Histoire de la Monarchie de Juillet (Volume 3 / 7)
The Project Gutenberg eBook of Histoire de la Monarchie de Juillet (Volume 3 / 7)
Title: Histoire de la Monarchie de Juillet (Volume 3 / 7)
Author: Paul Thureau-Dangin
Release date: May 3, 2013 [eBook #42637]
Most recently updated: October 23, 2024
Language: French
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HISTOIRE
DE LA
MONARCHIE DE JUILLET
PAR
PAUL THUREAU-DANGIN
OUVRAGE COURONNÉ DEUX FOIS PAR L'ACADÉMIE FRANÇAISE
GRAND PRIX GOBERT, 1885 ET 1886
DEUXIÈME ÉDITION
TOME TROISIÈME
PARIS
LIBRAIRIE PLON
E. PLON, NOURRIT ET Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
RUE GARANCIÈRE, 10
1888
Tous droits réservés
HISTOIRE DE LA MONARCHIE DE JUILLET
LIVRE III
LA CRISE DU GOUVERNEMENT PARLEMENTAIRE
(1836—1839)
CHAPITRE PREMIER
LE PREMIER MINISTÈRE DE M. THIERS
SA POLITIQUE INTÉRIEURE.
(22 février—6 septembre 1836.)
I. Une ère nouvelle. Que va faire M. Thiers? Attente curieuse et inquiète. Dispositions des divers groupes. Tactique du président du conseil.—II. Gages alternativement donnés aux conservateurs et à la gauche. Déclaration du ministère. Discussion sur les fonds secrets. Attitude expectante et bienveillante de l'ancienne opposition.—III. Irritation des doctrinaires. Les ardents engagent quelques escarmouches à la tribune. M. Guizot est plus réservé. Les doctrinaires, dans leur opposition, ne sont pas suivis par une partie des conservateurs. Dislocation de la vieille majorité.—IV. M. Thiers esquive la conversion des rentes. Lois utiles. Tarifs de douane. Le budget. Succès personnel et infatuation du président du conseil.—V. Attentat d'Alibaud. La société des Familles. Blanqui et Barbès. Leur condamnation. La suppression de la revue du 28 juillet. Effet produit. Discrédit de la politique de concession.
I.
La dissolution du cabinet du 11 octobre et l'avénement du ministère de M. Thiers marquent une date importante dans l'histoire du gouvernement de Juillet. C'est la fin des luttes ouvertes, violentes, souvent sanglantes, soutenues par la royauté nouvelle contre la faction révolutionnaire; luttes périlleuses, mais non sans grandeur, qui ont abouti à la défaite de cette faction. Désormais, la monarchie semble maîtresse du présent et assurée de l'avenir; la paix extérieure n'est plus en péril; le pays jouit d'une sécurité matérielle et, par suite, d'une prospérité inconnues depuis six ans. Mais cette sécurité même engendre, dans le parti vainqueur, des divisions néfastes. À l'ère des combats tragiques, va succéder, pendant près de cinq ans, l'ère parfois plus déplaisante et même plus nuisible des crises parlementaires. Ces crises ont, dès cette époque, diminué dans beaucoup d'esprits le crédit de cette forme de gouvernement libre, que, depuis 1814, la France avait empruntée à l'Angleterre; et nous ne nous dissimulons pas qu'aujourd'hui, vues de loin, dépouillées du prestige oratoire qui enveloppait alors et voilait leurs misères, elles risquent de paraître plus laides et plus stériles encore. Conviendrait-il donc de glisser sur cette faiblesse passagère? On sait que cette histoire est, de parti pris, rebelle à de telles complaisances. Son système est de tout dire. Cette sincérité n'est-elle pas plus honnête, plus virile, plus digne du régime dont nous honorons la mémoire, plus profitable aux générations nouvelles dont il importe d'aider l'inexpérience? D'ailleurs, à qui voudra réfléchir il apparaîtra que ces crises ont été des accidents causés par l'erreur des hommes et le malheur des temps, non le résultat normal et essentiel du régime représentatif sagement contenu et intelligemment pratiqué. On y apprendra donc à mettre, dans l'avenir, la monarchie en garde contre le retour de fautes semblables, nullement à douter des institutions elles-mêmes.
Dans le ministère tel que nous l'avons vu se constituer le 22 février 1836, M. Thiers exerce, pour la première fois, en qualité de président du conseil, le pouvoir d'un chef de gouvernement et en porte la responsabilité. Jusqu'alors, il avait été ministre; il n'avait eu ni à former, ni à diriger un cabinet. Associé à des hommes considérables dont le caractère et les idées différaient beaucoup des siennes, on eût été embarrassé de dire dans quelle mesure la politique appliquée avait été la sienne ou la leur. Désormais, il va donner sa vraie mesure, et l'on pourra le juger d'après son œuvre propre: d'autant mieux qu'il ne risque pas d'être dominé ou éclipsé par aucun des collègues qu'il s'est donnés[1]; quel que fût le mérite de ces derniers, leur renom était loin d'égaler celui de leur président, et d'ailleurs leurs origines étaient trop diverses, trop contraires même, pour que leur réunion eût une signification bien nette. Aussi, dans le cabinet, le public ne voyait-il que M. Thiers.
Cet effacement des autres ministres faisait ressortir davantage la hardiesse, d'aucuns eussent dit volontiers la présomption, avec laquelle leur jeune chef, de fortune récente et de considération encore discutée, s'était élevé au poste naguère occupé par les Périer, les Soult et les Broglie. La curiosité dont le nouveau président du conseil se trouvait l'objet n'était pas, en effet, toute bienveillante. Pour être plus populaire que M. Guizot, il n'avait pas acquis une importance morale en rapport avec son talent. Les circonstances mêmes de son avénement prêtaient aux critiques, et il semblait naturel de soupçonner quelque intrigue dans le fait de cet homme qui grandissait par la chute du cabinet dont il avait fait partie, et qui prenait parmi les adversaires les plus acharnés de ce cabinet plusieurs de ses nouveaux collègues. Pour le moins se croyait-on autorisé à y voir une ambition un peu impatiente, et l'on ne manquait pas d'y opposer le désintéressement si vrai et si fier du duc de Broglie[2], ou la retraite, moins sereine au fond, mais très-digne aussi, de M. Guizot; on montrait ce dernier rentrant simplement, avec sa vieille mère et ses enfants, dans sa modeste maison de la rue de la Ville-l'Évêque, et y reprenant cette vie de famille et de travail dont l'austérité puritaine imposait le respect aux plus ennemis. Chacun se disait que le jeune premier ministre, pour justifier une élévation aussi anormale, chercherait à faire quelque chose d'extraordinaire et d'éclatant. Mais que serait-ce? On l'ignorait. Il avait déjà donné assez de preuves de son agilité et de sa mobilité pour que personne ne pût prévoir, la veille, l'attitude qu'il aurait fantaisie de prendre le lendemain. On attendait: attente un peu inquiète; car, si la merveilleuse intelligence de l'homme était connue, on n'ignorait pas ce qu'il s'y mêlait d'infatuation et de légèreté aventureuse[3]. Aussi ceux-là même qui avaient, comme M. de Talleyrand, le plus poussé au changement de cabinet, tenaient-ils, aussitôt la chose faite, à dégager leur responsabilité, à se garer de toute solidarité avec le nouveau président du conseil. Dans une lettre écrite, le 2 mars, à M. de Sainte-Aulaire, la duchesse de Dino protestait avec vivacité contre les bruits qui attribuaient à son oncle le renversement du ministère précédent; ne pouvant nier cependant toute participation de M. de Talleyrand à l'élévation de M. Thiers, elle jugeait prudent de la limiter autant que possible. «Si de connaître M. Thiers depuis dix ans, disait-elle, de lui avoir toujours reconnu et beaucoup d'esprit, et beaucoup de talent, et l'humeur facile, c'est l'avoir fait ce qu'il est aujourd'hui, en effet nous sommes complices. Je ne nous connais point d'autre participation à ce qui s'est fait, et peut-être que notre amitié pour M. Thiers lui aurait souhaité une marche de plus entre celle sur laquelle il se trouvait déjà et le sommet qu'il a atteint si rapidement. Du reste, il a trop d'esprit pour ne pas mesurer la difficulté, trop de courage pour ne pas l'affronter, trop de bon sens pour s'enivrer, trop de ténacité pour se décourager. Il est possible qu'il périsse dans l'entreprise... Cette maison-ci (c'est-à-dire la maison de M. de Talleyrand) est trop dévouée au Roi pour ne pas désirer le succès de ses ministres, mais elle n'accepte aucune responsabilité, n'admet aucune solidarité. M. Thiers est trop habile pour qu'on essaye de le diriger et de l'influencer, et s'il doit l'être par quelqu'un, c'est par le Roi[4].» M. Molé écrivait de son côté, le 9 mars, à son ami M. de Barante: «Les influences étrangères qui viennent aboutir à la rue Saint-Florentin (c'était là que demeurait M. de Talleyrand) s'étonnent et s'inquiètent de leur ouvrage. M. de Talleyrand le désavoue et fait écrire partout qu'il n'a été pour rien dans tout ce qui s'est passé. C'est l'habitude de sa vie entière de renier ou détruire ce qu'il a fait[5].»
Cette incertitude sur la direction que suivrait M. Thiers avait pour résultat qu'aucun parti ne se pressait de prendre attitude d'opposition. C'était à croire qu'en débutant, le cabinet ne rencontrait pas d'ennemis. Quand, le 1er mars, le président du conseil ouvrit ses salons, les représentants des opinions les plus opposées s'y rendirent, depuis M. Guizot jusqu'à M. O. Barrot, chacun conduit par des raisons différentes. Les doctrinaires étaient sans doute au fond fort irrités de ce qu'ils appelaient volontiers la «défection» de leur ancien allié[6], mais ils jugeaient de leur dignité et de leur intérêt d'éviter une hostilité trop prompte qui eût trahi leur dépit et où ils n'eussent pas été suivis par la masse des conservateurs. Aussi prirent-ils une attitude expectante. La duchesse de Broglie, écho de son mari, écrivait, le 25 février, à M. de Barante: «Ce ministère-ci a une attitude peu brillante; on désire sa durée, on lui souhaite bon succès et bonnes intentions, mais on doute beaucoup[7].» De Saint-Pétersbourg, le sage et fin M. de Barante écrivait à M. Guizot, en voilant le conseil sous la forme d'un éloge: «Je suis sûr que vous ne serez ni impatient ni ardent.» Le Journal des Débats se proclamait prêt à soutenir le cabinet, tant que celui-ci resterait fidèle à la politique de ses prédécesseurs, et souhaitait de pouvoir demeurer longtemps ministériel. Il feignait, non sans malice, de croire imposable que M. Thiers désavouât son propre passé, en changeant cette politique, et écartait, comme une injure pour le président du conseil, les espérances manifestées par l'opposition. «Ce que le ministère a à faire, disait-il, c'est de décourager au plus vite ces espérances.»
Dans le tiers parti, satisfaction vive et sincère. Ce groupe était heureux de voir dans le cabinet trois des siens, MM. Passy, Sauzet, Pelet de la Lozère; plus heureux encore d'en voir exclus tous les doctrinaires[8]. C'était, pour lui, la revanche du «ministère des trois jours». Il ne se sentait pas gêné par le souvenir de la guerre si rude que M. Thiers lui avait faite naguère à la tribune, ou du mépris que, tout récemment encore, cet homme d'État lui témoignait dans ses conversations[9]. Le Constitutionnel se chargeait de présenter le nouveau président du conseil comme un homme de Juillet qui sortait enfin, le front levé, de sa longue captivité doctrinaire; durant cette captivité, il avait été forcé de sacrifier aux faux dieux et de voter, le cœur déchiré, les lois de septembre et toutes les mesures de rigueur qui avaient marqué cette fatale époque; mais il venait maintenant, le rameau d'olivier à la main, tout réparer, tout apaiser, brûlant d'embrasser des frères dont il avait été trop longtemps l'adversaire. Le Constitutionnel en était tout attendri.
Quant à la gauche dynastique, elle se flattait d'attirer et de compromettre M. Thiers, en lui offrant sa protection: elle comptait qu'une fois séparé de ses alliés du 11 octobre, il serait fatalement conduit à s'appuyer sur elle; d'ailleurs, ce ministre ne lui rendait-il pas tout de suite un inappréciable service, en rompant le faisceau formé par Casimir Périer et maintenu depuis lors à si grand'peine? «Il ne faut pas, disait M. O. Barrot, qu'on nous accuse de ne vouloir d'aucun gouvernement; Soutenons ce ministère, et nous l'enlevons à la Doctrine[10].» Aussi les journaux de gauche, à l'exception des républicains du National et du Bon Sens, quittèrent immédiatement le ton d'opposition à outrance qui avait été si longtemps le leur, se montrèrent aimables pour le nouveau cabinet, affectèrent de voir dans le seul fait de son avénement une sorte de détente, et indiquèrent seulement que, plus tard, ils lui demanderaient l'abrogation des lois de septembre et l'extension du droit électoral.
M. Thiers ne pouvait cependant se faire illusion sur les difficultés que voilait cet accueil, en apparence si unanimement bienveillant. Les divers partis prétendaient tous lui imposer leurs conditions, et celles-ci étaient contradictoires et inconciliables. Les conservateurs n'étaient disposés à le soutenir qu'autant qu'il resterait fidèle à la politique de résistance, et il pouvait s'en fier à la vigilance peu indulgente des doctrinaires, pour signaler toute déviation. Si la gauche lui permettait les transitions et les dissimulations nécessaires, c'était dans l'espoir qu'il se dirigerait réellement vers elle. Entre les deux, à la vérité, était le tiers parti, mais il ne pouvait suffire, ni comme qualité ni comme quantité; lui-même d'ailleurs était malaisé à satisfaire: jaloux, si les ministres ménageaient trop les doctrinaires; épouvanté, s'ils penchaient trop vers la gauche.
Pour sortir d'embarras, M. Thiers imagina tout de suite une tactique d'autant plus intéressante à étudier qu'elle lui servira dans l'avenir, toutes les fois qu'il se retrouvera au pouvoir. Elle ne consistait pas à prendre nettement parti dans un sens ou dans l'autre. Le nouveau président du conseil ne songeait pas à rester enchaîné à cette politique de résistance qui lui paraissait un peu vieillie et qui, en le brouillant avec la gauche, l'eût placé sous la protection et la dépendance des doctrinaires. Il n'avait pas davantage dessein de passer nettement à l'ancienne opposition et d'y chercher une majorité nouvelle qu'il aurait eu peine à trouver; son passé conservateur si proche l'eût gêné pour cette complète évolution; et d'ailleurs il ne lui convenait pas plus d'être à la merci de M. Odilon Barrot qu'à celle de M. Guizot. La majorité fixe que, d'ordinaire, les hommes d'État désirent comme un appui, M. Thiers semblait plutôt la redouter comme un lien. Il lui suffisait d'empêcher qu'on n'en formât une contre lui, se fiant à sa prestesse pour manœuvrer entre les divers groupes et y trouver, au jour le jour, des majorités formées d'éléments multiples et variables. Le morcellement extrême de l'assemblée paraissait faciliter cette tactique[11]. Le jeu du ministre était de plaire simultanément, ou tout au moins successivement, aux conservateurs et aux hommes de gauche, disant aux premiers: «Ma présence vous garantit contre un ministère Barrot;» aux seconds: «Je vous ai débarrassés des doctrinaires;» à ceux-là: «Ne me connaissez-vous pas pour avoir combattu cinq ans à votre tête?» à ceux-ci: «Ne suis-je pas, de tous les ministres, depuis Casimir Périer, le premier qui ne vous traite pas en ennemis?» se faisant honneur auprès des uns de ne rien abandonner des armes de la résistance; donnant à entendre aux autres que cette fermeté n'était que transitoire. Sans doute, il ne croyait pas lui-même qu'un tel manége, si habile fût-il, pût durer indéfiniment. L'heure viendrait où don Juan serait contraint de se prononcer entre les filles qu'il courtisait. Pour laquelle? Il ne le savait peut-être pas bien lui-même. Il se réservait de se décider suivant les circonstances et les chances de succès, résolu d'ailleurs à reculer ce moment le plus possible, et se flattant qu'il trouverait, d'ici là, l'occasion de quelque coup d'éclat qui en imposerait à l'opinion et le dispenserait de compter avec aucun parti.
II
Ce fut d'abord aux conservateurs que M. Thiers jugea nécessaire de donner des gages. Le jour même où il venait de prendre le pouvoir, le 22 février, quand il se rendit à la Chambre, l'attitude de l'ancienne majorité le frappa. Autour de M. Guizot qui était entré la tête haute, une foule empressée. Le nouveau président du conseil se trouva au contraire si délaissé, qu'un doctrinaire, M. Duvergier de Hauranne, le prit en compassion et vint s'asseoir un moment auprès de lui; M. Thiers le remercia, en lui serrant la main avec effusion. «La force des choses, lui dit-il en manière d'excuse, m'a porté là malgré moi, mais je ne veux changer ni de principes, ni d'amis; vous allez en juger par ma déclaration[12]» Celle-ci, en effet, fut telle, que M. Guizot lui-même en eût accepté tous les termes. «Vous n'oublierez pas, je l'espère,—disait le président du conseil en parlant de lui et de ses collègues,—que, pour la plupart, nous avons administré le pays au milieu des plus grands périls, et que, dans ces périls, nous avons combattu le désordre de toutes nos forces... Ce que nous étions il y a un an, il y a deux ans, nous le sommes aujourd'hui. Pour moi, j'ai besoin de le dire tout de suite et tout haut, car je ne veux rester obscur pour personne: je suis ce que j'étais, ami fidèle et dévoué de la monarchie de Juillet, mais convaincu aussi de cette vieille vérité, que, pour sauver une révolution, il faut la préserver de ses excès.» M. Thiers, ne craignant même pas de faire allusion aux lois de septembre, si attaquées par la gauche, continuait ainsi: «Quand ces excès se sont produits dans les rues ou dans l'usage abusif des institutions, j'ai contribué à les réprimer par la force et par la législation. Je m'honore d'y avoir travaillé de concert avec la majorité de cette Chambre, et, s'il le fallait, je m'associerais encore aux mêmes efforts pour sauver notre pays des désordres qui ont failli le perdre. Voilà ce que j'avais besoin de dire, et de dire à haute et intelligible voix...» Plus loin, à la vérité, il paraissait vouloir adoucir un peu ce programme de combat, par des paroles de conciliation et de pacification. «Nous ne voulons pas, disait-il, perpétuer la division des esprits, éterniser les haines. Non, messieurs, les troubles qui ont affligé notre beau pays paraissent toucher à leur terme; des jours meilleurs nous sont promis, et nous ne viendrons pas inutilement affliger la paix, des images et des souvenirs de la guerre.» Toutefois, comme s'il craignait qu'on ne vît là une intention de distinguer sa politique de celle du 11 octobre, il ajoutait aussitôt: «Ici encore, nous serons fidèles à la pensée du dernier cabinet.» La déclaration apportée, le lendemain, à la Chambre des pairs fut plus formelle encore. Non-seulement le ministre y rappelait la part qu'il avait prise aux lois de résistance, mais il annonçait la volonté de les appliquer. «Nous ne souffrirons pas, disait-il, qu'on s'associe pour des machinations factieuses, qu'on discute publiquement le principe du gouvernement établi, qu'on propose publiquement ou un autre prince ou une autre forme de gouvernement, et, pour empêcher de tels désordres, s'ils pouvaient se reproduire, nous en appellerions aux juridictions établies.» Il ajoutait seulement que, «dans sa conviction, il y aurait peu à faire pour obtenir de tels résultats». Loin de contredire leur chef, les ministres venus du tiers parti s'attachaient à établir, dans leurs conversations, que leur avénement à la place des doctrinaires n'impliquait aucun changement de système. «Il n'y a rien de changé, disait M. Sauzet, si ce n'est qu'à la place de cinq personnes désagréables à la Chambre, on a mis, sur le banc des ministres, cinq personnes qui lui sont agréables[13].» Le langage de M. Thiers ne pouvait que plaire à l'ancienne majorité: il devait être naturellement moins agréable au centre gauche et à la gauche. À le prendre même à la lettre, n'eût-il pas été un démenti à toutes les espérances que ces partis avaient fondées sur le nouveau cabinet? Mais, de ce côté, on ne parut pas vouloir l'interpréter ainsi, ou tout au moins on évita de s'en plaindre tout haut.
Ce n'était pas la seule épreuve à laquelle M. Thiers devait mettre la bonne volonté de l'ancienne opposition. Quelques jours plus tard, la Chambre discutait la loi sur les chemins vicinaux[14]. M. Odilon Barrot avait présenté un amendement qui enlevait au préfet, pour le transporter au conseil général, le droit de distribuer les subventions. Le débat se poursuivait, fort calme, quand M. Thiers intervint tout à coup et prit à partie le chef de la gauche avec une rudesse qui surprit tout le monde et que l'ardeur même des opinions centralisatrices professées par le président du conseil, ne suffisait pas à faire comprendre. Le Journal des Débats proposa aussitôt son explication: «Cette vivacité, disait-il, aurait paru dépasser peut-être ce que pouvait exiger le besoin de la discussion particulière et un peu subalterne dont il s'agissait, si l'on n'avait pas cru voir que le dissentiment de la circonstance présente rappelait tout d'un coup à M. le président du conseil beaucoup d'autres dissentiments d'une nature plus grave et que personne n'a encore pu oublier. M. Thiers semblait presque revenu aux jours où, dans sa lutte incessante contre le désordre et contre les principes générateurs de tout désordre, il avait à gauche ses adversaires les plus déclarés et comptait pour lui les hommes qu'on appelle aujourd'hui l'ancienne majorité[15].» Autour de M. Odilon Barrot, on fut tout d'abord quelque peu effaré de cette sortie. Mais des négociateurs officieux s'interposèrent, avec des explications conciliantes; celles-ci furent acceptées, et, malgré les provocations railleuses du National, les journaux de la gauche dynastique laissèrent passer l'attaque sans la relever.
Ce silence, rapproché de l'attitude gardée en face des déclarations du ministère, révélait toute une tactique de la part des anciens opposants. Ceux-ci croyaient, ou du moins feignaient de croire que les paroles de M. Thiers étaient une comédie destinée à faciliter certaines évolutions, et qu'entre le ministère et eux, il y avait un sous-entendu autorisant toutes leurs espérances. C'est ce que l'un des députés de la gauche, qui aimait à jouer les enfants terribles, M. de Sade, ne craignit pas d'exprimer tout haut, à la tribune, quelques semaines plus tard. «Nous savons bien, dit-il, que M. le président du conseil nous a fait certaines déclarations pour nous annoncer qu'il ne comptait rien changer à sa politique, et que son ministère n'était que la continuation du ministère précédent; mais nous savons aussi ce que valent ces déclarations de tribune. Il faut ménager les transitions, et, comme on l'a dit, c'était une dernière politesse qu'on faisait à ses amis, avant de se séparer d'eux[16].»
Les doctrinaires n'étaient pas d'humeur à faciliter cette tactique de la gauche. Dès le premier jour, leurs journaux s'étaient employés à compromettre M. Thiers en appuyant sur ses déclarations, à provoquer l'ancienne opposition en lui demandant quelle comédie cachait sa satisfaction feinte, à empêcher enfin qu'il restât entre eux aucun sous-entendu. Cela ne suffit pas. M. Guizot et ses amis résolurent de continuer avec plus d'éclat la même manœuvre à la tribune de la Chambre. Une demande de fonds secrets leur fournit l'occasion qu'ils cherchaient. Le rapport de la commission, rédigé par l'un d'eux, M. Dumon, posa tout d'abord la question avec une netteté calculée pour interdire toute échappatoire. Après avoir rappelé que le vote des fonds secrets était un vote de confiance, il concluait à l'accorder, par la raison que le cabinet avait formellement promis de continuer le «système» du 11 octobre et du 13 mars. Il insistait sur cet engagement, puis donnait à entendre que ceux qui, après une telle déclaration, soutiendraient le ministère, se rallieraient, par cela même, au «système» et feraient amende honorable de l'avoir autrefois attaqué.
