais insaisissable, le plus souvent travestie en jeune paysan sous le nom de Petit-Pierre, toujours sur le qui-vive, passant de ferme en ferme, à cheval ou plus souvent à pied, par des chemins détestables, recevant mystérieusement les hommages des gentilshommes auxquels elle se fait connaître, partageant la chaumière et mangeant le pain du métayer. Plus que jamais, elle est en plein Walter Scott.
Une telle vie n'est pas faite pour calmer l'exaltation de la duchesse. Vainement plusieurs des chefs bretons et vendéens lui déclarent-ils, tardivement il est vrai, qu'un soulèvement leur paraît impossible[177]; vainement M. Berryer vient-il, au nom de ses amis de Paris, la supplier de renoncer son projet[178]: elle se montre surprise et irritée de ces conseils, rappelle les avis tout contraires sur la foi desquels elle s'est engagée, et repousse vivement l'idée d'une retraite qui lui paraît désastreuse pour sa cause et ridicule pour elle-même. D'ailleurs, elle ne manque pas de gens qui, par aveuglement, par faux point d'honneur, par dévouement mal entendu, la poussent à agir, ou qui du moins se feraient scrupule de l'en détourner. Et puis, de quelles illusions ne se nourrit-elle pas encore! Elle s'imagine qu'il suffira de répandre ses proclamations pour décider l'armée à passer au drapeau blanc, ou met sa confiance dans un stratagème de roman au moyen duquel on prétend enlever aux soldats dispersés leurs armes et leurs habits. Enfin, après des tiraillements, des contre-ordres qui ont dérouté ses partisans et mieux averti ses adversaires, elle fixe définitivement la prise d'armes à la nuit du 3 au 4 juin.
À la date indiquée, le tocsin sonne; des bandes se forment, mais peu nombreuses et sans ensemble. Quelques petits combats sont livrés, le 4 à Aigrefeuille, le 5 au Chêne, le 7 au château de la Pénissière, où quarante-cinq fils de famille se défendent héroïquement, au milieu même des flammes, contre plus de deux cents soldats. Partout les Vendéens sont écrasés: il ne leur reste plus qu'à se disperser et à rentrer chez eux. La duchesse de Berry avait annoncé qu'elle serait de sa personne au premier rassemblement. Ce n'est certes pas le défaut de courage qui l'en a empêchée, et, quoi qu'il eût pu lui arriver dans un combat, tout eût mieux valu pour elle que ce qui devait suivre; mais, dès le premier moment, sa cause est à ce point perdue qu'il lui faut dépenser toute son énergie à se soustraire aux poursuites, en alerte le jour et la nuit, réduite à changer à tous moments de refuge. Enfin, le 9 juin, elle est forcée de reconnaître que la Vendée n'est plus même en état de la cacher; elle gagne Nantes, déguisée en paysanne, et s'établit chez les demoiselles Duguigny; elle devait y rester jusqu'au jour où elle sera vendue par Deutz.
La déroute était complète. Elle eût risqué même d'être un peu ridicule, sans le respect dû à des actes de courage comme celui de la Pénissière, et sans cette bonne tenue que le parti royaliste ne gardait jamais mieux qu'aux jours de ses grands revers. C'était, en tout cas, un échec irréparable pour la cause qu'on avait cru relever d'un seul coup, et une confirmation décisive de la défaite de Juillet. Pendant que la Vendée mettait bas les armes qu'elle ne devait jamais reprendre, le duc d'Orléans parcourait ces provinces du Midi que la mère du duc de Bordeaux s'était flattée de soulever, et il y recevait un accueil chaleureux auquel, du reste, aidaient sa bonne grâce et sa présence d'esprit. M. de Metternich constatait de loin l'étendue de la défaite à laquelle les royalistes s'étaient si témérairement exposés. «L'absurde entreprise de madame la duchesse de Berry, écrivait-il, le 15 juin 1832, à son ambassadeur à Rome, a eu un résultat aussi opposé que possible aux vues de la duchesse; elle aura ainsi prêté au roi Louis-Philippe la vitalité qui lui manquait; elle l'aura affermi sur un trône qui, jusqu'à cette heure, ne reposait sur aucune base solide[179].» Aussi la royale aventurière était-elle vivement blâmée par sa propre famille. «J'ai eu l'occasion, écrivait encore M. de Metternich au comte Apponyi, ambassadeur en France, de m'entretenir avec madame la duchesse d'Angoulême sur l'entreprise de Madame, sa belle-sœur. Elle pense, à ce sujet, comme le roi Louis-Philippe et comme l'Empereur.» Charles X en jugeait de même et le faisait dire par M. de Blacas[180]. Ils avaient donc bien mal servi leur parti, ceux qui avaient poussé à cette prise d'armes, surtout ceux qui, voyant la folie de l'aventure, ne s'étaient pas mis en travers ou même y avaient applaudi, par crainte de paraître moins courageux et moins dévoués que tels ou tels cerveaux brûlés. C'était, du reste, une faute assez fréquente chez les légitimistes; ils oubliaient trop souvent que le meilleur courage n'est pas celui qui fait aller au feu, ni le meilleur dévouement celui qui consiste à dire aux princes ce qu'ils désirent entendre. La conséquence était que, chez eux, ce n'étaient pas toujours les sages qui décidaient et conduisaient.
VII
La monarchie de 1830 remportait donc, au même moment, une double et complète victoire, sur les républicains, à Paris, et sur les royalistes, en Vendée. Elle mettait en plein jour l'impuissance des deux partis qui s'étaient vantés d'avoir si facilement raison de sa faiblesse. Elle manifestait surtout sa résolution de se défendre par la force, non-seulement contre ceux qu'elle avait supplantés, mais aussi contre une partie de ceux qui avaient contribué à l'établir. «Le gouvernement, écrivait à ce propos un homme politique, est rentré en possession du canon. Un pouvoir sans canon est impossible, tout comme un pouvoir sans raison. Charles X est tombé faute de raison; nous chancelions faute de canon[181].» À la même époque, comme pour compléter l'effacement de tous les rivaux possibles de la dynastie nouvelle, le fils de Napoléon Ier, le malheureux duc de Reichstadt, se mourait phthisique, à Vienne[182]. L'événement a prouvé, depuis, que cette mort ne détruisait pas toutes les chances d'une restauration napoléonienne, que même elle les augmentait, en transportant l'héritage des prétentions impériales à un prince plus remuant et plus ambitieux. M. de Metternich avait tout de suite deviné ce péril, et, dès le 21 juin 1832, il écrivait à son ambassadeur à Paris: «Je vous prie de rendre le roi Louis-Philippe attentif au personnage qui succédera au duc de Reichstadt. Je me sers du mot succéder, car dans la hiérarchie bonapartiste, il y a une succession tout avouée et respectée par le parti. Le jeune Louis Bonaparte est un homme engagé dans les trames des sectes. Il n'est pas placé, comme le duc de Reichstadt, sous la sauvegarde des principes de l'Empereur (d'Autriche). Le jour du décès du duc, il se regardera comme appelé à la tête de la république française[183].» Mais en France, on était convaincu que la mort du Roi de Rome supprimait le seul prétendant sérieux à la succession de l'Empereur.
Ces événements, qui augmentaient la force de la monarchie de Juillet, laissaient cependant le ministère toujours aussi débile. Celui-ci ne trouvait pas, dans son double succès, le crédit dont il manquait auparavant; on ne le prenait pas davantage au sérieux et on ne le croyait pas plus durable. L'opinion lui savait moins gré d'avoir vaincu les insurrections, qu'elle ne lui imputait à grief de les avoir encouragées et en quelque sorte provoquées par sa faiblesse. Et surtout, nul ne le croyait en état de tirer de la victoire tout ce qu'elle contenait. «Le Roi a beaucoup gagné, écrivait un des chefs du parti conservateur, non-seulement dans les rues, mais dans les salons. C'est le propos courant du faubourg Saint-Germain que, le 6 juin, il a pris sa couronne..... Mais le cœur me saigne de tout ce que pourrait rapporter et ne rapportera probablement pas ce capital. Je crains fort que nous ne le dépensions, au lieu de le faire fructifier. C'est le moment ou jamais de prendre une attitude et de commencer une conduite de gouvernement. Le cri en arrive de tous côtés. Beaucoup de gens le répètent; tous viennent, s'agitent, mais sans effet. Rien n'est possible que par un vrai cabinet. Celui-ci n'est rien, de plus en plus rien; le succès ne lui est bon qu'à faire ressortir sa nullité[184].»
À regarder, en effet, soit à gauche, soit à droite, il ne semblait pas que le ministère sût tirer parti de ses avantages. Les conservateurs étaient péniblement surpris qu'au lendemain même des 5 et 6 juin, la presse de gauche eût repris audacieusement l'offensive, notamment dans les polémiques sur l'état de siége. Sans doute, si l'on avait pénétré plus avant dans le parti révolutionnaire, on y aurait trouvé plus d'insolence que de confiance: au fond son découragement était grand[185]; mais le public s'en tenait aux apparences et en voulait au cabinet de n'avoir pas davantage intimidé ceux qu'il avait vaincus. Les ministres n'en imposaient pas même à leurs subordonnés. Dans son voyage à travers le Midi, le duc d'Orléans entendit des maires et des conseils municipaux rappeler le gouvernement aux prétendus engagements de l'Hôtel de ville, «repousser le funeste système» et se plaindre que «l'éclat du soleil de Juillet» eût «pâli». Sous un Casimir Périer, se disait-on, un tel désordre ne se fût pas produit.
De même avec les royalistes. La Vendée était vaincue: elle n'était pas pacifiée. La duchesse de Berry s'obstinait à rester en France, contre l'avis même de ses amis[186], contre les ordres de Charles X[187]. Insaisissable dans sa cachette de Nantes elle bravait le gouvernement, écrivait aux souverains de l'Europe, correspondait avec ses partisans de province et de Paris, divisait la France en grands commandements, constituait des comités, cherchait partout à entretenir et à aviver l'agitation. Les amis du gouvernement craignaient qu'en cas d'embarras extérieur ou autre, il n'y eût là une cause de danger[188]; ils ne comprenaient pas que le ministère n'eût pu découvrir la retraite de la princesse, et le soupçonnaient de n'avoir pas osé le faire, parce qu'il se sentait trop faible pour surmonter les difficultés morales et matérielles d'une arrestation.
Quand il avait voulu se montrer plus prompt et plus énergique, le ministère n'avait pas eu la main heureuse. Croyant découvrir dans le voyage de M. Berryer auprès de la duchesse de Berry une preuve de complicité, il avait ordonné l'arrestation de l'illustre avocat, ainsi que de M. de Chateaubriand, du duc de Fitz-James et de M. Hyde de Neuville. C'était certes frapper haut: encore eût-il fallu frapper juste. Quelques jours ne s'étaient pas passés qu'une ordonnance de non-lieu libérait les trois derniers. Quant à M. Berryer, après plusieurs mois de détention, il comparut devant la cour d'assises de Loir-et-Cher[189]. Le néant des preuves était tel qu'à l'audience le ministère public dut abandonner l'accusation. Le triomphe fut pour M. Berryer et ses amis. Une telle faute indiquait de la part du ministère peu de clairvoyance, peu de tact et un défaut de sang-froid qui n'était certes pas un signe de force.
Il n'était pas jusqu'aux affaires diplomatiques où l'on ne souffrît d'avoir un ministère qui n'en imposait pas plus au dehors qu'au dedans. M. de Metternich profitait de ce que Casimir Périer n'était plus là pour essayer aussitôt de prendre sa revanche en Italie; dès le 19 mai 1832, il adressait à son ambassadeur à Rome une longue dépêche où il indiquait que la mort de ce ministre permettait de beaucoup oser; il ajoutait que «la position où se trouvait le gouvernement français offrait au Souverain Pontife une chance dont il était sage qu'il profitât pour régler ses affaires», c'est-à-dire pour rentrer dans l'orbite de l'Autriche[190]. Même après la répression de l'insurrection de Juin, le chancelier ne prit pas plus au sérieux le ministère; il conserva son dédain et sa méfiance. «Les événements qui viennent de se passer à Paris, écrivait-il le 21 juin 1832, ont à nos yeux la valeur de ces coups de force qu'il n'est pas rare de voir exécutés par des hommes faibles, dans les occasions où ils sont poussés à bout.» Il ajoutait qu'il «n'avait pas pu découvrir le moteur de l'énergie déployée»; le Roi lui paraissait incapable d'avoir été ce moteur, et aucun des ministres au pouvoir ne lui semblait de taille à «se charger du rôle de M. Périer[191]».