Le débat, ainsi préparé, s'ouvre le 24 mars. Après quelques discours sans grand intérêt, M. Guizot paraît à la tribune, et chacun a aussitôt le sentiment qu'une grosse partie se joue. Dans son discours, aucune apparence d'attaque contre M. Thiers, mais tout y est combiné pour l'enchaîner à sa déclaration du 22 février. L'orateur rappelle comment cette déclaration a été faite pour rassurer ceux qui avaient pu craindre qu'un changement de cabinet n'amenât un changement de système; il insiste sur ce que cette politique, à laquelle on a promis de demeurer fidèle, est la sienne, celle qu'il a toujours pratiquée et dont il se pose encore comme le champion et le docteur; il se félicite enfin, non sans ironie, d'y voir ralliés des hommes qui l'ont si longtemps combattue. De là, il s'élève à une magnifique apologie de cette politique, revendiquant fièrement pour elle l'honneur d'être le vrai «progrès», appuyant avec intention sur son caractère de résistance, confessant le mal de la «révolution qui pèse encore sur toutes les têtes, qui trouble et égare la raison de l'homme», proclamant bien haut la nécessité de réagir contre ce mal. Rarement sa parole a été aussi élevée, aussi imposante; rarement il a été aussi maître de sa pensée et aussi libre de l'exprimer tout entière, et cette liberté contraste avec les réticences et les équivoques dans lesquelles on sent M. Thiers obligé de s'envelopper. Sans malice trop visible et tout en semblant planer dans la seule région des principes, bien au-dessus des questions de personne, M. Guizot accomplit peu à peu, autour du cabinet et contre la gauche, la manœuvre qu'il avait en vue. «Ne vous y trompez pas, s'écrie-t-il en terminant, quelles que soient leur nécessité et leur légitimité, les révolutions ont toujours ce grave inconvénient qu'elles ébranlent le pouvoir et qu'elles l'abaissent: et quand le pouvoir a été ébranlé et abaissé, ce qui importe par-dessus tout à la société, à ses libertés comme à son repos, à son avenir comme à son présent, c'est de raffermir et de relever ce pouvoir, de lui rendre de la stabilité et de la dignité, de la tenue et de la considération. Voilà ce qu'a fait la Chambre depuis 1830, voilà ce qu'elle a commencé, car Dieu me garde de dire que tout soit fait! Non, tout est commencé parmi nous, rien n'est fait, tout est à continuer». L'effet est immense: l'ancienne majorité éclate en une superbe et puissante acclamation; la gauche est comme écrasée; au centre gauche et sur le banc des ministres, l'embarras est visible[17]. Malgré l'émotion de la Chambre, M. Odilon Barrot essaye de répondre immédiatement. Mais son discours n'est pas fait pour diminuer la gêne du cabinet. En effet, le chef de la gauche proteste que son parti n'a rien abandonné de ses anciennes préventions contre la politique de résistance, et il donne à entendre que s'il ménage le nouveau ministère, c'est qu'il a lieu d'espérer le changement de cette politique.
Le soir, dans les salons parlementaires, on ne cause que de la séance. L'avis général est que, sans avoir été directement attaqué, M. Thiers sort de là gravement atteint. M. Guizot a parlé en chef de la majorité et s'est approprié la politique que le ministère se vantait de continuer. Si le président du conseil accepte cette situation, il se trouve diminué; s'il proteste, ne risque-t-il pas de tomber à gauche? En tout cas, après cette rencontre de M. Guizot et de M. O. Barrot, il semble impossible de réunir plus longtemps les amis de l'un et de l'autre autour du même ministère: il faut choisir. Aussi attend-on avec curiosité la séance du lendemain, pour voir comment M. Thiers se tirera de cette difficulté.
La trouve-t-il au-dessus de ses forces? à la surprise générale, il prend le parti de se taire et se fait remplacer à la tribune par le garde des sceaux, M. Sauzet. Celui-ci, venu du tiers parti, profite de la mission qui lui est confiée, pour donner—est-ce par l'ordre ou seulement avec la tolérance de son chef?—un coup de bascule à gauche. Au lieu de se présenter, ainsi que l'a fait M. Thiers, le 22 février, comme le continuateur de l'ancienne politique, il proclame que le ministère a une politique nouvelle. «J'ai dit sa politique, déclare-t-il, et je l'ai dit à dessein, car cette politique est la sienne, elle est à lui; il s'appartient à lui-même.» Puis il ajoute: «À chaque époque ses nécessités: nous ne pouvons être ni le ministère du 13 mars, ni le ministère du 11 octobre. Nés dans d'autres circonstances, nous ne sommes et nous ne devons être que le ministère du 22 février. Et ces paroles, messieurs, ont leur portée; elles vous annoncent en effet que, quand l'administration nouvelle s'est formée, elle a porté son attention sur l'état des esprits, sur la politique à suivre, sur les combinaisons ministérielles et parlementaires qui convenaient à la situation présente et à l'époque même où le cabinet était constitué.» Tâchant ensuite de définir cette nouvelle politique, le ministre lui donne surtout un caractère de détente, de conciliation, de rapprochement entre les partis autrefois divisés: phraséologie un peu vague et molle, mais d'où ressort le désir de répudier la thèse de M. Guizot. C'est d'ailleurs à ce dernier qu'il fait allusion, sans le nommer, quand il s'écrie: «Nous voulons que notre amour pour la conciliation soit efficace, et nous pensons tous que ce serait un gouvernement insensé que celui qui, au moment où les esprits se rapprochent, les irriterait par les souvenirs du passé, voudrait les contraindre à confesser des erreurs, leur imposerait des amendes honorables et des génuflexions, et chercherait péniblement de quel côté furent les torts dans le passé.» Pendant ce discours, la partie la plus conservatrice de l'ancienne majorité laisse voir sa surprise et son mécontentement. De temps à autre, au contraire, la gauche applaudit. Que vont faire les doctrinaires? Protesteront-ils? Proclameront-ils que le ministère a cessé de mériter leur confiance et qu'ils lui refusent les fonds secrets? M. Guizot, à qui ce rôle eût naturellement appartenu, répugne à une déclaration de guerre si ouverte et si prompte. La majorité de la commission cherche à se concerter; peu s'en faut que le rapporteur, M. Dumon, ne demande la parole. Mais, pendant qu'on hésite, le président met aux voix le crédit: voté aussi bien par ceux qui ont approuvé le garde des sceaux que par ceux qui avaient acclamé M. Guizot, il est adopté par 251 voix contre 99, majorité trop forte pour avoir une signification bien précise.
Ce vote ne mit pas fin à l'émotion produite par le discours de M. Sauzet. Le soir, aux Tuileries, il y eut une sorte de protestation des membres de l'ancienne majorité. «Nous formions un cercle autour du Roi, rapporte l'un d'eux, et successivement nous lui faisions, sur ce qui s'était passé le matin, des plaintes qu'il paraissait fort bien écouter[18].» Cet incident devenait le sujet de toutes les polémiques de la presse. À l'inverse de ce qui s'était produit après la déclaration du 22 février, c'était maintenant à la gauche de triompher, et le Journal des Débats dénonçait avec insistance l'espèce de répudiation qui avait été faite du 13 mars et du 11 octobre: «Voyez la joie de l'opposition, disait-il; les espérances qu'elle a aujourd'hui, les avait-elle il y a deux mois[19]?»
M. Thiers s'inquiéta-t-il de se trouver trop porté à gauche? On le vit s'efforcer de détruire, par ses conversations particulières, l'effet produit à la tribune. Il invita les membres du centre à venir chez lui et, avec son adroite souplesse, chercha à leur persuader que le discours du garde des sceaux n'avait pas la portée qu'on lui attribuait. En même temps, il écrivait à notre ambassadeur à Saint-Pétersbourg, M. de Barante, qu'il savait en correspondance avec les doctrinaires: «Il n'y a pas un seul fait, un seul qui puisse fournir prétexte fondé aux accusations de déviation. Le langage a été adouci, parce que le temps le comportait ainsi. Nous ne pouvons pas parler aujourd'hui comme du temps des émeutes. Mais, sauf la douceur des formes, le fond est le même[20].» Cela ne suffisant pas, M. Thiers résolut de faire donner, du haut de la tribune, un nouveau coup de bascule, cette fois à droite. Le ministre de l'intérieur, M. de Montalivet, en apportant, le 29 mars, aux pairs, le projet relatif aux fonds secrets, protesta que le cabinet resterait fidèle aux principes qui, depuis six années, avaient dirigé la politique du gouvernement et rendu au pays sa tranquillité comme sa force au pouvoir. Cette déclaration, qui semblait destinée à effacer celle de M. Sauzet, parut assez importante pour que la commission voulût en prendre acte dans le rapport. Le ministre fut d'ailleurs amené à la confirmer, non sans éclat, dans la discussion publique[21]. Et même, pour donner un gage plus décisif aux conservateurs, il se prononça très-nettement, «non-seulement en son nom, mais au nom du cabinet tout entier», contre l'amnistie. La déclaration était d'autant plus remarquable que cette amnistie figurait depuis longtemps en tête du programme de la gauche, que le tiers parti l'avait soutenue, et que quelques-uns des ministres actuels, M. Sauzet entre autres, en avaient été les champions. «Que serait-ce aujourd'hui que l'amnistie, s'écria M. Montalivet, sinon la négation de la répression en matière politique? Le gouvernement ne peut l'admettre.» Au tour de la gauche à être désappointée. Cette fois même, quelques-uns de ses journaux, en dépit des explications atténuantes aussitôt fournies par les officieux du tiers parti, ne purent contenir l'explosion de leur mauvaise humeur. Le Courrier français, qui, au lendemain du discours de M. Sauzet, s'était montré presque ministériel, déclara que ce nouveau manifeste détruisait ses illusions, et qu'il ne voulait pas, en affectant de conserver encore quelque espérance, se rendre complice d'une déception.
Le double jeu du président du conseil se manifestait jusque dans ses invitations à dîner. Un jour, il avait à sa table la fine fleur de l'ancienne majorité et même des doctrinaires; alors il semblait n'être que l'homme du 13 mars, du 11 octobre; la gauche, le tiers parti même étaient traités lestement et de haut. Le lendemain, autour de la même table, s'asseyaient MM. Dufaure, Vivien, Étienne; cette fois le 13 mars et le 11 octobre avaient fait leur temps, et la chute irrémédiable des doctrinaires égayait la conversation. Dans ces libres propos, l'ancienne opposition avait le sentiment qu'elle était mieux partagée que l'ancienne majorité. Cela l'aidait à se consoler du déplaisir que lui causaient certaines déclarations de tribune. D'ailleurs, quand ce déplaisir était trop vif, il restait toujours au cabinet un moyen de l'apaiser, c'était de lui distribuer des places, d'offrir aux personnes la compensation de la résistance que l'on croyait encore prudent de faire aux idées. M. Thiers aimait cet expédient. Il se fiait d'ailleurs, un peu présomptueusement peut-être, à son adresse à manier les hommes, pour se faire servir par ses nouvelles recrues, sans se laisser compromettre par elles. Ce genre d'avances n'était pas moins goûté de ceux à qui elles étaient faites. Il leur semblait que c'était, de la part du président du conseil, une manière de leur dire, en clignant de l'œil et en leur faisant des signes d'intelligence: «Vous voyez bien qu'au fond et malgré les protestations apparentes, nous sommes avec vous, ou que tout au moins nous marchons vers vous.» Outre le côté pratique de ces avantages, les anciens opposants y trouvaient une revanche d'amour-propre, prêts à beaucoup pardonner au ministre qui leur rouvrait enfin cette porte des fonctions publiques, si sévèrement fermée pour eux, depuis la chute de M. Laffitte.
En dépit donc de la mauvaise humeur plus ou moins passagère que pouvait lui causer telle ou telle déclaration de tribune, la gauche ne sortait pas d'une attitude expectante où dominaient la bienveillance et surtout l'espoir d'attirer peu à peu à elle le ministère. Aussi, l'année suivante, quand M. Thiers ne sera déjà plus au pouvoir, M. Barrot pourra-t-il définir ainsi la conduite que ses amis et lui avaient tenue en face du ministère du 22 février: «Bien que ce ministère ait paru craindre beaucoup plus d'être appuyé qu'attaqué par nous, quoiqu'il ait eu grand soin de désavouer tout contact avec les opinions auxquelles j'ai l'honneur d'être associé, cependant cette opposition qu'on représente comme si violente, lui a-t-elle créé des entraves? Lui a-t-elle fait une guerre systématique? Non, nous avons mis l'arme au bras et attendu.» Il rappellera même, pour mieux faire sentir le mérite de cette «réserve» et de cette «modération», que «ses amis les plus avancés les lui avaient reprochées». En effet, le National et les autres journaux d'extrême gauche ne se faisaient pas faute de railler avec mépris une tactique qu'ils trouvaient niaise, et où ils dénonçaient une sorte de trahison[22]. Mais ces railleries étaient sans effet. La gauche dynastique n'en persistait pas moins dans son attitude, tout en s'étonnant parfois de ne plus se voir dans l'opposition[23].
III
Les doctrinaires étaient moins disposés que la gauche à prendre en confiance ou même seulement en patience le jeu de M. Thiers. À leurs ressentiments personnels se joignait l'inquiétude plus désintéressée de voir altérer la politique de résistance. Entre leurs journaux et ceux du tiers parti, devenus à peu près les officieux de M. Thiers, les polémiques étaient de plus en plus aigres. Pas de jour où le Constitutionnel ne fît honneur aux nouveaux ministres d'avoir renversé la «puissance doctrinaire». De son côté, le Journal des Débats disait, avec une mordante ironie: «Le ministère, nous en sommes convaincus, n'a pas établi ses calculs de durée sur cette espèce de chaos de toutes les opinions; il ne cherche pas à donner des espérances à tout le monde et à ne mécontenter comme à ne satisfaire pleinement personne; il est franc, il est loyal; nous le croyons, c'est malgré lui que les partis le caressent et le ménagent. Il sentira pourtant qu'il faut sortir de cette position équivoque, que les affaires du pays sont trop sérieuses pour être menées comme une intrigue de théâtre, et que, si aujourd'hui tout le monde est content, demain tout le monde craindra d'avoir été dupe[24].» Toutefois le Journal des Débats ne voulait pas laisser dire que «les doctrinaires fussent dans l'opposition». «Des amis imprudents du ministère, ajoutait-il, voudraient les y mettre... Ils resteront toujours dans les rangs de l'ancienne majorité. Ils ne feront la guerre que pour se défendre et non pour attaquer[25].» Attitude peu nette qui fournissait prétexte aux railleries des ministériels. «Qui pourrait dire, demandait le Constitutionnel, ce que pense et veut aujourd'hui le parti doctrinaire? Il est content, et il est fâché; il fait des compliments au ministère, et il lui dit des méchancetés; il loue la majorité, et il la blâme; il félicite l'opposition de se prêter à la conciliation générale, et il la raille de sa patience; il est pour la paix et la concorde, et il désire la guerre.» Ce qui s'écrivait dans les journaux n'était rien à côté de ce qui se disait dans le laisser-aller des conversations. Chacun pouvait entendre, dans les couloirs du Palais-Bourbon ou dans les salons ministériels, M. Thiers s'exprimer, avec une vivacité et une amertume croissantes, sur le compte de M. Guizot et de ses amis: il ne faisait exception que pour le duc de Broglie, dont il louait la modération et le désintéressement[26]. Les doctrinaires ne demeuraient pas en reste d'épigrammes dédaigneuses. Ces propos, tenus des deux parts, aussitôt colportés dans le monde politique, parfois même reproduits dans les journaux, n'étaient pas faits pour rapprocher les esprits. Les rapports extérieurs de société ne se trouvaient pas cependant rompus. «On se voit encore, écrivait un témoin, mais tout juste ce qu'il faut pour ne pas être obligé d'expliquer pourquoi l'on ne se voit plus, et cela en évitant tous les sujets de conversation qui sont pourtant dans l'esprit de chacun[27].»
La bataille, ainsi plus ou moins sourdement engagée aux abords du Parlement, ne pouvait pas ne pas y pénétrer de temps à autre. M. Dupin, ami et protecteur du cabinet, s'adressant au Roi, le jour de sa fête, et portant la parole au nom de la Chambre dont il était le président, ne se priva pas d'introduire, dans cette harangue officielle, des allusions blessantes pour les doctrinaires. À l'entendre, le pays avait montré sa volonté de ne pas «s'abandonner à cet esprit de système qui brave la puissance des faits, et qui, sous le mysticisme calculé d'obscures théories, couvre souvent de funestes doctrines et nourrit de fatales pensées». Cette frasque présidentielle fit un tel scandale, que MM. Jaubert et Piscatory en saisirent le lendemain la Chambre et provoquèrent des explications fort aigres, qui naturellement n'aboutirent pas. Les députés qui avaient ouvert ce débat représentaient la partie la plus jeune et la plus ardente du groupe doctrinaire, celle qui se résignait le moins volontiers à la réserve conseillée par les sages. En dépit des consignes, ils ne pouvaient s'empêcher de lancer parfois quelque trait, ou même d'engager quelque escarmouche, non plus seulement contre le président de la Chambre, mais contre le président du conseil. M. Thiers, qui, de 1833 à 1836, s'était trouvé à la tête du département des travaux publics, avait particulièrement compté sur l'achèvement de certains monuments de Paris, entre autres de l'Arc de l'Étoile et de la Madeleine, pour marquer avec éclat ses débuts ministériels. Il s'y était attaché comme à son œuvre personnelle, avait conçu à ce sujet un plan financier, hardi pour l'époque, en avait dirigé et pressé l'exécution avec son activité toujours un peu impatiente des obstacles et même des règles. Il en était résulté, ce qui se produit d'ailleurs dans presque tous les travaux de ce genre, plusieurs modifications des plans primitivement approuvés et quelques mécomptes sur le chiffre des dépenses. Le ministère du 22 février se vit par suite obligé de demander, pour terminer les constructions, un crédit de 4 millions et demi. En majorité dans la commission saisie de ce projet, les jeunes doctrinaires l'examinèrent avec un esprit peu bienveillant. Le rapport, rédigé par le plus militant d'entre eux, le comte Jaubert, s'étendit avec complaisance sur les irrégularités commises, grossissant les torts, ne parlant pas des services rendus: c'est à peine si l'on voulait bien ne pas mettre en cause la probité du ministre; mais on insistait sur la nécessité de lui donner un «sévère avertissement». M. Thiers fut atteint au vif et se défendit avec une émotion irritée; après avoir longuement réfuté les reproches: «J'ajouterai en finissant, dit-il, que je proteste contre tous les avertissements qu'on voudrait nous donner... Ce n'est pas quand on est animé des meilleures intentions, du désir d'honorer son pays et son temps, quand on a entrepris des travaux pareils avec tout le zèle que j'y ai mis, ce n'est pas après des peines et des tourments de toute espèce, qu'on peut consentir à recueillir un blâme. Non, je ne l'ai pas mérité; je ne puis le subir. Si l'on veut m'imposer un blâme, qu'on le produise par un vote, je me soumettrai au jugement de la Chambre. Mais un avertissement sévère infligé par une commission! Non! je le répète, je ne l'accepte pas; je le repousse de toutes mes forces[28].» Ni la Chambre, ni l'opinion ne donnèrent raison, en cette circonstance, à ceux qui avaient soulevé le débat. Si le moment était venu de s'attaquer au ministère, ce ne devait pas être par une taquinerie de ce genre. Les doctrinaires ne retirèrent donc de cette petite campagne ni grand honneur, ni grand profit. Le seul résultat fut d'aigrir encore davantage leurs rapports avec le président du conseil.
M. Guizot n'avait pris personnellement aucune part à l'incartade de ses jeunes amis[29]. Au fond, sans doute, et malgré les apparences que de part et d'autre on tâchait de garder, entre lui et M. Thiers il y avait eu de l'irréparable, et l'on pouvait considérer la séparation comme étant d'ores et déjà consommée[30]; mais, à défaut de bienveillance pour le ministère, le chef des doctrinaires était trop soucieux de la dignité de son propre rôle pour se commettre dans une mesquine querelle. S'attachant à garder cette attitude de surveillance expectante, sans apparente animosité, qu'il avait prise dès le début, il ne paraissait que rarement à la tribune, et la plus grande partie de la session s'écoula sans qu'il se trouvât en contradiction directe avec M. Thiers. Il était sans doute intervenu dans le débat sur les fonds secrets, et l'on se rappelle avec quel éclat, mais il avait affecté plutôt de protéger le cabinet que de le critiquer, et le président du conseil avait évité de lui répondre. Ce fut seulement à la veille de la séparation des Chambres que, sur un terrain fort imprévu, les deux grands orateurs se rencontrèrent face à face. Il s'agissait du budget de l'Algérie. On avait entendu successivement les adversaires et les partisans de l'occupation, d'un côté MM. Duvergier de Hauranne, Desjobert, le comte Jaubert, de l'autre M. Delaborde, M. Thiers, le maréchal Clauzel, quand M. Guizot demanda la parole[31]. Il se prononça hautement pour le maintien et même le développement de notre conquête; seulement, inquiet des projets qu'il supposait au maréchal Clauzel, nommé récemment gouverneur général,—et le désastre de Constantine devait prochainement prouver que ses inquiétudes n'étaient pas sans fondement,—il crut devoir donner des conseils de prudence. Opposant à la politique «agitée, guerroyante, jalouse d'aller vite et loin», qu'il craignait de voir prévaloir, «une conduite plus lente, plus pacifique, plus modérée», il recommanda instamment la seconde. «Il n'y a encore aucun parti fâcheux irrévocablement pris, disait-il en finissant, aucune faute décisive; mais nous sommes sur une route périlleuse; nous pourrions y être entraînés. La Chambre peut beaucoup pour avertir et retenir le gouvernement; je la conjure d'y employer toute sa sagesse.» M. Thiers, dont l'imagination était alors fort échauffée à la pensée de faire grand en Algérie, qui prétendait tout y diriger lui-même et qui encourageait, avec plus d'ardeur que de réflexion, les desseins téméraires du maréchal Clauzel[32], reçut, non sans une impatience visible, ces conseils qu'il appela des «leçons»; sa réponse fut aigre et roide. M. Guizot répliqua brièvement, avec une modération un peu hautaine. La Chambre n'était pas appelée à se prononcer entre les contradicteurs, puisque M. Guizot concluait au vote des crédits demandés par le ministre; mais elle assistait, avec une curiosité émue, au premier choc de ces deux anciens alliés. «L'ardeur de la rivalité,—écrivait un témoin au sortir de la séance,—déguisée sous des apparences un peu forcées de modération, de réserve et de courtoisie, se trahissait comme malgré eux, dans l'étroite enceinte de la question qu'ils avaient prise pour champ de bataille. Elle donnait à leur geste, à leur accent, à leur parole, une animation toute particulière; elle imprimait un caractère plus énergique à leur éloquence si diverse. Un sentiment inexprimable d'intérêt et d'anxiété régnait dans la Chambre et les tribunes, où l'on paraissait s'attendre à voir le débat se transformer, d'un moment à l'autre, en une grande discussion de politique générale[33].»
Dans leur évolution vers une opposition plus ou moins déclarée, les doctrinaires n'étaient pas suivis par toute l'ancienne majorité. Nombre de bonnes gens à vue courte et à cœur timide se laissaient prendre aux équivoques de M. Thiers. D'ailleurs, pour avoir combattu quelque temps sous les ordres de M. Guizot, ces conservateurs n'avaient presque rien de commun avec lui, plus effarouchés que curieux des doctrines, plus jaloux qu'admirateurs des supériorités intellectuelles, amenés à la résistance, au lendemain de 1830, moins par conviction que par intérêt, moins par courage que par peur, moins par volonté propre et réfléchie que par docilité un peu subalterne à l'impérieuse impulsion de Périer et de ses successeurs. Les doctrinaires, importants par le talent, mais peu nombreux, n'avaient guère fait d'adeptes parmi ceux dont ils semblaient avoir été les chefs: ils leur étaient plutôt superposés que mêlés. On eût dit une sorte d'état-major commandant à une armée d'une autre nationalité[34]. Situation toute particulière qui aide à comprendre la facilité relative avec laquelle M. Thiers parvint à détacher de M. Guizot une partie de ceux qui le suivaient la veille. Le même phénomène devait se produire plus tard, sous M. Molé.