Ces dispositions des puissances risquaient de devenir périlleuses, en l'état de la question belge. Le roi de Hollande refusait toujours d'accepter le partage fixé par la conférence, dans le traité des Vingt-quatre articles (15 octobre 1831); il persistait à occuper militairement une partie des territoires que ce traité avait attribués à la Belgique, notamment la citadelle d'Anvers. Le gouvernement de Bruxelles demandait vivement à être mis en possession de ces territoires. Il s'adressait surtout à la France, devenue sa protectrice attitrée, depuis l'expédition d'août 1831, et encore rapprochée de lui par le mariage de Léopold avec la princesse Louise, fille aînée de Louis-Philippe[192]. Périer avait obtenu que, malgré l'opposition de la Hollande, l'Autriche, la Prusse et la Russie ratifiassent, sous certaines réserves, ce traité des Vingt-quatre articles; mais on ne pouvait espérer qu'elles se concertassent avec nous pour en imposer l'exécution par la force. Il était même visible, depuis la mort de Périer, que le roi de Hollande reprenait confiance, qu'il se flattait de ramener les puissances dans son camp et d'être appuyé par elles, en cas de lutte armée. Que faire? Prolonger le statu quo, c'était laisser incertain le sort définitif de la Belgique; c'était notamment exposer celle-ci aux chances d'un revirement de la politique anglaise: or, en mai 1832, on avait pu croire, un moment, que les tories allaient reprendre le pouvoir. D'autre part, agir malgré les puissances, n'était-ce pas s'exposer à un conflit redoutable? En tout cas, pour résoudre une question si délicate, il fallait un ministère sûr de lui-même et de son avenir, inspirant à l'Europe un peu de la confiance et du respect qu'elle avait si vite témoignés à Périer. M. de Talleyrand, alors tout entier à cette affaire belge qui était son œuvre, voyait bien l'insuffisance du cabinet à ce point de vue; il s'en exprima hautement, dans un séjour qu'il fit à Paris, vers la fin de juin.
Les affaires d'Italie et de Belgique n'étaient pas les seules où se faisait sentir, pour notre diplomatie, le besoin d'une direction ferme. En ce même moment, une guerre survenue entre le pacha d'Égypte et la Porte rouvrait la question d'Orient; le Sultan, vaincu et effrayé, se jetait dans les bras de la Russie, et le ministère était à ce point pris au dépourvu par cette grave complication, qu'il n'avait même pas d'ambassadeur à Constantinople.
Si le cabinet n'était pas en état de faire face aux difficultés de la politique, intérieure et extérieure, il semblait peut-être encore moins capable de faire bonne figure dans les débats des Chambres. Parmi ses membres, pas un orateur de premier rang, pas un chef de parti ayant crédit et clientèle. Depuis la mort de Périer, le Parlement était en vacances; mais ces vacances devaient avoir un terme, et un terme prochain. Or tout faisait croire que la session serait difficile. Les opposants, les auteurs du Compte rendu, encouragés sans doute par la faiblesse du cabinet, se préparaient à pousser très-vivement l'attaque. Du côté des députés conservateurs, les symptômes n'étaient pas plus rassurants: beaucoup, de ceux surtout qui se croyaient des titres au pouvoir, s'exprimaient avec amertume et dédain sur les ministres, sur leur médiocrité, leur présomption, et aussi sur leur trop grande dépendance à l'égard du Roi: ce dernier reproche s'adressait particulièrement à M. de Montalivet et au général Sébastiani, devenus ainsi très-impopulaires. Dans le même ordre d'idées, on commentait l'absence d'un président du Conseil et la prétention du Roi d'en remplir les fonctions. «Un ministère et un vrai président du Conseil!» tel était le vœu qui se dégageait de toutes les conversations du monde parlementaire.
Les ministres n'étaient pas en mesure de faire tête à un soulèvement si général. Ils ne témoignaient guère plus de confiance que le public dans le cabinet dont ils faisaient partie. Les uns, ennuyés et fatigués, ne demandaient, comme le baron Louis, qu'à s'en aller au plus vite. D'autres, pour se faire un titre à être compris dans les combinaisons futures, offraient eux-mêmes en holocauste leurs collègues plus compromis, notamment M. de Montalivet et le général Sébastiani. Ils s'imputaient mutuellement leur faiblesse commune, qu'ils augmentaient encore par ces divisions et ces récriminations. «Il y a de quoi se mettre en fureur, écrivait un témoin, à voir combien ces journées du 5 et du 6 juin ont été gaspillées. Vous avez su sans doute toutes les querelles dans l'intérieur du cabinet, et on ne lavait pas son linge sale en famille! Il n'y avait pas de ministre qui n'annonçât que le ministère ne pouvait plus tenir. Chacun faisait des arrangements pour garder son portefeuille à lui tout seul. Chacun négociait de son côté à l'insu de ses collègues. Jamais la perte de M. Périer n'a été plus sensible que huit mois après sa mort[193]». Un tel état ne pouvait se prolonger. «Nous sommes en dissolution», disait, avec trop de raison, l'un des ministres[194].
Force fut donc au Roi de se rendre compte qu'il n'était pas si simple de ne pas remplacer Casimir Périer. Il le reconnut à regret; il eût préféré pouvoir garder encore des ministres en qui il trouvait des agents dévoués, commodes et déférents; mais il avait l'esprit trop politique pour se buter contre une nécessité. Il se résigna donc à un changement et commença les pourparlers qui, après de laborieuses vicissitudes, devaient aboutir à la constitution du ministère du 11 octobre.
CHAPITRE IX.
LA FORMATION ET LES DÉBUTS DU MINISTÈRE DU 11 OCTOBRE
I. Louis-Philippe, obligé à regret de modifier son ministère, s'adresse à M. Dupin. Refus de ce dernier. Ses motifs. Le maréchal Soult chargé de former un cabinet de coalition conservatrice. Difficultés venant des préventions soulevées contre M. Guizot. Ouvertures faites au duc de Broglie.—II. Antécédents du duc de Broglie, peu populaire, mais très-respecté. Son éloignement pour le pouvoir. Il ne veut pas entrer au ministère sans M. Guizot.—III. On accepte M. Guizot, en le plaçant au ministère de l'Instruction publique. Composition et programme du cabinet.—IV. Nécessité pour le ministère d'en imposer à l'opinion. Occasion fournie par la question belge. Convention du 22 octobre avec l'Angleterre. Les troupes françaises en marche contre Anvers.—V. Mesures prises par M. Thiers pour se saisir de la duchesse de Berry. Trahison de Deutz. Que faire de la prisonnière? On écarte l'idée d'un procès. La princesse transférée à Blaye.—VI. Ouverture de la session. Discussion de l'Adresse. Succès du ministère.—VII. Siége et prise d'Anvers. Résultats heureux de cette expédition pour la Belgique et pour la France.—VIII. Débats à la Chambre, sur la duchesse de Berry. Le bruit se répand que celle-ci est enceinte. Agitation des esprits et conduite du gouvernement. Après son accouchement et la déclaration de son mariage secret, la princesse est mise en liberté. Sentiments du Roi en cette affaire. Faute commise.—IX. Les royalistes obligés de renoncer à la politique des coups de main. Berryer. Son origine. Son attitude après 1830. Il cherche à être l'orateur de toute l'opposition. Son succès. Avantages qui en résultent pour le parti royaliste. Berryer attaqué cependant par une fraction de ce parti.—X. Chateaubriand se tient à l'écart, découragé, bien que non adouci. Son état d'esprit. Sa triste vieillesse.—XI. Fécondité législative des sessions de 1832 et 1833. Calme et prospérité du pays. Après tant de secousses, était-on donc enfin arrivé à l'heure du repos?
I
Contraint à regret de modifier un cabinet qui lui était à la fois agréable et commode, Louis-Philippe désirait y toucher le moins possible. Ne suffirait-il pas d'adjoindre à M. de Montalivet, au général Sébastiani et aux autres anciens collègues de Casimir Périer, quelque homme politique leur apportant l'éclat oratoire et l'autorité parlementaire qui leur manquaient depuis la mort de leur chef: M. Dupin, par exemple? Dès le 13 juin 1832, le Roi fit faire à ce dernier des ouvertures. Il se flattait de ne pas trouver, chez un avocat engagé au service des intérêts privés de sa maison et habitué du reste à changer souvent de dossier, la fierté un peu ombrageuse, l'entêtement doctrinal, l'indépendance de situation, qu'il redoutait chez certains hommes d'État; il était trop fin, d'ailleurs, pour n'avoir pas deviné que ce paysan du Danube cachait, sous sa brusquerie souvent boudeuse, un courtisan plus maniable que beaucoup d'autres[195]. Aussi n'attacha-t-il pas tout d'abord grande importance aux objections par lesquelles M. Dupin répondit à ses offres; quelques cajoleries royales, pensait-il, auraient facilement raison de ces résistances. C'est sans doute ce qui serait arrivé, s'il ne se fût agi que de scrupules de principes. Mais M. Dupin avait d'autres raisons de se dérober. Il redoutait le pouvoir, non par modestie ou désintéressement, mais par calcul: égoïsme avisé et subalterne, quelque peu analogue à celui de Béranger. Les pourparlers se prolongèrent pendant plusieurs semaines: le Roi n'obtenait rien; cette coquette en souliers ferrés lui glissait entre les mains. Pour se défendre contre des instances trop pressantes, M. Dupin finit même par émettre des exigences de nature à surprendre son royal interlocuteur: éloignement de M. de Montalivet et du général Sébastiani; constitution de la présidence du Conseil dans les conditions où elle fonctionnait avec Périer. Ce dernier trait surtout atteignait Louis-Philippe au point le plus sensible. Renommer un président du Conseil, il s'y résignait; mais il se refusait à laisser établir en règle l'effacement, auquel il avait momentanément consenti, par égard pour un ministre nécessaire. Il déclara, non sans vivacité, «qu'il n'entendait pas se mettre de nouveau en tutelle, en nommant un vice-roi», et le fit avec «tant de volubilité», raconte M. Dupin, qu'il n'y eut moyen de lui rien objecter[196]. Vainement, après cette explosion, le Roi en revint-il aux caresses; vainement, de son côté, l'avocat, après ses fugues maussades, se laissa-t-il rappeler, il fallut bien finir par reconnaître qu'on ne pouvait s'entendre.
En réalité, d'ailleurs, le désaccord était plus profond encore et portait sur la direction même de la politique. Depuis la mort de Périer, M. Dupin cherchait visiblement à se détacher ou, tout au moins, à se distinguer des autres conservateurs, en compagnie desquels il avait défendu le ministère du 13 mars. On eût dit qu'il tâtonnait pour trouver, entre eux et la gauche, une situation intermédiaire. Trop précautionné pour se laisser lier définitivement à un système et surtout à un parti, mobile d'esprit et peu dévoué de caractère, il aimait, après s'être un instant compromis, à reprendre brusquement son indépendance, fût-ce par des inconséquences et des infidélités. On avait remarqué que, procureur général près la Cour de cassation, il s'était gardé de conclure dans l'affaire de l'état de siége, qu'il avait passé la parole à un de ses avocats généraux et s'était, dans ses conversations, prononcé contre la thèse du gouvernement. Il affectait de répéter qu'il n'approuvait pas tout ce qui avait été fait par les conservateurs. Tout cela, sans doute, était encore un peu vague et incertain. Le propre de M. Dupin était de n'avoir ni vues, ni doctrines fixes. Comme l'écrivait alors Carrel, il était «le type le plus parfait de ces gens mécontents de tout, ne sachant ni ce qu'ils sont, ni ce qu'ils veulent». Et l'écrivain du National ajoutait: «Avocat d'un talent de parole très-distingué, il a été lancé, par sa réputation de barreau, à une hauteur parlementaire où les principes arrêtés lui seraient fort nécessaires, et il n'en a pas plus que d'études politiques[197].» Ce qu'il y avait de plus net, dans ce nouvel état d'esprit de M. Dupin, était l'animosité qu'il témoignait contre les doctrinaires. Était-ce antipathie contre leurs personnes, opposition contre leurs doctrines, jalousie de leur talent, peur de partager leur impopularité[198]? Naturellement il ne manquait pas de gens, sur les frontières de la gauche et du centre, pour exploiter et envenimer cette animosité. Le Constitutionnel et le Temps associaient chaque jour l'éloge de M. Dupin à des attaques acharnées contre M. Guizot et ses amis. Dans le monde où s'inspiraient ces journaux, on caressait une combinaison qui eût séparé M. Dupin du parti de la résistance pour le rapprocher graduellement de la gauche. D'ailleurs, près du trône, parmi les habitués du château et jusque dans la famille royale, quelques-uns disaient assez haut qu'il fallait se relâcher de la rigueur militante de Périer, pour rallier la partie modérée de l'opposition: c'était ce qu'on appelait «faire fléchir le système du 13 mars». Mais plus cette idée se trahissait, plus elle mettait en éveil la sagesse du Roi. Si celui-ci avait pu préférer M. Dupin à tels autres conservateurs, cette préférence n'allait pas jusqu'à lui faire rien sacrifier de la politique de résistance. Le maintien de cette politique était, à ses yeux, un intérêt supérieur à toutes ses commodités personnelles. Aussi ne tarda-t-il pas à montrer clairement qu'il ne se prêterait à aucune déviation, et ce fut l'une des raisons qui mirent fin aux négociations entamées avec M. Dupin[199].
Cette combinaison ainsi écartée, Louis-Philippe se décida enfin à prendre franchement le seul parti possible: c'était de faire un ministère vraiment nouveau, un ministère de coalition conservatrice, et il chargea le maréchal Soult de le former. Le choix n'était pas sans habileté. Le renom militaire du personnage, son importance personnelle donnaient satisfaction à ceux qui réclamaient un président du Conseil réel. D'autre part, sans engagement avec les partis parlementaires, sans expérience du détail des affaires autres que celles de l'armée, le maréchal n'apportait pas au pouvoir des opinions et des desseins assez arrêtés, pour que Louis-Philippe pût craindre de le voir tout attirer, absorber, dominer, aux dépens de l'initiative royale. Bien qu'il eût été membre du ministère Périer et engagé dans le système du 13 mars, on ne lui connaissait pas d'opinions personnelles bien déterminées. M. Guizot, qui avait été plusieurs fois son collègue, a dit de lui finement: «Il n'avait, en politique, point d'idées arrêtées, ni de parti pris, ni d'alliés permanents. Je dirai plus: à raison de sa profession, de son rang, de sa gloire militaire, il se tenait pour dispensé d'en avoir; il faisait de la politique comme il avait fait la guerre, au service de l'État et du chef de l'État, selon leurs intérêts et leurs desseins du moment, sans se croire obligé à rien de plus qu'à réussir, pour leur compte en même temps que pour le sien propre, et toujours prêt à changer au besoin, sans le moindre embarras, d'attitude ou d'alliés[200].» Cette disposition d'esprit donnait une importance particulière au choix des collègues du maréchal. Son avénement ne devait et ne pouvait avoir toute sa portée que s'il se présentait flanqué des chefs de la majorité conservatrice.
Ces chefs, chacun les nommait; on les avait vus à l'œuvre sous Périer: c'étaient, avec M. Dupin, MM. Guizot et Thiers. Aucune difficulté pour l'entrée de ce dernier. Sa fortune était encore trop récente et son origine trop humble, pour porter ombrage soit au Parlement, soit au Roi. Il était demeuré partisan très-résolu de la résistance, et M. Guizot pouvait écrire au duc de Broglie: «J'ai vu Thiers, qui est revenu dans d'excellentes dispositions, nullement troublé des charivaris de Marseille, et fort éclairé par ses conversations avec tous les étrangers qu'il a vus à Rome[201].» Les choses allaient moins facilement pour M. Guizot. Son impopularité, que nous avons déjà signalée sous le ministère du 13 mars, semblait s'accroître à mesure que sa rentrée au pouvoir était plus indiquée et plus urgente[202]. Son patriotisme était cependant trop alarmé, et aussi son ambition trop en éveil, pour qu'il se laissât facilement exclure du gouvernement; voyant le péril public, estimant son heure venue, il avait soif d'agir. Mais Louis-Philippe hésitait à braver les préventions que ce nom soulevait. Peut-être, à cette époque, les partageait-il dans une certaine mesure. Que faire alors? Car il n'avait pas l'illusion que M. Thiers seul suffît, et qu'il y eût moyen de faire un ministère de résistance en excluant les doctrinaires qui étaient, après tout, les plus capables et les plus fermes des conservateurs. Ne pourrait-on donc pas avoir ceux-ci, tout en évitant M. Guizot? De là vint l'idée d'offrir un portefeuille à un autre éminent doctrinaire, au duc de Broglie, qui, retiré jusqu'alors dans l'enceinte un peu silencieuse de la Chambre des pairs, avait attiré sur lui moins d'inimitiés. Nous l'avions déjà entrevu, au second rang et dans une ombre volontaire, parmi les membres du ministère de l'avénement. Appelé maintenant à un rôle plus considérable, il mérite de fixer davantage notre attention.
II
Parmi les hommes de 1830, le duc de Broglie représentait alors très-nettement la politique de résistance. À ses débuts, sous la Restauration, il s'était trouvé plus à gauche. Tout l'y avait porté: le souvenir de son père, ancien compagnon d'armes de La Fayette aux États-Unis, entré assez avant dans le mouvement de 1789, et qui, victime de la Terreur, n'en avait pas moins recommandé, en mourant, à son fils, de rester «fidèle à la révolution française»; l'influence du second mari de sa mère, le marquis d'Argenson, radical d'extrême gauche, socialiste, conspirateur, sans avoir pu, à son grand regret, cesser complétement d'être gentilhomme; enfin son mariage qui avait fait de lui le gendre de madame de Staël. Mais bientôt, avec cette intelligence curieuse et sincère qui voulait tout examiner par elle-même, et qui, suivant l'expression de M. Sainte-Beuve, «pensait tout droit devant elle», le jeune pair avait découvert, chez ses amis de gauche, «un certain esprit court, étroit et routinier», qui l'inquiéta et le dégoûta; il s'était aperçu qu'on rentrait dans ce qu'il appelait «l'ornière révolutionnaire[203]». On l'avait vu alors se dégager et s'amender peu à peu: affranchissement bien rare des préjugés d'origine. Toujours libéral, il avait commencé à se montrer plus soucieux des intérêts conservateurs, plus intelligent des nécessités du jour, plus indulgent envers le gouvernement, plus scrupuleux dans son opposition. Sans devenir «légitimiste» soit de sentiment, soit de doctrine, il était arrivé à accepter sérieusement la Restauration avec la Charte[204]. Non-seulement il n'avait pas préparé la révolution de Juillet, mais il ne l'avait pas désirée, et l'avait même redoutée[205].
L'événement arrivé malgré lui, le duc de Broglie se montra sympathique au régime nouveau qui amenait au pouvoir tous ses amis, concourut à faire sortir une monarchie de la révolution, et surtout s'appliqua, dès la première heure, à mettre cette monarchie en garde contre les périls de son origine. Membre du ministère de l'avénement, où il s'était modestement contenté du portefeuille de l'instruction publique et des cultes, il s'y prononça, avec M. Guizot, contre les défaillances ou les complaisances révolutionnaires. Le spectacle du ministère Laffitte ne fit que le confirmer dans sa résistance, et Casimir Périer trouva en lui un adhérent très-résolu. Moins mêlé que ses amis de la Chambre basse à la bataille de chaque jour, il ne perdait néanmoins, dans la Chambre des pairs, aucune occasion de marquer son attitude: ainsi ne craignit-il pas de combattre la loi portant abolition du deuil du 21 janvier, au risque de se faire traiter de «carliste», reproche alors le plus difficile à affronter. Une telle conduite ne le rendait pas populaire. Plaire à la foule était peu dans sa nature et dans ses goûts: trop peu même, pour un homme politique. On l'eût dit plus soigneux de restreindre que d'étendre le cercle de ceux auxquels il s'adressait et dont il recherchait l'estime. En tout, il regardait les idées plus que les hommes, et, parmi ceux-ci, il ne voyait qu'une petite élite. Il tenait les autres à distance par une allure sévère, un peu roide, qui venait du reste plus encore d'une sorte de gaucherie que d'un défaut de bienveillance; ceux qui l'ont approché ont témoigné de ce qu'il cachait de bonté, de tendresse, derrière cette froideur qu'on pouvait prendre pour de l'indifférence ou du dédain. En tout cas, sa haute probité politique et la dignité de son caractère en imposaient à tous, même à ceux qui s'écartaient le plus de lui, et l'on a pu dire qu'il était «universellement respecté».
Le duc de Broglie n'avait pas moins d'éloignement pour le pouvoir que M. Dupin; mais ses motifs étaient tout autres: au lieu d'un égoïsme circonspect et terre à terre, c'était un mélange assez original de modestie et de fierté. Cette modestie ne lui permettait pas de se faire illusion sur ce qui lui manquait pour l'action, et il était le premier à en convenir: «Je me croyais, a-t-il écrit, peu propre au maniement des hommes, et en cela je ne me trompais pas[206].» Une sorte de timidité facilement embarrassée lui faisait redouter d'être mis en avant. Ses amis remarquaient la gêne qu'il éprouvait parfois à entrer en relation avec les personnes qui ne lui étaient pas familières, et la facilité avec laquelle il rougissait, quand, dans la conversation, il se trouvait avoir exprimé avec force son opinion[207]. En même temps, sa fierté lui faisait chercher ailleurs que dans les satisfactions vulgaires de l'ambition le but de sa vie. Il déclarait «n'avoir aucun goût pour la carrière d'ambition». Son âme délicate était facilement froissée et dégoûtée de ce qu'il y a trop souvent d'un peu impur dans toute action politique. Principalement soucieux de l'honneur de son nom, il redoutait à l'extrême tout ce qui pouvait le compromettre. Il avait cet orgueil fondé de se croire assez haut par sa naissance et par sa valeur propre, pour qu'un titre et une fonction n'ajoutassent rien à son importance. La politique n'était pas pour lui, comme pour beaucoup, un moyen de parvenir; c'était l'occupation naturelle de son rang, la préoccupation nécessaire de son patriotisme. De même pour les lettres: on eût difficilement trouvé un esprit aussi cultivé, se portant avec autant d'ardeur dans toutes les régions où se développait l'intelligence humaine, philosophie, littérature, histoire, droit, économie sociale; mais, en lui, pas plus de l'écrivain de profession que du «politicien»; aucun besoin de production, et surtout de publicité; il écrivait pour lui, pour se rendre compte des questions, pour les scruter jusqu'au fond et s'élever jusqu'à leur sommet. Cette existence d'un citoyen s'intéressant et participant aux affaires de son pays, goûtant et approfondissant toutes les choses de l'intelligence, sans se laisser absorber étroitement par aucune, lui plaisait et lui suffisait. Ajoutez les jouissances d'un intérieur orné et charmé par une femme éminente dont tous ceux qui l'ont approchée ont gardé un souvenir ineffaçable[208]; ajoutez les distractions d'un salon devenu le centre d'une société d'élite que la publication des lettres de M. Doudan a permis aux profanes d'entrevoir, et alors vous comprendrez qu'un tel homme ne fût pas empressé d'être nommé ministre.
Mais, pour vaincre ses répugnances, le duc de Broglie avait, plus que M. Dupin, le patriotisme généreux, l'esprit de devoir et de sacrifice. Ce qu'on lui eût offert comme un honneur, il l'eût obstinément repoussé; il ne pouvait refuser ce qu'on lui imposait comme une charge et un péril, ce qu'on lui demandait comme un service à son pays malade. Voilà pourquoi, au moment même où M. Dupin se dérobait, le duc de Broglie, faisant violence à ses goûts, se montrait prêt à accepter un portefeuille. Seulement il posa tout de suite ses conditions, dont la première bouleversait toute la combinaison du Roi: il se refusa à entrer sans M. Guizot. Vainement insista-t-on auprès de lui, il fut inébranlable; si bien que, pendant quelques jours, les négociations parurent rompues.