Vers la fin de la session de 1836, cette division dans le sein de l'ancienne majorité était assez visible pour ne pas échapper aux observateurs. Un des amis du duc de Broglie, étranger à la Chambre, mais spectateur attentif et avisé de ce qui s'y passait, écrivait alors, en parlant des doctrinaires: «Sans doute, les hommes d'élite qui forment la tête de ce parti seront toujours puissants par leur talent, leur union et la considération qui s'attache à leur caractère, mais la masse de leurs adhérents s'éclaircit peu à peu par la défection de tous ceux dont la possession du pouvoir leur avait procuré l'appui et qui, après leur chute, ne leur sont restés fidèles qu'autant qu'on a pu croire que leurs successeurs n'auraient pas la majorité. Chaque jour révèle les progrès de cette défection: elle s'étend même à certains hommes qu'on aurait dû présumer inséparablement liés à la Doctrine. Tout cela ne se passe pas grossièrement; on y met des façons. On parle toujours avec estime et respect de MM. de Broglie et Guizot; mais on gémit, en secouant la tête, des imprudences et des maladresses de leurs amis. On vante avec exagération le talent et l'habileté de M. Thiers. On dit hautement qu'on ne veut pas faire une opposition de personnes, comme s'il y en avait d'autres. Puis, pour se faire illusion à soi-même, pour se persuader qu'on reste fidèle à ses principes, on ne manque pas d'aller dire à M. Thiers qu'on ne le soutiendra qu'autant qu'il soutiendra lui-même les principes de l'ancienne majorité. On affecte de le séparer de ses collègues du tiers parti et de ne s'exprimer sur ces derniers qu'avec des termes de dédain et de mépris[35].» Les doctrinaires voyaient cet abandon, et le courage de plusieurs en était parfois abattu. «Les nôtres, écrivait M. Guizot le 18 juin 1836, partent assez épars et découragés. Selon leur usage, ils le paraissent encore plus qu'ils ne le sont, car c'est leur plaisir d'amplifier leur disposition à force d'en parler[36].»
Il y avait là autre chose que le mécompte d'un groupe particulier; il y avait la dislocation du grand parti de gouvernement et de résistance dont la laborieuse formation, sous Casimir Périer, avait sauvé la monarchie, la société et la France en péril, et que, pendant trois ans et demi, le ministère du 11 octobre avait eu tant de peine à maintenir. De toutes les conséquences que pouvait avoir la politique équivoque du 22 février, nulle n'était plus funeste. Si M. Thiers fût nettement passé à gauche, c'eût été un malheur; son exemple eût, peut-être, entraîné quelques défections; mais le parti conservateur, même s'il était devenu minorité, n'en serait pas moins demeuré uni et compacte: il aurait pu être réduit, non décomposé. Telle n'était pas la conduite du président du conseil; il prétendait demeurer conservateur, tout en attirant à lui les gauches, parlait un double langage, en disait assez pour tromper une partie de ses alliés de la veille, trop pour ne pas inquiéter les autres. Ainsi, il faisait pis que de combattre la majorité conservatrice; il l'égarait et la divisait, commençant l'œuvre dissolvante qu'il reprendra toutes les fois que les événements le porteront au pouvoir, en 1840 et en 1871, aussi bien qu'en 1836.
IV
M. Thiers ne sentait pas le malheur de cette dissolution du parti conservateur, ou tout au moins ne s'en inquiétait pas. Bien au contraire, il y voyait une facilité de plus pour ses évolutions. Sans avoir une majorité à lui, il trouvait, pour tous les votes qu'il demandait à la Chambre, des majorités d'autant plus étendues qu'elles étaient composées d'éléments plus divers. Elles lui servaient à franchir lestement les obstacles sur lesquels on eût pu s'attendre à le voir trébucher.
Au nombre de ces obstacles, était la proposition de conversion des rentes. On n'a pas oublié dans quelles conditions elle se présentait. Peu de semaines auparavant, la Chambre l'avait jugée si urgente, que, pour ne pas la laisser ajourner, elle avait brisé le ministère du 11 octobre. Or, si certains membres de la nouvelle administration, comme M. Passy ou M. Sauzet, avaient soutenu alors la conversion, d'autres, comme M. d'Argout et surtout M. Thiers, l'avaient vivement combattue[37]. Le cabinet se décida à accepter le principe de la mesure, mais à en renvoyer à plus tard la discussion et l'exécution; le seul engagement qu'il prit fut de présenter lui-même un projet de conversion dans la session suivante, «si les circonstances le permettaient». Certes, on avait beau jeu à montrer que c'était, sous une étiquette fort peu différente, le même ajournement qui avait été refusé au précédent cabinet; on avait beau jeu également à mettre les divers ministres en face des opinions contradictoires qu'ils avaient naguère manifestées; ils firent une figure assez embarrassée, et M. Thiers ne put se soustraire à ces attaques qu'en répondant: «Ce qui importe, ce n'est pas ce que nous avons pu dire autrefois, ce que nous avons pu vouloir en d'autres temps, c'est ce que nous voulons aujourd'hui.» Mais, en fin de compte, tout le monde se prêta ou se résigna à l'expédient proposé, et la résolution d'ajournement fut votée à une immense majorité: à peine trente ou quarante membres des deux extrémités se levèrent-ils à la contre épreuve[38].
En même temps qu'il trouvait moyen d'écarter les questions gênantes, le ministère faisait voter plusieurs lois utiles, dont quelques-unes, il est vrai, lui venaient de ses prédécesseurs: loi supprimant les maisons de jeu[39] et les loteries d'immeubles, comme avait été supprimée, l'année précédente, la loterie royale; lois relatives aux chemins de fer de Paris à Versailles, et de Montpellier à Cette; loi augmentant les ressources de notre matériel naval; loi du 21 mai 1836, sur les chemins vicinaux, qui devait donner un grand développement à la construction de ces chemins, et dont les dispositions fondamentales subsistent encore aujourd'hui.
Parmi toutes ces lois alors soumises aux Chambres, il n'en fut pas de plus longuement discutées que celles qui modifiaient certains tarifs de douane[40]. Sous l'Empire et la Restauration, ces tarifs étaient nettement protecteurs et même souvent prohibitifs. On avait pu croire un moment que la secousse de 1830 aurait son contre-coup sur cette partie de notre législation comme sur tant d'autres, que la liberté commerciale paraîtrait le corollaire logique de la liberté politique, et qu'en frappant l'aristocratie on n'épargnerait pas ce qu'on se plaisait à appeler la «féodalité industrielle». L'école du Globe, que la révolution faisait arriver au pouvoir, ne s'était-elle pas prononcée théoriquement pour le libre-échange? Mais il fut bientôt visible que cette prétendue «féodalité» était plus que jamais puissante dans les Chambres, influente sur le gouvernement. Ne semblait-elle même pas avoir gagné, sous ce régime bourgeois, tout ce qu'avait perdu l'aristocratie de naissance? Aussi les premières tentatives faites pour modifier la législation douanière furent-elles d'abord repoussées. Cependant, quand M. Duchâtel, qui avait été, avant 1830, un économiste libéral, devint ministre du commerce en 1834, il tâcha, prudemment, sans prétention absolue, sans brusque changement, d'abaisser quelques tarifs, de supprimer quelques prohibitions. Il y était parvenu sur certains points, et avait déposé, à la veille de quitter le pouvoir, deux projets de loi sanctionnant ou complétant les réductions de droits que la législation d'alors lui permettait d'opérer provisoirement par simple ordonnance. Ce sont ces projets qui vinrent en discussion sous le ministère du 22 février. Le débat, qui n'occupa pas moins de dix-sept séances, fut à la fois acharné et un peu confus. Tous les partis semblaient mêlés, chaque député prenant position, non d'après le groupe politique auquel il appartenait, mais d'après les intérêts de la région qu'il représentait. Manufacturiers et agriculteurs étaient unis pour faire tête aux économistes. Le cabinet fut loin d'avoir une attitude une et décidée: le ministre du commerce, M. Passy, eût été volontiers favorable aux idées de M. Duchâtel, et il intervint à plusieurs reprises dans ce sens; mais, à côté de lui, M. Thiers, qui ne monta pas moins de cinq fois à la tribune, se montrait, dès cette époque, un «protectionniste» passionné. De là, quelque tiraillement dans la direction donnée à la Chambre, et quelque incertitude dans ses votes. On n'eût pu dire pour laquelle des deux doctrines elle se prononçait. Parmi les réductions proposées, les unes furent admises, les autres repoussées. Néanmoins, si petit qu'il fût, c'était un premier pas dans la voie de la liberté commerciale[41].
La session se termina par le budget, qui fut voté rapidement, tel à peu près que le gouvernement l'avait présenté. La Chambre, fatiguée, n'était pas en goût de discuter longuement. Le seul épisode à signaler fut un débat provoqué par une sortie de M. Laffitte. Celui-ci, aigri par sa chute et surtout par sa déconsidération, avait prétendu reprocher à la royauté nouvelle de n'avoir pas diminué le budget de l'ancienne. «Quant à moi, s'était-il écrié, la rougeur m'en monte au front; et je le déclare: si tel devait être le résultat financier de cette glorieuse révolution, je le dis avec douleur, mais je croirais devoir demander pardon à Dieu et à mes concitoyens de la part que j'ai pu y prendre.» M. Berryer saisit habilement l'occasion qui lui était ainsi offerte de faire, aux dépens du régime actuel, l'apologie des budgets de la Restauration. M. Thiers répondit aussitôt, en attaquant cette dernière et en faisant ressortir la sagesse heureuse avec laquelle la monarchie de Juillet venait, au lendemain de la révolution, de rétablir l'ordre, la prospérité et l'économie des finances nationales. Les deux orateurs firent assaut d'éloquence. C'était merveille de les voir manier et remanier les chiffres, en quelque sorte les animer et les échauffer. Rarement, sur ce terrain d'ordinaire aride, on avait assisté à un aussi brillant tournoi oratoire. Au fond, la querelle était un peu vaine: chacun des champions avait raison, sinon dans la critique, trop souvent injuste, qu'il faisait de la politique financière du régime opposé, du moins dans les louanges qu'il donnait au gouvernement de ses préférences[42]. Et, quant à la question qui faisait plus particulièrement l'objet du débat, au chiffre comparé des budgets avant et après 1830, si la Restauration était digne d'éloge pour être demeurée longtemps au-dessous du milliard et l'avoir à peine dépassé dans les deux dernières années de son existence, la monarchie de Juillet n'avait pas moins de mérite d'être revenue, en 1834, 1835 et 1836, après les surélévations momentanées, conséquences inévitables de la révolution, à un chiffre de très-peu supérieur à celui de 1829[43]. Étant donné l'accroissement continu des dépenses publiques qui est, dans tous les pays, la contre-partie nécessaire du progrès matériel, l'économie du second régime n'apparaît pas moindre que celle du premier: économie mieux appréciée encore après ce qu'on a vu depuis. Toutefois, ce résultat montre combien l'opposition libérale d'avant 1830 parlait légèrement, sans justice et sans vérité, quand elle avait alors dénoncé les prétendus gaspillages de la royauté et promis, pour le jour où elle serait au pouvoir, un gouvernement à beaucoup meilleur marché.
M. Thiers prenait part à toutes ces discussions, prêt à parler sur chaque sujet, avec une abondance, une lucidité, une prestesse incomparables, s'amusant de cette variété même, et mettant sa coquetterie à paraître expert dans les spécialités les plus diverses. Le public admirait, surpris, une intelligence si prompte et une si universelle aptitude. Sans y voir au fond beaucoup plus clair dans la politique du ministre, il se laissait charmer par la parole de l'orateur et était ébloui, alors même qu'il demeurait inquiet. M. Guizot, témoin peu suspect, constatait que «le dernier mois de la session avait été bon pour M. Thiers personnellement». «Il a eu du talent, ajoutait-il, du savoir-faire, de la mesure;... sa position à lui, dans la Chambre, a gagné quelque chose[44].» Le jeune président du conseil jouissait de ce succès: il en était même un peu grisé. Sentant que l'on ne voyait que lui dans le cabinet, il était plus que jamais disposé à tout rapporter à soi[45]. On eût dit parfois qu'il prétendait occuper seul la scène, suffire à tous les rôles, trop prompt à croire que les autres ne feraient que des sottises, et que toute œuvre à laquelle il ne mettrait pas lui-même la main serait manquée[46], ne se gênant pas du reste, dans son salon, pour parler légèrement de ses collègues. Le premier résultat était qu'il se dispersait et se perdait dans les détails de trop d'affaires diverses; le second, que les autres ministres, humiliés, envahis et annulés, supportaient mal une telle ingérence; quelques-uns parlaient même de se retirer[47]. Mais M. Thiers, tout à la joie confiante de ses succès personnels, ne voyait pas, autour de lui, ces déplaisirs, ou du moins croyait pouvoir n'en pas tenir compte.
V
La session n'était pas encore terminée, qu'un nouvel attentat contre la vie du Roi vint réveiller brusquement M. Thiers de son optimisme. Le 25 juin 1836, à six heures du soir, Louis-Philippe, accompagné de la Reine et de Madame Adélaïde, sortait en voiture des Tuileries, quand une détonation se fit entendre. Le coup était tiré de si près, que la voiture fut remplie de fumée; les balles effleurèrent la tête du Roi: personne cependant ne fut blessé. L'assassin, aussitôt reconnu et arrêté, encore porteur d'une canne-fusil, se trouvait être un jeune homme de vingt-six ans, d'une figure régulière et calme, nommé Louis Alibaud; ancien sous-officier, ayant reçu quelque instruction, non sans courage, il s'était jeté, sous l'excitation de 1830, dans les idées démagogiques, et s'y était comme infecté d'un fanatisme sombre, sauvage, haineux, qui avait absolument perverti son esprit et sa conscience. Interrogé tout d'abord sur le mobile de son crime: «J'ai voulu tuer le Roi, dit-il, parce qu'il est l'ennemi du peuple. J'étais malheureux par la faute du gouvernement; et, comme le Roi en est le chef, j'ai résolu de le tuer.» Plus tard, devant la Chambre des pairs, à laquelle il fut déféré, il répondit au président, qui lui demandait depuis quand il avait formé son criminel dessein: «Depuis que le Roi a mis Paris en état de siége, qu'il a voulu gouverner au lieu de régner; depuis qu'il a fait massacrer les citoyens dans les rues de Lyon et au cloître Saint-Merry. Son règne est un règne de sang, un règne infâme.» Appelé à répondre à l'accusation, il déclara, avec un orgueil farouche, «n'avoir jamais eu l'idée de disputer sa tête», et se posa en homme qui, ayant perdu la partie, ne se refuse pas à payer l'enjeu; il prétendit seulement lire, sous couleur de défense, une revendication hautaine du droit de régicide. Dans sa prison, pendant que l'aumônier lui parlait de Jésus-Christ, il murmurait tout bas: «Jésus-Christ était démocrate comme moi, et, s'il l'eût fallu, comme moi, il fût devenu régicide.» Condamné à la peine des parricides, il monta sans faiblesse sur l'échafaud: «Je meurs pour la liberté, s'écria-t-il, pour le bien de l'humanité, pour l'extinction de l'infâme monarchie!»
L'instruction n'avait pas découvert de complices qui pussent être judiciairement poursuivis. «Le chef de la conspiration, avait dit Alibaud, c'est ma tête; les complices, ce sont mes bras.» Mais la responsabilité morale du parti révolutionnaire ne pouvait être contestée, et cette responsabilité apparaissait d'autant plus lourde qu'on prétendait reconnaître chez le jeune meurtrier plus de qualités naturelles. Les phrases de journaux qui se retrouvaient dans ses réponses ne révélaient-elles pas d'où venaient les sophismes et les excitations qui l'avaient égaré et fanatisé? Tout républicain qu'il se prétendit, Béranger confessait alors, dans l'intimité, non sans humiliation ni dégoût, que son parti n'était pas étranger à ce crime. «Vous me dites,—écrivait-il à un de ses amis, le 29 juin, quatre jours après l'attentat,—qu'on ne veut, où vous êtes, ni de la république, ni du carlisme; je crois que c'est partout de même. Mais aussi convenez que les républicains s'y prennent bien pour augmenter le dégoût, en ce qui les regarde. Encore un assassinat! Comme ces hommes sont en dehors de leur époque et de leur nation! Quand on pense à qui l'on doit ces affreux effets de la dépravation morale et intellectuelle, on est tenté de maudire les instruments de liberté qui nous sont confiés[48].» Ne vit-on pas du reste, au lendemain même de l'attentat, s'étaler dans la presse républicaine le scandale d'une sorte de complicité rétrospective? Sauf l'éloge du crime, que ces journaux hésitèrent à entreprendre ouvertement, ils firent tout pour exalter le criminel, lui attribuant le plus noble caractère, l'enveloppant de je ne sais quelle héroïque auréole, prêtant à son forfait une grandeur farouche et même une sorte de loyale audace, montrant, dans le trop juste châtiment qui le frappait, une cruauté légale, appelant sur la «jeune victime» la pitié, la sympathie et presque l'admiration du public; on eût dit vraiment que leur préoccupation était de lui susciter des imitateurs. Poursuivis, de ce chef, pour offense envers la morale publique et apologie du crime d'assassinat, les gérants du National et du Bon Sens furent condamnés, en cour d'assises, à trois mois de prison et 1,000 francs d'amende[49].
Le gouvernement savait mieux que tout autre qu'il n'était pas en face d'un cas isolé et monstrueux. Certaines découvertes lui avaient permis en effet, dans ces derniers temps, d'entrevoir ce qui se passait dans les sociétés secrètes, leur organisation nouvelle, les complots qui s'y tramaient, les rêves de sang et de meurtre dont s'y nourrissaient les imaginations. À la suite du procès d'avril, les révolutionnaires avaient compris qu'ils ne pouvaient plus rien faire de la Société des Droits de l'homme. Comme elle avait elle-même succédé, après la défaite de 1832, à la Société des Amis du peuple, ainsi de ses débris se forma une autre association, celle des Familles. Plus préoccupées de conspiration secrète que d'agitation extérieure, les Familles prirent, pour échapper à la police, des précautions qu'avaient négligées les sociétés précédentes. Plus de chefs connus, de listes écrites, de réunions, de revues, d'ordres du jour. Les affiliés, recrutés un à un, après enquête et épreuve, reliés au comité supérieur par une hiérarchie mystérieuse, n'étaient en rapport qu'avec leur chef immédiat; ils ne devaient se réunir qu'au jour du combat et avaient pour instruction de se munir d'ici là de poudre et d'armes. Au commencement de 1836, les adhérents étaient environ un millier: ce chiffre, bien inférieur aux quatre mille sectionnâmes des Droits de l'homme, ne devait guère être dépassé par les sociétés secrètes jusqu'en 1848. Il était trop faible pour engager une vraie bataille, mais suffisait pour tenter un mauvais coup[50]. À côté des Familles, et en rapports plus ou moins étroits avec elles, s'étaient formées d'autres associations, dont quelques-unes tâchaient de se recruter dans l'armée.
On ne retrouvait pas, à la tête des sociétés nouvelles, les personnages politiques relativement importants qui composaient l'état-major des Droits de l'homme. Les uns étaient en prison ou en fuite, les autres, découragés ou dégoûtés. Ceux qui les remplaçaient étaient plus obscurs. Deux cependant, fondateurs et véritables chefs des Familles, ont acquis une notoriété révolutionnaire telle que l'histoire ne peut les passer sous silence: ce sont Blanqui et Barbès. L'un avait alors trente-six ans, l'autre vingt-six: très-différents, mais se complétant l'un l'autre pour la vilaine besogne qu'ils entreprenaient; celui-là, petit, pâle, chétif, nerveux, la figure souffrante, l'œil soupçonneux et sombre, la lèvre marquée d'un pli qui trahissait l'amertume de l'âme; celui-ci, de grande taille, le regard ouvert, la démarche hardie; le premier, homme de tête, laborieux, patient, taciturne, de vie pauvre et même, au dire de ses partisans, austère; sans cesse en travail souterrain de complot; ami de l'ombre et du mystère; habile à répandre autour de lui le fiel dont son âme débordait[51], à irriter toutes les passions cupides, envieuses et haineuses; exerçant sur le personnel vulgaire des sociétés secrètes une sorte d'ascendant fascinateur; lançant les autres en avant, sans leur livrer tout le secret du rôle qu'il se réservait; ne croyant qu'à la force violente; ne rêvant que de dictature sanglante et destructive; se consolant de ne pas dominer encore la société qu'il détestait, en lui faisant peur; capable de tout pour arriver à son but, et flatté qu'on le sût tel;—le second, homme d'action, esprit étroit et court, mais tempérament énergique, indomptable; toujours prêt à payer de sa personne; n'hésitant à commettre aucune violence ni à affronter aucun péril; sans respect de la vie des autres, mais sans souci de la sienne propre; apportant, dans les haines les plus féroces, une sorte de sérénité, et, au service de sophismes pervers, je ne sais quelle droiture et simplicité généreuses; devenu ainsi très-populaire dans le parti démagogique qui s'est servi de ses défauts et a tâché de se parer de ses qualités.
D'où venaient ces deux démagogues? Né à Nice, fils d'un conventionnel, Auguste Blanqui était arrivé à Paris, avec son frère aîné, dans les dernières années de la Restauration. Sans fortune, mais intelligents, les deux jeunes gens s'étaient mêlés d'abord aux écrivains de l'opposition libérale et avaient été attachés, en qualité de sténographes, à la rédaction du Globe. Par son travail, l'aîné devint bientôt un économiste distingué. Pendant ce temps, le cadet s'était jeté dans les sociétés secrètes et les conspirations. Dès 1827, il avait été blessé dans une émeute, et en 1831 subissait sa première condamnation, commençant ainsi cette lutte acharnée avec la loi et la justice qui devait remplir sa vie entière, et dans laquelle il subira, comme autant de glorieuses blessures, une condamnation à mort, deux condamnations perpétuelles, et six autres condamnations formant un total de dix-huit années de prison[52]. Existence étrange, dont on n'aurait pas cependant une notion complète, si l'on n'ajoutait que ce conspirateur si farouche, si redoutable, n'a pas été parfois sans relation avec la police secrète[53].
Barbès, venu à Paris comme étudiant, avait de la fortune. On comprendrait mal ce qui a conduit un jeune homme riche, dont la nature était par certains côtés généreuse, à devenir l'émule d'un Blanqui, à se mettre hors la loi et la société, si l'on ne trouvait dans les drames intimes qui avaient troublé sa famille le secret de cette sorte de déclassement. On a raconté qu'il était le fils d'un prêtre; son père se serait marié aux colonies, pendant la Révolution, en cachant son caractère sacerdotal à la jeune fille qui s'était éprise de lui; quand la malheureuse sut plus tard à qui elle s'était unie, son horreur fut telle, qu'elle en mourut, laissant deux fils et deux filles aux soins d'un homme troublé lui-même par le remords; le veuf étant revenu dans le midi de la France, une de ses filles inspira une passion qu'elle partageait à un jeune homme distingué et d'une famille honorable; le mariage allait se faire, quand fut découvert le secret du prêtre marié: le fiancé rompit aussitôt avec éclat; le père se tua de désespoir[54]. C'est probablement sous l'impression de ces événements que Barbès conçut une rancune mortelle contre la société qui n'avait pas pardonné à son père la honte de son sacrilége.