III
Il fallait en finir. L'opinion s'impatientait de ces retards et de ces hésitations. M. Dupin, interrogé de nouveau, repoussa toute ouverture avec aigreur, aussi mécontent qu'on vînt le relancer que jaloux des offres faites aux autres. Dès lors, il ne restait que les doctrinaires. Les plus fidèles partisans de la monarchie se plaignaient de l'exclusion qu'on faisait peser sur cette fraction des conservateurs. «La coalition de tous les talents», disait le Journal des Débats, est nécessaire pour «combler le vide» produit par la mort de Périer, et il ajoutait ces graves avertissements: «C'est à grand'peine que, depuis juillet 1830, les vrais amis de la révolution ont résisté au torrent qui menaçait de tout engloutir. Le danger a été plutôt évité que conjuré, le mal, suspendu plutôt que guéri; la désorganisation est encore à nos portes... Ayez peur de l'opposition: ménagez-la; désavouez un seul de vos antécédents; séparez-vous d'un seul de vos amis: vous lui rendez des chances[209].» M. Thiers lui-même ne croyait pas qu'on pût rien faire sans les doctrinaires: «Il fallait des forces, écrivait-il, et où les prendre, quand Dupin refusait?... En conscience, où trouver des hommes plus capables, plus honorables, plus dignes de la liberté, que MM. de Broglie, Guizot et Humann? Ne faut-il pas un infâme génie de calomnie pour trouver à dire contre des hommes pareils[210]?» Et cependant Louis-Philippe redoutait toujours de prendre un ministre trop impopulaire. Dans cet embarras, une transaction fut proposée, à laquelle le Roi se rallia: elle consistait à offrir à M. Guizot, non le ministère de l'Intérieur qu'il avait déjà occupé dans le cabinet du 11 août, mais le ministère de l'Instruction publique qui était moins en vue, moins politique, et pour lequel l'ancien professeur de la Sorbonne était, comme il le disait, «une spécialité». M. Guizot eut l'esprit de ne pas élever d'objection d'amour-propre. D'une part, il savait avoir beaucoup à faire dans ce département; d'autre part, il comptait sur son talent de parole pour jouer, quand même, un grand rôle dans le Parlement et, par suite, tenir une grande place dans le cabinet.
Cette difficulté résolue, la constitution du ministère devint aussitôt facile. Les ordonnances de nomination furent signées le 11 octobre. Le cabinet était ainsi composé: présidence du Conseil et ministère de la Guerre, le maréchal Soult; Affaires étrangères, le duc de Broglie; Intérieur, M. Thiers; Finances, M. Humann; Instruction publique, M. Guizot. MM. Barthe, d'Argout et de Rigny conservèrent les portefeuilles de la Justice, du Commerce et de la Marine.
Telle fut, quatre mois après les premières négociations entamées avec M. Dupin, l'issue de cette crise laborieuse. Ce résultat, imprévu pour plusieurs, imposé par la force des choses plus encore que par la volonté des hommes, était certainement ce qu'on pouvait alors attendre de mieux. Ce cabinet était même d'un niveau intellectuel supérieur à celui de Périer. À voir ce brillant triumvirat, Broglie, Guizot et Thiers, ces spécialités éminentes telles que Soult et Humann, on pouvait, reprenant une expression d'origine anglaise, saluer ce ministère comme «le ministère de tous les talents». Sans doute cette richesse était obtenue aux dépens de l'uniformité, et même un peu de l'homogénéité. Que d'origines, de doctrines, de tendances, d'habitudes d'esprit et de vie, différentes et presque opposées! Les ministres eux-mêmes en avaient conscience et prenaient de part et d'autre leurs précautions. Mais, pour le moment, unis par la crainte du péril et la nécessité de l'action commune, d'accord sur cette action, ils avaient réciproquement confiance, sinon dans toutes les idées, du moins dans le talent de leurs collègues et dans la puissance qui résultait de leur union. N'étaient-ce pas précisément les hommes qui, derrière Casimir Périer, s'étaient déjà habitués à combattre côte à côte? M. Dupin seul manquait, et ce n'était pas la faute du Roi. Dès le lendemain de la formation du cabinet, le duc de Broglie écrivait à M. de Talleyrand, pour en bien marquer le caractère: «Le ministère actuel est composé pour moitié des collègues de M. Périer, pour moitié de ceux de ses amis politiques qui, plus compromis encore que lui-même dans la cause de l'ordre et de la paix, avaient été réservés par lui pour des temps meilleurs[211].» Continuer Casimir Périer, tel était en effet le mot d'ordre. C'était ce grand nom qu'on invoquait, et sous lequel on s'abritait. Dans une circulaire adressée à tous les hauts fonctionnaires, le maréchal Soult s'exprimait ainsi: «Le système adopté par mon illustre prédécesseur sera le mien; c'est le vrai système national.» Il semblait que Périer mort présidât encore le nouveau cabinet et lui donnât l'unité qui lui manquait.
IV
À voir l'accueil que lui firent les journaux, on n'eût pas promis longue vie au nouveau cabinet. Sauf le Journal des Débats, tous se montraient violemment hostiles, depuis le National et la Tribune jusqu'au Constitutionnel, en passant par le Temps, le Courrier français, le Journal du Commerce. «Non, mille fois non, s'écriait le Constitutionnel, ce n'est pas l'opposition seule, c'est la France entière qui pousse ce cri: Arrière! arrière! hommes de la Doctrine[212]!»Le ministère était comparé à celui de M. de Polignac et devait conduire à une semblable catastrophe; on racontait que Louis-Philippe préparait déjà sa fuite et faisait passer des fonds à l'étranger. Grisés par leur propre tapage, les opposants finissaient par se croire sûrs d'une prochaine victoire. Par contre, les amis du cabinet, assourdis, quelque peu intimidés, se demandaient avec inquiétude ce qui allait se passer à la rentrée des Chambres[213]. Ne savaient-ils pas combien était encore peu consistante la majorité de combat que Périer avait rassemblée et entraînée, pour ainsi dire, à la force du poignet? La situation pouvait donc devenir périlleuse. Les ministres comprirent qu'il leur fallait, dans les quatre ou cinq semaines qui les séparaient du 19 novembre, date indiquée pour l'ouverture de la session, accomplir au dedans ou au dehors quelque acte qui en imposât à l'opinion.
La question belge offrait précisément une occasion d'agir. On a vu comment, depuis quelques mois, elle semblait arrêtée dans une sorte d'impasse. Peu de jours avant la formation du cabinet, le 1er octobre, la France, appuyée par l'Angleterre, avait proposé à la Conférence de Londres des mesures coercitives pour imposer à la Hollande l'exécution du traité du 15 novembre 1831; les autres puissances avaient élevé des objections, et la Conférence, définitivement impuissante, s'était séparée, chaque État restant désormais juge de ce qu'il avait à faire comme signataire de ce traité. Force était au nouveau cabinet de se prononcer. Laisser les choses plus longtemps en suspens, c'était risquer l'avenir de la Belgique, irriter l'opinion en France, et fournir à l'opposition un redoutable terrain d'attaque. Mais recourir à la force, sans et malgré les autres puissances, c'était une opération difficile, périlleuse, exigeant ce rare mélange d'autorité et de prudence, d'audace, de sang-froid et de mesure, qui avait marqué la politique extérieure de Périer. Le duc de Broglie n'hésita pas un instant. À peine au pouvoir, il avertit les autres puissances, sans se laisser intimider par leur mauvaise humeur, de son intention d'agir; en même temps, il fit d'instantes démarches pour obtenir le concours indispensable de l'Angleterre. M. de Talleyrand, notre ambassadeur à Londres, mena cette négociation avec autant d'habileté que de vigueur, et, dès le 22 octobre, triomphant des hésitations méfiantes de lord Palmerston, il signait avec lui une convention réglant les conditions d'une action commune de la France et l'Angleterre, à l'effet de contraindre la Hollande à l'exécution du traité du 15 novembre 1831. Parmi les moyens prévus de coercition, figuraient d'abord des mesures maritimes, telles que blocus et embargos, et ensuite—ce qui était pour nous le point capital—une expédition française contre la citadelle d'Anvers qui faisait partie du territoire attribué par la Conférence à la Belgique, et que l'armée hollandaise se refusait à évacuer.
Le duc de Broglie n'avait pas caché de quel intérêt parlementaire il était, pour le ministère français, d'agir, et d'agir tout de suite. Dès le 11 octobre, le jour même où il prenait possession du ministère, il écrivait à M. de Talleyrand: «Il dépend de l'Europe, et surtout de l'Angleterre, de consolider ce cabinet et de mettre un terme par là aux dangers que la victoire du parti contraire entraînerait, dangers dont l'Europe aurait assurément sa bonne part. Nous allons combattre pour la cause de la civilisation; c'est à la civilisation de nous aider; c'est à vous, mon prince, de lui dire ce qu'il faut faire pour que nous ouvrions la session avec éclat.» Le lendemain, il revenait avec insistance sur la même idée: «Que l'Angleterre nous voie, sans en prendre alarme, enlever la citadelle d'Anvers aux Hollandais... Si la session prochaine s'ouvre sous de tels auspices, soyez certains d'un triomphe éclatant. S'il nous faut, au contraire, défendre de nouveau à la tribune les délais, les remises, les procrastinations de la diplomatie, notre position sera très-périlleuse.» Il ajoutait encore, le 18 octobre: «Notre sort dépend de nos œuvres d'ici à la session, et, de toutes les œuvres, la véritable, la seule qui préoccupe l'opinion, c'est l'expédition d'Anvers[214].» Ce fut, en somme, cette considération du péril couru par le ministère français, qui détermina le gouvernement de Londres à céder. Nous avons, sur ce point, le témoignage du roi Léopold, bien mis au courant des choses d'outre-Manche par son ami Stockmar: «Le ministère Broglie, écrivait-il un peu plus tard à M. Goblet, était mort sans Anvers, et le ministère anglais a jugé plus sage de laisser faire que d'avoir un ministère de l'extrême gauche qui menait à la guerre générale[215].»
La nouvelle de la convention du 22 octobre produisit un vif mécontentement chez les trois puissances continentales. À Vienne, M. de Metternich dogmatisa sur ce qui lui paraissait être une violation du droit des gens, s'épancha en sombres prédictions[216] et surtout en gémissements rétrospectifs, maudit le jour où s'était soulevée cette malheureuse affaire de la Belgique et où il s'était laissé attacher au «détestable char» de la Conférence[217]; mais, comme mesures effectives, il se borna à prêcher une union plus étroite des «trois cours» en face de l'alliance anglo-française[218]. La Russie protesta avec irritation et reprit diplomatiquement tout ce qu'elle avait cédé à la Conférence. Mais, à Saint-Pétersbourg comme à Vienne, on estimait qu'en cette affaire le premier rôle et l'initiative appartenaient à Berlin. Dans le monde militaire prussien, l'émotion fut extrême. On n'y pouvait supporter qu'une armée française parût et agît si près du Rhin. Le roi Frédéric-Guillaume, bien que plus pacifique que son entourage, dut ordonner la réunion de deux corps d'armée, l'un sur la frontière belge, l'autre sur le Rhin; sorte de menace à laquelle nous répondîmes aussitôt en formant, derrière l'armée destinée à opérer en Belgique, un corps d'observation massé dans les environs de Metz.
La correspondance du duc de Broglie et de ses ambassadeurs, à cette époque, trahit l'anxiété d'une grosse partie où se jouait la paix de l'Europe. M. de Talleyrand lui-même déclarait en avoir perdu le sommeil. Toutefois, ni lui, ni le ministre ne se laissèrent un instant détourner de leur dessein. Ils avaient mesuré d'avance, avec sang-froid, jusqu'où ils pouvaient aller, sans rencontrer autre chose que de la mauvaise humeur. Le 1er novembre 1832, M. de Talleyrand écrivait au duc de Broglie, dans une lettre confidentielle: «Je n'ai pas cru devoir vous parler, dans ma dépêche, des bruits de coalition entre les trois puissances, répandus par quelques journaux français et allemands. Nous n'avons pas à nous inquiéter de pareils projets. L'union de la France et de l'Angleterre arrête tout, et, d'ailleurs, les dispositions certaines des cabinets de Berlin et de Vienne indiquent plutôt de la crainte que l'esprit d'entreprise.» Et il ajoutait dans un post-scriptum: «Laissez-moi vous recommander de faire plutôt trop que pas assez pour la grande entreprise actuelle: songez bien qu'il vous faut un succès[219].» Le gouvernement avait devancé ce dernier conseil. Dès le premier jour, il avait poussé activement ses préparatifs militaires et réuni, sur sa frontière du Nord, une armée considérable, bien pourvue, sous le commandement du maréchal Gérard.