Un corps de doctrine, il n'en faut pas chercher chez les fondateurs des Familles. Socialistes, mais plus hommes de destruction que de système, ce qui domine en eux, c'est le parti pris d'exaspérer toutes les haines, toutes les révoltes, toutes les souffrances, pour les pousser furieuses à l'assaut d'une société, cause de tout mal. Par moments même, il semble que ce soit à un immense massacre qu'ils convient le peuple. Qu'on en juge par la proclamation suivante, écrite tout entière de la main de Barbès et qui, d'après divers indices, a dû être rédigée en prévision d'une réussite de l'attentat Fieschi[55]: «Citoyens, le tyran n'est plus; la foudre populaire l'a frappé; exterminons maintenant la tyrannie. Citoyens, le grand jour est venu, le jour de la vengeance, le jour de l'émancipation du peuple... Aux armes, républicains, aux armes! La grande voix du peuple se fait entendre; elle demande vengeance. Frappons, au nom de l'égalité. Ils sont là, nos tyrans, prêts à couronner, par un dernier forfait, leurs crimes innombrables. Que nos bras les fassent rentrer dans le néant! Héros du vice et de l'aristocratie, le courage n'anima jamais leurs cœurs; les voyez-vous, tremblants et pâles?... Peuple, redresse-toi; à toi seul appartient le souverain pouvoir... Le cœur te manquerait-il, quand tu n'as qu'à lever la main pour écraser tes faibles ennemis? Te rappelles-tu comme ils t'ont outragé? les bagnes où ils t'ont plongé? le coup sanglant dont ils t'ont meurtri le visage? les droits de l'homme dont ils t'ont dépouillé? Ils t'ont flétri du nom de prolétaire! Lève-toi, frappe. Vois-tu les vaincus de juin et d'août, les victimes de Saint-Merry et de la rue Transnonain, qui te montrent leurs plaies sanglantes?... Elles demandent du sang aussi. Frappe! Frappe encore! Vois les enfants écrasés sous la pierre, les femmes enceintes te présentant leurs flancs ouverts, les cheveux blancs de ces vieillards traînés sans pitié dans la boue! Tu n'as pas encore frappé! Qu'attends-tu? Viens, que ta colère purifie cette terre souillée par le crime, comme la foudre purifie l'atmosphère. Immole tous les ennemis de l'égalité et de la liberté. Frapper les oppresseurs de l'humanité n'est que justice; tu te reposeras ensuite dans ta force et ta grandeur... Mais maintenant point de pitié! Mets nus tes bras, qu'ils s'enfoncent tout entiers dans les entrailles de tes bourreaux.» Est-ce là ce qui a valu à Barbès d'être appelé le «Bayard de la démocratie[56]»? On nous permettra de préférer celui de la vieille monarchie.
Ces excitations atroces, ces aspirations au massacre n'étaient pas une monstruosité passagère; elles étaient alors le langage courant des sociétés secrètes. L'une d'elles, celle des Légions révolutionnaires, en rapport étroit avec les Familles, s'exprimait ainsi dans une proclamation: «Vrais organes du peuple révolutionnaire, disons enfin: Point d'espérance hors du prolétaire. Loin de nous, comme rebelles à la voix de la nature, ceux qui ne vivent pas du produit de leur travail!... Vous ne formerez pas seulement une société régicide, mais surtout le corps exterminateur par lequel, après la victoire, doivent être anéanties les menées secrètes des nouveaux exploiteurs qui ne manqueront point de se présenter...»
Les associations nouvelles, de quelque mystère qu'elles s'enveloppassent, ne purent longtemps échapper à la vigilance de la police. Dès les premiers mois de 1836, celle-ci commençait à saisir des dépôts d'armes et de munitions. À Tours, elle surprenait, dans le 14e régiment de ligne, l'existence d'une société révolutionnaire dont les membres furent, les uns déférés au conseil de guerre, les autres envoyés en Afrique. En mars, elle fut conduite, par la découverte d'une fabrique clandestine de poudre, à s'emparer des chefs des Familles, et ceux-ci, Blanqui et Barbès en tête, furent condamnés à des peines variant de deux ans à huit mois de prison. Peu après, elle était mise sur la trace d'un complot formé pour s'emparer, à quatre heures du matin, des Tuileries et de la famille royale; les meneurs des Familles avaient réussi à entraîner dans ce complot un certain nombre d'officiers et de sous-officiers de la garnison de Paris; ils se flattaient d'enlever, par ce moyen, les régiments de deux ou trois casernes. Si peu que le mal eût gagné dans l'armée, on craignit le mauvais effet d'une telle révélation; l'affaire fut étouffée: les officiers et sous-officiers compromis furent envoyés sans bruit en Algérie ou dans d'autres corps, et quelques régiments changèrent de garnison.
Le gouvernement était sous le coup de l'émotion que lui avaient causée ces découvertes successives, sinistrement couronnées, le 25 juin, par le crime d'Alibaud, quand le bruit se répandit qu'un nouvel attentat se préparait pour la fête du 28 juillet. Cette fête devait être célébrée avec un éclat particulier; on avait annoncé l'intention d'inaugurer l'Arc de l'Étoile qui venait d'être terminé. Les conspirateurs, disait-on, s'étaient procuré le moyen de pénétrer en grand nombre et avec des armes cachées dans l'enceinte réservée pour la cérémonie; de là, ils comptaient avoir toute facilité pour se précipiter sur le Roi; d'autres se mêleraient au défilé de la garde nationale, avec leurs fusils chargés. La police crut d'abord pouvoir écarter le péril par des précautions rigoureuses. Mais les avis sinistres redoublèrent; ils arrivaient de toutes parts et jusque de l'étranger[57]. Était-on sûr de prévoir toutes les formes du danger? Au lendemain de l'attentat d'Alibaud et à l'anniversaire de celui de Fieschi, n'était-on pas autorisé à ne croire, en ce genre, aucun crime impossible? D'autre part, décommander la cérémonie, n'était-ce pas un aveu d'insécurité aussi inquiétant qu'humiliant, et qui ferait le plus fâcheux effet au dedans et au dehors? Grande fut l'anxiété du gouvernement. M. Thiers, dans une dépêche adressée à ses ambassadeurs, a rapporté ainsi ce qui se passa dans le conseil: «Les ministres se sont rassemblés à l'insu du Roi: ils ont conféré entre eux, et, après une longue et mûre délibération, ils ont décidé de ne pas compromettre de nouveau la fortune du pays, par un de ces rendez-vous qui exaltent toutes les imaginations, et provoquent souvent au crime des monomanes qui, en temps ordinaire, n'y songeraient pas. Ils se sont rendus chez le Roi et lui ont exposé une résolution irrévocable à cet égard. Le Roi a été simple et n'a montré aucune exagération de courage; il a discuté les raisons des ministres, il a cédé avec une répugnance visible, mais avec la simplicité d'un esprit parfaitement raisonnable et qui fait, en chaque occasion, plutôt ce qui lui semble sage que ce qui lui plaît personnellement. Il était touché aussi du danger de ceux qui l'auraient entouré, et il s'est rendu à toutes les raisons réunies qu'on a fait valoir auprès de lui[58]». Le Moniteur du 23 juillet annonça donc que la revue n'aurait pas lieu.
Peut-être tout n'était-il pas bien sérieux dans les menaces devant lesquelles le gouvernement reculait. Quelques mois plus tard, le 15 décembre, comparaissaient en cour d'assises deux jeunes gens poursuivis pour avoir été engagés dans le complot qui avait fait ajourner la fête du 28 juillet. Il fut établi, en pleine audience, que le complot,—au moins en ce qui touchait ces jeunes gens, les seuls sur lesquels on eût pu mettre la main,—était imaginaire; ils avaient écrit eux-mêmes les lettres anonymes qui les avaient dénoncés à la police. Comme on demandait à l'un d'eux pour quel motif il avait joué cette étrange comédie: «Par fanfaronnade, répondit-il, pour me donner un nom.»
Quoi qu'il en soit, l'effet de la mesure prise par le gouvernement fut considérable et pénible, d'autant plus pénible qu'il venait s'ajouter à l'impression toute récente du coup de feu tiré contre le Roi. L'esprit public, encore malade des suites de la révolution, manquait surtout de sang-froid, porté tantôt à trop espérer, tantôt à douter de tout. Déjà M. Guizot avait noté, avec tristesse, que l'indignation provoquée par la tentative d'Alibaud était «une indignation effrayée, abattue, comme de gens qui ne voulaient pas croire à tout le mal, et qui, le voyant, ne croient plus à aucun remède[59]». M. Thiers constatait, de son côté, à la même époque, que «la première impression avait été celle de l'abattement». «Il y avait, ajoutait-il, une sorte de découragement dans les esprits, en voyant ces tentatives sans cesse renaissantes et qui n'avaient échoué que par une sorte de miracle; il y avait humiliation, en pensant au spectacle que notre pays donnait au monde[60].» L'incident de la revue n'était pas fait pour rétablir la confiance. «Les esprits, disait un témoin, au lendemain de la note du Moniteur, sont en proie à une sorte de terreur sourde. Les bruits les plus sinistres circulent. On ne se rend pas compte si le danger est passé[61].» M. Duchâtel écrivait de Paris, le 26 juillet, à un de ses amis politiques: «La situation est très-grave, plus grave qu'à aucune époque depuis 1830. L'inquiétude est universelle; il en est de même du blâme... La revue contremandée est un événement immense et déplorable.» Puis il concluait ainsi, non sans quelque exagération: «Tenez que l'opinion des hommes les plus graves, aussi bien que celle du public, est que nous n'avons pas eu une situation plus mauvaise depuis le pillage de l'archevêché[62].»
Tous ces événements ne semblaient pas de nature à affermir le crédit du ministère. N'étaient-ils pas une sorte de démenti apporté aux déclarations de M. Thiers? Celui-ci avait annoncé le désarmement ou l'impuissance des partis révolutionnaires, et il lui était répondu par des complots et un attentat; il avait beaucoup parlé de détente, de conciliation, et il se voyait obligé de reprendre les poursuites contre les journaux et contre les sociétés secrètes; il avait prétendu inaugurer une politique de confiance, et la suppression de la revue était le plus solennel témoignage de défiance qu'aucun cabinet eût donné depuis 1830. Ce qui se passait n'était-il pas plutôt la justification du fameux discours de M. Guizot sur la persistance du mal révolutionnaire et la nécessité de la résistance? Dans la lettre citée déjà plus haut, M. Duchâtel écrivait: «Le système de la conciliation a porté de beaux fruits. Je suis très-étonné du changement qui s'est fait pendant mon absence. Je ne croyais pas que le système de résistance fût sitôt remis en honneur. Le grand discours de M. Guizot était plus vrai et plus actuel que nous le pensions à la fin de la session.» Aussi conçoit-on que M. Guizot lui-même se sentit confirmé dans ses inquiétudes et dans ses principes: «Je suis épouvanté, disait-il, des dispositions intérieures, de l'état moral de ces milliers peut-être d'inconnus, sans foi, sans loi, sans cœur, sans pain, qui errent au milieu de cette société molle et incertaine. Que de temps, que d'efforts, que de protection divine et de sagesse humaine il faudra pour guérir en même temps et ces plaies hideuses et cette maladie générale de langueur! Je ne ressens ni doute, ni découragement, tout au contraire; plus je vais, plus je crois à notre médecine et à ses principes; mais, à mesure que ma foi s'affermit, ma connaissance du mal s'étend; et, bien convaincu que ce que nous faisons est bon, je suis de plus en plus frappé du peu que nous faisons, et je demande au maître, au service duquel nous sommes, les inspirations et les forces qu'il peut seul nous donner pour suffire à la tâche dont il nous a chargés.»
Faut-il croire que M. Thiers lui-même, dans le premier émoi de ces avertissements, ait eu des doutes sur sa nouvelle politique et se soit demandé si la vérité n'était pas plutôt dans la politique qu'il avait abandonnée? Le bruit courut, peu après l'attentat d'Alibaud, que le chef du cabinet avait en quelque sorte abjuré, en plein conseil, la foi qu'il avait eue un moment dans les idées et les hommes du tiers parti; on crut remarquer, pendant plusieurs jours, qu'il ménageait les doctrinaires et avait des pourparlers avec quelques-uns d'entre eux; on allait jusqu'à préciser les conditions du rapprochement: c'eût été la nomination de M. Guizot à la présidence de la Chambre et l'entrée de plusieurs de ses amis, notamment de M. Duchâtel, dans le cabinet[63]. Vers la même époque, les journaux du tiers parti, le Constitutionnel entre autres, naguère si dociles et si confiants à l'égard du ministère, commencèrent à lui parler sur un ton de mise en demeure et même de menace qui trahissait leurs inquiétudes. Qu'y avait-il de réel dans cette velléité de revirement qui, en tout cas, ne dura pas? M. Guizot, dans ses Mémoires, a contesté que des ouvertures eussent été faites à lui ou à ses amis. Cela ne veut pas dire que M. Thiers, dont on sait la mobilité, n'ait pas été un moment tenté de revenir sur ses pas. Quoi qu'il en soit, le seul fait que le bruit en ait couru et ait pris une telle consistance révèle que, dans le sentiment public, cette évolution était indiquée par les circonstances, et que la politique de conciliation, ou plutôt de concession, apparaissait insuffisante en face du péril de nouveau manifesté.
De tout cela, le ministère sortait affaibli: il avait perdu les avantages que lui avaient donnés, à la fin de la session, les succès oratoires de M. Thiers. M. Guizot s'en apercevait, et le constatait, probablement sans déplaisir: «Le ministère a beaucoup perdu, écrivait-il, le 6 août, à M. Piscatory. C'est un pouvoir décrié. Tout le monde le dit et tout le monde s'arrête là. Mais les choses font leur chemin, même sans qu'on les pousse, et si d'ici à la session le cabinet n'a pas quelque bonne fortune qui le relève, il ira se décriant et s'abaissant de plus en plus.»
CHAPITRE II
LE PREMIER MINISTÈRE DE M. THIERS
LA POLITIQUE EXTÉRIEURE.
(22 février—6 septembre 1836.)
I. Le gouvernement se rapproche des puissances continentales. M. Thiers veut «faire du cardinal Fleury». Satisfaction des trois puissances. Mécontentement de l'Angleterre.—II. Occupation de Cracovie. Attitude conciliante de M. Thiers.—III. Le contre-coup de la révolution de 1830, en Suisse. L'agitation pour la réforme fédérale. La question des réfugiés. La politique du gouvernement français se modifie peu à peu. Démarches comminatoires de M. Thiers. La Suisse cède. Son irritation. Affaire Conseil.—IV. M. Thiers repousse l'intervention en Espagne. Il propose le mariage d'Isabelle et de don Carlos. Éloge fait, à Berlin et à Vienne, du roi Louis-Philippe.—V. Pourquoi M. Thiers se rapprochait-il des puissances continentales? Le duc d'Orléans. On désire, aux Tuileries, un mariage avec l'archiduchesse Thérèse. Résistance à Vienne. M. Thiers se flatte d'enlever le mariage. Voyage du duc d'Orléans et du duc de Nemours. Leur succès à Berlin et à Vienne. Pourparlers relatifs au mariage avec l'archiduc Charles et M. de Metternich. Les princes à Milan. L'effet de l'attentat d'Alibaud. Derniers efforts de M. Thiers. Refus de l'archiduc Charles. Le roi de Prusse propose la princesse Hélène de Mecklembourg-Schwerin.—VI. M. Thiers veut se venger. Il revient à l'idée d'une intervention en Espagne. Le Roi consent à l'organisation d'une légion étrangère. Désaccord entre le Roi et son ministre. Ce désaccord s'aggrave après l'insurrection de la Granja. Démission du ministère. Effet produit à l'étranger et en France.
I
Si M. Thiers se bornait, dans les affaires intérieures, a vivre d'expédients, d'ajournements et d'équivoques, sans rien tenter d'éclatant ni de décisif, était-ce qu'il se réservait de chercher au dehors le succès qui devait illustrer son administration? Les circonstances dans lesquelles il avait remplacé le duc de Broglie au ministère des affaires étrangères, les influences qui l'avaient poussé à ce poste, indiquaient à elles seules un changement de politique. Il semblait que ce fût un pas décisif vers le système diplomatique que le Roi, depuis quelques années, avait tâché de faire prévaloir sur les idées différentes de son ministre doctrinaire, système tendant à rapprocher la France des puissances continentales. M. Thiers s'était laissé persuader par M. de Talleyrand qu'il était seul capable de réconcilier la révolution de Juillet avec ces puissances. «Monsieur, l'Europe vous attend», lui avait dit sentencieusement le vieux diplomate. Aussi le président du conseil marqua-t-il, dès le premier jour, par son langage, cette direction nouvelle donnée à la politique française. Au lieu de s'attacher, comme l'avait fait M. de Broglie, à former la ligue des États libéraux en opposition à l'alliance des cours absolutistes, et de proclamer leur antinomie en quelque sorte essentielle et permanente[64], il écrivait à ses ambassadeurs: «Il ne faut pas nous placer entre deux camps, l'un composé des trois cours du Nord, l'autre des deux puissances maritimes, et se préparant, par des hostilités de langage ou de visage, à des hostilités plus réelles. Si le temps le voulait, il faudrait resserrer l'alliance anglaise; mais, tout le monde se rapprochant de nous, il ne faut pas repousser ceux qui tendent vers nous et faire du Tœplitz en sens contraire[65].» Le ministre revenait souvent sur le «danger» de cette séparation de l'Europe en «deux camps ennemis[66]». Il exprimait du reste ainsi l'idée personnelle du roi Louis-Philippe, qui faisait assurer le gouvernement prussien de son désir de «faire cesser les deux camps qui divisent l'Europe et de les fondre en un seul, en se rapprochant de plus en plus des trois puissances continentales[67]». M. Thiers protestait encore de la «satisfaction bien vive avec laquelle il avait vu les grands États de l'Europe, prenant envers nous une attitude plus amicale, nous mettre en mesure de leur prouver que nos sentiments à leur égard n'étaient pas tels qu'ils avaient pu se le figurer. Je n'ai pas besoin d'ajouter, disait-il, que plus ils avanceront dans cette voie nouvelle, plus ils nous trouveront disposés à y marcher avec eux. Notre vœu le plus sincère est d'imprimer à nos rapports avec les cabinets étrangers un caractère de confiance bienveillante[68].»
M. de Broglie, à la fin de son ministère, avait, lui aussi, rêvé d'un rapprochement avec l'une des cours continentales, avec l'Autriche; mais c'était dans le dessein de séparer celle-ci des deux autres cours, de la rattacher à l'alliance franco-anglaise. Ce projet, si lointain qu'en fût la réalisation dans la pensée du ministre, n'avait pas laissé que de préoccuper le gouvernement prussien. Quand M. de Barante était passé par Berlin, en décembre 1835, M. Ancillon lui avait demandé, avec inquiétude, s'il était vrai que nous eussions le désir de faire «une trouée entre les trois cours, de tâter l'Autriche pour la ramener à une alliance avec l'Angleterre et la France», affirmant que «ce serait une vue erronée, que l'on échouerait dans ce dessein[69]». M. Thiers se hâta de dissiper ces alarmes. «L'idée de diviser les cours continentales, écrivait-il à l'un de ses ambassadeurs, d'en détacher une ou deux sur les trois, serait un projet, et je ne suis pas disposé pour les projets. Je les trouve en général ridicules, et inexécutables la plupart du temps. J'ai toujours été en guerre avec les faiseurs de projets, et je ne le deviendrai pas moi-même. Sur les trois cours du Nord, s'il y en avait une seule qui tendît vers nous plus visiblement qu'aucune autre, alors on pourrait peut-être exécuter le projet auquel vous faites allusion. Mais sur les trois, deux, la Prusse et l'Autriche, sont également bien, sans qu'on puisse distinguer entre les deux. Il y a bon sens, bon vouloir de leur part. Il n'y a donc aucune manière de faire une scission pour ajouter une troisième alliance à l'alliance des deux cours de France et d'Angleterre. Tout cela, d'ailleurs, ce sont des agitations d'esprit, et il n'en faut ni de corps ni d'esprits.[70]»
Cette dernière formule était faite pour aller au cœur de M. de Metternich. M. Thiers insistait sur cette idée, sachant qu'il n'en était pas de plus agréable aux puissances dont il voulait se rapprocher. Il se déclara résolu à éviter les «motifs de controverse», les «questions périlleuses», à les «résoudre par des transactions» ou à les «éluder», en se fiant au «temps[71]». «La conservation du statu quo, disait-il encore, voilà, suivant moi, la vraie sagesse. Quand on a cru que la paix était le meilleur des systèmes, il faut la vouloir franchement. Être tranquille de corps, et ne pas l'être d'esprit, serait la plus triste des façons d'être. Puisque nous n'armons pas des armées, il est inutile de nous adresser des notes qui seraient la guerre de plume, en attendant la guerre du canon.» Puis, après cette déclaration où les hommes d'État du continent pouvaient voir un désaveu de certaines notes de M. de Broglie, M. Thiers concluait ainsi: «Il n'y a aujourd'hui rien à faire en Europe qu'à attendre et, en attendant, à améliorer notre situation intérieure, à nous renforcer, à devenir riches et forts. Il faut faire du cardinal Fleury. Nous verrons ensuite. Quand l'imprévu surviendra, il nous trouvera préparés par le repos et une longue paix. Voilà mon système. Ceux qui pensent et agissent autrement sont des brouillons[72].» Que M. Thiers eût tort, que ce ne fût pas la conduite la plus sage à ce moment, nous ne le prétendons certes pas: mais le cardinal Fleury était bien le dernier homme d'État sous le patronnage duquel on se fût attendu à voir se placer le jeune, mobile et aventureux ministre.
Les puissances continentales ne devaient voir qu'avec plaisir le pouvoir aux mains d'un personnage ainsi disposé. À l'ambassade d'Autriche, où il y avait réception le soir même de la constitution du cabinet, on affectait de faire un pompeux éloge de M. Thiers. De Vienne, M. de Metternich exprimait l'espoir que le Roi, débarrassé des doctrinaires, «trouverait plus de facilité avec le nouveau ministre des affaires étrangères[73]». M. Ancillon, ministre dirigeant de Prusse, saluait l'avénement de ce cabinet comme «un vrai progrès en bien»; «à Berlin, d'ailleurs, écrivait M. Bresson, on voit, dans le changement ministériel, la prépondérance de l'influence royale, et l'on s'en montre joyeux[74].» Il n'était pas jusqu'à Saint-Pétersbourg où M. de Nesselrode et le prince Orloff ne témoignassent leur satisfaction «des rapports faciles qu'on allait entretenir» avec le nouveau ministère[75]. Les ambassadeurs des trois cours, ravis de n'avoir plus affaire au duc de Broglie[76], s'empressaient à cajoler son successeur. Entre eux et lui, s'établissaient tout d'abord des relations que l'esprit brillant, le caractère facile du jeune ministre, l'animation et l'abandon de sa conversation rendaient aussi agréables que commodes. On les voyait faire de la propagande en sa faveur, parmi les députés et les pairs. «Vous avez tort, disait M. de Werther à l'un d'eux, de regretter le dernier cabinet. Sans doute, MM. les doctrinaires sont des gens de mérite; mais ce sont presque des républicains. Si on les croyait, le Roi n'aurait pas la plus petite part au gouvernement[77].» La duchesse de Dino avait mis M. Thiers en rapport avec la princesse de Lieven, grande dame russe, fort mêlée alors à la diplomatie européenne: il dînait chez elle et la recevait chez lui. Spectacle piquant, en vérité, que celui du parvenu de la révolution de Juillet, devenu, pour ainsi dire, le favori des diplomates de la Sainte-Alliance. Il était du reste beaucoup plus sensible que ne l'eût été le duc de Broglie à ces coquetteries aristocratiques, si nouvelles pour lui. C'était un sujet de sarcasme pour ses anciens collaborateurs du National: «On sait, écrivait Carrel, que M. Thiers est le très-humble serviteur des grands seigneurs hongrois, prussiens, russes, anglais, qui veulent bien lui pardonner d'être plébéien comme nous[78].»