Le 2 novembre, au terme extrême fixé par la convention, la Hollande n'ayant pas cédé, les premières exécutions maritimes furent ordonnées par la France et l'Angleterre. Restait l'action principale: l'expédition française contre Anvers. Le Roi des Belges la demanda, le 9 novembre. Toutes les conditions prévues par la convention étaient dès lors remplies, et cependant l'Angleterre, retenue par ses propres méfiances et par les efforts des autres puissances, hésitait à donner son assentiment. Vainement le cabinet de Paris la pressait-il, vainement lui offrait-il toutes les garanties, elle répondait toujours d'une façon dilatoire. On ne pouvait cependant retarder davantage. L'opinion était de plus en plus agitée. Le jour de la réunion des Chambres approchait. Le maréchal Gérard s'impatientait, déclarant que bientôt la mauvaise saison rendrait l'opération à peu près impossible. Le 14 novembre, les ministres, réunis sous la présidence du Roi, délibérèrent s'il convenait de passer outre aux hésitations de l'Angleterre. Les dispositions de l'Europe donnaient à cette question une particulière gravité. Le duc de Broglie et M. Thiers opinèrent résolûment pour qu'on allât de l'avant, sans attendre plus longtemps une approbation si lente à venir. «Eh bien! messieurs, conclut le Roi, entrons en Belgique.» Les ordres furent aussitôt envoyés au maréchal Gérard. C'était procéder à la Périer. L'assentiment du cabinet de Londres, dont on s'était passé, arriva dans la nuit suivante.
Notre armée, qui ne comptait pas moins de soixante-dix mille hommes, et avait à son avant-garde les deux fils aînés du Roi, franchit rapidement et allègrement la frontière. Le 19 novembre, jour même fixé pour l'ouverture des Chambres, elle se déployait devant la citadelle d'Anvers, et les opérations du siége commençaient aussitôt avec vigueur.
V
En même temps que l'expédition d'Anvers, le ministère en entreprenait une autre à l'intérieur, toute différente, où la police remplaçait l'armée, mais qui ne devait pas être d'un effet moins décisif sur l'opinion d'alors. On avait beaucoup reproché au cabinet précédent de n'avoir pas pu ou pas voulu découvrir la cachette de la duchesse de Berry. Son séjour prolongé dans l'Ouest était une cause d'agitation permanente, et pouvait même devenir un embarras sérieux, au moment où l'on s'apprêtait à tirer le canon sur l'Escaut. Ce qui avait été saisi de la correspondance de la princesse prouvait qu'elle entretenait des négociations avec le roi de Hollande et qu'elle fondait tous ses calculs sur les complications européennes qui pouvaient se produire de ce côté. Ces considérations, jointes à la pression chaque jour plus vive de l'opinion, donnèrent au ministère le sentiment qu'il fallait à tout prix en finir. M. Thiers se chargea spécialement de cette entreprise. Dans ce dessein, il s'était fait donner le ministère de l'intérieur, réduit aux attributions de police; les services administratifs furent transférés au ministère du commerce et des travaux publics. Il se réservait de faire tout lui-même et lui seul, sans être obligé de tenir ses collègues au courant. Parvenu de la veille, cette besogne policière amusait sa curiosité, sans exciter chez lui les répugnances qu'eût ressenties un homme d'éducation plus achevée et plus délicate[220]. Son animosité contre les Bourbons y trouvait d'ailleurs son compte. Et puis, s'il s'était associé à M. Guizot et au duc de Broglie, sans trop se troubler de les entendre traiter d'hommes de la Restauration, il n'était pas fâché cependant de les compromettre par un acte qui fût une rupture éclatante avec la vieille monarchie, un gage décisif donné à la révolution. Quelques jours plus tard, l'arrestation faite, M. Thiers s'en servait à la tribune, comme d'une preuve que le ministère n'hésitait pas à «se séparer de la dynastie déchue», et il demandait à ses adversaires comment il eût pu davantage «se compromettre». De son côté, le Journal des Débats y montrait une marque de «dévouement à la révolution de Juillet[221]».
M. Thiers choisit des instruments peu nombreux et énergiques. Le mot d'ordre était de se saisir de la princesse par tous les moyens, en évitant les violences contre la personne, en écartant même d'elle toute chance d'accident. «En un mot, écrivait le ministre, nous voulons prendre le duc d'Enghien, mais nous ne voulons pas le fusiller; nous n'avons pas assez de gloire pour cela, et, si nous l'avions, nous ne la souillerions pas.» Au fond même, on désirait plutôt le départ que l'arrestation de la duchesse. Au moment où toutes les mesures étaient prises pour la serrer de près, le Roi, la Reine, les ministres la firent plusieurs fois avertir qu'on était sur sa trace, et que, si elle voulait se retirer volontairement, on l'y aiderait[222]. Mais tout échouait devant cette obstination, qui avait déjà résisté aux instances des royalistes et aux ordres de Charles X. Les premières recherches furent sans succès. Elles se heurtaient à cette fidélité royaliste qui, depuis plusieurs mois, déjouait toutes les ruses de la police. Un traître finit cependant par se trouver; son nom est connu et flétri: il s'appelait Deutz, Juif prétendu converti, qui avait capté la confiance de la duchesse de Berry. Dans un rendez-vous donné la nuit aux Champs-Élysées,—vraie scène de roman,—il fit ses offres à M. Thiers. Celui-ci acheta sans scrupule ce honteux concours. Conduits par Deutz, les agents du ministre pénétrèrent, à Nantes, chez mademoiselle Duguigny, et, après vingt-quatre heures de perquisition, ils finirent par découvrir la princesse dans l'étroite cachette où elle s'était enfermée avec quelques amis. C'était le 7 novembre 1832.
«Croyez-moi», disait la duchesse de Berry au général Dermoncourt, peu après son arrestation, «ils sont plus embarrassés que moi.» C'était vrai. La loi du 10 avril 1832 avait interdit le territoire de la France aux membres de l'ancienne famille royale, mais sans mettre aucune sanction à cette interdiction. Le plus sage eût été de reconduire la duchesse à la frontière. C'était le sentiment du Roi, qui disait, quelques jours après, à M. Guizot: «On ne sait pas quel embarras on encourt en la retenant; les princes sont aussi incommodes en prison qu'en liberté; on conspire pour les délivrer comme pour les suivre, et leur captivité entretient chez leurs partisans plus de passions que n'en soulèverait leur présence.» Tel avait été aussi le dessein premier du gouvernement; il s'en était même ouvert aux cabinets étrangers, au moment où il prévoyait une arrestation prochaine[223]. Les ministres comprenaient que leur jeu n'était pas de grossir l'affaire et d'allumer les passions; dans la maison où était cachée la duchesse, ils avaient saisi des papiers qui eussent permis d'étendre singulièrement les poursuites; ils n'en firent pas usage, sachant que les gouvernements n'ont pas intérêt à pousser les représailles jusqu'au bout. On raconte que M. Thiers lui-même, le plus animé de tous, ayant invité, quelque temps après, M. Berryer à déjeuner, lui ouvrit un portefeuille contenant les plus compromettants de ces papiers; puis, après l'avoir assuré qu'il en avait gardé le secret pour lui seul, il les jeta au feu devant son convive. Le gouvernement eût sagement agi, en ne se montrant pas plus impitoyable contre la duchesse elle-même. Il ne l'osa pas. Il eut peur de mécontenter l'opinion, vivement excitée par la nouvelle de l'arrestation. La violence des légitimistes, l'insolence impérieuse avec laquelle ils exigeaient une mise en liberté immédiate, n'étaient pas faites pour lui rendre la modération plus facile. Ajoutez que ceux des ministres qui jugeaient utile de compromettre leurs collègues dans le sens de la révolution de Juillet, poussaient à la rigueur. Résolution fut donc prise de ne pas relâcher immédiatement la princesse. Mais ce n'était qu'accroître et prolonger les difficultés. Que faire, en effet, de la prisonnière? L'idée d'une poursuite en justice pour crime de droit commun, bruyamment soutenue par l'opposition de gauche, fut aussitôt écartée comme odieuse et périlleuse. Quelle dynastie eût pu gagner à voir, sous prétexte d'égalité devant la loi, une femme de sang royal rabaissée au rang d'un criminel vulgaire? L'appareil même du procès aurait enflammé encore les passions des deux partis. L'issue n'en pouvait être que funeste: une condamnation fût devenue très-embarrassante, si les esprits excités en avaient exigé la rigoureuse exécution; un acquittement eût été aussitôt interprété comme une condamnation de la royauté de Juillet. La vue de ces périls détermina le gouvernement à faire insérer, dès le 9 novembre, dans le Moniteur, une note annonçant «qu'un projet de loi serait présenté aux Chambres, pour statuer relativement à madame la duchesse de Berry». Seulement ce parti n'était pas, lui aussi, sans de graves inconvénients qui ne tarderont pas à se produire. En attendant, la princesse fut transférée dans la citadelle de Blaye, où elle entra le 17 novembre.
VI
Une fois l'expédition d'Anvers entreprise et la duchesse de Berry arrêtée, le ministère vit arriver, sans alarme, la date du 19 novembre, marquée pour l'ouverture de la session. Ce jour même, un incident se produisit qui augmenta encore ses avantages. Au moment où le Roi, se rendant au Palais-Bourbon, passait sur le pont Royal, un coup de pistolet fut tiré sur lui, sans atteindre personne. C'était le premier de ces attentats qui allaient devenir si fréquents, pendant le règne de Louis-Philippe. Vainement la gauche, profitant des difficultés qu'on rencontrait à découvrir l'assassin[224], insinua-t-elle que c'était un coup de police: l'émotion fut vive, et l'impression du péril révolutionnaire s'en trouva utilement ravivée dans l'esprit des conservateurs.
La première épreuve fut la nomination du bureau de la Chambre. M. Dupin, appuyé par le ministère, l'emporta, pour la présidence, de près de cent voix, sur M. Laffitte, candidat de l'opposition. Dans ce vote, toutefois, l'équivoque était encore possible, M. Dupin étant appuyé par quelques-uns de ceux qui combattaient le plus vivement les doctrinaires[225]. Dans la nomination des autres membres du bureau et dans l'élection de la commission de l'Adresse, le succès du ministère fut sans contestation possible. Il apparut à tous que la majorité de Casimir Périer se reformait derrière le nouveau cabinet. À gauche, la déception fut vive et le découragement prompt. La Fayette écrivait, le 23 novembre 1832, à l'un de ses amis: «La session s'est ouverte assez tristement pour l'opposition. Plusieurs de nos collègues, même signataires du Compte rendu, sont revenus persuadés que nous avions été trop véhéments l'année dernière. Ils se fatiguent de n'avoir pas la majorité. L'opposition n'augmentera donc pas en nombre[226].»
La discussion de l'Adresse fut longue et passionnée. Mais la gauche, gênée, déroutée par les événements de Belgique et de Nantes, en fut réduite à ressasser ses vieux griefs. Le principal orateur du ministère fut M. Thiers; M. Guizot était tombé malade, à l'ouverture de la session, fort attristé de se trouver retenu loin d'une bataille où il avait espéré servir ses idées et recueillir de l'honneur. Sur tous les points, la majorité demeura fidèle au ministère; aucun des amendements de l'opposition ne put passer. Nul doute ne pouvait exister sur le caractère de la politique à laquelle la Chambre donnait ainsi son adhésion. Le discours du trône, rédigé par M. Guizot, avait proclamé la volonté de continuer «le système qu'avait soutenu le ministre habile et courageux dont on déplorait la perte», et il avait montré «combien serait dangereuse toute politique qui ménagerait les passions subversives, au lieu de les réprimer». Tels étaient aussi les sentiments de la majorité: celle-ci applaudissait, quand, au cours de la discussion, un de ses orateurs, M. Duvergier de Hauranne, s'écriait: «Lasse de tant d'agitations, fatiguée de tant de désordres, la nation demande à se reposer, à l'ombre d'un gouvernement qui contienne et punisse les factions, au lieu de les ménager; qui lutte avec courage contre les mauvaises passions, au lieu de les flatter; qui gouverne, en un mot, au lieu de se laisser gouverner... Et quand le pays nous demande de la force, nous lui donnerions de la faiblesse! Quand il veut que nous élevions la digue, nous l'abaisserions! Quand il nous crie de rester unis et serrés, nous nous diviserions, nous ouvririons nos rangs! Non, cela n'est pas possible, cela n'arrivera pas. Ce que nous étions l'an dernier, nous le sommes encore...»