L'Angleterre, par contre, était inquiète et mécontente: elle comprenait que la première conséquence d'un rapprochement entre la France et les puissances continentales était, sinon une rupture, du moins un relâchement entre les deux États occidentaux. M. Thiers n'avait-il pas dit assez haut pour être entendu des ambassadeurs étrangers: «Après la révolution, l'alliance anglaise a pu être nécessaire, parce que nous avions besoin d'un appui et que les autres puissances nous repoussaient: alors survint München-Graetz, auquel nous opposâmes la quadruple alliance; mais les choses sont bien changées[79]...» Il ne déplaisait pas à nos nouveaux amis de nous voir en froid avec les anciens. M. de Metternich ne manquait pas une occasion de nous signaler le «métier de dupe» que nous faisions avec l'Angleterre. «Dans la plupart des affaires que vous traitez de compte à demi avec elle, disait-il à notre ambassadeur, vous avez des vues et des intérêts opposés. Vous vous en apercevrez tôt ou tard. Vous vous brouillerez nécessairement, un jour, en Orient, en Suisse, en Espagne. Pour la Suisse et pour l'Orient, peut-être parviendrez-vous à vous raccommoder et à vous remettre ensemble; mais pour l'Espagne, jamais. Une fois brouillés, le mal sera sans remède. Souvenez-vous de ce que je vous dis[80].» Prophétie qui devait se réaliser avec une singulière précision.
Parfois cependant, quand cette altération de nos rapports avec l'Angleterre devenait trop visible, M. Thiers s'en alarmait, et pour la politique de son pays, et pour sa propre popularité: il s'épuisait alors en protestations auprès de l'ambassadeur britannique, l'assurant que l'intimité des deux pays ne recevrait aucune atteinte[81]. Il n'hésitait même pas à porter ces protestations à la tribune; c'est ainsi que, le 1er juin 1836, il saisissait l'occasion d'une attaque véhémente du duc de Fitz-James contre l'Angleterre, pour faire une éclatante apologie de l'alliance des deux monarchies libérales, et pour rappeler de quel secours cette alliance nous avait été dans les trois grandes questions de Belgique, d'Espagne et d'Orient. En même temps, à la vérité, il se félicitait d'avoir «des rapports, tous les jours meilleurs, avec le reste de l'Europe», et proclamait que la «méfiance» des premiers jours allait sans cesse diminuant. Il se défendait d'avoir, pour acheter cette bienveillance, «abjuré la révolution de Juillet», de «s'en être montré embarrassé». S'il «est arrivé, ajoutait-il, que, de toutes les parties de l'Europe, il y a eu concours vers nous, confiance, empressement», cela tient à notre «sagesse», à notre résolution «pacifique», à la volonté où nous étions, «tout en maintenant la révolution chez nous, de ne pas la porter chez les autres». La vérité était que M. Thiers, tout en estimant que le duc de Broglie avait tenu trop exclusivement à l'alliance britannique, ne désirait pas la rompre. Il se flattait d'être bien avec toutes les puissances. Seulement, tandis qu'il ne donnait que de belles paroles à l'Angleterre, il accordait aux autres États des gages plus positifs. C'est ce qui apparut aussitôt dans les questions alors soulevées à Cracovie, en Suisse et en Espagne.
II
Au moment même où M. Thiers prenait le pouvoir, arrivait la nouvelle de l'occupation, par les troupes autrichiennes, russes et prussiennes, de la petite république de Cracovie. Cette ville et sa banlieue, peuplées d'environ cent mille habitants, avaient été reconnues, en 1815, comme un État souverain, jouissant d'une complète indépendance, sous la protection des trois puissances qui l'entouraient: combinaison assez bizarre, née en réalité de l'impossibilité de s'entendre sur celle de ces puissances à qui l'on aurait attribué ce territoire. L'article 9 du traité de Vienne portait qu'aucune force armée ne pourrait jamais être introduite sur le sol de la république, «sous quelque prétexte que ce fût». Seulement, le même article interdisait à la république de «donner asile à des transfuges ou gens poursuivis par la loi», appartenant à l'une des puissances protectrices. Or, comme il eût été facile de le prévoir, Cracovie était devenue le foyer du patriotisme polonais. Après l'insurrection de 1830 et 1831, les réfugiés y avaient afflué; bien plus, ils ne s'étaient pas gênés pour fomenter de là des complots et lancer des invectives contre les oppresseurs de leur nation. Tout récemment, la fête du Czar y avait été l'occasion de désordres et de manifestations outrageantes. Irritées de cette conduite, les trois puissances avaient résolu, dans l'entrevue de Tœplitz, à la fin de 1835, de prendre des mesures de rigueur. Ces mesures étaient demandées surtout par l'Autriche, plus intéressée à cause du voisinage de la Galicie.
Le 9 février 1836, sommation fut faite au sénat de la république d'avoir à expulser, dans les huit jours, tous les réfugiés, faute de quoi l'Autriche, la Russie et la Prusse y pourvoiraient elles-mêmes. Le délai était illusoire. Les autorités de Cracovie, se fiant à l'inviolabilité de leur territoire, à l'irrésolution habituelle des puissances, à la protection des États occidentaux, essayèrent une réponse évasive et dilatoire. Mais les trois cours étaient résolues à tout brusquer; le 17 février, les Autrichiens, bientôt suivis des Russes et des Prussiens, envahirent la république. Avis fut donné à Paris de l'occupation: on prétendit même se faire valoir auprès de nous de cette politesse, en nous faisant remarquer qu'on n'avait pas pris cette peine avec le gouvernement de Londres[82]. Tout, en cette affaire, le sans gêne avec lequel aucun compte n'avait été tenu des stipulations du traité de 1815, comme la brutalité de l'exécution, était fait pour émouvoir l'opinion française, alors si susceptible en ce qui touchait à la Pologne. Cette opinion n'était-elle pas encore tout échauffée des polémiques de presse et des débats parlementaires qu'avait soulevés le discours provocant du Czar à la municipalité de Varsovie[83]? Mais M. Thiers ne voulait pas risquer de se brouiller avec les trois puissances, particulièrement avec l'Autriche, qui avait joué le premier rôle dans cette entreprise. Il ne lui paraissait pas d'ailleurs que nous fussions bien venus à invoquer les traités de 1815, après n'avoir permis qu'on nous les opposât en Belgique. Il chargea donc son ambassadeur de déclarer à M. de Metternich «qu'il n'engagerait point de controverse sur le sens de quelques phrases plus ou moins vagues du traité de Vienne»; il reconnaissait que «la conduite turbulente d'un certain nombre de réfugiés polonais à Cracovie autorisait les cours voisines à exiger que ce loyer d'agitation fût dissous». Il se bornait à demander que «la ville et le territoire de la république fussent évacués promptement, et que les mesures de rigueur n'atteignissent que des hommes réellement dangereux». Quant à ceux des réfugiés qui, par leur infortune et leur caractère, méritaient quelque intérêt, il pourrait consentir à les recevoir en France[84]. Notre modération fut d'autant plus remarquée qu'au même moment, sous le coup des interpellations irritées de son parlement, lord Palmerston proclamait à la tribune que l'occupation de Cracovie était une violation ouverte des traités. M. de Metternich se félicita fort de nous trouver si faciles. Du moment que nous ne nous associions pas aux protestations de l'Angleterre, il pouvait les négliger et même y répondre de haut. Il nous déclara «n'avoir rien de plus à cœur que la prompte évacuation de la république», sans fixer du reste aucun délai précis, et nous promit quelque adoucissement dans les mesures d'exécution[85]. Pendant ce temps, les puissances se trouvaient à l'aise pour mener à fin leur entreprise: elles expulsèrent tous les réfugiés, et ne commencèrent à retirer leurs troupes qu'après avoir terminé à Cracovie tout ce qu'elles avaient dessein d'y faire. Encore l'évacuation ne fut-elle pas complète et y laissa-t-on une petite garnison autrichienne. Au parlement français, ceux qui eussent été le plus disposés à réclamer pour les Polonais, étaient en même temps les plus désireux de ne pas causer d'embarras à M. Thiers: ils se turent; ou du moins la question ne fut soulevée qu'en juin, lors de la discussion du budget: alors tout paraissait à peu près fini, et le ministre se tira facilement d'affaire[86].
III
La direction nouvelle donnée par M. Thiers à la diplomatie de la monarchie de 1830 apparut mieux encore dans les rapports avec la Confédération helvétique. Pour bien comprendre cette question qui devait, jusqu'en 1848, occuper souvent le gouvernement français, il convient de revenir un peu en arrière. La Suisse était un des pays où le contre-coup des événements de Juillet s'était le plus fait sentir. Dans plusieurs cantons, des révolutions avaient aussitôt violemment renversé les constitutions aristocratiques établies après 1815. À ces révolutions locales se joignit bientôt, en 1831 et 1832, une agitation pour la réforme du pacte fédéral. La constitution d'un gouvernement central, en état de jouer un rôle actif au dehors et d'imposer au dedans sa volonté aux cantons, était depuis longtemps le premier article du programme radical. Pendant la première révolution française, par l'effet de la contagion, la Suisse avait été transformée en république une et indivisible. C'était faire violence à la tradition historique, au génie de la race et même à la nature des lieux. Aussi, en 1803, les populations reçurent-elles comme un bienfait l'Acte de médiation par lequel Napoléon Ier rétablit l'indépendance des cantons et organisa la Confédération helvétique. Le pacte fédéral, décrété, en 1815, par le congrès de Vienne, était, à peu de chose près, fondé sur les mêmes principes. Si peu heureuse qu'eût été la première expérience du régime unitaire, le parti radical refit campagne dans ce sens aussitôt après 1830. Il fut appuyé, dans une certaine mesure, par les libéraux, qui, sans vouloir détruire complétement l'autonomie cantonale, cherchaient à augmenter notablement les attributions du gouvernement fédéral; leur prétention était de transformer la Suisse, jusqu'alors confédération d'États, en un État confédéré[87]. Au moyen de ce pouvoir central fortifié, ils comptaient imposer les réformes démocratiques à certains cantons demeurés fidèles aux vieilles idées.
Les puissances, qui déjà n'avaient pas vu sans déplaisir les révolutions cantonales, s'émurent plus encore de ce projet de révolution fédérale. Une Suisse unitaire et radicale leur paraissait devoir changer, à leur détriment, les conditions de l'équilibre et de la sécurité de l'Europe, M. de Metternich, plus que tout autre, attentif à ce qui se passait de ce côté, s'inquiétait d'un tel voisinage pour les possessions italiennes de l'Autriche. Le roi de Prusse avait un intérêt particulier à la question, étant demeuré, par une combinaison bizarre, souverain du canton de Neuchâtel, qui cependant faisait partie de la Confédération. Quant au Czar, il prétendait continuer, à l'égard de la petite république, le rôle de protecteur et surtout de surveillant qu'avait assumé Alexandre après 1814. Enfin tous, et avec eux le gouvernement anglais[88], soutenaient que le pacte fédéral, sanctionné par l'Europe, en 1815, ne pouvait être modifié sans son aveu; qu'il était la condition essentielle de l'indépendance et de la neutralité alors garanties par les puissances signataires du traité de Vienne. Des remontrances furent donc adressées à la Suisse, et, pour les appuyer, la plus proche intéressée, l'Autriche, ordonna quelques concentrations de troupes sur sa frontière.
La France de Juillet, sans trop se demander si, dans l'agitation unitaire, il n'y avait pas plus de passion de secte que d'esprit de liberté, se crut d'abord tenue à protéger ce mouvement né de sa propre révolution. Il lui semblait que les mêmes raisons qui lui faisaient soutenir les patriotes de Bruxelles ne lui permettaient pas d'abandonner les radicaux de Berne. N'était-ce pas d'ailleurs une façon d'augmenter sa clientèle en Europe, de faire une recrue pour la ligue libérale qu'elle rêvait d'opposer à la coalition des puissances absolutistes? Et puis, ne fallait-il pas avant tout faire échec à l'influence autrichienne qui prétendait s'exercer en maîtresse jusque sur nos frontières? Ces considérations parurent décisives à Casimir Périer et au duc de Broglie[89]. Ils ne se contentèrent pas de proclamer que la Suisse était, avec la Belgique et le Piémont, l'un des pays où ils ne toléreraient jamais l'intervention d'une puissance étrangère; notre ambassadeur, le marquis de Rumigny, pensa suivre ses instructions en soutenant, ouvertement et souvent même avec un zèle un peu intempérant, le mouvement de réforme fédérale. Sentant la France derrière lui, le gouvernement helvétique répondit d'assez haut aux puissances, revendiqua le droit de régler à sa guise sa constitution intérieure, et fit même mine de mettre la main sur la garde de son épée, en appelant sous les drapeaux une partie de son armée. Notre attitude avait peut-être préservé la Suisse d'une intervention européenne; mais elle ne parvint pas à triompher de l'attachement des cantons pour leur indépendance; malgré l'appui de notre ambassadeur, la révision, discutée dans deux diètes successives, ne put aboutir (1833).
À cette question constitutionnelle s'en joignit bientôt une autre qui touchait plus encore les autres puissances. La Suisse était devenue, à la suite des insurrections avortées ou réprimées dans divers pays d'Europe, l'asile des pires réfugiés. Ceux-ci, protégés par les radicaux indigènes, conspiraient ouvertement contre les gouvernements voisins. Ils ne s'en tenaient pas à des menaces en l'air. En janvier 1834, une expédition armée, préparée par Mazzini, tenta, sans succès il est vrai, d'envahir le Piémont. Peu après, la main des mêmes réfugiés fut visible dans les insurrections de Lyon et de Paris. Tous les États étaient menacés par eux. Au mois d'avril 1834, ils s'étaient constitués en Jeune France, Jeune Italie, Jeune Allemagne, Jeune Pologne, fractions diverses de la Jeune Europe. Il s'y joignit bientôt une Jeune Suisse qui devait s'emparer du pouvoir fédéral, afin de le mettre au service de la révolution universelle. Chose étrange de voir cette nation, autrefois si exclusivement renfermée dans le soin de ses propres affaires, si ombrageuse et si méfiante à l'égard de l'étranger, se livrer aux démagogues cosmopolites, débarqués de la veille sur son sol. Elle les laissait non-seulement la compromettre par leurs attentats contre les autres gouvernements, mais expérimenter sur elle les théories subversives qu'ils n'avaient pu faire triompher dans leurs propres pays. On eût dit que la Suisse n'existait plus que pour les réfugiés, pour être leur asile, leur domaine et aussi leur instrument.
L'Autriche, dont la police avait suivi de près cette agitation, entreprit, en 1834, pour obtenir l'expulsion des réfugiés, une croisade diplomatique, où elle fut secondée par la Russie, la Prusse, les États de l'Allemagne du Sud, le Piémont et le royaume de Naples. Seules la France et l'Angleterre refusèrent de s'y associer. Ce ne pouvait être, de notre part, sympathie pour des hommes qui, au même moment, fomentaient chez nous la révolte et même l'assassinat. Mais l'intérêt de ne pas laisser s'exercer à nos portes l'ingérence autrichienne l'emporta sur toute autre considération. Le duc de Broglie, alors ministre, écrivait, le 19 février 1834, à M. de Sainte-Aulaire, qui eût désiré voir le gouvernement français se rapprocher, sur cette question, du cabinet de Vienne: «L'influence que nous exerçons en Suisse tient précisément à ce qu'on nous y considère comme des protecteurs éventuels contre les exigences de quelques gouvernements.» Peu après, M. de Rigny déclarait aussi aux autorités fédérales que «la protection de la France ne leur manquerait pas contre quiconque voudrait attenter à leur indépendance[90]». En même temps, notre ambassadeur, M. de Rumigny, appuyait ouvertement, en Suisse, les défenseurs des réfugiés, et incitait la diète à repousser les demandes des puissances.
L'Autriche n'avait été qu'à moitié fâchée de notre refus: elle se flattait de réussir sans nous et par suite contre nous. Sa campagne fut vivement conduite; des notes très-roides menacèrent la Suisse, si elle ne cédait, du blocus de toutes ses frontières, sauf du côté de la France. Sous cette pression, et malgré notre ambassadeur, la diète finit par adopter une déclaration contre les réfugiés (1834). M. de Metternich triompha, pendant que M. de Rumigny ne dissimulait pas son désappointement. À Vienne, cependant, on ne tarda pas à s'apercevoir que le succès remporté était plus apparent que réel. En effet, la diète n'avait voté qu'une invitation aux autorités locales de prendre des mesures contre les réfugiés, invitation qui n'emportait pas contrainte et à laquelle résistèrent quelques-uns des cantons, entre autres celui de Berne, où était le principal centre révolutionnaire. Force fut donc à l'Autriche de reprendre son action diplomatique contre les autorités bernoises, qui finirent par céder (1835).
C'est vers la fin de cette année 1835 qu'on commence à entrevoir une modification dans les tendances de la politique française en Suisse. Louis-Philippe aimait ce pays où lui aussi avait trouvé autrefois asile; mais il se faisait moins illusion que quelques-uns de ses ministres sur les périls du radicalisme. «Beau pays, disait-il plus tard à M. Guizot, et bon peuple! vaillant, laborieux, économe; un fond de traditions et d'habitudes fortes et honnêtes. Mais ils sont bien malades; l'esprit radical les travaille; ils ne se contentent pas d'être libres et tranquilles; ils ont des ambitions de grand État, des fantaisies systématiques de nouveau gouvernement. Dans mes jours de mauvaise fortune, j'ai trouvé chez eux la meilleure hospitalité; tout en en jouissant, je voyais bien à regret fermenter parmi eux des idées, des passions, des projets de révolution analogue à la nôtre, et qui ne pouvaient manquer d'attirer sur eux, d'abord la guerre civile, puis la guerre étrangère[91].» En outre, le Roi, bien loin de chercher les occasions de faire échec aux puissances continentales, désirait au contraire s'en rapprocher. Fallait-il d'ailleurs s'étonner qu'il se sentît peu encouragé à continuer sa protection aux complices de ses assassins? Chaque jour donc, il avait plus de doute sur la politique jusqu'alors suivie en Suisse par son gouvernement, et tâchait de la faire modifier. Il ne s'en cachait pas aux ambassadeurs étrangers[92]. Il finit même par obtenir de M. de Broglie qu'il remplaçât, à l'ambassade de Berne, M. de Rumigny, trop compromis avec les radicaux, par M. de Montebello, dont les sympathies étaient tout opposées.
Tel était l'état des choses, quand M. Thiers arriva au pouvoir. Aussitôt, il s'engagea résolûment dans la direction nouvelle que le Roi avait indiquée. Il ne voulut pas sans doute agir de concert avec les puissances, comme le lui demandait M. de Metternich[93]; seulement, pour ne pas avoir l'air de suivre l'Autriche, il la dépassa. Il demanda, plus haut et plus rudement qu'elle, l'expulsion des réfugiés, sans s'inquiéter de n'être plus suivi par le gouvernement anglais qui déclarait, à la Chambre des communes, «n'être pour rien en cette affaire». M. Thiers écrivait, le 26 avril 1836, à M. de Montebello: «La faction radicale se montre d'autant plus entreprenante qu'elle s'imagine qu'en dépit de ses excès et des complications où sa conduite pourrait entraîner la Suisse, la France, qui voit dans ce pays un boulevard du coté de l'est, se trouverait engagée, par son propre intérêt, à le défendre contre toute action hostile ou répressive de l'étranger. C'est une illusion qu'il importe de détruire... Le parti radical est insensé de croire qu'il y ait possibilité pour lui de s'établir en Suisse d'une manière solide et durable, lorsque, partout ailleurs, ses adhérents en sont réduits à n'oser lever la tête... Quand, en France, les factions sont terrassées, quand le pouvoir y est fermement dirigé dans le sens de l'ordre et de la modération, il est ridicule de penser qu'un petit pays comme la Suisse puisse, entre les mains d'une poignée d'agitateurs, remuer à son gré le reste de l'Europe...» Et quelques semaines plus tard, le 7 juin 1836, M. Thiers déclarait ne pas vouloir souffrir que, «contrairement à tout principe de justice et de droit international, la Suisse devînt un foyer d'agitation révolutionnaire, un lieu de rassemblement pour les factieux de tous les pays, quand partout la Révolution, terrassée au profit de l'ordre, est impuissante et réduite à n'oser relever la tête[94]».
Les autorités fédérales essayèrent d'abord de satisfaire la France par une déclaration analogue à celle dont s'était contentée l'Autriche en 1834: cette déclaration «engageait, de la manière la plus pressante, les gouvernements cantonaux à faire arrêter et à tenir à la disposition du pouvoir central les réfugiés les plus dangereux»; mais on n'y ajoutait pas le conclusum qui eût dû être voté par la diète pour imposer la mesure aux cantons. M. Thiers insista vivement pour obtenir ce conclusum, et il fit adresser, le 18 juillet, au gouvernement suisse, une note sévère qui se terminait ainsi: «Le Directoire comprendra sans doute que, si les gages que l'Europe attend de lui devaient se borner à des déclarations, sans qu'aucun moyen de coercition vînt les appuyer au besoin, les puissances intéressées à ce qu'il n'en soit pas ainsi seraient pleinement en droit de ne plus compter que sur elles-mêmes, pour faire justice des réfugiés qui conspirent en Suisse contre leur tranquillité et pour mettre un terme à la tolérance dont ces incorrigibles ennemis du repos des gouvernements continueraient à être l'objet. Il n'est pas moins évident que la France n'aurait plus qu'à pourvoir, dans le même but, en ce qui la concerne, à ce que lui prescrirait l'intérêt non moins légitime de sa propre sécurité.» Charmée de rencontrer, dans notre ministre, un chef de file si résolu et si inattendu, les puissances continentales lui envoyèrent aussitôt leurs vives félicitations et donnèrent ordre à leurs agents à Berne d'appuyer la démarche de l'ambassadeur français. M. de Metternich complimentait, non sans quelque ironie, M. de Sainte-Aulaire sur notre conversion si soudaine, et il témoignait même quelque inquiétude que notre fougueux ministre n'eût dépassé la mesure[95]. M. de Nesselrode rendait hommage à la «manière sage et salutaire dont nous exercions notre influence[96]». Chez les radicaux suisses, nos clients de la veille, la surprise, la colère furent extrêmes. Les journaux, les clubs éclatèrent en invectives enflammées contre le gouvernement français, et sommèrent les autorités fédérales d'exiger le renvoi de M. de Montebello. M. Thiers, ne se laissant pas arrêter par ces clameurs, ordonna à son ambassadeur d'être plus pressant encore. «Il faut, dit-il, faire entendre à la Suisse un langage franc, quoique dur. Si elle n'écoute pas nos conseils, elle peut se considérer comme brouillée avec la France, et sa résistance sera immédiatement suivie d'un blocus hermétique.» Ainsi pressée, la diète finit par céder, et vota, le 11 août, le conclusum exigé.
La question des réfugiés n'était pas la seule qui eût occupé M. Thiers. Le territoire de Porrentruy avait été, en 1815, détaché de la France et réuni au canton de Berne, sous la condition expresse que les habitants ne seraient point troublés dans l'exercice du culte catholique. M. Thiers, continuant du reste sur ce point ce qu'avait commencé avant lui le duc de Broglie, estima que cette clause lui donnait le droit de réclamer contre l'espèce de constitution civile que les autorités bernoises avaient prétendu imposer au clergé de cette région. Dès mars 1836, il leur rappela que, «dans la religion catholique, la discipline ecclésiastique ne pouvait être régulièrement changée qu'en s'entendant avec le Saint-Siége», et déclara que l'honneur de la France était intéressé à ne pas souffrir qu'il fût porté atteinte à des droits garantis par elle. Le gouvernement bernois fut obligé de reconnaître la justesse de cette thèse et de renoncer, au moins pour le moment, aux mesures qu'il avait prises: succès qui nous valut «les plus vives félicitations[97]» de l'Autriche et de la Prusse.
Ces diverses contestations ne furent pas sans laisser entre les deux pays des relations singulièrement aigries et tendues. Les Suisses se prétendaient atteints dans leur indépendance et juraient de défendre, comme autrefois à Sempach et à Morgarten, leur liberté menacée. Le gouvernement français, naguère si populaire parmi eux, était maudit. Nos journaux de gauche faisaient écho aux menaces et aux injures des radicaux de Berne et de Zurich. À les entendre, le ministère avait méconnu les traditions de la politique de Juillet, trahi ses devoirs de gouvernement libéral, pour se mettre à la remorque de la Sainte-Alliance et se faire la «maréchaussée des rois absolus». Polémiques singulièrement violentes auxquelles l'affaire de l'espion Conseil, désagréable épilogue de ce conflit, vint fournir un nouvel aliment.
Les menées des réfugiés en Suisse, les complots qui s'y tramaient si librement contre la vie même de Louis-Philippe, avaient obligé le gouvernement français à y entretenir une police secrète: c'était une mesure de légitime défense sur l'emploi de laquelle il eût été niais d'éprouver quelque scrupule; seulement, en semblable matière, les gouvernements ont toujours tort quand ils sont maladroits. Peu après l'attentat d'Alibaud, un agent, nommé Conseil, avait été envoyé à Berne, avec mission de gagner la confiance des réfugiés les plus dangereux et de découvrir ainsi s'il se préparait quelque nouveau crime. Il devait en outre se conduire de façon à justifier une demande d'expulsion qui serait adressée au gouvernement fédéral en temps opportun; il pourrait ainsi suivre les réfugiés dans leur nouvel asile, en Angleterre probablement, et continuer sa surveillance. En effet, le 19 juillet 1836, sur l'invitation de M. de Montalivet, M. Thiers, qu'on n'avait pas mis dans la confidence de cette manœuvre de police, faisait demander au directoire fédéral l'expulsion du «sieur Conseil, réfugié politique en Suisse». Tandis que cette demande était examinée, Conseil agissait avec tant de sottise et de lâcheté, qu'il se laissait arracher par des réfugiés le secret de son véritable rôle; non content de leur livrer ses papiers, il les complétait par un récit détaillé de ses rapports avec le gouvernement français, et il affirmait même que l'ambassade de France à Berne venait de lui remettre tout récemment un passe-port avec un faux nom et une fausse date. Les réfugiés, fort empressés à se porter à leur tour accusateurs contre le gouvernement qui les accusait naguère, livrèrent Conseil avec ses papiers et ses révélations au directoire fédéral. Celui-ci, bien loin d'étouffer le scandale, sembla s'attacher à lui donner plus de retentissement: acceptant la dénonciation des réfugiés, il la soumit à la diète, qui chargea une commission de faire une enquête et un rapport; croyait-il trouver là une revanche de la mortification diplomatique que le gouvernement français venait de lui faire subir? Si M. Thiers avait été au courant du vrai caractère de Conseil, peut-être eût-il su, au premier bruit, prendre des mesures pour arrêter l'affaire; mais, dans l'ignorance étrange où on le laissait, il déclara aussitôt au chargé d'affaires de Suisse que Conseil n'appartenait pas à la police française, et qu'il ne voyait aucune raison de ménager ce vulgaire imposteur. La vérité lui fut enfin connue quand il n'était plus temps de rien empêcher: les faits avaient été livrés au public, et ils provoquaient, chez les radicaux suisses, une explosion inouïe de colère, d'injures et de menaces contre la France; à les entendre, on se fût cru à la veille d'une déclaration de guerre; l'ambassadeur de France en était réduit à prendre des précautions pour sa sécurité personnelle. Cette affaire, que M. Thiers n'eut pas le temps de terminer, devait être léguée, dans ce fâcheux état, à ses successeurs.
IV
En Espagne, depuis que M. Mendizabal avait pris le pouvoir, le 14 septembre 1835, les choses allaient de mal en pis. Toute l'influence était passée à l'Angleterre, qui, avec son esprit pratique habituel, cherchait à se faire concéder des avantages commerciaux. En même temps, champ libre était laissé à la révolution que le ministre espagnol suivait avec docilité, quand il ne la devançait pas étourdiment, s'employant à désorganiser toutes les forces monarchiques et sociales, dépouillant et persécutant le clergé, provoquant la révision du statut royal dans un sens démocratique. Les démagogues, enhardis plutôt que satisfaits, excitaient de sanglantes émeutes dans les villes de l'est et du sud, aux cris de: «Vive la Constitution de 1812!» Quant aux carlistes, soutenus par les puissances continentales, ils se maintenaient dans les provinces basques, lançaient leurs expéditions jusqu'aux portes de Madrid, et luttaient avec les «Christinos» de sauvage cruauté. Partout l'anarchie, la décomposition, et les signes d'une ruine qui semblait prochaine et fatale.
C'est dans ces conditions qu'en mars 1836, lord Palmerston, qui n'avait pas voulu de l'intervention, quand elle eût pu profiter à un gouvernement modéré, ami de la France, nous proposa brusquement une sorte d'action circonscrite et bizarrement qualifiée de translimitation. La flotte anglaise devait débarquer quelques soldats de marine pour défendre ou reprendre les places maritimes. On nous invitait de notre côté à occuper Fontarabie, le port du Passage et la vallée du Bastan. Si engagé qu'il eût été jusqu'alors dans la politique d'intervention, M. Thiers se rallia cette fois facilement au sentiment contraire du Roi et des autres ministres. Par une dépêche en date du 18 mars 1836, il déclina formellement la proposition de lord Palmerston, qui en fut irrité. Mais le ministre français n'était pas disposé à s'inquiéter beaucoup de cette irritation. Sa préoccupation principale était de se mettre en bons termes avec les puissances continentales. Il avait soin de se faire auprès d'elles un titre de son refus. «J'ai dit au comte Apponyi, écrivait-il, le 3 mai, à l'ambassadeur français à Vienne, que nous ne songions pas à intervenir en Espagne. Je l'ai dit, et c'est la vérité pure. Nous n'y pensons pas du tout. Pour abréger une guerre qui sera un long va-et-vient et qui ne peut aboutir au triomphe de don Carlos, nous n'irons pas compliquer la politique européenne. Je serais plus porté qu'un autre à cette opération; mais le Roi et les Chambres n'en veulent à aucun prix, et je ne puis pas, contre tout le monde, faire une chose d'ailleurs fort contestable... L'Angleterre y avait pensé, nous l'avons calmée. Dites de cela ce qui sera utile. Parlez du présent, laissez l'avenir libre, mais éloignez cet avenir qui en effet l'est beaucoup[98].»
M. Thiers faisait plus encore pour témoigner aux puissances de son désir d'entente. Un jour, sans aucun préliminaire, sans avoir pris les ordres du Roi, il arrivait chez le comte Apponyi, lui faisait jurer un secret inviolable et lui remettait un papier sur lequel étaient écrits de sa main quatre articles, portant: 1o abdication de don Carlos en faveur de son fils aîné; 2o mariage de celui-ci avec Isabelle, le jeune prince devant être roi et non pas seulement mari de la Reine; 3o le Statuto reale, ou toute autre charte constitutionnelle, garanti à l'Espagne; 4o régence de la reine Christine. Informé de cette démarche, Louis-Philippe blâma son ministre de s'être ainsi avancé, sans s'être entendu avec l'Angleterre, fort ombrageuse en cette matière, et d'avoir si légèrement laissé à l'ambassadeur un écrit de sa main. Un peu penaud, M. Thiers courut redemander son papier au comte Apponyi. Celui-ci le lui rendit avec une grande bonhomie, non sans aviser en même temps M. de Metternich. Le chancelier devait goûter le principe de la transaction; il répétait souvent que, dans une guerre civile, quand les deux principes sont mâle et femelle, il n'y avait rien de mieux que de les marier ensemble. Seulement quelques-unes des conditions ne lui plaisaient pas, entre autres celle qui maintenait la régence aux mains de la reine Christine; il fit des objections. En même temps, il eut soin de raconter à l'ambassadeur anglais à Vienne l'offre que lui faisait M. Thiers. Lord Palmerston, dont la méfiance n'avait pas besoin d'être excitée, fut donc informé que nous cherchions à nous entendre à son insu avec l'Autriche[99]. Est-ce pour cela qu'il accusait alors partout Louis-Philippe de vouloir abandonner la cause d'Isabelle?
Tant de gages ainsi donnés, dans les affaires de Cracovie, de Suisse, d'Espagne, ne laissaient pas indifférentes les deux grandes puissances allemandes. Sans oublier complétement M. Thiers, c'était surtout au Roi qu'elles savaient gré de ce changement. À Berlin, le ministre dirigeant, M. Ancillon, ne tarissait pas, dans ses dépêches, sur les «intentions droites», le «tact exquis» et le «coup d'œil politique» de Louis-Philippe. «Sa sagesse, disait-il, son habileté, les principes conservateurs qu'il adopte pour se conserver lui-même, sont aujourd'hui les meilleurs garants que l'Europe puisse avoir du maintien de la paix et de l'ordre.» Le ministre prussien prenait au besoin, auprès du Czar, la défense du roi des Français et le présentait comme étant lassé de l'alliance anglaise. «Cette alliance monstrueuse entre deux puissances essentiellement rivales, ajoutait-il, a été conclue sous l'empire de circonstances que Louis-Philippe tâche d'effacer de plus en plus, mais qu'il ne peut pas attaquer de front. Nous ne croyons pas nous tromper en disant qu'il porte impatiemment le joug pesant de l'alliance anglaise, et qu'il serait heureux de trouver l'occasion de la secouer[100].» Quant à M. de Metternich, il appelait Louis-Philippe «la première nécessité de l'époque et la seule ancre de salut». Annonçant à l'ambassadeur de France qu'il remettait ses troupes sur le pied de paix, et réduisait son armée d'Italie de 60,000 hommes à 20,000, il ajoutait: «Une telle mesure, prise par un cabinet connu pour sa prudence, est un bel hommage rendu à la politique de votre roi. L'Autriche a armé en 1830, elle désarme en 1836. Dans un cas comme dans l'autre, l'état de la France a motivé ses résolutions. Mesurez à cette échelle les progrès de notre confiance, et croyez qu'elle vous est désormais acquise. Oui, nous comptons sur votre sagesse; elle nous rassure sur les conséquences de la révolution de 1830. La détestable politique de la branche aînée des Bourbons perdait l'Europe; nous espérons que celle de Louis-Philippe la sauvera[101].» Aussi le chancelier se sentait-il encouragé à continuer à l'égard du roi des Français le rôle de conseiller, de professeur de politique conservatrice, qu'il avait commencé à prendre en 1834 et 1835. Plus que jamais il s'inquiétait et s'enquérait des affaires de France, comme s'il en avait la direction; lisait les journaux de Paris, même le Charivari; donnait son avis sur les détails de notre politique intérieure; poussait Louis-Philippe à «avancer d'un pas ferme»; l'incitait, ce qui ne devait pas déplaire au prince, à gouverner lui-même, sans s'effacer derrière la prétendue «autorité ministérielle»[102]. Ces conseils étaient mêlés de compliments à l'adresse du Roi: «Veuillez le remercier, écrivait M. de Metternich, de la constance qu'il met à ne pas sortir de la ligne de conduite qu'il s'est prescrite; ces remercîments doivent lui être adressés par tous les esprits non prévenus et par les cœurs droits[103].»
Les gouvernements du continent ne se contentaient pas de ces éloges à huis clos. Le 1er mai 1836, jour de la fête de Louis-Philippe, le comte Apponyi, apportant solennellement au prince les vœux du corps diplomatique, s'exprimait en ces termes qui sortaient de la banalité ordinaire de ces sortes d'allocutions: «L'Europe, témoin de la marche sage et éclairée que suit le gouvernement de Votre Majesté, s'applaudit de l'ordre et de la prospérité dont la France lui est redevable; elle y voit en même temps, avec confiance, un gage de la paix générale..... Ce bienfait est étroitement lié à la conservation des jours précieux de Votre Majesté[104].» Quel changement pour qui se rappelait l'attitude et le langage des cours d'Europe, au lendemain de la révolution de Juillet!
V
Cette politique extérieure, un peu en réaction contre ce qu'on eût pu appeler la politique de 1830, n'étonne pas de la part de Louis-Philippe; depuis longtemps, ce prince voyait, dans le rapprochement avec les puissances continentales, le complément au dehors de l'œuvre entreprise au dedans pour dégager la nouvelle monarchie de son origine révolutionnaire. Elle étonne davantage de la part de M. Thiers, si soigneux, alors même qu'il résistait au parti du désordre et de la guerre, de se poser en homme de Juillet et de flatter le sentiment «national». Le président du conseil allait évidemment au rebours de ses tendances naturelles et risquait quelque chose de sa popularité. Ce devait être en vue d'un avantage notable. Lequel?
M. Thiers poursuivait en effet un dessein dont il attendait beaucoup pour la France, pour la monarchie et pour lui-même: il prétendait rompre avec éclat le blocus matrimonial établi autour de la dynastie nouvelle par les influences légitimistes, et aller chercher la femme du jeune duc d'Orléans au cœur même de la vieille Europe, dans la famille impériale d'Autriche. C'eût été du coup remettre la royauté de Juillet, encore contestée et dédaignée, au rang des autres royautés, et lui donner ainsi plus de prestige à l'intérieur, plus de crédit et de liberté diplomatiques à l'extérieur. N'y avait-il pas là, d'ailleurs, de quoi séduire l'imagination mobile du jeune ministre, imagination si curieuse d'étonner les autres et de s'amuser elle-même, en jouant des rôles nouveaux et imprévus? Après avoir été le premier à proposer, et à faire accepter au peuple des barricades, le roi des Français, M. Thiers ne devait-il pas trouver piquant d'être le premier à le faire rentrer en grâce auprès des dynasties d'ancien régime? Ne se mettrait-il pas ainsi hors de pair parmi les ministres de Louis-Philippe? Ne se créerait-il pas des titres exceptionnels, et en quelque sorte perpétuels, à la faveur, à la reconnaissance du Roi et de son héritier?... Quoi qu'il en soit de ces divers motifs, le président du conseil s'était lancé dans cette entreprise matrimoniale avec sa vivacité accoutumée; elle était devenue sa préoccupation principale, et il y avait subordonné toute sa politique étrangère. Malgré l'échec auquel elle devait aboutir, on pourrait même dire à cause de cet échec, cette tentative a mis dans un jour curieux les sentiments que conservaient encore les cours du continent à l'égard du gouvernement de Juillet. Il n'est donc pas sans intérêt de s'y arrêter un moment[105].
On s'imaginerait difficilement un prince plus séduisant et plus brillant que ne l'était alors le jeune duc d'Orléans. Grand, élancé, d'une figure charmante, d'une élégance suprême, excellant à tous les exercices du corps en même temps que distingué dans les travaux de l'esprit, brave au feu et galant auprès des dames, c'était, comme on a dit de lui, «le Français dans la plus aimable acception du mot[106]». Français, il l'était surtout par un patriotisme ardent, impétueux même, qui possédait toute son âme, jamais plus heureux que quand on lui permettait de s'exposer et de se battre pour son pays. «Il me tarde de me rapprocher de l'armée, écrivait-il un jour au prince de Joinville; comme tu le dis très-bien, c'est dans les armées que se réfugie l'esprit national; c'est là notre place, mon cher ami, à nous qui devons être les apôtres et les ministres de cette religion des cœurs généreux[107].» Tout jeune, à l'âge des plus vives impressions, il avait vu éclater la révolution de Juillet et en sortir la fortune de sa maison. Doit-on s'étonner qu'il ait d'abord épousé les idées de cette révolution avec plus d'ardeur que de sagesse, déviation passagère que l'âge et surtout l'exercice du pouvoir eussent vite corrigée? D'ailleurs, à cette recherche parfois excessive de la popularité libérale, le jeune prince joignait le sens de l'autorité personnelle, l'art de se faire respecter et obéir, dons vraiment royaux que son père lui-même ne possédait pas à un si haut degré. N'ayant pas encore vingt ans et en pleine révolution, il en avait donné des preuves remarquées[108]. Depuis lors, ce je ne sais quoi d'imposant s'était encore développé. «Bien qu'il me reçût avec une exquise politesse, a écrit de lui M. de Sainte-Aulaire, et qu'il me témoignât la déférence à laquelle mon âge et la confiance du Roi me donnaient des droits, je me sentais bien moins à l'aise avec lui qu'avec son père. On n'avait point avec le prince royal ces longues causeries que l'esprit de Louis-Philippe, si abondant et si orné, rendait toujours agréables et instructives, mais qui laissaient souvent une impression vague et un peu confuse. M. le duc d'Orléans écoutait avec attention, résumait, avec une netteté très-concise, ce que lui avait dit son interlocuteur, puis il exprimait, en quelques phrases, son avis ou ses ordres. Si l'on tentait de raisonner encore, quand son opinion était formée, son regard, toujours bienveillant, mais un peu distrait, avertissait qu'il avait autre chose à faire. Il n'aimait pas la discussion pour la discussion. Il ne cherchait pas, dans les affaires, l'amusement de son esprit, et cette différence capitale entre le Roi son père et lui était assurément toute à son avantage.» Les qualités du jeune prince étaient telles que les plus hostiles se voyaient obligés d'y rendre hommage. En 1833, il avait fait un voyage à Londres; lord Palmerston écrivait, après avoir dîné avec lui, chez M. de Talleyrand: «Le duc d'Orléans a merveilleusement gagné depuis que je l'ai vu à Paris, en octobre 1830. Il était fort bien alors; mais, depuis, il est devenu un homme. Ses agréments extérieurs se sont accrus, et il a pris les manières, la tenue qui appartiennent à sa situation; il a vraiment l'air de l'héritier présomptif d'une couronne. D'après la courte conversation que nous avons échangée, il me semble que son esprit ne s'est pas moins développé que sa personne[109].» Même impression chez des diplomates étrangers dont les sympathies étaient cependant toutes légitimistes[110]. À ne voir donc que le mérite personnel du prince et aussi l'éclat de la couronne à laquelle il semblait appelé, son mariage eût dû être facile. Mais il fallait compter avec le sentiment qu'éveillait, dans les vieilles maisons royales, le souvenir encore si présent de la révolution de 1830.
Depuis longtemps, aux Tuileries, on avait une préférence secrète pour une alliance avec la maison d'Autriche. C'était particulièrement le désir très-vif de la reine Marie-Amélie, qui se souvenait d'être petite-fille de Marie-Thérèse. Cette arrière-pensée n'avait pas été étrangère au choix fait, en 1833, du comte de Sainte-Aulaire pour l'ambassade de Vienne. Gentilhomme de race, esprit aimable et distingué, doué de ce tact supérieur que donne l'habitude du grand monde, bien vu personnellement de la haute société européenne, même de celle qui avait le plus de préventions contre les hommes et les choses de 1830, M. de Sainte-Aulaire était un parfait diplomate, si, comme il l'a écrit un jour, «la diplomatie est le savoir-vivre». En tout cas, plus que tout autre, il avait les qualités propres à la délicate mission dont il se trouvait chargé par la confiance de la famille royale. Dès 1833, au moment où il allait prendre possession de son poste, la Reine lui avait recommandé de bien étudier les quinze archiduchesses ou archiducs qui, par leur âge, pouvaient convenir à l'un de ses fils ou à l'une de ses filles. L'attention de l'ambassadeur s'était portée tout de suite sur l'archiduchesse Thérèse. Son père, l'archiduc Charles, frère de l'empereur François, homme de guerre estimé, passait pour libéral et ami de la France; elle-même, un peu chétive d'extérieur, avait, à défaut de qualités héroïques, une aimable douceur, une éducation excellente, partageait les sympathies françaises de son père, et témoignait, au sujet du duc d'Orléans, d'une curiosité bienveillante qui paraissait de bon augure. L'idée, soumise aux Tuileries, y avait plu. Un peu plus tard, M. de Sainte-Aulaire étant venu passer quelques mois à Paris, ce fut pour Louis-Philippe et Marie-Amélie l'occasion de longs entretiens avec l'ambassadeur, sur un projet qui leur devenait chaque jour plus cher. «Aussitôt que je me faisais annoncer, raconte ce dernier, le Roi quittait tout pour me recevoir; il allait chercher la Reine, et, de peur que nous ne fussions pas suffisamment à l'abri des importuns dans son cabinet, il nous conduisait dans quelque pièce éloignée dont il fermait la porte aux verrous; ensuite, il m'allait lui-même chercher un fauteuil qu'il plaçait entre le sien et celui de la Reine, voulant, disait-il, que je fusse bien à mon aise; puis il m'écoutait attentivement et me laissait parler aussi longtemps que je voulais, sans m'interrompre, ce qui, vu les habitudes de Sa Majesté, témoignait assurément de l'intérêt extraordinaire qu'il mettait à l'affaire que nous traitions. Je puis au reste rendre à ces excellentes gens (s'il m'est permis de parler avec tant de familiarité de ce qu'il y a de plus grand sur la terre), je puis leur rendre ce témoignage que jamais, dans une honnête famille de bourgeois, de bons parents ne se sont occupés de l'établissement de leurs enfants avec une tendresse plus désintéressée. La haute moralité de la famille impériale d'Autriche, le salutaire exemple de ses vertus sur les jeunes archiduchesses élevées à si bonne école, toutes les considérations morales enfin, rarement appréciées par les princes en pareil cas, déterminaient la préférence du Roi et de la Reine, et laissaient peu de place aux calculs de la politique sur les avantages d'une grande alliance.» Le duc d'Orléans se montra, au début, plus froid que ses parents. Il était trop imbu des idées de 1830 pour qu'une alliance autrichienne ne lui inspirât pas quelque répugnance. En tout cas, il voulait avant tout étudier par lui-même la jeune princesse. «Épouser une femme que je ne saurais aimer, disait-il, me marier à l'ancienne méthode, c'est à quoi je ne me résignerai jamais.»
En 1833 et au commencement de 1834, le duc de Broglie, qui dirigeait alors le ministère des affaires étrangères, s'était montré peu disposé à s'occuper de cette affaire. Très-méfiant à l'égard de l'Autriche, il pressentait un refus et ne voulait pas s'y exposer. La famille royale lui savait mauvais gré de sa réserve. À peine eut-il donné, pour la première fois, sa démission, en avril 1834, que son successeur, M. de Rigny, plus docile au désir du Roi, chargea M. de Sainte-Aulaire de sonder M. de Metternich sur l'idée d'un voyage du duc d'Orléans et du duc de Nemours à Vienne. La réponse, bien que témoignant d'un peu de surprise et d'embarras, sembla d'abord assez favorable. Mais bientôt, à mesure surtout que l'arrière-pensée matrimoniale fut plus apparente, le gouvernement autrichien laissa voir ses répugnances et finit même par n'avoir qu'une pensée, faire écarter ce que M. de Metternich appelait ce «malencontreux». voyage. La mort de François II, en mars 1835, et le deuil qui s'ensuivit, vinrent tout suspendre[111].
Louis-Philippe n'avait pas renoncé à son projet; vers la fin de la même année, il tenta d'y revenir. Il exposait ainsi à M. de Sainte-Aulaire les considérations par lesquelles il pensait qu'on pouvait agir sur le gouvernement autrichien: «Je crois bien comprendre quelle est aujourd'hui ma position à l'égard des diverses puissances de l'Europe. Chacun s'est résigné, avec plus ou moins de regret, à me voir sur le trône de France; on accepte ma royauté, mais on l'accepte viagère. Quant à mon fils, les uns s'affligent, les autres se réjouissent de son renversement à ma mort, mais tous le prévoient. L'empereur de Russie n'en fait aucun doute, et il règle sa conduite sur cette pensée; il se garde de tout rapport personnel avec moi, comme si j'étais pestiféré; il se ferait couper la main plutôt que de m'écrire: Mon frère. À mon âge, avec mon caractère, de tels procédés ont peu d'inconvénients; mais il ne faudrait pas attendre d'un jeune roi tant de philosophie. Si, au moment où mon fils montera sur le trône, il trouve les choses en cet état, une catastrophe est inévitable.» Parlant spécialement de l'Autriche, le Roi ajoutait: «Je ne cherche nullement à la séparer de la Russie; jamais je n'ai songé à me mettre entre eux pour les brouiller; je veux, au contraire, cimenter entre nous une alliance commune qui rende également impossibles et une guerre de principes et une guerre de passions. J'attache la gloire de mon règne à cette œuvre pacifique, et je ne la regarderai pas comme accomplie avant que j'aie marié mon fils. Les puissances continentales ont formé contre ma famille un blocus matrimonial; il faudrait être aveugle pour ne pas voir cette manœuvre. Qu'elles y prennent garde cependant, la popularité que je compromets à vouloir retenir l'élan national me reviendrait tout entière, si j'étais capable de me laisser aller contre elles à mon ressentiment. Encore une fois, je ne le ferai pas, mais je ne puis répondre de mon successeur; et, rappelez-le au prince de Metternich, mon cher comte, il n'a pas de temps à perdre, car ce n'est pas de vieillesse que je dois mourir.»