Au ministère maintenant d'user des forces que l'Adresse lui donnait, pour mener à fin les deux affaires qu'il avait entreprises, au dehors, avec le siége d'Anvers; au dedans, avec l'arrestation de la duchesse de Berry.
VII
Les difficultés de l'expédition d'Anvers n'étaient pas toutes d'ordre militaire, et le gouvernement français n'avait pas seulement affaire aux soldats hollandais. Il avait été convenu que l'armée belge ne prendrait pas part au siége. Sa présence eût ôté à l'opération son caractère d'exécution des décisions prises par la Conférence, et l'eût transformée en guerre entre la Belgique et la Hollande, guerre forcément révolutionnaire et bientôt généralisée[227]. Les Belges se montrèrent fort blessés de cette exclusion. Dans leurs journaux, dans leur parlement, il y eut explosion d'attaques amères, emportées, contre la France, et notre armée eut cette chance singulière, d'être mal reçue par les populations pour lesquelles elle venait verser son sang. Ce n'était pas la première fois que ce petit peuple se conduisait avec nous en véritable enfant gâté. M. de Talleyrand écrivait, à ce propos, au duc de Broglie: «Vous devez comprendre maintenant à quel point les Belges sont difficiles à servir. Sébastiani, en hâtant le mariage, les a rendus encore moins maniables. Ils ont fait mon supplice depuis deux ans[228].» Suivant son habitude, la presse opposante de Paris fit écho aux plaintes et aux invectives venues de Bruxelles. Précisément, elle était alors fort embarrassée de l'attitude à prendre en cette question. Elle avait bien essayé d'inquiéter l'opinion, en dénonçant la témérité aventureuse du ministère: mais cela venait mal après tant de sommations et de défis d'agir, après tant d'accusations de timidité et de faiblesse[229]. Ces journaux trouvèrent plus commode de montrer notre gouvernement maudit par ceux qu'il disait défendre, accusé par eux de les sacrifier à la diplomatie de la Sainte-Alliance. Tout ce tapage néanmoins ne parvint pas à faire dévier de sa ligne le ministère français. Il imposa avec fermeté à ses protégés l'exécution des conditions convenues, assura le ravitaillement de ses troupes, que la malveillance des Belges avait un moment compromis, et s'occupa surtout de mener rapidement le siége, se fiant au temps pour avoir raison de l'ingratitude des uns et de la mauvaise foi des autres. Les opérations furent habilement conduites. Malgré la résistance courageuse des Hollandais, malgré les difficultés de la saison, malgré les limites parfois gênantes que la prudence diplomatique imposait à notre action, malgré les pronostics contraires de plus d'un spectateur, notamment de Wellington, la garnison fut bientôt à bout de forces, et, le 23 décembre, son commandant signait une capitulation.
Le but atteint, il fallait se presser de mettre fin à une situation qui n'eût pu se prolonger sans péril. Quatre cent mille soldats, français, hollandais, belges, prussiens, étaient réunis en effet dans ce petit coin de l'Europe, et le moindre accident eût amené un choc. Aussitôt donc, fidèle à ses engagements, sans se laisser entraîner par le maréchal Gérard qui voulait pousser plus avant, le gouvernement français fit remettre aux Belges la citadelle conquise, et notre armée reprit la route de France, saluée cette fois, avec reconnaissance, par ceux auxquels elle avait rendu un si grand service et qui finissaient par le comprendre. Tant de mesure succédant à tant de hardiesse, cette façon de rassurer l'Europe après l'avoir bravée, c'était bien la tradition de Périer. Dès le 19 novembre, M. de Talleyrand avait écrit au duc de Broglie: «Voici nos troupes en Belgique; c'était là la question d'intérêt. Celle de retirer nos troupes, s'il ne survient pas de complications, peut se présenter prochainement; ce sera alors une question d'honneur; et je vous conjure de ne pas perdre de vue que celui du Roi, le vôtre et le mien y sont engagés. C'est sur ce terrain-là que la Prusse nous attend et que l'Europe nous jugera.» Et plus tard, le 6 décembre, revenant sur cette nécessité de rappeler les troupes aussitôt que le siége serait terminé: «C'est, disait-il, la branche d'olivier présentée à toute l'Europe.» Le duc de Broglie pensait comme son ambassadeur et agit en conséquence. En somme, toute cette politique fut habilement et honnêtement conduite, et le même M. de Talleyrand avait le droit d'écrire au ministre, le 31 décembre: «Voici une bonne fin d'année, dont nous pouvons réciproquement nous faire, je pense, de sincères compliments[230].»
L'expédition d'Anvers avait profité aux Belges, d'abord en mettant entre leurs mains la position stratégique la plus importante de leur nouveau royaume, ensuite en leur prouvant que nous étions résolus à les protéger et que l'Europe était impuissante à nous en empêcher. Cependant, elle n'apporta pas encore la solution définitive de cette interminable question. Le roi de Hollande persista à ne pas adhérer au traité du 15 novembre 1831. Il perdait à ce refus: car, si, contrairement à cette convention, il occupait encore deux fortins sur le bas Escaut, la Belgique était en possession du Limbourg et du Luxembourg qu'elle devait rendre le jour de la pleine exécution du traité. Mais ce prince obstiné guettait toujours la chance d'une guerre européenne et surtout d'une révolution en France: il était convaincu que cette dernière ne pouvait lui échapper. Pour le moment, les efforts des gouvernements de Paris et de Londres ne parvinrent qu'à lui faire accepter, le 21 mai 1833, une convention stipulant la suspension des hostilités et la libre navigation de l'Escaut, jusqu'à la conclusion d'un traité définitif. Celui-ci ne sera signé qu'en 1838.
En dehors des avantages qu'en retira tout de suite et qu'en devait retirer plus tard la Belgique, l'expédition d'Anvers eut, pour la France elle-même, un résultat immédiat et considérable. Elle confirma au dehors l'effet qu'avait produit Casimir Périer, en envoyant une première armée en Belgique, en forçant l'entrée du Tage et en occupant Ancône. Bien plus, elle compléta cet effet: il ne s'agissait plus, en effet, de coups de main rapides et restreints, mais d'une opération durant plusieurs semaines et mettant en branle un corps de soixante-dix mille hommes. Sous la Restauration, la guerre d'Espagne avait montré à l'Europe, qui en doutait, que la royauté, rétablie au milieu de l'invasion et de la défaite de la France, s'était refait une armée, qu'elle était en état et en volonté de s'en servir. L'expédition d'Anvers fut une démonstration analogue à l'adresse de cette même Europe qui était disposée à considérer avec dédain et scepticisme la force militaire d'un gouvernement né sur des barricades.
VIII
En gardant en prison la duchesse de Berry, le ministère s'était mis sur les bras une affaire à la fois plus embarrassante et moins honorable. On se rappelle qu'une note, insérée au Moniteur, avait annoncé «qu'un projet de loi serait présenté aux Chambres pour statuer relativement à cette princesse». Mais il fut tout de suite visible que la Chambre, fort divisée et fort agitée sur cette question, ne serait pas en état de la résoudre. Le ministère dut renoncer à la loi annoncée et décider de lui-même les mesures qu'il jugeait nécessaires, sauf à demander à la majorité une approbation plus ou moins explicite. Bientôt, d'ailleurs, une occasion se présenta de voir dans quelle mesure cette approbation lui serait accordée. Le 5 janvier 1833, la Chambre fut appelée à se prononcer sur diverses pétitions relatives à la duchesse de Berry; le rapport concluait à passer à l'ordre du jour, par le motif que, les mesures à prendre devant être «déterminées par des considérations de sûreté publique et d'ordre intérieur», il fallait que le gouvernement restât maître d'agir ainsi qu'il l'entendrait et sous sa responsabilité. Le ministère, qui savait ne pouvoir obtenir du Parlement un appui plus formel, voulut au moins profiter de ce débat pour exposer avec netteté sa conduite et sa doctrine en cette pénible affaire. Il proclama hautement que les lois de droit commun n'étaient pas applicables, et développa avec force les raisons pour lesquelles une mise en jugement serait inconvenante et périlleuse. Dans les circonstances où l'on se trouvait, il regardait la duchesse de Berry comme une ennemie, contre laquelle le gouvernement avait le droit de se défendre et qu'il pouvait retenir en prison, tant que la sécurité de l'État l'exigerait. C'était, il ne le niait pas, sortir de la légalité: mais n'en était-on pas sorti déjà par la révolution? Ce qu'il s'agissait de faire n'était que la continuation et la confirmation de cette révolution. Si la Chambre voulait prendre sur elle de régler les conditions de la captivité, rien de mieux; si elle préférait laisser toute la responsabilité au ministère, celui-ci déclarait l'accepter, et il se tiendrait pour approuvé par le seul vote de l'ordre du jour pur et simple. C'était se montrer peu exigeant, et un tel vote était un fondement bien fragile et bien équivoque pour un pouvoir aussi arbitraire. Encore ne fut-il pas obtenu sans difficulté. Les orateurs de la gauche insistèrent pour l'application du droit commun et pour une poursuite devant le jury. M. Berryer porta un coup habile à la thèse du ministère, en se prononçant, comme lui, pour l'ordre du jour pur et simple: «Ce sera reconnaître, dit-il, qu'on n'a pas le droit de juger celle dont on s'est emparé; ce sera avouer qu'il y a là, non un coupable et un juge, mais deux principes en lutte: celui du droit royal et celui de la révolution.» Irritée par le défi de ce discours, la majorité fut fort tentée de se prononcer pour un procès criminel. Il fallut, pour la ramener, un grand effort oratoire de M. Thiers. Elle se décida alors à voter l'ordre du jour pur et simple proposé par la commission et accepté par le ministre; mais il fut visible qu'elle le faisait d'assez triste humeur, sous la pression du cabinet, et qu'au fond il n'eût pas déplu à beaucoup de ses membres de voir une fille de roi forcée de s'asseoir sur les bancs de la cour d'assises.
Ce vote ne mit pas fin à l'agitation des esprits; bien au contraire. La presse de gauche dénonça bruyamment ce triomphe de la raison d'État et de l'arbitraire, cette violation de l'égalité démocratique devant la loi. À droite, la tactique des uns, l'émotion des autres portèrent l'exaltation à son comble; le ton des journaux royalistes se haussa à un diapason inouï de violence et d'audace; ils n'avaient pas assez de sarcasmes dédaigneux pour ce gouvernement qui venait, disaient-ils, d'avouer ses illégalités et ses peurs; ils s'indignaient du sort fait à la princesse, affectaient de redouter les plus sinistres desseins et sommaient les ministres de mettre aussitôt leur prisonnière en liberté, s'ils ne voulaient être soupçonnés d'attenter à sa vie. On signa des adresses à la mère du duc de Bordeaux; on ouvrit des souscriptions pour lui constituer une «liste civile»; on annonça une prochaine restauration. «Madame, votre fils est mon Roi!» s'écriait Chateaubriand, dans une brochure alors fameuse, et des jeunes gens venaient, à grand bruit, féliciter l'écrivain royaliste et adhérer à sa déclaration; tentait-on d'en poursuivre quelques-uns, le jury les acquittait.
Sur ces entrefaites, un bruit étrange se répandit: la duchesse de Berry, disait-on, était enceinte. Aussitôt à gauche, ricanement insultant des adversaires, tout affriandés à l'espoir de voir ce roman chevaleresque se terminer par un vulgaire scandale. À droite, fureur indignée des amis, ainsi désagréablement interrompus dans l'apothéose qu'ils avaient entreprise de l'héroïne de Vendée; parti pris de ne pas croire à la nouvelle, où l'on ne voulait voir qu'une calomnie méchante du gouvernement. Des écrivains démocratiques s'étant permis à ce propos des plaisanteries malséantes, il s'ensuivit une série de cartels, et l'on put craindre un moment que ces duels n'aboutissent à une sorte de combat des Trente, entre républicains et royalistes. Vainement, avec le temps, la nouvelle de la grossesse se confirma-t-elle, vainement la duchesse elle-même, comme pour préparer l'opinion à une révélation inévitable, déclara-t-elle, le 22 février 1833, «s'être mariée secrètement pendant son séjour en Italie», les plus ardents des légitimistes persistèrent à nier, et dénoncèrent là le premier acte d'un complot infâme qui devait aboutir à une supposition d'enfant et au meurtre de la princesse.