Pouvait-on espérer que cet appel fût entendu à la cour de Vienne? La mort de François II n'y avait pas accru nos chances: bien au contraire. Pour avoir remis, pendant plus d'un quart de siècle, à M. de Metternich une part si considérable de son autorité, le vieil empereur n'avait rien d'un Louis XIII auprès d'un Richelieu. Imposant par la longue expérience d'un règne de quarante-cinq ans, par la dignité habile dont il avait fait preuve en des fortunes très-diverses, laborieux, assidu sans apparat à ses devoirs de souverain, accessible à tous, il ne doutait pas, et l'on ne doutait pas autour de lui qu'il ne fût la loi vivante. La simplicité d'allures, la douceur paternelle de son pouvoir, ne pouvaient en dissimuler le caractère despotique. Tous, des plus petits aux plus grands, étaient prêts à lui obéir, apportant dans leur soumission une affection et un respect que justifiaient sa bonté et ses vertus. L'autorité même de M. de Metternich,—autorité si considérable que les archiducs se rangeaient sur son passage, dans les salons de la Burg, comme des caporaux devant un officier,—ne valait qu'autant qu'on y voyait une délégation de l'Empereur. Si donc François II s'était une fois converti par politique au mariage français, il eût été, mieux que tout autre, en mesure de l'imposer à la cour et à la société de Vienne. La cabale hostile, si puissante qu'elle fût, n'eût pas osé lui résister. Impossible de rien attendre de pareil de son successeur, Ferdinand Ier, qui était difforme et imbécile. Il avait succédé sans difficulté à son père, dont le prestige posthume couvrait en quelque sorte son infirmité; mais il était incapable de rien faire par lui-même[112]. L'autorité que le souverain n'exerçait plus n'était pas passée tout entière à M. de Metternich. Une puissance mystérieuse s'était élevée, devant laquelle tous s'inclinaient avec une sorte de crainte superstitieuse, et dont le chancelier prétendait n'être que l'instrument subordonné: elle s'appelait la «volonté de la famille impériale». Qu'était-ce? On eût été embarrassé de le préciser. Toutefois il était visible que l'un des facteurs les plus influents de cette «volonté» était l'archiduchesse Sophie, femme de l'archiduc François-Charles, frère de l'Empereur et héritier du trône. Or cette princesse, imbue des idées du Czar, ennemie passionnée de la France de 1830, devait repousser, non sans horreur, toute alliance avec le fils du roi de la révolution. Pouvait-on attendre de M. de Metternich que, sur une question touchant si directement la famille impériale, il entrât en lutte avec sa future souveraine? Sans doute, il désirait plaire à Louis-Philippe, lui savait gré de sa sagesse, le payait volontiers en compliments dont nous ne contestons pas la sincérité, lui offrait même de reconnaître d'avance les droits du duc d'Orléans à la succession de la couronne; mais si, encouragé par ces politesses, l'ambassadeur de France faisait une allusion même voilée au mariage: «Pour Dieu! ne parlons pas de cela, s'écriait le chancelier brusquement et comme effrayé. Rien n'est mûr, on risquerait de tout gâter en allant trop vite... Peut-être le temps amènera-t-il des changements... Je ne parle que pour aujourd'hui; mais, à coup sûr, une démarche faite aujourd'hui compromettrait des intérêts que je voudrais pouvoir servir.»
Le gouvernement français était tenu exactement au courant de ces difficultés par son ambassadeur. Celui-ci écrivait à la Reine «qu'il n'apercevait aucune chance de succès pour le mariage si vivement désiré par elle». Il déconseillait même le voyage du prince à Vienne. Un autre jour, causant avec le Roi, il lui disait moitié sérieusement, moitié en riant, que cette négociation ne pourrait réussir que si l'on faisait du mariage une question de paix ou de guerre. «Dieu me garde, ajoutait-il, de conseiller un tel parti: je ne voudrais cependant pas le condamner absolument, car, au fait, de toutes les guerres de l'histoire ancienne, la plus raisonnable m'a toujours semblé celle de Romulus contre les Sabins.»—«Voilà bien du duc de Broglie, repartit le Roi avec impatience; lui aussi m'offre de commencer, mais à condition de pousser jusqu'au bout, et d'aller, en cas de refus, jusqu'à la guerre. Ce n'est point ainsi que je l'entends.» Le duc de Broglie, en effet, rentré au ministère depuis le mois de mars 1835, avait toujours aussi peu de confiance dans le projet de mariage. Il voulait bien du voyage des princes, se prêtait volontiers à faire faire sur ce sujet des ouvertures officieuses aux puissances, et non sans succès, au moins à Berlin, mais il n'entendait pas qu'on y mêlât aucune négociation matrimoniale.
Avec M. Thiers, tout changea. La présomption du nouveau président du conseil s'imaginait volontiers que les sots rencontraient seuls des obstacles insurmontables. Il se flattait qu'en substituant partout, et notamment à Cracovie, en Suisse, même en Espagne, à la roideur «libérale» avec laquelle le duc de Broglie avait traité les puissances absolutistes, une politique plus conservatrice, plus aimable, plus prompte aux concessions, il réussirait dans l'entreprise que son prédécesseur avait jugée impossible. Encore ne consentait-il pas à attendre patiemment l'effet de ce changement de politique. Vainement, de Vienne, M. de Sainte-Aulaire lui conseillait-il de laisser le temps agir, de remettre sa demande à plus tard, il décidait d'engager l'affaire tout de suite et de l'emporter de haute lutte. Le Roi s'était laissé facilement convaincre. Il n'était pas jusqu'au duc d'Orléans qui n'entrât dans les vues du ministre. Ses premières préventions contre le mariage autrichien s'étaient évanouies; et puis, à voir les obstacles que lui opposait la cabale légitimiste, il se sentait piqué au jeu: c'était comme un défi que sa jeune vaillance avait hâte de relever, une bataille qu'il était d'autant plus impatient de livrer, qu'il savait avoir à y payer beaucoup de sa personne; justement confiant en soi, il brûlait d'aller confondre sur place, rien qu'en se montrant, les railleurs et les calomniateurs qui colportaient de lui, dans les cours d'Europe, un portrait ridicule ou odieux.
M. Thiers fit donc reprendre sans retard, à Vienne et à Berlin, les négociations déjà engagées au sujet du voyage que les ducs d'Orléans et de Nemours avaient le désir de faire dans ces deux villes. Aucune allusion n'était faite, pour le moment, à un projet de mariage. M. de Metternich apprit, sans doute avec déplaisir, une démarche qui lui paraissait dépasser cette «amitié de raison» à laquelle il estimait que la France et l'Autriche devaient se tenir; mais impossible de refuser une telle visite: il répondit donc que les voyageurs seraient reçus comme il convenait aux bons rapports des deux gouvernements et à la parenté des deux familles royales. À Berlin, l'acceptation de la visite fut beaucoup plus cordiale; seulement on n'osa la faire connaître qu'après Vienne, et encore demanda-t-on le secret, par crainte des tracasseries de Saint-Pétersbourg[113]; les fils de Louis-Philippe furent invités à assister aux manœuvres de l'armée prussienne; le ministre dirigeant, M. Ancillon, déclara que son maître «serait enchanté de pouvoir lui-même prouver aux princes l'estime qu'il portait à leur père et combien était grande son admiration pour la façon adroite et sage dont il dirigeait les affaires au milieu de si grandes difficultés[114]» Frédéric-Guillaume se montrait même disposé, quoique timidement, à aider au succès du mariage projeté[115]. Tout le monde, il est vrai, ne pensait pas de même, à la cour de Prusse: le prince royal écrivait à son confident Bunzen que la seule perspective de l'arrivée du duc d'Orléans et du duc de Nemours à Berlin le rendait «tout à fait mal à l'aise et misérable»; il ajoutait que l'accueil qui leur était préparé à Vienne «lui pesait tellement qu'il aurait voulu en pleurer[116]». De Russie, le Czar faisait écho à cette mauvaise humeur; la réception que ses deux alliés s'apprêtaient à faire aux fils du Roi de 1830 lui paraissait un triste signe des temps[117].
Le 2 mai 1836, les princes se mirent en route. Le duc d'Orléans se rendait compte de la gravité de sa démarche: il écrivait, en partant, au maréchal Soult: «Je compte que votre bienveillant intérêt me suivra dans cette circonstance importante de ma vie. Si je puis, en restant toujours l'homme de la France et en écartant avec soin tout ce qui pourrait ressembler à une concession et à une justification, si je puis inspirer la confiance que ma manière d'entendre les intérêts nationaux est compatible avec le repos et avec les besoins de l'Europe, j'aurai fait un grand pas pour mon avenir[118].»
Les jeunes voyageurs commencèrent par Berlin, où ils conquirent tout de suite la sympathie du souverain et de la foule. Ce fut un «véritable triomphe», dit un historien prussien[119]. En recevant les fils de Louis-Philippe, le vieux Frédéric-Guillaume «s'étendit en éloges sur la sagesse de leur père, parla des services qu'il avait rendus à l'Europe, protesta de son affection et de son estime pour ce souverain[120]». M. Ancillon disait à l'ambassadeur de France: «Si vos princes ne sont pas ingrats, ils doivent nous aimer un peu, car nous les aimons beaucoup. Il n'y a qu'une voix sur leur compte.» Le prince Wittgenstein disait de son côté: «Jamais je n'ai vu produire à Berlin un effet comme celui que produisent vos princes. Le Roi est enchanté. Il est impossible d'être mieux que ces jeunes gens. On voit qu'ils sont princes et qu'ils ont été élevés pour être des hommes. Leur tact naturel est infaillible, leur tenue parfaite. Sur un terrain nouveau et inconnu, ils n'ont pas bronché une fois. Aussi tout le monde est content. L'effet politique est complet. Ce voyage est un heureux événement qui tournera au bien de tous.» Après avoir rapporté ces propos, M. Bresson ajoutait: «Le Roi est véritablement sous le charme, et jamais je n'ai prévu ce que je vois de mes yeux. Nous vivrons ici longtemps sur l'effet de ce voyage[121].» Pour confirmer son bon témoignage, M. Ancillon avait déclaré que «les mécontents eux-mêmes étaient réduits au silence». En effet, le prince Guillaume, bien que du parti moscovite à la cour de Berlin, écrivait à sa sœur, l'impératrice de Russie: «Le duc d'Orléans nous a tous subjugués[122].»
Heureux début: toutefois la bataille décisive n'était pas là; elle devait se livrer à Vienne. M. de Sainte-Aulaire y avait bien préparé le terrain, faisant preuve, dans le règlement préalable des détails de la réception, d'autant de prévoyance que de fermeté, déjouant les mauvais vouloirs qui se cachaient derrière des prétentions d'étiquette, tenant la main à ce que le fils de Louis-Philippe fût reçu comme l'aurait été «le grand dauphin, fils de Louis XIV». Bien que sorti assez heureusement de ces premières difficultés, l'ambassadeur n'en eût pas moins été d'avis que, pour cette fois, le duc d'Orléans se contentât de voir et d'être vu, et que les ouvertures expresses de mariage fussent renvoyées à plus tard. Mais tel n'était pas le sentiment du Roi, ni celui de M. Thiers, qui écrivait à M. de Sainte-Aulaire: «Vos idées d'ajournement, d'insinuations indirectes, ne sont que faiblesse et niaiserie. Il faut aborder de telles affaires de front, livrer la bataille avec toutes ses forces et compromettre hardiment le cabinet, afin que les conséquences du refus soient mieux comprises.» Quant au duc d'Orléans, il était peut-être plus impatient encore: il déclarait, de la façon la plus nette, «qu'il venait à Vienne demander une archiduchesse en mariage, et qu'il entendait en rapporter un consentement ou un refus». L'ambassadeur n'avait donc plus qu'à servir de son mieux un dessein dont le succès immédiat ne lui paraissait guère possible.
Les princes arrivèrent à Vienne le 29 mai. Charmants auprès des femmes, sérieux avec les hommes d'État, à leur aise dans les défilés de l'étiquette, adroits et hardis aux exercices du corps, pleins de bonne grâce avec la foule, ils plurent à tous. Avec un désintéressement touchant, le jeune duc de Nemours s'effaçait derrière son frère aîné pour laisser celui-ci seul en pleine lumière[123]. Les plus hostiles, comme la princesse de Metternich et même l'archiduchesse Sophie, se voyaient obligés de reconnaître le mérite des fils de Louis-Philippe et de constater leur succès[124]. L'ambassadeur de Russie écrivait à son gouvernement que ce succès, auprès de la haute et surtout de la féminine aristocratie, avait été au delà de ce qu'il avait prévu[125].
La maison de l'archiduc Charles n'était pas celle où l'on montrait le moins de sympathie pour les princes français. Quand ceux-ci vinrent y faire visite, l'archiduchesse Thérèse, bien qu'un peu embarrassée, laissa voir, non sans une grâce naïve, son désir de plaire. Le duc d'Orléans, fidèle à sa résolution de mener les choses vivement, prit le parti de faire tout de suite sa demande au père de la princesse. La réponse de l'archiduc fut émue et affectueuse; il ne prévoyait pas d'obstacle du côté de sa fille, mais en prévoyait de grands de la part de M. de Metternich, qui voulait marier l'archiduchesse au roi de Naples. «Malheureusement, ajoutait-il, le chancelier dispose du nom de l'Empereur, et ce nom seul suffit pour commander et obtenir l'obéissance de toute la famille impériale.» L'archiduc ne niait pas l'imbécillité du souverain, mais il répétait toujours: «Comment faire, si M. de Metternich dit que l'Empereur ne veut pas?» Il fut convenu que l'ambassadeur de France ferait une démarche officielle auprès du chancelier d'État; l'archiduc promit de l'appuyer, tout en demandant au duc d'Orléans de tenir secret ce qui s'était passé entre eux: à la seule pensée que M. de Metternich pourrait le savoir, ce prince, qui s'était illustré dans les grandes guerres du commencement du siècle, s'écriait tout tremblant: «Que deviendraient mes six enfants?» M. de Sainte-Aulaire se rendit donc chez M. de Metternich. Celui-ci essaya d'abord de gagner du temps; mais, serré de près par l'ambassadeur, qui demandait un oui ou un non, il déclara que la réponse dépendait de la «famille impériale», sans préciser du reste ce que couvrait ce mot: quant à lui, moins que jamais il avait envie de se compromettre dans cette affaire domestique; il ne promettait même pas de plaider la cause du duc d'Orléans; tout au plus était-il disposé à exprimer l'avis «qu'aucune raison à lui connue ne s'opposait péremptoirement au mariage».
Pendant ce temps, l'archiduc Charles informait les siens de la demande du duc d'Orléans: l'archiduchesse Thérèse s'en montra très-satisfaite; ses frères éclatèrent en transports de joie[126]. L'archiduc s'enhardit alors à parler de l'affaire au seul prince qui eût part au gouvernement, à l'archiduc Louis. Celui-ci déclara aussitôt que la volonté irrévocable de l'Empereur était opposée à ce mariage, et que la jeune princesse devait épouser le roi de Naples. Le pauvre archiduc Charles ne trouva à peu près rien à répondre et revint tristement raconter aux siens son insuccès[127]. À cette nouvelle, l'archiduchesse Thérèse se trouve mal; revenue de son évanouissement, elle déclare avec larmes «que c'est le duc d'Orléans qu'elle veut pour mari, et qu'elle n'en acceptera pas d'autre». Son frère, l'archiduc Albert, l'encourage dans ses sentiments et supplie son père de tenter un effort auprès de l'Empereur. Ces scènes de famille se répètent pendant la nuit et la journée suivante. Enfin l'archiduc Charles, ne se sentant le cœur, ni de résister à ses enfants, ni d'affronter la «famille impériale», aboutit, comme font souvent les gens faibles, à prendre le parti le plus compromettant. «Le 10 juin au matin, raconte M. de Sainte-Aulaire, les princes, après déjeuner, étaient dans leur salon, avec leur service et quelques étrangers; ils voient arriver l'archiduc Charles dans un état d'émotion qu'il ne cherche pas à contenir. Sans tenir compte de l'assistance, il pousse M. le duc d'Orléans dans l'embrasure d'une fenêtre; là, il l'embrasse à plusieurs reprises, en l'appelant son fils: puis, presque sans baisser la voix, il lui raconte le désespoir de l'archiduchesse Thérèse, son évanouissement, sa volonté de n'accepter que lui pour mari. Ces étranges révélations sont accompagnées, pendant dix minutes, des témoignages de la plus vive tendresse. Puis, sans rien ajouter, l'archiduc se retire en pleurant à sanglots[128].»
Cet incident connu, il eût été difficile au gouvernement autrichien de persister dans son refus. Mais, bien que l'archiduc n'eût pas demandé le secret sur sa nouvelle démarche, et que celle-ci eût été presque publique, le duc d'Orléans, par un scrupule de délicatesse, s'opposa à ce que, dans les négociations, il fût fait aucun usage des confidences échappées au père de l'archiduchesse Thérèse. Ce jour même, M. de Sainte-Aulaire se trouvait avoir rendez-vous avec M. de Metternich, pour un entretien décisif: les princes français avaient annoncé leur départ pour le lendemain. Tout en confirmant ce qu'il avait déjà fait pressentir des dispositions peu favorables de la «famille impériale», le chancelier s'étendit sur ce qui pouvait expliquer ce refus et en atténuer la mortification. «Jamais dauphin de France, dit-il, a-t-il été reçu avec plus d'honneur? Après cela, vous avez eu l'idée d'un mariage dont les avantages et les inconvénients sont immenses. Les avantages, je ne les méconnais certes pas. J'avoue volontiers, au contraire, que l'intérêt conservateur de l'Europe conseille l'alliance des maisons d'Autriche et d'Orléans. Mais vous devez convenir aussi que cette alliance doit rencontrer des difficultés de toute nature. Sans parler de la différence de nos systèmes politiques, sans parler des scrupules et des rancunes que la révolution de Juillet a pu nous laisser, nous avons encore les souvenirs de Marie-Antoinette et de Marie-Louise, la terreur récente produite par l'attentat de Fieschi. En présence de telles difficultés, quelle était la bonne conduite à tenir? Il fallait suivre vos conseils, mon cher ambassadeur (vous voyez que je suis bien informé), il fallait achever tranquillement le voyage, puis sonder le terrain, préparer les voies et attendre du temps ce que le temps seul peut donner. Les progrès que vous faites chaque jour sont si rapides, que l'attente n'eût pas sans doute été longue. Mais un ministre en France n'a pas de lendemain; il lui faut semer et récolter le même jour. M. Thiers ne veut pas seulement que le duc d'Orléans se marie, il veut surtout le marier. C'est pour cela qu'il a tout brusqué, en dépit de vos bons conseils.» M. de Sainte-Aulaire répliqua que, si le mariage manquait par impossibilité de s'entendre sur les conditions politiques, ou par un refus fondé soit sur la tendresse d'un père, soit sur la timidité d'une jeune fille, on pourrait se séparer bons amis. «Il en serait autrement, ajouta-t-il, si nous acquérions la certitude que notre demande est repoussée par des passions haineuses et contre-révolutionnaires. Nous n'oublierions jamais alors que cette puissance mystérieuse, appelée par les uns «la famille impériale», par les autres «l'archiduc Louis et l'archiduchesse Sophie», était hostile à la France, que nous aurions, un jour ou l'autre, à la combattre, et que, pour la sécurité de notre avenir, nous n'avions à compter que sur l'énergie et l'esprit militaire du pays.» Visiblement embarrassé de la tournure que prenait l'entretien, M. de Metternich s'empressa d'affirmer que l'on devait imputer la réponse négative de l'Empereur uniquement à la tendresse de l'archiduc et à la timidité de sa fille. Notre ambassadeur eût eu beau jeu à répondre, si le duc d'Orléans ne lui avait fermé la bouche sur ce qui s'était passé le matin même. Il se contenta de déclarer qu'il ne croyait pas aux sentiments prêtés à l'archiduc, et que, dans l'état de l'Empereur, il ne regarderait comme une réponse sérieuse que celle qui lui serait donnée, sans équivoque, par le père de la princesse. «Que faut-il donc pour vous contenter?» demanda le chancelier. «Il faut, repartit M. de Sainte-Aulaire, que vous répondiez en ces termes à ma demande officielle.» Et, prenant une feuille de papier sur le bureau du prince, il écrivit: «L'Empereur laisse l'archiduc Charles libre de consulter ses sentiments et ceux de sa fille, relativement au mariage proposé. Si leur décision est favorable, le chancelier d'État s'entendra avec l'ambassadeur de France sur les difficultés politiques que peut présenter cette affaire.» M. de Sainte-Aulaire ajouta: «Répondez-moi en ces termes, et, quoi qu'il arrive, j'ose vous promettre que la bonne intelligence des cabinets ne sera pas troublée.» M. de Metternich était fort anxieux. Cependant, se croyant assuré de dominer toujours l'archiduc Charles, il ne vit, dans ce qui lui était demandé, qu'une façon de ménager au duc d'Orléans une retraite honorable. Aussi, quelques heures plus tard, après avoir consulté la «famille impériale», il envoya à M. de Sainte-Aulaire la réponse dont celui-ci avait dicté les termes.
L'ambassadeur avait bien manœuvré: si l'on voulait aller de l'avant et tenter d'enlever le mariage, il avait en main une arme à laquelle les récentes confidences de l'archiduc donnaient une réelle valeur; si l'on préférait ne pas insister, la dignité était sauve. Ce fut à ce dernier parti que s'arrêta le duc d'Orléans. Au fond, son cœur n'était pas pris; sans contester les qualités de la douce Thérèse, il la trouvait un peu faible et craintive pour le rôle qui l'attendait en France. Archiduchesse pour archiduchesse, il se demandait s'il ne ferait pas mieux de demander l'une des filles de l'archiduc Renier, vice-roi de Lombardie et de Vénétie, chez lequel il devait s'arrêtera son retour; dans cette autre branche de la famille impériale, il avait chance de trouver autant de sympathie pour la France et plus de fermeté de caractère. Il se borna donc, sans retarder son départ de Vienne, à envoyer à l'archiduc Charles copie de la lettre du prince de Metternich, «lui laissant, disait-il, le temps de consulter ses sentiments et ceux de sa fille», et ajoutant «qu'après son retour à Paris, il interrogerait leurs cœurs et demanderait une réponse»; il terminait en assurant l'archiduc que «ses secrets seraient religieusement gardés». En tout cela, l'attitude du duc d'Orléans avait été excellente. Dans une situation très-difficile, au milieu de gens qui eussent été ravis de le trouver en faute, pas une de ses démarches n'avait prêté à la critique. M. de Metternich lui-même, revenant un peu plus tard sur ces faits, écrivait au comte Apponyi: «Vous savez combien je rends justice à la conduite qu'a tenue ici le duc d'Orléans; chargé d'enlever d'assaut une archiduchesse, il s'est conduit avec un tact parfait[129].»
Sur la route d'Italie, le hasard du voyage amena, à Trente, une rencontre entre les fils de Louis-Philippe et Marie-Louise: à la vue de ces jeunes hommes, brillants de jeunesse et de santé, auxquels la vie semblait tant promettre, la mère du duc de Reichstadt ne put s'empêcher de fondre en larmes. Très-bien accueilli, à Milan, par l'archiduc Renier, le duc d'Orléans fut charmé de sa fille aînée. «L'idée de cette alliance souriait à son esprit, raconte M. de Sainte-Aulaire, et déjà il y attachait son cœur», quand tomba sur lui la nouvelle de l'attentat d'Alibaud. Désolés à la pensée que leur père avait couru un danger en leur absence, les jeunes princes n'eurent plus qu'une préoccupation: brusquer leur départ et revenir en toute hâte à Paris[130].
Cet attentat, dont l'impression fut énorme à Vienne, faisait la partie belle aux adversaires du mariage. Il ne leur en fallait pas tant pour dominer la faiblesse de l'archiduc Charles et effrayer la timidité de sa fille. «Veux-tu entrer dans une voiture à travers laquelle volent les balles des régicides?» lui demandait l'archiduchesse Sophie[131]. Quant à M. de Metternich, il s'emparait avidement de l'argument qui lui était ainsi fourni: «Quelle leçon pour les idées de mariage! écrivait-il au comte Apponyi. Comment un père et une fille pourraient-ils se décider à un établissement soumis à de telles chances[132]?» À Paris, on ne se fit pas d'illusion. «Mon cœur souffre, écrivit dès le premier jour la reine Marie-Amélie à M. de Sainte-Aulaire, et je ne me dissimule pas l'effet que produira cet événement autour de vous.» Notre gouvernement était d'ailleurs averti par l'ambassadeur de France, toujours clairvoyant et sincère, qu'à demander une réponse immédiate, on courrait à un refus, et que, si l'on voulait conserver quelque chance, il fallait se tenir coi et laisser le temps effacer cette impression fâcheuse. Néanmoins, après conférence entre la famille royale et M. Thiers, il fut décidé d'en finir et de provoquer une réponse, même au risque presque certain de la recevoir négative. L'attente, disait-on, serait «sans dignité et sans force»; elle nous «constituerait en état de dépendance» et nous «ferait vivre indéfiniment dans cet état de blocus dont on avait parlé si méchamment». Le duc d'Orléans ajoutait «qu'il ne désirait pas assez ce mariage pour vouloir l'acheter au prix d'une longue incertitude». «Le sort en est jeté, écrivait M. Thiers à M. de Sainte-Aulaire, il faut marcher en avant.» Voulant tenter un dernier effort, il insista, dans une lettre destinée à être mise sous les yeux de M. de Metternich, sur les dangers politiques qu'aurait la rupture des négociations matrimoniales. «En l'état du monde, disait-il, état agité pour longtemps, vous aurez, tous les ans, deux ou trois grosses questions qu'il faut aborder, suivre, résoudre, avec une forte volonté de bonne intelligence; c'est une condition indispensable pour qu'elles n'aboutissent pas à des éclats. Voilà cinq mois depuis le 22 février. Eh bien! j'ai déjà vu à Cracovie, en Suisse tout récemment, à Constantinople, sans compter l'énorme et éternelle affaire espagnole, j'ai déjà vu de quoi mettre le feu au monde, si nous n'étions pas les uns et les autres des gens aussi sages. Supposez des ombrages plus grands, supposez des antipathies, des ressentiments de famille, des circonstances enfin qui aient rendu plus profond l'intervalle qui nous sépare, puis imaginez un jour un gros événement au milieu, et je vous jure que je ne sais pas, absolument pas, le résultat qui s'ensuivrait.» Au contraire, «supposez la France et l'Autriche unies par un mariage, et tout change... L'Angleterre ne nous quittera pas pour cela. Nous lui donnerons la main d'une part, la donnant de l'autre à l'Autriche, l'Autriche la donnant à la Prusse et à la Russie.» Et M. Thiers déroulait une perspective de paix indéfinie, à faire pleurer de tendresse M. de Metternich. Mais le ministre français exprimait aussitôt la crainte que le chancelier autrichien ne sût pas jouer ce grand rôle jusqu'au bout: «On nous accusait, nous, et heureusement on ne nous accuse plus, d'être menés par la rue. Il y a une autre domination tout aussi dangereuse, tout aussi méprisable, mais dont le danger est caché sous des dehors moins repoussants; c'est celle des salons où l'on débite des impertinences qui valent bien, comme sagesse politique, les grossièretés de la rue. De grands politiques ont quelquefois subi cette influence; le gouvernement représentatif n'est même tout à fait bon qu'à les en affranchir. Pour moi, je méprise et déteste la rue, mais elle a du moins un avantage, c'est qu'elle a une force brutale qu'on peut, quand on sait la maîtriser, pousser loin et haut; on fait des armées avec. Les salons sont impertinents et faibles; quand on se laisse pousser et compromettre par eux, on ne trouve rien derrière; ils n'ont jamais fourni de soldats.» M. Thiers invitait en outre l'ambassadeur de France à laisser voir qu'un refus «nous blesserait profondément et exercerait sur notre politique une influence que le cabinet de Vienne pourrait avoir à déplorer».—«Il faut, disait-il encore, que M. de Metternich sache qu'en cas de refus, c'en est fait de toute amitié avec nous. Nous serons sages, mais froids et malveillants. Il verra ce que c'est que la simple froideur de la France, dans un temps comme celui-ci.» Les considérations générales développées par M. Thiers étaient faites pour plaire à M. de Metternich, et il le laissa voir; mais il comptait trop sur la sagesse de Louis-Philippe et avait reçu trop souvent confidence de ses résolutions pacifiques, pour être beaucoup troublé des menaces de son ministre.
En même temps que M. Thiers envoyait ces instructions à M. de Sainte-Aulaire, le duc d'Orléans, dans une lettre digne et noble, demandait à l'archiduc Charles sa réponse définitive: il la désirait avant tout nette et franche. «Je suis loin, ajoutait-il, d'avoir la prétention de réunir tout ce que vous devez désirer dans votre gendre; je crois pourtant pouvoir vous offrir, pour votre fille, une belle et brillante position, et une famille à qui son union et ses habitudes morales donnent l'intérieur le plus heureux qu'il y ait au monde. Quant à moi, je n'ai pris la résolution de me marier qu'après m'être bien assuré que non-seulement je comprenais et voulais remplir tous les devoirs qu'impose cette position, mais aussi que je ne saurais manquer à aucune de mes obligations. Rendre heureuse votre fille bien-aimée serait mon unique occupation, mon unique pensée, et je ne regretterais pas d'avoir été plus éprouvé que la plupart des princes de mon âge, si j'avais pu acheter à ce prix quelque garantie de bonheur pour celle qui partagerait mon sort.»
Les réponses furent telles qu'on s'y attendait. L'archiduc Charles fort embarrassé, fort malheureux, s'excusant sur ce qu'il avait rencontré «des obstacles insurmontables», déclara, avec force protestations, que sa fille, «placée dans une situation dont les dangers l'effrayaient, craindrait de trouver, dans le bonheur même, des causes de pénibles anxiétés auxquelles son cœur risquerait de succomber». M. de Metternich s'attacha à rejeter toute la responsabilité du refus sur la jeune princesse: «Madame l'archiduchesse, écrivait-il à son ambassadeur à Paris, ne s'est pas senti le courage de courir les chances auxquelles la famille royale est exposée.» Toutefois, dans des lettres plus intimes, il ne cherchait pas à cacher que la vraie cause du refus était «l'origine du trône d'août». «La position de la famille royale en France, ajoutait-il, est fausse... Personne ne mettra en doute que la maison d'Orléans ne soit une grande et illustre maison; c'est le trône du 7 août qui la rapetisse. Le duc de Chartres eût été un parti plus désirable; le prince royal des Français ne l'est pas.» En outre, il tenait à bien marquer que, si l'on avait été réduit à faire ce refus désobligeant, la faute en était à la maladroite précipitation de M. Thiers. «On n'enlève rien d'assaut à Vienne, écrivait-il, ni le cabinet, ni une princesse[133].»
Le duc d'Orléans se fût volontiers rabattu sur la fille de l'archiduc Renier, qui lui plaisait; «mais, écrivait-il à M. de Sainte-Aulaire, je n'ai pas dû me faire illusion; j'ai très-bien compris que le refus fait au nom de l'archiduchesse Thérèse était collectif. J'ai donc, quoiqu'à mon grand regret, renoncé à porter mes vues de ce côté. J'ai dû chercher ailleurs.» En effet, l'héritier de Louis-Philippe ne pouvait rester sous le coup de cet échec matrimonial. À défaut de ce qu'on appelait un «grand mariage», on résolut d'en faire un «petit». «Je sens l'inconvénient, écrivait encore le duc d'Orléans, qu'il y aurait à ce qu'un petit mariage proclamât l'isolement de ma famille en Europe, mais je ne serai pas honteux d'avouer à mon pays que c'est pour s'être dévoué, en 1830, à la cause de la France, et pour être resté toujours national depuis, que le Roi mon père voit son fils refusé ailleurs. Je dis plus: une grande partie de l'opinion qui nous soutient et qui fait ma vraie force en Europe préférera pour moi une alliance secondaire à un mariage autrichien.»
Dès le 28 juin, M. Thiers, prévoyant l'échec de la négociation engagée à Vienne, avait adressé à tous ses agents diplomatiques, particulièrement à ceux qui étaient accrédités près les cours d'Allemagne, une circulaire où il appelait leur attention sur la nécessité de marier promptement le duc d'Orléans. «Il faut une princesse, disait-il, mais son rang entre les maisons princières n'importe pas. Pourvu qu'elle soit bonne et respectable, digne mère de nos rois, il suffit. La France est assez grande pour grandir la reine qu'on lui donnera.» Il ajoutait, dans une lettre confidentielle à notre ambassadeur à Saint-Pétersbourg: «C'est une pauvreté de s'imaginer qu'une femme assise sur le trône de France paraisse grande ou petite d'origine. Elle y sera si haut qu'on n'y verra plus que la royauté de France. Je trouve qu'il y a une dépendance humiliante et aucune dignité à se laisser bloquer, et qu'un parti hardiment pris aura beaucoup de force et un fort grand air[134].» Notre représentant à Berlin, M. Bresson, qui s'était fort habilement ménagé de puissants moyens d'action à la cour de Prusse, fit mettre la circulaire de M. Thiers sous les yeux de Frédéric-Guillaume; le vieux roi était encore sous le charme des princes français qui venaient d'être ses hôtes pendant quelques jours; il fit venir M. Bresson. «Ce que vous écrit votre ministre est-il sérieusement vrai? lui demanda-t-il.—Vous n'en pouvez douter, Sire.—En ce cas, je marie votre prince royal. De toutes les princesses allemandes, il n'en est qu'une digne de lui, et je la lui donne. Elle est ma parente et celle de l'empereur de Russie; vous voyez qu'elle est de bonne maison. Elle n'a pas de fortune, mais je suis prêt à la doter.» Puis, après avoir nommé la princesse Hélène de Mecklembourg-Schwerin, il ajouta: «Ce n'est pas que cette union ne doive rencontrer aucune opposition. J'en prévois, au contraire, une fort décidée de la part de la famille; mais vous n'aurez pas à vous en occuper; j'en fais mon affaire... Ces jeunes gens sont faits l'un pour l'autre; je les aime d'une égale affection. Le mariage se fera, dussé-je enlever la future pour l'envoyer à Paris.» Ces ouvertures furent bien reçues en France. Toutefois il ne leur fut pas immédiatement donné suite. Le duc d'Orléans voulait prendre ses informations sur la princesse qu'on lui offrait; de plus, il craignait qu'un mariage trop précipité n'eût un air de dépit.
Pendant ce temps, la nouvelle se répandit que l'archiduchesse Thérèse allait épouser le roi de Naples[135]. On se flattait à Vienne que, de ce côté, les révolutions étaient moins à craindre. Vanité des précautions humaines! la future reine de Naples devait mourir en exil, tout comme la future duchesse d'Orléans.
VI
L'échec des négociations matrimoniales causa un chagrin de cœur à la Reine, un regret politique au Roi; mais surtout il fut un vif mécompte pour M. Thiers. Le jeune président du conseil avait mis tout son enjeu sur cette carte, et il perdait. Quel était, en effet, le résultat de son ministère? Par quel succès avait-il justifié une élévation si prompte et si contestée? À l'intérieur, il n'avait rien fait que se maintenir au moyen de coups de bascule dont le secret était maintenant trop connu, l'effet usé, et qu'il savait bien ne pouvoir recommencer à la session suivante. À l'extérieur, il ne lui restait que l'impopularité d'avoir déserté la politique de 1830, sans le profit qu'il avait eu en vue. Irrité, il résolut de se venger sans retard des puissances continentales qui n'avaient pas répondu, comme il l'espérait, à ses avances[136]. Compromis, il voulut reconquérir la faveur de l'opinion libérale. Ayant manqué un coup d'éclat conservateur et pacifique, il ne songea plus, avec sa mobilité aventureuse, qu'à faire un coup de tête révolutionnaire et belliqueux. Le Roi, qui l'observait, s'aperçut de ce changement. «Thiers, disait-il plus tard, a été excellent jusqu'à la rupture du mariage; après cela, il a complétement perdu la tête[137].»
Sur quel théâtre allait-il chercher cette sorte de revanche? Quelques mois auparavant, comme le chancelier autrichien exprimait, non sans ironie, la crainte que le ministre français ne se mît dans l'embarras par l'impétuosité du zèle qu'il déployait contre les radicaux suisses: «Que M. de Metternich ne s'inquiète pas trop pour mon compte, avait répondu M. Thiers; si je suis trop Sainte-Alliance en Suisse, je me referai en Espagne[138].» Un peu plus tard, à un moment où le mariage paraissait encore possible, l'ambassadeur de Prusse avertissait, le 9 juin, son gouvernement qu'en cas d'échec, M. Thiers était résolu «à pousser la France à une politique révolutionnaire en Espagne[139]».
Depuis que le président du conseil avait refusé, le 18 mars 1836, la coopération proposée par lord Palmerston, l'anarchie s'était encore accrue dans la Péninsule. Entre le parti révolutionnaire qui se rendait maître, à la suite d'insurrections sanglantes, de presque toutes les grandes villes de l'est et du sud, et les bandes carlistes qui s'approchaient chaque jour davantage de Madrid, le gouvernement de la reine Isabelle, sans un réal dans ses caisses, sans un régiment sur lequel il pût compter, semblait à toute extrémité. Aussi M. Isturitz, radical qui avait remplacé au ministère son coreligionnaire Mendizabal, sollicitait-il, éperdu, le secours armé de la France. Plus l'anarchie se montrait opiniâtre en Espagne, plus nous devions y regarder à nous charger d'y porter remède. Mais M. Thiers, à mesure qu'il perdait espoir d'obtenir le mariage autrichien, redevenait favorable à l'intervention. Il recommençait à soutenir que les progrès des révolutionnaires n'étaient dus qu'au malaise produit par l'insurrection carliste; que d'ailleurs l'intérêt premier, dominant, de la France de 1830, était d'empêcher le triomphe du parti rétrograde au delà des Pyrénées. Les gouvernements du continent ne furent pas longs à s'apercevoir de cette évolution. Le 30 juillet, M. de Metternich se plaignait que le ministère français parût vouloir «lier l'affaire d'Espagne à celle du mariage[140]», et il trouvait là sujet de s'exprimer, avec une singulière amertume, sur la dangereuse incapacité de M. Thiers dans le maniement des affaires extérieures[141]. Les puissances n'avaient plus d'espoir que dans la sagesse de Louis-Philippe. Elles comptaient du reste que son autorité prévaudrait; l'un des ambassadeurs étrangers écrivait, en parlant de ce prince: «Lui seul dirige la politique; au fond Thiers voudrait toujours intervenir; le Roi seul y est absolument opposé, et sa volonté fait loi[142].»
Louis-Philippe, en effet, était plus que jamais résolu à se refuser aux aventures, et il s'entendait avec M. de Montalivet, ministre de l'intérieur, pour surveiller les démarches du président du conseil. Toutefois, il se préoccupait de ne pas fournir à celui-ci de prétexte pour dénoncer la Couronne au pays. Situation difficile dont il entretenait parfois les ambassadeurs étrangers. «Il me faut, disait-il à M. de Werther, infiniment de patience pour conduire ma barque[143].» C'est par cette considération qu'il se prêta d'abord, de plus ou moins bonne grâce, à une sorte de transaction qui consistait à augmenter les secours indirects fournis au gouvernement espagnol. La légion étrangère que nous lui avions prêtée se trouvait réduite à 3,000 hommes: il fut convenu qu'on permettrait d'en élever le chiffre au moyen d'enrôlements volontaires faits dans notre armée, et qu'un général français serait autorisé à en prendre le commandement. La situation n'en restait pas moins très-tendue entre Louis-Philippe et son ministre. L'ambassadeur de France à Madrid, M. de Rayneval, étant gravement malade, M. Thiers voulut envoyer, pour le suppléer, un agent sûr et capable; il s'adressa à M. de Bois-le-Comte, qui demanda à voir le Roi avant de partir: «Qu'en est-il besoin? lui dit le président du conseil avec humeur. Ne suis-je pas ministre responsable?» Puis, comme M. de Bois-le-Comte insistait: «Eh bien! soit; venez me prendre ce soir, nous irons ensemble aux Tuileries, et vous partirez pour Madrid demain matin.» Louis-Philippe reçut les deux visiteurs froidement; M. de Sainte-Aulaire a conservé de l'entretien qui s'engagea cette sorte de procès-verbal: Le Roi: «Vous direz à la reine Christine, monsieur de Bois-le-Comte, que j'enverrai à son secours dix ou douze mille hommes de mes troupes. (Le Roi se tournant vers M. Thiers:) N'est-ce pas ce qui a été convenu dans le conseil, monsieur le ministre?»—M. Thiers: «Oui, Sire.»—Le Roi, à M. de B. le C.: «Le drapeau et la cocarde française ne paraîtront pas en Espagne; mes troupes serviront sous le drapeau et la cocarde espagnols. (À M. Thiers:) Cela est bien entendu, n'est-il pas vrai, monsieur le ministre?»—M. Thiers: «Oui, Sire.»—Le Roi, à M. de B. le C.: «Pour commander mes troupes, j'offre à la Reine le maréchal Clauzel et le général Bugeaud; elle sera libre de choisir entre eux. (À M. Thiers:) Vous y consentez, n'est-ce pas, monsieur le ministre?»—M. Thiers: «Oui, Sire.»—Le Roi: «Le général français commandera toutes les troupes, soit espagnoles, soit françaises, qui opéreront en commun.» Ici encore, Louis-Philippe se retourna vers M. Thiers qui fit un signe d'assentiment, puis Sa Majesté se leva, et, sans ajouter une parole, congédia ses deux interlocuteurs[144].
À peine arrivé en Espagne, M. de Bois-le-Comte, tout en annonçant les secours, déclara qu'il fallait renoncer à l'espoir d'une action directe de la France; mais il avait beau dire, à Madrid, on comptait toujours sur l'intervention, et le public interprétait la venue de l'envoyé français comme l'annonce de cette intervention ou tout au moins d'une mesure devant y conduire. Tel était, du reste, le secret dessein de M. Thiers. Il se flattait d'amener, bon gré, mal gré, le Roi à l'intervention, dût-il l'y contraindre par des moyens révolutionnaires. «Je vais faire à mon aise mes affaires en Espagne, écrivait-il alors à M. de Sainte-Aulaire. Je recrute la légion étrangère; elle serait de cinquante mille hommes si nous voulions; il n'en faut pas tant, avec un bon général, pour mettre au néant le héros de Navarre. MM. d'Apponyi et de Werther jettent feu et flamme contre moi, ils livrent des assauts au Roi; s'ils m'obligent à ouvrir les fenêtres et à crier au secours, il n'entrera que trop de monde dans la maison pour me prêter main-forte.» En attendant, d'accord avec le ministre de la guerre, le président du conseil poussait activement l'organisation de la légion, sans s'inquiéter de l'humeur témoignée par les puissances continentales[145], et sans se gêner pour sortir, sur plus d'un point, des conditions convenues avec la Couronne.
Louis-Philippe était trop fin pour ne pas voir qu'on cherchait à le jouer. Il se plaignait que son ministre «eût recours au système du Mazarin qui disait que le nocher tournait le dos au but vers lequel il conduisait son bateau». De là des questions, des explications, des récriminations incessantes, au sein du conseil des ministres. Tout cela n'était pas fait pour diminuer les doutes et les répugnances du Roi au sujet des mesures adoptées; il en venait à se demander si ces mesures n'étaient pas plus mauvaises encore que l'intervention directe. Lui-même exposait ainsi les raisons de ses inquiétudes: «Un corps français de dix, douze ou quinze mille hommes tirés de nos régiments, recruté et formé sous la direction du ministre de la guerre et des autorités françaises, composé de Français et de nos meilleurs soldats, commandé par des officiers et des généraux français, organisé en France, est en fait une armée française; la fiction de le faire entrer au service d'Espagne, n'ayant d'autre garantie qu'une cocarde et un drapeau espagnols, serait détruite à l'instant où elle les rejetterait pour reprendre les siennes, ce qui ne serait ni long ni douteux; d'ailleurs ce serait faire ce qu'aucun gouvernement, jaloux de son honneur et de celui de la nation, n'a jamais admis ni toléré, puisque ce serait remettre le sang, la force et la puissance nationales à la disposition d'un gouvernement étranger, enlever une armée française à l'allégeance de la France. Et remarquez bien ceci: c'est que, l'Espagne ne pouvant ni les payer, ni les satisfaire, vous les exposeriez à tous les ressentiments du désespoir, à toutes les séductions républicaines, d'autant plus dangereuses que le gouvernement et le pays d'Espagne deviendraient plus révolutionnaires[146].»
On devait commencer à se rendre compte, aux Tuileries, qu'on était loin d'avoir gagné au change, en remplaçant le duc de Broglie par M. Thiers. Le premier, sans doute, n'était pas un ministre commode; par une conception trop absolue du régime parlementaire et par une méfiance excessive des interventions parfois un peu tatillonnes de Louis-Philippe, il avait exagéré l'indépendance ministérielle jusqu'à refuser à la Couronne sa part d'action légitime: c'était le cas, par exemple, quand il ne voulait pas montrer au Roi les lettres confidentielles des ambassadeurs et ne lui communiquait qu'à grand'peine les dépêches officielles; mais, après tout, il était loyal et respectueux, n'usant, pour faire triompher sa volonté, ni de ruse ni de violence, offrant seulement une démission qu'il était prêt à donner sans éclat et sans rancune. Dans M. Thiers, avait-on trouvé le ministre désiré qui devait se borner, selon la parole de M. de Talleyrand, à être «l'organe éloquent de la politique royale[147]»? Après quelques mois d'épreuve, il était visible que sa souplesse cachait autant d'esprit d'indépendance que la roideur de M. de Broglie; il avait en moins la sûreté dans le jugement et dans le caractère; ce n'était plus un système raisonné qu'il prétendait imposer, mais les aventures où le poussaient son caprice et son dépit; et, pour arriver à ses fins, il ne se faisait pas scrupule d'essayer de tromper ou d'opprimer la Couronne.
Pendant que les rapports devenaient ainsi de plus en plus difficiles entre le Roi et son ministre, les événements se précipitaient en Espagne. Le 12 août, les deux régiments en garnison à Saint-Ildefonse, où résidaient alors Isabelle et sa mère la régente, s'insurgeaient, envahissaient le palais de la Granja, et, après une scène de violence, la Reine se voyait contrainte «d'autoriser la troupe à jurer la constitution de 1812». Insurrection analogue à Madrid, suivie du massacre du brave général Queseda. Les ministres étaient obligés de prendre la fuite. L'émeute victorieuse imposait un nouveau cabinet, plus révolutionnaire encore que le précédent. Les Cortès étaient dissoutes, et une assemblée nouvelle convoquée selon le système électoral prescrit par la constitution de 1812, avec mission de remettre celle-ci en vigueur. En même temps, on entendait répéter, dans les cafés de Madrid, ces mots qui finissaient par y devenir proverbiaux: «A ver ahora lo que haran esos picaros de Franceses. Nous allons voir maintenant ce que feront ces vauriens de Français[148].»