Celle-ci n'était pas la dernière à souffrir de ces dénégations inconsidérées dont l'injure retombait sur elle. «Ils font maintenant beaucoup de bruit mal à propos, disait-elle non sans amertume, et ils ne sont pas venus, quand je les attendais.» D'ailleurs, elle en avait alors fini avec son rêve à la Walter Scott; la fièvre héroïque était tombée. Restait seulement la femme, la Napolitaine aimable, charmeuse, prime-sautière, fantasque, prompte aux curiosités frivoles; plus faite pour le plaisir rapide que pour le long martyre; plaisante et touchante, rarement imposante, dans ses alternatives de gaietés et de colères, dans ses mélanges imprévus de larmes et de calembours; avant tout, affamée de liberté, de grand air, de soleil, la première à déclarer que son rôle était terminé et qu'elle avait assez de la politique[231].
Cette tournure prise par les événements, l'agitation croissante qui en résultait, n'étaient pas faites pour simplifier et embellir le rôle de geôlier dont le ministère s'était si imprudemment chargé. Les démentis, les soupçons et les défis injurieux des royalistes, la passion surexcitée de leurs adversaires, et aussi la tentation de ruiner moralement, par le scandale, une ennemie, acculaient peu à peu le gouvernement à cette triste entreprise, de rendre manifeste le déshonneur d'une femme, d'une princesse, d'une nièce de la Reine. Il lui fallut s'abaisser à une sorte d'inquisition et de police médicales, user d'autorité et de diplomatie, employer des médecins renommés et un brave général[232], pour obtenir l'aveu ou arriver à la constatation de cette grossesse. Et devant le refus de la princesse, si mobile en d'autres sujets, obstinée sur ce point, on fut amené à prolonger une détention aussi pénible et fâcheuse pour ceux qui l'imposaient que pour celle qui la subissait. Enfin survint l'accouchement, qui s'accomplit dans des conditions particulières de publicité. La veuve du duc de Berry fit à ce moment une révélation dont ses partisans ne furent pas les moins surpris; elle déclara qu'elle était mariée au comte Hector Lucchesi Palli, gentilhomme de la chambre du Roi des Deux-Siciles, domicilié à Palerme. Cette déclaration ne mit pas un terme aux insinuations outrageantes des ennemis de la princesse, et, ce qui est plus étonnant, elle ne triompha pas de l'incrédulité bruyamment tenace de quelques-uns de ses amis. Ceux-ci nièrent l'accouchement comme ils avaient nié la grossesse; une cinquantaine de royalistes, dont M. de Kergorlay, déposèrent au parquet, contre les ministres, une dénonciation «pour cause de présomption légale du crime de supposition d'enfant».
L'épouse du comte Lucchesi n'était plus un adversaire dangereux: aucune raison de la retenir davantage à Blaye. Les portes de la forteresse s'ouvrirent devant elle, le 8 juin 1833; elle fut embarquée sur un navire qui la transporta à Palerme. Elle n'était pas, du reste, au bout de ses peines: désormais elle aura affaire non plus au gouvernement qu'elle avait voulu renverser, mais au parti et surtout à la famille royale qu'elle avait compromis et mortifiés; de ce côté, on ne lui épargnera ni les sévérités ni les humiliations; Charles X notamment ne lui pardonnera jamais; définitivement séparée de ses enfants, c'est à peine si, après de pénibles pourparlers, elle obtiendra de les entrevoir et de les embrasser.
En France, c'était une affaire terminée. Le 10 juin, une ordonnance leva l'état de siége dans les départements de l'Ouest. Le même jour, s'ouvrit à la Chambre un débat où le ministère rendit compte de sa conduite. MM. Garnier-Pagès, Salverte et Mauguin contestèrent, au nom de la gauche, la légalité de l'emprisonnement comme de l'élargissement. M. Thiers reconnut hautement qu'on s'était placé en dehors des lois, et mit ses contradicteurs au défi de le faire blâmer par la Chambre. Personne n'osa relever ce défi. Néanmoins, cette fois encore, la majorité ne s'engagea pas au delà du vote de l'ordre du jour pur et simple; elle persistait à laisser toute la responsabilité au gouvernement.
On conçoit, du reste, que chacun fût plus empressé de décliner que de revendiquer cette responsabilité. Le Roi, qui avait, dès le début, regretté l'emprisonnement, ne manquait pas une occasion de bien marquer qu'en toute cette affaire il avait dû laisser carte blanche à ses ministres. Cette préoccupation avait apparu, plus d'une fois, dans ses entretiens avec les ambassadeurs étrangers ou avec certains amis de la duchesse de Berry, comme M. de Choulot. Nous la retrouvons surtout dans une conversation fort curieuse, récemment publiée. Au cours de la captivité, le docteur Ménière, qui avait été attaché par le ministère à la personne de la prisonnière, fut mandé aux Tuileries. Louis-Philippe lui parla longuement; faisant allusion aux reproches que M. Ménière devait entendre de la bouche de la princesse, il lui dit: «Répondez-lui, monsieur, et ce sera la vérité, que le Roi a complétement ignoré l'infamie de Deutz, que l'arrestation de Nantes, qui en était la conséquence, n'a été soumise au cabinet que quand elle a été consommée, et qu'alors le conseil des ministres a décidé à l'unanimité qu'il fallait laisser son cours à la justice. J'ai eu la main forcée; j'ai dû céder à des résolutions mûrement arrêtées; il a fallu résister aux prières de la Reine, faire taire la voix du sang, l'intérêt de la parenté, et tout cela, parce qu'un ministre l'a voulu. Aucune considération personnelle n'a pu entrer en balance contre cette impérieuse nécessité de ruiner un grand parti politique, de rendre la duchesse de Berry impossible, et j'ai dû laisser faire ce que je ne pouvais pas empêcher. Dites-lui bien que la Reine a prié, supplié, que la tante s'est montrée une véritable mère dans cette triste circonstance...» En prononçant ces paroles, Louis-Philippe paraissait très-ému; «sa voix altérée indiquait la profondeur du sentiment qui l'agitait». Il reprit: «Si madame la duchesse de Berry m'accusait personnellement de n'avoir suivi à son égard que les seules inspirations de mon intérêt, vous pourriez lui rappeler que des personnes qui possèdent sa confiance lui ont dit de ma part quels dangers elle courait en restant en Vendée... Je l'ai fait prévenir, à diverses reprises, des périls de sa situation, je l'ai averti de la possibilité d'une arrestation et des fâcheuses conséquences qui pouvaient en résulter pour elle... Par quelle fatalité s'est-elle obstinée à rester en France, lorsqu'il lui était si facile de partir?... Les événements ont trop prouvé qu'elle était retenue à Nantes ou aux environs de cette ville par un motif tout-puissant sur son esprit, et c'est là un malheur irréparable.» Puis, insistant sur ce qu'il n'avait pu résister à ses ministres, lorsqu'ils invoquaient la raison d'État: «Vous lui direz encore que, par le temps qui court, quand l'émeute est dans la rue, quand des assassins à gages se relayent pour me tuer, quand la guerre civile est à peine assoupie dans la Vendée et que la presse la plus ardente enflamme toutes les passions populaires, la position d'un roi constitutionnel est à peine tenable, et qu'en vérité je serais parfois tenté de quitter la partie et de mettre la clef sous la porte[233].»
Que valait donc au fond cette «raison d'État» que les ministres invoquaient et à laquelle le Roi s'était cru contraint de céder? Sans doute, on avait ainsi tué politiquement une princesse entreprenante, la seule qui, dans sa famille, pût rêver de guerre civile; on avait porté un coup et surtout infligé une cruelle mortification à une dynastie rivale et à un parti ennemi. Mais n'était-ce pas acheté bien cher? Était-il habile de blesser à ce point les royalistes, de provoquer chez eux d'aussi implacables ressentiments, et d'affronter le genre de reproches auxquels un tel acte devait donner lieu? À l'heure où le respect de la royauté se trouvait déjà si ébranlé, était-il prudent d'y porter une nouvelle atteinte, en livrant à la malignité, à l'insolence et au mépris publics les faiblesses d'une princesse royale? S'imaginait-on que ce qui était retranché ainsi à la dignité de la branche aînée était ajouté à celle de la branche cadette? N'était-ce pas plutôt une perte pour la cause monarchique elle-même, sous toutes ses formes; une diminution du trésor commun de prestige et d'honneur, également nécessaire à toutes les dynasties? N'était-ce pas en un mot, de la part des hommes de 1830, une faute analogue à celle que commettaient les légitimistes, quand ils traînaient dans la boue Louis-Philippe, sans comprendre que toute royauté était par là rabaissée? Parmi les amis les plus dévoués du gouvernement de Juillet, quelques-uns avaient, dès cette époque, le sentiment de cette faute: «Le gouvernement, dit le général de Ségur dans ses Mémoires, abusa déplorablement de sa victoire; je veux parler de cette espèce d'exposition publique, de ce cruel pilori, où fut attaché la malheureuse princesse prisonnière. Je ne fus sans doute pas le seul à faire trop inutilement observer que cette atteinte, portée à l'honneur d'un sang royal et à son propre sang, rejaillirait sur soi-même et sur tous les trônes; qu'elle irriterait toutes les cours, et achèverait de détruire, dans les peuples, un reste de respect si nécessaire à conserver.» L'un des ministres d'alors, M. Guizot, revenant plus tard sur ces événements, a raconté comment le Roi avait été d'avis qu'on se bornât à reconduire tout de suite la duchesse de Berry hors de France; puis il a ajouté: «La méfiance est le fléau des révolutions; elle hébète les peuples, même quand elle ne leur fait plus commettre des crimes. Pas plus que mes collègues, je ne jugeai possible, en 1833, de ne pas retenir madame la duchesse de Berry. Des esprits grossiers ou légers ont pu croire que les incidents de sa captivité avaient tourné au profit de la monarchie de 1830; je suis convaincu qu'on aurait bien mieux servi cette monarchie en agissant avec une hardiesse généreuse, et que tous, pays, Chambres et cabinet, nous aurions fait acte de sage comme de grande politique, en nous associant au désir impuissant, mais clairvoyant, du Roi.»
IX
La déconfiture de la duchesse de Berry marqua, pour les royalistes, la fin de la politique de coups de main. Force leur était bien de se rabattre désormais sur l'autre politique, jusqu'alors un peu dédaignée, sur celle qui cherchait à agir par la presse et le Parlement. La déception était dure pour les ardents et les impatients. Au moins eurent-ils la consolation d'avoir, pour soutenir à la tribune cette lutte sans espoir prochain, un homme dont l'éloquence apporta à leur amour-propre de parti des satisfactions égales à celles qu'ils avaient rêvé de trouver par des exploits à main armée. Cet orateur n'était pas un gentilhomme voué par sa naissance à servir sous le drapeau fleurdelysé: c'était un fils de la bourgeoisie, tout comme les Dupin, les Guizot et les Thiers. Nouveau venu dans la politique active, il s'engageait volontairement au service d'une cause vaincue, sans en avoir retiré aucun profit personnel alors qu'elle était victorieuse. Chacun a nommé Berryer.
Il était éloquent rien qu'à être vu: une tête admirable, noblement portée, avec je ne sais quoi de doux, de fort, de charmant et de dominateur; le front large et découvert; les yeux expressifs; la puissance du buste et la carrure des épaules se dessinant, non sans une coquetterie virile, dans le gilet blanc et l'habit bleu à boutons d'or; en tout son être, un mélange de vigueur et d'élégance, et surtout une abondance de vie qui s'épanchait sans effort. Ouvrait-il la bouche, il en sortait une voix, d'un timbre incomparable, qu'accompagnait un geste ample et superbe. Rarement homme avait reçu à un tel degré tous les dons physiques de l'orateur. Orateur, il l'était aussi par le mouvement irrésistible de la pensée, la vigueur de la dialectique, l'intelligence prompte à s'assimiler les questions les plus diverses, l'imprévu grandiose des inspirations, une prodigieuse faculté d'émouvoir et d'être ému, et cette sorte de flamme qui jaillissait soudainement, illuminant ou embrasant tout autour de lui.
Pour le rôle qu'il allait jouer sous la monarchie de Juillet, Berryer avait cet avantage de n'avoir pas été personnellement compromis dans le gouvernement précédent. Entré à la Chambre, au commencement de 1830[234], ses seuls actes de député avaient été alors de refuser le portefeuille que lui offrait M. de Polignac, et de combattre l'Adresse des 221. Auparavant il s'était renfermé dans sa profession d'avocat, déjà royaliste sans doute, mais accordant libéralement le secours de sa parole à des clients de toute opinion, ayant même débuté par être l'un des défenseurs du maréchal Ney. Quand on lui jettera à la face quelque faute de la Restauration: «J'ai gardé entière, répondra-t-il, l'indépendance de ma vie; je n'ai pris, envers mon pays, aucune responsabilité dans des actes funestes pour lui.»
Dès le lendemain de la révolution, Berryer a marqué son attitude: s'il ne se regardait pas comme délié de sa fidélité à la royauté déchue, il ne s'estimait pas non plus dégagé de ses devoirs envers le pays. Pas «d'émigration à l'intérieur», déclarait-il, c'est-à-dire pas d'abstention, pas d'isolement dans la conspiration ou même dans la bouderie. Quand la Chambre a constitué la monarchie nouvelle, il a protesté, mais est resté dans le Parlement et n'a pas refusé le serment. Ce serment l'obligeait à répudier toute attaque illégale. Seulement, témoin d'une expérience dont il ne jugeait le succès ni possible ni désirable, il se croyait autorisé à en annoncer l'échec, à y aider même par tous les moyens de discussion que la loi mettait à sa disposition. Il se plaisait à placer la monarchie nouvelle en face de toutes ses faiblesses, de celles surtout qui venaient de son origine, triomphait de ses embarras et de ses contradictions, la poussait, l'acculait aux conséquences les plus extrêmes et les plus périlleuses de son principe, lui refusait les moyens et le droit de limiter et de combattre la révolution d'où elle était née. Lois diverses, questions intérieures ou extérieures, malaises ou crises, tout lui servait à reprendre sans cesse cette critique implacable, dont le dessein était de montrer la royauté de Juillet impuissante pour l'ordre, pour la paix et pour l'honneur, et dont la conclusion logique et avouée devait être un changement de gouvernement. Comment cette conduite se conciliait avec le serment, c'est une question de casuistique dans laquelle nous n'avons garde d'entrer. Le terrain, en tout cas, était singulièrement étroit et glissant, et il fallait au député royaliste toute la souplesse et aussi toute la noblesse de sa parole, pour y garder son équilibre et sa dignité d'attitude.
Dans l'attaque, Berryer apporta cette passion sans laquelle il n'y a pas d'orateur, ses invectives étaient parfois terribles, son mépris plus terrible encore. Et cependant, on ne peut pas dire qu'il ait eu rien des haines enfiellées, mesquines, méchantes, qui marquent trop souvent l'esprit de parti. Tout en lui y répugnait: la cordialité ouverte, largement sympathique, la bonté aimable et simple de son caractère; la liberté de son intelligence, naturellement dégagée des illusions de coterie, des superstitions et des préventions de secte; les habitudes de l'avocat, ayant appris à demeurer le camarade de ceux qu'il venait de combattre à la barre; les goûts du dilettante, de l'homme du monde fort répandu dans les sociétés les plus diverses et trouvant plaisir à y être aimé et admiré. On était presque étonné parfois de ses rapports personnels avec ses adversaires de tribune. Non-seulement beaucoup de républicains se vantaient de son amitié, mais il était au mieux avec des partisans de la monarchie de Juillet, comme M. Dupin et M. Odilon Barrot, tutoyait à mi-voix les ministres qu'il combattait tout haut, et déjeunait familièrement chez M. Thiers, au lendemain des affaires de la duchesse de Berry.
Sans jamais abjurer et même en confessant très-haut sa croyance politique, Berryer faisait effort, chaque fois qu'il prenait la parole, pour sortir des thèses particulières à son parti. Par goût et par tactique, il cherchait à devenir, sinon le chef, du moins l'orateur de l'opposition entière; il y parvenait souvent: fait remarquable quand on se rappelle qu'il représentait les vaincus de 1830. Son secret était de se montrer très-libéral à l'intérieur, très «national» dans les questions extérieures[235]. Il manquait souvent de mesure, de justice, comme toutes les oppositions; exigeait ce que lui-même n'eût pas fait au pouvoir; ne tenait pas compte des difficultés et des nécessités de la situation; mais il trouvait, pour parler de liberté ou de patriotisme, une sincérité et une chaleur d'accent qui remuaient les esprits d'ordinaire le plus éloignés de lui. Ainsi s'expliquent l'éclat et l'étendue de son succès. Nul orateur n'était moins contesté parmi les gens de toute opinion; la mode était même alors de le porter très-haut. Devait-il parler, les tribunes de la Chambre étaient garnies d'un triple rang de femmes élégantes. Souvent, après ses discours, quand il se laissait tomber sur son siége, accablé et frémissant encore, de tous les bancs, ses collègues venaient à lui, lui serraient la main; certains même l'embrassaient, comme fit un jour le général Jacqueminot. À le voir ainsi entouré, un étranger eût pu le prendre pour le leader de la majorité. Le royalisme était-il donc redevenu populaire dans le Parlement? Non, c'était le succès de l'orateur, tenant à la rare adresse avec laquelle, sans répudier sa note particulière, il s'était placé sur le terrain commun à toute l'opposition; on faisait même ce succès d'autant plus vif qu'on croyait son parti moins en état d'en tirer profit. Si, au lieu des applaudissements et des poignées de main qu'on lui prodiguait, Berryer avait demandé des votes pour sa cause, il eût vu alors à quel point celle-ci était toujours vaincue. Il était du reste trop clairvoyant pour se leurrer d'illusions. «S'il y a quelque chance, dira-t-il à Lamartine en 1838, elle n'est plus à vue d'homme; elle est à un horizon inconnu.»
Toutefois, si personnels qu'ils fussent à Berryer, ce succès et cette popularité n'étaient pas à dédaigner pour la cause royaliste. Il y avait là de quoi consoler un parti, de sa nature, plus affamé d'honneur que de pouvoir réel. Et puis, en arborant ainsi le drapeau de la liberté ou du patriotisme, en flattant les aspirations généreuses du pays, l'orateur de la droite ne s'associait pas seulement à la tactique commune de l'opposition; il dégageait hardiment ses propres amis de certains souvenirs compromettants d'ancien régime ou d'invasion étrangère; il les amenait peu à peu sur le seul terrain où ils pussent retrouver, pour le moment, une part d'influence dans les affaires publiques, et préparer, pour l'avenir, un retour de fortune. Cela valait mieux que de courir l'aventure d'une nouvelle guerre de Vendée, ou de prendre à rebours les idées de la France moderne comme s'y appliquait alors l'entourage du vieux roi Charles X. Si, après le 24 février 1848, les légitimistes ont fait si brillante figure et occupé si grande place dans les assemblées républicaines, ils le doivent surtout à l'attitude que Berryer leur avait fait prendre depuis 1830. Peut-être même leur succès eût-il été plus complet, s'ils avaient mieux suivi son exemple et ses conseils. Mais le grand royaliste, qui n'était guère contesté dans les autres partis, l'était parfois dans une fraction du sien. L'éclat extérieur de son rôle et la prépondérance de son talent ne le garantissaient pas contre toutes sortes de contradictions, de suspicions, d'attaques intérieures. Les violents d'extrême droite étaient loin d'avoir désarmé; et ils manœuvraient, trop souvent avec quelque succès, pour entraver les efforts de celui contre lequel ils croyaient avoir tout dit, quand ils l'avaient traité de parlementaire. Triste histoire, souvent répétée, que celle de ces divisions et de ces déchirements, au sein d'une opinion vaincue. C'est la vue de ces misères qui, dès 1833, faisait écrire à madame Swetchine: «Il me paraît bien singulier que la division ne soit pas un de ces tributs dont se rachète la mauvaise fortune. Comment l'instinct seul ne fait-il pas devenir compactes ceux qui n'ont pour eux ni le nombre, ni l'action, ni le pouvoir? Ah! comme me disait un homme d'esprit, si M. le duc de Bordeaux n'avait en France que des ennemis...... Il y a longtemps que je regarde les partis en eux-mêmes comme les plus grands obstacles au triomphe du principe qu'ils servent.»
X
Ces mêmes événements de Vendée et de Blaye, qui grandissaient le rôle de Berryer, amenèrent la retraite volontaire d'un royaliste plus illustre et plus populaire encore, qui naguère semblait mener la bataille de presse contre la monarchie de Juillet. Chateaubriand avait désapprouvé l'entreprise de la duchesse de Berry. Mais, à la vue de la princesse vaincue, captive, il avait cru que l'honneur l'obligeait à la défendre, et avait lancé une brochure toute vibrante des émotions et des colères de son parti. Plus tard, la prisonnière libérée, il travailla à un rapprochement entre le vieux Roi trop immobile et sa trop mobile belle-fille; il intervint dans les discussions intestines, dans les rivalités d'école et de coterie qui éclatèrent alors, dans le sein et autour de la famille royale, au sujet de l'éducation du duc de Bordeaux, de la fixation et des conséquences de sa majorité: misères de l'exil que les Mémoires d'outre-tombe n'ont parfois que trop cruellement divulguées. Est-ce dégoût de ces misères, tristesse de voir ses conseils repousses[236], mortification de n'avoir pu davantage ébranler la monarchie nouvelle qu'il s'était flatté de jeter bas avec sa plume? ou bien, est-ce une forme de ce malaise dont ont été atteints presque tous les hommes de lettres de notre temps, et auquel échappait la nature de Berryer, plus agissante et moins pensante, plus simple et moins sensible? Quoi qu'il en soit, à partir de ce moment, Chateaubriand va se tenir à l'écart. Désormais, plus de ces retentissantes brochures qui étaient à elles seules des événements, plus de ces démarches éclatantes où il apparaissait à la tête de l'armée royaliste. À peine sortira-t-il de cette immobilité, pour prendre part, en 1843, au pèlerinage de Belgrave Square.
Au fond, il n'est pas adouci à l'égard du régime de Juillet; mais il est plus calme, par lassitude et découragement. Il est toujours fidèle à la vieille royauté, mais d'une fidélité dédaigneuse, insolente parfois; aussi a-t-on pu le comparer à ces femmes acariâtres qui, sous prétexte qu'elles ne trompent pas leur mari, se croient le droit de lui dire qu'elles ne l'aiment pas[237]. À vrai dire, il est moins fidèle à son roi qu'à lui-même, moins préoccupé de servir une cause que de maintenir l'unité morale et en quelque sorte esthétique de sa vie. Plus que jamais il craint de paraître dupe de ses clients et de ses principes; «désabusé, sans cesser d'être fidèle», dit-il de lui-même. Après avoir remué tous les cœurs royalistes par son apostrophe fameuse à la duchesse de Berry: «Madame! votre fils est mon roi!» il s'étonne que ce soit lui qui ait poussé ce cri; car, dit-il, «je crois moins au retour de Henri V que le plus misérable juste-milieu ou le plus violent républicain». Malheureusement, c'est souvent aux pires adversaires de la royauté, ou même à l'héritier des Bonaparte, qu'il fait confidence de son absence de foi et d'espérance[238]. Il y mêle, avec une sorte de complaisance, des généralités démocratiques et presque des prophéties républicaines. C'est sa manière de quêter, pour lui-même, une popularité qu'il n'attend plus pour sa cause. Lui, parfois si amer, si hautain, si susceptible avec ses amis politiques, il est aux petits soins avec Béranger et Carrel. Et en même temps, dans cette âme mobile comme sont celles des grands artistes, se produisent, à l'improviste, des attendrissements qui percent ce masque de scepticisme: «Je viens de recevoir la récompense de toute ma vie, écrira-t-il à madame Récamier le 29 novembre 1843; le prince a daigné parler de moi, au milieu d'une foule de Français, avec une effusion digne de sa jeunesse. Si je savais raconter, je vous raconterais cela; mais je suis là à pleurer comme une bête.»Néanmoins, c'est le découragement qui domine. Son dernier mot est toujours de se proclamer «sans foi dans les rois comme dans les peuples»; il ne «croit plus à la politique», et «rit des hommes d'esprit qui prennent tout ce qui se passe au sérieux».